SCÈNE I. Mathurin, Le Baillif. §
MATHURIN.
Écoutez-moi, monsieur le magister :
Vous savez tout, du moins vous avez l’air
De tout savoir ; car vous lisez sans cesse
Dans l’almanach. D’où vient que ma maîtresse
5 S’appelle Acanthe, et n’a point d’autre nom ?
D’où vient cela ?
LE BAILLIF.
D’où vient cela ? Plaisante question !
Eh ! Que t’importe ?
MATHURIN.
Eh ! Que t’importe ? Oh ! Cela me tourmente :
J’ai mes raisons.
LE BAILLIF.
J’ai mes raisons. Elle s’appelle Acanthe :
C’est un beau nom ; il vient du grec Anthos,
10 Que les Latins ont depuis nommé Flos.
Flos se traduit par Fleur ; et ta future
Est une fleur que la belle nature,
Pour la cueillir façonna de sa main :
Elle fera l’honneur de ton jardin.
15 Qu’importe un nom ? Chaque père, à sa guise,
Donne des noms aux enfants qu’on baptise.
Acanthe a pris son nom de son parrain,
Comme le tien te nomma Mathurin.
MATHURIN.
Acanthe vient du grec ?
LE BAILLIF.
Acanthe vient du grec ? Chose certaine.
MATHURIN.
20 Et Mathurin, d’où vient-il ?
LE BAILLIF.
Et Mathurin, d’où vient-il ? Ah ! Qu’il vienne
De Picardie ou d’Artois, un savant
À ces noms-là s’arrête rarement.
Tu n’as point de nom, toi ; ce n’est qu’aux belles
D’en avoir un, car il faut parler d’elles.
MATHURIN.
25 Je ne sais, mais ce nom grec me déplaît.
Maître, je veux qu’on soit ce que l’on est :
Ma maîtresse est villageoise, et je gage
Que ce nom-là n’est pas de mon village.
Acanthe, soit. Son vieux père Dignant
30 Semble accorder sa fille en rechignant ;
Et cette fille, avant d’être ma femme,
Paraît aussi rechigner dans son âme.
Oui, cette Acanthe, en un mot, cette fleur,
Si je l’en crois, me fait beaucoup d’honneur
35 De supporter que Mathurin la cueille.
Elle est hautaine, et dans soi se recueille,
Me parle peu, fait de moi peu de cas ;
Et, quand je parle, elle n’écoute pas :
Et n’eût été Berthe, sa belle-mère,
40 Qui haut la main régente son vieux père,
Ce mariage, en mon chef résolu,
N’aurait été, je crois, jamais conclu.
LE BAILLIF.
Il l’est enfin, et de manière exacte :
Chez ses parents je t’en dresserai l’acte ;
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45 Car si je suis le magister d’ici,
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Je suis baillif, je suis notaire aussi ;
Et je suis prêt, dans mes trois caractères,
À te servir dans toutes tes affaires.
Que veux-tu ? Dis.
MATHURIN.
Que veux-tu ? Dis. Je veux qu’incessamment
50 On me marie.
LE BAILLIF.
On me marie. Ah ! Vous êtes pressant.
MATHURIN.
Et très pressé... Voyez-vous ? L’âge avance.
J’ai dans ma ferme acquis beaucoup d’aisance ;
J’ai travaillé vingt ans pour vivre heureux ;
Mais l’être seul !... Il vaut mieux l’être deux.
55 Il faut se marier avant qu’on meure.
LE BAILLIF.
C’est très bien dit : et quand donc ?
MATHURIN.
Tout à l’heure.
LE BAILLIF.
Tout à l’heure. Oui ; mais Colette à votre sacrement,
Monsieur Mathurin, peut mettre empêchement :
Elle vous aime avec quelque tendresse,
60 Vous et vos biens ; elle eut de vous promesse
De l’épouser.
MATHURIN.
De l’épouser. Oh bien ! Je dépromets.
Je veux pour moi m’arranger désormais ;
Car je suis riche et coq de mon village.
