SCÈNE PREMIÈRE. Érope, Thyeste. §
ÉROPE.
Dans des asiles saints j’étais ensevelie,
J’y cachais mes tourments, j’y terminais ma vie.
C’est donc toi qui me rends à ce jour que je hais !
770 Thyeste, en tous les temps tu m’as ravi la paix.
THYESTE.
Ce funeste dessein nous faisait trop d’outrage.
ÉROPE.
Ma faute et ton amour nous en font davantage.
THYESTE.
Quoi ! verrai-je en tout temps vos remords douloureux
Empoisonner des jours que vous rendiez heureux !
ÉROPE.
775 Nous heureux ! Nous, cruel ! Ah ! Dans mon sort funeste,
Le bonheur est-il fait pour Érope et Thyeste ?
THYESTE.
Vivez pour votre fils.
ÉROPE.
Vivez pour votre fils. Ravisseur de ma foi,
Tu vois trop que je vis pour mon fils et pour toi.
Thyeste, il t’a donné des droits inviolables,
780 Et les nœuds les plus saints ont uni deux coupables.
Je t’ai fui, je l’ai dû : je ne puis te quitter ;
Sans horreur avec toi je ne saurais rester ;
Je ne puis soutenir la présence d’Atrée.
THYESTE.
La fatale entrevue est encor différée.
ÉROPE.
785 Sous des prétextes vains, la reine avec bonté
Écarte encor de moi ce moment redouté.
Mais la paix dans vos cœurs est-elle résolue ?
THYESTE.
Cette paix est promise, elle n’est point conclue.
Mais j’aurai dans Argos encor des défenseurs ;
790 Et Mycène déjà m’a promis des vengeurs.
ÉROPE.
Me préservent les cieux d’une nouvelle guerre !
Le sang pour nos amours a trop rougi la terre.
THYESTE.
Ce n’est que par le sang qu’en cette extrémité
Je puis soustraire Érope à son autorité.
795 Il faut tout dire enfin ; c’est parmi le carnage
Que dans une heure au moins je vous ouvre un passage.
ÉROPE.
Tu redoubles mes maux, ma honte, mon effroi,
Et l’éternelle horreur que je ressens pour moi.
Thyeste, garde-toi d’oser rien entreprendre
800 Avant qu’il ait daigné me parler et m’entendre.
THYESTE.
Lui, vous parler !... Mais vous, dans ce mortel ennui,
Qu’avez-vous résolu ?
ÉROPE.
Qu’avez-vous résolu ? De n’être point à lui...
Va, cruel, à t’aimer le ciel m’a condamnée.
THYESTE.
Je vois donc luire enfin ma plus belle journée.
805 Ce mot à tous mes vœux en tout temps refusé,
Pour la première fois vous l’avez prononcé :
Et l’on ose exiger que Thyeste vous cède !
Vaincu, je sais mourir ; vainqueur, je vous possède.
Je vais donner mon ordre ; et mon sort en tout temps
810 Est d’arracher Érope aux mains de nos tyrans.
SCÈNE II. Érope, Mégare. §
MÉGARE.
Ah ! Madame, le sang va-t-il couler encore ?
ÉROPE.
J’attends mon sort ici, Mégare, et je l’ignore.
MÉGARE.
Quel appareil terrible, et quelle triste paix !
On borde de soldats le temple et le palais :
815 J’ai vu le fier Atrée ; il semble qu’il médite
Quelque profond dessein qui le trouble et l’agite.
ÉROPE.
Je dois m’attendre à tout sans me plaindre de lui.
Mégare, contre moi tout conspire aujourd’hui !
Ce temple est un asile, et je m’y réfugie.
820 J’attendris sur mes maux le cœur d’Hippodamie ;
J’y trouve une pitié que les cœurs vertueux
Ont pour les criminels quand ils sont malheureux,
Que tant d’autres, hélas ! n’auraient point éprouvée.
