**** *creator_marivaux *book_marivaux_felicie *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_felicie *dist2_marivaux_prose_comedy *id_FELICIE *date_1750 *sexe_masculin *age_jeune *statut_exterieur *fonction_autres *role_felicie Il faut avouer qu'il fait un beau jour. Aussi le plaisir d'être avec vous, qui est toujours si grand pour moi, ne m'a-t-il jamais été si sensible. Vous croyez, Madame ? Quoi ! N'est-ce que d'aujourd'hui que vous êtes bien sûre de cette vérité-là, vous, avec qui je suis dès mon enfance, vous, à qui je dois tout ce que je puis avoir d'estimable dans le coeur et dans l'esprit ! Vos bontés m'ont-elles rien laissé à souhaiter ? Il n'y en a point dont vous n'ayez voulu embellir mon âme. Je m'en fie à votre tendresse, elle m'en a sans doute donné tout ce qu'il m'en faut. J'y rêve, puisque vous me l'ordonnez, et jusqu'ici je ne vois rien ; car enfin, que demanderais-je ? Attendez pourtant, Madame ; des grâces, par exemple, je n'y songeais point ; qu'en dites-vous ? Il me semble que je n'en ai pas assez. Ah, Madame ! ce n'est assurément que par bonté que vous le dites ? Je pense pourtant que je n'en serais que mieux, si j'en avais un peu plus. Hélas, Madame ! C'est de bonne foi ; si je savais mieux, je le dirais. Dangereux, Madame ! Oh ! Que non : vous m'avez trop bien élevée ; il n'y a rien à craindre. Mais, de plaire : non, ce n'est pas positivement cela ; c'est qu'on a l'amitié de tout le monde quand on est aimable, et l'amitié de tout le monde est utile et souhaitable. Oh ! Pour celui-là, je n'y songe pas, je vous assure. Peut-être que je ne le suis pas autant que je l'ai cru. Ah!... Je vous suis bien obligée, Madame. J'en ai une reconnaissance infinie ; et apparemment qu'il y a bien du changement en moi, quoique je ne le voie pas. Comblée de vos bontés ; vous n'y avez rien épargné. Allez, Madame, vous n'aurez pas lieu de vous en repentir. Le monde ! et je croyais être encore auprès de notre demeure. Je ne sais tout ce que cela signifie ; mais je la trouve charmante, et je serai ravie d'être avec elle : nous ne nous quitterons donc point ? Oh ! Vraiment ! Nous serons donc inséparables. Votre retraite m'afflige. Que sais-je ce qui peut m'arriver ici où je ne connais personne ? Sur ce pied-là, soyons donc en repos, et parcourons ces lieux. Voilà un canton qui me paraît bien riant ; ma chère compagne, allons-y ; voyons ce que c'est. Qu'appelez-vous plus sûr ? Eh bien ! Est-ce qu'on m'y fera un crime d'être jolie, dans ce pays galant ? Ne sommes-nous ici que pour y visiter des déserts ? Eh ! Comment l'entendez-vous donc, s'il vous plaît, ma chère compagne ? Quoi ! Sous le prétexte qu'on est aimable, on n'osera pas se montrer ; il ne faudra rien voir, toujours s'enfuir, et ne s'occuper qu'à faire la sauvage ? La condition d'une jolie personne serait donc bien triste ! Oh ! Je ne crois point cela du tout ; il vaudrait mieux être laide : je redemanderais la médiocrité des agréments que j'avais, si cela était ; et à vous entendre dire, ce serait une vraie perte pour une fille que de perdre sa laideur ; ce serait lui rendre un très mauvais service que de la rendre aimable, et on ne l'a jamais compris de cette manière-là. À la bonne heure : s'il n'y avait pas un peu de peine, il n'y aurait pas grand mérite. À l'égard des pièges dont vous parlez, il me semble à moi qu'il n'est pas question de les fuir, mais d'apprendre à les mépriser ; et pourquoi ? Parce qu'ils sont inutiles pour qui les méprise, et qu'en les fuyant d'un côté, on peut les trouver d'un autre. Voilà mes idées, que je crois bonnes. Toutes simples. Que peut-il m'arriver dans le canton que vous craignez tant ? Voyons ; si je plais, on m'y regardera, n'est-il pas vrai ? Supposons même qu'on m'y parle. Eh bien ! qu'on m'y regarde, qu'on m'y parle, qu'on m'y fasse des