**** *creator_euripide *book_euripide_cyclope *style_prose *genre_piece satirique *dist1_euripide_prose_piece satirique_cyclope *dist2_euripide_prose_piece satirique *id_SILENE *date_1880 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_silene Ô Bacchus, je souffre pour toi mille peines, aujourd'hui comme au temps où j'étais jeune et dans la force de l'âge : d'abord, lorsque frappé de folie par Junon, tu t'enfuis et quittas les nymphes des montagnes, tes nourrices ; ensuite, lorsque devenu ton compagnon d'armes dans le combat contre les géants, je me plaçai à ta droite, et je tuai Encélade en traversant avec ma lance le milieu de son bouclier. — Mais quoi ! N'ai-je pas vu en songe ce que je dis là ? — Non, par Jupiter, puisque j'ai montré les dépouilles à Bacchus. Les maux que j'endure aujourd'hui sont plus cruels encore. À la nouvelle que Junon avait lancé contre toi des pirates tyrrhéniens, qui devaient te vendre dans des régions lointaines, je mis aussitôt à la voile avec mes enfants pour courir à ta recherche. À l'extrémité de la poupe, le gouvernail en main, je dirigeais la marche du navire, et mes fils, assis sur les bancs, et blanchissant d'écume la mer azurée, te cherchaient, dieu puissant. Déjà nous naviguions en vue du cap Malée, lorsque le vent, soufflant d'orient contre le navire, nous jeta sur ces rochers de l'Etna, où vivent dans des antres solitaires les fils du dieu des mers, les Cyclopes qui n'ont qu'un oeil et versent le sang humain. Tombés en leur pouvoir, nous sommes au service de l'un d'eux, nommé Polyphème ; et, au lieu de goûter les joies bachiques, nous paissons les troupeaux du Cyclope impie. Mes fils, qui sont jeunes, conduisent les brebis sur les collines les plus reculées ; et moi je reste ici, chargé de remplir les auges, de balayer cette habitation, et de servir d'horribles festins au Cyclope impie. Et maintenant, docile aux ordres que j'ai reçus, je dois nettoyer la maison avec ce râteau de fer, afin que mon maître absent et ses brebis trouvent, à leur retour, la caverne en bon état. Mais j'aperçois mes fils qui ramènent les troupeaux. Qu'est-ce à dire ? Dansez-vous par hasard maintenant la Sicinnis, comme au temps où, formant un joyeux cortège à Bacchus, vous alliez à la maison d'Althée, les sens ravis par les accords du luth ? Taisez-vous, mes enfants, et commandez aux valets de rassembler les troupeaux dans l'antre au toit de pierre. Je vois un vaisseau grec arrêté sur le rivage, et des rameurs, conduits par un chef, qui se dirigent vers cet antre : ils portent suspendus à leur cou des vases vides, comme s'ils manquaient de vivres, et des urnes propres à contenir de l'eau. Ô malheureux étrangers ! Qui sont-ils ? Ils ne savent pas ce qu'est notre maître Polyphème, puisqu'ils entrent sous ce toit inhospitalier, et se livrent par un sort malencontreux à la dent homicide du Cyclope. Mais, tenez-vous tranquilles, afin que nous sachions d'où ils viennent pour aborder en Sicile au pied de l'Etna. Salut, étranger ! Dis-nous qui tu es ôt quelle est ta patrie ? Ah ! Je sais : un beau parleur, le fils rusé de Sisyphe. D'où viens-tu par mer sur cette côte de la Sicile ? Quoi, tu ne connaissais pas le chemin de ta patrie ? Ah ! Tu es victime du même destin que moi. Je poursuivais des pirates qui avaient enlevé Bacchus. C'est le plateau de l'Etna, le point le plus élevé de la Sicile. Il n'y en a pas ; ces hauteurs ne sont pas habitées par des hommes, étranger. Par les Cyclopes, qui vivent dans des antres