Aux autels de nos dieux je me crois réservée ;
825 Thyeste m’y poursuit quand je veux m’y cacher ;
Un époux menaçant vient encor m’y chercher ;
Soit qu’un reste d’amour vers moi le détermine,
Soit que de son rival méditant la ruine,
Il exerce avec lui l’art de dissimuler,
830 À son trône, à son lit il ose m’appeler.
Dans quel état, grands dieux ! quand le sort qui m’opprime
Peut remettre en ses mains le gage de mon crime,
Quand il peut tous les deux nous punir sans retour,
Moi d’être une infidèle, et mon fils d’être au jour !
MÉGARE.
835 Puisqu’il veut vous parler, croyez que sa colère
S’apaise enfin pour vous, et n’en veut qu’à son frère.
Vous êtes sa conquête... il a su l’obtenir.
ÉROPE.
C’en est fait, sous ses lois je ne puis revenir.
La gloire de tous trois doit encor m’être chère ;
840 Je ne lui rendrai point une épouse adultère,
Je ne trahirai point deux frères à-la-fois.
Je me donnais aux dieux, c’était mon dernier choix :
Ces dieux n’ont point reçu l’offrande partagée
D’une âme faible et tendre en ses erreurs plongée.
845 Je n’ai plus de refuge, il faut subir mon sort ;
Je suis entre la honte et le coup de la mort ;
Mon cœur est à Thyeste, et cet enfant lui-même,
Cet enfant qui va perdre une mère qui l’aime,
Est le fatal lien qui m’unit malgré moi
850 Au criminel amant qui m’a ravi ma foi.
Mon destin me poursuit, il me ramène encore
Entre deux, ennemis dont l’un me déshonore,
Dont l’autre est mon tyran, mais un tyran sacré.
SCÈNE III. Érope, Polémon, Mégare. §
POLÉMON.
Princesse, en ce parvis votre époux, est entré ;
855 Il s’apaise, il s’occupe avec Hippodamie
De cette heureuse paix qui vous réconcilie.
Elle m’envoie à vous. Nous connaissons tous deux
Les transports violents de son cœur soupçonneux.
Quoiqu’il termine enfin ce traité salutaire,
860 Il voit avec horreur un rival dans son frère.
Persuadez Thyeste, engagez-le à l’instant
À chercher dans Mycène un trône qui l’attend ;
À ne point différer par sa triste présence
Votre réunion que ce traité commence.[1]
865 Vous me voyez chargé des intérêts d’Argos,
De la gloire d’Atrée, et de votre repos.
Tandis qu’Hippodamie, avec persévérance,
Adoucit de son fils la sombre violence ;
Que Thyeste abandonne un séjour dangereux :
870 Il deviendrait bientôt fatal à tous les deux.
Vous devez sur ce prince avoir quelque puissance :
Le salut de vos jours dépend de son absence.
ÉROPE.
L’intérêt de ma vie est peu cher à mes yeux.
Peut-être il en est un plus grand, plus précieux !
875 Allez, digne soutien de nos tristes contrées,
Que ma seule infortune au meurtre avait livrées :
Je voudrais seconder vos augustes desseins ;
J’admire vos vertus ; je cède à mes destins.
Puissé-je mériter la pitié courageuse
880 Que garde encor pour moi cette âme généreuse !
La reine a jusqu’ici consolé mon malheur...
Elle n’en connaît pas l’horrible profondeur.
POLÉMON.
Je retourne auprès d’elle ; et pour grâce dernière
Je vous conjure encor d’écouter sa prière.
SCÈNE V. Érope, Mégare, Atrée, Gardes. §
ATRÉE, après avoir fait signe à ses gardes et à Mégare de se retirer.
Le voici. Je la vois interdite, éperdue,
D’un époux qu’elle craint, elle éloigne sa vue.
ÉROPE.
La lumière à mes yeux semble se dérober...
Seigneur, votre victime à vos pieds vient tomber.
