SYLVANIRE
ou la MORTE VIVE
FABLE BOCAGÈRE

M. DC. XXVII.

De messire HONORÉ d’URFÉ, Marquis de Bagé et Verromé, Comte de Chasteau-neuf, Baron de Chasteau-Morand, et Chevalier de l’Ordre de Savoye, etc.

À Paris, chez Robert FOUET, rue Saint Jacques. Au Temps, et à l’Occasion.

PERSONNAGES §

  • FORTUNE, prologue.
  • AGLANTE, berger.
  • ALCIRON, berger.
  • HYLAS, berger.
  • TIRINTE, berger.
  • ADRASTE, berger fol.
  • SYLVANIRE, bergère.
  • FOSSINDE, bergère.
  • MÉNANDRE, père de Sylvanire.
  • LERICE, mère de Sylvanire.
  • UN MESSAGER.
  • SATYRE.
  • ÉCHO.
  • LE CHOEUR DE BERGERS.
La scène est à Lille.

PROLOGUE §

FORTUNE en habit de Bergère

Peut-être dans ces lieux solitaires
Dans ces bois reculés
Du commerce des hommes,
Dans ces replis tortus
5 Des rochers caverneux,
Dans ces antres cachés,
Ainsi qu’on jugerait
Même aux yeux du soleil,
Je me déroberai
10 À l’importunité
De ces fâcheuses filles,
Électre, Ocyroé,
Melobasis, Yanthe,
Et Leucipe, et Phoenon,
15 Et mes autres compagnes,
Filles de l’Océan,
Et que l’on croit mes soeurs,
Me vont cherchant et demandant à tous
Aux marques ordinaires
20 Que je voulais porter,
Pour savoir où je suis,
Et pour me découvrir
Vont promettant des perles, des coquilles,
De branches de corail,
25 À qui leur voudra dire
Où je me suis cachée.
Voire elle sont bien fines,
Elles sont si plaisantes
De promettre des choses
30 À qui me montrera,
Comme si je ne puis
Donner comme je voudrai
Des perles bien plus belles,
Des nacres, des coquilles
35 Des branches de corail
À qui me cachera ?
Il en manque peut-être
À la Fortune, à qui tout l’Univers
En partage est donné :
40 Car vous ne vous trompez pas,
Encor que maintenant
Vous ne me voyez pas,
Comme je voulais être,
D’une grandeur extrême ;
45 Ni ne porter en l’une de mes mains
La corne d’Amalthée,
Ni dans l’autre un timon,
Si le fils de Vénus
N’est point à mon côté,
50 Si d’un bandeau mes yeux ne sont voilés,
Si sous mes pieds je ne presse une boule,
Si sur ma tête une sphère on ne voit,
Et si mon dos n’est chargé de deux ailes
Peintes de cent couleurs,
55 Si l’on ne voit ma voile
Au vent abandonnée
Ni que je me joue
À ma volage roue,
Comme c’est ma coutume ;
60 En bref je ne tiens
Entre mes bras le jeune enfant Plutus,
Qu’on dit dieu des richesses,
Lui donnant le tétin
Comme mère et nourrice.
65 Ce n’est pas pour cela
Que je ne sois Fortune,
Fortune qui commande
À tout ce qui s’enserre
Depuis la Lune au centre de la Terre.
70 Que je ne sois cette même déesse,
Par qui le grand Sénat
Dans la grandeur de Rome
Enferma tout le monde,
Sans que le monde entier
75 Peut enfermer Rome qu’en Rome même.
Mais ne vous étonnés
De me voir maintenant
Sous mes habits, la houlette en la main,
Au dos la panetière
80 Ainsi qu’une bergère,
Je me cache à ces nymphes
Filles de l’Océan
Qui me vont poursuivant ;
Et qui par leurs prières
85 Sans cesse m’importunent
De satisfaire à leur ambition.
Je ne saurais me plaire
De donner mes faveurs
À qui trop m’importune.
90 je suis semblable à l’ombre,
Je fuis qui me poursuis,
Et je suis qui me fuit.
Elle voudraient les fines,
Que je leur fisse part
95 De pouvoir absolu
Que j’ai sur l’Océan,
Quoiqu’à leur père il échut en partage.
Tiché, me disent-elles,
Car Tiché c’est son nom
100 Quand nous sommes ensemble,
Laisse nous avoir part
Au règne paternel,
Et nous soulageons
Avec notre peine
105 La peine qu’il te donne.
Il est vrai, je les aime,
Ces gentilles naïades,
J’aime bien leurs vertus,
J’aime leurs exercices ;
110 Mais je ne veux pourtant
Partager mon Empire,
Que de régner tout seul
Est une douce peine :
Je veux bien quelquefois
115 Leur donner le pouvoir
D’y commander, mis que ce soit moi sous moi,
Et tant qu’il me plaira.
Or pour fuir leur importunité,
Sous ces habits je me suis déguisée,
120 Et m’en viens dans ces bois
Me dérober aux yeux ambitieux
Des nymphes qui me cherchent
Parmi les plus grands rois,
Et les plus grands monarques,
125 Comme si je devais
Toujours rompre des sceptres,
Et fouler des couronnes,
Renverser des royaumes,
Bâtir des républiques,
130 Ou fonder des cités.
Folles qui s’imaginent
Que moi qui paye chacun
De cette ambition
Je doive de même m’en repaître
135 Elles ne savent pas
Que je me plais souvent
Avec ces bergers,
Et ces simples bergères,
Hôtesses innocentes
140 De ces bois innocents,
Plus que dedans les cours,
Où qui mieux se déguise
Vend mieux sa marchandise
Peut être du travail
145 Elles se lasseront,
Ces filles importunes,
Et cependant dessous ses doux ombrages
Je passerai le temps,
Et parmi ces rivages
150 J’irai folâtrement,
Tournant ma roue aux dépend des bergères
Et des bergers mignards :
Mais j’entends aux dépens
Seulement de leurs plaintes,
155 Seulement de leurs craintes
Seulement de leurs larmes,
Je ne veux qu’aujourd’hui
Sur mes autels du sang ou sacrifice.
Cupidon m’en pria
160 Quelques jours sont passés :
Je l’aime cet enfant,
Encore que bien souvent
Il dépende ses coups
Où le moins il devrait
165 Mais qu’importe cela,
Je l’en aime tant mieux,
Car c’est peut-être en quoi,
Comme disent les hommes,
Plus semblables nous sommes.
170 Il me dit, en Forez
1
Sur les bords de Lignon,
Aglante le berger
Adore Sylvanire,
Et Fossinte Tirinte
175 Il n’y faut qu’un seul tour de roue.
Voici bien le Forez
Ma plus chère contrée,
Où je fis naître Astrée
L’honneur de l’univers ;
180 Et voici bien Lignon,
Je le connais à ces belles prairies
Qui suivent son rivage.
Voici le bois d’Isoure,
Et voici Mont-Verdun,
2
185 Plus en là Marcilly,
L’un semblable l’écueil
Dans le sein de la mer,
L’autre comme un roche
Le rempart du rivage.
190 Je me résous pour complaire à l’Amour
De lui donner ce jour,
Et qu’aujourd’hui ces forêts et ces plaines
Ressentent mon pouvoir.
Ici ma déité
195 Jointe à celle de l’Amour
Des deux n’en faisant qu’une,
Produira les effets
D’Amour et de Fortune.
Je me plais et me pais,
200 Aussi bien que l’amour,
Des larmes innocentes ;
Je veux donc ouïr
Les plaintes et le deuil
De ces bergers fidèles,
205 Et si le désespoir
Ne prévaut sur l’Amour,
Ils connaîtront en leur plus grand ennui
Qu’à la fin toute chose
Sagement je dispose.
210 Les voilà qui s’en viennent,
Entre eux je me mettrai,
Sans qu’ils me reconnaissent :
Mais les effets divers
Qui les agiteront,
215 Leur feront bien connaître
Que le Fortune et l’Amour sont ici :
Mais Amour fortuné
Et Fortune amoureuse.

ACTE I §

SCÈNE I. Aglante, Hylas. §

AGLANTE

Le prix d’amour, c’est seulement amour,
220 Et sois certain Hylas,
Qu’on ne peut acheter
Si belle marchandise
Qu’avec cette monnaie ;
Il faut aimer si l’on veut être aimé.

HYLAS

225 Et qui peut accuser
Hylas de n’aimer point ?
Hylas de qui la vie
Fut toujours employée
Au service d’amour :
230 J’aime, mais j’aime, Aglante,
Non pas comme je vois
Ces ignorants d’amour,
Et ces jeunes novices,
Qui pensent n’aimer pas,
235 Si telle amour ne les porte au trépas,
Si quelquefois ces belles qu’ils adorent
Leur font la mine froide,
Ils perdent tout repos :
Si d’autrefois avec quelque dédain
240 Elles tournent la tête,
Ils sont désespérés ;
Et si par ruse elles leur font semblant
D’en mieux aimer quelqu’autre,
Ils ne veulent plus vivre ;
245 Et bref, ainsi qu’il plaît
À ces petites folles,
Ces constants amoureux
Sont contraints de geler,
De brûler, de transir,
250 De rire et de pleurer,
D’humeur et de visage
Changeant à tous les coups
Comme s’ils étaient fous :
Si bien que l’on peut dire
255 À voir leurs changements,
Ce sont des girouettes
Au faîte d’une tour
Où les attache Amour.
Ah ! Quant à moi, je les veux bien aimer
260 Ces gentilles bergères,
Mais avec raison,
Et non pas insensé
De sotte passion,
M’emporter tellement,
265 Que je sois un esclave,
Et non pas un amant.
Cent et cent fois ne m’a-t-on ouï dire
Parmi ces bois, et parmi ces campagnes ;
Si l’on me dédaigne, je laisse
270 La cruelle avec son dédain,
Sans que j’attende au lendemain
De faire nouvelle maîtresse.
C’est erreur de se consumer
À se faire par force aimer.

AGLANTE

275 Que je te plains, Hylas !
Et qu’avec raison
De ton erreur l’opinion j’abhorre ;
Puisque si les grands dieux
Ne donnent aux mortels
280 Rien, qui puisse approcher
Aux bonheurs dont amour
Rend l’homme bienheureux ;
N’est-ce avec raison
Que je crois misérable
285 Cet Hylas inconstant,
Qui ne sachant aimer,
De nul aussi ne saurait être aimé.

HYLAS

Aglante que dis tu ?
Qu’Hylas ne sait aimer ?

AGLANTE

290 Qu’Hylas ne sait aimer.

HYLAS

J’ai plus aimé tout seul
Que n’ont pas fait, mais je dis tous ensemble,
Vos bergers de Lignon,
Carlis, et Stiliane,
295 Aimée et Floriante,
Cloris, Circeine, et Florice et Dorinde,
Chryseide, Madonte,
Laonice, Phillis,
Alexis, et tant d’autres
300 Que pour la brièveté
Je ne veux pas nommer,
En rendront témoignage.

AGLANTE

Hylas tu n’aimes point,
Mais tu penses d’aimer ;
305 Car c’est chose certaine
Que personne ne peut
Se l’acheter cette amour que je dis,
Qu’avec une autre amour :
Ce n’est point au marché
310 Que telle marchandise
Se trouve avec argent :
Le prix et la monnaie
De l’amour c’est amour,
Et tu ne peux aimer,
315 Au moins si tu ne cesses
De n’être plus Hylas,
C’est à dire inconstant,
Ainsi que je l’entends.

HYLAS

C’est l’entendre bien mal,
320 Aglante ce me semble,
Et ton opinion
Aux plus sages contraire,
Pour fondement n’a qu’une vieille erreur,
Dont les femmes plus fines
325 Ont abusé les esprits des peu fins :
Jusqu’au trépas, nous vont elles disant,
Il n’en faut aimer qu’une,
Voire il ne faut donc point
Que l’univers par la diversité
330 Se change et s’embelisse.
Il ne faut que l’abeille
Suce donc qu’une fleur,
Que notre oeil ne se plaise
Qu’à voir un seul objet,
335 Que notre esprit jamais
Ne pense qu’une chose,
Et que tous nos jardins
Qu’une herbe ne produisent.
Ô la grande folie,
340 Pour ne dire sottise,
Qui ne dira que l’homme ainsi contraint
3
Est un vrai Promethée,
Par l’exprès jugement
4
D’un cruel Radamante,
345 Sur un même rocher
À jamais attaché ?
La nature se plaît
À la variété ;
La nature et l’amour
350 Sont une même chose.

AGLANTE

L’inconstance et l’amour
Sont deux fiers ennemis,
Qui ne peuvent jamais
Avoir trouve ni paix,
355 Et t’assure, berger,
Que lorsque tu pensais
D’aimer bien ces bergères,
Tu te moquais et d’elles et d’amour ;
Car nul ne peut aimer
360 Qu’il n’aime infiniment :
Mais l’amour infinie
Ne peut jamais finir.

HYLAS

Si nul ne peut acheter cet amour
Dont tu fais tant de cas
365 Qu’avec la constance,
Pour moi je m’en dispense,
Et je veux bien qu’on raconte partout,
Parlant d’Hylas, qu’il n’aime point du tout.
Mais à t’ouïr Aglante
370 L’on dirait que Tircis,
Ou le berger Sylvandre,
T’aient de leur erreur
Enseigné la folie :
Es-tu point leur disciple ?

AGLANTE

375 Et Sylvandre et Tyrcis
Sont remplis de raison ;
Si parlant de l’amour
Ils enseignent, Hylas,
Qu’amour et la constance
380 Doivent être en l’amant
Inséparablement.
Mais, ô berger ! J’ai bien eu ces leçons
D’un maître plus savant
Que Tircis ni Sylvandre.

HYLAS

385 Malaisément croirai-je
Qu’on puisse voir le long de ce rivage
Deux bergers, mais plutôt
Deux rêveurs plus semblables,
Et si tu continues,
390 Aglante mon ami,
Je te vois le troisième,
Et peut-être des trois,
Tant tu commences bien,
Te mettra-t-on bientôt
395 Par honneur le premier.

AGLANTE

Je reçois, ô berger !
Avec contentement
Le lieu que tu me donnes,
Si ce n’est qu’accepter
400 Ce rang trop honorable
Soit une outrecuidance :
Mais toutes fois ce ne sont pas, crois moi,
Ces bergers que tu dis,
Qui m’ont rendu savant
405 En l’école d’amour :
J’ai bien eu d’autres maîtres,
Et qui m’ont fait payer
Avec un plus cher gage
Un tel apprentissage.
410 Amour dedans le coeur
M’a ces leçons écrites,
Mais non pas, ô berger !
Comme aux autres amants
D’une plume ordinaire ;
415 Il a fait l’écriture
Qu’au coeur il m’a gravée
Du plus beau trait qui fut dedans sa trousse,
Et de cette écriture
5
J’ai les leçons apprises
420 Que je vais t’enseignant.

HYLAS

Que ce soit le plus beau
De tous les traits d’amour,
Qui dans ton coeur a mis
Les leçons que tu dis :
425 Ajoute au moins que c’est,
Ainsi que tu le penses,
Et lors pour te complaire
Je le croirai, peut-être :
Car depuis que l’on aime
430 L’on a ce privilège
De jurer sans parjure
Contre la vérité,
Soutenant la beauté
De celle qu’on adore.

AGLANTE

435 Berger je ne crois pas,
Pour grande que puisse être
L’erreur qui te séduit,
Quand tu sauras celle qui m’a blessé,
Que vaincu tu ne dis,
440 Toute beauté suprême
Cède à celle qu’il aime.

HYLAS

Ce blasphème est trop grand.

AGLANTE

Jamais la vérité
Blasphème ne se rend.

HYLAS

445 Souvent l’opinion
En prend bien le visage.

AGLANTE

Celui qui s’y déçoit
Ne doit pas être sage.

HYLAS

Pour soi-même chacun
450 Est juge intéressé.

AGLANTE

Le jugement de tous
Doit être confessé.

HYLAS

De tous, tu te déçois,
Car le mien n’en est pas.

AGLANTE

455 Le tien même en serait
Si tu n’étais Hylas.

HYLAS

Ô le plaisant discours,
Si je n’étais Hylas,
Le jugement d’Hylas
460 Serait contraire au jugement d’Hylas.
Quel voudrais-tu que je fusse, berger,
Si je n’étais moi-même ?

AGLANTE

Constant.

HYLAS

Constant ?
Eh, ne le suis-je pas ?
465 Puisqu’en effet si j’aime
Je n’aime rien que la seule beauté,
Et partout où je voyais
Cette beauté suprême,
Aglante par ma foi
470 Je le confesse, incontinent je l’aime.

AGLANTE

S’il était vrai comme tu dis, Hylas,
Tu n’aimerais pas Stelle,
Mais celle que j’adore,
Comme la beauté seule
475 Qu’on peut dire beauté.

HYLAS

Aglante mon ami,
Ta passion trop forte
Te trompe de la sorte ;
Une amour violente
480 C’est un verre qui rend
Tout ce qu’on voit par lui
Beaucoup plus grand qu’il n’est pas en effet.
Cette beauté dont amour t’a blessé
Semble d’être plus grande
485 À tes yeux abusés,
Que toutes les beautés
Que la nature a faites,
Et moi de mon côté
Je te jure au contraire
490 Que rien n’est de plus beau
Que les beaux yeux de Stelle.
Comme accorderons-nous
Un si grand différent ?
Un seul moyen ce me semble nous reste,
495 C’est que d’Aglante Hylas prenne le coeur,
Et tout soudain ses yeux intéressés
Rapporteront avec même avantage,
Au jugement d’Hylas,
La beauté que tu dis.
500 Et celui-ci n’est pas
Du puissant dieu d’amour
L’un des moindres miracles,
Nous faisant voir, ainsi comme il lui plaît,
Différemment à tous un même objet.

AGLANTE

505 Je le sais bien, Hylas,
Qu’amour comme il lui plaît
Nous fait voir ce qu’il veut :
Mais je sais beaucoup mieux
Qu’amour ni tous les dieux
510 Ne sauraient jamais faire
Qu’une beauté parfaite,
Tant qu’elle sera telle,
Ne soit vraiment beauté,
Et celle que j’adore
515 Ayant atteint à la perfection,
Doit quoiqu’on puisse dire
Être telle estimée
Par tous les yeux dont elle sera vue,
Si toutefois leur raison n’est perdue.
520 Mais que sert-il d’en aller disputant ?
Je suis certain qu’aussitôt que son nom
Frappera tes oreilles,
Tu diras avec moi,
Je lui donne le prix
525 De toutes les plus belles.

HYLAS

J’attends d’ouïr ce nom
Avec impatience,
Pour te dire soudain
Ce que d’elle je pense.

AGLANTE

530 C’est, ô berger ! La belle, et plus que belle :
La belle. Mais voici
Et Ménandre et Lerice,
Retirons nous un peu,
Et puis nous reviendrons :
535 Je ne veux pas que ce vieillard me voit.

SCÈNE II. Ménandre, Lerice. §

MÉNANDRE

C’est un grand cas que je ne puis trouver,
En quelque lieu que j’aille,
Cette imprudente fille :
Si faut-il que le soir,
540 Quoiqu’elle sache faire,
Elle vienne au logis :
Qu’en pensez vous Lerice ?

LERICE

Je ne croirai jamais
Que Sylvanire fuit
545 De parler à son père ;
Elle est trop bien apprise,
Et soyez sûr, Ménandre,
Que quoiqu’elle soit jeune
Je ne connais bergère de son âge,
550 Qui puisse être plus sage.

MÉNANDRE

Vous l’aimez trop Lerice, croyez moi.

LERICE

Je l’aime, il est certain,
Mais c’est comme je dois.

MÉNANDRE

Vous l’aimez comme mère.

LERICE

555 Et ne l’aimez vous pas,
Ménandre, comme père ?

MÉNANDRE

Comme père il est vrai ;
Mais non pas tendre père.

LERICE

Moi je lui suis trop douce,
560 Vous un peu trop sévère.

MÉNANDRE

Croyez moi la jeunesse
Se perd par l’indulgence.

LERICE

Sylvanire a déjà
Beaucoup de connaissance.

MÉNANDRE

565 Elle en pense avoir trop,
C’est une suffisante.

LERICE

L’avez vous reconnue
Pour désobéissante ?

MÉNANDRE

Quand elle voit Théante,
570 Quelle mine fait-elle ?

LERICE

Elle est toujours fort belle.

MÉNANDRE

Il faut dire à vos yeux ;
Mais lorsque je lui dis :
« Sylvanire je veux
575 Que Théante t’épouse. »
Qu’est-ce qu’elle répond ?

LERICE

Il ne faut pas le trouver tant étrange,
C’est une jeune fille,
Qui ne sait point encore
580 Que c’est de mariage.
À ces petits enfants
Qui sortent du berceau
On leur fait peur du loup :
À ceux qui sont plus grands,
585 Des fantômes qu’on voit
En divers lieux paraître :
Mais à celles qui sont
D’âge de marier,
Que pensez-vous, Ménandre, qu’on leur dit,
590 Des extrêmes contraintes,
Des ennuis, des travaux,
Et des inquiétudes,
Qui sont inséparables
De tous les mariages ?
595 Le moins que l’on leur dit,
C’est qu’il ne leur faut plus
Avoir de volonté,
Qu’il se faut résigner
À celle d’un mari,
600 Qui peut-être sera
D’humeur insupportable :
Et trouvez-vous étrange,
Que Sylvanire ait peur de ce Théante ?
Qu’elle n’a jamais vu,
605 Sinon comme l’on voit
Un autre homme étranger ?
Je ne sais quant à moi,
Quoique vous soyez homme,
Si vous eussiez voulu,
610 Sans me connaître, autrefois m’épouser.
Mais je ne doute point
Que lui laissant du temps à se résoudre,
Elle ne fasse enfin
Tout ce qu’il vous plaira.

MÉNANDRE

615 Ainsi je le veux croire,
Et s’il advient qu’elle fasse autrement,
Je saurai bien la rendre obéissante ;
Car je suis résolu
Qu’elle l’épouse : et peut-elle avoir mieux ?
620 Mais allons la chercher,
Peut-être enfin la rencontrerons-nous.

SCÈNE III. Aglante, Hylas. §

AGLANTE

Ô dieux ! Qu’ai-je entendu,
Hylas je suis perdu ;
Car c’est de Sylvanire
625 Que je brûle d’amour :
Sylvanire l’honneur
Des rives de Lignon,
La plus belle bergère
Qui jamais ait conduit
630 Les troupeaux en forêts :
Forêts heureux, certes l’on te peut dire,
Mais seulement pour avoir Sylvanire.

HYLAS

Je la connais, Aglante,
Cette belle bergère,
635 Fille de ce Ménandre
Qui ne fait que partir,
De qui les gras troupeaux,
Et les beaux pâturages,
Ne sont point égalés
640 D’autres de la contrée.
Bien souvent je l’ai vue
Conduire ses brebis
Ensemble avec les autres :
Mais certes je te plains,
645 Car d’autant qu’elle est belle
C’est la plus orgueilleuse
De toute la contrée :
Il ne s’en peut trouver
Une autre qui l’égale.

AGLANTE

650 Non pas en sa beauté.

HYLAS

Je dis en cruauté ;
Car regarde, berger,
Combien déjà de bergers l’ont aimée,
Et nomme m’en un seul
655 Qui se puisse vanter
D’en avoir eu tant soit peu de faveur.
Il est vrai, je confesse
Que Sylvanire est belle,
Mais non pas plus que Stelle ;
660 Et tu m’avoueras,
Si tu veux dire vrai,
Que Stelle est moins cruelle,
Et par ainsi que Sylvanire cède
À la beauté dont mon amour procède.

AGLANTE

665 Il ne faut pas conclure de la sorte,
Quoiqu’elle soit cruelle
La belle que j’adore ;
Mais il faut dire avec la raison,
Stelle a moins de beauté,
670 Et Sylvanire a plus de cruauté,

HYLAS

Soit que ta Sylvanire
Puisse avoir quelques traits
Plus beaux que non pas Stelle,
Elle est plus jeune aussi :
675 Mais pour moi j’aime mieux
Qu’elle ait moins beaux les yeux,
Pourvu qu’elle ait le coeur
Plus rempli de douceur.
Mais cher ami dis-moi,
680 Puisqu’elle est si cruelle
Comment ton coeur s’en laissa-t-il surprendre ?

AGLANTE

Que puis-je dire à ce que tu demandes,
Il eût été beaucoup plus malaisé,
Voyant tant de beautés,
685 De n’en être surpris.

HYLAS

Je demande comment
Cet amour prit naissance ?

AGLANTE

Hylas ce fut d’enfance :
À peine avais-je atteint deux fois sept ans,
690 Et Sylvanire à peine six fois deux,
Lorsque l’amour, mais un amour enfant,
Nous retenait presque toujours ensemble :
Si nous sortions aux champs,
Nous y sortions tous deux :
695 Si nous y demeurions,
C’était l’un près de l’autre :
Si nous en revenions,
C’était de compagnie.
Mille petits plaisirs
700 Que prennent les enfants
N’étaient plaisirs pour nous,
Si nous n’étions ensemble,
Si quelquefois nous étions séparés,
Et c’était peu souvent,
705 Nous n’avions nul repos
Que nous ne revinssions
Nous trouver promptement :
Et quand nous-nous trouvions,
Te pourrais-je redire,
710 Ô cher ami ! Notre contentement ?
Tous ceux qui nous voyaient,
Jugeaient dès ce temps-la,
Que cette affection
Que ces tendres années
715 Produisaient entre nous,
Serait un jour le plus parfait miroir
Du plus parfait amour.
Ah ! Qu’ils dirent bien vrai :
Mais, ô berger ! Seulement pour Aglante ;
720 Car il est tout certain
Que sous le ciel amour ne vit jamais
Une amour plus parfaite
Que celle dont Aglante
Adore Sylvanire.
725 Mais que leur prophétie,
Ô grands dieux ! Fut bien fausse
Pour cette belle fille ;
Car dès le jour que je lui dis : « Bergère
Aglante vous adore. »
730 Écoute bien Hylas,
Jusqu’au moment que je parle avec toi,
Jamais Aglante, avec tous ses services,
N’a remarqué qu’un seul trait de pitié
Ait pu toucher le coeur de cette belle.

HYLAS

735 Et toutefois tu l’aimes,
Toutefois tu la sers ;
Toutefois Sylvanire
Est l’idole où ton coeur
Adresse tous ses voeux.
740 Ô misérable Aglante !
As-tu point de pitié
De ta condition ?
Te laisser dévorer
À ce tigre inhumain,
745 Qui ne se paît que des pleurs et du sang
De celui qui l’adore ;
Qu’appelles-tu cela
Qu’une pure folie ?
Or loue Aglante, or louée maintenant
750 Cette sainte constance,
Dresse lui des autels,
Charge les de tes voeux,
Et saoule si tu peux
De larmes et de sang
755 Ce farouche animal,
Qu’on nomme Sylvanire ;
Et puis sache moi dire,
Quel bien tu recevras,
Et quel contentement
760 De ta sotte constance.

AGLANTE

Amour dedans ma perte
A mis ma récompense.

SCÈNE IV. Aglante Hylas Sylvanire §

AGLANTE

Mais la voici, la belle Sylvanire,
Regarde Hylas, si les yeux l’ayant vue
765 Le coeur a le pouvoir
De ne la point aimer.

HYLAS

Elle est belle, il est vrai,
Mais telle est mon humeur,
Qu’enfin si l’on ne m’aime
770 Je ne saurais aimer.

AGLANTE

Ah ! Ce n’est rien que de voir sa beauté,
Il faut l’ouïr parler,
Son oeil appelle, et son esprit arrête
De liens si serrés,
775 Et d’étreinte si belle,
Que la prison n’en peut qu’être éternelle.
Approchons-nous, Hylas,
Si tu n’en crains toutefois le trépas.

HYLAS

Mes remèdes sont bons,
780 Je n’ai pas peur pour ce coup d’en mourir :
Si mes yeux font le mal,
Mes yeux me font guérir.

SYLVANIRE

Bergers, pourriez-vous point
Me donner des nouvelles
785 De mes chères compagnes ?
Tout aujourd’hui je cours par ces bocages
Sans les pouvoir trouver,
Et toutefois, à ce qu’elles m’ont dit,
Elles devaient m’attendre
790 Au carrefour qu’on nomme de Mercure,
Et de là nous devions
Aller toutes ensemble
Faire mourir un cerf.

AGLANTE

Nous ne vous dirons point
795 De plus fraîches nouvelles
De vos chères compagnes,
Ô belle Sylvanire !
Que celles que vous dites ;
Car nos yeux ne s’amusent
800 À voir d’autres beautés
Ne pouvant voir les vôtres.

HYLAS

Parle des tiens Aglante.

AGLANTE

Et toutefois nous trouvons bien étrange
Que vous que chacun cherche
805 Alliez cherchant quelque autre ;
Mais peut-être le ciel
De la sorte l’ordonne,
Pour vous faire sentir
Le mal que tous les coeurs
810 Ont pour vous d’ordinaire.

SYLVANIRE

Les coeurs n’ont rien à faire
Avec Sylvanire.

AGLANTE

Le mien sait bien qu’en dire.

SYLVANIRE

Ou Sylvanire au moins n’a rien à faire
815 Avec les coeurs.

AGLANTE

Ah ! C’est trop de rigueur :
La mère est bien cruelle
Qui ne veut reconnaître
L’enfant qu’elle a fait naître.

SYLVANIRE

Toujours, berger, une même chanson :
820 Ne te suffit-il pas
Que cent fois de ta bouche
J’ai ouï ces propos ?
Tu t’en devrais lasser :
Laisse moi quelquefois
825 Je te supplie en paix.

AGLANTE

C’est à vous Sylvanire,
Non pas à moi, d’établir cette paix.
Si la vôtre de moi
Dépendait, ô bergère !
830 Combien serait heureux
Mon coeur qui ne l’est pas.

SYLVANIRE

J’aimerais mieux être toujours en guerre,
Que si ma paix d’un homme dépendait.

AGLANTE

Mais je ne suis pas homme.

SYLVANIRE

835 Et qu’es-tu donc pasteur ?

AGLANTE

Je ne suis rien que votre serviteur.

SYLVANIRE

Mon serviteur, berger,
Et n’es-tu pas Aglante ?
Aglante est-il pas homme ?

AGLANTE

840 Aglante homme eut été
S’il n’eût vu la beauté
De cette Sylvanire.

SYLVANIRE

Et comment la beauté
Saurait-elle empêcher
845 Qu’un homme ne soit homme ?
Ô la belle pensée !

AGLANTE

J’étais encore enfant
Alors que je la vis,
Cette beauté suprême :
850 Beauté qu’on ne peut voir
Qu’aussitôt on ne l’aime :
J’en fis la preuve alors,
Car la voir et l’aimer
Fut un même moment :
855 Mais d’autant qu’on ne peut
L’aimer qu’infiniment,
Infiniment aussitôt je l’aimai,
Et l’ai toujours aimée,
Et jusques au tombeau,
860 Et dans le tombeau même
Encor je l’aimerai
D’une amour infinie.

SYLVANIRE

Quand il serait ainsi,
Ce que je ne crois pas,
865 Je ne vois pas pourtant
Que tu ne sois Aglante ;
Qu’Aglante ne soit homme.

AGLANTE

J’étais encor enfant
Quand cet heurt m’arriva,
870 Et de voir et d’aimer
La belle Sylvanire.

HYLAS

Cette histoire te plaît,
Tu la redis souvent.

AGLANTE

J’abrégerai. Lorsque l’âge devait
875 D’Aglante faire un homme,
Amour plus fin, ô belle Sylvanire,
Amour pour vous en fit un serviteur.

SYLVANIRE

Mais plutôt un menteur,
Un menteur qu’il ne faut
880 Écouter ni ne croire,
Si l’on veut pour le moins
N’en être point trompée.
Mais cependant qu’en ce lieu je m’arrête
Mes compagnes iront,
885 Et forceront la bête.

AGLANTE

Ah ! Qu’allez vous cherchant
À travers ces forêts ?
Quelle plus belle chasse
Que celle de nos coeurs ?
890 Mais Dieu, votre oeil méprise,
Je le vois bien, la chasse qu’il a prise.

SCÈNE V. Aglante Hylas §

AGLANTE

Elle s’en va, la cruelle qu’elle est,
Sans souci de mes peines :
Amour jusques à quand
895 Ordonnes tu que dure
Cette extrême rigueur ?

HYLAS

Je te proteste Aglante,
Que de tous les ennuis,
Et de toutes les peines
900 Des bergers de Lignon,
Un seul Sylvandre en doit être taxé.

AGLANTE

Sylvandre ce berger,
Si rempli de vertu ?

HYLAS

C’est ce même Sylvandre ;
905 Car ce berger subtil en ses discours,
Pour obliger Diane
Qu’il aime et qu’il adore,
La va flattant, du côté qu’il connaît
Qu’elle est la plus sensible.
910 Or tient ceci de moi ;
Toute femme est altière :
Mais plus la femme est belle,
Plus glorieuse elle est ;
Car la présomption
915 Va suivant la beauté
Comme l’ombre le corps.
Sylvandre donc pour seconder l’humeur
De la belle Diane,
Va publiant partout
920 Qu’il les faut adorer,
Ces belles que l’on aime,
Et que comme on ne doit,
Pour quoi qui nous arrive,
N’adorer pas ce qu’on doit adorer,
925 De même il ne faut croire
Que quelque cruauté,
Que quelque ingratitude
De celle qu’on adore,
Puisse nous exempter
930 De honte ni de blâme,
Si nous cherchons ailleurs
Une beauté, qui nous soit moins cruelle,
Faisant ainsi d’un homme un dur rocher,
Qui pour fuir l’outrage
935 Des vents, et de l’orage,
Ne peut changer de lieu.

AGLANTE

N’en crois-tu pas de même ?

HYLAS

Folie trop extrême ;
Car ces bergères pensent
940 Qu’attachés de la sorte
Nous n’oserions d’un pas nous éloigner,
Pour quelque cruauté
Que nous trouvions en elles,
Sachant bien que la honte
945 Est un lien trop fort
En des coeurs généreux,
Pour être détaché ;
Et de là se produit
La sotte nonchalance,
950 Que nous voyons quand nous aimons ces belles,
Étant trop assurées
De notre patience,
Leur semblant qu’aussitôt
Que l’on se dit amant,
955 On perd tout sentiment,
Et qu’on est obligé
De souffrir, d’endurer,
Sans oser murmurer,
Voire comme en effet
960 Si les lois de Sylvandre
Avaient bien le pouvoir
D’insensibles nous rendre.

AGLANTE

Insensibles, non pas,
Mais fermes et constants.

HYLAS

965 Ou plutôt malcontents,
Aglante est-il pas vrai
Que si pleins de courage
Nous nous fâchions un jour
De ce honteux servage,
970 Nous les verrions, ces belles,
Nous combler à l’envi
De cent et cent faveurs,
Inventant tous les jours
Des caresses nouvelles
975 Pour nous pouvoir retenir auprès d’elles ?
Prends donc courage, Aglante,
Romps-moi tous ces liens,
Liens honteux qui te serrent les mains,
Ou bien le coeur plutôt
980 Dessous la tyrannie
D’une ingrate bergère,
Et crois moi cette fois,
J’ai plus d’expérience,
Ami, que tu n’as pas ;
985 L’âge que j’ai me permet de le dire,
Laisse là cette belle,
Laisse cette cruelle
Avec sa cruauté,
Et va chercher ailleurs
990 Quelqu’autre, qui te soit
Maîtresse, mais amante,
Et non pas un rocher,
Qui croit que sa beauté
Se rendrait beaucoup moindre,
995 Si de sa cruauté
Elle se démentait,
Et tu verras que par ce changement
Tu t’acquerras le bien que tu mérites.

AGLANTE

Ah ! Berger que dis-tu ?

HYLAS

1000 Je dis la vérité.
Il en manque peut être
Des femmes par le monde,
Pour une que j’en perds
Deux soudain j’en recouvre :
1005 Il en est plus épais
Que de mouches fâcheuses
Au plus chaud de l’automne :
Voire, c’est bien marchandise si rare,
Et crois moi pour ce coup,
1010 Il est ainsi des maîtresses nouvelles,
Que des valets nouveaux.

AGLANTE

Belle comparaison !

HYLAS

Elle n’est pas pour le moins sans raison,
Car ces nouveaux venus,
1015 Je parle des valets,
Sont toujours si soigneux
Les premiers jours de bien servir leurs maîtres,
Que le plus paresseux
Surpasse en ce temps-la
1020 Tous ceux d’une maison.
Tout ainsi font ces belles,
Les premiers jours que nous les enrôlons
Dans le nombre de celles
Que nous voulons aimer,
1025 Ce ne sont que douceurs,
Qu’oeillades, que faveurs,
Que toute courtoisie ;
Nous sommes écoutés,
Nous sommes préférés ;
1030 Mais sais-tu bien, Aglante,
Quelle en est la raison ?
C’est pour nous attraper,
C’est pour nous attacher
Avec des liens
1035 Plus forts et plus serrés ;
C’est pour faire allumer
Plus ardemment les flammes,
Qui déjà sont éprises
Dans nos coeurs innocents :
1040 Car aussitôt, hélas !
Aussitôt qu’elles pensent
De nous avoir bien pris,
Et que cette constance,
Que va prêchant Sylvandre,
1045 Ne permet plus sans blâme et déshonneur
Qu’on les puisse quitter,
Adieu faveurs, adieu trompeurs appas,
La cruauté commence de paraître,
Nous voilà mis dedans le rang des autres,
1050 Nous ne sommes plus rien,
Et faut qu’à notre tour
Nous souffrions pour quelque autre
Ce que déjà l’on a souffert pour nous.

AGLANTE

Cesse Hylas mon ami,
1055 Tu sèmes sur l’arène,
Tu parles aux rochers,
Personne ne t’écoute,
Vaines sont tes paroles,
Rien ne peut divertir
1060 Mon coeur de la servir,
Cette belle cruelle.
Lorsque je cesserai
D’adorer sa beauté,
Je veux cesser de vivre,
1065 Et qu’elle aille augmentant,
Autant en ses rigueurs
Sur toutes les cruelles,
Que sa beauté surpasse les plus belles :
Toujours, toujours, Aglante, l’on verra
1070 Adorer Sylvanire :
Et vois-tu bien, Hylas,
Si je suis éloigné
De ton avis, j’aimerais beaucoup mieux
Être privé des yeux,
1075 Que de les employer
À voir avec amour
Quelque beauté nouvelle.

HYLAS

Et telle est ton humeur.

AGLANTE

Je te l’ai dite, Hylas.

HYLAS

1080 Fais donc, si tu m’en crois,
De bonne heure, berger,
Bonne provision
De longue patience
Et de bonnes lunettes ;
1085 Je dis de patience,
Afin de supporter,
Sans plaindre ou murmurer,
Tous les tourments si longs et si fâcheux
Qui te sont préparés.

AGLANTE

1090 Et pourquoi des lunettes ?

HYLAS

Afin que s’il advient
Qu’après un long service,
Ce que je ne crois pas,
Elle et toi parvenus
1095 Aux vieux ans de Nestor
Par le cours d’un long âge,
Tu la puisses gagner,
Cette vieille cruelle,
Ces lunettes au moins
1100 Te puissent faire voir
De ces rances beautés
Les dépouilles ridées,
Car autrement tes yeux,
En un âge si vieux,
1105 Pourront malaisément
Te faire voir cette blanche toison,
De qui ta foi t’aura fait le Jason.

AGLANTE

Ah ! Berger tu te ris
Du malheur où je suis,
1110 Au lieu de plaindre en ami ma fortune.

HYLAS

Celui n’est pas à plaindre
Qui chérit son malheur.

AGLANTE

L’ami de son ami
Sent au moins la douleur.

HYLAS

1115 À quoi te peut servir
Que ton mal je ressente ?

AGLANTE

La bonne volonté
Pour le moins nous contente.

HYLAS

Mais s’il ne te plaît pas
1120 De sortir de ta peine,
La mienne y serait vaine :
À quoi sert au malade
Du médecin l’extrême vigilance,
S’il ne veut pas suivre son ordonnance ?
1125 Et pour te faire voir
Que je ne suis menteur,
Or sus dis moi, veux tu trouver remède
À ton malheur extrême ?

AGLANTE

N’en doute pas.

HYLAS

N’aime qu’autant qu’on t’aime.

AGLANTE

1130 Mais je ne puis.

HYLAS

Si tu veux tu le peux.

AGLANTE

Mais je ne veux.

HYLAS

Va t’en donc dans Lignon.

AGLANTE

Que veux tu que j’y fasse.

HYLAS

Vas y noyer et ta vie et tes feux :
Ainsi fit Céladon
1135 Étant atteint d’un mal semblable au tien,
Céladon le berger,
Qui ne voulant changer, dans les eaux de Lignon
Chercha remède à son mal, ce dit-on.

AGLANTE

Tu te déçois, Hylas,
1140 Lignon malaisément
Peut éteindre d’amour
L’extrême embrasement,
Puisque tout l’océan
Des flammes de Neptune,
1145 Jamais, jamais, ne peut en éteindre une.

HYLAS

En quoi pourrais-je donc,
Aglante mon ami,
Te rendre du service,
Si mes conseils ne te semblent pas bons ?

AGLANTE

1150 Tu peux, si tu le veux,
Parler à cette belle ;
Je sais qu’elle te croit,
Et que le parentage
De Ménandre, et de Stelle,
1155 Te donne du crédit
Envers Ménandre, et Sylvanire encore,
Et parlant à Ménandre
Fais lui honte, berger,
De la sacrifier,
1160 La belle Sylvanire,
À ce veau d’or qui s’appelle Théante,
C’est ainsi que se nomme
Le bienheureux berger,
À qui l’on veut donner
1165 Cette belle bergère.
Qu’il ne manque pas d’hommes
Pour donner à sa fille,
Qui pourraient bien avoir
Peut-être moins de bien
1170 Que Théante n’a pas,
Mais qui d’autre côté
Seraient plus convenables
À l’âge de sa fille,
Et peut-être à l’humeur
1175 Encor plus agréables :
Dis lui que les richesses
Sont tellement aveugles,
Qu’aveugles elles rendent
Tous ceux qui les regardent :
1180 Dis lui que la fortune
Peut en un jour ôter quand elle veut
Les sceptres, les couronnes,
Les trésors les plus grands,
Et que jamais les sages,
1185 D’eux ni de leurs enfants,
Ne doivent assurer,
Sur de tels fondements,
Tous les contentements.
Et puis parlant à elle,
1190 Ne peux-tu pas, berger,
Lui dire que ses yeux
Brûlent de leurs beautés
Les hommes et les dieux,
Et que tous ceux qui voient Sylvanire,
1195 Ou meurent du plaisir,
Ou meurent du martyre.
Lui dire que je l’aime,
Ou plutôt je l’adore,
Et qu’elle ne doit pas
1200 Avec tant de douceur
Nous promettre la vie,
Et donner le trépas.
Et bref, lui remontrer
Si de quelque pitié
1205 Le secours je ne sens,
Que ma mort elle attende ;
Mais avec ma mort
Qu’elle attende de même
D’un juste amour la certaine vengeance :
1210 Car les dieux ne sont pas,
Ni fauteurs ni complices
De telles injustices.
Là tu peux ajouter
Tant et tant de raisons,
1215 Pour lui montrer qu’elle doit amollir
Ce coeur, mais ce rocher
Que pour coeur elle porte,
Que peut-être à la fin
Tu la pourras changer,
1220 Et la changeant, Hylas,
Éloigner mon trépas,
Me prolonger la vie,
Qu’Hylas je ne désire
Que pour servir plus longtemps Sylvanire.
1225 Hylas mon cher ami
Je te prie et supplie,
Je t’adjure et conjure,
Et par notre amitié,
Et par celle de Stelle,
1230 Voire encor si tu veux
Par toutes les plus belles
Que tu servis jamais,
Ou que tu serviras,
De m’assister en ce que tu pourras.