compliments, si l'on veut, quel mal cela me fera-t-il ? Sont-ce là ces pièges si redoutables, qu'il faille renoncer au jour pour les éviter ? Me prenez-vous pour un enfant ? Et vous, bien des terreurs paniques, Modestie. Fort bien ; et moyennant ce caractère, nous voilà donc condamnées à rester là : nos relations seront curieuses ! Quelle antipathie avez-vous pour l'autre ? C'est qu'il me réjouit moins la vue. Mais pour le fuir, il faut le voir. Encore une fois, pour fuir, il faut un objet ; on ne fuit point sans avoir peur de quelque chose, et je ne vois rien qui m'épouvante. Et parce que j'en ai, il faut que je les cache, il faut que l'obscurité soit mon partage ! Eh ! Que ne m'a-t-on dit que c'était le plus grand malheur du monde que d'être jolie, puisqu'il faut être esclave des conséquences de son visage ? Ne voyez-vous pas bien que la raison n'est point d'accord de cela ? Je me suis donc étrangement trompée ; j'ai souhaité d'être aimable, afin qu'on m'aimât dès qu'on me verrait, ce qui est assurément très innocent ; et il se trouverait que, selon vos chicanes, ce serait afin qu'on ne me vît jamais : en vérité, je ne saurai goûter ce que vous me dites. Il en sera ce qui me plaira ! Ce n'est pas là répondre ; je veux que vous soyez de mon avis, dès que j'ai raison. Puisque vous êtes la Modestie, on est bien aise d'avoir votre approbation. Allons, allons, je vois bien que vous vous rendez. Mais me trompé-je ? Entendez-vous la gaieté des sons qui partent de ce côté-là ? Nous nous y amuserons assurément ; il doit y avoir quelque agréable fête. Que cela est vif et touchant ! Pourquoi trop ? Est-ce qu'il n'est pas permis d'avoir du goût ? Allez-vous encore trembler là-dessus ? Parlez franchement ; c'est qu'on a tort d'avoir des yeux et des oreilles, n'est-ce pas ? Ah ! Que vous êtes farouche ! Ce que j'entends là me fait pourtant grand plaisir... Prêtons-y un peu d'attention... Que cela est tendre et animé tout ensemble ! Oui, elle est belle, mais sérieuse. Cela est vrai, je lui trouve de la majesté. N'allons pas si vite ; elle a quelque chose de grave qui m'arrête. Oui, je l'avoue. J'aurais bien voulu voir ce qui se passe de l'autre côté. Mais voici bien autre chose ; regardez à votre tour, et voyez à gauche ce beau jeune homme qui vient de paraître, accompagné de ces jolis chasseurs, et qui nous salue ; il ne nous épargne pas non plus les avances. Attendez. Je vous rends grâces, Madame, et je verrai. J'en fais beaucoup à ce que vous me dites ; mais cela ne me dispense pas de le saluer, puisqu'il me salue. Vous voyez bien qu'il continue les siennes. Mais vous voulez donc que je sois malhonnête ? Je serais volontiers de cet avis-là, l'aspect m'en plaît beaucoup. Non, je vous l'avoue, il n'y a rien d'égal à l'embarras où vous me mettez tous deux ; car je ne saurais prendre l'un que je ne laisse l'autre ; et le moyen d'être partout ! Oh ! Vraiment, je sais bien que vous n'y feriez pas tant de façons ; vous en parlez bien à votre aise. Autre injustice. Eh ! Mais sans doute ; mais mon coeur ne sait ce qu'il veut, voilà ce que c'est ; il ne choisit point ; tenez, il vous voudrait tous deux ; voyez, n'y aurait-il pas moyen de vous accorder ? Eh bien ! Voilà un accommodement qui me paraît très raisonnable, par exemple ; ne nous quittons point, allons ensemble. Vous en jugez mal, il n'a point cet air-là. Allons, Madame ; ayez cette complaisance-là pour moi, qui vous aime : considérez que je suis une jeune personne à qui l'âge donne une petite curiosité pardonnable et sans conséquence ; je vous en prie, ne me refusez pas. Pour innocents, j'en suis persuadée ; il serait inutile de m'en proposer d'autres. Tant pis pour eux ; sauf à les laisser là, quand ils ne le seront plus. Je n'en doute pas un instant, j'en ai la meilleure opinion du monde, assurément, et je les aime