Colette veut m’avoir par mariage,
65 Et moi je veux du conjugal lien
Pour mon plaisir, et non pas pour le sien,
Je n’aime plus Colette ; c’est Acanthe,
Entendez-vous, qui seule ici me tente.
Entendez-vous, magister trop rétif ?
LE BAILLIF.
70 Oui, j’entends bien : vous êtes trop hâtif ;
Et pour signer vous devriez attendre
Que monseigneur daignât ici se rendre
Il vient demain ; ne faites rien sans lui.
MATHURIN.
C’est pour cela que j’épouse aujourd’hui.
MATHURIN.
Comment ? Eh oui : ma tête est peu savante ;
Mais on connaît la coutume impudente
De nos seigneurs de ce canton picard.
C’est bien assez qu’à nos biens on ait part,
Sans en avoir encore à nos épouses.
80 Des Mathurins les têtes sont jalouses :
J’aimerais mieux demeurer vieux garçon
Que d’être époux avec cette façon.
Le vilain droit !
LE BAILLIF.
Le vilain droit ! Mais il est fort honnête :
Il est permis de parler tête à tête
85 À sa sujette, afin de la tourner
À son devoir, et de l’endoctriner.
MATHURIN.
Je n’aime point qu’un jeune homme endoctrine
Cette disciple à qui je me destine ;
Cela me fâche.
LE BAILLIF.
Cela me fâche. Acanthe a trop d’honneur
90 Pour te fâcher : c’est le droit du seigneur ;
Et c’est à nous, en personnes discrètes,
À nous soumettre aux lois qu’on nous a faites.
MATHURIN.
D’où vient ce droit ?
LE BAILLIF.
D’où vient ce droit ? Ah ! Depuis bien longtemps
C’est établi... ça vient du droit des gens.
MATHURIN.
95 Mais sur ce pied, dans toutes les familles,
Chacun pourrait endoctriner les filles.
LE BAILLIF.
Oh ! Point du tout... c’est une invention
Qu’on inventa pour les gens d’un grand nom.
Car, vois-tu bien, autrefois les ancêtres
100 De monseigneur s’étaient rendus les maîtres
De nos aïeux, régnaient sur nos hameaux.
MATHURIN.
Ouais ! Nos aïeux étaient donc de grands sots !
LE BAILLIF.
Pas plus que toi. Les seigneurs du village
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Devaient avoir un droit de vasselage.
MATHURIN.
105 Pourquoi cela ? Sommes-nous pas pétris
D’un seul limon, de lait comme eux nourris ?
N’avons-nous pas comme eux des bras, des jambes,
Et mieux tournés, et plus forts, plus ingambes :
Une cervelle avec quoi nous pensons
110 Beaucoup mieux qu’eux, car nous les attrapons ?
Sommes-nous pas cent contre un ? Ça m’étonne
De voir toujours qu’une seule personne
Commande en maître à tous ses compagnons,
Comme un berger fait tondre ses moutons.
115 Quand je suis seul, à tout cela je pense
Profondément. Je vois notre naissance
Et notre mort, à la ville, au hameau,
Se ressembler comme deux gouttes d’eau.
Pourquoi la vie est-elle différente ?
120 Je n’en vois pas la raison : ça tourmente.
5
Les Mathurins et les godelureaux,
Et les baillifs, ma foi, sont tous égaux.
LE BAILLIF.
C’est très bien dit, Mathurin : mais, je gage,
Si tes valets te tenaient ce langage,
125 Qu’un nerf-de-boeuf appliqué sur le dos
Réfuterait puissamment leurs propos ;
Tu les ferais rentrer vite à leur place.
MATHURIN.
Oui, vous avez raison : ça m’embarrasse ;
Oui, ça pourrait me donner du souci.
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130 Mais, palsembleu, vous m’avouerez aussi
Que quand chez moi mon valet se marie,
C’est pour lui seul, non pour ma seigneurie ;
Qu’à sa moitié je ne prétends en rien ;
Et que chacun doit jouir de son bien.
LE BAILLIF.