HYLAS

1235 Tends moi la main, Aglante,
Et reçois le serment
Que ton ami te fait :
Je te jure, berger,
Par le gui de l’an neuf,
1240 Et par la serpe d’or,
Dont ce présent des cieux
Détaché de son tronc
Tombe dedans le linge
Soutenu par les mains
1245 De nos sacrés druides,
Que tu ressentiras
Combien Hylas, et te chérit et t’aime,
Et combien de crédit
Il peut avoir envers ta Sylvanire :
1250 Espère, car enfin
Par raison il faut croire
Qu’elle se changera.
On dit que l’inconstance
Aux coeurs des femmes tient
1255 Le propre lieu de l’âme,
Et Sylvanire est femme.

AGLANTE

Que veux-tu que j’espère,
L’espoir et la raison
Doivent avoir quelque correspondance.
1260 Mais quand je me regarde
Et cette belle aussi,
Je me vois, ô berger,
Pauvre en mérite, et très riche en amour,
Et ma belle au contraire
1265 Pauvre en amour, et très riche en mérite.

HYLAS

Espère, Aglante, espère,
Et te souviens ami,
Que la femme et la mort
Ont quelque ressemblance,
1270 On les a bien souvent
Lorsque moins on le pense.

AGLANTE

Soit ainsi que tu dis ;
Veuille amour me donner
Bientôt ou l’une ou l’autre.

SCÈNE VI. §

HYLAS

1275 Or va pauvre berger,
Va t’en et continue
Le chemin que tu tiens,
Et sois certain, que tu ne peux faillir
D’être bientôt exemple mémorable
1280 Des maux que la constance
Peut produire en amour :
L’opiniâtreté en ce qui ne se doit
Est chose autant blâmable,
Que la persévérance
1285 Au bien est estimable.
Nous avons vu deux puissants témoignages,
Depuis fort peu de temps,
Du mal que nous rapporte
La sotte loi que Sylvandre nous prêche :
1290 Celadon le berger
De toute la contrée
Le plus aimable, et le plus estimé,
Après avoir longuement adoré
Une jeune bergère,
1295 Une imprudente fille,
Ne voilà pas, quoique l’on nous déguise
De sa cruelle fin,
Ne voilà pas qu’un désespoir l’emporte
Dans le profond des ondes de Lignon ?
1300 Mais le gentil Adraste
Pour l’amour de Doris,
Qu’est-ce qu’enfin le pauvre est devenu ?
Après l’avoir aimée
Presque dans le berceau,
1305 Et qu’il voit Palemon
Le possesseur du bien qu’il désirait,
Que fait cette constance ?
Amour lui prend le coeur,
Mais elle lui dérobe
1310 L’usage de raison.
Le voila fol, comme jà dès longtemps
Il avait bien été :
Car vraiment je les crois,
Tous ces opiniâtres,
1315 Être aussi fols qu’Adraste :
Mais sa folie, alors autorisée
Par l’exemple de tous,
Hormis d’Hylas, de blâme l’exemptait.
Or je vois que bientôt
1320 Aglante pour troisième,
De ces deux insensés
Le nombre augmentera.
Ne vaudrait-il pas mieux
Changer et rechanger
1325 Mille fois tous les jours
D’amour et de maîtresse,
Que de perdre un moment
L’usage de raison
Pour aimer constamment ?
1330 Qu’elles viennent vers moi,
Ces belles rigoureuses,
Avec tous leurs dédains,
Et toutes leur rigueurs,
N’ayez peur que jamais
1335 Elles puissent réduire
Mon courage à ce point,
Qu’un désespoir soit mon dernier remède,
Ou qu’un regret d’y voir un autre amant
M’ôte l’entendement.
1340 Contre tous ces malheurs
J’ai des armes si bonnes,
Que leurs tranchants ne peuvent m’offenser.
Sont elles dédaigneuses ?
Je les dédaigne aussi.
1345 En aiment-elles d’autres ?
J’en fais bien autant qu’elles.
Me vont elles changeant ?
Croyez que sur ce point,
Si l’une d’entre toutes
1350 D’un seul moment a pu me devancer,
Il faut que pour certain
Elle s’y soit prise de bon matin.
Mais la voici,
La belle Sylvanire,
1355 Parlons lui pour Aglante.

SCÈNE VII. Sylvanire Fossinde Hylas §

SYLVANIRE

Ô dieux, qu’il me déplaît
Que ce matin j’ai été paresseuse
Plus que toutes les autres,
Ayant perdu le plaisir de ce cerf
1360 Que vous avez forcé :
Car dites-moi n’est-il pas vrai, Fossinde,
Qu’entre tous les plaisirs
Que nous pouvons avoir,
Rien ne peut égaler
1365 Le doux contentement
Que la chasse nous donne ?
Quel plus beau passe-temps
Saurait-on inventer
Pour s’éloigner du vice,
1370 Que ce bel exercice ?

FOSSINDE

Je le veux bien, puisque vous le voulez,
Je ne contredirai
Jamais à Sylvanire,
Encore que mon humeur
1375 Serait, je le confesse,
De passer une vie
Un peu plus reposée
Que celle de la chasse.

SYLVANIRE

Mais pouvions-nous
1380 Avoir plus de plaisir,
Que celui qu’avant-hier
Nous eûmes à la chasse,
Je jure quant à moi
Que je ne puis avec la pensée
1385 M’en figurer quelque autre de plus grand.

HYLAS

Maigres plaisirs, bergères,
Sont ceux que vous prenez,
Et vous laissez, croyez-moi, les plus grands :
Mais c’est ainsi qu’il en advient toujours,
1390 Lorsque l’élection
N’est point guidée avec l’expérience.

SYLVANIRE

Que voudrais-tu, berger,
En cet âge où nous sommes,
Après avoir conduit
1395 Nos troupeaux au matin
Paître sans nul danger,
Et le trèfle et le thym,
Que nous puissions mieux faire,
Que de passer le temps
1400 Ainsi que nous faisons,
À la pénible chasse ?
Pénible, mais plaisante,
Tantôt de mille oiseaux,
Par des filets cachés,
1405 Faisant un doux butin,
Tantôt par des gluaux,
Ou par un fin ramage,
En repeuplant nos cages ?
Et quelquefois, berger,
1410 Allant au bois dès le plus grand matin,
Le dard au poing, ou bien l’arc et la flèche,
La robe retroussée,
Telles comme les nymphes
Qui vont suivant Diane
1415 Poursuivre vivement
La bête mal menée
Jusqu’aux derniers abois ?

HYLAS

Ce sont maigres plaisirs,
Et m’en crois, Sylvanire,
1420 Que ceux que tu racontes,
Que s’ils te semblent tels,
Ô folle, c’est d’autant
Que tu n’as point goûté
Ceux qui sont en effet
1425 Les vrais plaisirs du monde.
Les glands jadis avec l’eau toute pure
D’une vive fontaine
Dedans la main puisée,
Furent de nos aïeuls
1430 La chère nourriture,
Et les chères délices :
Mais depuis que le grain
De Ceres retrouvé,
Et de Bacchus la vigne cultivée
1435 Vint à leur connaissance,
Les glands et l’eau furent tous deux laissés
Pour pâture au bétail,
Comme chose trop vile ;
De même en feras-tu,
1440 Et crois-le Sylvanire,
Lorsque l’expérience
T’aura des vrais plaisirs
Donné la connaissance.

FOSSINDE

Quant à moi je le crois
1445 Ainsi comme il le dit.

HYLAS

Tu n’as que trop longtemps
Déjà dedans les bois
Cette chasse suivie,
Où le travail surmonte le plaisir ;
1450 Il t’en faut maintenant
Un autre commencer,
Où le plaisir surmontera la peine.
À quoi dedans tes mains
Ces flèches et ces dards ?
1455 Puisque dedans tes yeux
Tu portes plus de flèches et de traits,
Que toutes les bergères
Des rives de Lignon :
Ni que toutes les nymphes,
1460 Qui vont suivant Diane dans ces bois,
N’en ont dans leur carquois.
Avec ces traits, ô belle Sylvanire,
Ces traits remplis d’amour,
Il faut que tu t’apprêtes
1465 À faire tes conquêtes
Dedans les coeurs qui méritent tes coups,
Et non pas vainement,
Suivant dedans les bois
Une bête sauvage,
1470 Passer ainsi ton âge.

FOSSINDE

Ce berger a raison.

HYLAS

Dedans les bois que les bêtes demeurent
Avec les autres bêtes,
Et qu’ensemble elles fassent,
1475 Ainsi qu’il leur plaira,
Ou la guerre ou la paix.
Mais nous que la raison
A séparés d’entre elles,
Vivons et nous plaisons
1480 Parmi les animaux
Que la nature a voulu rendre égaux.
Quel commerce faut-il
Que nous ayons, bergère,
Avec des ours et des bêtes sauvages ?
1485 Celui qui tout disposé,
S’il eut jugé qu’il le fallut ainsi,
Nous eut fait ou des ours,
Ou des bêtes sauvages,
Et au lieu de parler,
1490 Avec les loups il nous eut fait hurler.

SYLVANIRE

Et la chasse et les bois
Sont mes chères délices,
Et quant à moi, quoique tu saches dire,
Je ne changerais point
1495 La prise d’un chevreuil
À toutes les conquêtes
Des coeurs que tu me dis.
Et qu’ai-je affaire, Hylas,
De ces coeurs, qui me sont
1500 Plus cruels ennemis
Que ne sont pas les bêtes plus farouches ?
Ne sais-je point que ce fier animal
Que l’on nomme un amant,
Est le plus dangereux
1505 Qui nous puisse approcher.
Mais dis-moi je te prie,
Qu’est-ce que veut de nous
L’amant qui nous recherche ?

HYLAS

L’honneur de vous servir

SYLVANIRE

1510 Mais plutôt cet honneur
Il nous voudrait ravir.
Crois-tu que je ne sache
Que de tant de soupirs,
Que de tant de services,
1515 Et que de tant de voeux
Le dessein principal
Ne soit pour notre mal ?
Les ours, il est certain,
Sont privés de raison,
1520 Et quelquefois les loups
Se repaissent de nous :
Mais les loups ni les ours,
Pour grand nombre qu’ils soient,
Ne sont si dangereux
1525 Qu’un homme seul, qui sous titre d’amant
Nous hante finement.

FOSSINDE

Tous ne sont pas ainsi,
L’homme à l’homme est un loup :
L’homme à l’homme est un dieu.

SYLVANIRE

1530 Et c’est pourquoi nous fuyons par raison
Dedans les bois ces cruels ennemis,
Où nous trouvons, à la honte des hommes,
À notre honnêteté
Beaucoup plus de sûreté.

HYLAS

1535 S’il était vrai comme tu dis, bergère,
Que les amants fussent vos ennemis,
Hélas que d’ennemis
T’aurait acquis ta beauté, Sylvanire ;
Car je ne vois personne
1540 Qui ne meure d’amour
En voyant tes beaux yeux.

SYLVANIRE

Qu’il soit, ou ne soit pas,
Cela m’importe peu,
Car j’aime beaucoup mieux
1545 Qu’ils meurent par mes yeux,
Que si mon coeur devenait si peu sage
Qu’il crût à leur langage.

HYLAS

Ô farouche pensée
D’un esprit insensible,
1550 Le ciel te punira,
Si bientôt, Sylvanire,
Tu ne changes ce coeur
Que tu retiens d’une ourse bocagère
En celui de bergère.
1555 Orgueilleuse beauté
Pourquoi peux-tu penser
Que le ciel t’ait donné
Cette extrême beauté,
Qui te rend tant aimable,
1560 Et tant aimée aussi ?
Quoi ? Pour faire mourir,
Par des rigueurs extrêmes,
Tous ceux qui te verront,
Le ciel eût bien été
1565 Injuste autant que toi,
De te pourvoir au dommage de tous
D’une beauté si rare,
Et tous les yeux qui te verront jamais
Avec raison se plaindraient bien du ciel,
1570 Et du cruel destin.
Mais au rebours, bergère,
Ce puissant dieu qui t’a faite si belle,
Quand tu naquis prononça par tes yeux
Cet oracle infaillible :
1575 Cette beauté rendra
Les hommes plus heureux
Que ne sont pas les dieux,
Et dès lors le génie
Que le ciel a donné,
1580 Comme pour conducteur,
Au beau berger Aglante,
À t’aimer le poussa
De telle passion,
Que ta seule beauté
1585 Peut être égale à son affection.

SYLVANIRE

Parles-tu pas d’Aglante ?
Aglante le berger,
Le seul fils de Cléandre ?

HYLAS

C’est de lui, Sylvanire.

SYLVANIRE

1590 Ce n’est donc que de lui
Dont tu me veux parler ;
C’est assez, je t’entends,
C’est le berger Aglante,
C’est le fils de Cléandre :
1595 Mais ma chère Fossinde
N’est-il pas gracieux
De me parler d’Aglante ?

HYLAS

Mais voyez cet orgueil,
Voyez la dédaigneuse,
1600 On lui fait un grand tort
De lui parler d’Aglante.

SYLVANIRE

Mais c’est donc d’Aglante
Le seul fils de Cléandre,
Duquel tu veux parler.
1605 Ô je t’entends, ô je t’entends, Hylas,
C’est le berger Aglante,
Le seul fils de Cléandre,
Aglante le berger.

HYLAS

Va cruelle beauté,
1610 Va jeunesse peu sage,
Trop orgueilleux esprit,
Va courage indompté,
Si le ciel ne punit
Si grande cruauté,
1615 Il ne sera pas juste.

SYLVANIRE

Parles-tu pas d’Aglante,
D’Aglante le berger,
Le seul fils de Cléandre ?
Qu’Hylas est en colère,
1620 Il s’en va bien fâché.

SCÈNE VIII. Fossinde Sylvanire §

FOSSINDE

Vous plaît-il, Sylvanire,
Que le vrai je vous dise,
Je ne crois pas, que ce qu’Hylas vous dit
Soit tant hors de raison.

SYLVANIRE

1625 Soit tant hors de raison,
Comment l’entendez-vous ?

FOSSINDE

Ma soeur je l’entends bien :
Dites-moi je vous prie,
Quand nous aurions forcé
1630 Tous les cerfs de ces bois,
Pour cela que serait-ce,
Et quel grand avantage
Nous en reviendrait-il ?
Seulement de la peine,
1635 Et de la peine encore
Que je trouve bien vaine.
Aller parmi les bois
Se déchirer la chair
Avec les habits,
1640 Laisser contre une ronce
La toison attachée
De nos cheveux, comme font nos brebis,
Se planter quelquefois
Bien avant dans les pieds
1645 Une tranchante épine,
Suivre par les rochers,
À travers les montagnes,
Aux soleils plus ardents,
Et courre tout un jour
1650 La bête qui s’enfuit,
De la chasse, ô ma soeur,
N’est-ce pas tout le fruit ?
J’aime bien mieux, pour moi je le confesse,
Passer sans tant de peine
1655 Plus doucement la vie,
Entre les jeux mignards
Des bergers et bergères,
Les voir, ces beaux bergers,
Courre, sauter, lutter,
1660 Et les voir, ces bergères,
Filer, danser, chanter,
Les uns mourants d’amour
Essayer de fléchir
Avec milles prières
1665 Ces âmes trop altières ;
Les autres au rebours
Ne se souciant guère
D’eux ni de leurs prières :
De petites rigueurs,
1670 Qui tiennent lieu quelquefois de faveur ;
Se montrer plus cruelles
Qu’elles ne le sont pas,
Mais non pas toutefois
Autant qu’elles sont belles :
1675 Et lors entre eux par des douces disputes,
Par des petites guerres,
Par des petites paix,
Rompre, nouer, et dénouer encore,
Puis rattacher par des noeuds plus serrés
1680 Leurs amours innocentes.
Je me plais, il est vrai,
À voir ce que je dis,
Plus qu’aux durs exercices
D’une pénible chasse,
1685 Où l’on n’entend sinon
Que des chiens clabauder
Avec confusion,
Où tout ce que l’on voit
Sont des ronces sauvages,
1690 Ou des plaines brûlées,
Ou des âpres montagnes,
Ou des rochers rompus en précipices
Par où s’enfuit une bête suivie
De plusieurs autres bêtes.
1695 Dites moi Sylvanire,
À nous voir courre ainsi,
Qui ne nous jugerait
Des bacchantes plutôt,
Que non pas des bergères ?

SYLVANIRE

1700 L’oisiveté c’est la mère du vice ;
C’est pourquoi l’exercice
À celles de notre âge
Apporte, croyez-moi,
Un très grand avantage.
1705 Amour qui suit, et sans cesse poursuit
Une molle jeunesse,
Aisément dans ces jeux
Et dans ces passe-temps
En rencontre le temps,
1710 Au lieu qu’il ne peut pas,
Quoiqu’il soit fin, et quoiqu’il soit léger,
Nous atteindre si fort
Dans les durs exercices.
Et par ainsi, ce travail bien petit
1715 Nous exempte des coups,
Dont il blesse les coeurs
Qui sont oisifs avec tant de rigueurs.

SCÈNE IX. Adraste fol, Sylvanire, Fossinde. §

ADRASTE

Amour, gente fillette,
Ne va pas au marché,
1720 Il se tient mieux caché,
La fine bête,
Bête, non, mais un dieu
6
Qui naît dans le moyeu
D’un oeuf d’autruche,
1725 Doris le fait éclore avec ses beaux yeux,
Et le malicieux
De la coque qui reste
Il en fait une cruche ;
Car il est bien subtil.
1730 Dites-moi qu’en fait-il ?
Il l’emplit de son fiel,
7
Et du miel d’une avette,
Le miel sur Palemon
Son mignon,
1735 Le fiel sur Adraste il jette.

SYLVANIRE

Fuyons ma soeur, c’est le berger Adraste,
À qui l’amour a fait perdre le sens.

FOSSINDE

Plusieurs sont comme lui
Qui ne s’en vantent pas,
1740 Et que l’on ne fuit pas :
Mais n’ayez point de peur,
Il n’est pas malfaisant,
Je l’ai vu, Sylvanire,
L’un des gentils bergers
1745 De toute la contrée,
Et n’est-ce pas pitié
Que l’amour l’ait réduit
À ce point déplorable ?

SYLVANIRE

Je l’ai vu tel, ma soeur, que vous le dites,
1750 Puis l’amour de Doris
L’a mis en cet état :
Mais à quoi pense-t-il ?
Voyez un peu la mine qu’il nous fait :
Ô dieux qu’il est affreux !
1755 Allons-nous en Fossinde,
Vous verrez qu’à la fin
Il nous fera du mal.

FOSSINDE

Ne fuyez point, il vous courrait après,
Mais tenons bonne mine,
1760 Quelque berger peut-être surviendra.

SYLVANIRE

Dieux ! Qu’est ce que l’amour ?

ADRASTE

Ce que c’est que l’amour,
Je m’en vais le vous dire.
8
Amour, fillette, est le jeu coquimbert,
1765 Qui gagne perd.
Amour est au contraire
D’une châtaigne en gousse
Piquante par dehors,
Et par dedans fort douce.
1770 Amour est la lanterne,
Mais lanterne allumée,
Au dedans est le feu,
Dehors quelque clarté,
Mais beaucoup de fumée.

SYLVANIRE

1775 Mon dieu qu’il est plaisant.

FOSSINDE

Je trouve qu’il dit bien :
Mais faisons le parler.
Berger qu’est-ce qu’amour ?

ADRASTE

Amour c’est un vieux singe
1780 Qui fait à tous la moue,
Et mord souvent celui qui trop s’y joue.

SYLVANIRE

Ah ! Sur ma foi ma soeur
À ce coup il dit vrai.

FOSSINDE

Or sus qu’est ce qu’amour ?

ADRASTE

1785 Qu’est-ce qu’amour, c’est un gros escargot.

FOSSINDE

Escargot, et pourquoi ?

ADRASTE

Ah c’est d’autant, que pour peu qu’il séjourne
Soudain il fait les cornes :
Mais croyez, belle fille,
1790 Que de cet escargot
Vous êtes la coquille.

FOSSINDE

N’est-il pas bien plaisant ?
Or sus qu’est-ce qu’amour ?

ADRASTE

Amour c’est la quenouille
1795 Que plus l’on veut filer,
Et que plus on embrouille.

FOSSINDE

Non, non, tu te déçois.

ADRASTE

C’est donc une marmite
Et du feu par dessous :
1800 Le feu, filles, c’est vous,
Et nous les pois que le bouillon agite.

SYLVANIRE

Mais n’en faut-il pas rire ?

FOSSINDE

Dis donc qu’est-ce qu’amour ?

ADRASTE

Amour c’est un pourceau,
1805 L’ordure il aime fort,
Et ne vaut jamais rien
Sinon quand il est mort.

SYLVANIRE

Je crois bien qu’il dit vrai.

ADRASTE

Et bref amour ressemble à la souris
1810 Qu’un chat poursuit,
Et qui s’enfuit
Deçà, delà ;
Enfin voila
Qu’elle rencontre un trou,
1815 Monsieur le chat trompé
En peut chercher une autre à son souper.
Adraste il est bien vrai,
Doris te fît ainsi,
Trop injuste Doris,
1820 Trop ingrate Doris,
Lorsque pour Palemon
Adraste elle laissa,
Adraste elle trompa,
Adraste elle trahit,
1825 La perfide qu’elle est.

FOSSINDE

Il entre en sa furie.

ADRASTE

Où s’en est-elle allée
Avec son Palemon ?
La trouverai-je point
1830 Pour me venger quelquefois en ma vie ?
Oui je l’étranglerai
Avec mes propres mains,
Et son petit mignon,
Son aimé Palemon :
1835 Mais la voici.

SYLVANIRE

Ma soeur je meurs de peur.

FOSSINDE

Non, non, ce n’est point elle.

SYLVANIRE

Vous vous riez Fossinde,
Je vous jure ma soeur
1840 Que je tremble de crainte.

ADRASTE

Ce n’est pas celle-ci ?

FOSSINDE

Non, non, ce ne l’est pas.

ADRASTE

Ne serait-ce point toi,
Qui pensant me tromper
1845 As changé de visage ?

FOSSINDE

Non, non, la veux-tu voir,
La voilà ta Doris,
La voilà qui s’en va
Avec son Palemon.
À Doris.
1850 Bonjour belle Doris
Où courez vous si vite ?
Venez vers nous Doris.

ADRASTE

Venez vers nous Doris,
Doris venez vers nous.

FOSSINDE

1855 Ô comme elle s’enfuit !

ADRASTE

Elle s’enfuit, je l’atteindrai bientôt

FOSSINDE

Je savais bien qu’avec cet artifice
Nous nous en déferions.

SYLVANIRE

Dieu soit loué Fossinde :
1860 Mais avant qu’il revienne
Allons-nous en aussi :
Mais ô dieux il revient,
Fuyons, ma soeur, fuyons.

LE CHOEUR

Ceux qui d’amour font la peinture,
1865 Enfant ailé nous le feignant,
Sans savoir quelle est sa figure
Vont à l’aventure peignant.
Car il n’est mâle ni femelle,
Homme ni Dieu, jeune ni vieux,
1870 Mais plusieurs choses pêle-mêle
Dont il nous abuse les yeux.
Des dieux il a bien la puissance,
Mais des mortels l’infirmité,
Des femmes il a l’inconstance,
1875 Et des hommes la fermeté.
Du jeune il a la hardiesse,
Du vieux déjà le sang glacé,
Du sage il retient la sagesse,
Et la fureur de l’insensé.
1880 Lion de force et de courage,
Brebis de faiblesse et de peur,
Ferme rocher, plume volage,
Autant trompé comme trompeur.
Et bref, amour c’est un mélange
1885 De toutes choses en un point,
Dont la nature est tant étrange,
Qu’enfin je ne la connais point.
Je sais toutefois qu’on appelle
Comme je dis ce grand démon,
1890 Mais sa nature quelle est elle ?
Pour moi je n’en sais que le nom.

ACTE II §

SCÈNE I. §

SATYRE

Injuste amour, pourquoi si rarement
Unis tu les desseins
Des fidèles amants ?
1895 Pourquoi perfide as-tu tant de plaisir
De voir dedans deux coeurs
Un différent désir ?
Je brûle et meurs d’amour
Pour Fossinde la belle,
1900 Fossinde aime Tirinte,
Tirinte Sylvanire :
Et Sylvanire, ô dieux !
Ne daigne voir Tirinte,
Ni Tirinte Fossinde,
1905 Ni Fossinde cruelle
Me regarder, et si je meurs pour elle.
L’abeille aime les fleurs,
Mais le cruel amour
Se repaît de nos pleurs.
1910 Il aime, le cruel,
De voir languir, souffrir,
Puis à la fin mourir
Noyé dedans les larmes,
Sans que nulle douleur
1915 Que l’amant puisse avoir
L’émeuve à la pitié
Qu’il doit avoir de lui.
Vraiment tu montres bien
Que ta mère naquit
1920 Dans les flots de la mer ;
Et qu’on te doit nommer,
Au lieu d’amour amer :
Amer vraiment amour,
Puisqu’à ceux qui te suivent
1925 Tu ne donnes jamais,
Et telle est ta coutume,
Sinon de l’amertume.
Amers sont nos espoirs,
Amers sont nos désirs,
9
1930 Et d’absinthes amers
Sont mêlés nos plaisirs,
Si des plaisirs toutefois tu nous donnes.
Je sais bien que les dieux
Veulent que les mortels
1935 Cueillent toujours la rose
Au danger de l’épine,
Et que le miel si doux
Ne se prend dans la ruche
Sans courre le danger
1940 Des piquantes abeilles.
Mais ton rosier, amour,
Sans rose ne produit
Que des pointes tranchantes,
Et tes ruches sans miel
1945 Que des mouches piquantes ;
De sorte que la main
Qui veut cueillir tes fleurs,
Ou le miel que tu donnes,
Ne rencontre jamais
1950 Que des égratignures,
Ou bien, hélas ! Des cuisantes piqûres.
Tu sentis autrefois,
À ce que l’on nous dit,
Quelles sont de tes flèches
1955 Les blessures amères,
Quand pour une Psyché
Dessus toi même il te plut d’essayer
La force de tes coups ;
Et cela toutefois
1960 Ne t’a rendu plus doux
Envers ceux que tu blesses.
Mais je crois au contraire
Que cet essai t’a rendu plus cruel,
Comme si tu voulais
1965 Dessus autrui te venger de toi-même.
Et ne voyons-nous pas
La même cruauté
Dans le coeur de Fossinde ?
Car autrement, ô Fossinde cruelle,
1970 Qui pour Tirinte as ressenti le mal
Que tu me fais souffrir,
Comment ne changes-tu
Cette extrême rigueur,
Puisque tu sais quel tourment elle donne ?
1975 Ne vois-tu pas, bergère,
Qu’en cette cruauté
Que tu me fais sentir,
Très justement amour
Fait que Tirinte aussi
1980 Te dédaignant me venge ?
Mais faut-il que longtemps
Ce mépris je supporte ?
Moi, dis-je, qui ne cède
En noblesse de sang,
1985 Non pas même au dieu Pan :
Qui voit de mes troupeaux
Les campagnes couvertes ;
Troupeaux de qui le lait
Presque en toute saison
1990 Inonde ma maison :
10
Qui des biens de Cérès
11
Et de ceux de Pommone
Vois mes toits regorger,
Soit l’été, soit l’automne.
1995 Moi, dis-je, qui de force
12
Surpasse un Briarée,
Un Hercule en courage,
Et bref qui ne vois point
Un mortel qui m’égale,
2000 En tout ce qu’un mortel
Peut avoir d’estimable :
Supporterai-je encore longuement
Qu’une affectée, une imprudente fille,
Aille estimant un berger plus que moi ?
2005 Un berger qui n’a rien
Qui puisse être estimable,
Sinon qu’il a la peau tendre et douillette,
Le teint uni comme du lait caillé,
13
L’oeil affetté, le visage sans rides,
14
2010 Et les cheveux en ondes recrêpés,
Ressemblant mieux en somme
Une fille qu’un homme.
Ignorante bergère,
Si tu savais combien se doit fuir
2015 L’homme qui fait la femme,
Tu chérirais beaucoup plus mon visage,
Puisqu’étant homme
Un homme je ressemble,
Et non pas une fille
2020 Comme Tirinte fait.
Mais réponds-moi Fossinde,
Croirais-tu d’être aimable,
Si fille étant on voyait ton visage
Se revêtir de poil
2025 Comme celui des hommes ?
Comment trouves-tu beau
En ce tendre berger
De n’y remarquer rien
De l’homme que le nom ?
2030 Mais je prêche aux déserts,
Je parle aux vents, et je perds mes paroles :
Fossinde la cruelle
Ne m’entend point, et quand ma voix encore
Atteindrait ses oreilles,
2035 Je sais qu’en vain elle les entendrait,
Tant elle est affolée
De ce teint damoiseau,
De ces cheveux frisés,
De ces roses nouvelles
2040 Qu’un hiver flétrira,
Ou le moindre soleil
Dont il se hâtera :
Et c’est pourquoi je veux sans plus attendre
Lui montrer en effet
2045 Quel je suis, quel il est ;
Je ne veux plus recoure à ces prières,
Que jusqu’ici si vaines j’ai trouvées,
Je me veux désormais
Servir des avantages
2050 Que j’ai de la nature.
Tu m’enseignes, Tirinte,
Ce que je devrais faire,
Et jusqu’à ce moment
Je ne l’ai su connaître.
2055 Tu te prévaux des grâces que Nature
En ton visage a mises,
Et n’est-ce pas me dire,
Qu’il faut que je me serve
De ce que j’ai de même
2060 De plus avantageux ?
La force et le courage
Ont été mon partage ;
Donc par cette force,
Donc par courage
2065 Saisissons-nous de cette dédaigneuse,
Et montrons lui le courage et la force
Que nous avons, peut-être se voyant
Réduite à la merci
Que nous voudrons lui faire,
2070 Se repentira-t-elle
D’avoir été cruelle.
Qu’elle crie au secours,
Qu’elle appelle Tirinte,
Nous le verrons venir,
2075 Ce tendre jouvenceau,
Cette douce pucelle
Sous l’habit déguisée,
Et sous le nom d’un homme :
Si toutefois, ce que je ne crois pas,
2080 Il en a le courage,
Je jure Pan le grand dieu bocager,
Je jure de Lignon l’un et l’autre rivage,
Je jure par les bois
15
Dont Isoure s’honore ;
2085 Et bref je jure et je proteste ici
Par mon bras invincible,
Que s’il y vient au secours de la belle,
Je veux de cette masse
Ravir d’un coup vainqueur,
2090 Et l’âme de son corps,
Et l’amour de son coeur.
Je sais que bien souvent
Elle vient par ces bois,
Cette imprudente fille,
2095 Je m’en vais me cacher
Dans ce buisson touffu,
Attendant qu’elle vienne :
Si je puis l’attraper,
Elle aura beau crier
2100 Avant qu’elle m’échappe :
Aussi bien m’a-t-on dit
Que bien souvent ces belles
Veulent que leurs faveurs
On prenne en dépit d’elles,
2105 Et que par force on semble être vainqueur
D’un combat, où vaincues
Elles sont de bon coeur.

SCÈNE II. §

SYLVANIRE

Le ciel jamais ne fait rien d’inutile,
À ce que l’on nous dit ?
2110 Mais pourquoi donne-t-il,
S’il est ainsi, la franche volonté
Au sexe dont je suis,
Puisque jamais on ne voit que la femme
Se puisse prévaloir
2115 De son propre vouloir :
Tant que nous sommes filles
Se peut-il voir esclave
Plus sujet que nous sommes
Aux volontés du père et de la mère ?
2120 Et si nous espérons
De rompre ces liens
Avec le mariage,
Que nous sommes déçues,
Puisque d’autres liens
2125 Mille fois plus serrés
Mettent en servitude
Encor nos volontés :
Car les maris (enfin ce sont les hommes
Qui firent cette loi)
2130 Les maris, dis-je, avec tyrannie
Vont s’usurpant toute l’autorité
Sur notre volonté.
Que si le ciel enfin,
Rompt encor ces liens
2135 Qu’un mariage étreint,
Nous séparant par la mort d’un mari,
Nous voila rattachées
Encore de nouveau
Par d’autres noeuds plus forts que les premiers.
2140 Le père s’il survit,
Ou bien à son défaut
Le plus proche parent,
Nous prive incontinent
De pouvoir disposer,
2145 Ainsi que nous voudrions,
Du reste de nos jours.
S’il est ainsi (comme il n’est que trop vrai)
Qu’on me dise en quel temps
Nous peut jamais servir
2150 La libre volonté
Que du ciel nous avons.
Ô misérable état !
Que celui de la femme,
De qui la volonté
2155 N’est jamais de saison,
Et de qui la raison
Est sans autorité :
Et toutefois il ne faut pas se plaindre
De ce grand dieu sous telle servitude ;
2160 Car ce n’est pas de lui
Dont procède ce mal,
Les hommes seuls, ah ! Ce sont les seuls hommes,
Qui par la force ont ces lois établies :
Lois injustes sans doute,
2165 Puisqu’à notre dommage
Elles ne sont qu’à leur seul avantage.
Ne voilà pas, dois-je dire mon père,
Ou Ménandre plutôt
Sans ce doux nom de père,
2170 Puisque le père à son enfant jamais
Ne doit ravir la vie,
Et qu’il ravit la mienne
Par la force qu’il fait,
Ou qu’au moins il veut faire
2175 Contre ma volonté.
Ne voila pas cet avare Ménandre,
Ainsi le nommerai-je ;
Ô dieu ne voilà pas
Qu’avec mille rigueurs
2180 Il veut sacrifier
La pauvre Sylvanire
À ce fâcheux Théante,
Qui m’est plus en horreur
Que l’horreur ne peut être.
2185 Ah ! J’aime mieux, j’aime bien mieux cent fois
Épouser un tombeau.
Fasse le ciel ce qu’il voudra de moi,
Jamais, quoiqu’on m’en die,
Je n’y consentirai.
2190 Et lorsque par la force
On m’y voudra contraindre,
La mort plus douce avec son secours
Abrégera mes jours :
Tout le regret qu’alors
2195 Dans le cercueil je pourrai ressentir,
Sera sans plus de te laisser, Aglante,
Avec l’opinion
Que Sylvanire est ingrate envers toi :
Car je confesse, et je l’avoue ici,
2200 Où pour témoins j’ai seulement ces arbres,
Que tes vertus, Aglante,
Que ta discrétion, que ton affection,
Et que tes longs services
Méritaient de trouver
2205 Quelque autre plus heureuse
Que Sylvanire à ton dam ne l’est pas.
Mais que saurais-je faire,
Puisque si je t’aimais
Il faudrait bien aussi
2210 (Ainsi le veut ma cruelle misère)
Et souffrir, et me taire.
Ménandre qui desseigne
De m’allier à ce riche berger,
Ô damnable avarice !
2215 Ne tourne pas les yeux
Sur ce qui vaut le mieux,
J’entends sur ta vertu,
Et dessus tes mérites :
Mais l’éclat seulement
2220 D’un métal qui reluit
À l’oeil avare, également nous nuit.
Ne trouve donc étrange,
Aglante que j’estime
Plus que tous les bergers
2225 Des rives de Lignon,
Si dedans les liens
Du devoir retenue
Connaître tu ne peux
Le bien que je te veux.
2230 J’aime mieux que la mort
Mette fin à ma vie,
Que si l’on pouvait dire,
Amour enfin a vaincu Sylvanire.

SCÈNE III. Tirinte, Sylvanire. §

TIRINTE

Quelle heureuse rencontre
2235 Est celle que je fais,
Vous trouvant Sylvanire.

SYLVANIRE

Tirinte je ne sais
Pourquoi tu veux nommer
Heureuse ma rencontre,
2240 Puisque si nul ne peut
Donner ce qu’il n’a pas,
Comment te donnerai-je
Ce bonheur que tu dis,
Si le bonheur jamais
2245 Avec moi n’habita ?

TIRINTE

Heureuse avec raison,
Ô belle Sylvanire !
Mon coeur vous peut bien dire,
Puisque non seulement
2250 On vous doit estimer
Pour vos perfections,
Et pour votre beauté,
Sur toutes bien heureuse ;
Mais plus encor pour pouvoir, s’il vous plaît
2255 Rendre heureux un amant
D’un clin d’oeil seulement.

SYLVANIRE

Malaisément celui
Peut rendre heureux autrui,
Dont le pouvoir en son malheur extrême
2260 Est faible pour soi-même.

TIRINTE

Ne dois-je pas heureux dire celui,
Qui (s’il le veut) peut rendre heureux autrui,
En chassant de soi même
Le mal qu’il croit extrême.

SYLVANIRE

2265 Ce sont discours dont Tirinte repaît
Ceux qui veulent le croire ;
Mais, ô berger, je sais pour mon malheur
Que ces propos ne sont que flatterie,
Et que mon mal est chose véritable.

TIRINTE

2270 Aimer et vous flatter
Sont deux choses contraires,
Si bien que quand vous dites
Que Tirinte vous flatte,
Vous lui dites de même
2275 Que son coeur ne vous aime.

SYLVANIRE

Si nous flatter et nous aimer ensemble
Sont tant incompatibles,
Il est certain, Tirinte,
Que toutes nous pouvons
2280 Jurer assurément,
Que nul homme jamais
Ne se peut dire amant.

TIRINTE

Blasphème insupportable !

SYLVANIRE

Toutefois véritable.

TIRINTE

2285 Mais la fausseté même.

SYLVANIRE

Que sans flatter quelqu’homme puisse aimer ?
Et réponds-moi Tirinte,
N’est-ce pas bien flatter
De dire une beauté
2290 Être toute parfaite,
Où d’autres yeux remarquent cent défauts ?

TIRINTE

Ce mystère d’amour,
Ô belle Sylvanire,
Se peut mieux ressentir
2295 Qu’il ne se peut pas dire ;
Et toutefois pour vous ôter d’erreur
Je vous dirai, qu’il est vrai que l’amant
Estime la beauté
Qu’il aime et qu’il adore,
2300 Plus parfaite et plus grande
Que toutes les beautés
Qui sont en l’univers ;
Et s’il l’estime telle
Vous êtes bien cruelle,
2305 Vous disant ce qu’il croit,
De l’estimer flatteur.

SYLVANIRE

Il est donc un menteur.

TIRINTE

Mentir, c’est quand on parle
Contre la vérité
2310 Qui nous est bien connue,
Et qu’en soi-même
On sait bien que l’on ment :
Mais l’amant n’est pas tel,
Parce qu’en vérité
2315 Il croit celle qu’il aime
Unique en sa beauté,
Et toutefois peut-être il se méprend.

SYLVANIRE

Il est donc ignorant.

TIRINTE

Ignorant, je l’avoue :
2320 Mais de cette ignorance
On ne le peut blâmer,
Ayant pour précepteur
Des dieux le dieu plus grand,
Le puissant dieu d’amour,
2325 Amour de qui les lois
Sans châtiment ne se peuvent enfreindre
Par le fidèle amant.
Car sachez, Sylvanire,
Qu’aussitôt que l’amour
2330 Se rend maître de nous,
Incontinent d’un art industrieux
Nos yeux il change avec ses propres yeux ;
De sorte qu’aussitôt
Que nous sommes amants
2335 Notre oeil ne nous sert plus,
Et nous ne voyons rien
Qu’autant qu’il plaît au sien :
Et cela c’est d’autant
Que nul ne peut aimer
2340 Que ce qu’il juge beau ;
Mais un tel jugement
Jamais ne se produit
Sinon par le rapport
Que les yeux nous en font.
2345 Or ce grand dieu d’amour
Qui veut que chacun aime,
Sans changer le visage,
Avec ses propres yeux
Trompe le jugement
2350 Que peut avoir l’amant :
Et de là vient qu’on dit
Par un commun discours,
Jamais laides amours.

SYLVANIRE

Et par ainsi Tirinte
2355 Sans offense on peut dire,
Qu’amour est un trompeur ;
Et que tous les amants
Font de faux jugements.

TIRINTE

Vous pourriez bien mieux dire,
2360 Bergère, s’il vous plaît.

SYLVANIRE

Et que pourrais-je dire ?

TIRINTE

Que tout amant adore
La personne qu’il aime,
Et que n’ayant des yeux
2365 Que pour voir ses beautés,
Il ne saurait juger
Rien qui soit plus aimable :
De là vient que son coeur
Est plein de passion,
2370 Quand l’ingrate beauté
Qu’il aime et qu’il adore,
Ne correspond à son affection.
Par là vous jugerez
Quel est le mal que supporte Tirinte
2375 Adorant Sylvanire,
Sylvanire la belle,
La belle, mais cruelle,
Cruelle, ô dieux, mais toutefois aimée
Plus encor mille fois
2380 Qu’elle n’est pas cruelle.

SYLVANIRE

De quelle cruauté
Tirinte te plains-tu ;
Et qu’est-ce que tu veux
Que Sylvanire fasse
2385 Avec la raison ?

TIRINTE

Avec la raison
Vous devez, Sylvanire,
Aimer celui qui n’adore que vous :
Amour l’amour demande,
2390 Et la moisson de l’amour c’est amour.

SYLVANIRE

Et cette loi dis-moi
Se doit-elle observer
Par les bergers comme par les bergères ?

TIRINTE

D’une loi générale
2395 Personne n’est exempt,
Et cette loi, bergère,
Aime celui qui t’aime,
Est une loi que la nature a faite,
Que la raison approuve,
2400 Que l’amour autorise,
Et que chacun observe,
Si ce n’est vous cruelle Sylvanire.

SYLVANIRE

Pour moi j’en suis exempte,
Parce que dans mon coeur,
2405 Et la nature, et la raison aussi,
Ont empreint une loi
D’un chaste caractère
À celle-ci contraire,
Qui dit ainsi : sage n’aime jamais
2410 Si tu veux vivre en paix.
Et quand aux ordonnances
De l’amour que tu dis,
Je fais gloire, Tirinte,
De ne rien observer
2415 De tout ce qu’il commande.
Mais toi, berger, pourquoi n’observes tu
La loi que tu confesses
Être si juste et bonne ?

TIRINTE

Je fais bien davantage
2420 Que d’observer la loi :
Car, Sylvanire, j’aime
Autrui plus que moi-même,
Et de plus j’aime, hélas !
Ce qui ne m’aime pas.

SYLVANIRE

2425 Non ce n’est pas cela,
Berger, que je veux dire,
Aime, aime seulement
La personne qui t’aime,
Observe bien la loi
2430 Sans y rien ajouter.

TIRINTE

Si je ne dois aimer
Sinon celui qui m’aime,
Qui puis-je aimer si Tirinte je n’aime ?

SYLVANIRE

Berger menteur que n’aimes-tu Fossinde,
2435 Fossinde qui t’estime,
Fossinde qui mérite
Pour ses vertus d’être de tous aimée,
Et qui par ses beautés,
Et ses perfections,
2440 Pourrait bien acquérir
Le plus parfait berger
De toute la contrée,
Si seulement son coeur y consentait.
Tu ne me réponds rien,
2445 Es-tu muet ? As-tu perdu la langue ?

