**** *creator_marivaux *book_marivaux_doubleinconstance *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_doubleinconstance *dist2_marivaux_prose_comedy *id_LEPRINCE *date_1723 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_leprince Eh bien, as-tu quelque espérance à me donner ? Que dit-elle ? N'importe, dis toujours. Et c'est ce prodige qui augmente encore l'amour que j'ai conçu pour elle ! Je vous avoue, Flaminia, que nous risquons beaucoup à lui montrer son amant, sa tendresse pour lui n'en deviendra que plus forte. Oui, qu'on l'arrête autant qu'on pourra ; vous pouvez lui promettre que je le comblerai de biens et de faveurs, s'il veut en épouser une autre que sa maîtresse. Non, la loi qui veut que j'épouse une de mes sujettes me défend d'user de violence contre qui que ce soit. Je vous ai dit qu'un jour à la chasse, écarté de ma troupe, je la rencontrai près de sa maison ; j'avais soif, elle alla me chercher à boire : je fus enchanté de sa beauté et de sa simplicité, et je lui en fis l'aveu. Je l'ai vue cinq ou six fois de la même manière, comme simple officier du palais : mais quoiqu'elle m'ait traité avec beaucoup de douceur, je n'ai pu la faire renoncer à Arlequin, qui m'a surpris deux fois avec elle. J'y consens. Si vous m'acquérez le coeur de Silvia, il n'est rien que vous ne deviez attendre de ma reconnaissance. J'en suis fâché, Lisette : mais il ne faut pas que cela vous chagrine, vous n'en valez pas moins. Puisqu'on ne peut gagner Arlequin, Silvia ne m'aimera jamais. Vous m'encouragez à espérer ; mais je vous avoue que je ne vois d'apparence à rien. Je pense de même ! Faites donc à votre fantaisie. Oui, Mademoiselle, je le savais ; mais vous m'aviez dit de ne plus vous voir, et je n'aurais osé paraître sans Madame, qui a souhaité que je l'accompagnasse, et qui a obtenu du Prince l'honneur de vous faire la révérence ! Mais, Madame, que signifient ces discours-là ? Sous prétexte de venir saluer Silvia, vous lui faites une insulte ! Allez-vous-en, Madame. Vous vous repentirez de votre procédé ! Belle Silvia, cette femme-là nous a trompés, le Prince et moi ; vous m'en voyez au désespoir, n'en doutez pas. Vous savez que je suis pénétré de respect pour vous ; vous connaissez mon coeur, je venais ici pour me donner la satisfaction de vous voir, pour jeter encore une fois les yeux sur une personne si chère, et reconnaître notre souveraine ; mais je ne prends pas garde que je me découvre, que Flaminia m'écoute, et que je vous importune encore ! Ah ! Que vous êtes obligeante, Silvia ! Que puis-je faire pour mériter ce que vous venez de me dire, si ce n'est de vous aimer toujours ! Flaminia, je vous en fais juge, pourrait-on cesser d'aimer Silvia ? Connaissez-vous de coeur plus compatissant, plus généreux que le sien ? Non, la tendresse d'une autre me toucherait moins que la seule bonté qu'elle a de me plaindre ! Oui, ma chère Silvia, j'y cours ; à mon égard, de quelque façon que vous me traitiez, mon parti est pris, j'aurai du moins le plaisir de vous aimer toute ma vie. Vous aurez bientôt de mes nouvelles ! Je venais voir si la dame qui vous a fait insulte s'était bien acquittée de son devoir. Quant à moi, belle Silvia, quand mon amour vous fatiguera, quand je vous déplairai moi-même, vous n'avez qu'à m'ordonner de me taire et de me retirer ; je me tairai, j'irai où vous voudrez, et je souffrirai sans me plaindre, résolu de vous obéir en tout. Mais que puis-je mieux que de vous rendre maîtresse de mon sort ? Que voulez-vous donc que je devienne, belle Silvia ? Vos discours me pénètrent, Silvia, vous êtes trop touchée de ma douleur ; ma tendresse, toute grande qu'elle est, ne vaut pas le chagrin que vous avez de ne pouvoir m'aimer. Souffrez donc que je m'afflige, et ne m'empêchez pas de vous regretter toujours. Je ne veux donc plus vous être à charge ; vous souhaitez que je vous quitte et je ne dois pas résister aux volontés d'une personne si chère. Adieu, Silvia. J'ai cru vous obliger. Eh quand je le serais ? Qu'elle est aimable ! Il est temps de dire qui je suis. Différons encore de l'instruire. Silvia, conservez-moi seulement les bontés que vous avez pour moi : le Prince vous a fait préparer un spectacle, permettez que je vous y accompagne, et que je profite de toutes les occasions d'être avec vous. Après la fête, vous verrez le Prince, et je suis chargé de vous dire que vous serez libre de vous retirer, si votre coeur ne vous dit rien pour lui. Ah ! Flaminia, qu'elle est aimable ! Je ne connais rien comme elle parmi les gens du monde. Quand une maîtresse, à force d'amour, nous dit clairement : Je vous aime, cela fait assurément un grand plaisir. Eh bien, Flaminia, ce plaisir-là, imaginez-vous qu'il n'est que fadeur, qu'il n'est qu'ennui, en comparaison du plaisir que m'ont donné les discours de Silvia, qui ne m'a pourtant point dit : Je vous aime. Cela est impossible : je suis ravi, je suis enchanté, je ne peux pas vous répéter cela autrement. Si vous saviez combien, dit-elle, elle est affligée de ne pouvoir m'aimer, parce que cela me rend malheureux et qu'elle doit être fidèle à Arlequin... J'ai vu le moment où elle allait me dire : Ne m'aimez plus, je vous prie, parce que vous seriez cause que je vous aimerais aussi. Non, je le dis encore, il n'y a que l'amour de Silvia qui soit véritablement de l'amour ; les autres femmes qui aiment ont l'esprit cultivé, elles ont une certaine éducation, un certain usage, et tout cela chez elles falsifie la nature ; ici c'est le coeur tout pur qui me parle ; comme ses sentiments viennent, il les montre ; sa naïveté en fait tout l'art, et sa pudeur toute la décence. Vous m'avouerez que cela est charmant. Tout ce qui la retient à présent, c'est qu'elle se fait un scrupule de m'aimer sans l'aveu d'Arlequin. Ainsi, Flaminia, hâtez-vous ; sera-t-il bientôt gagné, Arlequin ? Vous savez que je ne dois ni ne veux le traiter avec violence. Que dit-il ? Fort bien. Comment donc ? Point d'injure, Arlequin. Assurément. Calmez-vous, je vous prie, Arlequin, le Prince m'a donné ordre de vous entretenir. Eh bien, prends un esprit plus doux, connais-moi, puisqu'il le faut. C'est ton prince lui-même qui te parle, et non pas un officier du palais, comme tu l'as cru jusqu'ici aussi bien que Silvia. Tu dois m'en croire ! Je te pardonne volontiers. Tu te plains donc bien de moi, Arlequin ? Il a raison, et ses plaintes me touchent. Je te prive de Silvia, il est vrai : mais demande-moi ce que tu voudras, je t'offre tous les biens que tu pourras souhaiter, et laisse-moi cette seule personne que j'aime. Que lui répondre ? Ne changeras-tu jamais de langage ? Regarde comme j'en agis avec toi. Je pourrais te renvoyer, et garder Silvia sans t'écouter ; cependant, malgré l'inclination que j'ai pour elle, malgré ton obstination et le peu de respect que tu me montres, je m'intéresse à ta douleur, je cherche à la calmer par mes faveurs, je descends jusqu'à te prier de me céder Silvia de bonne volonté ; tout le monde t'y exhorte, tout le monde te blâme, et te donne un exemple de l'ardeur qu'on a de me plaire, tu es le seul qui résiste ; tu dis que je suis ton prince : marque-le-moi donc par un peu de docilité. Va, tu me désespères. Faudra-t-il donc que je renonce à Silvia ? Le moyen d'en être jamais aimé, si tu ne veux pas m'aider ? Arlequin, je t'ai causé du chagrin, mais celui que tu me laisses est plus cruel que le tien. Non, mon enfant, j'espérais quelque chose de ton coeur pour moi, je t'aurais eu plus d'obligation que je n'en aurai jamais à personne : mais tu me fais tout le mal qu'on peut me faire ; va, n'importe, mes bienfaits t'étaient réservés, et ta dureté n'empêchera pas que tu n'en jouisses. Il est vrai que j'ai tort à ton égard ; je me reproche l'action que j'ai faite, c'est une injustice : mais tu n'en es que trop vengé. Non, il est juste que tu sois content ; tu souhaites que je te rende justice ; sois heureux aux dépens de tout mon repos. Ne t'embarrasse pas de moi. Arlequin ! Je te sais bon gré de la sensibilité où je te vois. Adieu, Arlequin, je t'estime malgré tes refus. Que me veux-tu ? Me demandes-tu quelque grâce ? Il faut avouer que tu as le coeur excellent ! J'admire tes sentiments. Et qui le serait donc ? Nous nous brouillerons ensemble si tu ne me réponds toujours ce que tu penses. Il ne me reste qu'une chose à te dire, Arlequin : souviens-toi que je t'aime ; c'est tout ce que je te recommande. Ah ne me parle point de Flaminia ; tu n'étais pas capable de me donner tant de chagrins sans elle ! Eh quoi ! Silvia, vous ne me regardez pas ? Vous devenez triste toutes les fois que je vous aborde ; j'ai toujours le chagrin de penser que je vous suis importun. Vous parliez de moi ? Et qu'en disiez-vous, belle Silvia ? Je sais que vous êtes résolue à me refuser votre coeur, et c'est là savoir ce que vous pensez. Comme on n'est pas le maître de son coeur, si vous aviez envie de m'aimer, vous seriez en droit de vous satisfaire ; voilà mon sentiment. Oui, Silvia, en homme sincère. Je n'y gagne rien, car il ne vous plaît point. Il ne viendra que trop tôt pour moi ; lorsque vous le connaîtrez, vous ne voudrez peut-être plus de moi. Je vous avoue que j'ai peur. Arrêtez, Silvia, n'achevez pas votre serment, je vous en conjure. Voulez-vous que je vous laisse jurer contre moi ? Oui, Silvia ; je vous ai jusqu'ici caché mon rang, pour essayer de ne devoir votre tendresse qu'à la mienne : je ne voulais rien perdre du plaisir qu'elle pouvait me faire. À présent que vous me connaissez, vous êtes libre d'accepter ma main et mon coeur, ou de refuser l'un et l'autre. Parlez, Silvia. Notre union est donc assurée ! Flaminia, c'est à vous que je remets Arlequin ; je l'estime et je vais le combler de biens. Toi, Arlequin, accepte de ma main Flaminia pour épouse, et sois pour jamais assuré de la bienveillance de ton prince. Belle Silvia, souffrez que des fêtes qui vous sont préparées annoncent ma joie à des sujets dont vous allez être la souveraine. **** *creator_marivaux *book_marivaux_doubleinconstance *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_doubleinconstance *dist2_marivaux_prose_comedy *id_FLAMINIA *date_1723 *sexe_feminin *age_mur *statut_maitre *fonction_mere *role_flaminia J'ai déjà dit la même chose au Prince, mais cela est inutile. Ainsi continuons, et ne songeons qu'à détruire l'amour de Silvia pour Arlequin. Eh, Seigneur, ne l'écoutez pas avec son prodige, cela est bon dans un conte de fée. Je connais mon sexe, il n'a rien de prodigieux que sa coquetterie. Du côté de l'ambition, Silvia n'est point en prise, mais elle a un coeur, et par conséquent de la vanité ; avec cela, je saurai bien la ranger à son devoir de femme. Est-on allé chercher Arlequin ? Seigneur, je vous ai déjà dit qu'Arlequin nous était nécessaire. Vous avez raison ; soyez tranquille, j'espère que tout se fera à l'amiable. Silvia vous connaît déjà sans savoir que vous êtes le Prince, n'est-il pas vrai ? Il faudra mettre à profit l'ignorance où elle est de votre rang ; on l'a déjà prévenue que vous ne la verriez pas sitôt ; je me charge du reste, pourvu que vous vouliez bien agir comme je voudrai ! Toi, Trivelin, va-t-en dire à ma soeur qu'elle tarde trop à venir. Approche un peu que je te regarde. Oui-dà, tu es jolie aujourd'hui ! Ôte cette mouche galante que tu as là ! Il le faut, te dis-je ! J'ai mes raisons pour cela. Or ça, Lisette, tu es grande et bien faite. Tu aimes à plaire ? Saurais-tu avec une adresse naïve et modeste inspirer un tendre penchant à quelqu'un, en lui témoignant d'en avoir pour lui, et le tout pour une bonne fin ? N'oublieras-tu jamais ta mouche ? Non, elle n'est pas nécessaire : il s'agit ici d'un homme simple, d'un villageois sans expérience, qui s'imagine que nous autres femmes d'ici sommes obligées d'être aussi modestes que les femmes de son village ; oh ! la modestie de ces femmes-là n'est pas faite comme la nôtre ; nous avons des dispenses qui le scandaliseraient ; ainsi ne regrette plus tes mouches, et mets-en la valeur dans tes manières ; c'est de ces manières dont je te parle ; je te demande si tu sauras les avoir comme il faut ? Voyons, que lui diras-tu ? Écoute-moi, point d'air coquet d'abord. Par exemple, on voit dans ta petite contenance un dessein de plaire, oh ! Il faut en effacer