**** *creator_marivaux *book_marivaux_iledelaraison *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_iledelaraison *dist2_marivaux_prose_comedy *id_LEMARQUIS *date_1727 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_lemarquis Parbleu, Chevalier, je suis charmé de te trouver ici, nous causerons ensemble, en attendant que la comédie commence. La pièce que nous allons voir est sans doute tirée de Gulliver ? Parbleu, cela s'appelle les Petits Hommes ; et apparemment que ce sont les petits hommes du livre anglais. Quoi ! Sérieusement, tu crois qu'il n'y est pas question de Gulliver ? Ce qu'il m'importe ? C'est que, s'il ne s'en agissait pas, je m'en irais tout à l'heure. Tu plaisantes. Tu le prends sur un ton de railleur. Mais en un mot, l'auteur, sur cette idée-là, m'a accoutumé à des choses pensées, instructives ; et si on ne l'a pas suivi, nous n'aurons rien de tout cela. Eh ! Mais nous pensons, si tu le veux. Ma foi, crois-moi, ce n'est pas là notre fort : pour de l'esprit, nous en avons à ne savoir qu'en faire ; nous en mettons partout, mais de jugement, de réflexion, de flegme, de sagesse, en un mot, de cela. N'en parlons pas, mon cher Chevalier ; glissons là-dessus : on ne nous en donne guère ; et entre nous, on n'a pas tout le tort. Ah ! Par vanité : celui-là est impayable. Ah, ah, ah ! Parbleu, Chevalier, ta pensée est pourtant plaisante. Sais-tu bien que j'ai envie de dire qu'elle est vraie ? Ma foi, cela ne me coûte rien, et tu as raison ; un étranger se fâcherait : et je vois bien que nous sommes naturellement philosophes. Ce sera au seul Français qui l'aura fait. Effectivement cela nous fait honneur, c'est que notre orgueil entend raillerie. Viens, bon citoyen, viens que je t'embrasse. Morbleu ! Le titre excepté, je serais fâché à cette heure que dans la comédie que nous allons voir, on eût pris l'idée de Gulliver ; je partirais si cela était. Mais en voilà assez. Saluons la Comtesse, qui arrive avec tous ses agréments. Non, Madame, et nous n'avons fait que nous rencontrer tous deux. Toutes les dames disent que cela ne promet rien. Il sera difficile de vous donner ce plaisir-là. Mais voilà un acteur qui passe ; demandons-lui de quoi il s'agit. Parbleu ! Tous les jours on voit des nains qui ont six pieds de haut. Et d'ailleurs, ne suppose-t-on pas sur le théâtre qu'un homme ou une femme deviennent invisibles par le moyen d'une ceinture ? Vous deviez changer votre titre à cause des dames. Allons donc prendre nos places. Pour moi, je verrai vos hommes tout aussi petits qu'il vous plaira. **** *creator_marivaux *book_marivaux_iledelaraison *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_iledelaraison *dist2_marivaux_prose_comedy *id_LECHEVALIER *date_1727 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_lechevalier De tout mon coeur, Marquis. Je l'ignore. Sur quoi le présumes-tu ? Mais, il ne faut avoir vu qu'un nain pour avoir l'idée des petits hommes, sans le secours de son livre. Eh ! Que nous importe ? Écoute. Il est très douteux qu'il s'en agisse ; et franchement, à ta place, je ne voudrais point du tout m'exposer à ce doute-là : je ne m'y fierais pas, car cela est très désagréable, et je partirais sur-le-champ. Peut-être bien, d'autant plus qu'en général (et toute comédie à part), nous autres Français, nous ne pensons pas ; nous n'avons pas ce talent-là. Tu ne le veux donc pas trop, toi ? Eh, eh, eh ! Je t'admire, mon cher Marquis, avec l'air mortifié dont tu parais finir ta période : mais tu ne m'effrayes point ; tu n'es qu'un hypocrite ; et je sais bien que ce n'est que par vanité que tu soupires sur nous. Oui, vanité pure. Comment donc ! Malpeste ! Il faut avoir bien du jugement pour sentir que nous n'en avons point. N'est-ce pas là la réflexion que tu veux qu'on fasse ? Je le gage sur ta conscience. Très vraie ; et par-dessus le marché, c'est qu'il n'y a rien de si raisonnable que l'aveu que tu en fais. Je t'accuse d'être vain, tu en conviens ; tu badines de ta propre vanité : il n'y a peut-être que le Français au monde capable de cela. Ainsi, si nous n'avons rien de sensé dans cette pièce-ci, ce ne sera pas à l'esprit de la nation qu'il faudra s'en prendre. Ah ! Nous voilà d'accord ; et pour achever de te prouver notre raison, va-t'en, par exemple ; chez une autre nation lui exposer ses ridicules, et y donner hautement la préférence à la tienne : elle ne sera pas assez forte pour soutenir cela, on te jettera par les fenêtres. Ici tu verras tout un peuple rire, battre des mains, applaudir à un spectacle où on se moque de lui, en le mettant bien au-dessous d'une autre nation qu'on lui compare. L'étranger qu'on y loue n'y rit pas de si bon coeur que lui, et cela est charmant. Il est moins neuf que celui des autres. Dans de certains pays sont-ils savants ? leur science les charge ; ils ne s'y font jamais, ils en sont tout entrepris. Sont-ils sages ? C'est avec une austérité qui rebute de leur sagesse. Sont-ils fous, ce qu'on appelle étourdis et badins ? Leur badinage n'est pas de commerce ; il y a quelque chose de rude, de violent, d'étranger à la véritable joie ; leur raison est sans complaisance, il lui manque cette douceur que nous avons, et qui invite ceux qui ne sont pas raisonnables à le devenir : chez eux, tout est sérieux, tout y est grave, tout y est pris à la lettre : on dirait qu'il n'y a pas encore assez longtemps qu'ils sont ensemble ; les autres hommes ne sont pas encore leurs frères, ils les regardent comme d'autres créatures. Voient-ils d'autres moeurs que les leurs ? cela les fâche. Et nous, tout cela nous amuse, tout est bien venu parmi nous ; nous sommes les originaires de tous pays : chez nous le fou y divertit le sage, le sage y corrige le fou sans le rebuter. Il n'y a rien ici d'important, rien de grave que ce qui mérite de l'être. Nous sommes les hommes du monde qui avons le plus compté avec l'humanité. L'étranger nous dit-il nos défauts ? Nous en convenons, nous l'aidons à les trouver, nous lui en apprenons qu'il ne sait pas ; nous nous critiquons même par galanterie pour lui, ou par égard à sa faiblesse. Parle-t-il des talents ? Son pays en a plus que le nôtre ; il rebute nos livres, et nous admirons les siens. Manque-t-il ici