TIRINTE

Cruelle Sylvanire,
Injuste Sylvanire,
Ingrate Sylvanire,
Il ne te suffit pas
2450 De tes dédains et de tes cruautés,
Pour tourmenter ce coeur
Dont ton oeil est vainqueur,
Si de plus tu n’ajoutes
À tant de cruautés,
2455 Quoiqu’elles soient extrêmes,
Encore ce tourment
D’une importune fille,
Que plutôt que d’aimer
Dedans Lignon je voudrais m’abîmer.
2460 Ah bergère ! Ah bergère !
Si toutefois bergère
Une cruelle, une injuste, une ingrate,
On peut nommer sans offenser ce nom :
Cruelle, injuste, ingrate,
2465 Si tu savais quelle est l’affection
Que Tirinte te porte,
Tu parlerais pour certain d’autre sorte.
Amour ne peut sur une vraie amour
Anter une autre amour,
2470 Il faut que l’une meure,
Et pour moi je te jure
Que mille morts je m’élirais plutôt
Que l’amour de Fossinde,
Fossinde l’importune,
2475 Fossinde que je hais,
Si ce que tu me dis
Est chose véritable,
Autant comme elle m’aime.
Dis-le lui, Sylvanire,
2480 Si pourtant il te reste,
Cruelle, injuste, ingrate,
Encor quelque pitié :
Dis-le lui seulement ;
Dis-le lui hardiment,
2485 Et que jamais, jamais
Elle n’espère en moi,
Ni plus d’amour,
Ni moins de haine aussi.

SYLVANIRE

Tirinte c’est à tort
2490 Que tu me vas blâmant,
Écoute mes raisons.
Mais dieu voici mon père
Je ne veux pas l’attendre.

SCÈNE IV. Ménandre, Tirinte, Alciron §

MÉNANDRE

Mais ne l’ai-je pas vue,
2495 Cette imprudente fille
Que je vais recherchant ?
Tirinte dis-le moi
N’est-ce pas Sylvanire
Celle-là qui s’enfuit ?

TIRINTE

2500 Tes yeux, ô bon Ménandre
Cette fois t’ont déçu.

ALCIRON

Que c’est bien Sylvanire.
Tyr parce que la bergère
Que tu prends pour ta fille
2505 C’est la jeune Almerine,
Almerine qui cherche
Par ces buissons touffus,
Et parmi ces rivages,
La brebis la plus chère
2510 Qu’elle ait dans son troupeau.

MÉNANDRE

Almerine dis-tu,
Et non pas Sylvanire ?

TIRINTE

Almerine, il est vrai.

MÉNANDRE

Je confesse, berger,
2515 Que mes yeux à ce coup
Ont été mensongers.

ALCIRON

Ou bien plutôt Tirinte.

MÉNANDRE

Mon dieu que la jeunesse
Tout à coup se fait grande ;
2520 Je la vis, cette fille,
Chez son père Andronire,
Si j’ai bonne mémoire,
Six lunes ne sont pas
Encore bien passées,
2525 Mais certes si petite,
Que c’est avec raison
Si mes yeux m’ont trompé
S’étant faite si grande
Depuis si peu de temps.
2530 Il est vrai que les filles,
Ainsi comme l’on dit,
Croissent en une nuit ;
Il faut bien qu’Andronire
Commence d’avoir soin
2535 De lui trouver mari,
Et surtout de l’argent :
Car aujourd’hui c’est l’argent qui fait tout.
Tant de beauté qu’on veut,
Tant d’attraits agréables,
2540 Tant de nobles aïeuls,
Tout cela ce n’est rien,
Si pour enseigne il ne pend au logis
Or et argent, personne ne la veut,
Cette extrême beauté,
2545 Ces attraits agréables,
Sinon peut-être un autre encor plus pauvre
Mais aussi n’est-ce pas
Une grande folie
Que de se marier,
2550 Si l’argent comme guide
Ne marche le premier ?
Personne ne se paît
Trois jours entiers de la seule beauté,
Depuis qu’il faut mettre couteaux sur table,
2555 Il faut bien d’autres choses
Que ces afféteries,
Que ces attraits aimables,
Ni que tant de beautés ;
Cent quintaux assemblés
2560 De telle marchandise,
Ne saouleraient le moindre de tous ceux
Qui sont dans un logis.
Ah ! Si ces jeunes filles,
Je parle pour la mienne,
2565 Savaient combien est grande
La peine que l’on a
Pour conduire un ménage,
Pour éviter la pauvreté honteuse,
Et combien peu se trouvent aujourd’hui
2570 De partis convenables,
Je sais bien pour certain
Qu’elles ne seraient pas
Si peu reconnaissantes,
Qu’elles ne les reçussent,
2575 Ces partis quand ils viennent.
Mais pour notre malheur
Cette inexperte et peu sage jeunesse
Ne reconnaît jamais
Son bien, que quand il est outrepassé :
2580 Mais lors il n’est plus temps,
Ô jeunesse imprudente,
Tu l’as beau rappeler
Par les regrets d’un trop tard repentir,
N’espère plus qu’il doive revenir.
2585 Le propre de ce point,
Qu’en toute affaire il faut savoir connaître,
Est de telle nature,
Que jamais plus, jamais il ne rappelle
16
Ces pas fuitifs pour retourner vers nous.
2590 Quand il nous vient trouver
Sachons le prendre, ou bien n’espérons plus
De le revoir une seconde fois :
Mais c’est grand cas de l’extrême imprudence
Qui suit cette jeunesse,
2595 Inexperte jeunesse,
Et jeunesse peu sage,
La mère très féconde
Des incommodités
Qu’en vieillesse on ressent.
2600 Encor serait-ce peu ;
On les pourrait conduire,
Ces ignorantes filles,
Pourvu qu’avec toute leur ignorance
Elles crussent à ceux
2605 Qui sont plus sages qu’elles.
Mais tant s’en faut elles ont un vouloir,
Et puis Dieu sait comme il est bien fondé,
Qu’à faute de raison
Elles vont soutenant
2610 D’opiniâtreté.
Ô de mon temps qu’une fille eut osé
Dire sa volonté,
Et celui-ci me plaît
Plus que non pas cet autre,
2615 Elle eut été tenue
Pour montre entre les filles,
Et chacun dans la rue,
En la voyant passer,
Vous l’eut montrée au doigt,
2620 Disant, c’est celle-la.

ALCIRON

Mais d’où viennent ces plaintes,
D’où viennent ces censures
Que tu fais, ô Ménandre ?

MÉNANDRE

Alciron elles viennent
2625 D’une juste douleur
Qui me presse et m’oppresse
En ma faible vieillesse.

ALCIRON

Ménandre bien souvent
Nous nous représentons
2630 Les maux plus grands qu’en effet ils ne sont.

MÉNANDRE

Qu’ils ne sont que trop grands
Ceux desquels je me plains,
Et je te les veux dire,
Et t’en faire le juge,
2635 Si je te dis que j’aime
Ma fille Sylvanire.

TIRINTE

Aussi fait bien quelque autre.

MÉNANDRE

Autant qu’on puisse aimer
L’enfant qu’on a fait naître,
2640 C’est chose superflue ;
Car outre les raisons
Que tous les pères ont,
Encor s’il m’est permis,
Quoiqu’elle soit ma fille,
2645 De le dire, berger,
Encore ses vertus
M’obligent à l’aimer.

TIRINTE

Et d’autres sa beauté.

MÉNANDRE

Car certes je puis dire
2650 De n’avoir jamais vu
En cette jeune fille
Une seule action
Qui ne soit à louer,
Sinon pour le sujet dont je te veux parler :
2655 Et c’est pourquoi chargé d’âge et de peine,
Ainsi que tu me vois,
Je vais toujours rêvant à son profit,
Sans pardonner à ces jambes tremblantes,
Et sans flatter ces bras
2660 À moitié décharnés ;
Je vais sans cesse, et sans cesse je cherche,
Et me travaille, afin de voir un jour
Qu’elle soit bien à son contentement.
Or j’ai tant fait avec mes amis
2665 Que le berger Théante,
Théante à qui le ciel
D’une main libérale
A donné tant de biens,
Veut contracter alliance avec elle.

TIRINTE

2670 J’en ferais bien autant.

MÉNANDRE

Dieu sait combien heureuse
Une fille sera parmi tant de richesses ;
Car rien ne défaut là
Qu’elle puisse vouloir.

TIRINTE

2675 Elle voudrait un homme,
Et non pas une bête.

MÉNANDRE

Et toutefois cette jeunesse folle,
Cette imprudente fille,
Quand je lui dis que Théante la veut.

TIRINTE

2680 Aussi feraient bien d’autres.

MÉNANDRE

Théante l’héritier
Du plus riche berger
De toute la contrée,
Elle tourne la tête,
2685 Comme si cette offense
Était insupportable,
Elle demeure muette
À ce que je lui dis,
Comme si ce parti
2690 Se devait dédaigner.
Que si lors je la presse
De me faire réponse,
Les soupirs la devancent
Suivis de tant de pleurs
2695 Qu’elle ne peut parler,
Et si je la contrains
Enfin de me répondre,
Parmi les pleurs et les sanglots menus,
Toujours un non s’échappe de sa bouche,
2700 Et puis après ce non,
Cent protestations
Qu’elle veut être ou vestale ou druide.

TIRINTE

Quelle dévotion !

MÉNANDRE

Dieux, que ferais-je là ?
2705 Je me vois vieux, et désormais plutôt
Je dois songer au départ qu’il faut faire,
Que de penser aux affaires d’autrui,
Que si je meurs, ah ! Que deviendra-t-elle ?

TIRINTE

Qu’elle vienne vers moi.

MÉNANDRE

2710 Ah, qui ne sait combien est misérable
Une jeune orpheline,
Entre les mains de ceux
Qui n’ont que le souci
De leurs propres enfants :
2715 Si dedans le cercueil
On a le souvenir
Des choses des vivants,
Dieu quel serait l’ennui,
Quel serait le regret
2720 De voir ce jeune enfant
Qui n’a point de malice,
Entre les mains de tel
Qui la dédaignerait,
Et la ferait servir
2725 Ainsi comme une esclave
Aux choses les plus viles.

ALCIRON

Ô Ménandre, ô Ménandre,
Je n’eusse jamais cru
Qu’il sortit de ta bouche
2730 De semblables paroles :
Toi dont le nom par réputation
Porte avec soi le titre de prudence.

TIRINTE

Voilà comme on se trompe.

ALCIRON

Comment ? Tu veux marier une fille
2735 Contre sa volonté ?

MÉNANDRE

Et quelle volonté
Doit avoir une fille ?

ALCIRON

Celle de sa raison.
Crois-tu qu’elle soit folle ?
2740 Que si cela n’est pas,
Pourquoi sa volonté
Ne se réglera-t-elle
Aux lois de la raison ?
Et pourquoi dois-tu croire
2745 Qu’aussi cette raison
Ne lui fasse vouloir
Ce qu’elle doit vouloir ?
Aux bêtes plus grossières,
Les voulant conserver,
2750 Ne suivons-nous, Ménandre, leur vouloir ?
Et nos brebis quand elles veulent boire
Les faisons-nous au contraire manger ?

MÉNANDRE

Nature leur apprend
D’une soigneuse cure.

ALCIRON

2755 Crois-tu que plus avare
Soit pour nous la nature ?

MÉNANDRE

Quoi donc l’expérience
Ne servira de rien ?

ALCIRON

L’expérience est bonne,
2760 Mais chacun sait son bien.

MÉNANDRE

Par ainsi les plus vieux
N’auront point d’avantage.

ALCIRON

Ils l’auront bien, Ménandre,
Mais qu’ils soient les plus sages.

MÉNANDRE

2765 Et leur expérience ?

ALCIRON

Jointe avec la prudence,
Autrement sois certain
Que cette expérience
Sert de si peu de chose,
2770 Que c’est grande imprudence
De mettre entièrement
Tout son bonheur sur chose si douteuse.
J’ai vu des mêmes causes
Produire bien souvent
2775 Des effets différents.

MÉNANDRE

Rien donc, berger, au monde n’est certain,
Puisque l’expérience est encore douteuse.

ALCIRON

Qu’il soit ainsi, Ménandre,
Que rien dedans le monde
2780 Ne puisse être certain,
Faut-il pourtant conclure
Que cette Sylvanire,
Ô dieux ! Qui n’en peut mais,
Soit pour cela malheureuse à jamais ?

MÉNANDRE

2785 Au contraire, berger,
Heureuse elle sera,
Pourvu qu’elle me croie :
Alciron mon ami
Qu’elle aura de troupeaux ?

TIRINTE

2790 Mais qu’elle aura de maux.

MÉNANDRE

Que de grands héritages ?

ALCIRON

Que de cruels servages.

MÉNANDRE

Que de belles maisons ?

TIRINTE

Que de tristes prisons.

MÉNANDRE

2795 Que de riches habits ?

ALCIRON

Que de mortels ennuis.

MÉNANDRE

Que lui défaudra-t-il
Ayant tant de richesses ?

ALCIRON

Sans le contentement
2800 Ce ne sont que tristesses.

MÉNANDRE

Avec la pauvreté
Toute chose déplaît.

ALCIRON

Riche est la pauvreté
Lorsque contente elle est.

MÉNANDRE

2805 D’être contente et riche
Qui l’en empêchera ?

ALCIRON

Le choix que tu feras.

MÉNANDRE

Théante l’aime tant :

ALCIRON

Elle le hait autant.

MÉNANDRE

2810 Enfin il la vaincra.

ALCIRON

Peut-être il la vaincra,
Mais elle est très certaine
Que maintenant elle ne l’aime point ;
De sorte que ton choix,
2815 Sous la faible espérance
De ce bien incertain,
Lui donne un mal certain.

MÉNANDRE

Il est beau sans mentir
Qu’une fille ait un choix.

ALCIRON

2820 Et sans choix n’est-ce pas
Une pièce de bois ?

MÉNANDRE

Quoi choisir un mari ?

ALCIRON

Et quoi donc un fuseau ?
Ô trop insupportable
2825 Des pères l’ignorance,
Ou plutôt cruauté
Qu’on peut avec raison
Appeler tyrannie.
Si pour filer une pauvre quenouille
2830 Leurs filles vont choisir
Entre cent un fuseau,
Ils ne l’empêchent pas,
Et leur laissent le choix
De celui qu’elles veulent :
2835 Mais s’il leur faut un mari pour jamais,
Non, non, il ne faut pas
Qu’elles le puissent faire,
Dit aussitôt le père.
Ô pauvres vieux rêveurs
2840 Qui pensez sous vos lois,
Étant dans le tombeau,
Retenir vos enfants,
Qui pensez imprudents
Qu’ils aient même goût
2845 En leurs tendres jeunesses,
Que vous avez en vos rances vieillesses :
Que vous êtes déçus,
Que vous êtes trompés ;
Ceux que vous leurs donnés
2850 Pour être leur maris,
Deviennent, croyez-moi,
Les plus fiers ennemis
Qu’elles puissent avoir :
Et faites par ainsi
2855 Qu’hélas ! Ces mariages,
Au lieu d’être en effet
Des champs élysiens,
Des paradis d’amour,
Ainsi qu’ils doivent être,
2860 Se trouvent des prisons,
Ou plutôt des enfers,
Pour tourmenter vos filles.
Car juge un peu quel plaisir leur doit être
De se voir à jamais
2865 Entre les bras des maris qu’elles ont
Plus mille fois en horreur que la mort :
Leurs baisers ne leur sont
Que des cruels supplices,
Leurs plus douces caresses
2870 Des absinthes mortels,
Leurs honneurs des mépris
Qui blessent leur courage,
Et leurs dons des outrages.
Et quelques uns s’étonnent
2875 Qu’on remarque si peu
De contents mariages,
C’est vous autres sans plus,
C’est votre cruauté,
C’est votre tyrannie,
2880 Qui cause ces désordres :
Si vous laissiez choisir
Aux filles leurs époux,
Chacune choisirait
Celui qu’elle aimerait :
2885 Mais votre autorité
Leur donne des maris
Qu’elles voudraient pleurer
Plutôt dans le tombeau
Un siècle entier, que non pas un moment
2890 Caresser en amant.
Que si comme tu dis
On a dans le cercueil
Des vivants la mémoire,
Quel regret auras tu,
2895 Étant chez Radhamanthe,
Réponds, réponds, Ménandre,
De savoir par ton choix
Ta fille misérable,
Par dessus la misère
2900 De tous les malheureux
Qui vivent dans le monde ?
De savoir qu’à toute heure,
Pour son bonheur plus grand
Elle ne requerra
2905 Qu’une hâtive mort ?
Les imprécations,
Les malédictions
Que tu peux bien prévoir,
Ne te font-elles point
2910 Et frémir et trembler ?
Quel repos auras-tu
Dans ce triste tombeau,
Où chaque jour cette pauvrette ira
Pour te maudire,
2915 Et tes cendres aussi,
Comme l’auteur de toutes ses misères ?
Ô vieillards abusés
Laissez à vos enfants,
Laissez, laissez choisir,
2920 Selon leur volonté,
Les maris qu’elles veulent,
Ou pour le moins nul de vous ne les force
Avec violence
D’épouser les personnes
2925 Qu’elles aiment, ainsi
Qu’on aime le trépas.
C’est la sage nature,
Qui vous ordonne avec moi cette loi,
Jamais elle ne fait
2930 Une union de deux choses contraires,
Sinon par un milieu
Qui sympathise aux deux.

MÉNANDRE

Pourquoi n’aimeront-elles
Des maris dignes d’elles ?

ALCIRON

2935 Ô vieillard peu savant,
Ne sais-tu pas que le mérite seul
Est le plus grand empêchement de tous
Pour obtenir le bien que l’on désire ?
Ne sais-tu pas que l’amour a pour soi
2940 D’autres raisons que n’ont pas tous les dieux ?
Sache, sache, Ménandre,
Que la raison d’amour,
Et je dis la meilleure,
C’est de dire, il me plaît,
2945 Ou bien ne me plaît pas,
Chercher dedans ces lois
Ou dans ces volontés
Quelque meilleur pourquoi,
C’est bien être ignorant
2950 Du pouvoir de l’amour.

MÉNANDRE

Alciron mon ami,
Coupons là ce discours,
C’est assez pour ce coup,
Lorsque tu seras père
2955 Fais comme tu voudras,
Et s’il te semble bon,
Permets non seulement
À ta fille de prendre
À son choix un mari,
2960 Mais trente si tu veux ;
Et si ce n’est assez,
Donne lui, mon ami,
Tous ceux qu’elle voudra,
Ou bien tous ceux encore
2965 Qui la voudront avoir ;
Ce n’est pas ce souci
Qui le plus me travaille,
Chacun fasse à son gré
Du sien comme il l’entend.
2970 Mais quant à Sylvanire
Je veux qu’elle l’épouse,
Ce berger que je dis,
Je sais mieux qu’elle même
Ce qu’il lui faut : mais avec toi, berger,
2975 Je n’en veux plus parler,
Tu causes trop pour moi :
Quel précepteur de filles,
Je t’en ferai donner
Par nos voisins afin de les instruire ;
2980 Prépare ton logis pour les bien recevoir.
Je vous laisse à penser
Le gentil discoureur que nous avons trouvé,
Et les belles leçons
Qu’il leur enseignerait.

ALCIRON

2985 Adieu, Ménandre, adieu,
Au moins ressouviens-toi
Qu’Alciron aujourd’hui
T’a dit la vérité :
Un jour, je le sais bien,
2990 Un jour il adviendra,
Que tu regretteras
De n’avoir pas suivi
Un si sage conseil.

SCÈNE V. Alciron, Tirinte. §

ALCIRON

Le voila bien fâché :
2995 Pourquoi n’a-t-il encore
Avec ses déplaisirs,
Tous ceux que la fortune
Me prépare à jamais.

TIRINTE

Ah ! Cher ami, les déplaisirs qu’il a,
3000 Ou tous ceux que quelque autre
Pourra jamais souffrir,
Ne sauraient égaler
Ceux que mon coeur endure.

ALCIRON

Chacun prétend tout de la même sorte,
3005 Qu’il n’est nul mal que le mal qu’il supporte.

TIRINTE

Ami, si tu savais
Quel est le mien, tu dirais avec moi
Qu’où la mort ne suffit
À plaindre des malheurs,
3010 Trop faibles sont les pleurs.

ALCIRON

Plus on redoute un mal,
Et plus aussi se fait-il ressentir :
Mais tiens ceci de moi
L’effet est toujours moindre,
3015 Et du bien et du mal,
Que n’est l’opinion.
Mais quel mal, ô Tirinte
Est celui qui t’afflige ?

TIRINTE

À quoi sert-il de découvrir la plaie,
3020 Que la grandeur a rendue incurable ?

ALCIRON

Un bon ami souvent
Nous donne des conseils
Contre nos déplaisirs,
Que de nous seuls nous n’eussions su choisir.

TIRINTE

3025 Il est vrai, je l’avoue,
Mais c’est aux maux qui se peuvent guérir,
Et non en ceux qui n’ont point de remède.

ALCIRON

L’essai n’en coûte rien.

TIRINTE

Ah ! Combien, Alciron,
3030 Est arrogant l’essai
Qui pense atteindre au dessus de l’espoir.

ALCIRON

Encor le faut-il voir,
Jamais d’un mal l’on ne sait la grandeur
Qu’on ne l’ait mesurée,
3035 Et faible est le courage
Qui ne se hausse avec l’espérance,
Autant que lui permettent
Les lois de la raison.

TIRINTE

C’est la raison, Alciron, qui m’empêche
3040 De pouvoir espérer quelque remède
Au mal qui me possède :
Et toutefois puisqu’ainsi tu le veux,
Je le veux bien de même ;
Je le veux bien te le dire, berger :
3045 Non pas pour soulager
Un mal que je connais
Sans nul soulagement ;
Mais seulement afin de satisfaire
Aux lois de l’amitié
3050 Entre nous contractée.
Saches donc, Alciron,
Que j’aime et que j’adore
Plus que je ne puis dire,
La belle Sylvanire.
3055 Cent fois elle m’a vu
Prêt à mourir pour elle,
Sans que ce coeur cruel,
Ce coeur de diamant,
Ait jamais fait paraître
3060 D’être sensible aux traits de la pitié.
Elle m’a vu sur l’excès de mon mal
Presque dissoudre en pleurs,
Noyer ces mains de larmes inutiles,
Sans que jamais elle ait fait action
3065 Qui peut faire juger
Que de mon mal elle eut compassion.

ALCIRON

Donc l’amour d’une bergère ingrate
Te tourmente si fort,
Et tu ne peux ravoir ta liberté
3070 Des mains de cette fille ?
Vois-tu Tirinte, et tiens cela de moi,
On ne se doit jamais
Tellement enfoncer
Aux bourbiers de l’amour,
3075 Que quand on le voudra
Les pieds l’on n’en retire.

TIRINTE

Aussi bien comme toi
Je sais ce qu’il faut faire :
Mais de le pouvoir faire,
3080 Ô cher ami, cela m’est défendu.

ALCIRON

Si sais-je bien que de ces passions,
Et que de ces transports,
Dont les amants remplissent les oreilles
De ces jeunes beautés,
3085 Qui les vont écoutant,
Il en reste toujours
Bien moins dedans leurs coeurs
Que dedans leurs discours,
Et je sais bien encore beaucoup mieux,
3090 Que l’amour n’a de vie
Qu’autant qu’il plaît au coeur qui veut aimer ;
Et que ce dieu, ce dieu que nous feignons
Vaincre avec des yeux
Les hommes et les dieux,
3095 N’a sur nous nul pouvoir
Que par notre vouloir :
Et de là je conclus,
Quoi que tu saches dire,
Que de ce mal ton âme guérira
3100 Alors qu’il lui plaira.
L’on dit qu’amour est un puissant désir
De sa perfection,
Par l’union du bien qui nous défaut :
Crois moi, Tirinte, amour est au contraire
3105 Un défaut de raison,
Un accès violent,
Qu’un désir mal réglé
Avec l’oisiveté
Conçoit dedans notre âme,
3110 Et qui n’est maintenu
Que par l’espoir véritable ou menteur
D’un plaisir prétendu.
Donc, berger, pour guérir de ce mal
Le plus certain remède
3115 C’est de vouloir guérir ;
Car tout le mal que l’amour nous peut faire
Git en la volonté :
Mais rien n’est de si libre
Que cette volonté :
3120 Car tous les fers et toutes les prisons,
Toutes les dures chaînes
Des plus cruels tyrans,
Ne sauraient asservir
La liberté du moindre des humains,
3125 Au moins s’il ne le veut.

TIRINTE

Alciron mon ami,
Savoir que c’est que le mal qui me blesse,
À ma douleur ne sert pas de remède,
Que ce soit un désir,
3130 Ou le défaut d’une raison malsaine,
Ou l’accès violent
D’un espoir prétendu,
Cela me sert de peu :
Tant y a qu’il est vrai,
3135 Quoi que ce mal puisse être,
Qu’enfin, ami, c’est le plus violent,
C’est le plus incurable,
Que jamais un amant
Ait souffert en aimant.
3140 Incurable, ô berger,
D’autant que ma blessure
N’espère guérison
Que du fer qui l’a faite,
Et l’inhumaine et sauvage beauté
3145 De ma bergère à tel point est venue,
Que l’insensible et cruelle qu’elle est
Ne daigne voir le mal qu’elle m’a fait,
Ou le voyant les coups en désavoue,
Encore que chacun
3150 Connaisse bien, que sans plus de ses mains
Peuvent venir de si profondes plaies,
Et que nul ne saurait
Tant de flammes produire
Que l’oeil de Sylvanire.

ALCIRON

3155 Et qu’est-ce qu’elle dit
Quand ton mal tu lui contes ?

TIRINTE

Mais en fait-elle conte ?

ALCIRON

Elle ne répond rien ?

TIRINTE

Si fait, mais jamais bien.

ALCIRON

3160 Peut-être un autre elle aime ?

TIRINTE

Ce n’est donc qu’elle-même.

ALCIRON

Mais comment se peut-il
Que l’amour ne la touche ?

TIRINTE

Non plus que si c’était
3165 Une insensible souche.

ALCIRON

Prends courage, Tirinte,
Puisque nul jusqu’ici
Ne possède son âme,
L’on prend plus aisément
3170 La place qui n’est point
Par un autre occupée.

TIRINTE

Tout au rebours ce point me désespère,
Car si son coeur avait été blessé
Je le croirais sensible,
3175 Et pourrais espérer
En la servant d’en pouvoir autant faire :
Mais quel espoir puis-je avoir, Alciron,
D’aimer cette sauvage,
Qu’amour jamais ne peut apprivoiser ?
3180 Aussi de telle sorte
Ce penser me travaille,
Qu’il faut, ami, que je prenne à la fin
La résolution
Qu’aux plus irrésolus
3185 Le désespoir apporte.
Je me résous, puisque le ciel le veut,
Non seulement d’éloigner la cruelle
Par un lointain voyage,
Mais d’un courage d’homme
3190 Sortir enfin, oui sortir à la fin
De ce honteux servage,
Rompre les noeuds, éteindre tous les feux
D’amour et d’elle.

ALCIRON

Ah ! Résolution
3195 Vraiment digne de toi.

TIRINTE

Oui pour certain je veux enfin sortir
Des mains de la cruelle,
J’ai de ma patience
Rompu toutes les chaînes,
3200 Je veux ravoir ma chère liberté :
Mais sais-tu bien, Alciron mon ami,
Comment ? Et quel chemin
Je me résous de prendre ?
Des cendres du tombeau
3205 Je veux les feux éteindre
D’une telle chimère,
Et par le seul trépas
Je me veux éloigner
De cette servitude,
3210 Et je crois bien qu’aujourd’hui le destin
N’a tes pas adressés
Par où les miens devaient prendre leur route,
Qu’avec prévoyance,
Parce qu’il ne veut pas,
3215 Ce très juste destin, que par ma mort
Meure aussi la mémoire
Du beau feu qui me brûle,
Sachant bien que jamais
Pour un plus beau sujet
3220 Une plus belle flamme
Ne s’éprit dans une âme :
Il nous a fait rencontrer en ce lieu,
Afin, berger, qu’en ton sein je remisse
L’histoire pitoyable
3225 De mes tristes amours,
Et que toi, cher ami,
Fidèle secrétaire,
Lorsque je serai mort,
Pour mémoire éternelle,
3230 Tu mettes sur ma tombe ;
Voila l’effet des plus beaux yeux du monde :
Peut-être un jour ces mêmes yeux lisant
En ton écrit leurs dédains et ma peine,
Quelque pitié, quoique tardive et vaine,
3235 Leur ira dérobant
Des soupirs et des larmes :
Que si dedans le sein
De cette belle il en tombe une seule,
Ou bien parmi mes cendres,
3240 Je tiens déjà les peines que j’endure
Pour ma plus belle gloire,
Et ma mort pour victoire.

ALCIRON

Que parles-tu de larmes,
De cercueil et de mort ?
3245 Amour donne la vie
À tout cet univers,
Et tu penses, Tirinte,
Que pour un seul Tirinte
Il cesse d’être amour :
3250 Non, non, ce ne sont pas
Effets d’amour ceux desquels tu te plains,
Tous ces désirs de mort,
Et tous ces désespoirs
Ne viennent pas d’amour,
3255 Mais d’un démon contraire
Qui le veut contrefaire.
Lorsque tu seras mort
Quel bien recevras-tu,
Et quel allègement
17
3260 Dans la tombe relente
Au mal qui te tourmente ?
Il faut chasser de toi
Cette vaine folie,
Et te ressouvenir
3265 Que tout amant est obligé de vivre,
Pour ne priver celle qu’il aime tant,
Quoiqu’elle soit cruelle,
D’un serviteur fidèle.

TIRINTE

Mais Alciron, ne faut-il pas mourir
3270 Ayant perdu tout espoir de guérir ?

ALCIRON

L’homme vivant peut toujours espérer.

TIRINTE

Sans espoir espérer
N’est pas d’homme d’esprit.

ALCIRON

C’est d’homme de courage.

TIRINTE

3275 Non pas prudent ni sage.

ALCIRON

Le désespoir nous témoigne bien mieux
Un esprit imprudent.

TIRINTE

Mais la raison quelquefois nous l’apprend,
Et puis du mal l’extrême violence
3280 De la raison bien souvent nous dispense ;
Enfin quoi que ç’en soit,
Vois-tu bien, Alciron,
Ma résolution
Est telle que je dis,
3285 Car je veux à ce coup avec sa cruauté
Mettre fin à ma peine.

ALCIRON

Arrête, attends un peu,
Tirinte écoute moi.

TIRINTE

Ô le cruel ami !

ALCIRON

3290 Attends un peu Tirinte,
Et tu verras peut être
Que cette cruauté
Que tu blâmes en moi
Te donnera la vie.
3295 Vois-tu, berger, j’eusse bien désiré
De voir ton coeur libre des passions
Dont amour te tourmente :
Mais puisqu’il ne se peut,
Et que je vois que ta raison trop faible
3300 Cède à la violence
Dont cet amour t’offense :
Je te promets par le gui de l’an neuf,
Pourvu que tu me crois,
De mettre entre tes mains
3305 Cette belle cruelle
Avant qu’il soit demain.

TIRINTE

Avant qu’il soit demain
Cette belle cruelle
Tu mettras en mes mains ?
3310 Ô cher ami ! Qu’est-ce que tu promets ?

ALCIRON

Je ne te promets rien
Qu’en effet je ne fasse.

TIRINTE

Puis-je espérer une si grande grâce ?

ALCIRON

Espère si tu crois,
3315 Tirinte, que je t’aime.

TIRINTE

Mon malheur est trop grand,
Et ce bien trop extrême.

ALCIRON

Plus grande est l’amitié
Que te porte Alciron.

TIRINTE

3320 Je le crois ; mais...

ALCIRON

Mais qu’est-ce que ce mais ?

TIRINTE

Mais, ô berger, tu prends un pesant faix,
Quand tu prétends supporter mon malheur.

ALCIRON

Non, je ne prétends rien
Que je ne parachève,
3325 Je te la remettrai
Dans demain, cette belle,
Si bien en ta puissance,
Que nul que nous n’en aura connaissance,
Et seulement, Tirinte, résous-toi
3330 De ne point perdre alors
L’occasion qui se présentera.

TIRINTE

Mais Alciron, et pour qui te tiendrai-je,
Si de tes mains je reçois ce bonheur.

ALCIRON

Tiens moi pour ton ami,
3335 Et pour ton serviteur.

TIRINTE

Mais plutôt pour mon dieu,
Pour mon dieu puis-je dire,
Puisque tu me rendras
Une seconde vie,
3340 Que je suis obligé
D’employer à jamais
Pour te faire service.

ALCIRON

Ces beaux discours ne conviennent pas bien
À notre affection :
3345 Aime moi seulement
Autant comme je t’aime,
Et je m’estimerai
Mieux que récompensé :
Mais sans plus retarder,
3350 Allons, berger, mettre la main à l’oeuvre.

SCÈNE VI. Sylvanire, Fossinde. §

SYLVANIRE

Ne croyez pas, Fossinde,
Que je sois oublieuse
De ce que j’ai promis,
Pour le souffrir l’amour que je vous porte,
3355 Ô ma soeur, est trop forte.
J’ai fait envers Tirinte
L’office que j’ai dû :
Mais...

FOSSINDE

J’entends ce langage,
N’en dites davantage :
3360 Mais le cruel berger,
N’est-il pas vrai, bergère,
Ne s’en soucie guère ?
Je l’avais toujours cru
Que cette âme insensible
3365 En userait ainsi,
Je ne suis point trompée,
Et contre mon espoir
Rien ne m’est advenu.
Que pouvais-je prétendre
3370 De ce coeur de rocher,
Sinon toute dureté ?
J’ai honte seulement
Que Sylvanire ait su de ma folie
L’accès trop véhément :
3375 Mais, ma soeur, excusez
En votre chère soeur
Ce mal qui ne pardonne,
Ce dit-on, à personne,
Et ne laissez d’aimer
3380 Cette triste Fossinde
Autant que vous faisiez.

SYLVANIRE

Je plains, Fossinde, et ne le puis nier,
Le mal qui vous tourmente :
Mais je le plains, d’autant
3385 Que je le vois sans espoir de remède :
Et croyez moi que si je connaissais
Que ce coeur arrogant
Peut être surmonté,
Je ne vous dirais pas
3390 Ce que je vous en dis :
Mais soyez sûre, et n’en doutez jamais,
Entre tous les bergers
Des rives de Lignon,
Tirinte est le moins digne
3395 D’avoir votre amitié.
Si vous saviez avec quelles paroles
L’indiscret m’en parla,
Vous diriez avec moi,
Que de tous les humains
3400 Il mérite le moins
Que vous le regardiez.
Et c’est pourquoi, si vous m’en voulez croire,
Laissez-le là, ma soeur,
L’impertinent qu’il est,
3405 Et faites lui paraître
Qu’il ne méritait pas
L’honneur qu’on lui faisait.
Pour moi, je le confesse,
Si ce malheur m’arrivait comme à vous,
3410 Je veux dire d’aimer
Ainsi comme vous faites,
Je pourrais supporter
Tout, sinon le dédain :
Mais du mépris les coups sont si sensibles,
3415 Que je ne puis penser
Que les liens d’amour,
Pour forts qu’ils puissent être,
Un seul moment me sussent arrêter.
Considérez, Fossinde,
3420 Ce que Fossinde vaut,
Et ce que peut valoir
L’ingrat Tirinte avec son arrogance.
Considérez, ma soeur,
Que ce jeune berger
3425 Fera toute sa gloire
De votre déshonneur ;
Et comment pouvez-vous,
Ayant tant de mérite,
Aimer qui ne vous aime ?
3430 Mais quel berger encore ?
Le plus méconnaissant,
Le plus ingrat berger,
Et le plus insolent
Qui jamais eut la houlette en la main.
3435 Laissons-le là, Fossinde,
Laissons-le, et m’en croyez,
Il ne manquera pas
D’autres bergers au monde
Mieux faits encor que lui,
3440 Qui sauront reconnaître
L’honneur que celui-ci
Imprudemment dédaigne.

FOSSINDE

Ah Sylvanire ! Ah dieu qu’il est aisé
De parler sagement,
3445 Quand on n’est pas amant.

SCÈNE VII. Fossinde, Echo. §

FOSSINDE

À qui faut-il que mon mal je raconte,
Puisque déjà de moi-même j’ai honte,
Et qu’il ne faut jamais plus espérer
Ce que l’amour m’a tant fait désirer.
3450 Nymphe des bois qui te plais à redire
Le triste accent de celui qui soupire,
C’est à toi seule à qui je veux conter
Le mal cruel qui me fait lamenter.
Réponds-moi donc pour soulager ma peine :
3455 Que m’acquerra cet amour inhumaine ?

ECHO

Haine.

FOSSINDE

Que deviendra cet espoir décevant
Qui m’a promis tant de bien ci-devant ?

ECHO

De vent.

FOSSINDE

Et que faut-il que fasse de bonne heure
L’ardente amour qui dans mon coeur demeure ?

ECHO

Meure.

FOSSINDE

3460 Et quels seront, si l’amour ne vit plus,
Les beaux desseins que j’avais faits dessus ?

ECHO

Déçus.

FOSSINDE

Que dois-je croire en ma peine présente ?
Que fait l’espoir qui quelquefois augmente ?

ECHO

Mente.

FOSSINDE

Et quel loyer dois-je donc présumer
3465 D’avoir, de l’oeil qui me vient enflammer ?

ECHO

Amer.

FOSSINDE

Amour cruel sont-ce donc là tes charmes ?
Que deviendront à la fin tant d’alarmes ?

ECHO

Larmes.

FOSSINDE

Ô vous amants qui lui gardez la foi,
Voyez à quoi m’a réduit cet émoi.

ECHO

Et moi ?

FOSSINDE

3470 Malheureuse fortune,
Impitoyable amour,
Ô destin rigoureux !
Que sera-ce de moi ?
Et quelle fin mettrez vous à mes peines ?
3475 Insensible berger,
Dénaturé berger,
Ô berger imprudent,
Cesseras-tu jamais
De suivre qui te fuit,
3480 Et fuir qui te suit ?
Mais comment puis-je croire
Que ce destin, ce destin tant injuste
Dans le ciel soit écrit ?
Dans le ciel où jamais
3485 L’injustice ne fut ?
Peut-être Écho de mon tourment se moque :
Retentons de nouveau
L’oracle de la nymphe.
18
Ma voix encore un coup à parler te semond :
3490 Que ferons-nous Écho contre ce grand démon ?

ECHO

Aimons.

FOSSINDE

Aimer, mais qui pourrait aimer quand on ne l’aime ?
Echo c’est ce me semble une folie extrême :

ECHO

Aime.

FOSSINDE

De ce conseil nouveau nymphe je m’ébahis :
Mais le suivant mon coeur sera-t-il réjoui ?

ECHO

Oui.

FOSSINDE

3495 Est-il vrai que le ciel à mon désir consente,
Et que je puisse enfin obtenir mon attente ?

ECHO

Tente.

FOSSINDE

Et ce coeur de rocher cause de mon tourment,
Quel le verrai-je enfin si j’aime constamment ?

ECHO

Amant.

FOSSINDE

Ne te moques-tu point du tourment que j’endure ?
3500 Et quelle guérison aurai-je à ma blessure ?

ECHO

Sûre.

FOSSINDE

Heureux trois fois mon coeur tu te peux estimer :
Mais pour cueillir ce fruit comment faut il semer ?

ECHO

Aimer.

FOSSINDE

En cet art je ne suis, nymphe, que trop savante :
Mais quelle récompense à l’amour violente ?

ECHO

Lente.

FOSSINDE

3505 Lente il n’importe pas,
Pourvu que d’un moment
Elle devance au moins
L’heure de mon trépas.

SCÈNE VIII. Satyre, Fossinde. §

SATYRE

Elle s’en veut aller,
3510 Gardons qu’elle n’échappe,
Jamais occasion
Ne se trouva plus belle,
Personne n’est ici :
Amour à mes desseins
3515 Sois ce coup favorable.

FOSSINDE

Dieu voici le satyre,
Sois Diane à mon aide.

SATYRE

Avant qu’user avec elle de force
Il nous faut essayer
3520 Celle de la prière,
Les faveurs sont plus douces
Que ces belles nous donnent
De leur bon gré, que celles qu’on ravit
Contre leur volonté.

FOSSINDE

3525 Il s’approche de moi,
Dois-je fuir, ou dois-je demeurer ?
Fuir, il est plus vite :
De demeurer aussi,
Le séjour en ce lieu
3530 N’est pas peu dangereux :
Ah fâcheuse rencontre !

SATYRE

Quel bon démon conduit ici mes pas
Où je te vois Fossinde,
Fossinde que j’adore,
3535 Fossinde de mon coeur
Le plus ardent désir ?
Il faut bien que ce jour
Marqué de blanc me soit saint et sacré,
Et que le souvenir à jamais m’en demeure.

FOSSINDE

3540 Il parle doucement,
Il faut que je m’essaye
Avec la douceur
De tromper ses desseins :
Car tromper le trompeur
3545 Avec son artifice,
C’est un effet propre de la justice.

SATYRE

Tu parles seule, et tu ne réponds point
À cet amant qui n’aime que tes yeux,
Qui consumé par eux,
3550 Comme au soleil ardent
L’on voit fondre la neige,
Et tu ne l’aimes point ?
Mais comment se peut-il
Que tu brûles mon coeur,
3555 Et gèles de froideur ?
Car si, comme l’on dit,
Nul ne saurait donner
Ce qu’il n’a pas, ô dieu ! Comment, Fossinde,
Me peux-tu bien donner
3560 Une si grande amour,
Puisque tu n’en as point ?

FOSSINDE

Ah ! Je n’en ai que trop.

SATYRE

Sont-ce pas des miracles
Et d’amour et de toi ?
3565 D’amour qui m’a pu vaincre,
Moi qui suis invincible,
Et de toi belle à qui j’offre mon coeur,
Et de qui l’oeil cruel
Étant vainqueur ne daigne être vainqueur ?
3570 Je ne suis pas, ô nymphe impitoyable,
À dédaigner comme tu peux penser,
Et quelquefois si tu tournes les yeux
Sur mon affection,
Et sur ce que je vaux,
3575 Je ne crois pas qu’enfin ton jugement
Ne soit en ma faveur.

FOSSINDE

Ô le beau serviteur !
Jamais de ton mérite,
Gentil Satyre, et crois qu’il est ainsi,
3580 Je n’ai douté, ni de l’affection
Que tu m’as fait paraître ;
Mais seulement, vois-tu, je le confesse,
L’erreur commune où mes compagnes sont
De fuir les satyres,
3585 Est cause que comme elles
Aussi je t’ai fui.