cela ; tu mets je ne sais quoi d'étourdi et de vif dans ton geste, quelquefois c'est du nonchalant, du tendre, du mignard ; tes yeux veulent être fripons, veulent attendrir, veulent frapper, font mille singeries ; ta tête est légère ; ton menton porte au vent ; tu cours après un air jeune, galant et dissipé ; parles-tu aux gens, leur réponds-tu ? Tu prends de certains tons, tu te sers d'un certain langage, et le tout finement relevé de saillies folles ; oh ! Toutes ces petites impertinences-là sont très jolies dans une fille du monde, il est décidé que ce sont des grâces, le coeur des hommes s'est tourné comme cela, voilà qui est fini : mais ici il faut, s'il te plaît, faire main basse sur tous ces agréments-là ; le petit homme en question ne les approuverait point, il n'a pas le goût si fort, lui. Tiens, c'est tout comme un homme qui n'aurait jamais bu que de belle eau bien claire, le vin ou l'eau-de-vie ne lui plairaient pas ! Bon ! C'est que je les examine, moi, voilà pourquoi ils deviennent ridicules : mais tu es en sûreté de la part des hommes. Rien : tu laisseras aller tes regards comme ils iraient si ta coquetterie les laissait en repos ; ta tête comme elle se tiendrait, si tu ne songeais pas à lui donner des airs évaporés ; et ta contenance tout comme elle est quand personne ne te regarde. Pour essayer, donne-moi quelque échantillon de ton savoir-faire ; regarde-moi d'un air ingénu ! Hum ! Il a encore besoin de quelque correction. Pour lui-même. S'il vient à t'aimer, tu l'épouseras, et cela te fera ta fortune ; as-tu encore des scrupules ? Tu n'es, non plus que moi, que la fille d'un domestique du Prince, et tu deviendras grande dame. Je me retire aussi ; car voilà Arlequin qu'on amène ! Eh bien, nos affaires avancent-elles ? Comment va le coeur d'Arlequin ? Il t'a donc mal reçue ? Allons, allons, c'est maintenant à moi à tenter l'aventure. Et moi je vous dis, seigneur, que j'ai vu Arlequin, qu'il me plaît à moi, que je me suis mise dans la tête de vous rendre content ; que je vous ai promis que vous le seriez ; que je vous tiendrai parole, et que de tout ce que je vous dis là, je n'en rabattrais pas la valeur d'un mot. Oh ! vous ne me connaissez pas. Quoi, seigneur, Arlequin et Silvia me résisteraient ? Je ne gouvernerais pas deux coeurs de cette espèce-là, moi qui l'ai entrepris, moi qui suis opiniâtre, moi qui suis femme ? c'est tout dire. Eh mais j'irais me cacher, mon sexe me renoncerait. Seigneur, vous pouvez en toute sûreté ordonner les apprêts de votre mariage, vous arranger pour cela ; je vous garantis aimé, je vous garantis marié, Silvia va vous donner son coeur, ensuite sa main ; je l'entends d'ici vous dire : Je vous aime ; je vois vos noces, elles se font ; Arlequin m'épouse, vous nous honorez de vos bienfaits, et voilà qui est fini. Tais-toi, esprit court. Je les ferai bien venir, ces apparences, j'ai de bons moyens pour cela ; je vais commencer par aller chercher Silvia, il est temps qu'elle voie Arlequin. Eh ! Nous ne différons que du oui et du non, ce n'est qu'une bagatelle. Pour moi, j'ai résolu qu'ils se voient librement : sur la liste des mauvais tours que je veux jouer à leur amour, c'est ce tour-là que j'ai mis à la tête. Retirons-nous, voici Arlequin qui vient ! Vous me ravissez tous deux, mes chers enfants, et vous êtes bien aimables de vous être si fidèles. Si quelqu'un m'entendait dire cela, je serais perdue : mais dans le fond du coeur je vous estime, et je vous plains ! Oh ! Pour cela, je puis vous certifier sa tendresse. Je l'ai vue au désespoir, je l'ai vue pleurer de votre absence ; elle m'a touchée moi-même, je mourais d'envie de vous voir ensemble ; vous voilà : adieu, mes amis, je m'en vais, car vous m'attendrissez ; vous me faites tristement ressouvenir d'un amant que j'avais, et qui est mort ; il avait de l'air d'Arlequin, et je ne l'oublierai jamais. Adieu, Silvia, on m'a mise auprès de vous, mais je ne vous desservirai point. Aimez toujours Arlequin, il le mérite ; et vous, Arlequin, quelque chose qu'il arrive, regardez-moi comme une amie, comme une personne qui voudrait pouvoir vous obliger, je ne négligerai rien pour cela ! Ne craignez rien, mes enfants ; allez toute seule trouver votre mère, ma chère Silvia ; cela sera plus séant. Vous êtes libres de vous voir autant qu'il vous plaira, c'est moi qui vous en assure, vous savez bien que je ne voudrais pas vous tromper. Mon cher Arlequin, la vôtre me fait bien du plaisir aussi : mais j'ai peur qu'on ne s'aperçoive de l'amitié que j'ai pour vous. Je veux que vous mangiez, vous en avez besoin ! Oui. Je crois qu'elle dînera avec sa mère ; vous êtes le maître pourtant : mais je vous conseille de les laisser ensemble, n'est-il pas vrai ? Après dîner vous la verrez. N'oubliez pas de boire à ma santé. Oui-dà, de tout mon coeur, j'ai une demi-heure à vous donner. Il va venir, il dîne encore. De la pâte des autres hommes, ma chère Silvia ; que cela ne vous étonne pas, ils s'imaginent que ce serait votre bonheur que le mariage du Prince. Que voulez-vous ? Ces gens-là pensent à leur façon, et souhaiteraient que le Prince fût content. Je n'en doute pas, voilà ce que c'est que l'amour ; j'ai aimé de même, et je me reconnais au petit peloton. Oh ! Silvia, je vous assure que vous plaindrez le Prince autant que lui quand vous le connaîtrez. Eh ma chère enfant, avons-nous rien ici qui vous vaille, rien qui approche de vous ? Oui, mais le vôtre va tout seul, et cela est charmant. Eh ! Voilà justement ce qui touche le Prince, voilà ce qu'il estime ; c'est cette ingénuité, cette beauté simple, ce sont ces grâces naturelles : Eh ! Croyez-moi, ne louez pas tant les femmes d'ici, car elles ne vous louent guère. Des impertinences ; elles se moquent de vous, raillent le Prince, lui demandent comment se porte sa beauté rustique. Y a-t-il de visage plus commun disaient l'autre jour ces jalouses entre elles ; de taille plus gauche ? Là-dessus l'une vous prenait par les yeux, l'autre par la bouche ; il n'y avait pas jusqu'aux hommes qui ne vous trouvaient pas trop jolie ; j'étais dans une colère !... Sans difficulté. Oh ! Elles sont persuadées qu'il ne vous aimera pas longtemps, que c'est un caprice qui lui passera, et qu'il en rira tout le premier ! Ah ! Qu'elles mériteraient bien d'être punies ! Je leur ai dit : Vous faites ce que vous pouvez pour faire renvoyer Silvia et pour plaire au Prince ; et si elle voulait, il ne daignerait pas vous regarder. Voilà de la compagnie qui vous vient. Voilà une créature bien effrontée ! Bon, ce sont des compliments que les injures de cette jalouse-là. Quel mal faites-vous ? Ne sais-je pas bien qu'on ne peut la voir sans l'aimer ? Franchement, il a raison, Silvia, vous êtes charmante, et à sa place je serais tout comme il est. Allez, Monsieur, hâtez-vous d'informer le Prince du mauvais procédé de la dame en question ; il faut que tout le monde sache ici le respect qui est dû à Silvia Vous, ma chère, pendant que je vais chercher Arlequin, qu'on retient peut-être un peu trop longtemps à table, allez essayer l'habit qu'on vous a fait, il me tarde de vous le voir. Vous vous trompez ; quand il vous quitterait, vous emporteriez tout ; vraiment, vous ne le connaissez pas. Il vous dira : Pourquoi n'en avoir pas pris davantage ? Allez, je réponds de tout ! Il me semble que les choses commencent à prendre forme ; voici Arlequin. En vérité, je ne sais, mais si ce petit homme venait à m'aimer, j'en profiterais de bon coeur ! Bonjour, Arlequin ; dites-moi donc de quoi vous riez, afin que j'en rie aussi ? D'une bagatelle : c'est que vous ne savez pas que ce que vous avez vu faire à ce laquais est un usage pour les dames. Oui, vraiment. Vous êtes gai, j'aime à vous voir comme cela ; avez-vous bien mangé depuis que je vous ai quitté ? Quoi ! Vous vous êtes encore ressouvenu de moi ? Vous avez tort, Trivelin. Oui ; pourquoi l'empêchez-vous de parler de ce qu'il aime ? Arlequin, cet homme-là me fera des affaires à cause de vous ! Je ne suis point ingrate, il n'y a rien que je ne fisse pour vous rendre contents tous deux ; et d'ailleurs vous êtes si estimable, Arlequin, quand je vois qu'on vous chagrine, je souffre autant que vous. Pardi, qui est-ce qui ne vous plaindrait pas ? Qui est-ce qui ne s'intéresserait pas à vous ? Vous ne connaissez pas ce que vous valez, Arlequin. Si vous saviez combien il m'est cruel de n'avoir point de pouvoir ! Si vous lisiez dans mon coeur ! Non, je ne serai jamais témoin de votre contentement, voilà qui est fini ; Trivelin causera, l'on me séparera d'avec vous, et que sais-je, moi, où l'on m'emmènera ? Arlequin, je vous parle peut-être pour la dernière fois, et il n'y a plus de plaisir pour moi dans le monde ! En tout cas, j'espère que vous n'oublierez jamais Flaminia, qui n'a rien tant souhaité que votre bonheur. Et moi bien malheureuse. Depuis que j'ai perdu mon amant, je n'ai eu de repos qu'en votre compagnie, je respire avec vous ; vous lui ressemblez tant, que je crois quelquefois lui parler ; je n'ai vu dans le monde que vous et lui de si aimables. Ne vous ai-je pas dit qu'il était fait comme vous, que vous êtes son portrait ? Regardez-vous, Arlequin, voyez combien vous méritez d'être aimé, et vous verrez combien je l'aimais. Je crois que vous m'auriez encore plu davantage ; mais je n'aurais pas été assez belle pour vous ! Vous me troublez, il faut que je vous quitte ; je n'ai que trop de peine à m'arracher d'auprès de vous : mais où cela nous conduirait-il ? Adieu, Arlequin, je vous verrai toujours, si on me le permet ; je ne sais où je suis. J'ai trop de plaisir à vous voir. Je n'oserais : adieu ! Mon cher, je vous amène Silvia ; elle me suit. Du moins ai-je le plaisir de vous voir un peu plus contents à présent. Si quelqu'un vous fâche dorénavant, vous n'avez qu'à m'en avertir. Sans doute ! Arlequin, vous me donnez là une marque d'amitié que je n'oublierai point. Je m'en vais avec vous ; aussi bien voilà quelqu'un qui entre et qui tiendra compagnie à Silvia. Qu'avez-vous, Silvia ? Vous êtes bien émue ! Écoutez, si vous ne faites taire tous ces gens-là, il faut vous cacher pour toute votre vie. Eh ! Je vous entends ; voilà un amour aussi mal placé, qui se rencontre là aussi mal à propos qu'on le puisse. Mais si Arlequin vous voit sortir de la cour et méprisée, pensez-vous que cela le réjouisse ? Il y a tout à craindre. Je l'ai remarqué comme vous ; mais ne me trahissez pas au moins ; nous nous parlons de fille à fille : dites-moi, après tout, l'aimez-vous tant, ce garçon ? Voulez-vous que je vous dise ? Vous me paraissez mal assortis ensemble. Vous avez du goût, de l'esprit, l'air fin et distingué ; lui il a l'air pesant, les manières grossières ; cela ne cadre point, et je ne comprends pas comment vous l'avez aimé ; je vous dirai même que cela vous fait tort. Voilà de jolies vertus, surtout dans l'amant de l'aimable et tendre Silvia ! Mais à quoi vous déterminez-vous donc ? Quoi ? L'aimez-vous ? C'est un homme aimable. Si vous négligiez de vous venger pour l'épouser, je vous le pardonnerais, voilà la vérité. Il n'y a pas presse, entre nous : pour moi, j'ai toujours eu dessein de passer ma vie aux champs ; Arlequin est grossier, je ne l'aime point, mais je ne le hais pas ; et dans les sentiments où je suis, s'il voulait, je vous en débarrasserais volontiers pour vous faire plaisir. Vous verrez le Prince aujourd'hui. Voici ce cavalier qui vous plaît, tâchez de prendre votre parti. Adieu, nous nous retrouverons tantôt. Oui, seigneur, vous avez fort bien fait de ne pas vous découvrir tantôt, malgré tout ce que Silvia vous a dit de tendre ; ce retardement ne gâte rien, et lui laisse le temps de se confirmer dans le penchant qu'elle a pour vous. Grâces au ciel, vous voilà presque arrivé où vous le souhaitiez. Elle l'est infiniment. Mais, seigneur, oserais-je vous prier de m'en répéter quelque chose ? Je présume beaucoup du rapport singulier que vous m'en faites. Bon, cela vaut mieux qu'un aveu. À vous dire le vrai, seigneur, je le crois tout à fait amoureux de moi ; mais il n'en sait rien ; comme il ne m'appelle encore que sa chère amie, il vit sur la bonne foi de ce nom qu'il me donne, et prend toujours de l'amour à bon compte. Oh ! Dans la première conversation, je l'instruirai de l'état de ses