aux égards qu'il nous doit ? Nous l'en accablons, en l'excusant. Nous ne sommes plus chez nos quand il y est ; il faut presque échapper à ses yeux, quand nous sommes chez lui. Toute notre indulgence, tous nos éloges, toutes nos admirations, toute notre justice, est pour l'étranger ; enfin notre amour-propre n'en veut qu'à notre nation ; celui de tous les étrangers n'en veut qu'à nous, et le nôtre ne favorise qu'eux. Les Petits Hommes, Madame. Ah, ce n'est pas la peine : les nôtres sont fort bons pour figurer en petit : la taille n'y fera rien pour moi. **** *creator_marivaux *book_marivaux_iledelaraison *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_iledelaraison *dist2_marivaux_prose_comedy *id_LACOMTESSE *date_1727 *sexe_feminin *age_mur *statut_maitre *fonction_mere *role_lacomtesse Ah ! Vous voilà, Marquis ! Bonjour, Chevalier ; êtes-vous venu avec des dames ? J'ai préféré la comédie à la promenade où l'on voulait m'emmener : et Monsieur a bien voulu me tenir compagnie. Je suis curieuse de toutes les nouveautés : comment appelle-t-on celle qu'on va jouer ? Les Petits Hommes ! Ah, le vilain titre ! Qu'est-ce que c'est que des petits hommes ? Que peut-on faire de cela ? Assurément, le titre est rebutant ; qu'en dites-vous, Monsieur le Conseiller ? Monsieur ! Monsieur ! Voulez-vous bien nous dire ce que c'est que vos Petits Hommes ? Où les avez-vous pris ? Mais comment fonder cela ? L'Ile de la Raison ! Hum ! ce n'est pas là le séjour de la joie. Mais, Messieurs, depuis six mois que nous avons été pris par cet insulaire qui vient de nous mettre ici, que vous est-il arrivé ? Car il nous avait séparés, quoique nous fussions dans la même maison. Vous a-t-il regardé comme des créatures raisonnables, comme des hommes ? J'entends cette réponse-là. Ils ne me prenaient point non plus pour une fille. Quoi ? Vous me paraissez généreux, Seigneur ; secourez-moi, indiquez-moi, si vous le pouvez, de quoi reprendre ma figure naturelle. Quelle humiliation ! Taisez-vous, vos raisonnements ne me plaisent pas. Eh bien ! Que me veut-on ? Ô ciel ! Que vois-je ? Par quel enchantement avez-vous repris votre figure naturelle ? Je tombe dans un désespoir dont je ne suis plus la maîtresse. Quelles chimères ! Est-ce que je suis folle ? Moi, j'ai perdu l'esprit ! À quelle extrémité suis-je réduite ! Mes larmes m'empêchent de parler. Mais de grâce, apprenez-moi mes folies ! À votre compte, Spinette, je suis donc une étourdie, une sotte et une glorieuse ? De l'orgueil, de la sottise et de l'étourderie ! Enfin, Spinette, je veux croire que tout ceci est de bonne foi ; mais je ne vois rien en moi qui ressemble à ce que vous dites. Ah ! Ah ciel ! Arrête, Spinette, arrête, je te prie. Spinette, il me dessille les yeux ; il faut se rendre : j'ai vécu comme une folle. Soutiens-moi ; je ne sais ce que je deviens. Que je t'ai d'obligation, Blaise ; et à toi aussi, Spinette ! Ah ! Mes enfants, ce qu'il y a de plus doux pour moi dans tout cela, c'est le jugement sain et raisonnable que je porte actuellement des choses. Que la raison est délicieuse ! Ne craignez rien ; j'ai retrouvé la raison ici ; je n'en sortirai jamais. Que pourrais-je avoir qui la valût ? Très aimable, et je l'ai remarqué. Oui, Seigneur, c'est moi-même, sur qui la raison a repris son empire. J'allais vous demander la vôtre, Madame, avec un asile éternel en ce pays-ci. Non, Prince, votre joie peut paraître ; elle ne risquera point de déplaire. Comment ? Je ne l'entends pas. La pratique de cet usage-là m'est bien neuve ; mais j'y ai pensé plus d'une fois en ma vie, quand j'ai vu les hommes se vanter des faiblesses des femmes. Cela m'embarrasse un peu. Comme vous voudrez. Je n'ai rien vu de si aimable qu'elle, et... Toute sa famille lui ressemble. Hem ! Oui. Vous avez bien de la bonté. Les lois de mon pays sont bien différentes des vôtres. Je suis pénétrée de leur sagesse ; mais... J'étais accoutumée aux miennes, et l'on perd difficilement de mauvaises habitudes. Cela est vrai, et personne ne m'engagerait plus vite à y renoncer que vous. Vous la nommez bien ; elle est vraiment difficulté. Mais, Prince, ne pensez-vous rien, vous-même ? Faites pourtant réflexion que je suis étrangère, comme on vous l'a dit. Il y a des choses sur lesquelles je puis n'être pas encore bien affermie. Si j'avais de l'inclination pour quelqu'un, par exemple ? Mais cette inclination, on m'a dit qu'il faudrait que je l'avouasse à celui pour qui je l'aurais. Oui, Prince. Me le promettez-vous ? Je le sais bien. Vous voyez bien que ce n'est pas pour un autre. Ah ! Vous êtes aussi généreux qu'aimable. Oui, mon frère, rendez-vous aux exemples qui vous frappent ; vous nous voyez tous rétablis dans l'état où nous étions ; cela ne doit-il pas vous persuader ? Moi qui vous parle, voyez ce que je suis aujourd'hui ; reconnaissez-vous votre soeur à l'aveu franc qu'elle a fait de ses folies ? M'auriez-vous cru capable de ce courage-là ? Pouvez-vous vous empêcher de l'estimer, et ne me l'enviez-vous pas vous-même ? Allons, mon frère, n'hésitez plus, je vous en conjure. Oui, mon frère, nous allons vous quitter ; mais, au nom de notre amitié, ne résistez plus. Oui, Seigneur, mettez le comble à vos bienfaits : je vous ai mille obligations ; joignez-y encore la grâce de m'accorder votre fils. Tendrement. **** *creator_marivaux *book_marivaux_iledelaraison *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_iledelaraison *dist2_marivaux_prose_comedy *id_LECONSEILLER *date_1727 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_leconseiller Les Petits Hommes, Madame ! Eh ! Oui-da ! Pourquoi non ? Je trouve cela plaisant. Ce sera peut-être comme dans Gulliver ; ils y sont si jolis ! Il y a là un grand homme qui les met dans sa poche ou sur le bout du doigt, et qui en porte cinquante ou soixante sur lui ; cela me réjouirait fort. Je me suis bien douté qu'ils n'étaient pas réellement petits. **** *creator_marivaux *book_marivaux_iledelaraison *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_iledelaraison *dist2_marivaux_prose_comedy *id_LEGOUVERNEUR *date_1727 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_legouverneur Vous me montrez là quelque chose de bien extraordinaire : il n'y