SATYRE

Tes compagnes, Fossinde,
Sont des petites folles,
Qui ne savent connaître
3590 Ceux qui valent le mieux,
Qui ne vont estimant
Le prix de toute chose
Qu’à leur opinion.
Mais si comme elles doivent,
3595 Sans s’arrêter à quelques apparences
De ces délicatesses
Qui ne sont plus en nous,
Elles voulaient juger de nos mérites ;
Crois moi, Fossinde, elles nous aimeraient
3600 Autant qu’elles nous fuient,
Ces délicates filles,
Ces jeunes affectées,
Qui ne savent encore
Que c’est que vivre, et se vont figurant
3605 D’être les plus prudentes
Et les plus entendues,
De toute la contrée.
Mais toi, Fossinde, en qui le ciel a mis
Non seulement la beauté du visage,
3610 Mais de l’esprit les qualités plus belles,
Sois juge de ma cause,
Et vois si j’ai raison
De les dire ignorantes,
Alors qu’elles choisissent
3615 Ces petits pastoureaux,
Qui semblent à des filles
En garçons revêtues,
Et s’en vont nous fuyant,
Non pour autre raison,
3620 Tu le sais bien, bergère,
Sinon d’autant qu’on nous voit au visage
Les signes très certains
D’un généreux courage,
Parce que nous avons
3625 Des bras forts et nerveux,
Des rides sur le front,
Du poil partout le corps,
Et que dessous nos pas
On voit trembler la terre,
3630 Ces petites fillettes,
Que vous nommez bergers,
Vous font entendre, ô dieu quelle folie !
Que nous sommes grossiers,
Incapables d’amour,
3635 Ou pour le moins de ses délicatesses.
Que nous n’entendons pas
Comme il vous faut servir,
Et disent que l’amour
Étant enfant n’aime rien que l’enfance,
3640 Étant petit n’aime que la douceur,
Et qu’on ne voit en nous
Que des choses contraires
Aux humeurs de l’amour.
Mais dites-moi, sont-ce des jeux d’enfants,
3645 Ah petites follettes !
Que les jeux dont amour
Enseigne les leçons ?
Ce sont des jeux d’enfants
Ceux que l’on voit que la nourrice fait
3650 Avec le petit,
Qu’elle tient attaché
19
Au bout de son tétin.
Ce sont des jeux d’enfants
De jouer aux épingles,
3655 De jouer aux noisettes
Au jeu de la fossette :
Mais croyez-moi, mes filles croyez-moi
Ce n’est pas jeu d’enfant
Que celui de l’amour.
3660 Amour enseigne bien
Un plus beau jeu que celui des enfants,
Ne vous y trompez pas ;
Et si vous le saviez
Vous diriez avec moi
3665 Que ces jeunes puceaux,
Ces tendres jouvenceaux,
Ces petites fillettes,
Et j’entends vos bergers
Enjolivés comme des jeunes filles,
3670 S’ils se veulent jouer
Qu’ils aillent au tétin,
Qu’ils caressent, s’ils veulent,
Comme au berceau les nourrices qu’ils ont,
Qu’ils jouent aux épingles,
3675 Qu’ils jouent aux noisettes
Au jeu de la fossette,
Et qu’ils laissent aux hommes,
Aux hommes courageux,
Et tels comme nous sommes,
3680 Le propre jeu des hommes.

FOSSINDE

Je vois que tu dis vrai,
20
Gentil Satyre, et que par tes raisons
Mes compagnes ont tort :
Mais réponds-moi, n’est-il pas vrai qu’amour
3685 Se plaît en la beauté ?
À part.
Je veux de cette sorte
L’entretenant pousser toujours le temps,
Qui sait, quelqu’un viendra
Qui m’ôtera des mains de cette bête.

SATYRE

3690 En la beauté, dis-tu,
Je ne le nie pas ;
Mais que voit-on en nous
Où la beauté ne soit très apparente ?

FOSSINDE

La belle opinion !

SATYRE

3695 La taille droite et de belle hauteur,
Les jambes bien plantées,
L’estomac relevé,
La carrure bien faite ;
Que nous faut-il que doit avoir un homme ?

FOSSINDE

3700 Il est certain, mais que répondrons-nous
À ceux qui nous diront,
Tout ainsi que des chèvres
Ils ont les pieds fendus.

SATYRE

Et la belle Vénus
3705 N’a-t’elle pas choisi
21
Pour son mari ce boiteux de Vulcain ?

FOSSINDE

Mais si l’on te reproche
Que l’estomac que tu portes velu
Ressemble au bois touffu,
3710 Où l’on ne voit que des ronces piquantes,
Que leur répondras-tu ?

SATYRE

Je leur dirai que Mars
L’avait fait tout de même,
22
Et toutefois que la belle Cypris
3715 Ne l’eut point à mépris.

FOSSINDE

Et cette barbe encore tant épaisse ?

SATYRE

Telle l’avait cet invincible Hercule,
Hercule le dompteur
Des monstres de la terre,
23
3720 Et toutefois Déjanire l’aima.

FOSSINDE

Et ces petites cornes ?

SATYRE

Ah folâtre bergère,
Et vous et vos compagnes
Les devez bien aimer,
3725 Si chacun pour le moins
Aime bien ce qu’il fait.

FOSSINDE

Jamais, jamais, au moins que je le sache,
Des cornes je ne fis.

SATYRE

Ce que par le passé
3730 Tu n’as pas fait encore,
À l’avenir tu les feras peut-être,
Ne les dédaigne pas,
C’est quelquefois le meuble plus certain
Qui soit au mariage.
3735 Mais outre tout cela
Il ne faut pas, Fossinde,
Les cornes dédaigner,
La lune est bien cornue,
Et le mont de Lathmie
24
3740 Est bien témoin qu’un jeune Endymion
Ne l’a pas dédaignée.
Bacchus eut bien des cornes,
Et toutefois la belle Cadienne
Ne fut-elle pas sienne ?

FOSSINDE

3745 Il est vrai, je l’avoue,
Jusques ici mes compagnes et moi
Avons eu tort de ne vous aimer pas,
Puisque tant de beauté
Se voit en vos visages.
3750 Et pour ce à l’avenir,
Satyre, je le veux,
Je veux que tu te nommes
Serviteur de Fossinde.

SATYRE

Ah dès longtemps déjà je le suis bien.

FOSSINDE

3755 Mais je dis serviteur
Que Fossinde aimera
Autant comme il mérite.

SATYRE

Mais dis que je désire.

FOSSINDE

Autant que tu désires.

SATYRE

3760 Ô bienheureux Satyre !

FOSSINDE

Mais sois modeste, et ne me touche point.

SATYRE

Donc de ton amour
Donne moi quelque gage.

FOSSINDE

Et qu’est-ce que tu veux,
3765 Regarde bien ce que tu me demandes,
Car un amant se doit sur toute chose
Toujours montrer discret.

SATYRE

Permets, belle bergère,
Qu’en te baisant je touche
3770 Ton beau sein et ta bouche.

FOSSINDE

Le délicat baiser ;
Cela ne se peut pas.

SATYRE

Il se peut si tu veux,
Et rien que ton vouloir
3775 Ne me peut retarder
Le bien que je désire.

FOSSINDE

Non, Satyre, non, non,
Cela ne se peut pas,
Nous sommes ignorantes,
3780 Nous autres jeunes filles,
Nous ne savons comment il faut baiser.

SATYRE

Je te le veux apprendre,
Et si je ne veux rien
Pour ton apprentissage.

FOSSINDE

3785 Retire-toi Satyre,
Ou bien je m’en irai :
Dieu ! Nul ne viendra-t-il
Pour m’ôter de ses mains ?

SATYRE

Je prends bien à la course
3790 Les chevreuils et les daims,
Ne t’atteindrai-je pas ?

FOSSINDE

Satyre laisse-moi,
Ou de ce fer bientôt je punirai
Ta lâcheté.

SATYRE

Ce serait bien plutôt
3795 Extrême lâcheté,
Pour crainte de la mort ;
De perdre le profit
D’une telle rencontre.

FOSSINDE

Puisque la force est inutile ici
3800 Recourons à l’astuce.

SATYRE

Qu’est-ce que tu me dis ?

FOSSINDE

J’ai dit, Satyre, et je le dis encore
Que je veux bien faire l’apprentissage
De ce que tu me dis :
3805 Mais connaissant l’extrême affection
Qui te transporte, et la très grande force
Que la nature a voulu mettre en toi,
Je l’avoue, il est vrai,
Je crains.

SATYRE

Et que crains-tu ?

FOSSINDE

3810 Je crains que transporté
De cette amour trop grande,
Me tenant en tes bras,
Tu n’étreignes si fort
Ces liens amoureux,
3815 Sans penser de le faire,
Que j’en étouffe.

SATYRE

25
Ah petite folâtre,
Non, non, ne le crains pas.

FOSSINDE

J’en ai peur toutefois.

SATYRE

Il est bien vrai, bergère, que je t’aime,
3820 Et d’une amour extrême.

FOSSINDE

Et que ta force est grande.

SATYRE

Elle l’est, il est vrai,
Plus qu’on ne saurait dire.

FOSSINDE

N’ai-je donc pas raison
3825 D’en avoir peur ?

SATYRE

Ne crains point, ma mignonne.

FOSSINDE

Et quand je serai morte
Te fâchera-t-il pas ?

SATYRE

J’aimerais mieux la mort :
Mais pour si sotte crainte
3830 Je ne veux pas aussi
Que nous perdions si belle occasion.

FOSSINDE

Ni moi non plus, je te veux bien complaire :
Mais sais-tu bien pour m’ôter toute crainte
Ce qu’il nous faudrait faire ?

SATYRE

3835 Dis-le Fossinde.

FOSSINDE

Il faudrait attacher
Tes fortes mains de sorte
Qu’en ce transport où tu te trouveras
Tu ne me puisses nuire.

SATYRE

Vois-tu, Fossinde, afin de t’assurer
3840 Je le veux bien, tiens, mes bras sont à toi,
Attache les ainsi qu’il te plaira.

FOSSINDE

Je vois bien que tu m’aimes,
Aussi te veux-je aimer,
Gentil Satyre, ainsi qu’il te plaira,
3845 Et pour plus de faveur,
Je veux que de mon arc
La corde nous prenions
Pour servir de liens.

SATYRE

Ô doux liens combien vous tiens-je chers,
3850 Étant nouées de la plus belle main
Qui fut jamais au monde.
Nouez, serrez autant qu’il vous plaira,
Déjà d’autres liens
Bien plus forts que ceux-ci
3855 M’étreignent beaucoup mieux.

FOSSINDE

Ces noeuds ne rompront pas,
Quelque force qu’il ait.

SATYRE

Encor que ces liens
Fussent beaucoup plus faibles,
3860 Je ne les romprais pas :
Car jamais, ô Fossinde,
De ton vouloir je ne m’éloignerai :
Mais qu’est-ce que tu fais ?

FOSSINDE

Je veux lier, Satyre,
3865 Comme tes mains, tes jambes trop légères ;
Car je crains que l’ardeur
De ton affection
Encor avec les jambes
Ne me fît quelque outrage.

SATYRE

3870 Qui le coeur m’a lié
Peut bien comme il voudra
Me lier tout le corps :
Fais donc ce que tu veux,
Et prends ce témoignage
3875 De ton pouvoir sur moi,
Afin qu’à l’avenir
Tu ne redoutes plus
De ma force trop grande
L’extrême violence.
3880 Or sus voilà le satyre lié
Ainsi comme il t’a plu.
Or ma belle bergère
Il ne reste donc plus
Sinon que tu t’approches,
3885 Pour prendre les leçons
Que je t’avais promises.

FOSSINDE

Il n’est pas beau, Satyre, ce me semble,
De voir qu’une bergère,
Pour baiser son amant
3890 S’en aille le chercher ;
C’est pourquoi je te prie
De t’en venir ici.

SATYRE

Je le veux bien ; mais tu t’enfuis de moi.

FOSSINDE

Non, non, je ne fuis pas,
3895 Je me promène un peu ;
Et puis je te confesse
Que je me plais de te voir si léger.
Ô comme il saute bien,
Tu sembles à ces pies
3900 Qui vont de branche en branche
Sautant comme tu fais.
Or saute donc, Satyre,
Saute encore plus haut,
Un peu plus haut encore.

SATYRE

3905 Mais où vas-tu ?

FOSSINDE

Je reviens, attends-moi.

SATYRE

Elle s’en est allée,
Elle ne revient plus,
Ô trompeuse Fossinde,
3910 Ô Fossinde perfide ;
Tu t’en vas donc, ô bergère cruelle,
Et te moques de moi,
Après avoir connu
L’extrême affection
3915 Que je te porte ; et bien je suis appris
Je suis appris à jamais plus ne croire
Les feintes apparences
De ces trompeurs visages,
Qui ne portent aux yeux
3920 Sinon toute douceur,
Et n’ont dedans le coeur
Que toute cruauté.
Soyez appris, amants qui vous fiez
Aux discours de ces belles.
3925 Dessous la belle fleur
Le serpent est caché,
Et sous ces beaux visages
Des perfides courages.

LE CHOEUR

Heureux hommes qui fûtes
3930 En ce temps où vous eûtes
La nature pour loi, non pas pour tant de fruits
De la terre produits,
Mais seulement heureux pour n’avoir eu le vice
D’exécrable avarice.
3935 En saison tant heureuse
La bergère amoureuse
Au berger amoureux, sans nul déguisement,
Donnait contentement ;
Et lors à toute amour, amour était rendue,
3940 Non comme ores vendue.
Ce fut toi vaine idole
Qui fis dans ton école
Ce qui fut don d’amour, et faveur de Cypris,
Vendre pour certain prix,
3945 Et qu’en ces paiements l’amoureuse monnaie
Sans mise se renvoie.
C’est toi vice exécrable
Qui rends insatiable
En l’avare faim d’or le coeur de ce berger,
3950 Et qu’il ne veut changer
Ni permettre qu’Aglante épouse Sylvanire,
Quoi qu’elle le désire.
Mais si les sacrifices
Rendent les dieux propices,
3955 Et si près du destin la raison fait séjour,
Nous verrons vaincre amour :
Il vaincra, cet amour, et de si belles âmes
Il unira les flammes.

ACTE III §

SCÈNE I. Hylas, Aglante. §

HYLAS

Enfin berger que te saurais-je dire ?
3960 Ta Sylvanire est bien la plus ingrate
De toutes les bergères ;
C’est la plus arrogante,
La plus méconnaissante
Qui fut jamais, ni qui jamais sera.
3965 Vois-tu, berger, ne te figure point
Que quand toutes les femmes,
Mais je te dis les femmes, les plus femmes,
Ensemble seraient mises,
L’on en peut faire une femme plus femme
3970 Que cette Sylvanire.

AGLANTE

Ô dieu que me dis-tu ?

HYLAS

Je te dis, mon ami,
La pure vérité.
Si je voulais avec des flatteries
3975 Te retenir toujours en ton erreur,
Je te dirais que tu peux espérer
Qu’elle se changera :
Mais je ne veux qu’un Aglante que j’aime,
Et que je tiens pour un autre moi-même,
3980 Se paisse d’espérance,
D’espérance trompeuse,
Et d’espérance enfin,
Qui ne sera jamais
Qu’à son désavantage.

AGLANTE

3985 La rude main que la tienne, berger,
Pour penser une plaie
Si sensible et cuisante.

HYLAS

La main trop pitoyable,
Le mal qu’on peut guérir
3990 Rend souvent incurable.
Mais quoi ! Berger, veux-tu que je te flatte ?
Je le veux comme toi,
Mais appris ne te plains
Si tu te vois déçu :
3995 Il m’est aisé de te feindre des fables,
Et de te les donner
Pour choses véritables.
Il m’est aisé de dire
Que j’ai vu Sylvanire
4000 Tressaillir d’aise et de contentement
Oyant le nom d’Aglante,
Que j’ai vu son bel oeil
Comme un soleil découvert de nuage,
Qu’un doux souris a mignardé sa bouche,
4005 Et que son coeur a rendu témoignage
Par des soupirs qu’il n’a peu retenir
De son amour trop forte.

AGLANTE

Ah trop heureux ! Ah trop heureux berger.

HYLAS

Je te puis dire, Aglante,
4010 Qu’après tant de soupirs
D’une voix douce et tremblante d’amour
Elle m’a dit, Hylas
Assure mon Aglante
Que je suis son amante.

AGLANTE

4015 Quelle douce parole !

HYLAS

Qu’après étant parti
Elle accourut en me disant, Hylas,
Hylas, Hylas, écoute encor, Hylas ;
Et qu’étant près de moi
4020 Elle me dit avec un doux sourire,
Dis-lui que Sylvanire
N’aime qu’Aglante, et qu’Aglante sera
Celui que Sylvanire
À jamais aimera.

AGLANTE

4025 Ô dieux ! ô dieux !

HYLAS

Et pour lui rendre preuve
De ce que de ma part
Tu lui diras, porte lui, me dit-elle,
Ce noeud que je te donne,
Qu’il le prenne pour gage
4030 De ce noeud gordien
Qui retient mon courage
Avec le sien.

AGLANTE

Ah berger mon ami,
Que ne me donnes-tu
Ce cher présent que ma belle m’envoie ?
4035 Pourquoi retardes-tu
Un tel contentement
À ce berger qui t’aime ?

HYLAS

Comment, Aglante, es-tu sorti du sens ?
Penses-tu que je l’aie,
4040 Ce noeud que je te dis ;
Ni que cette cruelle
M’ait tenu les discours,
Que je te fais ? Ah désabuse toi,
Jamais elle n’en eut
4045 La moindre intention.
Voyez, ô dieux ! Comme on croit aisément
Tout ce que l’on désire :
Je t’ai dit, ô berger,
Que si je le voulais,
4050 Afin de te complaire,
Pour choses véritables
Je te dirais des fables.

AGLANTE

Il n’est donc pas vrai ?

HYLAS

Mais comment vrai, berger ?
4055 Ah tant s’en faut qu’elle ait eu quelque envie
D’user de ces paroles,
Qu’au contraire, vois-tu,
D’un propos dédaigneux,
Quand j’ai pensé lui dire
4060 L’amour que tu lui portes,
Elle en a fait risée,
Elle s’en est moquée,
Comme si ton service
Et ton affection,
4065 L’orgueilleuse qu’elle est,
Étaient trop peu de chose.
Le cruel animal,
Le superbe animal,
Qu’une femme qui sait
4070 Qu’à quelqu’un elle plaît.

AGLANTE

Il n’est donc pas vrai ?

HYLAS

Il est certain, berger, qu’il n’est pas vrayi,
Et si certain, te dis-je,
Que jamais, mais jamais
4075 Tu ne dois espérer
Que ce coeur glorieux,
Cette âme outrecuidée,
Pour toi puisse changer.

AGLANTE

Ah pauvre et triste Aglante !
4080 Que sera-ce de toi ?

HYLAS

Laisse, laisse les plaintes,
Et te souviens, berger,
Qu’il est honteux à l’homme de courage
De pleurer pour un mal
4085 Auquel, s’il veut, il peut donner remède.

AGLANTE

Et quel remède, Hylas, y trouves-tu ?

HYLAS

Celui de ta vertu.
Ressouviens-toi, berger,
Qu’Aglante est homme, et Sylvanire femme,
4090 Et qu’homme, c’est à dire
Celui qui doit la terre dominer,
Et que femme au contraire,
C’est à dire l’esclave
Des volontés de l’homme,
4095 Et que cette vertu
Qu’au coeur de l’homme a mise la nature,
Ne se doit pas soumettre,
En renversant les lois,
Au pouvoir de la femme.

AGLANTE

4100 Ah berger ! Ah berger !
Si pour ma guérison
Tu n’as autre raison,
Je vois mon mal d’éternelle durée :
Car tant s’en faut
4105 Que l’homme soit au monde
Pour commander, qu’au contraire tout homme
Qui se veut acquitter
Du nom d’homme qu’il porte,
Ne doit jamais penser,
4110 Sinon qu’à la servir,
Sinon qu’à l’adorer,
La femme que tu dis,
Et pour qui nous devons,
Pour dignement la pouvoir bien nommer,
4115 Inventer quelque nom
Digne de ses mérites,
Celui de femme étant peu digne d’elle,
Et qu’au défaut de quelqu’autre meilleur,
On peut dire déesse,
4120 Déesse vraiment
En ses perfections,
Déesse en ses beautés,
Déesse en ses vertus,
Déesse en fin que seulement aimer
4125 Ce serait profaner
D’irrévérence une chose sacrée.
Mais que plutôt on doit pour ne faillir
Adorer et servir,
Comme la vraie idée
4130 Où toutes les vertus,
Où toutes les beautés,
Et les perfections
De la nature humaine
Sont en perfection.

HYLAS

4135 Et telle est ta créance.

AGLANTE

Et telle est ma créance,
Et telle aussi doit être
Celle de tous les hommes,
Sur lesquels la raison
4140 Encore a quelque force.

HYLAS

L’homme que la nature
A rendu si puissant,
Ne doit-il avoir honte
De se soumettre à quelqu’autre plus faible ?

AGLANTE

4145 Si l’homme est le plus fort,
C’est pour lui faire entendre
Qu’il a la force afin de la servir,
Cette femme plus faible :
Et ne vois-tu, berger,
4150 Cette même ordonnance
En toute la nature ?
Le cheval n’est-il pas
Beaucoup plus fort que l’homme ?
Et voudrais-tu que l’homme se soumît
4155 À porter le cheval ?
Et le boeuf n’est-il pas
Plus fort encor que l’homme ?
Et voudrais-tu que le boeuf pour cela
Mit l’homme à la charrue ?
4160 Non, non, berger, crois-moi,
Si l’homme a cette force,
C’est pour le servir mieux,
Ainsi que je t’ai dit,
Ce cher présent des cieux,
4165 Cette femme admirable,
Cette femme adorable,
Si parmi les mortels
Quelque chose admirable,
Quelque chose adorable
4170 Est digne des autels.

HYLAS

Que je te plains, Aglante,
D’avoir cette pensée.

AGLANTE

Mais que je me plaindrais
Si j’avais eu jamais autre pensée.

HYLAS

4175 Qu’il les faille adorer ?

AGLANTE

Qu’il les faille adorer.

HYLAS

Ces femmes imparfaites ?

AGLANTE

Ces femmes si bien faites.

HYLAS

Et nous soumettre à elles ?

AGLANTE

4180 Et nous soumettre à elles.

HYLAS

Quoi qu’elles soient cruelles ?

AGLANTE

Cruelles comme belles.

HYLAS

Ô pauvre Aglante, ou plutôt pauvre Adraste,
Adraste le plus fol
4185 D’entre les plus grands fous !
Apprends de moi ceci,
La femme plus modeste
Est un fier animal,
Qui tant plus est aimé
4190 Et tant plus fait de mal.

AGLANTE

Au contraire la femme
Est un bien si parfait,
Que plus on l’aime et plus aimable elle est.

HYLAS

Tu la veux donc aimer
4195 Quoi que j’en sache dire.

AGLANTE

Mon vouloir n’est-il pas
Du tout à Sylvanire ?

HYLAS

Mais elle ne veut pas
Que tu l’aimes, berger.

AGLANTE

4200 Mon coeur est immuable,
Il ne saurait changer.

HYLAS

Tu ne veux donc point
Faire ce qu’elle veut.

AGLANTE

Voudrait-elle d’Aglante
4205 Plus qu’Aglante ne peut ?
Tu perds le temps, tu travailles en vain,
Hylas, assure-toi
Qu’amour n’est pas semblable à la chemise
Qu’on peut laisser pour en vêtir un autre,
4210 Et toutefois semblable à la chemise
Peut-être est-elle bien ;
Mais à celle, berger,
Dont la dernière fois
Hercule se vêtit,
4215 Et de qui sans mourir
Il ne put se défaire.
Amour dedans un coeur
Vient volontairement,
Mais par la volonté
4220 D’un coeur fidèle il ne sort nullement.

HYLAS

Ah misérable Aglante !

AGLANTE

Mais bienheureux Aglante !

HYLAS

N’est-tu pas malheureux
D’aimer sans être aimé ?

AGLANTE

4225 Mais bienheureux Phoenix
Aux rayons d’un soleil
Je me vois consumé.

HYLAS

Et quand tu seras mort
Que servira ta flamme ?

AGLANTE

4230 Je la conserverai
Toujours dedans mon âme.

HYLAS

Te voila bien, tiens-toi bien chaud, Aglante.

AGLANTE

J’aurai l’âme contente.

HYLAS

S’il est ainsi de peu tu te contentes :
4235 Comment, berger, perdre l’âge et la peine,
Tant de soupirs, tant de pleurs épandus,
Tant de soins employés,
Et vainement pour une fille ingrate ?
Et puis, ô dieux ! Pour toute récompense
4240 Il te suffit d’en avoir au cercueil
La vaine souvenance :
J’aimerais mieux en perdre tellement
Tous les ressouvenirs,
Que je n’eusse mémoire,
4245 Non seulement d’elle ou de ses rigueurs,
Mais de personne encore
Qui l’eût jamais connue.

AGLANTE

J’aimerais mieux, Hylas,
Et cela te suffise,
4250 N’avoir jamais été
Du nombre des vivants,
Que si j’avais vécu
Sans avoir vu la belle Sylvanire.
Et j’élirais plutôt
4255 N’avoir jamais rien vu,
Que si dès la même heure
Que mes yeux l’aperçurent
Mon coeur ne l’eût aimée.
Et je voudrais plutôt
4260 N’avoir jamais aimé,
Et si je tiens l’amour
Tout le bonheur du monde,
Que si l’ayant aimée,
Cette belle cruelle,
4265 Mon amour à jamais
Ne vivait éternelle.

HYLAS

Qu’est-ce que tu prétends ?

AGLANTE

De la servir.

HYLAS

Mais servir sans loyer
C’est ce me semble une grande imprudence.

AGLANTE

4270 Ce m’est un heurt si grand
D’aimer cette bergère,
Qu’amour m’a surpayé
Me la faisant aimer :
Il ne la faut aimer, cette belle cruelle,
4275 Sinon que pour l’aimer,
Et pour payer le tribut que tout homme
Est obligé de rendre
À ses perfections,
Et non pour les faveurs
4280 Qu’un amant comme toi
En pourrait désirer.
Trop vile, Hylas, est cette récompense
Pour mon affection,
À des amours vulgaires
4285 Les faveurs ordinaires :
Mais à la mienne il faut
Quelque chose de plus,
Et ce plus, ô berger,
C’est aimer pour aimer.
4290 L’amour est de l’amour
La seule récompense :
Et par ainsi, pour me la faire aimer,
Il me suffit qu’elle soit elle-même.

HYLAS

Or va berger,
4295 Pour moi je te le quitte,
Je n’en dispute plus,
Je n’eusse jamais cru
Dedans l’esprit d’un homme
Une folie telle :
4300 Aime à ton gré, mais le tout sans envie,
Et ne crains point que ce loyer d’amour
Que tu prises si fort
Te soit jamais ôté,
Sinon que la folie
4305 Qui te tient abusé
Finisse par ta mort.

SCÈNE II. Hylas, Sylvanire, Fossinde, Aglante. §

HYLAS

Mais la voici
La belle Sylvanire,
La voici ta déesse,
4310 Si tu n’as cru, berger, à mes paroles
Tu sauras de sa bouche,
S’il n’est pas vrai qu’elle soit une souche.

SYLVANIRE

Mon dieu, ma soeur, tournons nos pas ailleurs.

FOSSINDE

Est-ce un serpent que vous avez trouvé ?
4315 Venez, venez, il n’est pas venimeux.

AGLANTE

Ô courtoise Fossinde,
Serpent se peut bien dire
Ce malheureux berger,
Si le serpent est haï de la femme.
4320 Mais au rebours, serpent je ne suis pas,
Si le serpent est de nature froide,
Car je suis tout de feu :
Et s’il est vrai qu’à certaine saison
Il dépouille sa peau,
4325 Car je n’ai jamais peu
Me dépouiller de l’amour que je porte
À cette belle et cruelle bergère,
Qui pour ne me voir pas
Ailleurs tourne ses pas.
4330 Mais, belle Sylvanire,
Quelle raison vous peut faire en aller,
Si c’est pour me fuir
Vous ne le sauriez faire,
Car vous êtes toujours
4335 Au milieu de mon coeur,
Et si vous ne pouvez
Fuir si vitement,
Qu’Aglante ne vous suive
Encor plus promptement ;
4340 Que si ce n’est du corps
Au moins de la pensée.
Arrêtez donc puisqu’il est impossible
Vous éloigner de moi :
Arrêtez Sylvanire,
4345 Pour voir au moins dans ce coeur que je porte
Les coups plus glorieux
Qui soient jamais procédés de vos yeux :
Quelquefois le vainqueur
Se plaît d’ouïr redire
4350 L’histoire de ses faits,
Se plaît de voir les coups
Qu’en la chaleur du combat il donna.
Et pourquoi mon vainqueur
Vous plaît-il pas de voir,
4355 Puisque c’est votre gloire
En moi votre victoire ?

FOSSINDE

Vraiment il sait aimer.

HYLAS

Voyez la dédaigneuse,
Elle ne daigne pas
4360 Tourner les yeux vers lui.

AGLANTE

Vous détournez ailleurs
Vos beaux yeux que j’adore,
Cruelle je vois bien,
Je le vois bien que vos yeux ne sont pas
4365 Égaux en cruauté
Au coeur que vous portez :
Car ils ne peuvent voir
Les profondes blessures
Dont votre âme cruelle,
4370 Ni votre coeur aussi dur qu’un rocher
N’ont jamais eu pitié.
Serez-vous jamais lasse
De me voir tant souffrir ?

HYLAS

Le voilà le bonheur
4375 De ces amants fidèles.

FOSSINDE

Mais toutes ne sont pas
D’une humeur si cruelle.

AGLANTE

Au moins avant ma mort
Faites-moi cette grâce,
4380 Qu’hélas je puisse dire,
Je les vis sans rigueur
Un moment, ces beaux yeux,
Ces yeux de Sylvanire.

HYLAS

Ô belle récompense.

AGLANTE

4385 Vous ne répondez point,
Ô ma belle bergère !
Dieu voulut que celui
Qui m’a lié le coeur
Vous eût lié la langue.

SYLVANIRE

4390 Que cherches-tu de moi ?
Aglante que veux-tu ?

AGLANTE

Amour ! Amour !

SYLVANIRE

Amour, il ne se peut,
Amour et mon honneur ne peuvent être ensemble.

FOSSINDE

Amour et votre honneur
4395 Ne peuvent être ensemble ;
Car l’amour et l’honneur
Ne sont pas ennemis
Sinon dans votre coeur.

SYLVANIRE

Je veux bien que l’on croit
4400 Que dans mon coeur l’amour
Ne peut faire séjour,
Pourvu que de l’honneur
L’on n’en soit point en doute.

HYLAS

Honneur vraiment humeur
4405 Et pure opinion,
Un idole impuissant
Qui jamais ne se sent,
Une feinte chimère,
Dont aujourd’hui les filles
4410 Se laissent abuser
Par leurs mères plus fines.

SYLVANIRE

Soit ainsi que tu dis,
Ce que je ne crois pas,
Qu’en puis-je-mais, Hylas ?
4415 Je ne veux tant y a
Me faire d’autres lois,
Que les lois ordinaires
Que nous donnent nos mères.

HYLAS

Ta mère quelquefois,
4420 Et n’en sois point en doute,
Fut jeune comme toi.

AGLANTE

Mais non pas aussi belle.

HYLAS

Peut-être moins cruelle.

SYLVANIRE

Et qu’est-ce pour cela ?

HYLAS

4425 Pour cela je veux dire
Que maintenant ta mère
Te porte envie, ô folle,
Et qu’elle ne veut pas
Que tu goûtes les biens
4430 Que l’âge lui dénie.
Elle s’en ressouvient,
De ces biens que je dis,
Et sans cesse ils reviennent
Devant ses yeux, en te voyant si belle,
4435 Et de chacun aimée,
Et l’envieuse en sa fille elle blâme
Ce qu’elle eut autrefois
De plus cher en son âme.

FOSSINDE

Hylas toujours est Hylas en effet.

AGLANTE

4440 Non, non, belle bergère,
Et sage autant que belle,
N’écoutez point Hylas,
Votre beauté fait que chacun vous aime,
Votre vertu doit en faire de même.
4445 Je vous aime, il est vrai,
Plus que jamais amant
Autre beauté n’aima :
Mais croyez-moi, j’aimerais mieux la mort
Que de voir, Sylvanire,
4450 La moindre tache en vous,
L’amour que je vous porte
Parfaite en toute sorte
Ne demande sinon
Ce que l’honneur justement vous commande :
4455 Mais cet honneur dont vous êtes soigneuse
Comme vous le devez,
Ne vous y trompez pas,
N’est pas d’être cruelle,
N’est pas d’être insensible,
4460 N’est pas d’être une tigre,
N’est pas d’être un rocher ;
Car autrement l’honneur et la nature
Se diraient ennemis.
Nature qui commande
4465 D’aimer, non pas peut-être
Comme l’on va disant,
Tous ceux belle bergère
Dont nous sommes aimés,
Mais tous ceux qui nous aiment
4470 Comme l’on doit aimer,
Et cet honneur, ô sage Sylvanire,
Gît à ne faire rien
Qui puisse être contraire
À la vertu dont cet honneur procède.
4475 Et par ainsi l’amour,
J’entends l’amour que le berger Aglante
A pour vous dans le coeur,
Naissant de la vertu,
Aussi bien que l’honneur
4480 N’est pas son ennemi,
Mais son frère plutôt.

HYLAS

Belle philosophie.

AGLANTE

Et pour montrer que cet amour est né,
Et cet honneur tous deux de même mère,
4485 Avez-vous jamais vu
En moi quelque action
De l’amour que je dis
Qui soit contraire aux lois de cet honneur ?

SYLVANIRE

Aglante il est bien vrai,
4490 Mais l’amour que tu dis
Est si semblable à l’autre,
Que bien souvent ils sont pris l’un pour l’autre.

AGLANTE

L’oeil qui s’y trompe a bien mauvaise vue.

SYLVANIRE

Je le veux croire ainsi
26
4495 Pour ton contentement :
Ne sais tu pas, Aglante,
Qu’entre nous il y a
De ces mauvaises vues
Plus grande quantité,
4500 Que non pas de bien bonnes ?
Ne sais-tu pas que l’oeil
De ces choses cachées
N’en voit qu’autant que le soupçon le veut ?
Retiens ceci de moi,
4505 Puisque l’honneur gît en l’opinion,
Il ne faut pas donner occasion
De soupçonner chose que l’on ne voie :
Donc n’en parlons plus,
N’en parlons plus, je ne veux point d’amour,
4510 Je ne veux point de commerce avec lui,
Et quand ce ne serait
Que ces amours ont un semblable nom,
Je ne veux point d’amour.

HYLAS

Le voila bien payé.

AGLANTE

4515 Ô quelle cruauté,
Parce qu’on nomme amour du nom d’amour
Elle rejette amour.

FOSSINDE

Puisque le nom vous fait haïr la chose,
Changeons ce nom d’amour,
4520 Nommons le d’autre sorte.

SYLVANIRE

Non ma soeur je ne veux
Ni l’effet ni le nom
De l’amour que vous dites ;
Au contraire je veux
4525 Le fuir, le haïr,
Et tous ceux qui le suivent
Comme fiers ennemis.

AGLANTE

Ennemi, Sylvanire,
Pouvez-vous bien nommer
4530 Celui qui vous honore,
Celui qui vous révère,
Celui qui vous adore :
Et quels seront ceux-là
Que vous honorerez
4535 Du nom de vos amis,
Et de vos serviteurs ?

SYLVANIRE

Je donnerai ce nom
De cruel ennemi
À tous les ennemis
4540 De mon honnêteté.
Crois-tu que je ne sache
Que le miel est toujours
Dans la bouche au trompeur,
Et le fiel dans le coeur ?
4545 N’en parlons plus, Aglante,
Mets ton coeur en repos,
Jamais je n’aimerai
Que qui j’épouserai.
J’ai de ma mère appris
4550 Qu’il faut vaincre en fuyant
Cet enfant de Cypris :
Fuyons le donc, berger,
Pour vaincre ce vainqueur.
Et si tu ne veux pas
4555 Le fuir avec moi,
Ne trouve point étrange
Qu’avec toi je ne le veuille suivre.

AGLANTE

Ô cruelle bergère !
Est-ce donc là toute ma récompense ?

HYLAS

4560 Tantôt, ce disait-il,
Il n’en demandait point.

AGLANTE

Devais-je point attendre
D’une amour si fidèle
Une fin moins cruelle ?
4565 Le ciel m’en vengera,
Le ciel qui n’aime pas
La cruauté, ni l’injustice aussi.
Mais va, cruelle, va,
Va de toutes les âmes
4570 L’âme la plus sauvage,
Va la plus insensible
Qui fut jamais au monde,
Augmente ta rigueur,
Si tu le peux, par dessus ta beauté,
4575 Tu ne feras jamais
Que cette amour que dans le coeur je porte,
Jamais, jamais en sorte.

HYLAS

Nyi toi tu ne feras
Par ta sotte constance,
4580 Que jamais, que jamais
À te plaire elle pense.
Il est hors de lui même :
Mais pour dire le vrai
Sylvanire est cruelle.
4585 Nous n’avions qu’un Adraste,
J’ai peur s’il continue,
Comme j’ai déjà dit,
Que bientôt ils soient deux.
Mais je m’en vais le suivre
4590 Pour essayer s’il se peut consoler.

SYLVANIRE

Ô quelle force il faut que je me fasse,
Nul ne le sait que mon coeur seulement.

SCÈNE III. Ménandre, Lerice, Sylvanire, Fossinde. §

SYLVANIRE

Mais dieu voicI mon père,
Quelle importune et fâcheuse rencontre,
4595 Je ne m’en puis aller
Sans qu’il s’en aperçoive.

MÉNANDRE

Enfin, enfin peut-être en quelque lieu
Elle se trouvera,
Cette coureuse.

LERICE

4600 Il le faut pour certain,
Car nous l’avons cherchée
Partout où par raison
Nous la pouvions trouver :
Mais la voilà, Ménandre.

MÉNANDRE

4605 Dieu soit loué, je ne veux plus, Lerice,
Remettre cette affaire,
27
Ni l’aller dilayant,
Je veux avoir sa résolution,
Et qu’elle parle clair,
4610 Il faut qu’elle l’épouse,
Quoi qu’elle sache dire.

LERICE

Je crois bien que jamais
Elle ne sortira
De vos commandements.

MÉNANDRE

4615 Je l’entends bien ainsi,
Ou bientôt, ou bientôt,
Elle ressentira
La puissance d’un père
Justement courroucé.
4620 Il faut parler à elle :
Écoute Sylvanire ?

SYLVANIRE

Que vous plaît-il mon père ?

MÉNANDRE

Je veux que tu sois sage.

FOSSINDE

Sage, Ménandre, et ne l’est-elle pas ?

MÉNANDRE

4625 Je veux qu’à mon vouloir
Ton vouloir tu réduises,
Si tu fais autrement
Je te ferai sentir
D’un père le pouvoir.

FOSSINDE

4630 Jamais, sage Ménandre,
La charge n’est bien faite
De qui le faix penche tout d’un côté.
Il faut que Sylvanire,
Et c’est bien la raison,
4635 Obéisse à Ménandre,
De son côté commande comme il faut.

MÉNANDRE

Je veux, et je le veux,
Qu’elle épouse Théante,
Et de plus qu’elle l’aime.

FOSSINDE

4640 Ménandre tu peux bien
La donner à Théante,
Parce qu’elle est ta fille,
Mais faire qu’elle l’aime
Tu ne saurais, et ne t’y trompe pas,
4645 La volonté dont amour prend naissance
N’est point sujette à quelque autre puissance,
Même les dieux, et prends exemple d’eux,
Laissent libre à chacun
Sa propre volonté.

MÉNANDRE

4650 Je ne crois pas, Fossinde,
Quoi que tu saches dire,
Que si ton père Alcas,
Et ta mère Alderine,
Te proposaient Théante,
4655 Ta résolution fut de le refuser :
Une fille bien née,
Une fille bien sage,
Comme tu sais, doit toujours se remettre
Au vouloir de son père.
4660 Il est, crois-moi, presque plus excusable
À son sexe, bergère,
De faillir, et de suivre
Le conseil de son père,
Qu’il n’est pas honorable
4665 De faire bien, et suivre seulement
Sa propre opinion.

FOSSINDE

Ménandre, il est bien vrai
Que j’élirais plutôt
De n’être pas, que de désobéir
4670 Mon père ni ma mère,
Mais je sais bien aussi
Qu’ils ne m’ordonneront
Jamais chose qu’ils sachent
Que j’aie à contrecoeur.

MÉNANDRE

4675 Chacun fait comme il veut
Des choses qui le touchent :
Pour moi je veux que Sylvanire épouse
Ce berger que je dis.
Mais tu ne réponds point,
4680 Peut-être es-tu muette ;
Parle un peu Sylvanire ?

SYLVANIRE

Je ne suis pas muette,
Pardonnez-moi mon père,
Mais comment répondrai-je ?
4685 Vous ne me dites rien.

MÉNANDRE

Celui, comme l’on dit,
Est le plus sourd, qui ne veut pas entendre :
Je te dis, Sylvanire,
Que Théante te veut,
4690 Théante le plus riche
Des bergers de Lignon,
Que son père déjà
M’en a fait la demande,
Que ta mère y consent,
4695 Que je te le commande,
Et qu’il ne tient qu’à toi
Que les liens d’un heureux hyménée
Tous deux ne vous étreignent
D’indissolubles noeuds :
4700 Qu’est-ce que tu réponds ?
N’as-tu point de parole ?
Tu te caches les yeux :
Et d’où vient cette honte ?
Ne veux-tu point parler ?

LERICE

4705 Est-ce ainsi, Sylvanire,
Quand quelqu’un parle à toi,
Même quand c’est ton père,
Qu’il faut être muette :
T’ai-je enseigné cette civilité ?

SYLVANIRE

4710 Pardonnez-moi, mon père,
Et vous ma mère aussi,
Si je ne vous réponds
Comme vous le voulez,
L’affection que je porte à tous deux,
4715 Ainsi que la nature
Et mon devoir me tiennent obligée,
M’empêche la parole,
Et la voix me dérobe.

MÉNANDRE

Pourquoi l’affection
4720 Et le devoir, font-ils un tel effet ?

SYLVANIRE

Parce que je sais bien
Que cette servitude,
Qu’on nomme mariage,
Loin de tous deux à jamais me tiendra.

FOSSINDE

4725 Elle a raison.

MÉNANDRE

Elle a raison, bergère ;
Mais tant s’en faut, si Théante la prend :
Des deux maisons je n’en veux faire qu’une.

LERICE

Non, non, mon cher enfant
Efface cette doute,
4730 C’est la première chose
Qu’on leur a protestée.

FOSSINDE

L’amant promet, et promet ce qu’on veut
Pour obtenir la chose désirée,
Mais l’ayant obtenue,
4735 De toutes ses promesses
Il n’en tient qu’une seule,
Et c’est d’être mari,
C’est à dire le maître
Au langage commun
4740 Des hommes de ce temps,
De tout le reste il n’en fait point de compte.

SYLVANIRE

Ô dieux ! Mon père, et qu’est-ce que j’ai fait,
Que vous veuillez, et vous ma mère aussi,
Vous défaire de moi ?
4745 Me chasser de chez vous ?
Me bannir de chez vous ?
Et me priver de l’heur de votre vue ?
Si je ne suis pas digne
De vivre auprès de vous
4750 Avec le nom de fille,
Ah donnez-moi celui
De servante et d’esclave,
Tous noms me seront doux,
Toutes conditions
4755 Me seront agréables,
Pourvu, mon père, hélas ! Pourvu ma mère
Que je sois près de vous,
Et que je puisse, ainsi que je le dois,
Jusqu’à ma mort vous servir l’un et l’autre.