petites affaires avec moi, et ce penchant qui est incognito chez lui, et que je lui ferai sentir par un autre stratagème, la douceur avec laquelle vous lui parlerez, comme nous en sommes convenus, tout cela, je pense, va vous tirer d'inquiétude, et terminer mes travaux dont je sortirai, seigneur, victorieuse et vaincue. C'est une petite bagatelle qui ne mérite pas de vous être dite ; c'est que j'ai pris du goût pour Arlequin, seulement pour me désennuyer dans le cours de notre intrigue. Mais retirons-nous, et rejoignez Silvia ; il ne faut pas qu'Arlequin vous voie encore, et je le vois qui vient ! Qu'est-ce que c'est ? Qu'avez-vous, Arlequin ? Cela se peut bien. Que c'est tant pis pour lui. Sans doute : mais est-ce que vous seriez fâché que l'on m'aimât ? Arlequin, savez-vous bien que vous ne ménagez pas mon coeur ? Si vous continuez de me parler toujours de même, je ne saura plus bientôt de quelle espèce seront mes sentiments pour vous : en vérité je n'ose m'examiner là-dessus, j'ai peur de trouver plus que je ne veux. Elle vous ennuierait ! Le moyen, après tout ce que vous dites, de rester votre amie ? Ne me le demandez pas, je n'en veux rien savoir ; ce qui est de sûr, c'est que dans le monde je n'aime rien plus que vous. Vous n'en pouvez pas dire autant ; Silvia va devant moi, comme de raison. Je vais vous l'envoyer si je la trouve, Silvia ; en serez-vous bien aise ? Je ne pourrai pas ; car le Prince m'a mandée, et je vais voir ce qu'il me veut. Adieu, Arlequin, je serai bientôt de retour ! Adieu, Arlequin. Trivelin nous a trahis ; le Prince a su l'intelligence qui est entre nous ; il vient de m'ordonner de sortir d'ici, et m'a défendu de vous voir jamais. Malgré cela, je n'ai pu m'empêcher de venir vous parler encore une fois ; ensuite j'irai où je pourrai pour éviter sa colère ! Je suis au désespoir, moi ! Me voir séparée pour jamais d'avec vous, de tout ce que j'avais de plus cher au monde ! Le temps me presse, je suis forcée de vous quitter : mais avant que de partir, il faut que je vous ouvre mon coeur. Ce n'est point de l'amitié que j'avais pour vous, Arlequin, je m'étais trompée. Et du plus tendre. Adieu. Comment, vous vous seriez mépris ? Vous m'aimeriez, et nous ne nous verrons plus ? Arlequin, ne m'en dites pas davantage, je m'enfuis. Laissez-moi aller, que ferons-nous ? Que vous dirai-je ? Quelle aventure ! Il est vrai. Je n'en doute point. J'entends bien, vous voulez dire que nous nous marierons ensemble. M'avez-vous avertie que vous deviendriez mon amant ? Vous étiez assez aimable pour le deviner. Épousez-moi, j'y consens : mais il n'y a point de temps à perdre, et je crains qu'on ne vienne m'ordonner de sortir. Fort bien ; j'allais vous le conseiller. En vérité, le Prince a raison ; ces petites personnes-là font l'amour d'une manière à ne pouvoir y résister. Voici l'autre. À quoi rêvez-vous, belle Silvia ? Que trouvez-vous donc en vous de si incompréhensible ? Vous n'êtes guère vindicative. Il me le semblait. Ce n'est pas un si grand malheur. Rions un moment. Je le pense à peu près de même. Sur quoi vous emportez-vous donc ? Ne voyez-vous pas bien que je badine, et que vous n'êtes que louable ? Mais n'est-ce pas cet officier que vous aimez ? Oh ! Vous allez le charmer ; il mourra de joie. Il n'y a pas de comparaison. Ne vous inquiétez pas, on trouvera aisément moyen de l'apaiser. Lui, vous oublier ! J'aurais donc perdu l'esprit si je vous le disais ; vous serez trop heureuse s'il ne se désespère pas. Et s'il ne vous aime plus, que diriez-vous ? Eh bien, il vous aime encore, et vous en êtes fâchée ; que vous faut-il donc ? Votre amant vous cherche ; croyez-moi, finissez avec lui sans vous inquiéter du reste. **** *creator_marivaux *book_marivaux_doubleinconstance *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_doubleinconstance *dist2_marivaux_prose_comedy *id_LISETTE *date_1723 *sexe_feminin *age_mur *statut_maitre *fonction_mere *role_lisette Je viens recevoir tes ordres, que me veux-tu ? Tiens, vois à ton aise. Je le sais bien ; mais qu'est-ce que cela fait ? Je ne saurais, mon miroir me l'a recommandée. Quel meurtre ! Pourquoi persécutes-tu ma mouche ? C'est le sentiment de bien des gens. C'est mon faible. Mais j'en reviens à ma mouche, elle me paraît nécessaire à l'expédition que tu me proposes. Mais, je lui dirai... Que lui dirais-tu, toi ? Mais de la façon dont tu arranges mes agréments, je ne les trouve pas si jolis que tu dis ! Que mettrai-je donc à la place de ces impertinences que j'ai ? Tiens, ce regard-là est-il bon ? Oh dame, veux-tu que je te dise ? Tu n'es qu'une femme, est-ce que cela anime ? Laissons cela, car tu m'emporterais la fleur de mon rôle. C'est pour Arlequin, n'est-ce-pas ? Mais le pauvre garçon, si je ne l'aime pas, je le tromperai ; je suis fille d'honneur, et je m'en fais un scrupule. Oh ! Voilà ma conscience en repos, et en ce cas-là, si je l'épouse, il n'est pas nécessaire que je l'aime. Adieu, tu n'as qu'à m'avertir quand il sera temps de commencer. Je vous cherche partout, Monsieur Trivelin, le Prince vous demande. C'est donc vous, Monsieur, qui êtes l'amant de Mademoiselle Silvia ? C'est une très jolie fille ! Tout le monde l'aime ! Pourquoi cela, puisqu'elle le mérite ? Je n'en doute pas, et je lui pardonne son attachement pour vous. Je veux dire que je ne suis plus si surprise que je l'étais de son obstination à vous aimer. C'est qu'elle refuse un prince aimable. Non, mais enfin c'est un prince. À la bonne heure ; j'entends seulement qu'il a des sujets et des États, et que, tout aimable que vous êtes, vous n'en avez point. Voilà un vilain petit homme, je lui fais des compliments, et il me querelle ! J'ai du malheur dans ce que je vous dis ; et j'avoue qu'à vous voir seulement, je me serais promis une conversation plus douce. Il est vrai que la vôtre m'a trompée, et voilà comme on a souvent tort de se prévenir en faveur de quelqu'un. Non, je n'en saurais revenir quand je vous regarde. Oh j'en suis persuadée. Pourquoi me demandez-vous cela ? Je serais bien sotte de vous dire la vérité là-dessus, et une fille doit se taire ! Moi ? Savez-vous bien qu'on n'a jamais dit pareille chose à une femme, et que vous m'insultez ? Mais par où voyez-vous donc que je le suis ? Allez, allez, vous n'êtes qu'un visionnaire. Mais, mon pauvre garçon, vous extravaguez. En vérité vous me divertissez, vous me faites rire ! Il va très brutalement pour moi. Eh fi ! Mademoiselle, vous êtes une coquette : voilà de son style. Je vous avoue, seigneur, que si j'étais vaine, je n'aurais pas mon compte ; j'ai des preuves que je puis déplaire, et nous autres femmes nous nous passons bien de ces preuves-là. Tout est fini, rien n'est commencé. Quand ils se seront vus, j'ai bien peur que tes moyens n'aillent mal. Oui, ma mie, je vous excuserai de bon coeur, je ne vous demande pas l'impossible ! Quel âge avez-vous, ma fille ? Elle se fâche, je pense ? Ce n'est pas mon dessein ; j'avais la curiosité de voir cette petite fille qu'on aime tant, qui fait naître une si forte passion ; et je cherche ce qu'elle a de si aimable. On dit qu'elle est naïve, c'est un agrément campagnard qui doit la rendre amusante, priez-la de nous donner quelques traits de naïveté ; voyons son esprit. Ah ! Ah ! Vous demandiez du naïf, en voilà. Adieu ; un pareil objet me venge assez de celui qui en a fait choix ! On ne vous trouve que trop de mérite. Ah, quelle situation ! Je ne puis me résoudre à parler. Épargnez-moi, Mademoiselle ; l'emportement que j'ai eu contre vous a mis toute ma famille dans l'embarras : le Prince m'oblige à venir vous faire une réparation, et je vous prie de la recevoir sans me railler. J'avais cru m'apercevoir que le Prince avait quelque inclination pour moi, et je ne croyais pas en être indigne : mais je vois bien que ce n'est pas toujours aux agréments qu'on se rend ! Eh bien oui, je suis jalouse, il est vrai ; mais puisque vous n'aimez pas le Prince, aidez-moi à le remettre dans les dispositions où j'ai cru qu'il était pour moi : il est sûr que je ne lui déplaisais pas, et je le guérirai de l'inclination qu'il a pour vous, si vous me laissez faire ! Cependant cela me paraît possible ; car enfin je ne suis ni si maladroite, ni si désagréable. Vous me répondez d'une étrange manière ! Quoi qu'il en soit, avant qu'il soit quelques jours, nous verrons si j'ai si peu de pouvoir ! Adieu, Mademoiselle, chacune de nous fera ce qu'elle pourra. J'ai satisfait à ce qu'on exigeait de moi à votre égard, et je vous prie d'oublier tout ce qui s'est passé entre nous ! **** *creator_marivaux *book_marivaux_doubleinconstance *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_doubleinconstance *dist2_marivaux_prose_comedy *id_SILVIA *date_1723 *sexe_feminin *age_mur *statut_maitre *fonction_mere *role_silvia Vous m'ennuyez. Non, il ne faut pas l'être, et je ne le serai point. Cependant, je ne veux point avoir de raison : et quand vous recommenceriez cinquante fois votre cependant, je n'en veux point avoir : que ferez-vous là ? Et moi, je hais la santé, et je suis bien aise d'être malade ; ainsi, vous n'avez qu'à renvoyer tout ce qu'on m'apporte, car je ne veux aujourd'hui ni déjeuner, ni dîner, ni souper ; demain la même chose. Je ne veux qu'être fâchée, vous haïr tous tant que vous êtes, jusqu'à tant que j'aie vu Arlequin, dont on m'a séparée : voilà mes petites résolutions, et si vous voulez que je devienne folle, vous n'avez qu'à me prêcher d'être plus raisonnable, cela sera bientôt fait. Eh bien ! Ne voilà-t-il pas encore un cependant ? Oh ! Vous ne vous corrigez pas, voilà des considérations qui ne me conviennent point non plus. Je ne l'empêche pas, il est le maître : mais faut-il que je l'aime, moi ? Non, et il ne le faut pas, parce que je ne le puis pas ; cela va tout seul, un enfant le verrait, et vous ne le voyez pas. Qui est-ce qui lui a dit de me choisir ? M'a-t-il demandé mon avis ? S'il m'avait dit : Me voulez-vous, Silvia ? Je lui aurais répondu : Non, seigneur, il faut qu'une honnête femme aime son mari, et je ne pourrais pas vous aimer. Voilà la pure raison, cela ; mais point du tout, il m'aime, crac, il m'enlève, sans me demander si je le trouverai bon. Eh ! Que veut-il que je fasse de cette main, si je n'ai pas envie d'avancer la mienne pour la prendre ? Force-t-on les gens à recevoir des présents malgré eux ? Dites-moi, vous et toutes celles qui me parlent, vous a-t-on mis avec moi, vous a-t-on payés pour m'impatienter, pour me tenir des discours qui n'ont pas le sens commun, qui me font pitié ? Sur ce pied-là, vous seriez tout aussi avancé de n'en point avoir du tout. Oui, je vais vous dire, en quoi, oui... Vous êtes donc bien maladroit. Eh bien ! Mon serviteur, qui me vantez tant les honneurs que j'ai ici, qu'ai-je affaire de ces quatre ou cinq fainéantes qui m'espionnent toujours ? On m'ôte mon amant, et on me rend des femmes à la place ; ne voilà-t-il pas un beau dédommagement ? Et on veut que je sois heureuse avec cela ! Que m'importe toute cette musique, ces concerts et cette danse dont on croit me régaler ? Arlequin chantait mieux que tout cela, et j'aime mieux danser moi-même que de voir danser les autres, entendez-vous ? Une bourgeoise contente dans un petit village vaut mieux qu'une princesse qui pleure dans un bel appartement. Si le prince est si tendre, ce n'est pas ma faute, je n'ai pas été le chercher ; pourquoi m'a-t-il vue ? S'il est jeune et aimable, tant mieux pour lui, j'en suis bien aise : qu'il garde tout cela pour ses pareils, et qu'il me laisse mon pauvre Arlequin, qui n'est pas plus gros monsieur que je suis grosse dame, pas plus riche que moi, pas plus glorieux que moi, pas mieux logé, qui m'aime sans façon, que j'aime de même, et que je mourrai de chagrin de ne pas voir. Hélas, le pauvre enfant ! Qu'en aura-t-on fait ? Qu'est-il devenu ? Il se désespère quelque part, j'en suis sûre, car il a le coeur si bon ! Peut-être aussi qu'on le maltraite... Je suis outrée. Tenez, voulez-vous me faire un plaisir ? Otez-vous de là, je ne puis vous souffrir, laissez-moi m'affliger en repos. Sortez sans me répondre, cela vaudra mieux. Je le verrai donc ? Je vais l'attendre : mais si vous me trompez, je ne veux plus ni voir ni entendre personne ! Ah le voici ! Eh ! Mon cher Arlequin, c'est