a assurément rien de pareil dans le monde. Quelle petitesse ! Et cependant ces petits animaux ont parfaitement la figure d'homme, et même à peu près nos gestes et notre façon de regarder. En vérité, puisque vous me les donnez, je les accepte avec plaisir. Approchons. Et les autres ? Il me semble qu'ils se fâchent : allons, qu'on les remette en cage, et qu'on leur donne à manger ; cela les adoucira peut-être. Voilà, par exemple, de ces choses qui passent toute vraisemblance ! Nos histoires n'ont-elles jamais parlé de ces animaux-là ? Que me dites-vous là ? Qu'ils goûtaient notre raison et nos idées ? Était-ce à cause qu'ils étaient petits de raison que les dieux voulaient qu'ils parussent petits de corps ? Leur petitesse n'était donc que l'effet d'un charme, ou bien qu'une punition des égarements et de la dégradation de leur âme ? À l'égard de marcher, nous avons des singes qui en font autant. Il est vrai qu'ils parlent et qu'ils répondent à ce qu'on leur dit : mais nous ne savons pas jusqu'où l'instinct des animaux peut aller. Quoi qu'il en soit, n'ayons rien à nous reprocher. Si leur petitesse n'est qu'un charme, essayons de le dissiper, en les rendant raisonnables : c'est toujours faire une bonne action que de tenter d'en faire une. Blectrue, c'est à vous à qui je les confie. Je vous charge du soin de les éclairer ; n'y perdez point de temps ; interrogez-les ; voyez ce qu'ils sont et ce qu'ils faisaient ; tâchez de rétablir leur âme dans sa dignité, de retrouver quelques traces de sa grandeur. Si cela ne réussit pas, nous aurons du moins fait notre devoir ; et si ce ne sont que des animaux, qu'on les garde à cause de leur figure semblable à la nôtre. En les voyant faits comme nous, nous en sentirons encore mieux le prix de la raison, puisqu'elle seule fait la différence de la bête à l'homme. Vous lui faites honneur, et je suis charmé que vous l'aimiez. Mais c'est pourtant à vous à décider, mon fils ; aimez-vous Madame ? Je consens à tout. Et cette jolie fille ? Nous n'en avons point d'autre ici que la présence de ceux devant qui on se marie. Quand on a de la raison, toutes les conventions sont faites. Puissent les dieux vous combler de leurs faveurs ! Quelqu'uns de vos camarades languissent encore dans leur malheur ; je vous exhorte à ne rien oublier pour les en tirer. L'usage le plus digne qu'on puisse faire de son bonheur, c'est de s'en servir à l'avantage des autres. Que des fêtes à présent annoncent la joie que nous avons de vous voir devenus raisonnables. **** *creator_marivaux *book_marivaux_iledelaraison *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_iledelaraison *dist2_marivaux_prose_comedy *id_PARMENES *date_1727 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_parmenes Mon père, je me charge de cette petite femelle-ci, car je la crois telle. Et ma petite femelle, me dira-t-elle quelque chose ? Ma soeur, ma femelle vaut bien votre mâle. D'autant plus qu'ils parlent, qu'ils répondent et qu'ils marchent comme nous. Vous n'avez pas remarqué les grâces de ma femelle. Quoi ! Vous, Madame ? Doucement, ma soeur. Je suis charmé, Madame, des noms caressants que ma soeur vous donne, et de l'amitié qui commence si bien entre vous deux. Nous vous sommes obligés de ce sentiment ; mais vous avez, dit-on, un secret à me confier. De quoi s'agit-il, Madame ? Serait-ce quelque service que je pourrais vous rendre ? Il n'y a personne ici qui ne s'empresse à vous être utile. Parlez hardiment, Madame. Sans doute que les nôtres vous paraissent préférables ? Quoi ! Madame ? Achevez. Dès que la raison les condamne, on ne saurait y renoncer trop tôt. Voyons, puis-je vous y aider ? Je me prête autant que je puis à cette difficulté qui vous reste encore. Nous autres hommes, ici, nous ne disons point ce que nous pensons. Eh ! Quelles sont-elles ? Donnez-m'en seulement l'idée ; aidez-moi à savoir ce que c'est. Eh bien ! Cela n'est pas défendu : l'amour est un sentiment naturel et nécessaire ; il n'y a que les vivacités qu'il en faut régler. Nous ne vivons pas autrement ici ; continuez, Madame. Avez-vous du penchant pour quelqu'un ? Il y a toute apparence qu'on n'y sera pas insensible. On ne saurait répondre que de soi. Et j'ignore pour qui votre penchant se déclare. Cessez de rougir, Madame ; vous m'aimez et je vous aime. Que la franchise de mon aveu dissipe la peine que vous a fait le vôtre. Et vous, aussi aimée que vous êtes digne de l'être. Je vous réponds d'avance du plaisir que vous ferez à mon père quand vous lui déclarerez vos sentiments. Rien ne lui sera plus précieux que l'état où vous êtes, et que la durée de cet état par votre séjour ici. Je n'ai plus qu'un mot à vous dire, Madame. Vous et les vôtres, vous m'appelez Prince, et je me suis fait expliquer ce que ce mot-là signifie ; ne vous en servez plus. Nous ne connaissons point ce titre-là ici ; mon nom est Parmenès, et l'on ne m'en donne point d'autre. On a bien de la peine à détruire l'orgueil en le combattant. Que deviendrait-il, si on le flattait ? Il serait la source de tous les maux. Surtout que le ciel en préserve ceux qui sont établis pour commander, eux qui doivent avoir plus de vertus que les autres, parce qu'il n'y a point de justice contre leurs défauts. Allez, Madame, n'épargnez rien pour le tirer d'affaire. Oui, mon père. **** *creator_marivaux *book_marivaux_iledelaraison *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_iledelaraison *dist2_marivaux_prose_comedy *id_FLORIS *date_1727 *sexe_feminin *age_mur *statut_maitre *fonction_mere *role_floris En voilà un que je serais bien aise d'avoir aussi : je crois que c'est un petit mâle. Ah ! Mon père, je crois qu'il me répond ; mais il n'a qu'un petit filet de voix. Que cela va me divertir ! Ah ! Mon petit mignon, que vous êtes aimable ! Oh ! J'aime mieux mon mâle que tout le reste ; mais ne mordent-ils pas, au moins ? En voilà un qui rit de ce que je dis. Eh ! Voyez donc, mon père, comme il me baise la main ! Non, mon petit rat ; vous serez à moi, et j'aurai soin de vous. En vérité, il me fait pitié ! S'ils devenaient grands, ce que je ne crois pas, mon petit mâle serait charmant. Ce sont les plus jolis petits traits du monde ; rien de si fin que sa petite