et n'ont pas de maisons. Ce sont des pasteurs nomades ; et nul d'entre eux n'est soumis à personne. De lait, de fromages, de la chair de leurs troupeaux. Point du tout : c'est un bien triste pays ! Rien de plus délicat, à leur sens, que la chair des étrangers. Nul n'est venu en ces lieux qui n'ait été égorgé. Il est parti sur l'Etna, où il dépiste les bêtes fauves avec ses chiens. Je l'ignore, Ulysse ; mais il n'est rien que nous ne fassions pour toi. Je te le répète ; je n'ai que de la chair à t'offrir. J'ai aussi du fromage fait de lait caillé, et du lait de vache. Et toi, combien d'or me donneras-tu, je te prie, en échange ? Ô douce parole !... Voilà longtemps que nous en sommes privés. Celui que j'ai élevé et porté jadis dans mes bras ? Ce vin est-il au fond du navire, ou l'as-tu pris avec toi ? Il n'y a pas là de quoi remplir ma bouche. Ô source précieuse et chère à mon coeur ! Tu as raison : l'acheteur qui goûte est séduit. Allons, verse à grands flots, pour que je me rappelle avoir bu. Oh ! Oh ! Qu'il aune belle odeur1 Non, par Jupiter, mais je la sens. Oh ! Oh ! Bacchus m'invite à danser. Ha, ha, ha ! Je le sens même jusqu'au bout des ongles. Vide seulement l'outre, et laisse là ton or ? C'est ce que je ferai sans me soucier de mon maître. Car je brûle de boire, dussé-je donner en échange d'une seule coupe les troupeaux de tous les Cyclopes et me jeter dans la mer de la crête nue d'un rocher, pourvu que je m'enivre une fois et que la joie déride mon front. Oui, ne pas se trouver heureux de boire, c'est folie... Après cela, je n'achèterais pas une telle liqueur, en me moquant du Cyclope avec son ignorance et son oeil au milieu du front ! Tiens, roi Ulysse, voici pour vous des nourrissons de nos troupeaux, des agneaux bêlants, et nombre de fromages de lait caillé. Prenez, et hâtez-vous de fuir loin de cet antre, quand vous m'aurez en échange le jus de la vigne chère à Bacchus.... Ciel ! Voici le Cyclope ! Que faire ? Au fond de ce rocher où vous pourrez vous cacher. Étrange ? Non pas : il y a plus d'une cachette dans ce rocher. Hélas ! J'ai la fièvre à force d'avoir été battu. Ce sont ces gens-là, Cyclope, parce que je ne les laissais pas emporter ton bien. Je le leur ai dit ; mais ils emportaient tes trésors, et, malgré moi, mangeaient le fromage et enlevaient les agneaux ; pour toi, ils allaient, disaient-ils, t'attacher à un carcan de trois coudées, t'arracher de force les entrailles par le milieu du nombril, et te déchirer le dos à grands coups de fouet ; après quoi, ils te jetteraient, bien garrotté, sous les bancs de leur vaisseau, et te vendraient au premier venu pour remuer des pierres ou descendre au moulin. Un mets nouveau, en changeant nos habitudes, nous plaît davantage. Aussi bien y a-t-il longtemps que des étrangers sont venus dans ta caverne. Moi ? Puisses-tu périr mille fois... J'en jure par Neptune, ton père, ô Cyclope, par le grand Triton, par Nérée, par Calypso et les filles de Nérée, par les flots sacrés et toute la race des poissons : non, ô mon charmant, mon gentil Cyclope, mon cher petit maître, je n'ai point vendu tes richesses à ces étrangers ; que plutôt périssent misérablement ces méchants enfants, que je chéris par-dessus tout ! J'ai un conseil à te donner : ne laisse pas un morceau de son corps ; si tu manges aussi la langue, tu deviendras spirituel et bavard, Cyclope. Restons, Cyclope : qu'avons-nous affaire d'autres buveurs ? Et puis, il est doux de boire à la chaleur du soleil. Appuie-toi donc