donc vous ! Je vous revois donc ! Le pauvre enfant ! Que je suis aise ! Là, là, mon fils, doucement ; comme il m'aime, quel plaisir d'être aimée comme cela ! Hélas ! C'est que vous êtes un bon coeur. J'ai bien soupiré, mon cher Arlequin ! Si je vous aime ! Cela se demande-t-il ? Est-ce une question à faire ? Eh bien, mon cher Arlequin ? Nous sommes bien malheureux. Oui, mais notre amitié, que deviendra-t-elle ? Cela m'inquiète. Ah ! J'ai bien des chose à vous dire ! J'ai peur de vous perdre ; j'ai peur qu'on ne vous fasse quelque mal par méchanceté de jalousie ; j'ai peur que vous ne soyez trop longtemps sans me voir, et que vous ne vous y accoutumiez. Je ne veux point que vous m'oubliiez ; je ne veux point non plus que vous enduriez rien à cause de moi ; je ne sais point dire ce que je veux, je vous aime trop, c'est une pitié que mon embarras, tout me chagrine ! Oh bien, Arlequin, je m'en vais donc pleurer aussi, moi. Demeurez donc en repos, je ne vous dirai plus que je suis chagrine. Oui, mon fils : mais promettez-moi aussi que vous m'aimerez toujours ! Voilà qui va bien, je ne sais point de serments ; vous êtes un garçon d'honneur, j'ai votre amitié, vous avez la mienne, je ne la reprendrai pas. À qui est-ce que je la porterais ? N'êtes-vous pas le plus joli garçon qu'il y ait ? Y a-t-il quelque fille qui puisse vous aimer autant que moi ? Eh bien, n'est-ce pas assez ? Nous en faut-il davantage ? Il n'y a qu'à rester comme nous sommes, il n'y aura pas besoin de serments. Sans doute. Nous souffrirons peut-être un peu, voilà tout. Oh ! Pourtant, je n'aurais que faire de pâtir pour être bien aise, moi. Ce cher petit homme, comme il m'encourage ! Où est-ce qu'il prend tout ce qu'il me dit ? Il n'y a que lui au monde comme cela ; mais aussi il n'y a que moi pour vous aimer, Arlequin ! Arlequin, ne me quittez pas, je n'ai rien de secret pour vous ! Adieu donc, mon fils, je vous rejoindrai bientôt ! Oui, je vous crois, vous paraissez me vouloir du bien ; aussi vous voyez que je ne souffre que vous, je regarde tous les autres comme mes ennemis. Mais où est Arlequin ? C'est quelque chose d'épouvantable que ce pays-ci ! Je n'ai jamais vu de femmes si civiles, des hommes si honnêtes, ce sont des manières si douces, tant de révérences, tant de compliments, tant de signes d'amitié, vous diriez que ce sont les meilleures gens du monde, qu'ils sont pleins de coeur et de conscience ; point du tout, de tous ces gens-là, il n'y en a pas un qui ne vienne me dire d'un air prudent : Mademoiselle, croyez-moi, je vous conseille d'abandonner Arlequin, et d'épouser le Prince. Mais ils me conseillent cela tout naturellement, sans avoir honte, non plus que s'ils m'exhortaient à quelque bonne action. Mais, leur dis-je, j'ai promis à Arlequin ; où est la fidélité, la probité, la bonne foi ? Ils ne m'entendent pas ; ils ne savent ce que c'est que tout cela, c'est tout comme si je leur parlais grec ; ils me rient au nez, me disent que je fais l'enfant, qu'une grande fille doit avoir de la raison : Eh ! cela n'est-il pas joli ? Ne valoir rien, tromper son prochain, lui manquer de parole, être fourbe et mensonger, voilà le devoir des grandes personnes de ce maudit endroit-ci. Qu'est-ce que c'est que ces gens-là ? D'où sortent-ils ? De quelle pâte sont-ils ? Mais ne suis-je pas obligée d'être fidèle ? N'est-ce pas mon devoir d'honnête fille ? Et quand on ne fait pas son devoir, est-on heureuse ? Par-dessus le marché, cette fidélité n'est-elle pas mon charme ? Et on a le courage de me dire : Là, fais un mauvais tour, qui ne te rapportera que du mal, perds ton plaisir et ta bonne foi. Et parce que je ne veux pas, moi, on me trouve dégoûtée. Mais ce Prince, que ne prend-il une fille qui se rende à lui de bonne volonté ? Quelle fantaisie d'en vouloir une qui ne veut pas de lui ? Quel goût trouve-t-il à cela ? Car c'est un abus que tout ce qu'il fait, tous ces concerts, ces comédies, ces grands repas qui ressemblent à des noces, ces bijoux qu'il m'envoie ; tout cela lui coûte un argent infini, c'est un abîme, il se ruine ; demandez-moi ce qu'il y gagne ? Quand il me donnerait toute la boutique d'un mercier, cela ne me ferait pas tant de plaisir qu'un petit peloton qu'Arlequin m'a donné. Tenez, si j'avais eu à changer Arlequin contre un autre, ç'aurait été contre un officier du palais, qui m'a vue cinq ou six fois, et qui est d'aussi bonne façon qu'on puisse être : il y a bien à tirer si le Prince le vaut ; c'est dommage que je n'aie pu l'aimer dans le fond, et je le plains plus que le Prince. Eh bien, qu'il tâche de m'oublier, qu'il me renvoie, qu'il voie d'autres filles ; il y en a ici qui ont leur amant tout comme moi : mais cela ne les empêche pas d'aimer tout le monde, j'ai bien vu que cela ne leur coûte rien : mais pour moi, cela m'est impossible. Oh que si, il y en a de plus jolies que moi ; et quand elles seraient la moitié moins jolies, cela leur fait plus de profit qu'à moi d'être tout à fait belle : j'en vois ici de laides qui font si bien aller leur visage, qu'on y est trompé. Bon, moi, je ne parais rien, je suis toute d'une pièce auprès d'elles, je demeure là, je ne vais ni ne viens ; au lieu qu'elles, elles sont d'une humeur joyeuse, elles ont des yeux qui caressent tout le monde, elles ont une mine hardie, une beauté libre qui ne se gêne point, qui est sans façon ; cela plaît davantage que non pas une honteuse comme moi, qui n'ose regarder les gens et qui est confuse qu'on la trouve belle. Qu'est-ce donc qu'elles disent ? Pardi, voilà de vilains hommes, de trahir comme cela leur pensée pour plaire à ces sottes-là. Que je les hais, ces femmes-là ! Mais puisque je suis si peu agréable à leur compte, pourquoi donc est-ce que le Prince m'aime et qu'il les laisse là ? Hum ! Elles sont bien heureuses que j'aime Arlequin, sans cela j'aurais grand plaisir à les faire mentir, ces babillardes-là. Pardi, vous voyez bien ce qu'il en est, il ne tient qu'à moi de les confondre. Eh ! Je crois que c'est cet officier dont je vous ai parlé, c'est lui-même. Voyez la belle physionomie d'homme ! Comment, vous voilà, Monsieur ? Vous saviez donc bien que j'étais ici ? Je ne suis pas fâchée de vous revoir, et vous me retrouvez bien triste. À l'égard de cette dame, je la remercie de la volonté qu'elle a de me faire une révérence, je ne mérite pas cela ; mais qu'elle me la fasse, puisque c'est son désir, je lui en rendrai une comme je pourrai, elle excusera si je la fais mal. Je ne vous demande pas l'impossible, quelle manière de parler ! Je l'ai oubliée, ma mère ! Bon ! Le Prince paraît et affecte d'être surpris. Eh non, Madame, ce n'est pas la peine, il n'est pas si plaisant que le vôtre ! Cela m'impatiente à la fin, et si elle ne s'en va, je me fâcherai tout de bon ! Je suis outrée, j'ai bien affaire qu'on m'enlève pour se moquer de moi ; chacun a son prix, ne semble-t-il pas que je ne vaille pas bien ces femmes-là ? Je ne voudrais pas être changée contre elles. Et moi, je voudrais qu'il ne m'aimât pas, car j'ai du chagrin de ne pouvoir lui rendre le change ; encore si c'était un homme comme tant d'autres, à qui on dit ce qu'on veut ; mais il est trop agréable pour qu'on le maltraite, lui, et il a toujours été comme vous le voyez. Eh bien ! Aimez-moi, à la bonne heure, j'y aurai du plaisir, pourvu que vous promettiez de prendre votre mal en patience ; car je ne saurais mieux faire, en vérité : Arlequin est venu le premier, voilà tout ce qui vous nuit. Si j'avais deviné que vous viendriez après lui, en bonne foi je vous aurais attendu ; mais vous avez du malheur, et moi je ne suis pas heureuse. Et moi, je vous en fais juge aussi ; là, vous l'entendez, comment se comporter avec un homme qui me remercie toujours, qui prend tout ce qu'on lui dit en bien ? Ah çà ! n'allez-vous pas l'attendrir encore, il n'a pas besoin qu'on lui dise tant que je suis jolie, il le croit assez. Croyez-moi, tâchez de m'aimer tranquillement, et vengez-moi de cette femme qui m'a injuriée. Oh ! Je m'en doutais bien, je vous connais. Tenez, l'étoffe est belle, elle m'ira bien ; mais je ne veux point de tous ces habits-là, car le Prince me veut en troc, et jamais nous ne finirons ce marché-là. Je m'en vais donc sur votre parole ; pourvu qu'il ne me dise pas après : Pourquoi as-tu pris mes présents ? En ce cas-là, j'en prendrai tant qu'il voudra, afin qu'il n'ait rien à me dire. Bonjour, Arlequin. Ah ! Que je viens d'essayer un bel habit ! Si vous me voyiez, en vérité, vous me trouveriez jolie ; demandez à Flaminia. Ah ! Ah ! Si je portais ces habits-là, les femmes d'ici seraient bien attrapées, elles ne diraient pas que j'ai l'air gauche. Oh ! Que les ouvrières d'ici sont habiles ! Si je suis bien faite, Arlequin, vous n'êtes pas moins honnête. Eh dame, puisqu'on ne nous gêne plus, j'aime autant être ici qu'ailleurs ; qu'est-ce que cela fait d'être là ou là ? On s'aime partout. J'attends une dame aussi, moi, qui viendra devant moi se repentir de ne m'avoir pas trouvée belle. Devinez, Arlequin, qui j'ai encore rencontré ici ? Mon amoureux qui venait me voir chez nous, ce grand monsieur si bien tourné ; je veux que vous soyez amis ensemble, car il a bon coeur aussi ! Après tout, quel mal y a-t-il qu'il me trouve à son gré ? Prix pour prix, les gens qui nous aiment sont de meilleure compagnie que ceux qui ne se soucient pas de nous, n'est-il pas vrai ? Allez, allez, Arlequin ; à cette heure que nous nous voyons quand nous voulons, ce n'est pas la peine de nous ôter notre liberté à nous-mêmes ; ne vous gênez point ! Lisette fait de grandes révérences ! Ne faites point tant de révérences, Madame, cela m'exemptera de vous en faire ; je m'y prends de si mauvaise grâce, à votre fantaisie ! Cela se passera. Ce n'est pas moi qui ai envie de plaire, telle que vous me voyez ; il me fâche assez d'être si jolie, et que vous ne soyez pas assez belle. Vous soupirez à cause d'une petite villageoise, vous êtes bien de loisir ; et où avez-vous mis votre langue de tantôt, Madame ? Est-ce que vous n'avez plus de caquet quand il faut bien dire ? Gardez donc le silence ; car quand vous vous lamenteriez jusqu'à demain, mon visage n'empirera pas : beau ou laid, il restera comme il est. Qu'est-ce que vous me voulez ? Est-ce que vous ne m'avez pas assez querellée ? Eh bien, achevez, prenez-en votre suffisance. Voilà qui est fini, je ne me moquerai plus de vous ; je sais bien que l'humilité n'accommode pas les glorieux, mais la rancune donne de la malice. Cependant je plains votre peine, et je vous pardonne. De quoi aussi vous avisiez-vous de me mépriser ? Vous verrez que c'est à la laideur et à la mauvaise façon, à cause qu'on se rend à moi. Comme ces jalouses ont l'esprit tourné ! Croyez-moi, vous ne le guérirez de rien ; mon avis est que cela vous passe. Tenez, tenez, parlons d'autre chose ; vos bonnes qualités m'ennuient. Oui, nous verrons des balivernes. Pardi, je parlerai au Prince ; il n'a pas encore osé me parler, lui, à cause que je suis trop fâchée : mais je lui ferai dire qu'il s'enhardisse, seulement pour voir. Marchez, marchez, je ne sais pas seulement si vous êtes au monde. J'ai, que je suis en colère ; cette impertinente femme de tantôt est venue pour me demander pardon, et sans faire semblant de rien, voyez la méchanceté, elle m'a encore fâchée, m'a dit que c'était à ma laideur qu'on se rendait, qu'elle était plus agréable, plus adroite que moi, qu'elle ferait bien passer l'amour du Prince ; qu'elle allait travailler pour cela ; que je verrais, pati, pata ; que sais-je, moi, tout ce qu'elle mis en avant contre mon visage ! Est-ce que je n'ai pas raison d'être piquée ? Je ne manque pas de bonne volonté ; mais c'est Arlequin qui m'embarrasse. Oh ! J'ai toujours eu du guignon dans les rencontres. Il ne m'aimera pas tant, voulez-vous dire ? Vous me faites rêver à une chose, ne trouvez-vous pas qu'il est un peu négligent depuis que nous sommes ici, Arlequin ? Il m'a quittée tantôt pour aller goûter ; voilà une belle excuse ! Mais vraiment oui, je l'aime, il le faut bien. Mettez-vous à ma place. C'était le garçon le plus passable de nos cantons, il demeurait dans mon village, il était mon voisin, il est assez facétieux, je suis de bonne humeur, il me faisait quelquefois rire, il me suivait partout, il m'aimait, j'avais