taille. Et nous reprendrons nos petites marionnettes, s'il n'y a point d'espérances qu'elles changent. Que vois-je ? Ah ! Mon frère, la jolie personne ! Et mon petit mâle ? Je voudrais bien qu'il eût le même bonheur. Et vous, Madame, l'état où vous étiez nous cachait une charmante figure. Je vous demande votre amitié. Vous ne pouvez, ma chère amie, nous faire un plus grand plaisir ; et si la modestie permettait à mon frère de s'expliquer là-dessus, je crois qu'il en marquerait autant de joie que moi. Ainsi, ma chère amie, si vous aimiez mon frère, ne faites point de façon de lui en parler. Mon frère, Madame est instruite de nos usages, et elle a un secret à vous confier. Souvenez-vous qu'elle est étrangère, et qu'elle mérite plus d'égards qu'une autre. Pour moi, qui ne veux savoir les secrets de personne, je vous laisse. Je le souhaite beaucoup. Adieu, chère belle-soeur. Oui, donnez-moi la joie de vous voir comme je m'imagine que vous serez. Sortez de cet état indigne de vous, où vous êtes comme enseveli. Eh bien ! nous en croirez-vous ? Enfin, le ciel a donc exaucé nos voeux. Que vous êtes aimable de cette façon-là ! Vous m'offrez votre coeur, et c'est à moi à vous offrir le mien. Je vous conjure, par toute la tendresse que je sens pour vous, de ne me plus tenir ce langage-là. Souvenez-vous que vous êtes un homme, et qu'il n'y aurait rien de si indécent qu'un abandon si subit à vos mouvements. Votre coeur ne doit point se donner ; c'est bien assez qu'il se laisse surprendre. Je vous instruis contre moi ; je vous apprends à me résister, mais en même temps à mériter ma tendresse et mon estime. Ménagez-moi donc l'honneur de vous vaincre ; que votre amour soit le prix du mien, et non pas un pur don de votre faiblesse : n'avilissez point votre coeur par l'impatience qu'il aurait de se rendre ; et pour vous achever l'idée de ce que vous devez être, n'oubliez pas qu'en nous aimant tous deux, vous devenez, s'il est possible, encore plus comptable de ma vertu que je ne la suis moi-même. Oui, si vous voulez que je vous aime. Arrêtez, de grâce, je sens que je vous mépriserais. Vous me forcerez à vous quitter. Vous ne sauriez donc vous vaincre ? Adieu, je vous quitte ; mon penchant ne serait plus raisonnable. Cette indifférence-là ne me rebute point ; mais je ne veux point la fatiguer à présent, et je me retire. Je reviens. Je n'étais sortie que pour vous éprouver, et vous n'avez que trop bien soutenu cette épreuve. Votre indifférence même commence à m'alarmer. Faites-moi la grâce de me répondre. Mes alarmes que vous ne haïssez point ? Expliquez-vous plus clairement. Ils me disent que vous m'aimez. Les en avouez-vous ? Oui, cela est fait : en voilà assez ; et je me charge du reste auprès de mon père. J'ai besoin de la même grâce, mon père, et je vous demande Alvarès. **** *creator_marivaux *book_marivaux_iledelaraison *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_iledelaraison *dist2_marivaux_prose_comedy *id_BLECTRUE *date_1727 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_blectrue Seigneur, je me rappelle un fait ; c'est que j'ai lü dans les registres de l'Etat, qu'il y a près de deux cents ans qu'on en prit de semblables à ceux-là ; ils sont dépeints de même. On crut que c'étaient des animaux, et cependant c'étaient des hommes : car il est dit qu'ils devinrent aussi grands que nous, et qu'on voyait croître leur taille à vue d'oeil, à mesure qu'ils goûtaient notre raison et nos idées. Peut-être bien. Je le croirais volontiers. Seigneur, dès ce moment je vais travailler à l'emploi que vous me donnez. Mégiste, je vous prie de dire qu'on me les amène ici. Hélas ! Je n'ai pas grande espérance, ils se querellent, ils se fâchent même les uns contre les autres. On dit qu'il y en a deux tantôt qui ont voulu se battre ; et cela ne ressemble point à l'homme. Jolies petites marmottes, écoutez-moi ; nous soupçonnons que vous êtes des hommes. Soit. Point de colère, vous y êtes sujet : ce sont des mouvements de quadrupèdes que je n'aime point à vous voir. Doucement, petits singes ; apaisez-vous, je ne demande qu'à sortir d'erreur ; et le parti que je vais prendre pour cela, c'est de vous entretenir chacun en particulier, et je vais vous laisser un moment ensemble pour vous y déterminer : calmez-vous, nous ne vous voulons que du bien ; si vous êtes des hommes, tâchez de devenir raisonnables : on dit que c'est pour vous le moyen de devenir grands. Allons, mes petits amis, lequel de vous veut lier le premier conversation avec moi ? Allons, soit, qu'on ramène les autres. J'ai toujours remarqué que ce petit animal-là a plus de férocité que les autres ; qu'on le mette à part, de peur qu'il ne les gâte. Allons, causons ensemble ; j'ai bonne opinion de vous, puisque vous avez déjà eu l'instinct d'apprendre notre langue. Oh ! Extrêmement. En êtes-vous bien sûr ? Cela ressemblerait à l'article dont il est fait mention dans nos registres. Petit bonhomme, veuille le ciel que vous ne vous trompiez pas, et que ce soit mon semblable que j'embrasse dans une créature pourtant si méconnaissable ! Vous me pénétrez de compassion pour vous. Quoi ! vous seriez un homme ? Eh ! Qui vous a donc mis dans l'état où vous êtes ? Ne serait-ce pas que vous seriez déchu de la grandeur d'une créature raisonnable ? Ne porteriez-vous pas la peine de vos égarements ? Je n'y connais point d'autre magie que vos faiblesses. N'en doutez point, mon cher : j'ai des raisons pour vous dire cela, et je me sens saisi de joie, puisque vous commencez à le soupçonner vous-même. Je crois vous reconnaître à travers le déguisement humiliant où vous êtes : oui, la petitesse de votre corps n'est qu'une figure de la petitesse de votre âme. C'est le disciple des dieux, quand il est raisonnable ; c'est le compagnon des bêtes quand il ne l'est point. Ah ! Vous retombez en arrière. Je ne dis pas encore que ma définition vous convienne ; mais voyons : que faisiez-vous dans le pays dont vous êtes ? Tant pis. Vous étiez donc quelque chose de bien étrange ? Poète ! Est-ce comme qui dirait marchand ? Des ouvrages qui font pleurer ! Cela est bien bizarre. Voilà qui est fini, je n'espère plus rien ; votre espèce me devient plus problématique que jamais. Quel pot