LERICE

4760 Elle me fend le coeur
Voyez le naturel
De cette pauvre fille.
Mais penses-tu m’amie,
Penses-tu que ton père,
4765 Ni que ta mère aussi
Puissent t’aimer si peu,
Qu’ils veulent consentir
À ton éloignement ?
Perds cette opinion,
4770 Et sois très assurée
Qu’à jamais près de nous
Sylvanire vivra.
Et lorsque du destin
Les parques éternelles
4775 Finiront de nos jours
La dernière fusée :
Ce sera toi, ma fille,
Ainsi les dieux le veuillent,
Qui nous rendras ce pitoyable office
4780 De nous clore les yeux.
Mais résous-toi d’obéir à ton père,
Il te veut voir bientôt mère d’enfants,
Le support agréable
De nos vieilles années.
4785 Il veut revivre en eux
D’une seconde vie,
Comme en toi, Sylvanire,
Déjà nous revivons.
Oui, oui, Ménandre, il n’en faut point douter,
4790 Sylvanire est trop sage,
Elle le veut, puisqu’il vous plaît ainsi.

SYLVANIRE

Ah ! Ma mère pour dieu
Ne me procurez point
Un désastre si grand.
4795 J’ai promis à Diane
De suivre dans les bois
Ses chastes exercices :
Et de fuir d’hymen
Les impures délices.
4800 Je serai, s’il vous plaît,
Et s’il plaît à mon père,
Ou vestale ou druide,
Ou si mieux vous l’aimez,
Je suivrai dans les bois,
4805 Avec le choeur des nymphes,
Cette chaste Diane,
Comme je suis par mes voeux obligée,
Vous savez bien comme saints et sacrés
Doivent être les voeux.

MÉNANDRE

4810 Belle dévotion,
Pour ne point obéir
À ce que je commande :
Ne sais-tu point encore
Que par les lois les enfants ne sauraient
4815 Disposer d’eux sans le consentement
Du père et de la mère ?

FOSSINDE

Ces lois sont lois des hommes,
Les voeux sont faits aux dieux,
Où les lois des mortels
4820 Ne peuvent arriver.

MÉNANDRE

Ces lois dont je lui parle,
Quoi que faites des hommes,
Sont aussi lois des dieux ;
Ce sont lois de nature,
4825 Et la nature et Dieu
Sont une même chose.
Mais je vois bien d’où procèdent ces voeux :
Tu prétends, Sylvanire,
Dessous le voile feint
4830 De cette piété
Couvrir tes beaux desseins,
Et d’abuser les miens,
Pensant ainsi de rompre par souplesse,
Ou par longueur de temps
4835 L’hymen que je désire :
Mais tu te trompes fort,
Je suis plus fin que toi,
Je vois jusqu’en ton coeur.

SYLVANIRE

Plut à dieu !

MÉNANDRE

4840 Les desseins que tu fais.
Que défaut-il à ce gentil Théante,
Que puisse avoir un berger accompli ?
Et toutefois, fille malavisée,
Théante te déplaît,
4845 En voudrais-tu quelque autre
Ou plus noble, ou plus riche ?
Mais je vois bien que c’est ;
Ces petits affettés
28
Qui te vont muguettant,
4850 De ta beauté t’ont conté des merveilles.
T’ont-ils pas dit que rien n’est de si beau
Que Sylvanire est belle ?
Que c’est un grand dommage
De la mettre si tôt
4855 Dans le tombeau d’hymen :
Car c’est ainsi qu’ils vont nommant entre eux,
Ces têtes éventées,
Les saints liens du sacré mariage ;
Qu’il faut que tes beautés
4860 Longtemps soient admirées,
Longuement soient servies,
Et de tous adorées,
Avant que se soumettre
À la sévérité
4865 Des tyranniques lois
De quelque mariage,
Qu’il sera toujours temps
D’entrer en servitude,
Que cependant il faut,
4870 Puisque le ciel t’a voulu faire belle,
User de ta beauté,
Te faisant désirer
Par tous les coeurs
De ceux qui te verront.
4875 Voilà sans doute, ô folle, de tes voeux
La source et l’origine,
Tu veux être servie,
Tu veux être admirée
Par ces jeunes garçons,
4880 Qui te vont abusant
De vaine flatterie :
Car tu sais qu’un mari
Ne le souffrirait pas.
Mais imprudente, imprudente et peu sage,
4885 Si tu savais combien cette beauté
Est peu de chose, et combien aisément
Elle se change en extrême laideur,
Tu dirais avec moi
Que c’est une folie,
4890 Que celle qui t’abuse.
La beauté c’est un verre
Qui reluit au soleil ;
Mais aussi qui se casse
Au moindre coup qu’il a.
4895 Au soleil des beaux ans,
Et les beaux ans j’appelle
Les ans de la jeunesse :
Il est vrai, la beauté
Jette bien quelque fleur ;
4900 Et cette fleur sans doute
S’admire en son printemps :
Mais combien aisément
Se flétrit-elle aussi ?
On voit souvent que le même soleil
4905 Qui l’adorait au point de son réveil
À son coucher la pleure.
Ces beaux cheveux qui recrépés et longs
Font par leurs filets d’or
Honte à l’or même, ô jeunesse imprudente,
4910 Bientôt, bientôt, changeront en argent ;
Et tous ces rets où les coeurs sont surpris
Seront filets d’araigne
Sans force et sans puissance.
Ce front poli qui semble un lait caillé,
4915 Dont la blancheur dispute avec le lys,
Bientôt perdant l’éclat de cette neige
Se ridera par autant de sillons
Que nos riches campagnes,
Lorsque du coultre aigu
4920 L’outrage elles ressentent :
Et ces yeux où l’amour
Semble prendre les feux
Pour allumer ses flambeaux plus ardents,
Bientôt changés par le cours des années,
4925 Au lieu de feux n’auront plus que la cire
De ces mêmes flambeaux.
Ô dieu quel changement !
Car alors, Sylvanire,
Au lieu de ces ardeurs
4930 Dont ces beaux yeux sont pleins,
Si beaux on les peut dire,
Faits chassieux par l’usage du temps,
Ils ne produiront plus
Que de l’eau pour éteindre
4935 L’embrasement qu’ils auront allumé.
Mais cette belle bouche
Où de rougeur, ainsi que l’on te dit,
Le corail est vaincu,
Où le désir quoique l’on puisse faire,
4940 Par les baisers n’est jamais contenté,
Bientôt sera ternie,
Et bientôt par les ans
Les ris mignards en seront déchassés,
Les baisers s’enfuiront,
4945 Et les désirs même s’étonneront
De l’avoir désiré.
Quelle crois-tu que deviendra ta joue
Des roses et des lys
La beauté ternissant ?
4950 Et ce beau teint l’honneur de ton visage ?
L’hiver bientôt par les ans redoublé
De cette fleur la beauté flétrira,
N’en doute point, et lors au lieu de fleur
Il ne t’en restera
4955 Seulement que l’épine.
Cette taille si droite
En arc se voûtera,
Et la tête arrogante
Que tu vas élevant
4960 Altière et glorieuse,
Bientôt, bientôt, contre terre abaissée
Semblera de chercher
Cette beauté perdue
Parmi la terre, et dès lors montrera
4965 Que toutes tes beautés
N’ont rien été que poussière et que terre,
Et que tu vas aussi
En terre les cherchant.
Dis-moi, dis-moi, peu prudente jeunesse,
4970 Lorsque tu seras telle,
Que te vaudra l’orgueilleuse beauté,
Qui te fait dédaigner,
Et mes commandements,
Et le berger Théante
4975 Avec tant d’avantages ?
Réponds, où t’en vas-tu ?
Où vas-tu Sylvanire ?
Voyez être arrogante,
Voyez cette imprudente,
4980 Voyez l’outrecuidée,
Elle s’en va sans répondre un seul mot.

SCÈNE IV. Fossinde, Ménandre, Lerice. §

FOSSINDE

Jamais de tous les pères
Il n’en fut un plus cruel que le tien,
Ô pauvre Sylvanire.

MÉNANDRE

4985 Il est bon là, le battu cette fois
L’amende payera :
Encore ai-je le tort.
Ô siècle dépravé !
Ô siècle monstrueux !
4990 Ô siècle où la vertu
A perdu son crédit !
Ou bien siècle plutôt
Qui ne la connais plus,
Cette vertu que les enfants jadis
4995 Estimaient tant, et qui faisaient aussi
Qu’ils étaient estimés
De ceux qui les voyaient
Observateurs des lois d’obéissance.
Qu’un enfant eut osé
5000 Désobéir, je ne dis pas au père,
Mais au moindre de ceux
Sous qui l’âge et le sang
Les soumettait ; ô dieu combien étrange
Chacun l’eut-il trouvé.
5005 Je crois, oui je le crois
Que par décret commun
De toute la contrée,
Il eut été puni,
Il eut été banni
5010 Du commerce des hommes :
Et maintenant ce n’est que l’ordinaire
Désobéir et son père et sa mère,
C’est avoir de l’esprit,
C’est avoir du courage,
5015 C’est, ce dit-on, avoir du sentiment :
Ô ciel ! Ô terre ! Ô dieux je vous appelle,
Venez, voyez, jugez, et punissez,
Punissez-la, grands dieux,
Cette malavisée,
5020 D’une si grande faute.
On dit que les enfants,
Ainsi du ciel l’ordonne la justice,
Punissent bien souvent
Les désobéissances
5025 Que leurs pères ont faites
À leurs aïeuls, par des autres semblables.
Mais de moi je sais bien
Qu’il ne m’advint jamais
D’avoir fait cette faute,
5030 Même de la pensée.
Et toutefois vous l’ordonnez ainsi,
Vous l’ordonnez, ô grands dieux ! Que je sache
Combien telle blessure
Est cuisante et sensible
5035 Au père qui l’endure ;
Que votre volonté
Soit en tout accomplie :
Seulement je requiers
Avoir assez de force
5040 Pour la bien supporter.
Mais bien, mais bien, et qu’elle s’en assure,
Elle n’en rira pas,
Cette peu sage fille,
Je lui ferai sentir,
5045 Et bientôt, et bientôt,
D’un père le courroux :
Je dis d’un père à qui toute raison
Donne l’autorité
De châtier une fille insolente.
5050 Tu ne l’eusses pas cru,
N’est-il pas vrai, Lerice ?
Si tu ne l’eusses vu :
Tu me disais toujours,
Pour certain notre fille
5055 Ne sortira jamais
Du respect qu’un enfant
Doit à son père. Or dis-le maintenant,
Et sois sa caution
Comme tu voulais être.

LERICE

5060 Je la blâme à cette heure
Aussi bien comme toi,
Cette inconsidérée,
Je le confesse, elle m’a bien deçue.

FOSSINDE

Et moi je crois qu’elle n’a point de tort,
5065 Et que c’est vous, vous Ménandre et Lerice
Qui l’avez tout entier,
Et qu’elle seule en fait la pénitence.

LERICE

Que nous avons le tort ?

FOSSINDE

Que vous avez le tort.

MÉNANDRE

5070 Que Ménandre a le tort ?

FOSSINDE

Oui toi plus que Lerice.
Et qu’a dit Sylvanire
Qu’avec raison quelqu’un puisse blâmer ?

MÉNANDRE

Que n’a-t-elle pas dit ?
5075 Que n’a-t-elle pas fait ?

FOSSINDE

Elle a dit des paroles
Pour émouvoir des rochers insensibles :
Elle a pleuré, mais des pleurs qui pouvaient
Faire pleurer par la compassion
5080 Et des ours et des tigres.

MÉNANDRE

Elle s’en est allée ?

FOSSINDE

Elle s’en est allée :
Mais pleine de respect
Elle a fait à tous deux
5085 Une humble révérence
Avant que de partir.

MÉNANDRE

Donc, Fossinde, à ton opinion
On peut payer un père et une mère
Par une révérence ?
5090 Il faut qu’en ton pays
Il en soit cette année
Une grande cherté
De telles révérences,
Puisque l’on paye ainsi
5095 Les devoirs qui sont dûs
Au père et à la mère.

FOSSINDE

Je vois bien qu’il est vrai,
Quoi que jusques ici
J’aie eu peine à le croire.

MÉNANDRE

5100 Qu’est-ce que tu veux dire ?

FOSSINDE

Je veux dire, Ménandre,
Que le gentil Sylvandre,
Sylvandre ce berger
Qui de tous les bergers
5105 Est estimé le plus sage et prudent,
Peu de jours sont passés
Disait avec raison,
Qu’il s’estimait le plus heureux berger
De toute la contrée,
5110 En ce que tous l’estimaient malheureux.
Car chacun, disait-il,
Me croit infortuné
De ne connaître point
Mon père ni ma mère.
5115 Et certes il est vrai
Que j’eusse bien voulu
Les connaître tous deux,
Afin de les servir
Comme les dieux m’obligent.
5120 Mais que mon heur est grand,
Quand je vois au rebours
Des pères et des mères
L’humeur insupportable,
Qui traitent leurs enfants,
5125 Non comme leurs enfants,
Mais comme leurs esclaves,
Ne leur demandant pas
Des devoirs, des respects,
Mais bien des servitudes.
5130 Telles se peuvent dire
Les dures tyrannies,
Que souffrent les enfants
Sous le titre menteur
De cette obéissance
5135 Que les pères demandent.
Car réponds-moi, Ménandre, je te prie.
Qu’a commis Sylvanire,
Qui puisse ainsi te faire plaindre d’elle ?
T’a-t-elle répondu,
5140 Avec peu de respect ?
N’a-t-elle pas avec patience
Enduré les injures
Qu’il t’a plu de lui dire !

MÉNANDRE

Que voulais-tu qu’elle fît davantage ?
5145 Ne m’a-t’elle pas dit
Qu’elle ne voulait point
De ce riche Théante ?

FOSSINDE

Peut-être qu’en son âme
Elle l’a bien pensé :
5150 Mais de te l’avoir dit,
Ménandre, tu te trompes,
Elle a bien dit vouloir suivre Diane,
Ou bien être druide,
Ou vestale sacrée.

MÉNANDRE

5155 Mais je ne le veux pas.

FOSSINDE

Et si les dieux le veulent ?

MÉNANDRE

Les dieux ne veulent rien
Contre raison de nous.

FOSSINDE

C’est raison qu’elle soit
5160 À qui nous sommes tous.

MÉNANDRE

Et toi voudrais-tu bien
Suivre Diane aussi ?

FOSSINDE

Si pour père j’avais
Un Ménandre, je pense,
5165 Je le dirais ainsi.

MÉNANDRE

Que je t’estime au moins,
Fossinde, de le dire.

FOSSINDE

Et pourquoi le disant,
Blâmes-tu Sylvanire ?

MÉNANDRE

5170 Sylvanire est ma fille,
En toi qu’ai-je à connaître ?

FOSSINDE

Dieu me garde de l’être,
Puisque par force il se faut marier
À celui qu’à ton gré
5175 Il te plaît de choisir.

MÉNANDRE

Tu te choisiras donc
Toute seule un mari ?

FOSSINDE

Mon père comme toi
N’en sera pas marri.

MÉNANDRE

5180 Je ne saurais penser
Qu’Alcas le trouve bon,
Ni qu’il le doive faire :
Mais chacun toutefois
Fasse ce qu’il lui plaît.

FOSSINDE

5185 Quoi ? Que pour moi mon père
En choisit un si laid ?

MÉNANDRE

Pourvu qu’il eût du bien.

FOSSINDE

Jamais, jamais, un mari pour le bien
Ne sera mien.

MÉNANDRE

5190 Que faut-il davantage ?

FOSSINDE

Qu’il ait un beau visage,
Et qu’il soit honnête homme.

MÉNANDRE

L’homme jamais ne se peut dire laid,
Pourvu qu’il le soit moins
5195 Qu’un démon ne l’est pas.

FOSSINDE

Proverbe remarquable :
Pour moi je le veux beau,
Ou bien je n’en veux point,
Si je rencontre au milieu de la rue
5200 De ces visages faits
En dépit des visages,
Et d’horreur et de peur
Ils me font tressaillir,
Et que ferais-je, ô dieux,
5205 Si je les rencontrais
Dans un lit toute seule ?
Qu’on ne m’en parle point,
Pour moi j’aime les beaux,
Et je vois que les hommes
5210 Aiment aussi les belles.

LERICE

Et bien, Fossinde, étant ton humeur telle,
Quand on voudra te donner un mari,
Nous te le ferons faire
Expressément ; car comme tu le veux
5215 Il ne s’en trouve point
Si l’on ne les commande.

SCÈNE V. Tirinte, Alciron. §

TIRINTE

Mais est-il bien possible
Que ce miroir ait si grande vertu ?

ALCIRON

N’en doute point, Tirinte,
5220 Fais seulement qu’elle y jette les yeux,
Et tu verras un effet admirable.

TIRINTE

Quel effet fera-t-il ?

ALCIRON

Contente toi, berger,
Que tel sera l’effet
5225 Que ton coeur le désire.

TIRINTE

Crois-tu qu’il puisse faire
Que Sylvanire m’aime ?

ALCIRON

Que vas-tu recherchant ?
Contente toi que je la remettrai
5230 Entre tes mains, cette belle cruelle.

TIRINTE

Du consentement d’elle.

ALCIRON

Ô la plaisante humeur !
Tirinte je te dis
Que si dans ce miroir
5235 Sylvanire regarde,
Rien ne peut empêcher
Qu’elle ne soit à toi :
Et n’es-tu pas content
Si tienne elle peut être ?

TIRINTE

5240 Je le suis pour certain.

ALCIRON

Mais écoute berger
Garde-toi bien toi-même
D’y regarder dedans.

TIRINTE

Est-ce un enchantement ?

ALCIRON

5245 Je ne suis pas, Tirinte,
De ceux qui par leurs vers
Ensanglantent la lune,
Ou qui de leurs regards
Les troupeaux ensorcellent :
5250 Mais ce miroir de sorte est composé
De choses naturelles,
Que dès que Sylvanire
Les yeux y jettera,
Assure-toi que tienne elle sera :
5255 Mais vois-tu bien de crainte qu’en quelque autre
Même effet il ne fasse
Ressouviens-toi, berger,
De l’ôter de ses mains,
Sans qu’elle prenne garde,
5260 Que ce soit à dessein :
Que si tu ne peux mieux
Fais semblant de le rompre,
Ou le romps en effet,
Quoi qu’il vaille beaucoup,
5265 J’aime mieux toutefois
Qu’il te serve à ce coup,
Ainsi que tu désires,
Et qu’il se rompe après t’avoir servi.
Que s’il t’advient, écoute bien, berger,
5270 D’y regarder peut-être par mégarde :
Ne sois point paresseux
De me venir trouver,
Afin que je te donne
Le remède qu’il faut
5275 Contre le mal qui t’en arriverait.

TIRINTE

Que ne devrai-je point
À mon cher Alciron,
Si par un tel moyen
J’obtiens le bien que mon âme désire ?

ALCIRON

5280 Aime-moi seulement.

TIRINTE

Je t’aimerai, mais éternellement.

ALCIRON

Surtout ressouviens-toi
De ne point t’étonner,
Pour chose que tu vois :
5285 Car je t’assure, et cela sur ma vie
Que tout réussira
À ton contentement.

SCÈNE VI. §

TIRINTE

Or cessez mes soupirs,
Tarissez-vous mes pleurs,
5290 Adieu tristes pensées,
Désespoirs qui vouliez
Toujours m’accompagner,
Je vous bannis de moi,
Votre temps est passé,
5295 Vous n’avez plus de commerce en mon âme,
Ni mon âme avec vous,
Trop longuement mon coeur vous a permis
De loger avec lui,
Le bonheur maintenant
5300 Occupe votre place,
Et le destin se plaît même de voir
Que ma fidélité
Surmonte son pouvoir.
Des grands dieux je n’envie,
29
5305 Ni le nectar, ni la douce ambrosie,
Ni de tous les humains
Le bonheur le plus grand :
Rien de mortel ne saurait égaler,
Ni même la pensée,
5310 L’heur que j’attends de cet heureux miroir.
Ô cher miroir sois ministre fidèle,
Ne déçois point l’espoir que j’ai de toi ;
Et si les dieux dans les cieux ont bien mis
Une balance, un navire, un autel,
5315 Un dard, une couronne ;
Pourquoi miroir plus digne mille fois
D’être mis dans les cieux
Ne t’y mettront-ils pas ?
Dès ici je consacre,
5320 Si tu me fais ce bien,
Un saint autel à ta divinité,
Et par raison ne te devrai-je pas
Estimer comme un dieu,
Si tu me fais le bien
5325 Que tous les dieux tant de fois invoqués,
Mais invoqués en vain,
Jamais ne m’ont pu faire ?
Mais dieu quelle fortune !
Tout rit à mon dessein,
5330 Voici venir la belle Sylvanire.
Ô déité qu’en ce miroir j’adore
Sois propice à mes voeux,
Dénoue en moi la langue
Et lui serre le coeur.

SCÈNE VII. Sylvanire, Fossinde, Tirinte. §

SYLVANIRE

5335 Faut-il toujours que quelqu’un je rencontre
Qui trouble mon repos ?

FOSSINDE

Cette rencontre est peu désagreéable,
Elle se peut souffrir
Sans danger de mourir.

SYLVANIRE

5340 Je sais fort bien, Fossinde,
Que ce n’est pas celle d’un basilic,
Pour le moins que sa vue
Ne blesse ni ne tue.

FOSSINDE

Elle blesse, elle tue,
5345 Sylvanire, sa vue,
Les coeurs le savent bien,
Et si ce n’est le tien
Pour cela ne crois pas
Qu’un autre ne l’épreuve.
5350 Mais berger Dieu te garde.

TIRINTE

Dieu garde Sylvanire.

SYLVANIRE

Et toi gentil berger.

FOSSINDE

Et moi, Tirinte, ô dieux,
Ne dois-je point avoir
5355 De part en ton salut ?

TIRINTE

Malaisément t’en puis-je faire part,
Puisque moi-même, hélas,
Pour moi je ne l’ai pas.

FOSSINDE

Si tu voulais, Tirinte,
5360 Aimer celle qui t’aime,
En me rendant heureuse
Ton heur serait extrême.

TIRINTE

Vous belle Sylvanire,
Si vous vouliez aussi
5365 Bien aimer qui vous aime,
En me rendant heureux
Votre heur serait extrême.

SYLVANIRE

Tirinte je t’ai dit
Et mille et mille fois,
5370 Mets fin à tes ennuis,
Car t’aimer je ne puis.

TIRINTE

Fossinde je t’ai dit
Et mille et mille fois,
Mets fin à tes ennuis,
5375 Car t’aimer je ne puis.

FOSSINDE

Tu ne me peux aimer,
Ô Tirinte cruel !

TIRINTE

Vous ne pouvez m’aimer,
Cruelle Sylvanire.

SYLVANIRE

5380 Ce que j’ai dit, berger, te doit suffire.

TIRINTE

Ce que j’ai dit ne doit-il te suffire ?

FOSSINDE

Mais quoi mon amitié ?

TIRINTE

Mais quoi mon amitié ?

SYLVANIRE

Quelqu’autre en ait pitié.

TIRINTE

5385 Quelqu’autre en ait pitié.

FOSSINDE

Ô cruelle parole !

TIRINTE

Ô cruelle parole !

SYLVANIRE

Que le ciel te console.

TIRINTE

Que le ciel te console.

FOSSINDE

5390 D’autre salut, berger,
N’en dois-je espérer point ?

TIRINTE

D’autre salut, bergère,
N’en dois-je espérer point ?

SYLVANIRE

Point.

TIRINTE

Point.

FOSSINDE

Ô cruauté !

TIRINTE

5395 Ô cruauté !

SYLVANIRE

Que veux-tu que j’y fasse,
Si telle est la disgrâce
De ton cruel destin ?

TIRINTE

Que veux-tu que j’y fasse,
Si telle est la disgrâce
5400 De ton cruel destin ?

FOSSINDE

Ce n’est pas le destin,
Mais c’est ta volonté
Qui t’endurcit en cette cruauté.

TIRINTE

Ce n’est pas le destin,
5405 Mais c’est ta cruauté
Qui t’endurcit en cette cruauté.

SYLVANIRE

Non, non, crois-moi, Tirinte,
Ce n’est point cruauté
Qui me contraint d’en user de la sorte.

TIRINTE

5410 C’est donc dédain.

SYLVANIRE

Ce n’est dédain non plus,
Je ne vois en Tirinte
Chose dont puisse naître
Ni dédain ni mépris.

FOSSINDE

5415 Que ne me réponds-tu
Pour le moins ces paroles,
Malicieuse Echo ?

TIRINTE

Laisse-moi je te prie,
J’ai bien la tête ailleurs :
5420 Mais, belle Sylvanire,
Est-il bien vrai que dédain ni mépris
Pour mon sujet ne soit dans votre coeur ?
Rendez m’en témoignage.

SYLVANIRE

Et quel le voudrais-tu ?

TIRINTE

5425 Recevez, Sylvanire,
Mon coeur que je vous donne.

FOSSINDE

Je le reçois.

TIRINTE

Ô l’importune fille !

SYLVANIRE

Donne le lui, Tirinte.

FOSSINDE

5430 Elle dit bien, Tirinte,
Fais ce qu’elle te dit.

TIRINTE

Eh laisse-moi, Fossinde,
Quelle mouche importune ?
Mais vous, belle bergère,
5435 Voulez-vous recevoir
Le coeur que je vous offre ?

SYLVANIRE

Tirinte je ne puis :
Une fille bien sage,
Au moins de mon humeur,
5440 Se contente d’avoir
Puissance sur son coeur.

FOSSINDE

Et bien, bien, Sylvanire,
Un jour, un jour, vous saurez que m’en dire.

SYLVANIRE

Lors comme alors, mais maintenant je suis
5445 De l’humeur que je dis.

TIRINTE

Aussi je vous confesse
Que vainement je vous faisais cette offre :
Car dès longtemps
Je ne l’ai plus ce coeur,
5450 Je le vous ai donné
Dès que je vous ai vue ;
Et toutefois, s’il est vrai qu’un mépris
Ne soit point le sujet
Du refus que vous faites,
5455 Recevez pour le moins
Ce fidèle miroir
Que je vous offre, il vous dira pour moi
De mon affection
La cause légitime,
5460 En vous représentant
Par une vraie image
La beauté qu’il verra,
Lorsque vous le verrez.
Dieux ! Vous le refusez.

SYLVANIRE

5465 Je ne refuse pas
Ce que tu me présentes :
Mais je consulte en moi
Si je le puis sans blâme recevoir.

TIRINTE

Et pourquoi, Sylvanire,
5470 Le refuseriez vous ?

SYLVANIRE

Les dons des ennemis
Sont suspects en tout temps.

TIRINTE

Je suis votre ennemi ?
Je suis donc le mien même.

SYLVANIRE

5475 L’amant est ennemi,
Si sans raison il aime.

TIRINTE

Est-ce aimer sans raison
Qu’aimer votre beauté ?

SYLVANIRE

Quel amant n’aime point
5480 Contre l’honnêteté ?

TIRINTE

Tirinte pour le moins.

SYLVANIRE

Ils disent tous ainsi :
Qui m’en sera témoin ?

TIRINTE

J’en demande du ciel,
5485 Qui contient et voit tout,
L’assuré témoignage.
J’appelle du soleil
La lumière éternelle,
Qui ne voit seulement
5490 L’univers tout entier ;
Mais sans qui l’on ne peut
Rien voir en l’univers.
Je l’appelle à témoin,
Et tous les dieux ensemble,
5495 Ceux du ciel, ceux de l’air,
De la terre et de l’onde,
Et des abîmes creux
Où commande Pluton,
Qu’ils reprochent en moi
5500 L’amour que je vous porte,
Et punissent mon coeur,
Si mon affection
Ne s’est toujours tenue
Dedans les lois du plus étroit honneur.

SYLVANIRE

5505 Oh ! Les dieux ne punissent,
Comme on dit, les serments
Des parjures amants :
Mais toutefois je crois ce que tu dis,
Et sous cette assurance
5510 Tirinte je reçois
Ce que tu me présentes :
Mais à condition
De ne le retenir
Qu’autant qu’il me plaira.

TIRINTE

5515 Et moi, bergère, et tout ce qui de moi
Sera jamais, de votre volonté
Recevra l’ordonnance,
Sans s’y point opposer,
Hormis mon coeur : mais celui-là jamais
5520 Ne vous éloignera,
Quoi que vous puissiez dire.
Heureux miroir, heureux je te puis dire,
Et plus heureux que celui qui te donne
Au mystère d’amour,
5525 Élu par l’amour même :
Souviens-toi que je l’aime,
Et l’en fais souvenir
Jusqu’à ce qu’elle sente
En sa propre personne,
5530 Qu’amour jamais l’aimer
À l’aimé ne pardonne.

SYLVANIRE

Sans mentir il est beau,
Et je le crois plus fidèle peut-être
Que n’était pas son maître.
5535 Mais qu’est-ce que je sens,
Je suis toute étourdie.

TIRINTE

Ô bon commencement !

FOSSINDE

Je le veux voir aussi,
Donnez-le moi ma soeur.

TIRINTE

5540 Non, belle Sylvanire,
Ne le lui donnez pas ;
Ce qu’aux dieux on consacre,
D’une main si profane
Ne doit être touché.

FOSSINDE

5545 Voyez le dédaigneux :
Ce qu’aux dieux on consacre,
D’une main si profane
Ne doit être touché :
Mais, discourtois berger,
5550 Je le verrai, quoi que tu saches faire.

TIRINTE

Tu ne le verras pas,
Quand je le devrais rompre.

SYLVANIRE

Tiens, berger, ton miroir,
Je suis tant hors de moi
5555 Que presque je ne sais
En quel monde je suis.

FOSSINDE

Donne le moi, berger,
Me veux-tu refuser
Le refus de quelque autre ?

TIRINTE

5560 Importune bergère,
Cesseras-tu jamais ?
En cent pièces plutôt,
Que de te le donner,
Sous les pieds je le foule.
5565 Voyez cette importune !

SCÈNE VIII. §

FOSSINDE

Donc sera-t-il vrai
Que je prie et supplie
Celui qui me dédaigne,
Et qui plein de mépris,
5570 Plus je le vais suivant,
Et plus s’enfuit de moi ?
Sera-t-il vrai que par des vaines plaintes
De ce cruel j’aiguise la rigueur ?
Et pourrai-je souffrir
5575 De me voir dédaignée
De celui qu’on dédaigne ?
De ce double mépris
Tirons, Fossinde, ah ! Tirons un remède
Qui nous puisse guérir,
5580 C’est honte de souffrir
Pour un amant qui souffre pour un autre,
Et qui quand il voudrait
Ne saurait être notre.
Rompons-les donc, ces chaînes trop honteuses,
5585 Rompons-les ces liens
Dont mon coeur fut étreint,
Et d’un libre courage
Sortons de ce servage :
Et disons en sortant,
5590 Inutile constance,
Honteuse patience,
Mon coeur est allégé.
Adieu triste pensée
D’une amour insensée,
5595 Je vous donne congé.
Mais dieu qu’il est aisé
D’avoir un tel dessein,
Et qu’il est malaisé
De le mettre en effet.
5600 Je pourrai donc n’être plus à Tirinte,
J’en dénouerai les noeuds,
Ou bien je les romprai :
Mais comment peut-il être,
Que sans être à Tirinte
5605 Fossinde je puisse être ?

SCÈNE IX. Fossinde, Satyre. §

FOSSINDE

Mais qu’est-ce qui me tient
Ô dieux ! C’est le satyre.
À l’aide, à l’aide, accourez mes compagnes :
Bergers à l’aide, hélas secourez-moi !

SATYRE

5610 Crie et crie à ton gré,
Nous les verrons venir,
Ces filles déguisées
En tendres jouvenceaux :
Nous verrons leur courage,
5615 Leur force et leur adresse :
Que s’ils te peuvent mettre
Hors de mes mains, aime-les plus que moi,
Tu n’auras point de tort.

FOSSINDE

Gentil Satyre, honneur de ces forêts ?

SATYRE

5620 Me suis-je pas en peu d’heure rendu
Gentil Satyre honneur de ces forêts ?
Mais ce n’est que depuis
Que je te tiens liée.

FOSSINDE

Détache-moi, Satyre.

SATYRE

5625 Non, non, trompeuse, il faut que plus longtemps
Je sois gentil Satyre,
Honneur de ces forêts.

FOSSINDE

Détache-moi, Satyre,
Et crois qu’en liberté Je te ferai paraître
5630 L’amour que je te porte.

SATYRE

Je ne veux pas, je ne veux pas, finette,
De l’amour que tu dis
Avoir plus d’assurance
Que celle que j’en ai,
5635 Je sais bien que tu m’aimes
Comme l’agneau le loup,
Je n’en suis point en doute.

FOSSINDE

Satyre tu te trompes,
Je t’aime, il est certain,
5640 Pourquoi ne t’aimerais-je ?
Que peut-on voir en toi
Qui ne se doive aimer ?
Mais tu sais que les filles
N’osent le plus souvent
5645 Déclarer leur amour.

SATYRE

Puisqu’il est vrai, Fossinde,
Que tu m’aimes si fort,
Et comme je le crois,
Tu dois être bien aise
5650 De venir avec moi
Dans l’antre où je demeure.

FOSSINDE

Je le veux bien : mais détache ces noeuds.

SATYRE

Les dénouer, ô folle, il ne faut pas,
Car ton amour dépend
5655 De cet enchantement.
Je veux dire, Fossinde,
Qu’aussitôt que ces noeuds
Se verront détachés,
Encore plus soudain
5660 Se dénouera l’amour que tu me portes.
Mais c’est assez parler,
Allons, Fossinde, allons,
Si tu ne viens de bonne volonté
J’userai de la force,
5665 Tu sais bien si j’en ai.

FOSSINDE

Moi te suivre brutal
Honte de la nature,
Qui ne tiens rien de l’homme
Qu’un peu de la figure ?
5670 Ah j’aime mieux la mort !
Ô bergers, au secours,
Au secours mes compagnes,
Ô dieux secourez-moi !

SATYRE

Vains sont tous tes efforts
5675 Et tes injures vaines,
Enfin il faut venir.

SCÈNE X. Adraste, Fossinde, Satyre. §

ADRASTE

La femme, il est certain,
Ressemble au médecin,
Elle en fait plus mourir
5680 Par ses trompeurs appas
Qu’elle n’en guérit pas.

FOSSINDE

Adraste, Adraste, Adraste ?

ADRASTE

Adraste, et qui l’appelle ?

SATYRE

Appelle Adraste autant qu’il te plaira ;
5685 Appelle encor Tirinte,
Pour t’ôter de mes mains :
Autant vaut l’un que l’autre :
Allons, allons, te dis-je.

FOSSINDE

Au secours, au secours,
5690 Adraste vois Doris
Que Palemon emmène.

ADRASTE

Que Palemon emmène ?
Laisse-la Palemon,
Laisse-la ma Doris,
5695 Tu l’as assez gardée :
En dépit de l’amour,
Je la veux à mon tour :
Laisse-la ma Doris,
Elle est à moi, c’est mon chien qui l’a pris.

SATYRE

5700 Adraste vois-tu pas
Que ce n’est pas Doris ?

FOSSINDE

C’est Doris, vois-tu pas
Que Palemon l’emmène ?

ADRASTE

Ô que c’est bien Doris ;
5705 Tu me voudrais tromper,
Je la veux à mon tour,
Tu l’as assez gardée,
En dépit de l’amour.

SATYRE

Non, tu ne l’auras pas.

ADRASTE

5710 Donc je ne l’aurai pas ?
Tu la veux, je la veux,
Nous verrons qui des deux
Sera le maître.

FOSSINDE

Sois Hesus à mon aide !

SATYRE

5715 Ô dieux, ô dieux, comme elle m’a surpris !
Ô la malicieuse,
Comme elle a pris son temps
Pour me croiser la jambe.

FOSSINDE

Ô que dieu soit loué,
5720 Me voila démêlée
Des mains de cette bête.

SATYRE

Ah je suis tout froissé !
Le méchant animal
Qu’une femme en effet,
5725 Qui ne fait jamais mal,
Quand le dépit l’émeut,
Sinon quand elle peut.

FOSSINDE

Tu mens, vilain Satyre,
Fils de cornu, cornard,
30
5730 Et père d’encorné.
Ô le bel amoureux !
N’en a-t-il pas la mine ?
Il t’en faut donc des Nymphes ;
Il te faut des Fossindes ;
5735 Il te faut une hart
Pour t’attacher au sommet de cet arbre.

SATYRE

Va que jamais puisses-tu revenir.
Ô dieu les bras ! ô dieu la tête ! ô dieu
La hanche, et tout le corps !

ADRASTE

5740 Ô pauvre Palemon
L’amour te coûte cher.
Il est tombé il le faut secourir :
Mais ô grands dieux le vilain Palemon !
Dieux ! Il est tout velu.
5745 Dieux ! Qu’est-il devenu ?
Ne sont-ce pas des cornes
Qu’il porte sur la tête ?
Ô ce sont bien des cornes,
Mais de parfaites cornes.
5750 Ô Palemon, et qui l’eût jamais cru ?
Aussitôt marié
Tout aussitôt cornu ?
Mais dieux ! Quels sont tes pieds ?
Ce n’est donc pas assez
5755 D’avoir au front des cornes bien plantées ;
Tu veux encor de plus
Avoir les pieds cornus,
Sont-ce du mariage
Les plus beaux avantages ?
5760 Si tous ceux qui s’épousent
En ont autant que toi,
Fi, fi, du mariage
Et de ses avantages,
Garde les Palemon
5765 Je n’en veux point pour moi :
Ô dieu le mariage
A fait d’un Palemon
Une bête sauvage.

SATYRE

Le grand saut que j’ai pris,
5770 Je ne puis plus marcher :
Que maudit soit la femme !
Que maudit soit l’amour !
Maudit qui l’engendra,
Maudit qui l’allaita,
5775 Et maudit soit qui jamais le suivra.

LE CHOEUR

Les mortels sont toujours en guerre,
Nul n’a repos dessus la terre :
Si la fortune est dans la cour,
Dedans nos bois aussi nous trouble amour.
5780 Dans les grandes cours la fortune
Fait sa demeure plus commune,
Comme le foudre tournoyant
Les hautes tours va plutôt foudroyant.
Nous dans l’épais de nos bocages,
5785 Bien qu’exempts de si grands orages,
D’amour nous ressentons les coups
Non moins cruels, quoi qu’ils semblent plus doux.
Mais bien qu’autrement on le pense,
Amour plus aigrement offense
5790 Ceux desquels il est le vainqueur ;
Car tous ses coups ne s’adressent qu’au coeur.
Ainsi d’une guerre ordinaire
Ce que fortune ne peut faire,
Amour le fait plus finement,
5795 Afin que nul ne vive sans tourment.

ACTE IV §

SCÈNE I. Aglante, Tirinte, Hylas. §

AGLANTE

Tirinte il est certain
Que j’aime et que j’adore
Une beauté, que rien du tout n’égale
En son extrémité
5800 Que ma fidélité.

TIRINTE

Celle de qui mon coeur
Honore le mérite,
Aglante, est un soleil,
Et je suis le phoenix
5805 En ma fidélité,
Qui brûle à son bel oeil.

HYLAS

Et moi j’en adore une
Faite comme la lune,
C’est à dire inconstante,
5810 Et si je m’en contente.

AGLANTE

Celle de qui les beaux yeux m’ont surpris,
Tirinte, en sa beauté
Est vraiment un soleil :
Mais un soleil, ô dieux,
5815 Si glorieux qu’il ne veut pas permettre
Que son phoenix en mourant je puisse être.

TIRINTE

Et celle que j’adore
Est si bien sans égale,
Qu’encore que ma foi
5820 Et mon affection
Soient enfin parvenues
À toute extrémité,
Si sont-elles, Aglante,
Moindres que sa beauté.

HYLAS

5825 La mienne est toute telle
Que la tienne, Tirinte,
Quoi qu’elle ne soit pas
Des plus belles du monde,
Parce que sa beauté
5830 Est plus grande beaucoup
Que ma fidélité.
Et telle que tu dis,
Aglante, qu’est la tienne,
Toute telle est la mienne ;
5835 Car je ne puis, quoi que je sache faire,
Être son seul phoenix,
Parce que la folâtre
En veut toujours pour le moins trois ou quatre.
Mais, Aglante, dis-moi,
5840 Et dis-le aussi, Tirinte,
Dites-le moi tous deux
Quelles sont ces deux belles ?

AGLANTE, TIRINTE

Belles.

HYLAS

Belles aux yeux
Qui comme vous les voient.

AGLANTE

5845 Qui la voit autrement,
Celle pour qui mon coeur
Est tout rempli de flamme,
Est bien aveugle, Hylas,
Et s’il ne le sait pas.

TIRINTE

5850 Qui dirait le soleil
N’avoir point de lumière,
On dirait par raison
Que son oeil n’y voit guère ;
Mais de celle que j’aime
5855 Qui ne voit la beauté
Extrême comme elle est,
On peut assurément
Dire qu’extrême est son aveuglement.

HYLAS

Soit ainsi que vous dites,
5860 Je m’en remets à vous,
Si tous deux vous croyez
À vos mêmes paroles :
Mais ce que je demande,
C’est de savoir enfin
5865 Quel fut le trait
Dont amour se servit
Pour faire vos conquêtes.

AGLANTE, TIRINTE

Beau.

HYLAS

Beau vous l’avez dit,
Je ne demande pas
5870 Si vous le trouvez beau :
Mais qui sont ces beaux yeux ?

AGLANTE

Hylas, c’est l’oeil qui d’un clin de paupière,
La haussant ou baissant,
Peut, s’il lui plaît, enflammer tous les coeurs
5875 D’amour et de désir,
Quoi qu’ils eussent en eux
Tous les glaçons et les neiges plus froides,
Dont en tout temps blanchissent du mont d’or
Les sommets plus chenus,
5880 Et les rochers plus nus.

HYLAS

Dis-le plus clairement.

TIRINTE

C’est l’oeil qui désarmant
Pour un moment sa beauté de dédain,
Peut désarmer l’âme la plus barbare,
5885 Contre sa volonté,
De toute liberté.

HYLAS

Ce n’est encor assez.

AGLANTE

C’est l’oeil, Hylas, c’est le bel oeil qui peut,
Toutes les fois qu’il veut,
5890 Écrire d’un seul trait
Dans le coeur des humains
Les lois plus rigoureuses,
Qui se puissent trouver
Dans le règne d’amour,
5895 Sans qu’un seul coeur
Ose ou puisse espérer
De ravoir sa franchise
À telles lois soumise.

HYLAS

Dis-le moi d’autre sorte.

TIRINTE

5900 C’est l’oeil, Hylas, c’est l’oeil qui doucement
Brûlant d’amour tout autre,
N’élance dans mon coeur
Que foudre et que rigueur.

HYLAS

Ni même encor ne le connais-je pas,
5905 Cet oeil dont vous parlez.

AGLANTE

Si quand on dit, que la terre, ô berger,
De ce germe fécond
Qu’elle reçoit du ciel,
D’agréable parure
5910 S’embellit de nouveau :
Si quand on dit, qu’amour va rallumant
Au coeur de la nature
Ses flambeaux à moitié
Sous la neige assoupis
5915 D’un rigoureux hiver :
Si quand on dit, que mille fleurs nouvelles
Émaillent à l’envi
Le beau sein de nos prés,
Et qu’on voit par les champs
5920 La douce tourterelle,
31
La simple colombelle,
Avec leurs compagnes
Redoubler leurs baisers,
Et montrer le transport
5925 Qu’amour fait naître en elles
D’un trémoussement d’ailes ;
Et que tout amoureux
Le rossignol mignard
Vole de branche en branche,
5930 De bocage en bocage,
Invitant sa compagne
Par sa douce harmonie
À l’amour qui le lie,
Nous entendons sans doute le printemps :
5935 Pourquoi de même aux effets que je dis,
Ne reconnais-tu l’oeil
Qui cause mon trépas ?

HYLAS

Je ne le connais pas.