135 Si les petits à leurs femmes se tiennent,
Compère, aux grands les nôtres appartiennent.
Que ton esprit est bas, lourd et brutal !
Tu n’as pas lu le code féodal.
MATHURIN.
Féodal ! Qu’est-ce ?
LE BAILLIF.
Féodal ! Qu’est-ce ? Il tient son origine
140 Du mot fides de la langue latine
C’est comme qui dirait...
MATHURIN.
C’est comme qui dirait... Sais-tu qu’avec
Ton vieux latin et ton ennuyeux grec,
Si tu me dis des sottises pareilles,
Je pourrais bien frotter tes deux oreilles ?
Il menace le baillif, qui parle toujours en reculant ; et Mathurin court après lui.
LE BAILLIF.
145 Je suis baillif, ne t’en avise pas.
Fides veut dire foi. Conviens-tu pas
Que tu dois foi, que tu dois plein hommage
À Monseigneur le marquis du Carrage ?
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8
Que tu lui dois dîmes, champart, argent ?
150 Que tu lui dois...
MATHURIN.
Que tu lui dois... Baillif outrecuidant,
Oui, je dois tout ; j’en enrage dans l’âme :
Mais, palsandié, je ne dois point ma femme,
Maudit baillif !
LE BAILLIF, en s’en allant.
Maudit baillif ! Va, nous savons la loi ;
Nous aurons bien ta femme ici sans toi.
SCÈNE III. Mathurin ; Colette, courant après. §
COLETTE.
Car je le veux. Allons... Je t’y prends, traître !
MATHURIN, sans la regarder.
Allons.
COLETTE.
Allons. Tu feins de ne me pas connaître ?
MATHURIN.
Si fait... bonjour.
COLETTE.
Si fait... bonjour. Mathurin ! Mathurin !
Tu causeras ici plus d’un chagrin.
175 De tes bonjours je suis fort étonnée,
Et tes bonjours valaient mieux l’autre année :
C’était tantôt un bouquet de jasmin,
Que tu venais me placer de ta main ;
Puis des rubans pour orner ta bergère ;
180 Tantôt des vers, que tu me faisais faire
Par le baillif, qui n’y comprenait rien,
Ni toi ni moi, mais tout allait fort bien :
Tout est passé, lâche ! tu me délaisses.
MATHURIN.
Oui, mon enfant.
COLETTE.
Oui, mon enfant. Après tant de promesses,
185 Tant de banquets acceptés et rendus,
C’en est donc fait ? Je ne te plais donc plus ?
MATHURIN.
Non, mon enfant.
COLETTE.
Non, mon enfant. Et pourquoi, misérable ?
MATHURIN.
Mais je t’aimais : je n’aime plus. Le diable
À t’épouser me poussa vivement ;
190 En sens contraire il me pousse à présent
Il est le maître.
COLETTE.
Il est le maître. Eh ! Va, va, ta Colette
N’est plus si sotte, et sa raison s’est faite.
Le diable est juste, et tu diras pourquoi
Tu prends les airs de te moquer de moi.
195 Pour avoir fait à Paris un voyage,
10
Te voilà donc petit-maître au village ?
Tu penses donc que le droit t’est acquis
D’être en amour fripon comme un marquis ?
C’est bien à toi d’avoir l’âme inconstante !
200 Toi, Mathurin, me quitter pour Acanthe !
MATHURIN.
Oui, mon enfant.
COLETTE.
Oui, mon enfant. Et quelle est la raison ?
MATHURIN.
C’est que je suis le maître en ma maison
Et pour quelqu’un de notre Picardie
Tu m’as paru un peu trop dégourdie :
205 Tu m’aurais fait trop d’amis, entre nous ;
Je n’en veux point, car je suis né jaloux.
Acanthe, enfin, aura la préférence :
La chose est faite : adieu ; prends patience.
COLETTE.