pourri de crimes admirables, de vertus coupables et de faiblesses augustes ! Il faut que leur raison ne soit qu'un coq-à-l'âne. Continuez. Ah ! Je leur pardonne de pleurer là. Hem ? Pleurer où l'on doit rire, et rire où l'on doit pleurer ! Les monstrueuses créatures ! Et pourquoi faisiez-vous ces ouvrages ? Vous aimiez donc bien la louange ? J'aurais cru qu'on ne la méritait plus quand on l'aimait tant. Eh ! Quand on vous admirait, et que vous croyiez en être digne, alliez-vous dire aux autres : Je suis un homme admirable ? Ah ! J'entends. Vous cachiez que vous étiez un ridicule, et vous ne l'étiez qu'incognito. Un sot admiré ; dans l'éclaircissement, voilà tout ce qu'on y trouve. N'êtes-vous pas de mon sentiment ? voyez-vous cela comme moi ? Je crois voir aussi quelque changement à votre taille. Courage, petit homme, ouvrez les yeux. Allez, mon fils, allez ; faites de sérieuses réflexions sur vous ; tâchez de vous mettre au fait de toute votre sottise. Ce n'est pas là tout, sans doute, et nous nous reverrons, s'il le faut. Je suis charmé, mes espérances renaissent, il faut voir les autres. Y a-t-il quelqu'un ? Faites-moi voir la plus grande de ces petites créatures. Eh bien ! Amenez-la comme elle est. Je veux voir pourquoi elle n'est pas si petite que les autres ; cela pourra encore m'apprendre quelque chose sur leur espèce. Quelle joie de les voir semblables à nous ! Ne tient-il qu'à vous ouvrir votre cage pour vous rendre content ? Tenez, la voilà ouverte. Vous n'êtes, dit-on, devenus petits qu'en entrant dans notre île. Cela est-il vrai ? Sur ce pied-là, il faut que vous sachiez une chose. Il y a deux siècles qu'on prit ici de petites créatures comme vous autres. On les traita comme vous ; car ils n'étaient pas plus grands ; mais ensuite ils devinrent tout aussi grands que nous. Mon petit mignon, je vous l'ai déjà dit, rien que devenir raisonnable. Oui. Apparemment qu'elle ne l'était pas ; et sans doute vous êtes de même ? Que cet aveu-là me fait plaisir ! Mon petit ami, vous êtes dans le bon chemin. Poursuivez. Fort bien. Vous pensez à merveille. Ne vous lassez point. Prenez garde ; l'aveu que vous faites de manquer de raison n'est peut-être pas comme il faut : peut-être ne le faites-vous que dans la seule vue de rattraper votre figure ? Ce n'est pas assez. Ce ne doit pas être là votre objet. Eh ! Mon cher enfant, ne souhaitez la raison que pour la raison même. Réfléchissez sur vos folies pour en guérir ; soyez-en honteux de bonne foi : c'est de quoi il s'agit apparemment. Je ne saurais ; car je n'ai presque point l'idée de ce que vous êtes. Mais repassez cela vous-même, et excitez-vous à aimer la raison. Voyez la douceur et la tranquillité qui règnent parmi nous ; n'en êtes-vous pas touché ? C'est l'effet de la raison. Oh ! Ciel ! Quel prodige ! Ceci est sensible. Courage. Vous n'aimez pas plus tôt la raison, que vous en êtes récompensé. Ah ! Que j'ai de joie ! Ce sont des hommes, voilà qui est fini. Achevez, mon cher semblable, achevez ; encore une secousse. À merveille. Comme il change à vue d'oeil ! Vous ne sauriez croire avec quelle joie je vois votre changement. Ah ! Que dites-vous là, mon cher ? Quel sentiment de bête ! Vous redevenez petit. N'y revenez plus. Ménagez-vous donc bien désormais. Il me tarde d'aller porter cette bonne nouvelle-là au roi. Vous raisonnez fort juste. Vous vaudrez mieux qu'un autre pour les instruire ; vous sortez du même monde, et vous aurez des lumières que je n'ai point. Comment, chétive condition ? Vous m'avez dit que vous étiez un laboureur. Et ils vous mépriseraient ! Oh ! Raison humaine, peut-on t'avoir abandonné jusque-là ! Eh bien ! Tirons parti de leur démence sur votre chapitre ; qu'ils soient humiliés de vous voir plus raisonnable qu'eux, vous dont ils font si peu de cas. Il ne tiendra qu'à vous qu'il vous en arrive autant, petit bonhomme. Tenez, il en sait le moyen, lui ; et je vous laisse ensemble. Et moi, je les rends aux dieux de l'état où vous êtes. Il ne s'agit plus que de vos camarades. Je me proposais de vous le persuader, mes enfants ; dans votre pays vous retomberiez peut-être. Cela signifie qu'elle vous aime et qu'elle vous en faisait la déclaration. Nullement. Comment donc ? C'est la loi du pays qui veut qu'on en use ainsi. Non, certes, je parle sérieusement. Vous voudriez que les hommes attaquassent les femmes ! Et la sagesse des femmes y résisterait-elle ? Que deviendra la faiblesse si la force l'attaque ? Que deviendra l'amour, si c'est le sexe le moins fort que vous chargez du soin d'en surmonter les fougues ? Quoi ? Vous mettrez la séduction du côté des hommes, et la nécessité de la vaincre du côté des femmes ! Et si elles y succombent, qu'avez-vous à leur dire ? C'est vous en ce cas qu'il faut déshonorer, et non pas elles. Quelles étranges lois que les vôtres en fait d'amour ! Allez mes enfants, ce n'est pas la raison, c'est le vice qui les a faites ; il a bien entendu ses intérêts. Dans un pays où l'on a réglé que les femmes résisteraient aux hommes, on a voulu que la vertu n'y servît qu'à ragoûter les passions, et non pas à les soumettre. Tant pis, je vous regarde comme retombée. Je vais de ce pas dire qu'on vous l'amène. Arrête ! Arrête ! C'est une chose qui mérite une véritable compassion. Il faut que les dieux soient bien ennemis de ces deux petites créatures-là ; car ils ne veulent rien faire pour elles. Si vous appelez cela des vers, il en a fait contre nous tous en forme de requête, qu'il adressait au Gouverneur, en lui demandant sa liberté ; et j'y étais moi-même accommodé on ne peut pas mieux. Vraiment je suis arrivé comme ils se battaient ; j'ai voulu les prendre, et ils se sont enfui : mais je vais les séparer et les remettre entre les mains de quelqu'un qui les gardera pour toujours. Tout ce qu'on peut faire d'eux, c'est de les nourrir, puisque ce sont des hommes, car il n'est pas permis de les étouffer. Donnez-moi-les, que je les confie à un autre. Fort bien. Allons, suivez-moi tous deux. Plus de raisonnement, il faut qu'on vienne. **** *creator_marivaux *book_marivaux_iledelaraison *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_iledelaraison *dist2_marivaux_prose_comedy *id_MEGISTE *date_1727 