TIRINTE

Si quand on dit, que la terre altérée
5940 Béante en mille lieux
D’extrême sécheresse,
Désire l’eau pour alléger l’ardeur
Qui la sèche et la cuit :
Si quand on dit, que le dieu de Lignon
5945 Découvre de son lit
En divers lieux les humides cachettes,
Faute de l’eau qu’un soleil trop ardent
Lui sèche et lui consume ;
Nous entendons incontinent l’été :
5950 Pourquoi de même aux effets que je dis,
Ne reconnais-tu pas
Le bel oeil que j’adore ?

HYLAS

Je ne le puis encore.

AGLANTE

Si quand on dit, que les fruits sur la branche
5955 Vont jaunissant
Des feuilles dépouillés,
Que nos fertiles champs
Où Cerès ondoyait
Sur des épis dorés,
5960 Veufs des riches moissons
Qu’ils avaient autrefois,
N’ont pour toute parure
De leurs sillons, que le chaume resté
Témoin des doux larcins
5965 Du courbé moissonneur :
Si quand on dit, que les dons de Bacchus
Rougissent sous le pampre,
Retortillé de cent plis l’un sur l’autre ;
L’on sait que c’est l’automne :
5970 Pourquoi de même aux effets que je dis,
Ne reconnais-tu l’oeil
Dont la beauté me poingt ?

HYLAS

Je ne la connais point.

TIRINTE

Si quand on dit, que les vents courroucés
5975 L’un contre l’autre
Animent la fureur
D’un dangereux orage :
Si quand on dit, que nos plaisants ruisseaux
Vont arrêtant leur pas
5980 Sous la croûte endurcie
De leur cristal, pour avoir vu peut-être,
Non pas d’une méduse,
Mais des froideurs le visage effroyable ;
Nous entendons l’hiver :
5985 Pourquoi de même aux effets que je dis,
Ne reconnais-tu l’oeil
Qui me met au cercueil ?

HYLAS

Or sus je le connais,
Je le connais enfin
5990 Cet oeil dont vous parlez,
C’est le bel oeil de Stelle,
De Stelle la bergère,
De toutes les bergères
Celle que j’aime mieux.

AGLANTE

5995 Nous amoureux de Stelle ?

TIRINTE

Elle n’est pas, ce me semble, assez belle.

HYLAS

C’est elle toutefois,
Qui peut d’un seul clin d’oeil
Me surprendre le coeur
6000 Qu’elle retient encore.
Et c’est elle qui peut
M’écrire avec cet oeil
Les pures lois d’amour
Dans le plus sain de l’âme ;
6005 Ainsi faisant en moi
Les effets que vous dites,
N’ai-je raison de dire que c’est elle ?

AGLANTE

Tu te trompes, berger,
Non, non, ce n’est pas elle,
6010 Stelle est belle, il est vrai :
Mais combien s’en faut-il
Qu’elle n’arrive à la beauté de celle
Que j’adore en mon coeur ?
Figure toi que toutes les beautés
6015 Que la nature a faites,
Étant jointes ensemble,
Pour embellir un sujet de tout point,
Auprès de celle-ci
Resteraient imparfaites.

TIRINTE

6020 Figure toi, berger,
Que celle que j’adore,
Comme un soleil surpasse
Toutes autres clartés,
Elle surpasse aussi toutes beautés.

HYLAS

6025 Vous le dites ainsi :
Mais voyez vous, bergers,
J’en jurerais de même
De celle aussi que j’aime :
Mais je dis tout autant
6030 Que vous sauriez tous deux
Jurer et rejurer,
Et parjurer encore :
Je sais bien toutefois
Que vous n’en croyez rien,
6035 Aussi ne fais-je pas
De ce que vous me dites.
Donc pour savoir qui de nous a raison
Prenons un juge, et ce qu’il en dira,
Soit banni de l’amour
6040 Qui ne l’avouera.

SCÈNE II. Hylas, Aglante, Tirinte, Fossinde. §

HYLAS

Tout à propos, bergers,
Ne voici pas le juge qu’il nous faut ?

AGLANTE

Je la veux bien pour telle.

HYLAS

Et moi je la veux bien
6045 Pour juge et pour maîtresse,
Je n’en refuse point
Qui soient faites comme elle.

FOSSINDE

Tirinte, et toi pour quelle veux-tu ?

TIRINTE

Je ne te veux pour rien
6050 Que pour une importune.

AGLANTE

Il semble que Tirinte,
Pour ne sortir du devoir de berger
Envers si belle fille,
Soit obligé de parler d’autre sorte.

TIRINTE

6055 Aglante, te plaît-elle ?

AGLANTE

Elle me plaît comme elle me doit plaire.
Je veux dire, Tirinte,
Que sa beauté, sa vertu, son mérite
Obligent tout berger
6060 À l’honorer, à l’aimer et servir.

TIRINTE

Or s’il est vrai qu’elle te plaise tant,
Prends-la, je te la donne,
Et ne m’en parle plus.

HYLAS

Oui-da je la prendrai,
6065 Et de bon coeur encore.

FOSSINDE

Laisse, Hylas, laisse-moi,
Tu n’es pas pour Fossinde,
Ni Fossinde pour toi,
Stelle en appellerait.
6070 Mais voyez je vous prie,
Voyez le dédaigneux,
Je suis son importune :
Aglante, ce dit-il,
Prends-la, je te la donne,
6075 Et ne m’en parle plus.
Oui, oui, je te la donne :
Comme si tu pouvais
Me donner à quelqu’un :
Et quel pouvoir crois-tu d’avoir, Tirinte,
6080 Dessus Fossinde afin de la donner ?
Impertinent berger,
Penses-tu bien, peut-être,
Que Fossinde soit tienne,
Ou qu’elle la veuille être ?
6085 Non désabuse-toi,
Personne n’eut jamais
Du pouvoir sur Fossinde,
Ni nul jamais l’aura
Qui ressemble à Tirinte.
6090 Malgracieux berger,
Vraiment il est joli
En cette opinion :
Je suis son importune :
Prends-la, je te la donne :
6095 Le libéral berger,
N’est-il pas bien plaisant
De donner de la sorte
Ce qui n’est pas à lui ?
Attends, attends, Tirinte,
6100 Attends à me donner
Lorsque je serai tienne,
Et si jusques alors
Tu veux attendre à faire tes présents
Tu n’en feras jamais.
6105 Mais, Aglante, sais-tu,
Sais-tu point la raison,
Pourquoi Tirinte est si fort libéral
Envers Aglante, il faut que tu le saches,
C’est qu’il voudrait, le cauteleux qu’il est,
6110 Le change te donner,
Pour être seul à suivre Sylvanire :
Car il en meurt d’amour.
Mais sois certain, Aglante,
Qu’elle ne l’aime point,
6115 Et que si quelque chose
Elle a jamais aimée,
C’est Aglante sans plus.
Or va, Tirinte, aime bien Sylvanire,
Elle me vengera
6120 De tes impertinences.

SCÈNE III. Le messager, Aglante, Tirinte, Hylas. §

LE MESSAGER

Ô dieu quelle pitié !
Quelle compassion !

AGLANTE

Qu’est-ce qu’a ce berger ?

LE MESSAGER

Voir cette belle fille
6125 En cet état ; car c’est bien la plus belle,
La plus discrète,
Et pleine de mérite
Qui soit en la contrée.

AGLANTE

Qu’est-ce qu’il dit de belle ?

LE MESSAGER

6130 Mais voir son père et sa mère affligés
Comme je les ai vus,
Je confesse pour moi
Que je n’en ai ni le coeur ni la force.
Ô dieux ! ô dieux quelle extrême pitié !

TIRINTE

6135 Mais de qui parle-t-il ?

AGLANTE

De Sylvanire, il n’en faut point douter,
Et le coeur me le dit :
Hylas saches-le un peu,
Je n’ai pas le courage
6140 De le lui demander.

HYLAS

S’il ne parlait de père et de mère,
J’aurais opinion
Que ce serait de Stelle,
Comme étant la plus belle.

LE MESSAGER

6145 Mais ils ont bien raison,
Ce père et cette mère,
De plaindre et de pleurer.

TIRINTE

Gentil berger, Pan te soit favorable.
D’où procèdent tes plaintes ?

LE MESSAGER

6150 Quand mes plaintes seraient
Plus grandes mille fois
Qu’elles ne le sont pas,
Encor ne sauraient-elles
Atteindre à la grandeur
6155 Du sujet que j’en ai,
Ou bien pour dire mieux
Que nous en avons tous.

AGLANTE

Que nous en avons tous ?

LE MESSAGER

Que nous en avons tous :
6160 Car la perte est commune
À toute la contrée ;
Et par ainsi la plainte
En doit être commune :
Car sachez, ô berger !
6165 Sachez que Sylvanire.

AGLANTE

Ah ne l’ai-je pas dit ?

LE MESSAGER

L’honneur de ces forêts,
Où la beauté s’admire,
Où la vertu s’estime,
6170 Où la perfection
Est en perfection,
Est proche du trépas,
Si morte elle n’est pas.

AGLANTE

Ah ! Sylvanire est morte,
6175 Et toi tu vis encore,
Ô misérable Aglante ?

LE MESSAGER

Elle n’était pas morte
Quand la compassion
M’a contraint de partir :
6180 Mais je crois qu’à cette heure
Elle est morte sans doute :
Ces roses et ces lys,
La beauté de sa joue,
Étaient déjà tous pâles et ternis,
6185 Et le corail vivant
De cette belle bouche
En neige était changé.
Les feux qu’en ses beaux yeux
Elle voulait avoir,
6190 Comme un soleil couvert d’épaisse nue,
Avaient déjà leur lumière perdue,
Et partout le visage
On ne voyait qu’une pâleur mortelle :
Encor elle était belle.

TIRINTE

6195 D’où procède son mal ?

LE MESSAGER

Personne ne le sait :
Mais on croit toutefois
Qu’elle est empoisonnée.

TIRINTE

Qu’elle est empoisonnée ?

LE MESSAGER

6200 Chacun le dit ainsi.

AGLANTE

Or va, berger, et raconte partout
Qu’Aglante ne vit plus,
Et qu’en sa mort, tout son plus grand martyre
C’est n’avoir d’un moment
6205 Devancé Sylvanire.

LE MESSAGER

Secourez-le, bergers, car il évanouit.
Il aimait Sylvanire :
Quelle force d’amour !
Et puis elles n’ont point
6210 De pitié des amants,
Ces cruelles beautés ;
S’il n’a secours il est perdu sans doute,
Je vais quérir de l’eau,
Criez lui cependant,
6215 Mais criez fort, qu’elle est encore en vie,
Et que son père et que sa mère aussi
La vont conduire au temple d’Esculape
Pour ravoir sa santé.
Eh ! Laissez que je courre
6220 Pour apporter de l’eau.

TIRINTE

Mais avant que partir,
Dis-moi je te supplie
Où Sylvanire était.

LE MESSAGER

Auprès du carrefour
6225 Qu’on nomme de Mercure.

HYLAS

Laisse l’aller, Tirinte,
Le mal nous presse.

TIRINTE

Ô malheureux Tirinte !
Ô faux et déloyal !
6230 Il en mourra le traître,
Et mon coeur trop crédule.

SCÈNE IV. §

HYLAS

L’homme n’a point de bien
Du tout exempt du mal,
Et quant à moi,
6235 De tous les animaux,
Je crois qu’il est le plus infortuné,
Et je le crois de sorte,
Que si des dieux le plus puissant de tous
Me venait dire, Hylas
6240 Choisis des animaux,
Dont par l’expérience
Tu connais la nature,
Lequel de tous plutôt tu voudrais être,
32
Et par Styx je te jure
6245 De te donner à ton élection
L’être que tu voudras,
Je choisirais tous les autres plutôt
Que celui d’homme, estimant que de tous
C’est le plus misérable :
6250 Car si nous voulons prendre
Celui qui de chacun
Est nommé malheureux,
N’en cherchons point que l’âne,
La pauvre bête a le plus dur destin,
6255 À ce qu’on dit, de tous les animaux,
Et semble n’être né
Que pour la peine et que pour le bâton ;
Et toutefois il n’a que les seuls maux
Qu’il a de sa nature :
6260 Nous au contraire, outre ceux qu’en naissant
La nature nous donne,
De bien plus grands avec notre imprudence
Nous-nous en imposons.
Si quelqu’un parle mal
6265 Nous sommes en colère :
Si quelque chien hurle à l’entour de nous,
Si le sel tombe alors que nous soupons,
Si nous éternuons
À de certaines heures,
6270 Si nous voyons à gauche le croissant,
Si nous choppons au sortir d’une porte,
C’est un mauvais présage,
Et commençons dès lors
À ressentir le mal
6275 Dont nous vont menaçant
Ces mal fondés augures.
Mais ces opinions,
Mais ces ambitions,
Mais ces ardents désirs
6280 Dont amour nous consume,
Dieux ! Que sont-ce autre chose
Que des maux ajoutés
Aux maux de la nature ?
Et c’est pourquoi nul entre tous les hommes
6285 N’a vécu, qui ne vit,
Ni ne vivra jamais,
Pour heureux qu’il puisse être,
Du tout exempt du mal ;
Si bien que l’on peut dire
6290 Avec verité,
Qu’être homme, c’est à dire,
N’être jamais sans mal.
Que ce pauvre berger
Que je tiens en mes bras
6295 En saurait bien que dire.
Pauvre berger, qui dés l’heure qu’il vit
L’ingrate Sylvanire,
N’a jamais eu que peine et que martyre.
Ô folle et des humains
6300 Inhumaine constance,
Quelle erreur insensée
Dedans le coeur de l’homme t’a produite,
Pour le combler entièrement de maux ?
N’était-ce pas assez
6305 Qu’Aglante eut de l’amour,
Les espoirs impossibles,
Les desseins mal fondés,
Les désirs insensés,
Les tourments inhumains,
6310 Les passions ardentes ?
N’était-ce pas assez
Qu’il ressentit ensemble
Les feux d’amour, les glaces du dédain,
Les coups de la beauté
6315 De cette Sylvanire,
Et ceux de son empire ?
Sans que cette folie,
Qu’on appelle constance,
Par des noeuds tyranniques
6320 L’attachât à jamais
À cette servitude,
Comme un Sysiphe au tourment de la roue ?
Or le voici surpayé de ses peines,
Le voici presque mort,
6325 Et cet erreur est tellement encore
Dedans son coeur ancrée,
Que s’il revit sans doute il choisira
De remourir cent fois,
Cent et cent fois plutôt,
6330 Que de rompre les noeuds
Qui le font malheureux.

SCÈNE V. Ménandre, Lerice, Hylas, Sylvanire, Le messager, Aglante. §

MÉNANDRE

Prends courage ma fille,
Allons jusques au temple
33
De ce grand Esculape.

SYLVANIRE

6335 Ah ! Mon père je meurs.

LERICE

Soutenez-la, Ménandre,
Pour moi je n’en puis plus.

SYLVANIRE

Hélas ! Je meurs, ma mère.

MÉNANDRE

Or sus efforce-toi,
6340 Esculape sans doute
Te donnera ta première santé :
Allons au temple, allons.

SYLVANIRE

Ô dieux ! Je n’en puis plus.

LE MESSAGER

Enfin j’en ai trouvé,
6345 Voici de l’eau, berger,
Mais je ne sais si ce n’est point trop tard.

HYLAS

Apporte, apporte vite,
Le coeur lui bat encore.

SYLVANIRE

Mais qu’est-ce que je vois ?
6350 Eh ! N’est-ce point Aglante ?
C’est lui sans doute : ô le pauvre berger,
Qui l’a mis en ce point ?

HYLAS

C’est Sylvanire. Et toi, berger, apporte,
Donne moi l’eau, pour voir si nous pourrons
6355 Rappeler ses esprits.

SYLVANIRE

C’est Sylvanire. Et comment ce peut-il,
Que sans le vouloir faire
Je l’aie ainsi traité ?

HYLAS

C’est le bruit de ta mort :
6360 Mais, berger, je te prie
Jette lui bien de l’eau,
Cependant à l’oreille
Je m’en vais l’appeler.
Aglante, Aglante, ah prends courage Aglante,
6365 Aglante, Aglante.

SYLVANIRE

Il est mort pour certain,
Hélas c’est grand dommage !
Mon père, s’il vous plaît,
Laissez que je me baisse
6370 Auprès de son oreille,
Ma voix peut-être
Aura plus de vertu.

MÉNANDRE

Je le veux bien, ma fille.

LERICE

Dieu qu’elle est charitable,
6375 À moitié morte encore elle a pitié
Du mal d’autrui.

HYLAS

Mais voyez la finesse
Elle le baise : ingénieux amour.

SYLVANIRE

Aglante, Aglante. Écoute Sylvanire,
6380 Sylvanire t’appelle,
Réponds à Sylvanire.

HYLAS

Ô puissance d’amour,
Au nom de Sylvanire
Voyez comme il revient.

SYLVANIRE

6385 Courage, Aglante, ouvre les yeux, et vois
Que voici Sylvanire.

AGLANTE

Quel Mercure puissant
Mon âme a rappelée
Des Champs Élysiens ?

HYLAS

6390 Ce n’est pas un Mercure,
Regarde bien, Aglante,
C’est Sylvanire.

AGLANTE

Ô dieux ! C’est Sylvanire,
Et je n’adore point
Encor cette beauté
6395 Qui m’a donné la vie ?

LE MESSAGER

Quel miracle d’amour !
À sa voix seulement
Il a repris la vie :
Si je ne l’eusse vu,
6400 J’avoue et je confesse,
Que je ne l’eusse cru.
Je m’en vais le conter
Aux bergers d’alentour,
Afin que plus encore
6405 Chacun l’amour honore.

HYLAS

J’en veux faire de même,
Avec toi je m’en vais,
Pour à chacun redire,
Toi la force d’amour,
6410 Et moi de Sylvanire.

SCÈNE VI. Aglante, Sylvanire, Ménandre, Lerice. §

AGLANTE

Dieux ! Que ne dois-je pas
À cette belle, et très belle bergère,
Pour m’avoir rappelé
De la mort à la vie ?

SYLVANIRE

6415 Je n’ai rien fait pour toi
Que je ne dusse faire,
Chacun est obligé
De servir ton mérite.
Mais ne vous plaît-il pas
6420 Que nous allions, mon père,
Rendre nos voeux au temple d’Esculape ?

MÉNANDRE

Allons ma fille, il est bien raisonnable
De le remercier
Du bien qu’il nous a fait,
6425 Te redonnant ta première santé.

SYLVANIRE

Dieux ! Qu’est-ceci, dieu qu’est-ce que je sens ?
Quel mal nouveau, et quelle défaillance
Me prend encore un coup ?
Ah ! Ma mère je meurs.

LERICE

6430 Mais que sera-ce enfin ?
Nous pensions que ton mal
Fut un peu soulagé,
Tout au contraire, au lieu d’allègement,
34
C’est un rengrégement.
6435 Mais, Aglante, aide-nous :
Elle se meurt, ô dieux !
Elle n’a plus de force.

AGLANTE

Quel étrange accident ?

MÉNANDRE

Il ne faut plus espérer en sa vie.

LERICE

6440 Ah mère désolée !

MÉNANDRE

Ah père, non plus père,
Ou père sans enfant !

AGLANTE

Mais fallait-il, hélas !
Eh ! Fallait-il qu’Aglante
6445 Revint en vie, afin de voir mourir
Celle qui fut sa vie,
Pour remourir encore
D’une seconde et plus sensible mort ?

LERICE

Destin qui me ravis
6450 Ce que jadis le ciel m’avait donné,
Combien en me l’ôtant
Me fais-tu plus de mal,
Qu’en l’octroyant on ne me fit de bien ?

AGLANTE

Il fallait donc qu’avec les mêmes yeux
6455 Que j’avais vu tant de rares merveilles,
J’en visse, et j’en pleurasse
La déplorable perte.
À quoi destins me réservez-vous plus ?
À quels malheurs m’ordonnez vous encore,
6460 Pour rendre cet Aglante,
Des malheureux en somme,
Le plus malheureux homme ?

MÉNANDRE

Ah chère fille ! Ah fille que je n’ose
Appeler plus ma fille !
6465 Ah chère Sylvanire !
Est-ce ainsi que le ciel
Trompe nos espérances ?
Est-ce ainsi qu’il lui plaît
Se moquer des desseins
6470 Des hommes malheureux ?
Hélas j’avais pensé,
Et non point sans raison
Je l’avais esperé,
Puisqu’aux lois de nature
6475 Cet espoir se fondait,
Qu’après avoir été
De mes faibles années
Le support charitable,
Lorsque la mort finirait ma journée
6480 Tu me clorais les yeux
Avec tes propres mains,
Et dedans le cercueil,
M’arrosant de tes larmes,
D’un doux baiser de fille,
6485 Tu me dirais enfin,
Va t’en, va t’en, mon père,
Va t’en en paix pour la dernière fois.
Combien hélas ! Combien sont-ils changés,
Par un destin contraire,
6490 Tous ces justes desseins,
Puisqu’il faut que ton père
Te rende les devoirs
Qu’il espérait de recevoir de toi.

AGLANTE

Ô ciel ! Que la douleur
6495 Me contraint de nommer
Injuste, ou bien aveugle :
Injuste en m’éloignant
De celle à qui le destin m’a donné ;
Aveugle en me voyant,
6500 Qu’aussi bien je ne puis
Vivre éloigné de celle
Pour qui je vis, et pour qui je veux vivre ;
Que penses-tu de faire ?
Quoi ? Me tenir en vie
6505 Et lui donner la mort ?
Ah ! Nul vivre ne peut,
Lorsqu’il n’a point de coeur,
Et tu me le ravis
Ravissant Sylvanire.

LERICE

6510 Sera-t-il donc vrai,
Ô mon très cher enfant,
Que tu nous sois ôtée,
Sans avoir le loisir
De nous dire un adieu ?
6515 Ah ! Ne le souffrez pas,
Destins rendez-la moi,
Rendez-la moi, ma chère Sylvanire.

AGLANTE

Que si le ciel veut avoir pour rançon
De quelque autre la vie,
6520 Reçois, destin, la mienne, je te prie.

MÉNANDRE

Mais la mienne plutôt,
La mienne surannée.

AGLANTE

Mais la mienne déjà
Parvenue à tel point,
6525 Que quoi qu’à l’avenir
S’avance mon trépas,
Je ne puis perdre, au malheur où je suis,
Pour chaque jour que des siècles d’ennuis.

LERICE

Ô Sylvanire ?

AGLANTE

Ô belle Sylvanire ?

MÉNANDRE

6530 Sylvanire, ma fille ?

AGLANTE

Ah Sylvanire ! Hélas n’oyez-vous point ?
Oyez Lerice, oyez Ménandre aussi,
Oyez, oyez Aglante,
Aglante oyez, Aglante.

MÉNANDRE

6535 Ô dieux ! Elle revient.

AGLANTE

Elle revient, ô dieux !

LERICE

Sois à notre aide, ô puissant Esculape.

AGLANTE

Courage, Sylvanire,
Ouvrez les yeux, et voyez qu’en vivant
6540 Vous donnez vie à quatre.

MÉNANDRE

Prends courage, ma fille.

LERICE

Vois la douleur amère
Que pour toi souffre, et ton père et ta mère.

SYLVANIRE

Ô puissants dieux, qui tenez en vos mains
6545 Les jours comptez de notre frêle vie,
Permettez m’en autant
Qu’il m’en faut seulement
Pour décharger mon coeur
D’un blâme qui l’oppresse.
6550 Séchez vos pleurs, mon père, je vous prie,
Et vous ma mère aussi,
Souvenez-vous que les dieux ne font rien
Sinon pour notre bien,
Et s’il leur plaît de mes tendres années
6555 Achever ma journée,
Ils le font pour mon mieux,
Pour éviter, peut-être,
Ou pour vous, ou pour moi,
Quelque plus grand malheur.

LERICE

6560 Mais quel malheur plus grand ?

MÉNANDRE

Où s’en peut-il trouver ?

AGLANTE

Ah le ciel n’en a point !

SYLVANIRE

Le ciel, Aglante, a tout ce qu’il lui plaît,
Et souviens-toi qu’il peut tout dessus nous,
6565 Car il est tout puissant,
Et qu’il fait toujours bien,
Parce qu’il est tout bon :
Je vous conjure donc
Que je ne sois point cause
6570 Qu’il jette dessus vous
Les traits de son courroux,
Ô mon père et ma mère :
Que s’il vous ôte à cette heure une fille,
Il peut, s’il veut, égaler vos enfants
6575 Au nombre des cheveux
Qui sont sur votre tête,
Encor qu’il semble bien
Que vos vieilles années
Y puissent contredire :
6580 Mais au grand dieu tout est facile à faire.
Séchez donc vos pleurs,
Je vous supplie encore,
Et croyez que je pars
Du nombre des vivants,
6585 Sans emporter nul regret de ma vie.
Deux choses seulement
Me pressent, je l’avoue :
L’une de n’avoir pu
Jusqu’ici satisfaire
6590 À ce que je vous dois,
Ô mon père et ma mère :
Mais recevez ma bonne volonté.

LERICE

Dieu quel bon naturel !

MÉNANDRE

Ta volonté, ma fille,
6595 Nous est tant agréable,
Que nous la recevons
Pour plus encor que tu ne nous dois pas.

SYLVANIRE

Le ciel en soit loué,
Et cette amour de père
6600 Qu’outre tous mes mérites
Le ciel a mise en vous :
Mais oserai-je à la fin de ma vie,
Car je sens bien qu’elle me va laisser,
Oserai-je mon père,
6605 Oserai-je ma mère,
Avec votre congé,
Avant que de partir,
Me décharger de cet autre fardeau
Qui me presse et m’oppresse ?

LERICE

6610 Ton père le veut bien.

SYLVANIRE

Le voulez-vous mon père ?

MÉNANDRE

Je le veux, Sylvanire,
Et dis et fais tout ce que tu voudras,
Je t’en remets tout le pouvoir que j’ai.

SYLVANIRE

6615 Le ciel vous rende à tous deux le loyer
D’une telle bonté,
Puisqu’il ne m’est permis.
L’ingratitude, à ce que bien souvent
Vous m’avez dit, mon père,
6620 Est un faix si pesant,
Que la terre sur qui
Tout l’univers s’appuie,
Sans se lasser ne la peut supporter,
Et c’est pourquoi surchargée en mon âme
6625 D’un faix tant malaisé,
Puisque tous deux vous me le permettez,
Je m’en déchargerai.
Voyez vous ce berger,
Dont le visage est tout couvert de pleurs,
6630 Sachez mon père, et vous ma mère aussi,
Que quatre ans sont passés
Qu’il aime Sylvanire,
Mais d’une telle amour
Que je puis dire en quatre ans qu’elle dure
6635 N’avoir jamais remarqué chose en lui,
Ni dans ses actions,
Ni parmi ses paroles,
Dont une honnête fille
Se peut croire offensée.
6640 Or les dieux soient témoins,
Il le sait bien lui-même,
Si durant ces quatre ans
Jamais mes actions,
Ni jamais mes paroles,
6645 Ont rendu connaissance,
Ni que je reconnusse,
Ni que j’eusse agréable,
Cette amour estimable.
Mais ne crois pas, Aglante,
6650 Que nul mépris en ait été la cause,
Je sais que tu vaux mieux
Que ce que tu recherches :
Le seul devoir d’une fille bien née
Me contraignait d’en user de la sorte :
6655 N’en doute point, Aglante,
Car encor que je sois
Dans ces bois d’ordinaire,
Je ne suis pas pourtant
Insensible comme eux :
6660 Ta vertu, ton amour,
Et ta discrétion
Firent sur moi le coup que tu voulais.
Ô mort ! Attends, attends encor un peu,
Que je puisse finir
6665 Avant que tu finisses.
Mais sachant bien que mon père et ma mère
Faisaient dessein de m’allier ailleurs,
Je fis dessein aussi
De faire à cette amour
6670 Un tombeau de silence,
Voulant plutôt mourir
Que de contrevenir
Au respect que je dois
À ceux qui m’ont fait naître.
6675 Mais maintenant que les dieux ont voulu,
Les dieux tous bons et sages,
Par ma fin avancée,
Tous les noeuds dénouer,
Avant qu’être nouées,
6680 Du futur mariage,
Et que ceux qui sur moi
Ont tout pouvoir m’en donnent le congé :
Saches, ami, qu’amour jamais plus grande
Ne s’éprit dans un coeur,
6685 Que celle que pour toi
Sylvanire a conçu,
Et pour enfin partir
Du tout exempte et du tout déchargée
De cette ingratitude,
6690 Le voulez-vous tous deux ?

MÉNANDRE

Nous le voulons ma fille.

SYLVANIRE

Hélas, je n’en puis plus !
Tends-moi la main, Aglante,
Et la mienne reçois :
6695 Si je n’ai pu vivre femme d’Aglante,
Je meurs femme d’Aglante :
Le veux-tu bien berger ?

AGLANTE

Ô dieux ! Si je le veux ?

SYLVANIRE

Et vous mon père, et vous ma mère aussi,
6700 Ne le voulez vous pas ?

MÉNANDRE

Nous le voulons, ma fille.
À quoi sert-il de le lui refuser ;
Aussi bien elle est morte.
Voici le dieu, Lerice,
6705 Dont jadis Sylvanire
Voulait être druide,
Et servir les autels.

SYLVANIRE

Ô dieu je meurs ! Mais je meurs bien contente
De mourir tienne, Aglante.

AGLANTE

6710 Dieux ! Elle est morte.

LERICE

Hélas ! Hélas ! Ma fille.

MÉNANDRE

Elle est morte à ce coup.

AGLANTE

Elle est donc morte, ô dieux !
Et moi je vis encore ?
Je vis encore, et j’ai devant mes yeux
6715 La belle qui m’appelle,
Sans que j’aille après elle ?

LERICE

Ô dieux ! Elle est bien morte.

AGLANTE

Ah Sylvanire ! Hélas est-il possible
Que tu me sois ravie,
6720 Sans qu’on m’ôte la vie ?
Faut-il que le moment
Que mienne il te plût d’être,
Ait été le moment
Que mienne, hélas ! Tu ne puisses plus être ?
6725 Injuste ciel ! Injuste destinée !
Injuste amour ! Injuste mort, hélas !
Hélas qui ne dira,
Que dans le ciel il n’est point de justice ;
Que le destin injustement ordonne ;
6730 Que sans justice amour conduit les siens,
Et que la mort est injuste envers moi ?
Puisque le ciel, et l’inique destin,
Et l’amour, et la mort,
Consentent que je perde,
6735 Sans toutefois mourir,
Celle que sans mourir
Mon coeur jamais, jamais ne devait perdre.
Ô ciel rendez-la moi,
Rendez-la moi destins ;
6740 Amour, si toutefois
Sylvanire étant morte
Quelque amour reste encore,
Rends-la moi, cette belle
Que la mort m’a ravie :
6745 Et toi mort rends-la moi,
Ou me reçois pour elle.
Ah Sylvanire ! Écoute ton berger,
Et reviens-t-en vers moi,
Ma chère Sylvanire,
6750 Ou m’emmène avec toi.

MÉNANDRE

Ô dieux ! Elle revient,
Les dieux auraient-ils bien
Ta juste voix ouïe ?

LERICE

Elle revient sans doute.

AGLANTE

6755 Finissez, ô grands dieux !
La grâce commencée.

MÉNANDRE

Cessons les pleurs, et puisqu’il plaît au ciel
Lui redonner quelque signe de vie,
Emportons-la dedans notre cabane,
6760 Plus aisément nous pourrons soulager
La grandeur de son mal :
Aglante donne moi
Tes mains, et les attache,
Je te supplie, aux miennes,
6765 Nous en ferons un siège
Afin de l’emporter,
Cependant que Lerice,
Accompagnant nos pas,
Gardera par hasard
6770 Qu’elle ne tombe pas.

SYLVANIRE

Hélas mon père ! Hélas mon cher Aglante,
Que de peine je donne
À qui je dois rendre tant de service.

AGLANTE

Ô douce peine ! Ô glorieux travail !
6775 Ô cher fardeau, qui rends Aglante heureux !
Heureux trois fois Aglante,
Qu’amour a destiné
À ce mystère saint,
De porter en ces bras
6780 Tout ce que le flambeau
Du soleil vit jamais
De plus rare et plus beau.

SCÈNE VII. §

FOSSINDE

Vraiment grand est son mal,
Je crois qu’elle en mourra :
6785 Combien elle est changée,
Que la beauté dont on fait tant de cas
Enfin est peu de chose,
Un bouton le matin
Qui s’éclot au midi,
6790 Et qui le soir se fane,
Et c’est bien pour cela
Que j’estime peu sages
Celles à qui le ciel
A fait un tel présent,
6795 Et qui le laissent perdre,
Puisqu’il dure si peu,
Sans s’en vouloir servir.
Voyez vous Sylvanire,
C’est de Lignon la plus belle bergère,
6800 Mais la plus insensible
Aux traits d’amour de toutes les bergères,
Elle n’aima jamais,
À ce que chacun dit ;
Et n’est-ce pas dommage
6805 Qu’elle ait eu ce visage,
N’ayant su, l’imprudente,
Ou n’ayant pas voulu
S’en servir à l’usage
Pour lequel il est fait ?
6810 Or la voilà maintenant bien payée,
Elle a vécu, mais telle que l’avare,
Qui pour ne s’en servir
Aux entrailles profondes
Des lieux moins fréquentés,
6815 Idolâtre de l’or
Va cachant son trésor :
Idolâtre de même
De ta beauté, cache-la maintenant
Dans la tombe relante,
6820 Garde-la pour Pluton,
Ou pour ces vains fantômes
Qui courent toute nuit
À l’entour des tombeaux.
Ô folle ! Les grands dieux
6825 Ont la beauté faite pour les vivants,
Et les os pour les morts :
Et c’est pourquoi leur justice est très grande
De te l’ôter, comme ils font maintenant,
Ne voulant pas en user comme il faut.
6830 Ô ! Si les dieux d’une main libérale
M’avaient rendue aussi belle que toi,
Et que Tirinte eut de l’amour pour moi,
Je jure qu’aujourd’hui,
S’il était tout à moi,
6835 Je serais toute à lui.

SCÈNE VIII. Tirinte, Fossinde. §

TIRINTE

Mais où le trouverai-je ?
Ce traître, ce perfide,
Où le rencontrerai-je ?
Il a beau se cacher :
6840 Quand les profonds abîmes
Du centre de la terre
L’auraient couvert, je le découvrirai,
Et je le punirai,
Sans que l’enfer, ni le ciel, ni la terre
6845 Le sauve de mes mains.

FOSSINDE

Il est bien en colère.

TIRINTE

Ah ! Le cruel qu’il est
D’un même coup il en fait mourir deux,
Deux innocents qui ne crurent jamais
6850 Lui faire déplaisir :
Mais qu’il s’assure, et je le lui promets,
Qu’avec ces deux, que traître il fait mourir,
Il sera le troisième,
Si Tirinte le trouve,
6855 Ou ce fer ne voudra,
Du sang abominable
Ayant horreur, se teindre par mes mains.

FOSSINDE

Il est tout vrayi que sa colère est grande,
Il le faut divertir,
6860 Je ne puis m’empêcher,
Quoi qu’il me sache faire,
De le chérir toujours.
Ô qu’il est difficile
De se désembrouiller
6865 De ce brouillon d’amour !
Holà Tirinte, et d’où vient ce courroux ?
D’où vient cette furie ?
Veux-tu mal à quelqu’un ?
Dis-le moi, tu verras
6870 Si je suis prête à faire tes vengeances.

TIRINTE

Eh laisse moi ! Te voici revenue.

FOSSINDE

Oui je suis revenue,
Mais c’est pour te servir.

TIRINTE

Va si loin que jamais
6875 Tu ne puisses venir.

FOSSINDE

Long serait le voyage :
Mais je vois bien que le courroux t’emporte ;
Quelqu’un t’a-t-il fâché ?
Dis-le moi, je te prie.

TIRINTE

6880 Oui quelqu’un m’a fâché,
Me fâche, et fâchera,
Tant que Fossinde ici demeurera.

FOSSINDE

Est-ce donc Fossinde
Qui te fâche si fort ?

TIRINTE

6885 Plus cent fois que la mort.

FOSSINDE

Ô qu’elle est malheureuse !

TIRINTE

Malheureuse à son dam,
Mais au mien très fâcheuse.

FOSSINDE

Tu ne l’aime donc pas ?

TIRINTE

6890 Ainsi que le trépas.

FOSSINDE

Et cette inimitié
Toujours durera-t-elle ?

TIRINTE

Je la tiens immortelle.

FOSSINDE

Et cela, mais pourquoi ?

TIRINTE

6895 C’est pour l’amour de toi.

FOSSINDE

Ah Tirinte !

TIRINTE

Ah Fossinde !

FOSSINDE

Tu ne m’aimeras point ?

TIRINTE

Point.

FOSSINDE

Point, mais du tout point ?

TIRINTE

Point, point, et du tout point,
6900 Et crois-le si tu veux.

FOSSINDE

Qui telle inimitié
A mise entre nous deux ?
Entre nous deux, je faux,
Tu sais bien que je t’aime.
6905 Mais qui te peut tant éloigner de moi ?

TIRINTE

Toi.

FOSSINDE

Moi, comment ?

TIRINTE

Qui le peut, sinon toi ?
Toi de toutes les filles
La fille plus fâcheuse,
6910 Et la plus importune ?
Ne vois-tu pas, Fossinde,
Que j’ai l’esprit ailleurs,
Que j’ai d’autres desseins,
Laisse-moi je te prie.
6915 Dieux ! Faut-il que le ciel,
Avec tous mes ennuis,
Encore me surcharge
D’un faix insupportable.
Va-t-en, je te supplie,
6920 Va-t-en, je te conjure
Par la plus importune
Qui fût jamais, et ce sera par toi.

FOSSINDE

Et bien je m’en irai,
Insensible berger,
6925 Oui, oui, je m’en irai,
Et peut-être de sorte
Qu’avant que je revienne
Amour m’aura vengée.
Va cruel, va sauvage,
6930 Va barbare, va tigre,
Va-t-en âme de fer,
Va coeur de diamant :
Aime, aime, qui ne t’aime,
La haine enfin, puisque l’amour ne veut,
6935 Me vengera de toi :
Mais très juste est la loi,
Qui venge l’innocent
Sur la coupable tête,
Avec le même fer
6940 Duquel l’offense est faite.

SCÈNE IX. §

TIRINTE

Que les dieux soient loués !
Enfin elle s’en va,
Peut-être qu’à ce coup
J’en serai déchargé,
6945 De cette babillarde,
Ce n’est pas sans raison
Qu’on dit heureux celui
Qui rencontre pour femme
Une cigale. On dit que la femelle
6950 De nature est muette :
Que plût à Dieu que Fossinde fut telle :
Ô l’importune fille !
Et puis encor par force
Elle veut être aimée.
6955 Mais à quoi pensons-nous ?
Que faisons nous ici ?
Que n’allons-nous chercher
Ce traître et ce perfide,
Qui sous le nom d’ami
6960 M’a fait dedans le coeur
La plus cruelle et profonde blessure,
Qu’ennemi saurait faire ?
À quoi retardons-nous ?
Allons sacrifier
6965 Son sang à la vengeance.

SCÈNE X. Le messager, Tirinte. §

LE MESSAGER

C’en est fait, je l’ai vue
Avec mes propres yeux
Mettre dans le tombeau.

TIRINTE

Dans le tombeau, dit-il,
6970 De Sylvanire il parle ;
Puisqu’elle est morte, ô dieux ! Il faut mourir :
Mais avant que mourir
Il nous la faut venger,
Cette belle innocente,
6975 Et porter aux enfers
Le sang de ce perfide,
35
Pour apaiser ses mânes offensées.

LE MESSAGER

Elle est morte, il est vrai,
Cette belle bergère :
6980 Qui jamais eut pensé
Qu’une beauté si grande
Se fut si tôt perdue ?

TIRINTE

Avant ma mort encore veux-je entendre
La cause de ma mort,
6985 Et savoir misérable,
Puisque j’ai fait le mal,
Comment il s’est passé.
36
Ce sera rengréger
Ma douleur davantage :
6990 Or sus prenons courage,
Apprenons de sa mort,
Ou bien plutôt de notre propre mort
L’accident déplorable.
Berger, dis-moi, de qui plains-tu la perte ?

LE MESSAGER

6995 De Sylvanire, et cela te suffise.

TIRINTE

Donc Sylvanire est morte ?

LE MESSAGER

Au tombeau on l’emporte,
N’en doute nullement.

TIRINTE

Hélas ! Berger, raconte-moi comment.

LE MESSAGER

7000 Je le ferai : mais si d’un dur rocher,
Ami, tu n’as le coeur,
De bonne heure prépare
Tes yeux aux pleurs, ta poitrine aux sanglots,
Et ta voix à la plainte.
7005 Soudain qu’au lit cette fille fut mise,
Belle comme un soleil,
Mais un soleil dont les rays affaiblis
Passent à peine à travers de la nue,
Son mal lui redoubla.
7010 Autour du lit à grands ruisseaux de larmes
Et Ménandre et Lerice
Accompagnaient son mal :
Mais un berger qu’Aglante l’on appelle.

TIRINTE

Ah ! Je le connais bien.

LE MESSAGER

7015 Toujours au plus près d’elle,
Ne jetait pas une source de pleurs
Comme faisaient les autres,
Mais bien plutôt un océan de larmes,
Dont il noyait les mains de Sylvanire :
7020 Mais si ses yeux à tous faisaient pitié,
Ses regrets et ses plaintes
Doublement arrachaient
Des regrets et des plaintes
De la bouche et du coeur
7025 De ceux qui l’écoutaient ;
Hélas ! Ce disait-il,
Ô parques inhumaines
Pourquoi m’épargnez-vous
La faveur de vos coups ?
7030 Qu’est-ce parques, hélas !
Qu’est-ce que j’ai commis,
Et ma foi si fidèle,
Que votre ardent courroux
Ne me prenne avec elle ?
7035 Hélas ! Vous savez bien
Que nous sommes unis,
Et pourquoi désunir
Ce qu’un vouloir assemble ?
Ah ! Prenez-nous ensemble,
7040 La victoire en sera
Plus belle et plus entière,
Et vous ferez qu’avec un coup si beau,
Ce que ne peut la vie
L’aura pu le tombeau.
7045 Que si vous ne le faites,
Aussi bien cette main
M’octroiera cette juste requête.
Ainsi disait le désolé berger,
Et d’un oeil égaré,
7050 Jetant autour sa vue,
Semblait déjà de regarder la mort.
Elle de qui la main
Était entre les siennes,
Faisant effort un peu la releva,
7055 Et la posant dessus les yeux d’Aglante,
Comme ne voulant voir
Ces yeux pleins de fureur,
Qui jadis voulaient être
Si remplis de douceur,
7060 À toute force ouvrit sa belle bouche.
"Vis, ami, lui dit-elle,
Le ciel l’ordonne ainsi ;
Ainsi le veut aussi
Ta chère Sylvanire :
7065 Que si mourant encore auprès de toi
Du crédit il me reste,
Je te commande, Aglante,
De ne jamais attenter sur ta vie,
Car ta vie est aux dieux,
7070 Aux dieux tu la dois rendre
Alors qu’ils la voudront,
Et non à ta douleur.
Contente toi, que Sylvanire est tienne,
Et que jamais autre elle ne sera :
7075 Conserve toi l’amour que je te porte,
Et je conserverai
La tienne dans mon âme.
Ainsi dedans ton coeur
Je vivrai sur la terre,
7080 Et dans le mien tu vivras dans les cieux.
Avec ce penser
Ami console-toi,
Et surtout aime-moi,
Car je meurs tienne, Aglante."