Adieu ! Non pas, traître ! je te suivrai,
210 Et contre ton contrat je m’inscrirai.
Mon père était procureur ; ma famille
A du crédit, et j’en ai ; je suis fille,
Et monseigneur donne protection,
Quand il le faut, aux filles du canton ;
215 Et devant lui nous ferons comparaître
Un gros fermier qui fait le petit-maître,
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Fait l’inconstant, se mêle d’être un fat.
Je te ferai rentrer dans ton état :
Nous apprendrons à ta mine insolente
220 À te moquer d’une pauvre innocente.
MATHURIN.
Cette innocente est dangereuse : il faut
Voir le beau-père, et conclure au plus tôt.
SCÈNE IV. Mathurin, Dignant, Acanthe, Colette. §
MATHURIN.
12
Allons, beau-père, allons bâcler la chose.
COLETTE.
Vous ne bâclerez rien, non ; je m’oppose
225 À ses contrats, à ses noces, à tout.
MATHURIN.
Quelle innocente !
COLETTE.
Quelle innocente ! Oh ! Tu n’es pas au bout.
À Acanthe.
Gardez-vous bien, s’il vous plaît, ma voisine,
De vous laisser enjôler sur sa mine :
Il me trompa quatorze mois entiers.
230 Chassez cet homme.
ACANTE.
Chassez cet homme. Hélas ! Très volontiers.
MATHURIN.
Très volontiers !... Tout ce train-là me lasse :
Je suis têtu ; je veux que tout se passe
À mon plaisir, suivant mes volontés,
Car je suis riche... Or, beau-père, écoutez
235 Pour honorer en moi mon mariage,
Je me décrasse, et j’achète au bailliage
L’emploi brillant de receveur royal
Dans le grenier à sel : ça n’est pas mal.
Mon fils sera conseiller, et ma fille
240 Relèvera quelque noble famille ;
Mes petits-fils deviendront présidents :
De monseigneur un jour les descendants
Feront leur cour aux miens ; et, quand j’y pense,
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Je me rengorge, et me carre d’avance.
DIGNANT.
245 Carre-toi bien ; mais songe qu’à présent
On ne peut rien sans le consentement
De monseigneur : il est encor ton maître.
MATHURIN.
Et pourquoi ça ?
DIGNANT.
Et pourquoi ça ? Mais c’est que ça doit être.
À tous seigneurs, tous honneurs.
COLETTE, à Mathurin.
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À tous seigneurs, tous honneurs. Oui, vilain.
250 Il t’en cuira, je t’en réponds.
MATHURIN.
Il t’en cuira, je t’en réponds. Voisin,
Notre baillif t’a donné sa folie.
Eh ! Dis-moi donc, s’il prend en fantaisie
À monseigneur d’avoir femme au logis,
A-t-il besoin de prendre ton avis ?
DIGNANT.
255 C’est différent ; je fus son domestique
De père en fils dans cette terre antique.
Je suis né pauvre, et je deviens cassé.
Le peu d’argent que j’avais amassé
Fut employé pour élever Acanthe.
260 Notre baillif dit qu’elle est fort savante,
Et qu’entre nous, son éducation
Est au-dessus de sa condition ;
C’est ce qui fait que ma seconde épouse,
Sa belle-mère, est fâchée et jalouse,
265 Et la maltraite, et me maltraite aussi
De tout cela je suis fort en souci.
Je voudrais bien te donner cette fille :
Mais je ne puis établir ma famille
Sans monseigneur ; je vis de ses bontés,
270 Je lui dois tout ; j’attends ses volontés :
Sans son aveu nous ne pouvons rien faire.
ACANTE.
Ah ! Croyez-vous qu’il le donne, mon père ?
COLETTE.
Eh bien ! Fripon, tu crois que tu l’auras ?
Moi, je te dis que tu ne l’auras pas.
MATHURIN.
275 Tout le monde est contre moi ; ça m’irrite.
SCÈNE V. Les Précédents, Berthe. §
MATHURIN, à Berthe, qui arrive.
Ma belle-mère, arrivez, venez vite.