d'avance ; je vous le dis de tout mon coeur. Mais prenons toujours ceux-ci qui se présentent, et qui sont permis ; voyons ce que c'est, et puis nous irons aux vôtres : est-ce que j'y renonce ? Oh ! Je sais toujours votre avis, à vous, sans que vous le disiez. Tenez, vous parlerai-je franchement ? Cette rigueur-là n'est point du tout persuasive, point du tout : austérité superflue que tout cela ; l'excès n'est point une sagesse, et je sais me conduire. Ahi ! Oui, mais levez-vous donc ; ne faites rien qui lui donne raison. Bon, imprudente ! Je ne vous dis pas adieu, moi ; j'irai vous retrouver. Et moi, je le sais bien ; vous le verrez. À qui en avez-vous ? À qui en a-t-elle ? Dites-moi donc le crime que j'ai fait ; car je l'ignore ! De quoi s'est-elle fâchée ? De quoi l'êtes-vous ? Où cela va-t-il ? Il est pourtant vrai que, sans vous, je l'aurais suivie, Seigneur. À merveille ! Voilà un langage qui vient fort à propos ! Courage ! Si vous continuez sur ce ton-là, je pourrai bien avoir tort d'être ici. Je vous dis que ces flammes-là vont encore effaroucher ma compagne. Ah ! Que j'ai mal fait de rester ! Au moins, ne me quittez pas. Oh ! Toujours temps ! Aussi n'y manquerai-je pas, s'il continue. Ah ! Il signifie que je vais m'en retourner, et que vous n'êtes pas raisonnable. En un mot, je ne veux pas que vous m'aimiez. L'impossible ! Et toujours des expressions tendres ! Eh bien ! Si vous m'aimez, ne me le dites point. Je n'ai point de réplique à cela ; mais je vous défie de me rien reprocher, car je me défends bien. Cela ne prend rien sur mon coeur ; ainsi, ne vous inquiétez pas ; ce ne sera rien. Arrêtez, Modestie ! Seigneur, je vous déclare que je ne veux point la perdre. C'est ma compagne. N'interrompez point. Toujours de l'amour, vous ne vous corrigez point. Laissez là ma main, elle n'est pas de la conversation. Et moi, je ne veux point. Eh bien, encore ! Ne vous l'avais-je pas défendu ? Cela nous brouillera, vous dis-je, cela nous brouillera. Vous voyez bien que je me fâche, afin qu'il n'y revienne plus : qu'avez-vous à dire ? Il est vrai que vous vous scandalisez de trop peu de chose. Oh ! Si votre coeur n'a pas besoin d'elle, le mien n'est pas de même, entendez-vous ? Je suis bien heureuse qu'elle me gêne. Si je lui disais, pour m'en défaire, que je suis un peu sensible, le trouveriez-vous mauvais ? Il n'en sera pas plus avancé. Passez-vous donc de ma réponse. Ce jeune homme vous impatiente : promenez-vous un instant sans me quitter ; je tâcherai d'abréger la conversation. Je ne vous propose pas de vous en aller, je ne veux pas seulement vous perdre de vue, et ce que j'en dis n'est que pour vous épargner son importunité. Et moi, je suis honteuse. Oh ! Pour ce commencement-là, il n'est pas difficile : oui, j'y consens ; quand je ne le voudrais pas, il n'en serait ni plus ni moins, ainsi, il vaut autant vous le permettre. Surtout, réglez vos demandes. Oui ; mais j'y suis, moi. J'avoue que, si elle y était, je n'oserais jamais vous dire le plaisir que j'ai à vous voir. Presque autant qu'aimable. Je vous aime, et j'avais grande envie de vous le dire ; rappelons ma compagne. Comment, pas encore ? Je vous aime, mais voilà tout. Oui, oui, que ce que je voudrai ! Je n'ai pourtant fait jusqu'ici que ce que vous avez voulu. Qui est-ce qui a jamais douté de cela ? Pour soi-même, assurément. Avec l'avis de ses parents, pourtant. Vous avez raison. Un très grand tort. Ah ! vous me faites frémir, et par bonheur ma compagne n'est qu'à deux pas d'ici. Mon époux, Lucidor ! Voulez-vous que mon coeur soit la dupe de ce mot-là ! Vous devriez craindre vous-même de me persuader. N'est-il pas de votre intérêt que je sois estimable ? Et l'estime que je mérite encore, que deviendrait-elle ? Vous permettre de m'aimer, vous l'entendre dire, vous aimer moi-même, à la bonne