coutume de le voir, et de coutume en coutume je l'ai aimé aussi, faute de mieux : mais j'ai toujours bien vu qu'il était enclin au vin et à la gourmandise. Je ne puis que dire ; il me passe tant de oui et de non par la tête, que je ne sais auquel entendre. D'un côté, Arlequin est un petit négligent qui ne songe ici qu'à manger ; d'un autre côté, si on me renvoie, ces glorieuses de femmes feront accroire partout qu'on m'aura dit : Va-t'en, tu n'es pas assez jolie. D'un autre côté, ce monsieur que j'ai retrouvé ici... Je vous le dis en secret ; je ne sais ce qu'il m'a fait depuis que je l'ai revu ; mais il m'a toujours paru si doux, il m'a dit des choses si tendres, m'a conté son amour d'un air si poli, si humble, que j'en ai une véritable pitié, et cette pitié-là m'empêche encore d'être la maîtresse de moi. Je ne crois pas ; car je dois aimer Arlequin. Je le sens bien. Si Arlequin se mariait à une autre fille que moi, à la bonne heure ; je serais en droit de lui dire : Tu m'as quittée, je te quitte, je prends ma revanche : mais il n'y a rien à faire ; qui est-ce qui voudrait d'Arlequin ici, rude et bourru comme il est ? Mais mon plaisir, où est-il ? Il n'est ni là, ni là ; je le cherche. Vous venez : vous allez encore me dire que vous m'aimez, pour me mettre davantage en peine. Ne voilà-t-il pas ? Ne l'ai-je pas bien dit ? Comment voulez-vous que je vous renvoie ? Vous vous tairez, s'il me plaît ; vous vous en irez, s'il me plaît ; vous n'oserez pas vous plaindre, vous m'obéirez en tout. C'est bien là le moyen de faire que je vous commande quelque chose ! Qu'est-ce que cela avance ? Vous rendrai-je malheureux ? En aurai-je le courage ? Si je vous dis : Allez-vous en, vous croirez que je vous hais ; si je vous dis de vous taire, vous croirez que je ne me soucie pas de vous ; et toutes ces croyances-là ne seront pas vraies ; elles vous affligeront ; en serai-je plus à mon aise après ? Oh ! Ce que je veux ! J'attends qu'on me le dise ; j'en suis encore plus ignorante que vous ; voilà Arlequin qui m'aime, voilà le Prince qui demande mon coeur, voilà vous qui mériteriez de l'avoir, voilà ces femmes qui m'injurient, et que je voudrais punir, voilà que j'aurai un affront, si je n'épouse pas le Prince : Arlequin m'inquiète, vous me donnez du souci, vous m'aimez trop, je voudrais ne vous avoir jamais connu, et je suis bien malheureuse d'avoir tout ce tracas-là dans la tête. Je pourrais bien vous aimer, cela ne serait pas difficile, si je voulais. Je vous en avertis, je ne saurais supporter de vous voir si tendre ; il semble que vous le fassiez exprès. Y a-t-il de la raison à cela ? Pardi, j'aurais moins de mal à vous aimer tout à fait qu'à être comme je suis ; pour moi, je laisserai tout là ; voilà ce que vous gagnerez. Adieu, Silvia ! Je vous querellerais volontiers ; où allez-vous ? Restez-là, c'est ma volonté ; je la sais mieux que vous, peut-être. Quel train que tout cela ! Que faire d'Arlequin ? Encore si c'était vous qui fût le Prince ! Cela serait différent, parce que je dirais à Arlequin que vous prétendriez être le maître, ce serait mon excuse : mais il n'y a que pour vous que je voudrais prendre cette excuse-là. Qu'avez-vous ? Est-ce que je vous fâche ? Ce n'est pas à cause de la principauté que je voudrais que vous fussiez prince, c'est seulement à cause de vous tout seul ; et si vous l'étiez, Arlequin ne saurait pas que je vous prendrais par amour ; voilà ma raison. Mais non, après tout, il vaut mieux que vous ne soyez pas le maître ; cela me tenterait trop. Et quand vous le seriez, tenez, je ne pourrais me résoudre à être une infidèle, voilà qui est fini. Oh ! Il ne me dira pas un mot, c'est tout comme si j'étais partie ; mais quand je serai chez nous, vous y viendrez ; eh, que sait-on ce qui peut arriver ? Peut-être que vous m'aurez. Allons-nous-en toujours, de peur qu'Arlequin ne vienne. Je rêve à moi, et je n'y entends rien. Je voulais me venger de ces femmes, vous savez bien, cela s'est passé. J'aimais Arlequin, n'est-ce pas ? Eh bien, je crois que je ne l'aime plus. Quand ce serait un malheur, qu'y ferais-je ? Lorsque je l'ai aimé, c'était un amour qui m'était venu ; à cette heure que je ne l'aime plus, c'est un amour qui s'en est allé ; il est venu sans mon avis, il s'en retourne de même, je ne crois pas être blâmable. Qu'appelez-vous à peu près ? Il faut le penser tout à fait comme moi, parce que cela est : voilà de mes gens qui disent tantôt oui, tantôt non. Je m'emporte à propos ; je vous consulte bonnement, et vous allez me répondre des à peu près qui me chicanent. Eh, qui donc ? Pourtant je n'y consens pas encore, à l'aimer : mais à la fin il faudra bien y venir ; car dire toujours non à un homme qui demande toujours oui, le voir triste, toujours se lamentant, toujours le consoler de la peine qu'on lui fait, dame, cela lasse ; il vaut mieux ne lui en plus faire. Il mourrait de tristesse, et c'est encore pis. Je l'attends ; nous avons été plus de deux heures ensemble, et il va revenir pour être avec moi quand le Prince me parlera. Cependant j'ai peur qu'Arlequin ne s'afflige trop, qu'en dites-vous ? Mais ne me rendez pas scrupuleuse. De l'apaiser ! Diantre, il est donc bien facile de m'oublier, à ce compte ? Est-ce qu'il a fait quelque maîtresse ici ? Vous avez bien affaire de me dire cela ; vous êtes cause que je redeviens incertaine, avec votre désespoir. S'il ne m'aime plus, vous n'avez qu'à garder votre nouvelle. Hom ! vous qui riez, je voudrais bien vous voir à ma place. Bon, importun ! Je parlais de lui tout à l'heure. Oh je disais bien des choses ; je disais que vous ne saviez pas encore ce que je pensais. Hom, vous n'êtes pas si savant que vous le croyez, ne vous vantez pas tant. Mais, dites-moi, vous êtes un honnête homme, et je suis sûre que vous me direz la vérité : vous savez comme je suis avec Arlequin ; à présent, prenez que j'aie envie de vous aimer : si je contentais mon envie, ferais-je bien ? Ferais-je mal ? Là, conseillez-moi dans la bonne foi. Me parlez-vous en ami ? C'est mon avis aussi ; j'ai décidé de même, et je crois que nous avons raison tous deux ; ainsi je vous aimerai, s'il me plaît, sans qu'il y ait le petit mot à dire. Ne vous mêlez point de deviner, car je n'ai point de foi à vous. Mais enfin ce prince, puisqu'il faut que je le voie, quand viendra-t-il ? S'il veut, je l'en quitte. Courage, vous voilà dans la crainte à cette heure ; je crois qu'il a juré de n'avoir jamais un moment de bon temps. Quel homme ! Il faut bien que je lui remette l'esprit. Ne tremblez plus, je n'aimerai jamais le Prince, je vous en fais un serment par... Vous m'empêchez de jurer : cela est joli ! J'en suis bien aise. Contre vous ! Est-ce que vous êtes le Prince ? Ah, mon cher Prince ! J'allais faire un beau serment ; si vous avez cherché le plaisir d'être aimé de moi, vous avez bien trouvé ce que vous cherchiez ; vous savez que je dis la vérité, voilà ce qui m'en plaît. Eh bien, Arlequin, je n'aurai donc pas la peine de vous le dire ; consolez-vous comme vous pourrez de vous-même ; le Prince vous parlera, j'ai le coeur tout entrepris : voyez, accommodez-vous, il n'y a plus de raison à moi, c'est la vérité. Qu'est-ce que vous me diriez ? Que je vous quitte. Qu'est-ce que je vous répondrais ? Que je le sais bien. Prenez que vous l'avez dit, prenez que j'ai répondu, laissez-moi après, et voilà qui sera fini. **** *creator_marivaux *book_marivaux_doubleinconstance *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_doubleinconstance *dist2_marivaux_prose_comedy *id_ARLEQUIN *date_1723 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_arlequin Que diantre, qu'est-ce que cette maison-là et moi avons affaire ensemble ? Qu'est-ce que c'est que vous ? Que me voulez-vous ? Où allons-nous ? Honnête homme ou fripon, je n'ai que faire de vous, je vous donne votre congé, et je m'en retourne ! Parlez donc, eh ! Vous êtes bien impertinent d'arrêter votre maître ? Qui est donc cet original-là, qui me donne des valets malgré moi ? Est-ce que nous avons quelque chose à nous dire ? Ah ! Silvia ! Hélas, je vous demande pardon, voyez ce que c'est, je ne savais pas que j'avais à vous parler. Oui, des voleurs me l'ont dérobée. Enfin, si ce ne sont pas des voleurs, ce sont toujours des fripons. Vous savez où elle est, mon ami, mon valet, mon maître, mon tout ce qu'il vous plaira ? Que je suis fâché de n'être pas riche, je vous donnerais tous mes revenus pour gages. Dites, l'honnête homme, de quel côté faut-il tourner ? Est-ce à droite, à gauche, ou tout devant moi ? Mais quand j'y songe, il faut que vous soyez bien bon, bien obligeant pour m'amener ici comme vous faites ? Ô Silvia ! Chère enfant de mon âme, ma mie, je pleure de joie. Allons d'abord voir Silvia, prenez pitié de mon impatience. Oui : il avait la mine d'un hypocrite. Pardi, il n'a rien trouvé de nouveau. Le babillard ! Mais il me la rendra, comme cela est juste ? Son tour ne peut pas venir, c'est moi qu'elle aime. Mais le voilà, le bout. Est-ce qu'on veut me chicaner mon bon droit ? Je ne sais point cela : cela m'est inutile. Je ne me soucie pas de nouvelles. Qu'il fasse donc l'amour ailleurs ; car il n'aurait que la femme, moi, j'aurais le coeur, il nous manquerait quelque chose à l'un et à l'autre, et nous serions tous trois mal à notre aise. À la vérité il sera d'abord un peu triste, mais il aura fait le devoir d'un brave homme, et cela console ; au lieu que s'il l'épouse, il fera pleurer ce pauvre enfant, je pleurerai aussi, moi, il n'y aura que lui qui rira, et il n'y a pas de plaisir à rire tout seul. Là-haut on n'écrit pas de telles impertinences : pour marque de cela, si on avait prédit que je dois vous assommer, vous tuer par derrière, trouveriez-vous bon que j'accomplisse la prédiction ? Eh bien, c'est ma mort qu'on a prédite ; ainsi c'est prédire rien qui vaille, et dans tout cela il n'y a que l'astrologue à pendre. Oui-da, que je me marie à une autre, afin de mettre Silvia en colère et qu'elle porte son amitié ailleurs ! Oh, oh, mon mignon, combien vous a-t-on donné pour m'attraper ? Allez, mon fils, vous n'êtes qu'un butor, gardez vos filles, nous ne nous accommoderons pas, vous êtes trop cher. Bon ! Mon ami ne serait pas seulement mon camarade. On n'a que faire de toutes ces babioles-là, quand on se porte bien, qu'on a bon appétit et de quoi vivre. C'est à cause de cela que je n'y perds rien. Ah, que cela est beau ! il n'y a qu'une chose qui m'embarrasse ; qui est-ce qui habitera ma maison de ville, quand je serai à ma maison de campagne ? Mes valets ? Qu'ai-je besoin de faire fortune pour ces canailles-là ? Je ne pourrai donc pas les habiter toutes à la fois ? Eh bien, innocent que vous êtes, si je n'ai pas ce secret-là, il est inutile d'avoir deux maisons. À ce compte, je donnerai donc ma maîtresse pour avoir le plaisir de déménager souvent ? Il ne me faut qu'une chambre, je n'aime point à nourrir des fainéants, et je ne trouverai point de valet plus fidèle, plus affectionné à mon service que moi. Vous êtes un grand nigaud, mon ami, de faire entrer Silvia en comparaison avec des meubles, un carrosse et des chevaux qui le traînent ; dites-moi, fait-on autre chose dans sa maison que s'asseoir, prendre ses repas et se coucher ? Eh bien, avec un bon lit, une bonne table, une douzaine de chaises de paille, ne suis-je pas bien meublé ? N'ai-je pas toutes mes commodités ? Oh, mais je n'ai pas de carrosse ? Eh bien, je ne verserai point. Ne voilà-t-il pas un équipage que ma mère m'a donné ? N'est-ce pas là de bonnes jambes ? Eh morbleu, il n'y a pas de raison à vous d'avoir une autre voiture que la mienne. Alerte, alerte, paresseux, laissez vos chevaux à tant d'honnêtes laboureurs qui n'en ont point, cela nous fera du pain ; vous marcherez, et vous n'aurez pas les gouttes. Ils porteraient des sabots. Mais je commence à m'ennuyer de tous vos comptes. Vous m'avez promis de me montrer Silvia, et un honnête homme n'a que sa parole. Il n'y a pas là pour un sol de bonne marchandise. Ce que vous dites là serait plus de mon goût que tout le reste ; car je suis gourmand, je l'avoue : mais j'ai encore plus d'amour que de gourmandise. Non, non, je m'en tiens au boeuf, et au vin de mon cru. J'en suis fâché, mais il n'y a rien à faire ; le coeur de Silvia