Vous n’êtes plus la maîtresse au logis,
15
Chacun rebèque ; et je vous avertis
Que si la chose en cet état demeure,
280 Si je ne suis marié tout à l’heure,
Je ne le serai point ; tout est fini,
Tout est rompu.
BERTHE.
Tout est rompu. Qui m’a désobéi ?
Qui contredit, s’il vous plaît, quand j’ordonne ?
Serait-ce vous, mon mari ? Vous ?
DIGNANT.
Serait-ce vous, mon mari ? Vous ? Personne,
285 Nous n’avons garde ; et Mathurin veut bien
Prendre ma fille à peu près avec rien :
J’en suis content, et je dois me promettre
Que monseigneur daignera le permettre.
BERTHE.
Allez, allez, épargnez-vous ce soin ;
290 C’est de moi seule ici qu’on a besoin ;
Et quand la chose une fois sera faite,
Il faudra bien, ma foi, qu’il la permette.
BERTHE.
Mais... Mais il faut suivre ce que je dis.
Je ne veux plus souffrir dans mon logis,
295 À mes dépens, une fille indolente,
Qui ne fait rien, de rien ne se tourmente,
Qui s’imagine avoir de la beauté
Pour être en droit d’avoir de la fierté.
Mademoiselle, avec sa froide mine,
300 Ne daigne pas aider à la cuisine ;
Elle se mire, ajuste son chignon,
Fredonne un air en brodant un jupon,
Ne parle point, et le soir, en cachette,
Lit des romans que le baillif lui prête.
305 Eh bien ! Voyez, elle ne répond rien.
Je me repens de lui faire du bien.
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Elle est muette ainsi qu’une pécore.
MATHURIN.
Ah ! C’est tout jeune, et ça n’a pas encore
L’esprit formé : ça vient avec le temps.
DIGNANT.
310 Ma bonne, il faut quelques ménagements
Pour une fille ; elles ont d’ordinaire
De l’embarras dans cette grande affaire
C’est modestie et pudeur que cela.
Comme elle, enfin, vous passâtes par là ;
315 Je m’en souviens, vous étiez fort revêche.
BERTHE.
Eh ! Finissons. Allons, qu’on se dépêche :
Quels sots propos ! Suivez-moi promptement
Chez le baillif.
COLETTE, à Acanthe.
Chez le baillif. N’en fais rien, mon enfant,
ACANTE.
Allons, Acanthe. Ô ciel ! Que dois-je faire ?
COLETTE.
320 Refuse tout, laisse ta belle-mère,
Viens avec moi.
BERTHE, à Acanthe.
Viens avec moi. Quoi donc ! Sans sourciller ?
Mais parlez donc.
ACANTE.
Mais parlez donc. À qui puis-je parler ?
DIGNANT.
Chez le baillif, ma bonne, allons l’attendre,
Sans la gêner, et laissons-lui reprendre
325 Un peu d’haleine.
ACANTE.
Un peu d’haleine. Ah ! Croyez que mes sens
Sont pénétrés de vos soins indulgents ;
Croyez qu’en tout je distingue mon père.
MATHURIN.
Madame Berthe, on ne distingue guère
Ni vous ni moi : la belle a le maintien
330 Un peu bien sec, mais cela n’y fait rien ;
Et je réponds, dès qu’elle sera nôtre,
Qu’en peu de temps je la rendrai tout autre.
Ils sortent.
ACANTE.
Ah ! Que je sens de trouble et de chagrin !
Me faudra-t-il épouser Mathurin ?
SCÈNE VI. Acanthe, Colette. §
COLETTE.
335 Ah ! N’en fais rien, crois-moi, ma chère amie.
Du mariage aurais-tu tant d’envie ?
Tu peux trouver beaucoup mieux... que sait-on ?
Aimerais-tu ce méchant ?
ACANTE.
Aimerais-tu ce méchant ? Mon Dieu, non.
Mais, vois-tu bien, je ne suis plus soufferte
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340 Dans le logis de la marâtre Berthe ;
Je suis chassée ; il me faut un abri ;
Et par besoin je dois prendre un mari.
C’est en pleurant que je cause ta peine.