sur moi et étends-toi sur le sol. Pour qu'un passant ne puisse s'en emparer. Non pas ; c'est lui qui m'a baisé parce que ma mine lui plaît. Non, par Jupiter : il a dit qu'il m'aimait parce que je suis beau. Voyons un peu comment a été fait le mélange ? Non, par Jupiter, pas avant de t'avoir vu prendre une couronne, et, de plus, avant de l'avoir goûté. Oui, par Jupiter ; mais le vin est doux ; mouche-toi donc, avant que je te donne à boire. Arrange ton coude avec grâce, et puis bois, comme tu vois que je bois ou plutôt que j'ai bu. J'ai avalé d'un trait avec volupté. C'est moi sans doute, Cyclope, qui suis le Ganymède de Jupiter ? C'est fait de moi, mes enfants : je vais subir un cruel traitement. Hélas ! Je ne tarderai point à sentir l'amertume de ce vin. **** *creator_euripide *book_euripide_cyclope *style_prose *genre_piece satirique *dist1_euripide_prose_piece satirique_cyclope *dist2_euripide_prose_piece satirique *id_ULYSSE *date_1880 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_ulysse Étrangers, dites-nous s'il est un fleuve où nous puissions puiser de l'eau pour apaiser notre soif, et qui voudra vendre des vivres à des matelots affamés ? Mais qu'est-ce à dire ? Nous avons abordé, je crois, sur une terre consacrée à Bacchus : car je vois près de cet antre une troupe de satyres. Salut, d'abord, au plus âgé ! Je suis Ulysse d'Ithaque, roi du pays des Céphalléniens. C'est moi-même ; ne m'insulte pas. D'Ilion et du siége laborieux de Troie. La violence des vents m'a poussé sur ces bords malgré moi. Est-ce aussi malgré toi que tu es venu en ces lieux ? Quelle est cette contrée, et qui sont ceux qui l'habitent ? Où sont les remparts et les tours qui défendent la ville ? Par qui cette terre est-elle peuplée ? Par des bêtes sauvages ? Ont-ils un maître, ou le pouvoir est-il aux mains du peuple ? Ils cultivent les épis de Cérès ? Sinon de quoi vivent-ils ? Possèdent-ils le breuvage de Bacchus, le jus de la vigne ? Sont-ils hospitaliers et pieux envers les étrangers ? Que dis-tu ? Ils se plaisent à manger la chair humaine ? Et le Cyclope que tu sers, où est-il ? Dans sa demeure ? Sais-tu ce qu'il faut faire pour hâter notre départ ? Vends-nous les vivres qui nous font défaut. Eh bien, avec cela, on apaise agréablement sa faim. Apportez : les marchés ne se font bien qu'au grand jour. Au lieu d'or, je t'apporte le breuvage de Bacchus. Je tiens cette liqueur de Maron, fils d'un dieu. Le fils de Bacchus, pour parler plus clairement. Voici l'outre qui le contient : vois-tu, vieillard ? J'en ai deux fois autant qu'il en coulera de cette outre. Veux-tu que je te fasse goûter d'abord de ce vin pur ? Aussi ai-je apporté une coupe avec mon outre. Tiens. Tu l'as donc vue ? Eh bien, goûte, pour ne pas louer seulement en paroles. N'a-t-il pas murmuré doucement en passant par ton gosier ? Eh bien, nous te donnerons de plus des pièces de monnaie. Apportez donc les fromages ou les petits de vos brebis. Je vois en vous des amis qui s'adressent à un ami. Et nous avons saccagé toute la maison de Priam. Ah ! Nous sommes perdus, vieillard. Où fuir ? L'étrange conseil que tu me donnes, de me jeter dans ses filets ! Eh bien, non ! Troie aurait trop à gémir, si je fuyais devant un seul homme, quand j'ai soutenu souvent avec mon bouclier le choc de plusieurs milliers de Phrygiens. S'il faut mourir, mourons généreusement ; ou bien, en sauvant notre vie, sauvons aussi notre gloire. Cyclope, écoute-nous à notre tour. C'est parce que nous avions besoin