heure, passe pour cela ; s'il y entre de la faiblesse, elle est excusable ; on peut être tendre et pourtant vertueuse ; mais vous me proposez d'être insensée, d'être extravagante, d'être méprisable ; oh ! Je suis fâchée contre vous ; je ne vous reconnais point à ce trait-là. Et moi, je vous dis, Lucidor, que c'est la rendre immanquable : non, non, n'en parlons plus ; je ne me rendrai jamais à cela ; tout ce que je puis faire, c'est de vous pardonner de me l'avoir dit. Quel malheur que d'aimer ! Qu'on me l'avait bien dit, et que je mérite bien ce qui m'arrive ! Je ne crois rien, je pleure. « Adieu, trop imprudente Félicie », me disait cette dame en partant : oh ! Que cela est vrai ! Se marier de son chef, sans consulter qui que ce soit au monde, sans témoin de ma part, car je ne connais personne ici ; quel mariage ! Oh ! Pour nos coeurs, ne m'en parlez pas, je ne m'y fierai plus, ils m'ont trompée tous deux. Dès aujourd'hui, si on le veut ; et si on ne l'approuve pas, je l'approuverai, moi. Par pitié pour moi, demeurons raisonnables. Lucidor, ce mariage-là ne réussira pas. Hélas ! Je suis donc sans secours. Eh bien ! Puisqu'il le faut, donnez-moi, de grâce, un quart d'heure pour me résoudre ; mon esprit est tout en désordre ; je ne sais où je suis, laissez-moi me reconnaître, n'arrachez rien au trouble où je me sens, et fiez-vous à mon amour ; il aura plus de soin de vous que de moi-même. Non, cher Lucidor ; je vous promets de n'avoir à faire qu'à mon coeur, et vous n'aurez que lui pour juge.Laissez-moi, vous reviendrez me trouver. Ah ! Que suis-je devenue ? Je n'en sais rien. Je n'en sais rien non plus. Infiniment. Plus forte ! Je n'ai pas le courage de vouloir l'être. Je ne saurais ; je soupire de mon état, et je l'aime ; de peur d'en sortir, je ne veux pas le connaître. Elle me guérirait de mon amour. Et mon amour m'est cher. Je l'estime, mais je n'ai rien à lui dire, et je crains qu'elle ne me parle. Non, je ne risque rien : Lucidor est plein d'honneur, il m'aime ; je sens que je ne vivrais pas sans lui ; on me le refuserait peut-être, je l'épouse ; il est question d'un mariage qu'il me propose avec toute la tendresse imaginable, et sans lequel je sens que je ne puis être heureuse : ai-je tort de vouloir l'être ? Quelle obstination ! Est-ce qu'il est défendu, dans le monde, de faire son bonheur ? Hélas ! Elles me quittent, elles disparaissent toujours à votre aspect, et je ne sais pourquoi. De grâce, Lucidor, du moins rappelons-les, et qu'elles nous suivent. Hélas ! De ma compagne et de l'autre dame. Ô ciel ! Vous m'entraînez ! Où suis-je ? Que vais-je devenir ? Mon trouble, leur absence et mon amour m'épouvantent : rappelons-les, qu'elles reviennent. Ah ! Chère Modestie, chère compagne, où êtes-vous ? Où sont-elles ? Ah ! Madame, ah ! Ma protectrice ! Que je vous ai d'obligation. Vous me pardonnez donc ? Je vous retrouve ; que je suis heureuse ! Et qu'il est doux de me revoir entre vos bras ! **** *creator_marivaux *book_marivaux_felicie *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_felicie *dist2_marivaux_prose_comedy *id_LUCIDOR *date_1750 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_lucidor Beauté céleste, je règne dans ces cantons ; j'ose assurer qu'ils sont les plus riants ; daignez les honorer de votre présence. Quoi ! L'on vous entraîne, et vous me rejetez ! Vous me haïssez donc ? Pour moi, j'y consens : que Madame vous suive où je vais vous mener, je ne l'en empêche pas ; ma douceur et ma bonne foi me rendent de meilleure composition qu'elle. Mille plaisirs innocents vous attendent où nous allons. Quel ridicule entêtement ! Je n'ai que vos bontés pour ressource. Au nom de tant de charmes, ne vous rendez point ; songez qu'il ne s'agit que d'une bagatelle. Laissez-la aller ; vous la rejoindrez. Si le plaisir qu'on sent