TIRINTE

7085 Ah fortuné berger,
Heureux en ton malheur !

LE MESSAGER

En ce point un soupir
Qui lui ravit la voix
Avec le nom d’Aglante,
7090 Ravit aussi sa vie.

TIRINTE

Sylvanire est donc morte ?

LE MESSAGER

Elle est morte, berger.

TIRINTE

C’est honte que de vivre
Après un tel malheur :
7095 Allons, allons mourir :
Mais avant que mourir
Faisons-en la vengeance.

LE MESSAGER

Ô dieux ! Que fera-t-il ?
Il s’en va transporté
7100 Où la rage l’emmène.
Conduisez-le grands dieux.
Il aimait cette fille,
Mais qui ne l’aimait pas ?
Quant à moi je m’en vais
7105 Son deuil accompagner,
Chacun lui doit ce pitoyable office.
Combien de jeunes coeurs
Iront suivant ce deuil,
Puis avec elle entreront au cercueil.

LE CHOEUR

7110 Plus je cherche en moi-même
Que c’est qu’amour, et moins je le connais :
Qu’il soit dieu je le crois,
Sa force est trop extrême :
Mais s’il est dieu, comment
7115 Souffre-t-il que l’amant
Dont l’âme est sa sujette
À l’honneur se soumette ?
Non, il est sans puissance,
Ou pour le moins sans nul ressentiment :
7120 Mais s’il est vrai, comment
Sous son obéissance
Voit-on les plus grands dieux
Se rendre, pour les yeux
De nos simples bergères,
7125 Déités bocagères ?
Comment peut-il produire,
S’il n’est pas dieu, des miracles si grands,
Que tous les jours j’apprends ?
Il fait ce qu’il désire,
7130 D’un changement divers,
Dans tout cet univers,
En dépit de nature,
Et faut qu’elle l’endure.
Il va changeant les âges
7135 Comme il lui plaît, les vieux il rajeunit,
Des jeunes il ternit
Et ride les visages :
S’il veut tout ce qu’il peut
Il peut tout ce qu’il veut,
7140 Et nulle résistance
N’égale sa puissance.
Que s’il semble au contraire,
Mais rarement, que l’amant quelquefois
Observe d’autres lois
7145 Que la sienne ordinaire ;
C’est pour faire mieux voir
Un plus entier pouvoir :
Car quoi qu’il en puisse être
Il est enfin le maître.

ACTE V §

SCÈNE I. §

AGLANTE

7150 Pleurer, mais que sert-il
De pleurer un malheur
Qui n’a point de remède,
Et dont la guérison
En la mort est remise ?
7155 Car telle est la grandeur
Du mal qui me travaille,
Que quand tout l’océan
Se changerait en larmes,
Et que j’aurais au front
7160 Autant d’yeux, que le ciel
A de feux qui l’éclairent,
Mes larmes ne sauraient
Égaler ma douleur,
Ni ma douleur encore
7165 Égaler mon malheur.
On dit que la nature
Produit de certains fruits,
Dont qui goûte une fois
Ne voit jamais tarir
7170 La source de ses pleurs :
Hélas ! Puisque le ciel
Et mon cruel destin
L’ordonnent de la sorte,
Et qu’il faut que je pleure
7175 Jusques dans le cercueil
La perte que j’ai faite :
Plut-il au ciel, plut-il à mon destin,
Que j’eusse de ces fruits,
Pour ne manquer non plus
7180 De larmes et de pleurs
Tout le temps de ma vie,
Que tant que je vivrai
Jamais ne manquera
Le sujet misérable,
7185 Que mes yeux ont de sans cesse pleurer.
L’impitoyable Parque
A donc fermé tes yeux,
Et tes beautés n’ont peu
Empêcher le destin
7190 De finir ta journée
Dès son plus beau matin ?
Est-il donc, bien vrai,
Que celle qui donnait
À mille coeurs la vie
7195 Soit morte, ou pour le moins
Ne vive plus, si ce n’est en mon coeur ?
Je ne l’eusse pas cru ;
La raison au contraire
Hélas ! M’eût fait jurer,
7200 Que toi vivant en moi,
Et moi vivant en toi,
Pour te faire mourir
Il me fallait tuer,
Et te ravir la vie
7205 Pour me donner la mort.
Mais hélas ! Je vois bien
Que seulement les forces de l’amour
J’allais considérant,
Non celles de la mort,
7210 De la mort qui toujours
À désunir les choses plus unies
Se plaît et s’étudie.
Mais fatale Atropos,
37
Puisque tu desseignais
7215 La mort de Sylvanire,
D’où vient, hélas ! Que seulement son corps
Soit mis dans le tombeau,
Et qu’en mon coeur vive encore son âme ?
Hélas ! pourquoi dans un même cercueil
7220 N’enfermes-tu le corps
D’Aglante qui t’en prie,
Puisqu’elle vit en lui,
Pour en avoir une victoire entière ?
Ah ! Je vois bien pourquoi tu ne le fais ;
7225 C’est, Atropos, que de m’ôter la vie
Serait, hélas ! Une oeuvre pitoyable,
Et que nulle pitié
Ne peut trouver place dedans ton âme.
Mais, fière Parque, à qui veut le trépas
7230 Il est bien malaisé
De le lui refuser,
Je ferai bien paraître
Que si les dieux sans que nous le sachions,
Nous font venir au monde,
7235 Et nous donnent la vie,
Que nous pouvons, lorsque nous le voulons,
La quitter cette vie,
Et que pour en sortir
On peut trouver toujours quelque passage,
7240 En ayant le courage.
Mais avant que mourir,
Allons voir le tombeau
Riche de nos dépouilles :
Noyons-le de nos pleurs,
7245 Afin que comme il a
Nos flammes par dedans,
Par le dehors il ait aussi nos larmes :
Larmes qu’hélas ! Mes yeux ne finiront
Qu’en finissant ma vie.
7250 Ô bienheureux tombeau !
De qui la froide pierre
Tant de flammes enserre,
Tu n’es pas le séjour
Comme les autres sont
7255 De cendres amorties,
Mais de cendres de feu,
Mais de cendres si vives,
Qu’amour encore y brûle tout d’amour.
Oui, je les sens, hélas ! Ces mêmes flammes,
7260 Dont autrefois mon coeur voulait brûler ;
Moins douces, il est vrai,
Mais non pas moins ardentes ;
Beaucoup moins supportables,
Mais non pas moins aimables.
7265 Rends-moi, tombeau, si ma pitié te touche,
Ce que tu me retiens,
Ou si tu ne le veux,
Au moins prends nous tous deux,
Et renferme mon corps
7270 Où tu retiens mon coeur,
Et qu’ainsi je sois mis
Dessous la même pierre,
Imitant le lierre
À son ormeau serré,
7275 Qui par la mort de l’arbre
N’en est point séparé.
Et cependant reçois,
Pierre sainte et sacrée,
Mes soupirs et mes larmes,
7280 Et reçois les baisers
Qu’ensemble je te donne :
Donne les ces baisers
À ces cendres d’amour
Qui reposent en toi,
7285 Présente les ces larmes
À celle que jamais
Mon coeur ne cessera
D’aimer et d’adorer,
Ni mes yeux de pleurer :
7290 Mais à qui mes discours,
Ô dieu ! Vais-je adressant ?
À l’insensible pierre,
À l’insensible mort,
Au destin insensible,
7295 Qui n’écoutent jamais
Nos cris, ni nos regrets ?
Mais si Pygmalion
Obtint jadis qu’un marbre
Reçut le sentiment,
7300 Aglante aimes-tu moins
Que ce Pygmalion,
Pour animer encor ce monument ?
Et si jadis Orphée
Pût de la mort retirer Eurydice
7305 Par son chant pitoyable,
Ton malheur déplorable,
Ô malheureux Aglante !
Te fournira-t-il moins
De soupirs et de larmes,
7310 De regrets et de plaintes,
Pour retirer aussi
De la mort à la vie
Celle qu’on t’a ravie ?
Hélas ! Ce sont discours,
7315 Ce sont des vaines fables
Tout ce qu’on va disant,
Et de Pygmalion,
Et du congé qu’Orfée
Eut de revoir encor sa bien aimée :
7320 Jamais, jamais, deux fois,
Pour passer l’Acheron,
L’on ne paye à Charon.
Que la descente aux enfers est aisée,
Mais rappeler ses pas
7325 Et remonter en haut,
C’est là l’oeuvre et la peine.
Et quand tous les humains
Cent et cent fois encore
Pourraient bien revenir
7330 Et reprendre leur corps,
Le malheur est si grand
Qui te poursuit, Aglante,
Qu’il ne faut espérer
Qu’il soit permis pour ton contentement
7335 À celle que tu plains,
Et contente toi d’être
Phoenix en ton malheur
Ainsi qu’en ton amour.
Donc puisqu’il est ainsi,
7340 Dieux ! Qu’il ne l’est que trop,
Qu’est-ce que tu veux faire
De conserver plus longtemps cette vie,
Qui ne te reste plus
Sinon pour prolonger,
7345 Sans aucune allégeance,
La douleur qui t’offense.
Ah ! Meurs, ah ! Meurs, Aglante,
Sylvanire t’appelle,
Ne veux-tu pas la suivre,
7350 Et cesser de languir
Cessant aussi de vivre ?
Si fais, tu le veux bien,
Aussi l’amour avec le courage
T’oblige à ce voyage.
7355 Allons donc, ô mon coeur,
Non point avec transport,
Mais résolus de rencontrer la mort,
Elle nous sera douce,
Puisque déjà Sylvanire la belle
7360 Mourant l’a faite telle.
Et vous, ô chères cendres,
Qui dedans ce cercueil
Maintenant reposés,
Et vous qui m’écoutez
7365 Du plus profond des cieux,
Ô de ma Sylvanire
Âme sainte et sacrée
Recevez de mes larmes,
Et de mon sang le dernier sacrifice :
7370 Jamais larmes ni sang,
Et des yeux et du coeur
D’un plus fidèle amant.
Amour ne tirera,
Que les pleurs et le sang
7375 Que maintenant le mien vous offrira.

SCÈNE II. Aglante, Echo. §

AGLANTE

Mourons, mourons, Aglante :
Hâtons-nous, hâtons-nous :
Quoi que nous puissions faire,
Pour devancer un désastre si grand
7380 Nous ne mourrons jamais assez à temps.

ECHO

Attends.

AGLANTE

Attends, et qui me dit
Maintenant que j’attende,
Maintenant que je vois
Au dernier point mes malheurs parvenus ?

ECHO

Venus.

AGLANTE

7385 Vénus mère d’amour,
Amour qui ne se plaît
En tout ce qu’il promet
Sinon d’être infidèle ?

ECHO

Elle.

AGLANTE

Elle, ne dis-tu pas ?
7390 Et qui se fierait
À la mère infidèle
D’un enfant si trompeur ?
Que dois-je plus attendre,
Et quoi plus espérer ;
7395 Si seulement je ne puis plus la voir ?

ECHO

L’avoir.

AGLANTE

Comment l’avoir si la mort l’a ravie ?
Il est éteint le soleil de nos yeux,
Il est dans le tombeau,
Et son aurore à nos yeux plus ne point.

ECHO

N’est point.

AGLANTE

7400 Menteuse voix, maudit qui te croira :
Ces yeux dont je la pleure
L’ont vue, hélas ! Dedans la sépulture :
Et tu me dis que morte elle n’est point ?
Trompeuses espérances,
7405 Promesses infidèles,
Ce sont les paiements
Qu’amour donne aux amants :
Mais ne l’écoutons plus,
Le perfide qu’il est,
7410 À la mort, à la mort,
Allons, Aglante, allons,
Sans qu’autre espoir nous vienne plus flattant.

ECHO

Attends.

SCÈNE III. Tirinte, Alciron. §

TIRINTE

Peut-être de mes mains
Tu penses d’échapper
7415 Par ces belles promesses,
Berger tu te déçois,
Tu n’éviteras pas
La justice du ciel,
Ni celle qu’en la terre
7420 Les hommes en feront.

ALCIRON

Comme le ciel tourne quand il lui plaît
Nos desseins à rebours,
Pour te complaire et te rendre une preuve
De mon affection,
7425 Je t’ai donné, Tirinte,
Un trésor que j’avais ;
Mais un trésor si grand et précieux
Que peut-être la terre
N’en a point un plus grand :
7430 Et je vois au contraire
Qu’au lieu de t’obliger
À me vouloir du bien,
Ce don est cause, ô dieu qui le croira !
Que le plus grand ami
7435 Que j’avais en ce monde
Se soit rendu mon plus grand ennemi.

TIRINTE

Mais comment peut-il être
Que ce miroir soit tel que tu le dis ?
Que s’il est vrai qu’il ait cette puissance,
7440 Pourquoi, berger, quand tu me l’as donné
Me l’aurais-tu cachée ?
Non pour certain ce ne sont que paroles,
Dont tu penses encore
Ma créance abuser.

ALCIRON

38
7445 Je ne suis point abuseur ni trompeur,
L’effet bientôt te le fera connaître ;
Car celle que tu pleures
N’est pas, berger, morte comme tu crois,
Ce miroir précieux
7450 D’une vertu secrète
L’a de sorte assoupie,
Que chacun la croit morte.

TIRINTE

Mais est-il bien possible ?

ALCIRON

Écoutes-en, berger,
7455 L’histoire véritable.
J’eus ce miroir de l’homme le plus fin
Qui fut dessus la terre,
Il se nommait Climanthe,
Grand artisan d’erreur et de mensonge :
7460 Ce berger amoureux
D’une jeune bergère,
Mais qui ne l’aimait guère,
Me donna ce miroir,
De peur que je ne dise
7465 À chacun sa malice :
Après que j’eus reconnu par l’effet
Quelle était sa vertu :
Car cette jeune fille,
Et je dis vrai, Tirinte,
7470 Quoi qu’il semble incroyable :
Cette fille, te dis-je,
N’eut pas plutôt cette glace aperçue,
Qu’un poison aussitôt
Occupant son cerveau
7475 Je la vis assoupir
D’un si profond sommeil,
Que quant à moi je la crus être morte :
Mais lui qui se moqua
De mon étonnement,
7480 Soudain qu’il le voulut,
Soudain elle revint,
Et puis soudain encore
Le lui faisant revoir
Elle se rendormit.

TIRINTE

7485 Étrange effet que celui que tu dis !

ALCIRON

Et tant de fois il la fit éveiller,
Puis rendormir, puis réveiller encore,
Qu’à la fin elle crut,
Ne sachant l’artifice,
7490 Que le vouloir des dieux
Étoit qu’elle l’aimât,
Ou qu’il fallait mourir,
Et cette opinion
La contraignit, quoi qu’elle y resistat,
7495 De se donner à lui,
Tant le désir de vivre
Est puissant dessus tous.
Admirant la vertu
De ce divin miroir
7500 Je le voulus avoir,
Et je l’eus à la fin.
Mais bien à contre-coeur
De qui me le donnait,
Et n’eut été la crainte de la perdre,
7505 Cette jeune bergère
Qu’il avait abusée,
Et d’être encor puni
D’une telle malice,
Si les sages druides
7510 En eussent eu la plainte,
Il est certain, je ne l’eusse pas eu.
Mais s’y voyant contraint :
Or écoute, Alciron,
Ce présent, me dit-il,
7515 Est peut-être plus grand
Que tu ne penses pas :
Tiens-le bien cher, et crois qu’en l’univers
On ne saurait en trouver un semblable.
La glace du miroir
7520 Est faite d’une pierre
39
Qu’on nomme memphitique,
Elle assoupit les sens
Aussitôt qu’on la touche,
40
Et du poisson, que torpille on appelle,
7525 La quintessence extraite par le feu
Mêlée à cette pierre,
A tellement la glace empoisonnée,
Qu’aussitôt qu’on la voit
On perd le sentiment
7530 Tout ainsi qu’au trépas.
Car la torpille est de telle nature,
Que qui la touche avec une baguette,
Voire avec l’hameçon,
Ressent soudain un assoupissement
7535 Par tout le bras, et puis du bras au corps,
Va serpentant d’une veine en une autre
Le poison endormi.
Mais lorsqu’on veut on rappelle les sens
Par cette eau composée,
7540 Dit-il me la donnant,
De celle du citron,
Et de simples divers,
Dont par expérience
La vertu j’ai connue.
7545 Or maintenant, Tirinte, réponds-moi,
Si je t’ai fait présent
De ce miroir si rare,
As-tu raison de me traiter ainsi ;
Puisque l’amour que vraiment je te porte
7550 M’a dépouillé de ce riche trésor ?
Ô des ingratitudes
La mère ingratitude !

TIRINTE

S’il est ainsi, n’as-tu pas tort, Berger,
De ne me l’avoir dit ?

ALCIRON

7555 En ceci même encor mon amitié
Se voit plus clairement :
Je ne te l’ai pas dit,
Parce que je craignais
Qu’il te manquât la résolution
7560 De l’oser entreprendre.
Penses-tu bien, Tirinte,
Que je ne sache pas
Jusques où vont les forces
D’une puissante amour ?
7565 Que si je t’eusse dit,
Soudain que Sylvanire
Aura vu ce miroir,
Avec mille douleurs
Elle tombera morte,
7570 Ou pour le moins elle semblera telle,
On la mettra dans le fond d’un cercueil,
Sonde bien ton courage,
Et puis me dis, Tirinte,
Si ton affection
7575 Eut permis à ton coeur
De l’oser entreprendre,
Et cela n’étant pas
Dis-moi, dis-moi, Tirinte,
Par quel moyen eusses-tu pu l’avoir,
7580 Ta chère Sylvanire ?
Car de son gré tu n’y dois point prétendre,
Tu ne le sais que trop,
Et toutefois tu ne voulais plus vivre
Si tu ne l’obtenais.

TIRINTE

7585 Mais comment prétends-tu,
Quand tout ce que tu dis
Serait bien véritable,
Qu’elle peut être mienne ?

ALCIRON

Qu’elle peut être tienne,
7590 Qui te la peut ôter ?
Chacun ne croit-il pas
Que Sylvanire est morte ?
Qui saura qu’elle soit
Maintenant en tes mains ?
7595 Vois-tu, Tirinte, il n’en faut point douter,
Sylvanire est à toi,
Alciron te la donne,
Sache-toi bien servir
Du présent qu’il te fait.

TIRINTE

7600 Il est donc bien vrai
Que morte elle n’est pas ?

ALCIRON

Tu ne crois pas encore
Ce que dit ton ami ?
Quelle incrédulité !

TIRINTE

7605 S’il est ainsi, que retardons nous plus ?
Allons, ô cher ami,
Allons d’entre les morts
Retirer promptement
Celle dont la beauté
7610 Ne doit jamais mourir.

ALCIRON

Nous n’irons pas fort loin,
Car c’est ici le lieu
Où l’on l’a mise.

TIRINTE

Et comment le sais-tu ?

ALCIRON

7615 Eh ! Je le sais, parce que je l’ai vue ;
Et lorsqu’on l’y mettait
J’y voulus assister,
Pour voir si de fortune
On ne lui faisait point
7620 Du mal en l’enterrant,
Car je l’eusse empêché :
J’ai plus de soin de ton contentement
Que tu ne penses pas.

TIRINTE

En quel état est elle ?

ALCIRON

7625 Tu la verras bientôt :
Mais sache cependant
Que Ménandre et Lerice
L’aiment de telle sorte,
Qu’ils ne purent souffrir
7630 Que l’on la dépouillât :
Mais toute ainsi vêtue
Qu’elle s’était trouvée,
Toute telle ils voulurent
Qu’on la mit au cercueil,
7635 Un linge seulement
Lui couvre le visage,
Et ce fut moi qui lui fis cet office,
De peur que la poussière
Ne lui fit quelque mal.

TIRINTE

7640 Quelle obligation
En tout ceci, berger, ne t’ai-je point ?

ALCIRON

Quand tu verras la belle Sylvanire
Être du tout à toi,
Tu pourras dire alors
7645 Que tu m’es obligé :
Mais maintenant allons, Tirinte, allons,
Ne perdons plus de temps,
Le temps en tout affaire
Doit être cher, mais plus en celui-ci
7650 Que peut-être en tout autre :
Mais approche, voici
L’endroit où l’on l’a mise.

TIRINTE

Heureux tombeau ! Mais non,
Plutôt heureux séjour
7655 Où l’amour a remis
Tout ce qu’il eut de beau,
Où ses trésors pour plaisir il enserre,
Où mille coeurs ensemble renfermés,
Et bref où tout mon bien
7660 Ou tout mon mal demeure.
41
Gardien glorieux
De tout ce que la terre
A de plus précieux,
Rends-le moi ce trésor,
7665 Sans qui je ne puis vivre,
Et montre toi fidèle à me le rendre,
Comme tu fus heureux
Lorsqu’on te le fit prendre.

ALCIRON

Tirinte ces discours
7670 Sont hors de temps, à loisir tu pourras
Les raconter quand l’oeuvre sera faite :
Si quelqu’un survenait,
Encore que ce fut
Le moindre des bergers,
7675 Il rendrait notre peine
Toute inutile et vaine.

TIRINTE

Que veux-tu que je fasse ?

ALCIRON

Ôtons d’ici la pierre.

TIRINTE

Ô dieux qu’elle est pesante !
7680 J’ai grand peur, Alciron,
Que cette pesanteur
Ne l’ait bien offensée.

ALCIRON

L’amour craint tout, car il est un enfant :
Ne vois-tu que la pierre
7685 Repose sur les quatre
Qui lui sont au dessous ?
Or sus relevons-la,
La morte-vive, et moquons nous de ceux
Dont les ruisseaux de pleurs
7690 Cette pierre ont noyée.
Mais aide-moi, Tirinte,
Qu’est-ce que tu fais là
Planté dessus tes pieds
Comme un terme insensible ?
7695 Aide-moi si tu veux.

TIRINTE

Ah ! Trompeur elle est morte.

ALCIRON

Je te dis qu’elle dort.

TIRINTE

Oui d’un sommeil de mort.

ALCIRON

Si morte tu la crois,
7700 Tu diras que bientôt
Elle est la morte-vive :
Mais ne perds point le temps,
Approche je te prie,
Car je ne puis la soutenir ensemble
7705 Et l’arroser, comme il faut que je fasse.

TIRINTE

Ô dieux qu’elle est bien morte !

ALCIRON

Soutiens-la seulement,
Et tu verras bientôt,
Qu’ainsi que je t’ai dit,
7710 Elle est la morte-vive.

TIRINTE

La morte-vive hélas ! Fut Sylvanire,
Et que Tirinte en sa place fut mort.

ALCIRON

Tirinte et Sylvanire
Vivront, si bon leur semble,
7715 Bientôt tous deux ensemble.

TIRINTE

Ah garde que cette eau
Ne gâte son beau teint.

ALCIRON

Tu crois qu’elle soit morte,
Et tu crains toutefois
7720 Qu’on lui gâte le teint :
Ô de l’amour enfant
Crainte et peur enfantine !
Laisse-la peur, Tirinte,
Tu l’auras toute belle,
7725 J’aimerais mieux la mort,
Qu’à sa beauté faire le moindre tort.

TIRINTE

Ô dieux ! Elle revient.

ALCIRON

Ne te l’ai-je pas dit ?
Une autre fois, peut-être,
7730 Tu croiras Alciron.

TIRINTE

Ô dieux ! Elle respire.

ALCIRON

Diras-tu pas aussi bien comme moi,
Qu’elle est la morte-vive ?

TIRINTE

La morte-vive est-elle,
7735 Et des heureux bergers
Le berger plus heureux,
Par ton moyen, se peut dire Tirinte.
Elle entr’ouvre les yeux.

ALCIRON

J’ai satisfait à ce que j’ai promis,
7740 Voilà ta Sylvanire,
Voilà la morte-vive
Qu’en tes mains je remets :
Saches-toi prévaloir
D’une telle fortune :
7745 Que si tu ne le fais
Ne te plains jamais plus
D’autre que de Tirinte.
Souviens-toi de trois choses,
Ne perds le temps, ne crois à ses paroles,
7750 Ni moins de la fléchir :
Car si tu ne me crois,
Tu diras avec moi,
Ta faute regrettant,
L’occasion est chauve,
7755 Et des belles bergères
Les douces flatteries
Sont toutes mensongères :
Et pour conclusion
Te voyant rejeté,
7760 Et quelqu’autre obtenir
Avec moins de mérite
Le bien que tu désires,
Tu diras, mais trop tard,
La femme la mieux faite
7765 A le soleil aux yeux
Et la lune en la tête.

SCÈNE IV. Sylvanire, Tirinte. §

SYLVANIRE

D’où viens-je, ô dieux ! Et de quelle lumière
Vois-je encor la clarté,
Qui me rappelle au monde
7770 Une seconde fois
Outre mon espérance ?
Ou bien dans le cercueil
Voit-on un autre jour,
Voit-on un autre ciel,
7775 D’autres ruisseaux, d’autres prés, d’autres arbres,
D’autres bergers, et bref un autre monde ?
Où suis-je, ô dieux ! Que suis-je, vive ou morte ?
Vive, non, je mourus,
Et l’on ne revit plus :
7780 Morte, non, car je vois,
Et je parle, et je marche :
Dieux ! Qu’est-ce que ceci ?
Serait-ce point peut-être
Cette seconde vie
7785 Dont parlent nos druides ?
Ah ! Non, ce ne l’est pas,
Car nous laissons le corps
Avec le trépas
Dedans la sépulture :
7790 Et voici bien le corps
Que je voulais avoir,
Voici mes mains, voici mes pieds encore,
Voici mon même habit,
Et bref me voici toute
7795 Comme je coulais être
Avant que je mourusse.
Qu’est-ce donc que de moi ?
Quel air, quel ciel, quel monde,
Quelle terre, et quels lieux
7800 Sont ceux où je me trouve ?
Mais quel est ce berger ?
Je vois bien là Tirinte.

TIRINTE

Tirinte, tu te trompes.

SYLVANIRE

Et qu’es-tu donc pasteur ?

TIRINTE

7805 Je suis ton serviteur.

SYLVANIRE

Ainsi disait Aglante
Lorsque j’étais au monde.

TIRINTE

Ô dieux ! Encore Aglante
Est parmi ses pensées.

SYLVANIRE

7810 Mais dis-moi, je te prie,
En quel lieu maintenant
Se trouve Sylvanire ?

TIRINTE

Dans le coeur de Tirinte.

SYLVANIRE

Tirinte le berger,
7815 Qui vivait en forêts
Lorsqu’aussi j’y vivais ?

TIRINTE

C’est celui que tu vois.

SYLVANIRE

Est-il mort comme moi ?

TIRINTE

Il mourut en ta mort,
7820 Et revit avec toi.

SYLVANIRE

Revivre avec moi,
Et ne suis-je pas morte ?

TIRINTE

La mort fléchit à mon amour trop forte.

SYLVANIRE

Explique-moi ce que tu dis, berger,
7825 Car je ne t’entends pas.

TIRINTE

À ce coup mon amour
A vaincu le trépas ;
Et vois-tu, Sylvanire,
Combien elle surpasse
7830 Toute autre affection ;
Lorsque la mort pensa t’avoir acquise,
Et qu’au cercueil elle crut t’avoir mise,
Je fis changer cette mort en sommeil,
Et ton trépas en gracieux réveil,
7835 De sorte Sylvanire
Que chacun te peut dire
La morte-vive, étant plus que certain
Que tu mourus, sans toutefois mourir,
Et qu’on me peut nommer
7840 Au contraire de toi
Le vivant mort. Ô miracle d’amour !
Car vivant je mourus
D’un trop extrême deuil,
Dès que je sus qu’on te mit au cercueil.

SYLVANIRE

7845 Ô dieux ! Berger avec tes paroles
Tu m’embrouilles l’esprit
Plus qu’il n’était encore :
Comment ton amitié
A-t-elle pu cette mort surmonter,
7850 Qui remporte sur tous
L’infaillible victoire ?
Et comment as-tu pu
Faire changer cette mort en sommeil ?
Pour moi je te confesse
7855 Que je ne l’entends pas,
Si tu ne me le dis
Avec d’autres paroles.

TIRINTE

Écoute donc, bergère trop aimable,
Et trop aimée aussi ;
7860 Écoute, et tu sauras
Jusqu’où peut arriver
L’amitié de Tirinte.
Après avoir diverses fois tenté
Tous les moyens, qu’une amour trop extrême
7865 Peut faire retrouver
Au coeur qui sait aimer,
Pour vaincre ton courage :
Et les ayant trouvés
Inutiles et vains,
7870 Enfin je recourus,
Pardonne, Sylvanire,
À la ruse et malice
D’un plaisant artifice :
Te souviens-tu, bergère, du miroir
7875 Que je te présentai ?

SYLVANIRE

Oui, je m’en ressouviens.

TIRINTE

Tel était ce miroir,
Que ceux qui s’y voyaient
De telle léthargie
7880 Ils étaient assoupis,
Que chacun eut pensé,
Les voyant en ce point,
Qu’ils eussent été morts,
Telle tu fus jugée,
7885 Et pour telle remise
Dans ce tombeau voisin.

SYLVANIRE

Et quel fut ton dessein ?

TIRINTE

Mon dessein, Sylvanire,
Je ne te le puis dire.

SYLVANIRE

7890 Mais je le veux savoir.

TIRINTE

Amour bientôt te le fera bien voir.

SYLVANIRE

De toi, berger, je désire l’entendre,
Et non pas de l’amour.

TIRINTE

Si l’amour te le dit,
7895 C’est Tirinte toujours :
Et si je te le dis,
Aussi bien est ce amour.
Sache donc, bergère,
Que j’eus dessein de faire croire à tous,
7900 Que vraiment Sylvanire fut morte.

SYLVANIRE

Et quel profit de cette tromperie ?

TIRINTE

Tu veux enfin, tu veux que je la dise.

SYLVANIRE

Dis-la moi hardiment.

TIRINTE

Hardiment, non, mais plutôt en amant.
7905 Je pensai, Sylvanire,
Qu’étant mise au tombeau,
Et faisant croire à tous
Qu’ayant laissé la vie
Tu n’étais plus que cendre,
7910 Comme j’ai fait, je te pourrais reprendre.

SYLVANIRE

Et puis.

TIRINTE

Et puis en tel lieu te conduire
Où pussent vivre ensemble
Tirinte et Sylvanire
Sans être reconnus.

SYLVANIRE

7915 Et de ma volonté
Tu n’en faisais nul compte ?

TIRINTE

Un long service enfin
Toute chose surmonte.

SYLVANIRE

C’est donc toi, berger,
7920 Dont l’extrême malice
M’a mise entre les morts ?

TIRINTE

Amour l’a fait, à lui soit tout le tort :
Tirinte seulement
T’a fait sortir hors de ce monument.

SYLVANIRE

7925 Amour jamais ne commit trahison,
Et pour te faire voir
Que l’amour en ceci
Ne prétend point de part,
Au lieu de me gagner
7930 Avec cette malice,
Tu m’as, berger, au contraire perdue,
Et perdue à jamais.
Très juste amour, certes l’on te peut dire,
Le traître punissant
7935 Avec tant de raison,
Et par sa trahison.

TIRINTE

Que je t’ai, ô bergère,
Comme tu dis perdue,
Je ne vois pas comme cela soit vrai :
7940 Car n’es-tu pas au pouvoir de Tirinte ?
Tirinte qui tout seul
Sait qu’entre les vivants
Est encor Sylvanire ?
Non, non, tu te déçois
7945 De t’aller figurant
Que je ne sache en cette occasion
42
Me prévaloir de l’heur qui m’est offert.

SYLVANIRE

Toi-même tu te trompes,
Ô perfide berger,
7950 Et de ton propre fer
Tu t’es fait cette plaie.

TIRINTE

S’il est vrai sois certaine,
Que qui fit la blessure
En fera bien la cure.

SYLVANIRE

7955 Il ne peut être, encor que Sylvanire,
Ce qui ne sera pas,
Y voulut consentir ;
Car elle n’est plus sienne.

TIRINTE

Sienne n’est plus la belle Sylvanire
7960 Et de qui peut-elle être ?

SYLVANIRE

Autrefois, il est vrai,
Et Ménandre et Lerice,
Et peut-être elle encore
Y pouvaient avoir part :
7965 Mais maintenant Ménandre ni Lerice
Ni même Sylvanire,
N’y peuvent rien prétendre.
Tirinte l’a donnée.

TIRINTE

Tirinte l’a donnée ?

SYLVANIRE

7970 Tirinte l’a donnée,
Et par sa trahison
En a fait possesseur
Aglante le berger.

TIRINTE

Aglante possesseur
7975 De celle que j’adore ?

SYLVANIRE

Aglante possesseur
De celle que je dis ;
Ne t’en tourmente plus,
La pierre en est jetée.

TIRINTE

7980 Il ne sera pas vrai.

SYLVANIRE

N’en accuse que toi,
Et m’écoute, berger,
Ménandre ni Lerice
Ne voulaient consentir
7985 Que j’épousasse Aglante,
Ayant dessein de me loger ailleurs :
Et quant à moi la mort m’eust été douce
Plutôt que d’épouser
Autre qu’Aglante, et toutefois je jure
7990 Que mille morts plutôt j’eusse endurées
Que d’épouser Aglante
Contre leur volonté.
Or vois-tu bien comme ton artifice
A fait ce que sans lui
7995 Nous ne pouvions pas faire.
Quand le poison de ton heureux miroir,
Car heureux je l’appelle,
M’eust réduite à tel point,
Que mon père et ma mère
8000 Crurent que j’étais morte,
Ce qu’en vivant je n’avais osé faire,
Amour me conseilla
De le faire en mourant :
Je priai donc ma mère,
8005 Je suppliai mon père,
Qu’avant que de mourir,
Pour satisfaction
Des services d’Aglante,
Par leur consentement
8010 Je le pusse épouser.
Eux qui me crurent morte,
Quoi que d’autres desseins
Ils eussent bien dans l’âme,
Voulurent pitoyables
8015 À mon trépas ce plaisir me donner.
Lors vers Aglante à peine me tournant
Je lui tendis la main,
Pour un gage fidèle
Que lui donnait mon âme
8020 Que je mourais sa femme.
Il me reçut pour telle,
Pour telle il me pleura,
Et pour telle il m’aura :
N’y penses plus Tirinte.

TIRINTE

8025 N’y penses plus toi-même.
Aglante te croit morte,
Et ton père et ta mère
Pour morte t’ont pleurée,
Et t’ont enclose ici
8030 Pour eux tu l’es aussi.
Tu ne vis plus, bergère,
Pour personne du monde,
Si ce n’est pour Tirinte :
La mort qui résout tout,
8035 La mort te désoblige
De ces vaines promesses
Que tu peux avoir faites.
Mais quoi que le trépas
Ne le fit pas, amour, amour l’ordonne,
8040 Amour qui Sylvanire
À son Tirinte donne,
Maintenant leur commande,
De vivre ensemble, et de mourir ensemble.
Allons donc, ô bergère,
8045 Allons et résous toi
De vivre toute à moi,
Et je vivrai de même
À toi seule que j’aime.

SYLVANIRE

Ne me touche, Tirinte,
8050 Aglante seul est né pour Sylvanire,
Et Sylvanire est seule pour Aglante,
Et perds en toute attente.

TIRINTE

Mais perds toi-même,
Et perde Aglante aussi,
8055 Toi l’espoir de l’avoir,
Lui l’espoir de te voir.
Allons ; car je le veux,
L’amour te le commande,
Et mon affection
8060 T’oblige à le vouloir :
Que si tu ne le veux
Saches que résister
Aussi bien tu ne peux.
Il ne faut point maintenant des paroles :
8065 Allons, allons.

SYLVANIRE

Tirinte laisse-moi.

TIRINTE

Allons, allons.

SYLVANIRE

Fais-moi mourir plutôt.

TIRINTE

Allons, allons, je te veux toute en vie.

SYLVANIRE

Non je mourrai plutôt,
Berger tu te déçois.

TIRINTE

8070 Tu te déçois toi-même.

SYLVANIRE

Au secours, ô bergers,
Ô dieux ! Secourez-moi.

SCÈNE V. Aglante, Sylvanire, Tirinte. §

AGLANTE

Je reviens, car il faut
Que de mon sang je souille
8075 Ce tombeau glorieux
De ma riche dépouille.

SYLVANIRE

Aglante secours-moi :
Aglante ne vois-tu,
Ne vois-tu pas, Aglante,
8080 Vois-tu pas que Tirinte,
Tirinte l’infidèle
M’emmène et me ravit ?

AGLANTE

Dieu ! Qu’est-ce que je vois ?
Dieu ! Qu’est-ce que j’entends ?
8085 Est-ce bien Sylvanire ?

SYLVANIRE

Aglante, que fais-tu ?
Que ne me secours-tu ?
Ne me connais-tu pas ?

AGLANTE

C’est bien elle, mais non,
8090 Car Sylvanire est morte,
C’est une vision.

SYLVANIRE

Devant tes yeux, Aglante,
Il m’emmène, ô mon dieu !

TIRINTE

Je serai le plus fort.

AGLANTE

8095 Ô c’est bien là sa voix,
Ce n’est point un fantôme :
Ah Tirinte, Tirinte,
Traître Tirinte, il faut
Qu’Aglante meure,
8100 Avant que Sylvanire
À quelque autre demeure.

SCÈNE VI. Le choeur des bergers, Aglante, Tirinte, Sylvanire. §

LE CHOEUR

Quelle rumeur entend-on par ces bois ?
Quels cris, quelles alarmes ?

AGLANTE

Ah perfide berger,
8105 Tu ne raviras pas
Une si belle prise.

TIRINTE

La victoire ou la mort
Clora mon entreprise.

SYLVANIRE

Au secours, ô bergers,
8110 Ô bergers, au secours :
Secourez-nous, bergers.

LE CHOEUR

Quelle dispute est cette-ci, bergers ?
D’où vient l’outrecuidance
De faire force aux filles ?
8115 Laissez cette bergère.

TIRINTE

Ô dieux ! Je veux mourir.

SYLVANIRE

Meurs, si d’une autre sorte
Tu ne peux pas guérir,
Fusses-tu déjà mort,
8120 Trop insolent berger.

AGLANTE

Monstre de nos forêts
Qui te peut émouvoir
D’outrager une fille
Que tous doivent servir ?

TIRINTE

8125 Monstre suis-je vraiment,
Mais un monstre d’amour,
D’aimer tant qui ne m’aime :
Mais je m’en vengerai,
Oui je m’en vengerai,
8130 Et ce sera sur qui la faute a faite,
J’entends dessus mon coeur.

SYLVANIRE

Les hommes et les dieux
Ensemble me la doivent
Cette vengeance, et je la leur demande.

LE CHOEUR

8135 N’est-ce pas Sylvanire
Celle que nous voyons ?
Mais n’est-elle pas morte ?
Dieux ! Comme est-elle ici ?

SYLVANIRE

Vous voyez une fille,
8140 Que ce berger, monstre entre les bergers,
A fait mettre au cercueil
Par la plus grande ruse
Qui fut jamais d’un méchant inventée.

TIRINTE

Dis plutôt d’un amant.

SYLVANIRE

8145 Mais bien d’un ennemi
Plus cruel et méchant.

TIRINTE

Ô coeur ingrat !

SYLVANIRE

Ô coeur faux et perfide !

TIRINTE

Âme sans amitié.

SYLVANIRE

Mais bien âme sans âme.

SCÈNE VII. Lerice, Ménandre, Fossinde, Aglante, Tirinte, Hylas, Sylvanire, Le choeur des bergers. §

LERICE

8150 Allons, voyons que c’est.

MÉNANDRE

Quel bruit ? Quelles clameurs ?
Voilà pas Sylvanire ?

LERICE

Eh ! Qu’est-ce que je vois ?

SYLVANIRE

C’est Sylvanire.

MÉNANDRE

Ô dieux !

LERICE

8155 Ô dieux ! Ô dieux !

SYLVANIRE

Me craignez-vous ma mère ?
Avez-vous peur mon père ?
Me connaissez-vous pas ?

LERICE

Va-t-en, va-t-en fantôme.

AGLANTE

N’ayez peur, et croyez
8160 Que c’est vraiment la belle Sylvanire.

MÉNANDRE

Sylvanire ma fille ?

LERICE

Ma fille Sylvanire ?

SYLVANIRE

Je suis celle-la même.

MÉNANDRE

Et n’étais-tu pas morte ?

FOSSINDE

8165 Ô dieu ! C’est Sylvanire,
Et c’est bien elle-même
Qui retourne en ce monde.
Recule-toi fantôme,
Ne t’approche de moi,
8170 Retourne avec tes os,
Et me laisse en repos.

SYLVANIRE

Tu me fuis donc, Fossinde ?

FOSSINDE

Et qui ne s’enfuirait ?
Ô dieu comme elle parle !

HYLAS

8175 L’âme de Sylvanire
Ô dieux ! Que cherche-t-elle ?
Va-t-en, va-t-en fantôme.

SYLVANIRE

Je ne suis pas son âme seulement,
Touche, voici le corps
8180 De cette Sylvanire.

HYLAS

Dieu ! C’est bien elle : ô c’est elle sans doute :
En quel pays, hélas ! Suis-je venu
Où les morts sont en vie ?

SYLVANIRE

N’en doutez point, je suis bien Sylvanire.

HYLAS

8185 J’avais bien ouï dire
Que les femmes avaient
L’âme au corps de travers,
Et qu’avec grande peine
Elle en pouvait sortir :
8190 Mais c’est bien plus ceci,
Puisqu’ayant vu de mes yeux Sylvanire
Morte dans le tombeau,
Je la revois en vie,
Car c’est elle en effet.

MÉNANDRE

8195 Mais es-tu bien ma fille ?

SYLVANIRE

Je la suis, ô Ménandre.

LERICE

Sylvanire ma fille ?

SYLVANIRE

Oui je suis Sylvanire,
Que ce traître berger
8200 Que Tirinte on appelle
Avait mise au tombeau,
Et que le ciel plus juste,
À sa confusion,
A fait sortir ainsi que vous voyez.

MÉNANDRE

8205 Que je t’embrasse, ô mon enfant aimé !

LERICE

Que je te baise, ô soutien de ma vie !

MÉNANDRE

Eh ! Soient les dieux loués
De la grâce qu’ils font
À mes vieilles années,
8210 De te voir, mon enfant,
Encor un coup avant que de mourir.

FOSSINDE

Eh ! Ma chère compagne,
N’aurai-je pas quelque part à la joie,
Puisque notre amitié
8215 M’a fait si bien ta perte ressentir,
Que je ne sais comment
Dans le cercueil je ne t’ai point suivie.

LE CHOEUR

Et nous aussi, puisque tous nous avons
À ton départ pleuré
8220 Devons-nous pas nous réjouir aussi
À ton heureux retour ?

SYLVANIRE

Aglante, et toi pourquoi comme les autres
Ne te réjouis-tu
Que je sois retournée ?

AGLANTE

8225 À ton départ je reçus tant d’ennuis,
À ton retour tant de contentement,
Que n’étant mort, ni pour l’un ni pour l’autre,
Il ne faut plus penser
Que l’on puisse mourir
8230 D’ennui ni de plaisir.

MÉNANDRE

Mais, ma fille, comment
Les dieux t’ont-ils permis
De nous revoir encore ?

SYLVANIRE

Ce perfide berger
8235 Que vous voyez si loin de tous les autres
Vous le pourra mieux dire.