d'acheter des vivres que nous avons quitté notre vaisseau et nous sommes approchés de ton antre. Ce vieillard nous a vendu les agneaux pour une coupe de vin, et ce n'est qu'après avoir bu qu'il nous les a livrés : l'affaire s'est faite de gré à gré, et sans qu'il y ait eu la moindre violence. Mais il ne dit rien qui ne soit faux, parce qu'il a été surpris à vendre ton bien à ton insu. Oui, si je mens. Nous sommes nés à Ithaque ; nous venions d'Ilion que nous avons détruite lorsque des vents contraires nous ont jetés sur tes terres, ô Cyclope ! Nous-mêmes, et nous avons supporté de rudes travaux. Ce fut l'ouvrage d'un Dieu ; n'en accuse pas les mortels. Mais, ô fils généreux du dieu des mers, nous te supplions et te parlons en hommes libres : garde-toi d'égorger des hommes qui sont venus en amis, dans ton antre, et de faire servir à un abominable festin la chair de ceux qui ont voulu que ton père, ô roi, eût des temples dans les parties les plus reculées de la Grèce. Le port sacré de Ténare demeure à jamais inviolable, ainsi que les profondes retraites de Malée ; le rocher de Sunium est debout avec son temple de Minerve et ses mines d'argent ; Géreste offre aux vaisseaux un refuge assuré. Nous n'avons pas pardonné aux Phrygiens un outrage difficile à supporter. Tu dois avoir part à notre gloire, toi qui habites l'extrémité de la Grèce, au pied de l'Etna qui vomit la flamme. C'est une loi pour les mortels, si toutefois tu es sensible à mes raisons, d'accueillir les prières de malheureux égarés sur la mer, de leur offrir les dons de l'hospitalité, de leur fournir des vêtements, au lieu d'enfoncer dans leurs membres des broches faites pour les boeufs et de remplir de leur chair ton corps et ta bouche. La Grèce n'est-elle pas veuve d'assez de guerriers, tombés sous le fer de l'ennemi, et dont la terre de Priam a bu le sang, époux enlevés à leurs épouses, enfants ravis à leurs mères courbées par l'âge, à leurs pères en cheveux blancs ! Que sera-ce, si tu livres aux flammes ceux qui ont survécu pour en faire un horrible repas ? Mais non, cède à ma prière, Cyclope : renonce à tes appétits gloutons, et préfère la piété à l'impiété : plus d'un mortel a cruellement expié de honteux profits. Hélas ! Hélas ! J'ai échappé aux périls de Troie, aux périls de la mer ; et maintenant j'échoue contre l'âme inabordable de cet homme impie. Ô Pallas, fille de Jupiter, ô déesse, ma souveraine, c'est maintenant, maintenant qu'il faut venir à mon aide : car je suis exposé à de plus rudes épreuves qu'à Ilion, et je cours un péril extrême. Et toi, qui habites le séjour des astres brillants, Jupiter hospitalier, vois ce qui m'arrive : car, si tu ne le vois pas, c'est en vain qu'on t'appelle le dieu Jupiter, et tu n'es rien. Ô Jupiter, que dire après l'horrible spectacle auquel j'ai assisté dans cet antre ? Spectacle incroyable, plutôt semblable aux récits fabuleux qu'aux actions des hommes. Il a mesuré de l'oeil et pesé dans ses mains deux d'entre eux, les plus gras et les mieux nourris. Lorsque nous fûmes entrés sous le rocher, il a commencé par allumer du feu, et jetant sur son large foyer les débris d'un énorme chêne qui auraient fait la charge de trois chariots. Ensuite il a étendu sur le sot des feuilles de sapin pour se coucher près du feu. Puis, il a trait ses vaches, et de leur lait blanc comme la neige Il a rempli un cratère de la capacité de dix amphores environ. À côté il a posé une coupe de bois de lierre qui paraissait avoir trois coudées de largeur