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_megiste Vous savez qu'on les a toutes mises chacune dans une cage. Amènerai-je celle que vous demandez dans la sienne ? Seigneur Blectrue, en voilà un qui veut absolument vous parler. Messieurs, voilà un de vos camarades qui m'a demandé en grâce de vous l'amener pour vous voir. **** *creator_marivaux *book_marivaux_iledelaraison *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_iledelaraison *dist2_marivaux_prose_comedy *id_LECOURTISAN *date_1727 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_lecourtisan Pour moi, j'ai été entre les mains de deux insulaires qui voulaient d'abord m'apprendre à parler comme on le fait aux perroquets. Et moi, Fontignac, suis-je aussi petit qu'il me paraît que je le suis devenu ? La mort vaudrait mieux que l'état où nous sommes. Madame, n'abusez point de l'état où je suis. Aimable dame, ne m'abandonnez pas dans mon malheur. Je ne crois pas, Monsieur de Fontignac, que vous m'ayez vu faire de folies. Quelle situation ! Ah ! Madame, quel événement ! Je vous demande en grâce de vouloir bien me laisser un moment avec Fontignac. Je t'avoue, Fontignac, que je me sens ébranlé. Est-il vrai que ma soeur est convenue de toutes les folies dont elle parle ? Elle qui était si glorieuse, comment a-t-elle souffert cette confusion-là ? Mais dis-moi de quoi tu veux que je convienne ; car voilà mon embarras. Moi, je ne me connais point de ces faiblesses, de ces extravagances dont on peut rougir ; je ne m'en connais point. Vous plaisantez, sans doute, Fontignac ? Où est-il donc cet aveugle ? Ah ! Tu m'inquiètes. Que vas-tu me dire ? Je n'aime pas les critiques. Voudriez-vous bien me dire quelle est cette faiblesse par laquelle je prélude ? Que vous oubliez entièrement à qui vous parlez. Voilà un faquin que je ne reconnais pas. Où est donc le respect que tu me dois ? Misérable ! Si j'en croyais ma colère... Retirez-vous, insolent que vous êtes, retirez-vous. Laissez-moi, vous dis-je ; mon plus grand malheur est de vous voir ici. C'est ce coquin que tu vois qui vient de me dire tout ce qu'il y a de plus injurieux au monde. La vue de cet impudent-là m'indigne. Eh ! Je t'assure que ce n'est pas la raison qui me manque. Quoi qu'il en soit, je te suis obligé de vouloir bien prendre mon parti. Qu'il ne m'approche pas. Je ne saurais souffrir qu'il parle davantage. Et que t'importent mes emprunts, dis ? Je ne sais ce qu'il veut dire. J'ai fait tout ce que j'ai pu pour éviter cet inconvénient-là. J'entends tout ce qu'il dit. Que veux-tu que je lui réponde, dès qu'il a perdu tout respect pour un homme de ma condition ? Aujourd'hui, il dit du mal de moi ; autrefois il faisait mon éloge. Ah ! Que viens-je d'entendre ? Non, il n'est plus nécessaire. Je ne le trouve plus coupable Fontignac, et toi, mon ami Blaise, je vous remercie tous deux. Quoi ! Vous, Monsieur le philosophe, vous, plus incapable que nous de devenir raisonnable, pendant qu'un homme de cour, peut-être de tous les hommes le plus frappé d'illusion et de folie, retrouve la raison ? Un philosophe plus égaré qu'un courtisan ! Qu'est-ce que c'est donc qu'une science où l'on puise plus de corruption que dans le commerce du plus grand monde ? Pourquoi donc nous en faites-vous ? Faire des vers en cet état-là ! Cela n'est pas concevable. Ils se battront, si on les lâche. Crois-moi, ne te joue point à lui. Ces gens-là sont dangereux. Vous le voyez, Madame. Je suis raisonnable, et ce bien-là est sans prix ; mais, après cela, rien ne me flatte tant, dans mon aventure, que le plaisir de pouvoir vous offrir mon coeur. De quoi ris-tu donc ? Je me rappelle en effet d'avoir entendu parler ma soeur dans ce sens-là. Mais en vérité, Madame, j'aurais bien honte de suivre vos lois là-dessus : quand elles ont été faites, vous n'y étiez pas ; si on vous avait vue, on les aurait changées. Il faut donc se rendre à ce qui vous plaît, Madame ? Si je le veux, Madame ? Mon bonheur... J'en serais bien fâché. Je ne saurais parler comme cela. Madame, écoutez-moi : quoique vous vous en alliez, vous voyez bien que je ne vous arrête point ; et assurément vous devez, ce me semble, être contente de mon indifférence. Quand même vous vous en iriez tout à fait, j'aurais le courage de ne vous point rappeler. Ah ! Mais, mon cher Blaise, elle est pourtant partie. Si tu savais combien je l'aime ! Finis. J'aurais peur de finir vos alarmes, que je ne hais point. Vous le voyez bien. **** *creator_marivaux *book_marivaux_iledelaraison *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_iledelaraison *dist2_marivaux_prose_comedy *id_LACOMTESSE *date_1727 *sexe_feminin *age_mur *statut_maitre *fonction_mere *role_lacomtesse Ah ! Vous voilà, Marquis ! Bonjour, Chevalier ; êtes-vous venu avec des dames ? J'ai préféré la comédie à la promenade où l'on voulait m'emmener : et Monsieur a bien voulu me tenir compagnie. Je suis curieuse de toutes les nouveautés : comment appelle-t-on celle qu'on va jouer ? Les Petits Hommes ! Ah, le vilain titre ! Qu'est-ce que c'est que des petits hommes ? Que peut-on faire de cela ? Assurément, le titre est rebutant ; qu'en dites-vous, Monsieur le Conseiller ? Monsieur ! Monsieur ! Voulez-vous bien nous dire ce que c'est que vos Petits Hommes ? Où les avez-vous pris ? Mais comment fonder cela ? L'Ile de la Raison ! Hum ! ce n'est pas là le séjour de la joie. Mais, Messieurs, depuis six mois que nous avons été pris par cet insulaire qui vient de nous mettre ici, que vous est-il arrivé ? Car il nous avait séparés, quoique nous fussions dans la même maison. Vous a-t-il regardé comme des créatures raisonnables, comme des hommes ? J'entends cette réponse-là. Ils ne me prenaient point non plus pour une fille. Quoi ? Vous me paraissez généreux, Seigneur ; secourez-moi, indiquez-moi, si vous le pouvez, de quoi reprendre ma figure naturelle. Quelle humiliation ! Taisez-vous, vos raisonnements ne me plaisent pas. Eh bien ! Que me veut-on ? Ô ciel ! Que vois-je ? Par quel enchantement avez-vous repris votre figure naturelle ? Je tombe dans un désespoir dont je ne suis plus la maîtresse. Quelles chimères ! Est-ce que je suis folle ? Moi, j'ai perdu l'esprit ! À quelle extrémité suis-je réduite ! Mes