à vous voir la chagrine, sa peine est sans remède, Félicie ; mais n'y songez plus, nous nous passerons bien d'elle. Vous repentez-vous déjà d'avoir bien voulu demeurer ? Que nous sommes différents l'un de l'autre ! Je ferais ma félicité d'être toujours avec vous : oui, Félicie, vous êtes les délices de mes yeux et de mon coeur. Eh ! Qui pourrait condamner les sentiments que j'exprime ? Jamais l'amour offrit-il d'objet aussi charmant que vous l'êtes ? Vos regards me pénètrent ; ils sont des traits de flamme. Eh ! Quel autre discours voulez-vous que je vous tienne ? Vous ne m'inspirez que des transports, et je vous en parle ; vous me ravissez, et je m'écrie ; vous m'embrasez du plus tendre et du plus invincible de tous les amours, et je soupire. Ô ciel ! Quel discours ! De grâce, adorable Félicie, expliquez-moi ce soupir ; à qui s'adresse-t-il ? Que signifie-t-il ? Non, vous ne vous en retournerez pas sitôt ; vous n'aurez pas la cruauté de me déchirer le coeur. Donnez-moi donc la force de faire l'impossible. En quel endroit de la terre irez-vous, où l'on ne vous le dise pas ? Content de vous voir, de vous aimer, je ne vous demande que de souffrir mes respects et ma tendresse. Vous, qui l'accompagnez, d'où vient que vous vous déclarez mon ennemie ? Et moi, je suis l'adorateur de la sienne. Elle devrait avoir nom Férocité, et non pas Modestie. Revenez, Madame, revenez ; je ne dirai plus rien qui vous déplaise et je me tairai. Mais, pendant mon silence, Félicie, permettez à ces jeunes chasseurs, que vous voyez épars, de vous marquer, à leur tour, la joie qu'ils ont de vous avoir rencontrée ; ils me divertissent quelquefois moi-même par leurs danses et par leurs chants : souffrez qu'ils essaient de vous amuser. La musique et la danse ne doivent effrayer personne. Qu'elle est revêche et bourrue ! Asseyons-nous et écoutons. Vous intéressez tous les coeurs, Félicie. Ils n'auront pas seuls l'honneur de vous amuser, et je prétends y avoir part. De vos beaux yeux le charme inévitable Me fait brûler de la plus vive ardeur : Plus que Diane redoutable, Sans flèches ni carquois, vous irez droit au coeur. Et vous, toujours de nouveaux charmes ; ils ne finissent point. Mon coeur voudrait pourtant bien en avoir une avec elle. L'insupportable fille ! Ma tendresse ne vous fatiguerait pas tant sans elle. Eh ! Quel besoin le vôtre en a-t-il ? Dites-moi le moindre mot consolant. Achevez. Si elle s'écartait un moment, comme elle le pourrait, sans s'éloigner, quel inconvénient y aurait-il ? Ah ! Je respire. Non, Félicie, ne troublez point un si doux moment par de chagrinantes réflexions ; vous voilà libre, et vous m'avez promis de vous expliquer ; je vous adore, commencez par me dire que vous le voulez bien. Ce n'est pas encore assez. Je n'en ferai que de légitimes ; je vous aime, y répondez-vous ? votre compagne n'y est plus. Vous avez trop de bonté pour me tenir si longtemps inquiet de mon sort, et vous ne l'avez éloignée que pour m'en éclaircir. Je suis donc un peu aimé ? Vous m'aimez ? Pas encore. Attendez ce qui me reste à vous dire, il n'en sera que ce que vous voudrez. Écoutez-moi, charmante Félicie, n'est-ce pas toujours à la personne que l'on aime qu'il faut se marier ? Et pour qui se marie-t-on ? On est donc, à cet égard-là, les maîtres de sa destinée ? Souvent ces parents, en disposant de nous, ne s'embarrassent guère de nos coeurs. Trouvez-vous qu'ils ont tort ? M'en croirez-vous ? Prévenons celui que nos parents pourraient avoir avec nous. Les miens me chérissent, et seront bientôt apaisés : assurons-nous d'une union éternelle autant que légitime ; on peut nous marier ici, et quand nous serons époux, il faudra bien qu'ils y consentent. Quoi ! Vous frémissez de songer que je serais votre époux ? Vous parlez de vertu, Félicie, les dieux me sont témoins que je suis