et quatre de profondeur. Il a fait bouillir sur le feu une marmite d'airain, et a préparé des broches d'épine blanche, taillées avec la serpe et dont l'extrémité avait été durcie au feu, ainsi que des vases Etnéens, que le tranchant de la hache avait dégrossis. Lorsque l'odieux cuisinier de Pluton eut achevé ses préparatifs, il saisit deux de mes compagnons et les égorgea non sans méthode : l'un fut jeté au fond de la marmite d'airain ; il prit l'autre par l'extrémité du talon, et, le frappant contre la pointe aiguë d'un rocher, il fit jaillir la cervelle ; puis, après avoir enlevé les chairs avec un énorme couteau, il rôtit sur le feu une partie des membres, et jeta les autres dans la marmite pour les faire bouillir. Et moi, malheureux, les yeux baignés de larmes, je me tenais près du Cyclope et je le servais ; quant à mes compagnons, ils restaient blottis, comme des oiseaux, dans les enfoncements du rocher, et n'avaient plus de sang dans les veines. Quand le Cyclope, rassasié de la chair de ses victimes, se fut renversé en arrière, infectant l'air de son haleine fétide, il me vint une idée divine. Je remplis une coupe de ce vin de Maron, et je lui offris à boire en disant : « Ô fils du dieu des mers, Cyclope, vois quelle boisson divine la Grèce exprime de ses vignes ; goûte la liqueur de Bacchus. » Et lui, gorgé de cette abominable nourriture, prit la coupe et la vida en buvant à longs traits ; puis, il fit l'éloge du vin en levant la main : « Ô le plus cher de mes hôtes ! dit-il, tu me donnes là une excellente liqueur pour arroser un excellent repas ! » Comme je le vis sous le charme, je lui donnai une seconde coupe, sachant bien que le vin le dompterait et servirait bientôt notre vengeance. Et déjà il en venait aux chansons ; et moi, lui versant coupe sur coupe, j'échauffais ses entrailles par la boisson. Tandis qu'il chante et fait retentir l'antre de ses accents grossiers qui se mêlent aux lamentations de mes compagnons, je me suis échappé en silence, résolu à te sauver avec moi, si tu veux. Dites-moi donc si vous désirez ou non fuir un monstre insociable et habiter la cour de Bacchus en compagnie des nymphes Naïades. Ton père, qui est dans l'antre, a déjà approuvé mon projet ; mais il est faible et sensible à l'attrait de la boisson ; comme l'oiseau pris à la glu et qui bat de l'aile, il ne peut se détacher d'une coupe. Toi, qui es jeune, pourvois à ton salut avec moi, et rejoins ton ancien ami Bacchus, qui ne ressemble guère au Cyclope. Apprends donc maintenant comment je prétends punir ce monstre barbare et vous rendre la liberté. La liqueur de Bacchus l'a mis en joie, et il veut aller festiner avec les Cyclopes, ses frères. Non pas ; c'est la ruse que je veux employer. Je le ferai renoncer à ce festin, en disant qu'il ne doit pas partager ce breuvage avec les Cyclopes, mais mener joyeuse vie en le gardant pour lui seul. Lorsqu'il dormira, vaincu par Bacchus, j'ai avisé dans la caverne une grosse branche d'olivier : j'en aiguiserai l'extrémité avec mon glaive, et je la mettrai au feu ; puis, quand je la verrai s'enflammer, je la retirerai brûlante et l'enfoncerai au milieu de l'oeil du Cyclope, dont la prunelle sera consumée. Tel qu'un ouvrier, ajustant la charpente d'un navire, fait mouvoir sa tarière par le moyen de deux courroies, ainsi je retournerai le tison dans l'orbite lumineux du Cyclope, et je lui dessécherai la pupille. Après quoi, je te transporterai, toi, nos amis et le vieillard, dans les flancs creux de