larmes m'empêchent de parler. Mais de grâce, apprenez-moi mes folies ! À votre compte, Spinette, je suis donc une étourdie, une sotte et une glorieuse ? De l'orgueil, de la sottise et de l'étourderie ! Enfin, Spinette, je veux croire que tout ceci est de bonne foi ; mais je ne vois rien en moi qui ressemble à ce que vous dites. Ah ! Ah ciel ! Arrête, Spinette, arrête, je te prie. Spinette, il me dessille les yeux ; il faut se rendre : j'ai vécu comme une folle. Soutiens-moi ; je ne sais ce que je deviens. Que je t'ai d'obligation, Blaise ; et à toi aussi, Spinette ! Ah ! Mes enfants, ce qu'il y a de plus doux pour moi dans tout cela, c'est le jugement sain et raisonnable que je porte actuellement des choses. Que la raison est délicieuse ! Ne craignez rien ; j'ai retrouvé la raison ici ; je n'en sortirai jamais. Que pourrais-je avoir qui la valût ? Très aimable, et je l'ai remarqué. Oui, Seigneur, c'est moi-même, sur qui la raison a repris son empire. J'allais vous demander la vôtre, Madame, avec un asile éternel en ce pays-ci. Non, Prince, votre joie peut paraître ; elle ne risquera point de déplaire. Comment ? Je ne l'entends pas. La pratique de cet usage-là m'est bien neuve ; mais j'y ai pensé plus d'une fois en ma vie, quand j'ai vu les hommes se vanter des faiblesses des femmes. Cela m'embarrasse un peu. Comme vous voudrez. Je n'ai rien vu de si aimable qu'elle, et... Toute sa famille lui ressemble. Hem ! Oui. Vous avez bien de la bonté. Les lois de mon pays sont bien différentes des vôtres. Je suis pénétrée de leur sagesse ; mais... J'étais accoutumée aux miennes, et l'on perd difficilement de mauvaises habitudes. Cela est vrai, et personne ne m'engagerait plus vite à y renoncer que vous. Vous la nommez bien ; elle est vraiment difficulté. Mais, Prince, ne pensez-vous rien, vous-même ? Faites pourtant réflexion que je suis étrangère, comme on vous l'a dit. Il y a des choses sur lesquelles je puis n'être pas encore bien affermie. Si j'avais de l'inclination pour quelqu'un, par exemple ? Mais cette inclination, on m'a dit qu'il faudrait que je l'avouasse à celui pour qui je l'aurais. Oui, Prince. Me le promettez-vous ? Je le sais bien. Vous voyez bien que ce n'est pas pour un autre. Ah ! Vous êtes aussi généreux qu'aimable. Oui, mon frère, rendez-vous aux exemples qui vous frappent ; vous nous voyez tous rétablis dans l'état où nous étions ; cela ne doit-il pas vous persuader ? Moi qui vous parle, voyez ce que je suis aujourd'hui ; reconnaissez-vous votre soeur à l'aveu franc qu'elle a fait de ses folies ? M'auriez-vous cru capable de ce courage-là ? Pouvez-vous vous empêcher de l'estimer, et ne me l'enviez-vous pas vous-même ? Allons, mon frère, n'hésitez plus, je vous en conjure. Oui, mon frère, nous allons vous quitter ; mais, au nom de notre amitié, ne résistez plus. Oui, Seigneur, mettez le comble à vos bienfaits : je vous ai mille obligations ; joignez-y encore la grâce de m'accorder votre fils. Tendrement. **** *creator_marivaux *book_marivaux_iledelaraison *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_iledelaraison *dist2_marivaux_prose_comedy *id_FONTIGNAC *date_1727 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_fontignac Ils ont essayé dé mé nourrir dé graine. Oui-da, lé douté là-dessus est pardonnavle. Ils ont commencé aussi par mé siffler, moi. Tu l'as dit, paubre éperlan. Et dé moi, que t'en semble ? Mé boilà. Monsieur, bous êtes mon maîtré, hommé de cour et grand seigneur ; bous mé démandez cé qué bous êtes ; mais jé né bous bois pas ; mettez-bous dans un microscope. Sire, réprésentez-bous lé mieux fait dé botré royaume. Boilà ce que jé suis, sans mé soucier qui mé gâte la taille. Allez, Monsieur, passez à la certitude ; jé bous la garantis. Sandis ! Fortune espiègle, tu mé houspilles rudément. Qué beut donc dire cé vouffon, avec son débénez raisonnavle ? Peut-on débénir cé qué l'on est ? S'il né fallait qué dé la raison pour être grand dé taillé, jé passérais le chêné en hautur. Eh ! Messieurs, un peu dé concordé dans l'état présent dé nos affaires. Cadédis, pour moi, jé troubé l'imagination essellente ; il faut qué cet hommé soit dé race gasconne, en berité ; et j'adopte sa pensée : sauf lé respect qué jé dois à tous, jé prendrai seulément la liberté dé purger son discours dé la broussaillé qui s'y troube. Jé dis donc qué plus jé bous régarde, et plus jé mé fortifie dans l'idée dé cé rustré ; notré pétitessé, sandis, n'est pas uniformé ; rémarquez, Messieurs, qu'ellé va par échélons. Jé bous parlais d'échélons : eh pourquoi ces échélons, cadédis ? Cet hommé dit d'or ; jé pense qué c'est lé dégré dé folie qui régle la chose ; et qu'ainsi ne soit, regardez cé paysan, cé n'est qu'un rustre. Et cépendant cé rustre, il est lé plus grand dé nous tous. Non pas lé plus sage, mais lé moins frappé dé folie, et jé né m'en étonné pas ; lé champ dé vataillé dé l'extrabagancé, boyez-bous, c'est lé grand monde, et cé paysan né lé connaît pas, la folie né l'attrapé qué dé loin ; et boilà cé qui lui rend ici la taillé un peu plus longue. En suivant lé dégré, j'arribe après lui, moi, plus pétit qué lui, mais plus grand qué les autres. Jé né m'en étonne pas non plus ; dans lé monde, jé né suis qué suvalterne, et jé n'ai jamais eu lé moyen d'être aussi fou qué les autres. Je continue ma ronde, et Spinette mé suit. Ellé né vient pourtant qu'après nous, et c'est qué la raison des femmes est toujours un peu plus dévilé qué la nôtre. Oui, c'est la plus inapercévable, cellé qui rampe lé plus, et la raison en est bonne ! Monsieur lé philosophe nous a dit dans lé vaisseau, qu'il avait quitté la France, dé peur dé loger à la Vastille. Et qu'actuellement il s'enfuyait pour un petit livre dé science, dé petits mots hardis, dé petits sentiments ; et franchement tant dé pétitesses pourraient bien nous aboir produit lé petit hommé à qui jé parle. Venons à Monsieur le poète. Des gens dé botre métier, cependant, lé bon sens n'en est pas célèbre ; n'avez-vous pas dit qué bous étiez en voyage pour une épigramme ? À vous lé dé, Madame. Jé l'oubliais, dé la profession dont il est, sa critique est touté faite. Jé n'interrogé pas Monsieur, dé qui jé suis lé sécrétaire dépuis dix ans, et qué