est un morceau encore plus friand que tout cela : voulez-vous me la montrer, ou ne le voulez-vous pas ? Oh ! Ce n'est pas la peine ; quand je suis seul, moi, je me fais compagnie. Je gage que voilà une éveillée qui vient pour m'affriander d'elle. Néant ! Oui. Oui. Tout le monde a tort. C'est quelle n'aimera personne que moi. À quoi cela sert-il, ce pardon-là ? Et en vertu de quoi étiez-vous surprise ? Et quand il serait aimable, cela empêche-t-il que je ne le sois aussi, moi ? Qu'importe ? En fait de fille, ce prince n'est pas plus avancé que moi ! Vous me la baillez belle avec vos sujets et vos États ; si je n'ai pas de sujets, je n'ai charge de personne ; et si tout va bien, je m'en réjouis, si tout va mal, ce n'est pas ma faute. Pour des États, qu'on en ait ou qu'on n'en ait point, on n'en tient pas plus de place, et cela ne rend ni plus beau ni plus laid : ainsi, de toutes façons, vous étiez surprise à propos de rien ! Hem ? Dame, Mademoiselle, il n'y a rien de si trompeur que la mine des gens. Oh très tort : mais que voulez-vous ? Je n'ai pas choisi ma physionomie ! Me voilà pourtant, et il n'y a point de remède, je serai toujours comme cela ! Par bonheur vous ne vous en souciez guère ? Eh pour le savoir ! Comme elle y va ! Tenez, dans le fond, c'est dommage que vous soyez une si grande coquette. Vous-même. Point du tout : il n'y a point de mal à voir ce que les gens nous montrent ; ce n'est point moi qui ai tort de vous trouver coquette, c'est vous qui avez tort de l'être, Mademoiselle ! Parce qu'il y a une heure que vous me dites des douceurs, et que vous prenez le tour pour me dire que vous m'aimez. Écoutez, si vous m'aimez tout de bon, retirez-vous vite, afin que cela s'en aille ; car je suis pris, et naturellement je ne veux pas qu'une fille me fasse l'amour la première, c'est moi qui veux commencer à le faire à la fille, cela est bien meilleur. Et si vous ne m'aimez pas, eh fi ! Mademoiselle, fi ! Fi ! Comment est-ce que les garçons à la cour peuvent souffrir ces manières-là dans leurs maîtresses ? Par la morbleu ! Qu'une femme est laide quand elle est coquette. Vous parlez de Silvia, c'est cela qui est aimable ; si je vous contais notre amour, vous tomberiez dans l'admiration de sa modestie. Les premiers jours, il fallait voir comme elle se reculait d'auprès de moi, et puis elle reculait plus doucement, et puis petit à petit elle ne reculait plus, ensuite elle me regardait en cachette, et puis elle avait honte quand je l'avais vu faire, et puis moi j'avais un plaisir de roi à voir sa honte ; ensuite j'attrapais sa main, qu'elle me laissait prendre, et puis elle était encore toute confuse ; et puis je lui parlais ; ensuite elle ne me répondait rien, mais n'en pensait pas moins ; ensuite elle me donnait des regards pour des paroles, et puis des paroles qu'elle laissait aller sans y songer, parce que son coeur allait plus vite qu'elle : enfin c'était un charme, aussi j'étais comme un fou. Et voilà ce qui s'appelle une fille ; mais vous ne ressemblez point à Silvia. Oh ! Pour moi, je m'ennuie de vous faire rire à vos dépens : adieu, si tout le monde était comme moi, vous trouveriez plus tôt un merle blanc qu'un amoureux ! Oui ; cette demoiselle veut que je l'aime, mais il n'y a pas moyen. Par parenthèse, dites-moi une chose : il y a une heure que je rêve à quoi servent ces grands drôles bariolés qui nous accompagnent partout. Ces gens-là sont bien curieux ! Oh ! Oh ! C'est donc une marque d'honneur ? Et dites-moi, ces gens-là qui me suivent, qui est-ce qui les suit, eux ? Eh vous, n'avez-vous personne aussi ? On ne vous honore donc pas, vous autres ? Allons, cela étant, hors d'ici, tournez-moi les talons avec toutes ces canailles-là. Détalez, je n'aime point les gens sans honneur et qui ne méritent pas qu'on les honore. Je m'en vais donc vous parler plus clairement ! Ces maurauds-là ! j'ai eu toutes les peines du monde à les congédier. Voilà une drôle de façon d'honorer un honnête homme, que de mettre une troupe de coquins après lui : c'est se moquer du monde ! Il se retourne et voit Trivelin qui revient ! Mon ami, est-ce que je ne me suis pas bien expliqué ? Vous le voyez bien ! Oh ! À présent je vous comprends ; que diantre ! Que ne dites-vous les choses comme il faut ? Je n'aurais pas les bras démis, et vos épaules s'en porteraient mieux. Je le crois bien, c'était mon intention ; par bonheur ce n'est qu'un malentendu, et vous devez être bien aise d'avoir reçu innocemment les coups de bâton que je vous ai donnés. Je vois bien à présent que c'est qu'on fait ici tout l'honneur aux gens considérables, riches, et à celui qui n'est qu'honnête-homme, rien. Sur ce pied-là ce n'est pas grand-chose que d'être honoré, puisque cela ne signifie pas qu'on soit honorable. Ma foi, tout bien compté, vous me ferez plaisir de me laisser là sans compagnie ; ceux qui me verront tout seul me prendront tout d'un coup pour un honnête homme, j'aime autant cela que d'être pris pour un grand seigneur. Menez-moi donc voir SIlvia. Et moi aussi. Oh ! Oh ! Je me meurs de joie. M'aimez-vous toujours ? Allez, Mademoiselle, vous êtes une fille de bien ; je suis votre ami aussi, moi ; je suis fâché de la mort de votre amant, c'est bien dommage que vous soyez affligée, et nous aussi ! Eh bien, mon âme ? Aimons-nous toujours ; cela nous aidera à prendre patience. Hélas ! m'amour, je vous dis de prendre patience, mais je n'ai pas plus de courage que vous. Pauvre petit trésor à moi, ma mie ; il y a trois jours que je n'ai vu ces beaux yeux-là, regardez-moi toujours pour me récompenser ! Petit coeur, est-ce que je m'accoutumerais à être malheureux ? Hi ! hi ! hi ! hi ! Comment voulez-vous que je m'empêche de pleurer, puisque vous voulez être si triste ? si vous aviez un peu de compassion pour moi, est-ce que vous seriez si affligée ? Oui ; mais je devinerai que vous l'êtes ; il faut me promettre que vous ne le serez plus. Silvia, je suis votre amant, vous êtes ma maîtresse, retenez-le bien, car cela est vrai, et tant que je serai en vie, cela ira toujours le même train, cela ne branlera pas, je mourrai de compagnie avec cela. Ah çà, dites-moi le serment que vous voulez que je vous fasse ? Dans cent ans d'ici, nous serons tout de même. Il n'y a donc rien à craindre, ma mie, tenons-nous joyeux. C'est une bagatelle ; quand on a un peu pâti, le plaisir en semble meilleur. Il n'y aura qu'à ne pas songer que nous pâtissons ! Je ne m'embarrasse que de vous ! C'est comme du miel, ces paroles-là ! Marchons, ma petite ! Oh non ; vous êtes de notre parti, vous. Notre amie, pendant qu'elle sera là, restez avec moi, pour empêcher que je ne m'ennuie ; il n'y a ici que votre compagnie que je puisse endurer ! Je n'ai point de faim ! Croyez-vous ? Je ne saurais. La soupe est-elle bonne ? Hum, il faut attendre Silvia ; elle aime le potage. Je veux bien : mais mon appétit n'est pas encore ouvert. Je suis si triste... Ce rôt est donc friand ? Que de chagrins ! Allons donc ; quand la viande est froide, elle ne vaut rien. Venez boire à la mienne, à cause de la connaissance. Bon, je suis content de vous ! Ah ! Ah ! Ah ! Bonjour, mon amie ! C'est que mon valet Trivelin, que je ne paye point, m'a mené par toutes les chambres de la maison, où l'on trotte comme dans les rues ; où l'on jase comme dans notre halle, sans que le maître de la maison s'embarrasse de tous ces visages-là, et qui viennent chez lui sans lui donner le bonjour, qui vont le voir manger, sans qu'il leur dise : Voulez-vous boire un coup ? Je me divertissais de ces originaux-là en revenant, quand j'ai vu un grand coquin qui a levé l'habit d'une dame par-derrière. Moi, j'ai cru qu'il lui faisait quelque niche, et je lui ai dit bonnement : Arrêtez-vous, polisson, vous badinez malhonnêtement. Elle, qui m'a entendu, s'est retournée et m'a dit : Ne voyez-vous pas bien qu'il me porte la queue ? Et pourquoi vous la laissez-vous porter, cette queue ? Ai-je repris. Sur cela le polisson s'est mis à rire, la dame riait, Trivelin riait, tout le monde riait : par compagnie je me suis mis à rire aussi. À cette heure je vous demande pourquoi nous avons ri, tous ? C'est donc encore un honneur ? Pardi, j'ai donc bien fait d'en rire ; car cet honneur-là est bouffon et à bon marché. Ah ! Morbleu, qu'on a apporté de friandes drogues ! Que le cuisinier d'ici fait de bonnes fricassées ! Il n'y a pas moyen de tenir contre sa cuisine ; j'ai tant bu à la santé de Silvia et de vous, que si vous êtes malades, ce ne sera pas ma faute. Quand j'ai donné mon amitié à quelqu'un, jamais je ne l'oublie, surtout à table. Mais à propos de Silvia, est-elle encore avec sa mère ? Taisez-vous quand je parle. Non, ma bonne. Écoute, je suis ton maître, car tu me l'as dit ; je n'en savais rien, fainéant que tu es ! S'il t'arrive de faire le rapporteur, et qu'à cause de toi on fasse seulement la moue à cette honnête fille-là, c'est deux oreilles que tu auras de moins : je te les garantis dans ma poche. Deux oreilles, entends-tu bien à présent ? Va-t'en. Cela est terrible ! Je n'ai trouvé ici qu'une personne qui entende la raison, et l'on vient chicaner ma conversation avec elle. Ma chère Flaminia, à présent, parlons de Silvia à notre aise ; quand je ne la vois point, il n'y a qu'avec vous que je m'en passe ! La bonne sorte de fille ! Toutes les fois que vous me plaignez, cela m'apaise, je suis la moitié moins fâché d'être triste. Cela se peut bien, je n'y ai jamais regardé de si près. Hélas ! Je ne sais point lire, mais vous me l'expliqueriez. Par la mardi, je voudrais n'être plus affligé, quand ce ne serait que pour l'amour du souci que cela vous donne ; mais cela viendra ! Pour la dernière fois ! J'ai donc bien du guignon ! Je n'ai qu'une pauvre maîtresse, ils me l'ont emportée, vous emporteraient-ils encore ? Et où est-ce que je prendrai du courage pour endurer tout cela ? Ces gens-là croient-ils que j'aie un coeur de fer ? Ont-ils entrepris mon trépas ? Seront-ils si barbares ? Ma mie, vous me gagnez le coeur ; conseillez-moi dans ma peine, avisons-nous, quelle est votre pensée ? Car je n'ai point d'esprit, moi, quand je suis fâché ; il faut que j'aime Silvia, il faut que je vous garde, il ne faut pas que mon amour pâtisse de notre amitié, ni notre amitié de mon amour, et me voilà bien embarrassé. Pauvre fille ! Il est fâcheux que j'aime Silvia, sans cela je vous donnerais de bon coeur la ressemblance de votre amant. C'était donc un joli garçon ? Eh vous l'aimiez donc beaucoup ? Je n'ai vu personne répondre si doucement que vous, votre amitié se met partout ; je n'aurais jamais cru être si joli que vous le dites ; mais puisque vous aimiez tant ma copie, il faut bien croire que l'original mérite quelque chose. Par la sambille, je vous trouve charmante avec cette pensée-là. Je suis tout de même. Je ne vous refuse pas ce plaisir-là, moi, regardez-moi à votre aise, je vous rendrai la pareille ! Ce pays-ci n'est pas digne d'avoir cette fille-là ; si par quelque malheur Silvia venait à manquer, dans mon désespoir je crois que je me retirerais avec elle ! Je serai bon, quand vous serez sage. J'ai vu cet homme-là quelque part. Non, Monsieur, vous ne me faites ni bien ni mal, en vérité. Vous n'avez seulement qu'à me dire si je dois aussi mettre mon chapeau. Je vous crois, puisque vous le dites. Que souhaite de moi Votre Seigneurie ? Mais ne me faites point de compliments, ce serait autant de perdu, car je n'en sais point rendre. Galbanum que tout cela ! Votre visage ne m'est point nouveau, Monsieur ; je vous ai vu quelque part à la chasse, où vous jouiez de la trompette ; je vous ai ôté mon chapeau en passant, et vous me devez ce coup de chapeau-là. Pas un brin. Oh que si ; mais vous n'aviez pas de grâce à me demander, voilà pourquoi je perdis mon étalage. Ma foi, vous n'y perdez rien. Mais que vous plaît-il ? Vous n'avez encore qu'à ne vous pas reconnaître à cela. Il n'aime donc pas les médisants ? Oh ! Oh ! Voilà qui me plaît ; c'est un honnête homme ; s'il ne me retenait pas ma maîtresse, je serais fort content de lui. Et que vous a-t-il dit ? Que vous étiez un mal appris ? Cela est très raisonnable : de quoi vous plaignez-vous ? Par la morbleu, je suis son serviteur ; franchement, je fais cas de lui, et je croyais être plus en colère contre lui que je