TIRINTE

Oui je le pourrai dire,
Des ingrates bergères
La plus ingrate et plus méconnaissante :
8240 Oui-dà je le dirai,
Je ne veux pas cacher
Jusqu’où l’affection
Que pour toi j’ai conçue
M’a transporté ; car aussi bien sois sûre,
8245 Puisque mon entreprise
A trompé mon espoir,
Qu’à vivre davantage
Je n’ai plus le courage.
Sachez donc, ô bergers,
8250 Qu’esprits de la beauté
De cette belle, et trop ingrate fille,
Après avoir trouvé
Toute chose inutile
À mon contentement,
8255 Peines et soins, affections extrêmes,
Services et prières ;
Enfin j’ai recouru,
Ne sachant plus que faire,
À la ruse et finesse.
8260 Donc avec artifice
Je la fis endormir,
Mais d’une telle sorte
Que chacun la crut morte.

MÉNANDRE

Ô quelle trahison !
8265 Et quel fut ton dessein ?

TIRINTE

Mon dessein, ô Ménandre,
Fut de la retirer,
Comme j’ai fait, du creux de ce tombeau,
Sans que nul s’en prît garde,
8270 Et la mener dans quelque antre sauvage
Y passer avec elle
Le reste de mon âge,
Sans souci des parents,
Sans souci des amis,
8275 Sans souci des troupeaux
Que je laissais ici :
Car la perte de tous,
Voire encore de ma vie,
M’est agréable et douce,
8280 Pour obtenir ce que j’estimais tant.

LE CHOEUR

Mais à quelle rumeur
Sommes-nous accourus ?
Appelles-tu, Tirinte,
Services et prières,
8285 Affections et soins,
La force et violence
Dont tu voulais user,
Quand nous sommes venus ?

MÉNANDRE

De la force à ma fille ?

TIRINTE

8290 De la force, il est vrai,
Berger, je ne le nie,
J’étais désespéré.

LERICE

De la force, ô pasteurs,
J’en demande justice.

FOSSINDE

8295 Comment, pasteurs, pourriez-vous bien souffrir
Que cet audacieux,
Sans ressentir la peine
D’une telle insolence,
Sortit d’entre vos mains ?
8300 Avoir, traître et perfide,
Enclose en un tombeau
Cette belle bergère ;
Avoir mis en danger,
Et Ménandre et Lerice
8305 De mourir de douleur,
Perdant leur chère fille,
Même en l’âge où ils sont ?
Et puis outre cela
User encor de force,
8310 Et contre son désir
La vouloir emmener ?
Quelle sûreté pouvons-nous plus avoir
Avec les bergers,
Si telles trahisons,
8315 Et si tels attentats,
Ne sont punis ainsi qu’ils le méritent ?
Ô vous pasteurs, qui savez de nos lois
L’ordonnance sacrée,
Faites que nos druides,
8320 Par votre bouche même,
Soient informés, et nous fassent justice.

MÉNANDRE

Je la demande, ô pasteurs, à vous tous.

LERICE

Comment user de force ?

LE CHOEUR

Assure-toi, Ménandre,
8325 Que tu l’auras bientôt,
Le cas mérite un supplice exemplaire.

FOSSINDE

Attachez-le, bergers,
De peur qu’il ne s’échappe.

TIRINTE

Non, ne m’attachez point,
8330 Je suivrai librement
Où vous voudrez aller :
En un lieu seulement
Je ne vous suivrai pas,
C’est par où l’on s’éloigne
8335 Du chemin du trépas.

HYLAS

Je veux le suivre, et voir quel jugement
Donneront les druides.

FOSSINDE

Enfin il est tombé
Dedans son propre piège,
8340 Je le tiens à ce coup,
Il ne peut m’échapper,
Le ciel en soit loué :
Mais je m’en vais le suivre,
Pour être à temps lorsqu’il sera jugé.

SCÈNE VIII. Lerice, Aglante, Sylvanire, Ménandre. §

LERICE

8345 Ô des bontés de Dieu
Inépuisable source !
Ô de ses jugemenTs
Océan infini !
Quelles grâces jamais,
8350 Telles que nous devons,
Te pouvons-nous rendre Ménandre et moi ?

AGLANTE

Ajoutez avec vous,
Lerice, s’il vous plaît,
Aglante le berger
8355 Le plus heureux du monde :
Car de tous les bonheurs
Où peut atteindre un homme,
Nul ne peut s’égaler
À celui que je sens.
8360 Mais, ô sage Ménandre,
Puisque le ciel tant de grâces m’a faites,
Ne perdons point le temps,
Tous les dilayements
Qui se font sans propos,
8365 Ne sont rien d’ordinaire
Que la ruine et perte d’une affaire :
Vous plaÏt-il pas accomplir le bonheur
De notre mariage ?

MÉNANDRE

À nouveau fait il faut nouveau conseil :
8370 J’avais promis à d’autres,
Avant qu’à toi, ma fille Sylvanire :
Chacun le sait assez,
Tu le peux demander
À tous ceux du hameau.

AGLANTE

8375 À nouveau fait il faut nouveau conseil ?
Par ainsi ta parole
N’aura non plus d’arrêt
Que la plume qui vole ?

MÉNANDRE

Ma parole est certaine,
8380 Et c’est bien pour cela
Qu’ayant donné ma parole à Théante
Je la veux observer.

AGLANTE

Ô dieux ! ô foi trompée !
Ô parjure Ménandre !
8385 Ô malheureux Aglante !
L’on vous d2çoit ainsi :
Et vous souffrez, ô dieux,
Si grande perfidie ?
Ôte-la moi, Ménandre,
43
8390 Ôte-la moi, la vie,
Avant que me ravir
Celle qu’amour, celle que le destin,
Celle que toi, que Lerice sa mère,
Et qu’elle aussi d’accord m’avez donnée :
8395 Car rien que le trépas
Ne m’en saurait priver :
Elle est mienne, elle est mienne,
Il faut qu’elle le soit,
Ou que je ne sois plus.

MÉNANDRE

8400 Et pour quelle raison
Prétends-tu Sylvanire ?

AGLANTE

Par la raison des gens,
T’en saurais-tu dédire ?
Par la corne on attache
8405 Les boeufs et les taureaux,
L’homme par sa parole.

MÉNANDRE

Théante en dit autant,
Et par cette raison
Tu n’as pas plus de droit
8410 Qu’il en peut bien prétendre,
Et tant s’en faut il en a davantage ;
Car il est le premier
À qui je l’ai promise,
Et si tu ne veux croire
8415 Ce que je dis, berger,
Voila Lerice, et voilà Sylvanire,
Demande leur si je ne dis pas vrai.

LERICE

Il est certain.

MÉNANDRE

Qu’en dis-tu Sylvanire ?

SYLVANIRE

Je l’ai bien ouï dire :
8420 Mais.

MÉNANDRE

Qu’est-ce à dire ce mais ?

SYLVANIRE

Mais je n’y fus jamais.

AGLANTE

Écoute bien, Ménandre,
Toute excuse cessante,
Nul autre que le ciel
8425 Ne me saurait ôter
Celle qui m’est acquise :
Je m’en vais aux druides,
Ils me feront justice,
Et s’ils ne me la font,
8430 Et mon bras, et les dieux
Me vengeront d’un parjure odieux.
Quand je perds le respect
Je sais faire observer
La parole promise.

SCÈNE IX. Ménandre, Lerice, Sylvanire. §

MÉNANDRE

8435 Je l’ai bien ouï dire,
Mais je n’y fus jamais ;
La petite affétée,
Elle n’y fut jamais :
Or je t’assure, et m’en crois, Sylvanire,
8440 Qu’une autrefois, si je ne suis d2çu,
Tu ne le diras plus :
Car en propre personne
Je t’y ferai bien être.
Je l’ai bien ouï dire,
8445 Mais je n’y fus jamais :
Quoi ? Tu voudrais plutôt
Celui-ci que Théante ;
Il est plus à ton goût :
Ô je t’en ferai faire
8450 Des maris à ton gré,
Laisse m’en le souci.
Tu pouvais bien, Lerice, m’assurer
Que ta fille ferait
Tout ce qu’il me plairait :
8455 Oui, pourvu que je veuille
Tout ce qu’elle voudra :
Autrement sois certaine
Qu’elle te saura dire
Aussi bien comme à moi,
8460 Je l’ai bien ouï dire,
Mais je n’y fus jamais.
Tu l’as bien ouï dire,
Mais tu n’y fus jamais ;
C’est, et n’en doute point,
8465 C’est là la prophétie
Du futur mariage,
Et d’Aglante, et de toi ;
Car tu l’as ouï dire :
Mais crois moi, Sylvanire,
8470 Tu n’y seras jamais.
Mais viens ça, réponds-moi,
Que peut avoir Aglante
Que Théante n’ait pas ?
Tu ne me réponds point.

LERICE

8475 Que voulez-vous qu’elle puisse répondre
À son père en courroux ?

MÉNANDRE

Je répondrai pour elle :
Aglante a plus que lui
De jeunesse et d’erreur,
8480 Il a plus d’imprudence,
Plus d’inexpérience,
Plus de présomption,
Un peu plus de beauté,
Mais plus de pauvreté :
8485 Et faut-il pour cela
Le préférer, ainsi comme elle fait,
À ce sage Théante ?
À ce riche Théante ?
À ce noble Théante ?
8490 À ce Théante enfin
Qui n’a rien qui ne soit
Plus qu’Aglante estimable ?
Figure-toi, l’homme plus accompli
Qui soit dessus la terre,
8495 Qu’il sache bien chanter,
Qu’il sache bien danser,
Qu’il sache bien parler,
Qu’il soit la beauté même :
Que chacun à le voir
8500 Par la place s’arrête ;
S’il n’est bien riche, ô folle,
Ce n’est rien qu’une bête :
Si tu savais, ô peu prudente fille,
Si tu savais quel monstre épouvantable
8505 Est la nécessité,
Tu fremirais au nom de pauvreté :
Mais avec l’or qu’est-ce qu’on ne fait pas ?
Non seulement les hommes on surmonte,
Mais l’on fléchit les dieux,
8510 Les dieux par les présents
Nous sont rendus propices,
Et le rameau, ce dit-on, que porta
Le grand troyen, quand il vit les enfers,
Parce qu’il était d’or,
8515 Lui fit passer et repasser encor
Le fleuve de Charon.
Quelques uns vont disant,
Que le ciel, que la terre,
Que l’air, le feu, la mer,
8520 Le soleil, les étoiles,
Sont les dieux d’ici bas :
Mais je ne le crois pas.
Car les vrais dieux visibles
En la terre où nous sommes,
8525 Pour le moins pour les hommes,
Ne sont que deux ; mais sais-tu bien lesquels ?
L’or et l’argent, aies ces dieux chez toi
Et n’aies peur de rien,
Tout te sera propice,
8530 Et ce que tu voudras
Soudain tu l’obtiendras :
Mais au contraire
Avec la pauvreté
Toute chose déplaît,
8535 Les incommodités,
Les mépris, l’impuissance,
Sont accidents inséparables d’elle :
Et toutefois Aglante te plaît mieux
Que ce riche Théante :
8540 Es-tu toujours en cette même erreur ?
Quoi, tu ne parles point ?

SYLVANIRE

Pardonnez-moi, mon père,
Vous êtes en colère.

MÉNANDRE

Reviens, où t’en vas-tu ?
8545 Elle nous paye encore,
Ainsi que l’autre fois,
Par une révérence.
Ô grands dieux ! Qui peut être
Plus malheureux qu’un père,
8550 Sinon qu’un autre père
Ayant encor davantage d’enfants.
Qu’est-ce que d’en avoir
Comme j’en ai, sinon
Peine, crainte et souci,
8555 Et rien outre cela.
Et bien elle s’en va,
Qu’elle s’en ressouvienne,
Nul ne voit pour certain
La grandeur de la faute
8560 Cependant qu’il la fait ;
Mais il la voit après,
Lorsque la pénitence
Remet devant ses yeux
Un trop tard repentir :
8565 De même adviendra-t-il
À l’imprudente fille
Qui ne veut m’écouter.
Mais je vois bien qu’ils s’en iront tous deux
Vers les sages druides,
8570 Et diront leurs raisons
Sans leur parler des miennes,
Je m’en vais les trouver,
Et qu’ils s’assurent bien
Qu’ils s’en repentiront.

LERICE

8575 Encor faut-il excuser la jeunesse.

MÉNANDRE

Excuser, c’est ainsi
Que tu me l’as gâtée ;
Mais j’y mettrai bien ordre.

LERICE

Vous la voulez perdre encor une fois.

MÉNANDRE

8580 Ô fut-elle perdue
Plutôt que d’être sotte.

LERICE

Ô cruauté d’un père !
Hélas ! Ma pauvre fille.

SCÈNE X. §

AGLANTE

Non, non, il faut, Aglante,
8585 Ou l’avoir, ou mourir ;
Que si l’on se résout
De te l’ôter encore,
Il faut que cette histoire
Finisse en tragédie :
8590 Car rien sinon la mort
Ne saurait séparer
Aglante et Sylvanire.
Mais, ô grands dieux !
Quel fut l’astre cruel
8595 Qui dominait au point de ma naissance,
Puisque pour parvenir
Au bonheur qui me fuit,
Et la mort et la vie
Également me nuit ?
8600 Sylvanire était mienne
Hélas ! Si le tombeau
Ne me l’eut pas ravie :
Mienne dans le tombeau
Encore serait-elle,
8605 Si pour n’être plus mienne
Du profond du tombeau
Elle n’était sortie.
Que faut-il donc désormais que j’espère,
Si tout m’est si contraire ?
8610 Sa mort m’ôta le bien que je désire,
Sa vie encore, ô dieux, me le ravit :
Il ne faut donc penser
Que sa vie et sa mort
À mon contentement
8615 Puisse être favorable :
Voyons de moi ce qui le pourrait être.
Mais si ma vie inutile à mon bien
J’ai toujours retrouvée,
Que me reste-t-il plus
8620 Que d’essayer la mort,
Résolus en nous-même,
Qu’il nous faut l’un des deux,
Vivre avec plaisir,
Ou bien mourir pour n’être malheureux ?
8625 Il faut donc en la mort,
La fin de tous les maux,
Rechercher le salut.
Que jusqu’ici nous n’avons pu trouver :
Car saurais-je espérer
8630 De rencontrer plus de compassion
Dedans le coeur sévère
Des rigoureux druides,
À qui ma plainte, hélas ! Je viens de faire,
Que dans celui d’un père et d’une mère ?
8635 Il ne faut plus, il ne faut plus flatter
D’une vaine espérance
Le mal qui nous offense :
À l’arrêt du destin
Rien ne peut résister ;
8640 Inutiles et vains,
Contre l’effort du ciel,
Sont les efforts humains.

SCÈNE XI. Sylvanire, Aglante. §

SYLVANIRE

Hélas ! Ô dieux ! Où le rencontrerai-je,
Celui que mon coeur aime
8645 Cent fois plus que soi-même ?
Mais ne le voilà pas ?
Ô l’heureuse rencontre
Pour sujet malheureux !

AGLANTE

Bienheureuse rencontre,
8650 Quoi que puisse avenir,
Sera toujours la vôtre.

SYLVANIRE

Aglante mon berger,
Écoute je te prie,
Ce que je te viens dire.
8655 J’ai trouvé les druides
Assemblés pour juger
Le malheureux Tirinte,
Et j’y suis arrivée
Qu’à peine en sortais-tu.
8660 Je leur ai fait ma plainte,
Je leur ai remontré
Que j’étais tienne, et qu’Aglante était mien ;
Qu’avec permission
Et de mon père et de ma mère aussi,
8665 En leur même présence,
J’avais reçu de toi,
Et toi de moi, le serment réciproque
D’un sacré mariage,
Qui nous liait tous deux
8670 D’indissolubles noeuds,
Non pas par des paroles
Qu’à l’avenir on dût effectuer ;
Mais que dès lors nous nous étions donnés,
Et nous étions reçus
8675 Pour femme et pour mari,
Et tels aussi nous voulions vivre ensemble.
À peine ai-je pu dire
Ces dernières paroles,
Que Ménandre est entré,
8680 Et Lerice avec lui,
Mais comment ? En colère,
Les yeux ardents, comme de nuit on voit
Un charbon allumé,
Le visage enflammé,
8685 Les jambes et les mains
Tremblantes de courroux :
À grand’peine a-t-il dit,
Recommençant cent fois
Le nom de Sylvanire,
8690 Tant il était de passion extrême
Presque hors de soi même,
Le voyant tel, et ne pouvant souffrir
Sa présence irritée
Je me suis dérobée
8695 Pour te venir chercher,
Et t’assurer, Aglante,
Que mon affection
Jamais ne changera,
Quoi qu’ordonne au contraire,
8700 Ni l’arrêt des druides,
Ni celui de mon père,
Tienne je suis, et tienne je serai
Autant que je vivrai.

AGLANTE

Ô belle Sylvanire,
8705 Que mienne, mon malheur
M’empêche d’oser dire.

SYLVANIRE

Dis-le berger en dépit du malheur,
Tienne je suis, et tienne de bon coeur.

AGLANTE

Ô belle Sylvanire,
8710 Que puisque vous voulez,
En dépit du malheur
Mienne j’oserai dire,
Quelle grâce jamais
Faut-il que je vous rende
8715 D’une faveur si grande ?
Puisque non seulement
Il vous a plu d’aimer
Un berger sans mérite,
Mais dédaigner encore
8720 Un si gentil berger
Que peut être Théante,
Mépriser ses richesses,
Et ses commodités,
Pour vivre avec Aglante ?
8725 Aglante qui n’a rien
Qui puisse être estimable,
Sinon qu’il aime bien.
Mais en cela je proteste et je jure,
Que si de tous les coeurs
8730 Qui sont en l’univers
Un coeur se pouvait faire
Pour seulement aimer
Autant comme je fais,
Tous ses efforts resteraient imparfaits.
8735 Je veux que cette amour
Par son extrémité
Supplée à toutes choses
Qui défaillent en moi :
Je veux que chacun dise,
8740 Considérant votre perfection,
Et mon affection,
L’une sans l’autre eut été sans égale.
Recevez donc la foi,
La foi que je vous jure
8745 Si parfaite et si pure,
Pour gage qu’à jamais
Aglante sera vôtre ;
Mais de telle façon,
Que le ciel peut encor
8750 Se brouiller en la terre,
Et tous les éléments
Dans la confusion
De l’antique chaos :
Mais jamais, mais jamais
8755 Aglante on ne verra,
Sans que de Sylvanire
Les beautés il n’adore,
Plus s’il se peut qu’il ne fait pas encore.
Et quoi que la rigueur
8760 D’un père impitoyable,
Ou bien l’inique arrêt
D’un juge inexorable
Me puisse retarder
L’heur que nous désirons ;
8765 Ne croyez, Sylvanire,
Que mon affection
Puisse diminuer.
Ma passion peut bien
Augmenter à l’extrême,
8770 Mais non pas m’empêcher
Qu’à jamais je vous aime.
Je ne mériterais
De respirer cet air,
Ni de voir la clarté
8775 Que le soleil nous donne,
Ni d’être entre les hommes,
Si je manquais à l’obligation
Où m’a mis Sylvanire.

SYLVANIRE

Point, point, Aglante, point d’obligation,
8780 Quoi que je puisse faire,
Ne saurait satisfaire
À celle en qui l’amour
Envers toi m’a liée,
Et tous ces témoignages
8785 De bonne volonté,
Reçois les pour tribut
De mon affection :
Je paye ainsi les devoirs qui sont deux
À l’amour réciproque,
8790 Dont amour me lia,
Alors que Sylvanire
Pour femme il te donna.

SCÈNE XII. Alciron, Sylvanire, Aglante. §

ALCIRON

Mais si veux je bien être
Le premier à leur dire
8795 Les nouvelles que j’ai :
Où les rencontrerai-je ?

SYLVANIRE

Quelles sont tes nouvelles,
Et qui vas-tu cherchant ?

AGLANTE

Berger fais-nous en part.

ALCIRON

8800 C’est vous deux que je cherche.

AGLANTE

Moi, berger ?

ALCIRON

Vous et vous.

SYLVANIRE

Et moi j’en suis aussi ?

ALCIRON

Vous en êtes tous deux.
Celui soit malheureux
8805 Qui vous séparera.

AGLANTE

Et que me veux-tu dire ?

ALCIRON

Que tienne est Sylvanire,
Et que tien est Aglante.

SYLVANIRE

Ô que Dieu te contente.

AGLANTE

8810 Mais te moques-tu point ?

ALCIRON

Comment ? Si je me moque,
Pourquoi voudrais-je, Aglante,
User de moquerie
Avec des personnes
8815 Que j’honore si fort ?

SYLVANIRE

Mais comment le sais-tu ?

ALCIRON

Je le dirai, je me suis rencontré
Lorsque Ménandre, outré de la colère
S’est présenté devant le grand druide
8820 Pour rompre cette affaire :
Quelles raisons n’a-t-il point rapportées ?
Une fille jamais,
Disait-il, ne se peut
Lier en mariage
8825 Sans le vouloir du père :
Mais (lui répond Hylas,
Parlant pour vous) Sylvanire a reçu
Aglante pour mari
Avec le congé
8830 De Lerice et de toi.

SYLVANIRE

Hylas disait bien vrai.

ALCIRON

Alors Ménandre, il est vrai, je confesse
Que pensant que ma fille
Était prête à mourir,
8835 Je lui permis tout ce qu’elle voulut :
Mais mon intention
Fut seulement de lui donner pour lors
Quelque contentement,
Étant bien résolu,
8840 Que si du mal elle pouvait guérir,
Je la redonnerais
Encore à Théante.

SYLVANIRE

Ô le trompeur qu’il est !

ALCIRON

Soudain Hylas répond :
8845 Si telle ruse était autorisée,
Adieu tout le commerce
Qu’on voit entre les hommes,
Et qui dorénavant
Se pourrait assurer
8850 De chose qu’on promette ?
Nul ne saurait entrer
Dans le secret du coeur,
L’on ne contracte pas
Avec la pensée,
8855 C’est avec la parole
Que tout homme s’oblige,
Et ta fille eut congé.
Ce congé ne vaut rien,
Reprend soudain Ménandre,
8860 Parce qu’auparavant
Nous avions Sylvanire
À Théante promise.

AGLANTE

Cette promesse est nulle,
Elle n’y consentant.

ALCIRON

8865 Hylas en dit autant.
Mais qui la rendrait nulle,
Dit Ménandre en colère,
Le père n’est-il pas seigneur de son enfant ?
N’en peut-il pas disposer comme il veut ?
8870 Tu te trompes, pasteur,
Dit froidement Hylas,
Les enfants parmi nous
Naissent enfants, et non pas des esclaves,
Ce serait autrement
8875 Honte que d’être père,
Et la terre où nous sommes
Serait bien diffamée,
Si la seule en la Gaule
Elle ne produisait
8880 Des hommes francs et libres,
Mais seulement des serfs et des esclaves.
Hylas voulait continuer encore,
Lorsque Ménandre enflammé de colère
Voulut répondre aux raisons du berger :
8885 Mais les sages druides
Leur imposant silence :
C’est assez, ont-ils dit,
Car vos raisons nous sont assez connues :
Si bien que le respect
8890 A fait taire Ménandre,
Attendant quel arrêt
Les sages donneraient :
Même qu’alors Tirinte
Conduit par devant eux
8895 Attendant la sentence
Ou de vie ou de mort,
Impatient au pied du tribunal :
Qui m’accuse, dit-il ?
Et pourquoi suis-je ici ?

SYLVANIRE

8900 Mais qu’est-ce qu’ont jugé
Les druides de nous ?

ALCIRON

Donne-moi le loisir
De te le pouvoir dire :
Fossinde alors se faisant faire place :
8905 Misérable berger,
Dit-elle en soupirant,
Demandes-tu qui te peut accuser ?
Les rives de Lignon,
Les prés, et les bocages,
8910 Les antres, les forêts,
Les sources, les ruisseaux,
Les hommes, et les dieux,
Tous t’accusent, berger,
Tous demandent vengeance ;
8915 Même ta conscience
De ton méfait et de ta trahison
Te juge et te condamne.

SYLVANIRE

Et Fossinde a parlé
Ainsi contre Tirinte.

ALCIRON

8920 Chacun l’ayant ouïe
Comme toi s’étonna,
Parce que presque tous
Savaient bien son amour.
Mais lui sans s’émouvoir,
8925 Parle aux juges, dit-il,
Accuse ce Tirinte
En ce qu’il a forfait,
C’est d’eux, et non de moi
De qui tu dois attendre
8930 Le juste châtiment
De ses fautes commises :
Penses-tu que je manque
De coeur pour supporter
Les supplices qui peuvent
8935 Ton âme contenter,
Ou ma faute effacer ?

AGLANTE

Son courage était grand,
Et chacun le doit plaindre.

ALCIRON

Elle alors rougissant,
8940 Et se tournant vers les sages druides :
Ce berger inhumain
Que vous voyez à votre tribunal,
C’est le berger, dit-elle,
Le plus digne de mort
8945 Qui fut jamais accusé devant vous.
Il aima Sylvanire,
À ce qu’il va disant :
Mais qui le pourrait croire ?
Jamais il ne connut
8950 Les forces de l’amour,
Quoi qu’à l’amour ses fautes il rejette :
Fait-on mourir la personne qu’on aime ?
Et toutefois il n’a pas seulement
Présenté le poison
8955 À cette belle fille,
Mais le cruel l’a-t-il pas vu mourir
Avec tant de douleurs,
Qu’il faut bien n’avoir point
Ni d’amour ni de coeur,
8960 Pour avoir le courage
De faire à ces beautés
Un si cruel outrage :
Mais de sa mort s’est-il encor saoulé ?
Non, non, sages druides,
8965 Il la va déterrer,
Il veut paître ses yeux
D’un forfait qu’une tigre
N’aurait pas perpétré ;
N’est-ce pas là le comble plus extrême
8970 De l’inhumanité ?
Mais oyez des grands dieux
La clémence infinie :
Ce perfide retrouve,
Contre son espérance,
8975 La morte-vive, un miracle si grand
Devait-il pas lui ramollir le coeur,
Et touché dedans l’âme
D’un puissant repentir
Lui faire détester
8980 L’erreur qu’il avait faite ?
Au contraire il s’obstine,
Ajoute crime à crime,
Et montre bien être vrai ce qu’on dit,
Qu’enfin l’abîme appelle un autre abîme.
8985 L’ayant donc trouvée
Vive dans le cercueil,
Peut-être qu’à ses pieds
Pardon il lui demande ;
Tout au contraire il la veut dérober,
8990 Et par force emmener
Dans des antres sauvages,
À quel dessein ? Vous le pouvez penser,
Et croit que ce forfait,
Aux hommes bien caché,
8995 Aux dieux aussi de même le sera.
Mais seulement il en eut le vouloir,
Sans toutefois mettre la main à l’oeuvre :
Non, non, sages druides,
Il a mis en effet
9000 La résolution
D’une telle pensée,
Ou pour le moins il s’en mit en devoir,
Et n’eût été qu’aux cris de Sylvanire
Ces bergers accoururent,
9005 Qui la force à la force
Vaillamment opposèrent,
44
Dieu sait que ce félon
N’eût entrepris contre une faible fille.

SYLVANIRE

Fossinde a bien dit vrai.

ALCIRON

9010 Je vous ai dit le crime,
Continua Fossinde,
Vous savez mieux que nous
Ce que les lois ordonnent,
On demande justice,
9015 C’est à vous de la faire,
Et l’attendre des dieux
Comme vous la rendrez.

AGLANTE

Que répondit Tirinte ?

ALCIRON

Elle a raison, ô très sages druides,
9020 Répond Tirinte alors,
Disant que j’ai failli,
Mais elle a tort aussi
De m’accuser d’un crime auquel mon âme
N’a jamais consenti.
9025 Je ne refuse pas
Les tourments ni la mort,
Je suis assez coupable,
Je le confesse, et n’ai point de raison,
Ni n’en veux point avoir
9030 Pour m’excuser du moindre des supplices
Qui me sont préparés :
Mais que sert-il d’ajouter sans raison
Des crimes faux aux crimes véritables ?
Je l’aime trop, et l’ai toujours aimée
9035 De trop d’affection,
La belle Sylvanire,
Pour avoir le courage
De lui faire du mal ;
Je ne dis pas seulement par l’effet,
9040 Mais avec la pensée.
Il est vrai, mais déçu,
J’ai donné le poison :
Que je sois seulement
Déchargé de ce crime,
9045 Tous les autres j’avoue,
Ne me souciant guère
Des plus cruels supplices
Dont je suis menacé,
Pourvu que nette et pure
9050 J’emporte mon amour
Dedans ma sépulture.
À ce mot il se tut.

AGLANTE

Courage résolu
D’un généreux berger.

ALCIRON

9055 Et parce qu’au grand bruit
J’étais comme plusieurs
Accouru sur le lieu,
Ne pouvant supporter
De voir sa cause ainsi mal défendue,
9060 Je me mis en avant
Pour répondre à Fossinde.
Mais lui soudain mon dessein connaissant :
Cesse ami, me dit-il,
Je veux mourir enfin,
9065 Heureux qui meurt ne pouvant vivre heureux.
Mon amour toutefois
Encore un coup me fit ouvrir la bouche :
Mais lui pour m’interrompre,
Ô très sages druides,
9070 S’écria-t-il, c’est la compassion,
Et non la vérité
Qui fait que ce berger
Veut défendre ma faute,
Vous ne le croyez pas,
9075 Car je le désavoue.

SYLVANIRE

Que faisait lors Fossinde ?

ALCIRON

Elle se souriait :
Mais vois, berger, lorsque le ciel ordonne
Que quelque chose en la terre se fasse
9080 Comme il va disposant,
Tout ce qui peut telle chose parfaire,
Lorsque peut-être en plus d’incertitude
Tes affaires, Aglante,
S’en allaient balançant.

AGLANTE

9085 Ô qu’il est dangereux
D’être soumis au jugement des hommes !

ALCIRON

Voilà pas que Théante
Suivi de plusieurs autres
Accourt au tribunal :
9090 Chacun à foule auprès de lui se presse
Pour ouïr les raisons
Qu’on croyait qu’il peut dire
Pour avoir Sylvanire.
Pères, dit-il, je viens vous déclarer
9095 Que Sylvanire à quelque autre peut être,
Mais non pas à Théante.
Si l’amour est folie,
Il faut dire manie,
Encore plus extrême,
9100 D’aimer qui ne nous aime,
Et comme que ce soit
Grande est la servitude
Du mariage, et mille fois plus grande
Celle dont les liens
9105 Des noeuds d’amour ne sont point attachés.
Il partit à ce mot,
Quoi que lui dit Ménandre.
Alors le grand druide
Prononça ces paroles.
9110 Libre est la volonté,
Et d’un libre vouloir
Sont faits les mariages :
Que Sylvanire épouse donc Aglante,
Et que Ménandre en cela se contente.

AGLANTE

9115 Ô très juste décret !

SYLVANIRE

Ô très justes druides !
C’est bien avec raison
Que pères l’on vous nomme.

ALCIRON

Mais écoutez qu’il advint de Tirinte :
9120 Tel fut le jugement.
Amour permet, et nous le permettons,
Dit alors le druide,
Que tout amant essaye
Avec tout artifice
9125 D’obtenir ses désirs
De celle qu’il adore.
Dans le règne d’amour
Le larcin est permis,
Les ruses, les finesses
9130 S’appellent des sagesses.
Mais qu’on se garde bien
De force et violence,
L’amour est volontaire,
Et qui fait au contraire,
9135 Par cette déité
Est criminel de lèse-majesté :
Pour ce Tirinte en vertu de la loi
Absous est déclaré
De toutes ses finesses ;
9140 Car amour les avoue :
Mais pour la violence
Dont il est convaincu,
Nous ordonnons pour juste châtiment
D’un si grand démérite,
9145 Du rocher malheureux
Que l’on le précipite.

AGLANTE

Ô dur arrêt ! ô cruelle sentence !

SYLVANIRE

Donc Tirinte mourra.

ALCIRON

Donnez-vous patience.
9150 En même temps Tirinte est attaché,
Chacun le pleure, et tous blâment Fossinde
De l’animosité
Qu’elle a montrée envers ce beau berger.
Elle au rebours d’un visage joyeux,
9155 D’un oeil riant, Tirinte je confesse,
Lui dit-elle tout haut,
Que je te vois réduit au même point
Que dès longtemps j’avais tant souhaité :
Et bien, lui répond-il,
9160 Tu dois être contente :
Quant à moi je le suis,
Saoule-toi de mon sang.
Non, non, dit-elle, insensible berger,
Ce n’est pas de la sorte
9165 Que je l’entends : si je t’ai souhaité
En cet état, c’est pour faire paraître
Qu’amour en moi surpasse ta rigueur.
Lors se tournant vers les sévères juges :
Puisque vous condamnez
9170 Selon la loi, dit-elle, ce berger,
Selon la loi de même je demande
Que vous me le donniez
Pour mon mari, puisque la loi le veut.

SYLVANIRE

Vraiment elle fit bien.

AGLANTE

9175 Mais voyez quelle ruse,
L’accuser pour l’avoir.

ALCIRON

Mais écoutez d’une amour insensée
Le conseil insensé :
Tirinte condamné
9180 Au rocher malheureux,
Et rappelé de la mort à la vie
Par l’amour de Fossinde,
Aime mieux du rocher
L’horrible précipice,
9185 Que de cette Fossinde
L’amour ni les faveurs.
Donc, ce disait-il,
Je la rachèterai,
Cette vie odieuse,
9190 D’une vie à jamais
Odieuse pour moi
Mille fois davantage ?
Donc pour ne mourir
Une fois seulement,
9195 Tous les jours je mourrai ?
Quoi ? Tous les jours, mais à tous les moments
Mille fois je mourrai ?
Vaut-il pas mieux achever tout d’un coup
Le destin malheureux
9200 Que le ciel nous ordonne,
Et de tant de malheurs
Tromper la tyrannie,
Que vivre encor pour ne vivre jamais,
Puisque ce n’est pas vivre
9205 Que vivre malheureux ?
Ainsi disait Tirinte,
Et pressé du regret
De perdre Sylvanire
S’allait mettre à genoux,
9210 Pour déclarer que la mort à l’amour
Il voulait préférer :
De quel aveuglement
Est occupé l’amant !
Et déjà les genoux
9215 Il fléchissait devant le tribunal,
Joignait les mains ensemble :
Pères, voulut-il dire,
Quand j’accourus, de la main lui fermant
Déjà la bouche ouverte,
9220 Sur lui je m’abouchai :
Je veux donc mourir,
Lui dis-je, comme toi,
Si tu ne veux pas vivre ;
À mon exemple alors
9225 Les parents, les amis
De ce gentil berger,
Dont le nombre était grand,
M’aidant à cet office,
Pour lors nous arrêtâmes
9230 Le cours précipité
De ce mauvais conseil.

SYLVANIRE

En cet instant, mais que faisait Fossinde ?

ALCIRON

Toute étonnée elle pâlit dabord,
D’un oeil chargé d’effroi
9235 Le va considérant,
Reste immobile, et d’un pas se recule :
Puis tout à coup, donc c’est moi, Tirinte,
Qui suis ton homicide :
C’est donc, dit-elle, moi
9240 Qui t’ai conduit au rocher malheureux :
Il ne sera pas vrai,
J’aime mieux que ma mort
Témoigne ma pensée,
Que si jamais Tirinte pouvait croire,
9245 Ou quelque autre après lui,
Que Fossinde, ô grands dieux !
Eut sa mort consentie.
Écoute donc, berger,
Reçois cette Fossinde,
9250 Si tu ne veux pour femme,
Dis-la seulement telle,
Pour fuir la rigueur
Des lois qui te condamnent,
Et puis tiens-la pour ce que tu voudras,
9255 Tiens-la pour ton esclave,
Telle je veux bien être
Et moindre s’il se peut,
Pourvu que de Tirinte
Le destin je déçoive.

AGLANTE

9260 Elle me fait pitié.

ALCIRON

Tout de même en fit-elle
À tous ceux qui l’ouïrent :
Et parce que les pleurs,
Et les sanglots lui refusaient la voix,
9265 Ce silence contraint
Parlait sans doute à ce berger cruel
Avec plus d’éloquence.
Quelque temps sans parler
Il la considéra
9270 En l’état où je dis,
Et cependant l’amour
Qui, comme on dit, ne pardonne jamais
À la personne aimée
Les cruautés qu’elle fait à qui l’aime,
9275 De sorte à ce Tirinte
Représenta l’entière affection
De cette honnête fille,
Qui pouvait être dite
Opiniâtreté
9280 Plutôt qu’affection,
Qu’enfin vaincu, je mets à bas les armes,
Et je me rends, dit-il,
Fossinde ton amour
A surmonté ma résolution,
9285 Et lui tendant la main,
Soit donc pour jamais
Tirinte à sa Fossinde,
Fossinde à son Tirinte.
Un battement de mains
9290 Remplit soudain le lieu
De bruit et d’allégresse,
Et Ménandre et Lerice
Ensemble avec Alcas
Par les mains se prenants,
9295 D’un visage joyeux,
C’est aujourd’hui, dirent-ils d’une voix,
Le jour heureux que le ciel établit
Pour le contentement
Des bergers de Lignon.
9300 Soit Io redoublé,
Soit Hymen appelé,
Soient les dieux invoqués,
45
Les pans, les égipans,
Les nymphes, les dryades,
9305 Tout se doit réjouir,
Et vous très justes pères
Concédez à Fossinde
Sa trop juste demande.
Nous pardonnons Tirinte
9310 Et Sylvanire aussi,
Veuillez que tous ensemble
Au temple nous allions
Remercier les dieux,
Et finir, puis qu’ainsi
9315 Ils montrent qu’ils le veulent,
D’Aglante et Sylvanire,
De Tirinte et Fossinde,
Les heureux mariages.

SYLVANIRE

Ô c’est bien à ce coup,
9320 Que mon coeur est content,
Puisque mon père et que ma mère aussi
À la fin y consentent.

ALCIRON

Les druides alors
Pleins de contentement,
9325 En vertu de la loi
Et du consentement
D’Alcas le bon pasteur,
Accordèrent Tirinte
À la fine Fossinde,
9330 Et ton père embrassèrent
D’extrême joie, et moi pour te le dire
Je suis venu courant,
Afin d’être premier
À ces bonnes nouvelles,
9335 Pour satisfaire au mal que je t’ai fait ;
Car ce fut moi qui donnai le miroir,
Comme ami de Tirinte,
Qui te mit au cercueil :
Et je voudrais bien être
9340 Pour le moins à ce coup
Ministre de ta joie,
Comme j’avais été
Ministre de ton deuil.

SYLVANIRE

Ministre vraiment
9345 Es-tu bien de ma joie,
Puisque ton artifice
Fut cause que j’obtins
Cet Aglante que j’aime :
Alciron à jamais
9350 Soit heureux et content,
Duquel la sage ruse
Non seulement j’excuse,
Mais j’estime et bénis.
Ô que tardons-nous plus
9355 Allons-nous en, Aglante,
Nous prosterner aux pieds
De Ménandre et Lerice,
Et de nos justes juges.

AGLANTE

Allons, nous le devons :
9360 Ô jour trois fois heureux !

ALCIRON

Il vous cherchent partout,
Pour vous conduire au temple :
Mais les voici qui viennent.

SYLVANIRE

Je les vois, les voici,
9365 Allons, mon cher Aglante.

SCÈNE DERNIÈRE. Sylvanire, Aglante, Ménandre, Lerice, Fossinde, Alciron, Tirinte, Hylas. §

SYLVANIRE

Si je vous ai déplu
Votre grâce j’implore,
Pardonnez ma jeunesse.

AGLANTE

Et mon affection.

MÉNANDRE

9370 Mes enfants ; car tous deux
Je vous reçois pour tels,
Oublions le passé,
Et l’effaçons du tout :
Faisons un autre livre
9375 Où je mettrai tous les contentements
Que je dois recevoir
Et de l’un et de l’autre,
Et vous les témoignages
De mon affection,
9380 Et pour bien commencer,
À toi, mon fils Aglante,
Je donne Sylvanire,
Tu mérites bien mieux :
Mais à toi, Sylvanire,
9385 Aglante je te donne,
Et je sais bien que tu ne veux pas mieux.
Les dieux vous soient propices et bénins,
Et prolongent vos jours,
Avec contentement,
9390 Au nombre de l’arène.

AGLANTE

Quand les bienfaits peuvent être égalés
Par les remerciements,
Ou bien par les services,
Il faut user d’effet et de paroles
9395 Pour n’être point ingrat :
Mais lorsque leur grandeur
Surpasse la puissance,
Et des remerciements,
Et de tous les services,
9400 Il faut recoure aux voeux,
Et prier les grands dieux
Par leur bonté, de vouloir satisfaire
À de si grandes dettes.
Et c’est ainsi qu’en cette occasion
9405 Je suis contraint de faire,
Étant si grand le bien que je reçois
Que je ne le puis dire
Ni satisfaire aussi,
Qu’en suppliant les dieux,
9410 Les dieux tous bons qu’ils veuillent reconnaître
Tout ce que je vous dois,
Et cependant donnez-moi votre main,
Et vous aussi ma mère,
Afin que je les baise,
9415 Pour un sûr témoignage
De mon fidèle hommage.

SYLVANIRE

J’en dis autant, ma mère.

LERICE

Mes chers enfants, je vous reçois tous deux
Pour mes propres enfants,
9420 Et comme tels je veux que vous m’aimiez,
Et vivez bienheureux.

FOSSINDE

Et nous n’aurons-nous pas
Quelque reconnaissance
De bonne volonté ?
9425 Notre vieille amitié
Ne fera-t-elle pas
Que tous les déplaisirs
Que vous avez reçus
De l’amour de Tirinte ?

ALCIRON

9430 Et de mes artifices ?

FOSSINDE

Soient oubliés dans vos contentements ?

SYLVANIRE

Tout, tout, Fossinde, il n’en faut plus parler.

FOSSINDE

Aglante et toi ?

AGLANTE

Je n’ai jamais haï
9435 Personne qui voulût
La belle Sylvanire,
J’eusse été trop injuste
De blâmer en autrui
Ce qu’en moi j’estimais,
9440 Et crois-le ainsi, Tirinte.

TIRINTE

J’ai désiré plus que moi Sylvanire,
Et tout ce que j’ai pu
Pour la gagner je l’ai fait, je l’avoue,
Les dieux te l’ont donnée,
9445 Garde-la bien, Aglante,
Pour moi je me contente,
Puisque les dieux ainsi l’ont ordonné,
De l’amour de Fossinde.

MÉNANDRE

Or allons mes enfants
9450 De l’amour triomphants,
Allons au temple, allons ;
Un bienfait reconnu
Doit espérer des dieux
D’avoir encore mieux.

HYLAS

9455 Heureux amants, voilà de votre peine
Le loyer mérité,
Votre constance à ce coup n’est point vaine,
Ni votre loyauté :
Que si toujours semblable récompense
9460 Un coeur fidèle attend,
À votre exemple ? Ah ! Quant à moi je pense
Que je serai constant.

LE CHOEUR

Amour pour passe-temps
D’une même racine,
9465 Produit en même temps
Et la rose et l’épine.
Si la fleur on en veut,
Qu’en soi-même on propose,
Que l’épine se peut
9470 Rencontrer pour la rose.
Mais qui retirera
La main pour la piqûre,
Jamais il n’en aura
Que la seule blessure.
9475 Qui veut donc cette fleur,
Qu’il n’en craigne la plaie ;
Car il doit être sûr
Qu’enfin l’amour nous paye.