Levez le fer, frappez : une plainte offensante
900 Ne s’échappera point de ma bouche expirante.
Je sais trop que sur moi vous avez tous les droits,
Ceux d’un époux, d’un maître, et des plus saintes lois :
Je les ai tous trahis. Et quoique votre frère
Opprimât de ses feux l’esclave involontaire,
905 Quoique la violence ait ordonné mon sort,
L’objet de tant d’affronts a mérité la mort.
Éteignez sous vos pieds ce flambeau de la haine
Dont la flamme embrasait l’Argolide et Mycène ;
Et puissent sur ma cendre, après tant de fureurs,
910 Deux frères réunis oublier leurs malheurs !
ATRÉE.
Levez-vous : je rougis de vous revoir encore,
Je frémis de parler à qui me déshonore.
Entre mon frère et moi vous n’avez point d’époux ;
Qu’attendez-vous d’Atrée, et que méritez-vous ?
ÉROPE.
915 Je ne veux rien pour moi.
ATRÉE.
Je ne veux rien pour moi. Si ma juste vengeance
De Thyeste et de vous eût égalé l’offense,
Les pervers auraient vu comme je sais punir ;
J’aurais épouvanté les siècles à venir.
Mais quelque sentiment, quelque soin qui me presse,
920 Vous pourriez désarmer cette main vengeresse ;
Vous pourriez des replis de mon cœur ulcéré
Écarter les serpents dont il est dévoré,
Dans ce cœur malheureux obtenir votre grâce,
Y retrouver encor votre première place,
925 Et me venger d’un frère en revenant à moi.
Pouvez-vous, osez-vous me rendre votre foi ?
Voici le temple même où vous fûtes ravie,
L’autel qui fut souillé de tant de perfidie,
Où le flambeau d’hymen fut par vous allumé,
930 Où nos mains se joignaient... où je crus être aimé :
Du moins vous étiez prête à former les promesses
Qui nous garantissaient les plus saintes tendresses.
Jurez-y maintenant d’expier ses forfaits,
Et de haïr Thyeste autant que je le hais.
935 Si vous me refusez, vous êtes sa complice ;
À tous deux, en un mot, venez rendre justice.
Je pardonne à ce prix : répondez-moi.
ÉROPE.
Je pardonne à ce prix : répondez-moi. Seigneur,
C’est vous qui me forcez à vous ouvrir mon cœur.
La mort que j’attendais était bien moins cruelle
940 Que le fatal secret qu’il faut que je révèle.
Je n’examine point si les dieux offensés
Scellèrent mes serments à peine commencés.
J’étais à vous, sans doute, et mon père Eurysthée
M’entraîna vers l’autel où je fus présentée.
945 Sans feinte et sans dessein, soumise à son pouvoir.
Je me livrais entière aux lois de mon devoir.
Votre frère, enivre ; de sa fureur jalouse,
À vous, à ma famille arracha votre épouse ;
Et bientôt Eurysthée, en terminant ses jours,
950 Aux mains qui me gardaient me laissa sans secours.
Je restai sans parents. Je vis que votre gloire
De votre souvenir bannissait ma mémoire ;
Que disputant un trône, et prompt à vous armer,
Vous haïssiez un frère, et ne pouviez m’aimer...
ATRÉE.
955 Je ne le devais pas... je vous aimai peut-être.
Mais... Achevez, Érope ; abjurez-vous un traître ?
Aux pieds des immortels remise entre mes bras,
M’apportez-vous un cœur qu’il ne mérite pas ?
ÉROPE.
Je ne saurais tromper ; je ne dois plus me taire.
960 Mon destin pour jamais me livre h votre frère ;
Thyeste est mon époux.
ATRÉE.
Thyeste est mon époux. Lui !
ÉROPE.
Thyeste est mon époux. Lui ! Les dieux ennemis
Éternisent ma faute en me donnant un fils.
Vous allez vous venger de cette criminelle :
Mais que le châtiment ne tombe que sur elle ;
965 Que ce fils innocent ne soit point condamné.
Conçu dans les forfaits, malheureux d’être né,
La mort entoure encor son enfance première ;
Il n’a vu que le crime en ouvrant la paupière
Mais il est après tout le sang de vos aïeux ;
970 Il est, ainsi que vous, de la race des dieux ;
Seigneur, avec son père on vous réconcilie;
De mon fils au berceau n’attaquez point la vie :
Il suffit de la mère à votre inimitié.