ne le suis. Quand ces amis-là s'en iraient aussi avec vous, il n'y aurait pas grand mal ; car dis-moi qui tu hantes, et je te dirai qui tu es. Que le ciel bénisse cet homme de bien, il a vidé là sa maison d'une mauvaise graine de gens. Par ma foi, Messieurs, allez où il vous plaira ; je vous souhaite un bon voyage. Comment, être exilé, ce n'est donc point vous faire d'autre mal que de vous envoyer manger votre bien chez vous ? Et vous vivrez là paix et aise, vous ferez vos quatre repas comme à l'ordinaire ? Ne me trompez-vous pas ? Est-il sûr qu'on est exilé quand on médit ? Allons, voilà qui est fait, je m'en vais médire du premier venu, et j'avertirai Silvia et Flaminia d'en faire autant. Parce que je veux aller en exil, moi ; de la manière dont on punit les gens ici, je vais gager qu'il y a plus de gain à être puni que récompensé. Qu'est-ce que c'est ? Mais voyons. L'air d'un innocent, pour parler à la franquette ; mais qu'est-ce que cela fait ? Moi, j'ai l'air d'un innocent ; vous, vous avez l'air d'un homme d'esprit ; eh bien, à cause de cela, faut-il s'en fier à notre air ? N'avez-vous rien dit que cela ? Pardi, il faut bien vous donner votre revanche à vous autres. Voilà donc toute votre faute ? C'est se moquer, vous ne méritez pas d'être exilé, vous avez cette bonne fortune-là pour rien. J'aimerais mieux cultiver un bon champ, cela rapporte toujours peu ou prou, et je me doute que l'amitié de ces gens-là n'est pas aisée à avoir ni à garder. Quel trafic ! C'est justement recevoir des coups de bâton d'un côté, pour avoir le privilège d'en donner d'un autre ; voilà une drôle de vanité ! À vous voir si humbles, vous autres, on ne croirait jamais que vous êtes si glorieux. Oui, c'est mon intime. Oui, mais ce n'est pas là le chemin des miennes ; car je n'aime point qu'on épouse mes amies, moi, et vous n'imaginez rien qui vaille avec votre petit-cousin. Ne croyez plus. N'y manquez pas ; je vous promets mon intercession, sans que le petit-cousin s'en mêle. Je suis votre serviteur. Diantre, je suis en crédit, car on fait ce que je veux. Il ne faut rien dire à Flaminia du cousin ! Mon amie, vous deviez bien venir m'avertir plus tôt, nous l'aurions attendue en causant ensemble ! Silvia arrive ! Ah, m'amour, elles ne sont pas si habiles que vous êtes bien faite. Comment, nous gêner ! On envoie les gens me demander pardon pour la moindre impertinence qu'ils disent de moi ! Pour cela, Flaminia nous aime comme si nous étions frères et soeurs. Aussi, de notre part, c'est queussi-queumi. À la bonne heure, je suis de tous bons accords. Mettons encore Flaminia, elle se soucie de nous, et nous serons partie carrée. Ah ça, puisque nous voilà ensemble, allons faire collation, cela amuse. Donnez-vous patience, mon domestique. Dites-moi, qui est-ce qui me nourrit ici ? Par la sambille ! La bonne chère que je fais me donne des scrupules. Mardi, j'ai peur d'être en pension sans le savoir. De quoi riez-vous, grand benêt ? Dame, je prends mes repas dans la bonne foi ; il me serait bien rude de me voir un jour apporter le mémoire de ma dépense ; mais je vous crois. Dites-moi, à présent, comment s'appelle celui qui rend compte au Prince de ses affaires ? Oui ; j'ai dessein de lui faire un écrit pour le prier d'avertir le Prince que je m'ennuie, et lui demander quand il veut finir avec nous ; car mon père est tout seul. Si on veut me garder, il faut lui envoyer une carriole afin qu'il vienne. Il faut, après cela, qu'on nous marie Silvia et moi, et qu'on m'ouvre la porte de la maison ; car j'ai accoutumé de trotter partout, et d'avoir la clef des champs, moi. Ensuite nous tiendrons ici ménage avec l'amie Flaminia, qui ne veut pas nous quitter à cause de son affection pour nous ; et si le Prince a toujours bonne envie de nous régaler, ce que je mangerai me profitera davantage. Cela me plaît, à moi. Hum ! Le mauvais valet ! Allons vite, tirez votre plume, et griffonnez-moi mon écriture. Monsieur. Mettez les deux, afin qu'il choisisse. Vous saurez que je m'appelle Arlequin. Votre Grandeur saura. C'est donc un géant, ce secrétaire d'État ? Quel diantre de galimatias ! Qui jamais a entendu dire qu'on s'adresse à la taille d'un homme quand on a affaire à lui ? Que j'ai une maîtresse qui s'appelle Silvia, bourgeoise de mon village et fille d'honneur. Avec une bonne amie que j'ai faite depuis peu, qui ne saurait se passer de nous, ni nous d'elle : ainsi, aussitôt la présente reçue... Oh, oh ! Que signifie donc cette impertinente pâmoison-là ? Cela est fâcheux, mon mignon ; mais en attendant qu'elle en soit informée, je vais toujours vous en faire quelques remerciements pour elle. Vous vous trompez, mon amitié fait tout comme l'amour, en voilà des preuves. Bonjour, ma mie ; c'est ce faquin qui dit qu'il vous aime depuis deux ans. Et vous, ma mie, que dites-vous de cela ? Tout de bon ? Hélas ! Vous êtes votre maîtresse : mais si vous aviez un amant, vous l'aimeriez peut-être ; cela gâterait la bonne amitié que vous me portez, et vous m'en feriez ma part plus petite : Oh ! De cette part-là, je n'en voudrais rien perdre. Moi ! Eh, quel mal lui fais-je donc ? C'est bien fait, n'examinez jamais, Flaminia, cela sera ce que cela pourra ; au reste, croyez-moi, ne prenez point d'amant : j'ai une maîtresse, je la garde ; si je n'en avais point, je n'en chercherais pas. Qu'en ferais-je avec vous ? elle m'ennuierait. Eh ! Que serez-vous donc ? Chut : vous allez de compagnie ensemble. Comme vous voudrez : mais il ne faut pas l'envoyer, il faut venir toutes deux. Voilà mon homme de tantôt ; ma foi, Monsieur le médisant, car je ne sais point votre autre nom, je n'ai rien dit de vous au Prince, par la raison que je ne l'ai point vu. Oh ! Quoique je paraisse un innocent, je suis homme d'honneur. Est-ce Silvia que vous m'apportez ? Pas un brin, remportez cela, car si je le prenais, ce serait friponner la gratification. J'ai pourtant bon coeur aussi ; pour de l'ambition, j'en ai bien entendu parler, mais je ne l'ai jamais vue, et j'en ai peut-être sans le savoir. Qu'est-ce que c'est donc ? Un orgueil qui est noble ! Donnez-vous comme cela de jolis noms à toutes les sottises, vous autres ? Par ma foi, sa signification ne vaut pas mieux que lui, c'est bonnet blanc, et blanc bonnet. Eh ! Je n'en serais ni bien aise ni fâché ; c'est suivant la fantaisie qu'on a. J'ai opinion que cela les empêcherait de m'aimer de bon coeur ; car quand je respecte les gens, moi, et que je les crains, je ne les aime pas de si bon courage ; je ne saurais faire tant de choses à la fois. Voilà comme je suis bâti ; d'ailleurs voyez-vous, je suis le meilleur enfant du monde, je ne fais de mal à personne : mais quand je voudrais nuire, je n'en ai pas le pouvoir. Eh bien, si j'avais ce pouvoir, si j'étais noble, diable emporte si je voudrais gager d'être toujours brave homme : je ferais parfois comme le gentilhomme de chez nous, qui n'épargne pas les coups de bâton à cause qu'on n'oserait lui rendre. Pour cela, je voudrais payer cette dette-là sur-le-champ. Têtubleu, vous avez raison, je ne suis qu'une bête : allons, me voilà noble, je garde le parchemin, je ne crains plus que les rats, qui pourraient bien gruger ma noblesse ; mais j'y mettrai bon ordre. Je vous remercie, et le Prince aussi ; car il est bien obligeant dans le fond. Je suis votre serviteur. Monsieur ! Monsieur ! Ma noblesse m'oblige-t-elle à rien ? Car il faut faire son devoir dans une charge. Vous aviez donc des exemptions, vous, quand vous avez dit du mal de moi ? Généreux et honnête homme ! Vertuchoux, ces devoirs-là sont bons ! Je les trouve encore plus nobles que mes lettres de noblesse. Et quand on ne s'en acquitte pas, est-on encore gentilhomme ? Diantre ! Il y a donc bien des nobles qui payent la taille ? Est-ce là tout ? N'y a-t-il plus d'autre devoir ? Tout doucement : ces dernières obligations-là ne me plaisent pas tant que les autres. Premièrement, il est bon d'expliquer ce que c'est que cet honneur qu'on doit aimer plus que la vie. Malapeste, quel honneur ! Tout ce que vous m'avez dit n'est donc qu'un coq-à-l'âne ; car si je suis obligé d'être généreux, il faut que je pardonne aux gens ; si je suis obligé d'être méchant, il faut que je les assomme. Comment donc faire pour tuer le monde et le laisser vivre ? Je vous entends, il m'est défendu d'être meilleur que les autres ; et si je rends le bien pour le mal, je serai donc un homme sans honneur ? Par la mardi ! La méchanceté n'est pas rare ; ce n'était pas la peine de la recommander tant. Voilà une vilaine invention ! Tenez, accommodons-nous plutôt ; quand on me dira une grosse injure, j'en répondrai une autre si je suis le plus fort. Voulez-vous me laisser votre marchandise à ce prix-là ? Dites-moi votre dernier mot. Que la tache y reste ; vous parlez du sang comme si c'était de l'eau de la rivière. Je vous rends votre paquet de noblesse, mon honneur n'est pas fait pour être noble, il est trop raisonnable pour cela. Bonjour. Sans compliment, reprenez votre affaire. Il faudra donc qu'il me signe un contrat comme quoi je serai exempt de me faire tuer par mon prochain, pour le faire repentir de son impertinence avec moi. Et moi le vôtre. Qui diantre vient encore me rendre visite ? Ah ! C'est celui-là qui est cause qu'on m'a pris Silvia ! Vous voilà donc, Monsieur le babillard, qui allez dire partout que la maîtresse des gens est belle ; ce qui fait qu'on m'a escamoté la mienne. Êtes-vous gentilhomme, vous ? Mardi, vous êtes bienheureux ; sans cela je vous dirais de bon coeur ce que vous méritez : mais votre honneur voudrait peut-être faire son devoir, et après cela, il faudrait vous tuer pour vous venger de moi. Parlez, il vous est libre : mais je n'ai pas ordre de vous écouter, moi. Votre foi ? Excusez, Monseigneur, c'est donc moi qui suis un sot d'avoir été un impertinent avec vous ? Puisque vous n'avez pas de rancune contre moi, ne permettez que j'en aie contre vous ; je ne suis pas digne d'être fâché contre un prince, je suis trop petit pour cela : si vous m'affligez, je pleurerai de toute ma force, et puis c'est tout ; cela doit faire compassion à votre puissance, vous ne voudriez pas avoir une principauté pour le contentement de vous tout seul. Que voulez-vous, Monseigneur, j'ai une fille qui m'aime ; vous, vous en avez plein votre maison, et nonobstant vous m'ôtez la mienne. Prenez que je suis pauvre, et que tout mon bien est un liard ; vous qui êtes riche de plus de mille écus, vous vous jetez sur ma pauvreté et vous m'arrachez mon liard ; cela n'est-il pas bien triste ? Je sais bien que vous êtes un bon prince, tout le monde le dit dans le pays, il n'y aura que moi qui n'aurai pas le plaisir de le dire comme les autres. Ne parlons point de ce marché-là, vous gagneriez trop sur moi ; disons en conscience : si un autre que vous me l'avait prise, est-ce que vous ne me la feriez pas remettre ? Eh bien, personne ne me l'a prise que vous ; voyez la belle occasion de montrer que la justice est pour tout le monde. Allons, Monseigneur, dites-vous comme cela : Faut-il que je retienne le bonheur de ce petit homme parce que j'ai le pouvoir de le garder ? N'est-ce pas à moi à être son protecteur, puisque je suis son maître ? S'en ira-t-il sans avoir justice ? N'en aurais-je pas du regret ? Qui est-ce qui fera mon office de prince, si je ne le fais pas ? J'ordonne donc que je lui rendrai Silvia. Eh ! Monseigneur, ne vous fiez pas à ces gens qui vous disent que vous avez raison avec moi, car ils vous trompent. Vous prenez cela pour argent comptant ; et puis vous avez beau être bon, vous avez beau être brave homme, c'est autant de perdu, cela ne vous fait point de profit ; sans ces gens-là, vous ne me chercheriez point chicane, vous ne diriez pas que je vous manque de respect parce que je vous représente mon bon droit : allez, vous êtes mon prince, et je vous aime bien ; mais je suis votre sujet, et cela mérite quelque chose. Que je suis à plaindre ! Prenez quelque consolation, Monseigneur, promenez-vous, voyagez quelque part, votre douleur se passera dans les chemins. Ahi ! Qu'on a de mal dans la vie ! Il faut que je m'en aille, vous êtes trop fâché d'avoir tort, j'aurais peur de vous donner raison. Vous avez tant de charité pour moi, n'en aurais-je donc pas pour vous ? Que j'ai de