D’un grand projet j’ai la cervelle pleine ;
345 Mais je ne sais comment m’y prendre, hélas !
Que devenir ?... Dis-moi, ne sais-tu pas
Si monseigneur doit venir dans ses terres ?
COLETTE.
Nous l’attendons.
ACANTE.
Nous l’attendons. Bientôt ?
COLETTE.
Nous l’attendons. Bientôt ? Je ne sais guère
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Dans mon taudis les nouvelles de cour :
350 Mais s’il revient, ce doit être un grand jour.
Il met, dit-on, la paix dans les familles,
Il rend justice, il a grand soin des filles.
ACANTE.
Ah ! S’il pouvait me protéger ici !
COLETTE.
Je prétends bien qu’il me protège aussi.
ACANTE.
355 On dit qu’à Metz il a fait des merveilles,
Qui dans l’armée ont très peu de pareilles ;
Que Charles-Quint a loué sa valeur.
COLETTE.
Qu’est-ce que Charles-Quint ?
ACANTE.
Qu’est-ce que Charles-Quint ? Un empereur
Qui nous a fait bien du mal.
COLETTE.
Qui nous a fait bien du mal. Et qu’importe ?
360 Ne m’en faites pas, vous, et que je sorte
À mon honneur du cas triste où je suis.
ACANTE.
Comme le tien, mon coeur est plein d’ennuis.
Non loin d’ici quelquefois on me mène
Dans un château de la jeune Dormène...
COLETTE.
365 Prés de nos bois ?... Ah le plaisant château !
De Mathurin le logis est plus beau ;
Et Mathurin est bien plus riche qu’elle.
ACANTE.
Oui, je le sais ; mais cette demoiselle
Est autre chose ; elle est de qualité ;
370 On la respecte avec sa pauvreté.
Elle a chez elle une vieille personne
Qu’on nomme Laure, et dont l’âme est si bonne !
Laure est aussi d’une grande maison.
COLETTE.
Qu’importe encor ?
ACANTE.
Qu’importe encor ? Les gens d’un certain nom,
375 J’ai remarqué cela, chère Colette,
En savent plus, ont l’âme autrement faite,
Ont de l’esprit, des sentiments plus grands,
Meilleurs que nous.
COLETTE.
Meilleurs que nous. Oui, dès leurs premiers ans,
Avec grand soin leur âme est façonnée ;
380 La nôtre, hélas languit abandonnée.
Comme on apprend à chanter, à danser,
Les gens du monde apprennent à penser.
ACANTE.
Cette Dormène et cette vieille dame
Semblent donner quelque chose à mon âme ;
385 Je crois en valoir mieux quand je les vois :
J’ai de l’orgueil, et je ne sais pourquoi...
Et les bontés de Dormène et de Laure
Me font haïr mille fois plus encore
Madame Berthe et monsieur Mathurin.
COLETTE.
390 Quitte-les tous.
ACANTE.
Quitte-les tous. Je n’ose ; mais enfin
J’ai quelque espoir : que ton conseil m’assiste.
Dis-moi d’abord, Colette, en quoi consiste
Ce fameux droit du seigneur.
COLETTE.
Ce fameux droit du seigneur. Oh, ma foi !
Va consulter de plus doctes que moi.
395 Je ne suis point mariée ; et l’affaire,
À ce qu’on dit, est un très grand mystère.
Seconde-moi, fais que je vienne à bout
D’être épousée, et je te dirai tout.
ACANTE.
Ah ! J’y ferai mon possible.
COLETTE.
Ah ! J’y ferai mon possible. Ma mère
400 Est très alerte, et conduit mon affaire ;
Elle me fait, par un acte plaintif,
Pousser mon droit par devant le baillif :
J’aurai, dit-elle, un mari par justice.
ACANTE.
Que de bon coeur j’en fais le sacrifice !
405 Chère Colette, agissons bien à point,
Toi, pour l’avoir ; moi, pour ne l’avoir point
Tu gagneras assez à ce partage ;
Mais en perdant je gagne davantage.