J’ai demandé la mort, et non votre pitié.
ATRÉE.
975 Rassurez-vous... le doute était mon seul supplice...
Je crains peu qu’on m’éclaire... et je me rends justice...
Mon frère en tout l’emporte... il m’enlève aujourd’hui
Et la moitié d’un tronc, et vous-même avec lui...
De Mycène et d’Érope il est enfin le maître.
980 Dans sa postérité je le verrai renaître...
Il faut bien me soumettre à la fatalité
Qui confirme ma perte et sa félicité.
Je ne puis m’opposer au nœud qui vous enchaîne,
Je ne puis lui ravir Érope ni Mycène.
985 Aux ordres du destin je sais me conformer...
Mon cœur n’était pas fait pour la honte d’aimer...
Ne vous figurez pas qu’une vaine tendresse
Deux fois pour une femme ensanglante la Grèce.
Je reconnais son fils pour son seul héritier...
990 Satisfait de vous perdre et de vous oublier,
Je veux à mon rival vous rendre ici moi-même...
Vous tremblez.
ÉROPE.
Vous tremblez. Ah ! Seigneur, ce changement extrême,
Ce passage inouï du courroux aux bontés,
Ont saisi mes esprits que vous épouvantez.
ATRÉE.
995 Ne vous alarmez point ; le ciel parle, et je cède.
Que pourrais-je opposer à des maux sans remède ?
Après tout, c’est mon frère... et son front couronné
À la fille des rois peut être destiné...
Vous auriez dû plus tôt m’apprendre sa victoire,
1000 Et de vous pardonner me préparer la gloire...
Cet enfant de Thyeste est sans doute en ces lieux ?
ÉROPE.
Mon fils... est loin de moi... sous la garde des dieux.
ATRÉE.
Quelque lieu qui l’enferme, il sera sous la mienne.
ÉROPE.
Sa mère doit, seigneur, le conduire à Mycène.
ATRÉE.
1005 À ses parents, à vous, les chemins sont ouverts ;
Je ne regrette rien de tout ce que je perds ;
La paix avec mon frère en est plus assurée.
Allez...
ÉROPE, en partant.
Allez... Dieux ! s’il est vrai... mais dois-je croire Atrée ?
SCÈNE VI. §
ATRÉE, seul.
Enfin, de leurs complots j’ai connu la noirceur,
1010 La perfide ! Elle aimait son lâche ravisseur.
Elle me fuit, m’abhorre, elle est toute à Thyeste :
Du saint nom de l’hymen ils ont voilé l’inceste ;
Ils jouissent en paix du fils qui leur est né ;
Le vil enfant du crime au trône est destiné.
1015 Tu ne goûteras pas, race impure et coupable,
Les fruits des attentats dont l’opprobre m’accable.
Par quel enchantement, par quel prestige affreux,
Tous les cœurs contre moi se déclaraient pour eux !
Polémon réprouvait l’excès de ma colère ;
1020 Une pitié crédule avait séduit ma mère ;
On flattait leurs amours, on plaignait leurs douleurs ;
On était attendri de leurs perfides pleurs ;
Tout Argos favorable à leurs lâches tendresses
Pardonne à des forfaits qu’il appelle faiblesses,
1025 Et je suis la victime et la fable à-la-fois
D’un peuple qui méprise et les mœurs et les lois.
Je vous ferai frémir, Grèce légère et vaine,
Détestable Thyeste, insolente Mycène.
Soleil qui vois ce crime et toute ma fureur,
1030 Tu ne verras bientôt ces lieux qu’avec horreur.
Cessez, filles du Styx, cessez, troupe infernale,
D’épouvanter les yeux de mon aïeul Tantale :
Sur Thyeste et sur moi venez vous acharner.
Paraissez, dieux vengeurs, je vais vous étonner.