souci ! Le voilà désolé. Monseigneur ! Non, je ne suis qu'en peine de savoir si je vous accorderai celle que vous voulez. Et vous aussi, voilà ce qui m'ôte le courage : hélas ! Que les bonnes gens sont faibles ! Je le crois bien ; je ne vous promets pourtant rien, il y a trop d'embarras dans ma volonté : mais à tout hasard, si je vous donnais Silvia, avez-vous dessein que je sois votre favori ? C'est qu'on m'a dit que vous aviez coutume d'être flatté ; moi, j'ai coutume de dire vrai, et une bonne coutume comme celle-là ne s'accorde pas avec une mauvaise ; jamais votre amitié ne sera assez forte pour endurer la mienne. Flaminia sera-t-elle sa maîtresse ? Point du tout ; c'est la meilleure fille du monde, vous ne devez point lui vouloir de mal. Apparemment que mon coquin de valet aura médit de ma bonne amie ; par la mardi, il faut que j'aille voir où elle est. Mais moi, que ferai-je à cette heure ? Est-ce que je quitterai Silvia là ? Cela se pourra-t-il ? Y aura-t-il moyen ? Ma foi non, non assurément. J'ai un peu fait le nigaud avec le Prince, parce que je suis tendre à la peine d'autrui ; mais le Prince est tendre aussi lui, et il ne dira mot. Bonjour, Flaminia, j'allais vous chercher ! Qu'est-ce que cela veut dire, adieu ? Ah me voilà un joli garçon à présent ! Ahi, qu'est-ce, ma mie ? Qu'a-t-il, ce cher coeur ? C'est donc de l'amour ? Attendez... Je me suis peut-être trompé, moi aussi, sur mon compte. Restez. Parlons raison. C'est que mon amitié est aussi loin que la vôtre ; elle est partie : voilà que je vous aime, cela est décidé, et je n'y comprends rien. Ouf ! Je ne suis point marié, par bonheur. Silvia se mariera avec le Prince, et il sera content. Ensuite, puisque notre coeur s'est mécompté et que nous nous aimons par mégarde, nous prendrons patience et nous nous accommoderons à l'avenant ! Vraiment oui ; est-ce ma faute, à moi ? Pourquoi ne m'avertissiez-vous pas que vous m'attraperiez et que vous seriez ma maîtresse ? Morbleu ! Le devinais-je ? Ne nous reprochons rien ; s'il ne tient qu'à être aimable, vous avez plus de tort que moi. Ah ! Je pars pour parler au Prince ; ne dites pas à Silvia que je vous aime, elle croirait que je suis dans mon tort, et vous savez que je suis innocent ; je ne ferai semblant de rien avec elle, je lui dirai que c'est pour sa fortune que je la laisse là. Attendez, et donnez-moi votre main que je la baise... Qui est-ce qui aurait cru que j'y prendrais tant de plaisir ? Cela me confond. J'ai tout entendu, Silvia. À présent, je me moque du tour que notre amitié nous a joué ; patience, tantôt nous lui en jouerons d'un autre ! **** *creator_marivaux *book_marivaux_doubleinconstance *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_doubleinconstance *dist2_marivaux_prose_comedy *id_TRIVELIN *date_1723 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_trivelin Mais, Madame, écoutez-moi. Ne faut-il pas être raisonnable ? Cependant... Vous avez soupé hier si légèrement, que vous serez malade, si vous ne prenez rien ce matin. Ma foi, je ne m'y jouerai pas, je vois bien que vous me tiendriez parole ; si j'osais cependant... En vérité, je vous demande pardon, celui-là m'est échappé, mais je n'en dirai plus, je me corrigerai. Je vous prierai seulement de considérer... Que c'est votre souverain qui vous aime. Songez que c'est sur vous qu'il fait tomber le choix qu'il doit faire d'une épouse entre ses sujettes. Il ne vous enlève que pour vous donner la main. Voyez, depuis deux jours que vous êtes ici, comment il vous traite ; n'êtes-vous pas déjà servie comme si vous étiez sa femme ? Voyez les honneurs qu'il vous fait rendre, le nombre de femmes qui sont à votre suite, les amusements qu'on tâche de vous procurer par ses ordres. Qu'est-ce qu'Arlequin au prix d'un prince plein d'égards, qui ne veut pas même se montrer qu'on ne vous ait disposée à le voir ? D'un prince jeune, aimable et rempli d'amour, car vous le trouverez tel. Eh ! Madame, ouvrez les yeux, voyez votre fortune, et profitez de ses faveurs. Oh parbleu ! Je n'en sais pas davantage, voilà tout l'esprit que j'ai. Mais encore, daignez, s'il vous plaît, me dire en quoi je me trompe ! Eh ! Doucement, Madame, mon dessein n'est pas de vous fâcher. Je suis votre serviteur. Le compliment est court, mais il est net. Tranquillisez-vous pourtant, Madame. Encore une fois, calmez-vous, vous voulez Arlequin, il viendra incessamment, on est allé le chercher ! Et vous lui parlerez aussi ! Ce qu'elle dit, seigneur, ma foi, ce n'est pas la peine de le répéter, il n'y a rien encore qui mérite votre curiosité. Eh non, seigneur, ce sont de petites bagatelles dont le récit vous ennuierait, tendresse pour Arlequin, impatience de le rejoindre, nulle envie de vous connaître, désir violent de ne vous point voir, et force haine pour nous ; voilà l'abrégé de ses dispositions, vous voyez bien que cela n'est point réjouissant ; et franchement, si j'osais dire ma pensée, le meilleur serait de la remettre où on l'a prise. Mon sentiment à moi est qu'il y a quelque chose d'extraordinaire dans cette fille-là ; refuser ce qu'elle refuse, cela n'est point naturel, ce n'est point là une femme, voyez-vous, c'est quelque créature d'une espèce à nous inconnue. Avec une femme, nous irions notre train ; celle-ci nous arrête, cela nous avertit d'un prodige, n'allons pas plus loin. Oui ; je l'attends ! Oui ; mais si elle ne le voit, l'esprit lui tournera, j'en ai sa parole. Il n'y a qu'à réduire ce drôle-là, s'il ne veut pas. Il n'est pas besoin, la voilà qui entre ; adieu, je vais au-devant d'Arlequin ! Eh bien, seigneur Arlequin, comment vous trouvez-vous ici ? N'est-il pas vrai que voilà une belle maison ? Je suis un honnête homme, à présent votre domestique : je ne veux que vous servir, et nous n'allons pas plus loin. Doucement. C'est un plus grand maître que vous qui vous a fait le mien. Quand vous le connaîtrez, vous parlerez autrement. Expliquons-nous à présent. Oui, sur Silvia. Vous l'avez perdue depuis deux jours ? Ce ne sont pas des voleurs. Je sais où elle est ! Vous la verrez ici ! De la façon dont ce drôle-là prélude, il ne nous promet rien de bon. Écoutez, j'ai bien autre chose à vous dire ! Je vous dis que vous la verrez : mais il faut que je vous entretienne auparavant. Vous souvenez-vous d'un certain cavalier, qui a rendu cinq ou six visites à Silvia, et que vous avez vu avec elle ? Cet homme-là a trouvé votre maîtresse fort aimable. Et il en a fait au Prince un récit qui l'a enchanté. Le Prince a voulu la voir, et a donné ordre qu'on l'amenât ici. Hum ! Il y a une petite difficulté : il en est devenu amoureux, et souhaiterait d'en être aimé à son tour. Vous n'allez point au fait, écoutez jusqu'au bout ! Vous savez que le Prince doit se choisir une femme dans ses États ? Je vous l'apprends ! Silvia plaît donc au Prince, et il voudrait lui plaire avant que de l'épouser. L'amour qu'elle a pour vous fait obstacle à celui qu'il tâche de lui donner pour lui. Vous avez raison : mais ne voyez-vous pas que si vous épousez Silvia, le Prince resterait malheureux ? Seigneur Arlequin, croyez-moi, faites quelque chose pour votre maître. Il ne peut se résoudre à quitter Silvia, je vous dirai même qu'on lui a prédit l'aventure qui la lui a fait connaître, et qu'elle doit être sa femme ; il faut que cela arrive, cela est écrit là-haut. Non vraiment, il ne faut jamais faire de mal à personne. Eh morbleu, on ne prétend pas vous faire du mal ; nous avons ici d'aimables filles, épousez-en une, vous y trouverez votre avantage. Savez-vous bien que le mariage que je vous propose vous acquerra l'amitié du Prince ? Mais les richesses que vous promet cette amitié ? Vous ignorez le prix de ce que vous refusez ! Maison à la ville, maison à la campagne. Parbleu, vos valets ! Non, que je pense ; vous ne serez pas en deux endroits en même temps. Quand il vous plaira, vous irez de l'une à l'autre. Mais rien ne vous touche, vous êtes bien étrange ! Cependant tout le monde est charmé d'avoir de grands appartements, nombre de domestiques... Je conviens que vous ne serez point en danger de mettre ce domestique-là dehors : mais ne seriez-vous pas sensible au plaisir d'avoir un bon équipage, un bon carrosse, sans parler de l'agrément d'être meublé superbement ? Têtubleu ! Vous êtes vif : si l'on vous en croyait, on ne pourrait fournir les hommes de souliers ! Un moment : vous ne vous souciez ni d'honneurs, ni de richesses, ni de belles maisons, ni de magnificence, ni de crédit, ni d'équipages. La bonne chère vous tenterait-elle ? Une cave remplie de vin exquis vous plairait-elle ? Seriez-vous bien aise d'avoir un cuisinier qui vous apprêtât délicatement à manger, et en abondance ? Imaginez-vous ce qu'il y a de meilleur, de plus friand en viande et en poisson : vous l'aurez, et pour toute votre vie. Vous ne répondez rien ? Allons, seigneur Arlequin, faites-vous un sort heureux ; il ne s'agira seulement que de quitter une fille pour en prendre une autre. Que vous auriez bu de bon vin ! Que vous auriez mangé de bons morceaux ! Vous l'entretiendrez, soyez-en sûr, mais il est encore un peu matin ! Le Prince me demande, j'y cours : mais tenez donc compagnie au seigneur Arlequin pendant mon absence. Non, non, vous pourriez vous ennuyer. Adieu, je vous rejoindrai bientôt. Vous sortez ? Allons, allons faire un tour en attendant le dîner, cela vous désennuiera !  Le Prince, qui vous aime, commence par là à vous donner des témoignages de sa bienveillance ; il veut que ces gens-là vous suivent pour vous faire honneur. Oui sans doute. Personne. Non. Nous ne méritons pas cela ! D'où vient donc cela ? Vous ne m'entendez pas ! Arrêtez, arrêtez, que faites-vous ? Écoutez, vous m'avez battu : mais je vous le pardonne, je vous crois un garçon raisonnable. Quand je vous dis que nous ne méritons pas d'avoir des gens à notre suite, ce n'est pas que nous manquions d'honneur ; c'est qu'il n'y a que les personnes considérables, les seigneurs, les gens riches, qu'on honore de cette manière-là : s'il suffisait d'être honnête homme, moi qui vous parle, j'aurais après moi une armée de valets ! Vous m'avez fait mal. C'est cela même ! Mais on peut être honorable avec cela. Nous avons ordre de rester auprès de vous. Vous serez satisfait, elle va venir... Parbleu je ne vous trompe pas, car la voilà qui entre : adieu, je me retire ! Je suis au désespoir de vous interrompre : mais votre mère vient d'arriver, Mademoiselle Silvia, et elle demande instamment à vous parler ! Seigneur Arlequin, le dîner est prêt ! Exquise. Le vin est au frais, et le rôt tout prêt. C'est du gibier qui a une mine... Mais, seigneur Arlequin, songerez-vous toujours à Silvia ? Comment, j'ai tort ! À ce que je vois, Flaminia, vous vous souciez beaucoup des intérêts du Prince ! Je ne suis pas à cela près, et je veux faire mon devoir. Je vous pardonne tout à vous, car enfin il le faut : mais vous me le paierez, Flaminia ! Seigneur Arlequin, n'y a-t-il point de risque à reparaître ? N'est-ce point compromettre mes épaules ? Car vous jouez merveilleusement de votre épée de bois. Voilà un seigneur qui demande à vous parler ! Le Seigneur approche, et fait des révérences, qu'Arlequin lui rend ! Eh bien, que voulez-vous que je fasse de l'écritoire et du papier que vous m'avez fait prendre ? Tant qu'il vous plaira. C'est le Prince. D'où vient donc ? Ha, ha, ha, ha. Je ris de votre idée, qui est plaisante. Allez, allez, seigneur Arlequin, mangez en toute sûreté de conscience, et buvez de même. Son secrétaire d'État, voulez-vous dire ? Eh bien ? Vous n'avez qu'à parler, la carriole partira sur-le-champ. Mais, seigneur Arlequin, il n'est pas besoin de mêler Flaminia là-dedans. Hum ! Dictez. Halte-là, dites Monseigneur. Fort bien. Doucement. Vous devez dire : Votre Grandeur saura. Non, mais n'importe. Je mettrai comme il vous plaira. Vous saurez que je m'appelle Arlequin. Après ? Courage ! Flaminia ne saurait se passer de vous ? Ahi ! La plume me tombe des mains. Il y a deux ans, seigneur Arlequin, il y a deux ans que je soupire en secret pour elle. Des remerciements à coups de bâton ! Je ne suis pas friand de ces compliments-là. Eh que vous importe que je l'aime ? Vous n'avez que de l'amitié pour elle, et l'amitié ne rend point jaloux. Oh ! Diable soit de l'amitié !