mon noir navire, et je te conduirai, à force de rames, loin de cette terre. Il le faut bien. Le tison est grand, et tu y mettras la main avec nous. Maintenant que vous connaissez mon secret, taisez-vous, et, quand je l'ordonnerai, obéissez à ceux qui ont ourdi la ruse : car j'ai dans cet antre des amis que je n'abandonnerai pas pour me dérober seul au danger. Et pourtant je pourrais fuir, et je me suis échappé du fond de cet antre. Mais il n'est pas juste d'abandonner les amis qui m'ont accompagné en ces lieux, et de ne pourvoir qu'à mon salut. Cyclope, écoute-moi : car je connais à fond ce Bacchus que je t'ai fait boire. Pour celui qui embellit le plus la vie humaine. Telle est cette divinité : elle ne nuit à aucun des mortels. En quelque lieu qu'on le place, il s'y trouve à l'aise. Qu'importe, si le dieu te réjouit ? La peau te choque-t-elle ? Reste donc ici à boire et à te divertir, Cyclope. En la gardant pour toi seul, tu seras plus honoré. L'orgie entraîne la dispute, l'injure, les coups. Mon cher, quiconque a bu doit rester chez soi. Sage, au contraire, qui reste à la maison quand il est ivre. Personne. Et de quelle faveur aurai-je à te remercier ? Tu donnes là, Cyclope, un beau cadeau à ton hôte ? Aussi bien la vigne est-elle connue de ma main. Je verse, mais tais-toi. Tiens, prends et bois sans rien laisser : il faut avaler d'un trait la liqueur et mourir avec elle. Si après un abondant repas tu bois abondamment, et que tu arroses ton estomac, sans avoir soif, Bacchus te fera dormir ; mais, si tu laisses quelque chose, il te desséchera. Courage, fils de Bacchus, généreux enfants ! Le monstre est rentré ; bientôt, vaincu par le sommeil, il rejettera de son infâme gosier les chairs qu'il a dévorées. Le tison fume dans l'intérieur de la caverne ; tout est prêt, et il ne nous reste plus qu'à brûler l'oeil du Cyclope ; mais faites en sorte de vous conduire en gens de coeur. Vulcain, roi de l'Etna, consume l'oeil de ton barbare voisin, et achève ton oeuvre d'un seul coup ; et toi, fils de la sombre Nuit, Sommeil, appesantis-toi tout entier sur ce monstre haï des dieux ; ne souffrez pas qu'après les glorieux travaux accomplis à Troie, Ulysse et ses compagnons périssent de la main d'un homme qui ne se soucie ni des dieux ni des mortels. Autrement, il faudra penser que la fortune est une divinité, et que les dieux sont moins puissants que la Fortune. Silence, au nom des dieux, Satyres ! Tenez-vous cois et restez bouche close. Je vous défends de respirer, de cligner, de cracher, de peur de réveiller le monstre, jusqu'à ce que l'oeil du Cyclope ait été détruit par le feu. Entrez maintenant, et prenez le tison dans vos mains : car il est suffisamment enflammé. Vous êtes des lâches, d'inutiles alliés. Dès longtemps je connaissais ta couardise naturelle ; aujourd'hui je la connais mieux encore. Force m'est d'employer mes propres amis. Mais si ton bras est sans force, que ta voix nous encourage, afin que nous puisions du courage dans tes exhortations amicales. Hors de ta portée, et mettant à couvert de ta fureur la personne d'Ulysse. Le nom d'Ulysse, que m'a donné mon père. Tu devais être puni pour la nourriture impie dont tu te repais. J'eusse acquis peu de gloire à réduire Troie en cendres, si je n'avais vengé sur toi le meurtre de mes compagnons. Pleure, je te le permets : aussi bien ai-je fait ce qu'il faut pour que tu pleures. Moi, je vais me rendre au rivage et m'embarquer pour la mer de Sicile, et, de là, retourner dans ma patrie.