aussi jaloux de la vôtre que vous même, et que je ne songe qu'à rendre notre séparation impossible. Félicie, vous défiez-vous de moi ? Ma probité vous est-elle suspecte ? Ma douleur et mes larmes n'obtiendront-elles rien ? Vous me croyez donc un perfide ? Pouvez-vous abandonner notre amour au hasard ? Les témoins les plus sacrés ne sont-ils pas votre coeur et le mien ? Vous ne voulez donc point m'épouser ? Eh ! Pensez-vous qu'on vous en laisse la liberté ? Je mourrai donc, puisque vous me condamnez à mourir. Notre sort n'est assuré que par là. Qui est-ce qui s'intéresse à vous plus que moi ? Ah ! Je suis perdu ; votre compagne reviendra, vous la rappellerez. J'obéis ; mais sauvez-moi la vie, voilà tout ce que je puis vous dire. Je vous revois donc, délices de mon coeur ! Eh bien ! Le vôtre me rend-il justice ? En est-ce fait ? Notre union sera-t-elle éternelle ? Vous pleurez, ce me semble ? Est-ce mon retour qui cause vos pleurs ? Qui ? Cette sombre compagne appelée Modestie ? Cette autre dame qui désapprouve que vous veniez dans nos cantons, quand j'offre d'aller avec vous dans les siens ? Et ce sont deux aussi revêches, deux aussi impraticables personnes que celles-là, deux sauvages d'une défiance aussi ridicule, que vous regrettez ! Ce sont elles dont le départ excite vos pleurs au moment où j'arrive, pénétré de l'amour le plus tendre et le plus inviolable, avec l'espérance de l'hymen le plus fortuné qui sera jamais ! Ah ciel ! Est-ce ainsi que vous traitez, que vous recevez un amant qui vous adore, un époux qui va faire sa félicité de la vôtre, et qui ne veut respirer que par vous et pour vous ? Allons, Félicie, n'hésitez plus ; venez, tout est prêt pour nous unir ; la chaîne du plaisir et du bonheur nous attend. Venez me donner une main chérie, que je ne puis toucher sans ravissement. Eh ! De qui parlez-vous encore ? Elles haïssent notre amour, vous ne l'ignorez pas ; venez, vous dis-je ; votre injuste résistance me désespère ; partons. **** *creator_marivaux *book_marivaux_felicie *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_felicie *dist2_marivaux_prose_comedy *id_LAFEE *date_1750 *sexe_feminin *age_mur *statut_maitre *fonction_mere *role_lafee Amant dangereux et trompeur, ennemi de la vertu, perfides impressions de l'amour, effacez-vous de son coeur, et disparaissez. Félicie, vous êtes instruite ; je ne vous ai pas perdue de vue, et vous avez mérité notre secours, dès que vous avez eu la force de l'implorer. **** *creator_marivaux *book_marivaux_felicie *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_felicie *dist2_marivaux_prose_comedy *id_LAMODESTIE *date_1750 *sexe_feminin *age_mur *statut_maitre *fonction_mere *role_lamodestie Non, j'y entends du bruit ; tournons plutôt de l'autre côté ; je le crois plus sûr pour vous. Oui ; vous êtes extrêmement jolie, et l'endroit où vous voulez vous engager me paraît un pays trop galant. Non ; mais je prévois de l'autre côté les pièges qu'on y pourra tendre à votre coeur, et franchement, j'ai peur que nous ne nous y perdions. Écoutez, Félicie, ne vous y trompez pas ; les grâces et la sagesse ont toujours eu de la peine à rester ensemble. Elles sont hardies. Vous avez trop de confiance, Félicie. Je suis timide, il est vrai ; c'est mon caractère. Je ne vous dis pas de rester là ; voyons toujours ce côté, il est plus tranquille. Quel dégoût vous prend-il pour celui-ci ? Et moi, c'est que je fuis le danger que je soupçonne ici. Il n'est quelquefois plus temps de le fuir, quand on l'a vu. Disons mieux ; vous avez des charmes, et vous voulez qu'on les voie. Plus que vous ne croyez. Je n'insiste plus ; il en sera ce qui vous plaira. Je vous ai dit ce que je pensais. Vous ne le sentez que trop. Le goût du plaisir et de la curiosité mène bien loin. J'entends aussi du bruit de l'autre côté ; écoutez, je crois qu'on y chante. De la vertu suivez les lois, Beautés qui de nos coeurs voulez fixer le choix. Les attraits qu'elle éclaire en brillent davantage. Est-il rien de plus enchanteur Que de voir sur un beau visage Et la jeunesse et la pudeur ? Ce que cette voix-là m'inspire ne m'effraie point, par exemple : elle a quelque chose de noble. C'est un charme différent. Mais, que vois-je ? Tenez, Félicie : voyez-vous cette dame qui nous regarde d'une façon si riante, et qui semble nous inviter à venir à elle ? Qu'elle a l'air respectable ! Elle sort de chez elle, apparemment ; voulez-vous l'aborder ? Je m'y rends volontiers. Elle vous plaît pourtant ? Allons donc, je crois qu'elle nous attend ; elle paraît faire les avances. Ne le regardons point, il m'inquiète ; allons plutôt à cette dame. Elle avance. Emmenez-la, Madame, avant qu'il nous aborde. Trop faible Félicie ! Ah ! Le fourbe ! Pour moi, je ne veux pas des siens ; prenez-y garde. Cette dame s'en va. Que vous m'alarmez ! Elle est partie ; il ne vous reste plus que moi, Félicie, et peut-être nous séparons-nous aussi. Vous voyez ce qui en est. Il est encore temps de vous retirer. Allons donc, sauvez-vous. Son respect vous trompe et vous séduit. C'est que je suis l'amie de la vertu. Et vous voyez qu'il l'attaque en l'adorant. Je n'y tiens point non plus, Félicie. Vous me donnez mon congé, Félicie. Gardez-vous-en bien ; je ne soutiendrai pas ce discours-là. Hélas ! Si je m'écarte, je ne reviendrai peut-être plus. Puisque vous m'y forcez, vous voilà seule. Je me retire, mais je ne la quitte pas. Me voilà, Félicie. Ne m'appelez-vous pas ? Voulez-vous que je vienne ? Que vous êtes à plaindre ! Je vous parle de trop loin ; si je me rapprochais, vous seriez plus forte. Tâchez d'ouvrir les yeux sur votre état. Servez-vous de votre raison. Ah ! Tant mieux, Félicie. Voici cette dame qui vous sollicitait tantôt de la suivre, et qui paraît ; vous vous détournez pour ne la point voir. Pressez-la, Madame ; vos discours la ramèneront peut-être. Cependant elle nous regrette. **** *creator_marivaux *book_marivaux_felicie *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_felicie *dist2_marivaux_prose_comedy *id_DIANE *date_1750 *sexe_feminin *age_mur *statut_maitre *fonction_mere *role_diane Voulez-vous bien que j'approche, mon aimable fille ? Peut-être ne connaissez-vous pas ces lieux, et vous voyez l'envie que j'ai de vous y servir. Ne me refusez pas d'entrer chez moi ; je chéris la vertu, et vous y serez en sûreté. Eh ! Pourquoi voir ? Votre jeunesse et vos charmes vous exposent ici ; n'hésitez point ; croyez-moi, suivez le conseil que je vous donne. Voici un jeune homme qui vous distrait, et qui pourtant mérite bien moins votre attention que moi. Encore des révérences ! Commencez par les lieux que j'habite ; plus d'irrésolution ; venez. Je suis sûre qu'il vous en coûte pour me résister, et que votre coeur me regrette. Non, Félicie, cela ne se peut pas. Non, Félicie ; vous ne savez pas ce que vous demandez ; son commerce et le mien sont incompatibles ; et quand je vous suivrais, j'aurais beau vous donner mes conseils, ils vous seraient inutiles. Il vous dit qu'ils sont innocents, mais ils cessent bientôt de l'être. Je vous en promets, moi, de plus satisfaisants, quand vous les aurez un peu goûtés, des plaisirs qui vont au profit de la vertu même. Ils vous ôteront le goût des miens. Pour la dernière fois, suivez-moi, ma fille. Vous le préférez donc ? Adieu. Adieu, trop imprudente Félicie. Je ne l'espère pas. Non, dès qu'elle ne veut pas de vous, qui devez être sa plus intime amie, elle n'est pas en état de m'entendre. L'infortunée n'a pas moins résolu de se perdre. Fille infortunée, croyez-en nos conseils et nos alarmes. Fuyez, le voici qui revient ; mais rien ne la touche.Adieu encore une fois, Félicie.