lé hasard a fait naître en France ; quoiqué dé famille espagnolé ; il allait vice-roi dans les Indes avec Madamé sa soeur, et Spinette, cette agréablé fille de qui jé suis tombé épris dans lé voyage. Monsieur, lé respect mé fermé la bouche, et jé bous renvoie à votré taille. Paix, silencé ; voilà notre homme qui revient. Sandis ! Maître Blaise, n'ai-jé pas la verlue ! Etés-bous l'éperlan dé tantôt ? Eh ! Cadédis, jé m'en meurs, et jé vénais en consultation là-dessus. Allons, mon ami, jé rémets lé pétit goujon entré vos mains ; jé vous en récommandé la métamorphose. Comment, dé la raison ! Tantôt nous avons donc déviné juste ! Uné bêté ? Né pourrait-on changer l'épithéte ? Ce n'est pas que j'y répugne. Écoutez-moi, galant homme ; n'est-cé pas ses imperfétions qu'il faut réconnaîtré ? Eh donc ! La bêtise n'est pas dé mon lot. Cé n'est pas là qué gît mon mal : c'était lé vôtre ; chacun a lé sien. Jé né prétends pourtant pas mé ménager, car jé né m'estimé plus ; mais dans la réflétion, jé mé trouvé moins imvécile qu'impertinent, moins sot qué fat. Non, non : mettez qué jé suis mentur. Entré nous, tout mé sert d'occasion ; ainsi comptez pour habitude. Comment ça sé fait-il ? Car jé suis mentur et vavillard en même temps. Jé né hais pas cetté pensée ; elle est fantasque. Jé mé réproché d'avoir été empoisonnur. Cé n'est point lé corps qué j'empoisonnais, jé faisais mieux. Non : pis qué tout céla. C'est l'esprit des hommes qué jé corrompais ; jé les rendais avugles ; en un mot, j'étais un flattur. Jé mé détesté. Imaginez-vous qué du ridiculé dé mon maîtré, il en a plus dé moitié dé ma façon. J'en respiré à peine. Jé n'en douté pas à cé qué jé sens. Suivez-moi, jé veux qué lé prodigé éclaté aux yeux de Spinetté et dé mon maîtré. N'attendons pas, courons ; jé suis pressé. Viens donc, qué je t'embrasse encore, mon cher ami, mon intimé Blaise. Jé suis pressé d'une réconnaissance qui duréra tout autant qué moi : en un mot ; jé té dois ma raison et lé rétour dé ma figure. Les biens mé pleuvent donc dé tous côtés. Ah ! Jé lé crois ; chez quiconque a dé la raison, lé prochain affligé n'a qué faire dé récommandation. Jé mé sens une douceur, uné suavité dans l'âmé. Jé m'estimérais bien fortuné dé l'être autant qu'elle. Jé né l'aperçois pas non plus. Né comptez pas l'estimé dé ces fous. Sans douté ; l'honnur vous appartient ; vous êtes lé doyen dé tous. Rémettons donc cet estropié d'esprit entré les mains dé Madémoisellé Spinetté. Oui, votre santé en dépend. Bon, jé vous félicité du parti qué vous prénez. Madémoisellé Spinetté, laissons faire maître Blaisé, et l'écoutons. Cadédis, bous né tuez pas mieux qu'il raisonne. Ah ! Voilà l'honnête homme dé qui nous sont vénus les prémiers rayons dé lumière. Vénez, Monsieur Blectrue, approchez dé vos enfants, et récévez-les entre vos bras. Mais dans lé fond, en France céla commence à s'établir. D'ordinaire effectivément ellé n'est pas robuste. Vous êtes bien pressante. Et moi, dé mon côté, jé vais combattré les vertigés dé mon maître. Ah ! Madame, je vous réconnais ; mes yeux rétrouvent cé qu'il y avait dé plus charmant dans lé monde ! Voilà la prémiéré fois dé ma vie qué j'ai vu la beauté et la raison ensemble. Permettez, Seigneur, qué j'emmène Madame ; l'esprit dé son frère fait lé mutin, il régimbe ; sa folie est ténace, et j'ai bésoin dé troupes auxiliaires. Il y aura dé la vésogne après lui ; car c'est une cervelle dé courtisan. Si vous savez le plaisir qui vous attend dans le plus profond de vous-même ! Blaise, né vous éloignez pas, pour mé prêter main-forte si j'en ai bésoin. Jé lé crois : la raison et vous, dans lé fond, vous n'êtes vrouillés qué faute dé vous entendre. L'histoiré rapporte qu'elle en a fait l'aveu d'une manière exemplaire, en vérité. On dit en effet qué son âme d'abord était en travail. Grand nombre d'exclamations : Où en suis-je ? On rougissait. Il est venu des larmes, un peu dé découragément, dé pétites colères brochant sur le tout. La vanité défendait le logis ; mais enfin la raison l'a serrée dé si près, qu'elle l'a, comme on dit, jetée par les fenêtres, et jé régarde déjà la vôtre commé sautée. Jé vous fais excuse ; vous êtes fourni ; votre emvarras né peut vénir qué dé l'avondancé du sujet. Eh bien ! Jé vous mettrai en pays dé connaissance ! Moi, plaisanter dans lé ministère qué j'exerce, quand il s'agit dé guérir un avugle ! Vous n'y pensez pas. Monsieur, avrégeons ; la vie est courte ; parlons d'affaire. Jé vous prends sur lé fait. Actuellément vous préludez par une petitesse. Il en est dé vous commé dé ces vases trop pleins ; on né peut les rémuer qu'ils né répandent. C'est la peur qué vous avez qué jé né vous épluche. N'avez-vous jamais vu d'enfant entre les bras dé sa nourrice ? Connaissez-vous lé hochet dont elle agite les grelots pour réjouir lé poupon avecqué la chansonnette ? Qué vous ressemvlez bien à cé poupon, vous autres grands seignurs ! Régardez ceux qui vous approchent, ils ont tous lé hochet à la main ; il faut qué lé grélot joue, et qué sa chansonnette marché. Vous mé régardez ? Qué pensez-vous ? Eh ! Cadédis, quittez la bavette ; il est bien temps qué vous soyez sévré. Lé respect qué vous démandez, voyez-vous, c'est lé sécouement du grélot ; mais j'ai perdu lé hochet. Plus dé quartier, sandis. Quand un homme a lé bras disloqué, né faut-il pas lé rémettre ? Céla s'en va-t-il sans doulur ? Et né va-t-on pas son train ? Cé n'est pas le bras à vous, c'est la tête qu'il faut vous rémettre ! tête dé coutisan, cadédis, qué jé vous garantis aussi disloquée à sa façon, qu'aucun bras lé peut être. Vous criérez : Mais jé vous aime, et jé vous avertis qué jé suis sourd. Eh ! Cadédis, qu'en feriez-vous ? Lé moucheron à présent vous combattrait à force égale. Pour lé moins entamons lé sujet. Hélas ! Maîtré Blaise, vous savez lé dessein qué j'avais. Monsieur a cru qué jé l'avais piqué, quand jé né faisais encore qu'approcher ma lancetté pour lui tirer lé mauvais sang que vous lui connaissez. Il né m'a pas donné lé temps, vous dis-je. Quand vous êtes vénu, jé né faisais que peloter ; jé lé préparais. J'allais tomber sur les emprunts dé Monsieur. Sans doute ; mais il était trop généreux pour payer ses dettes. Jé m'expliqué : c'est qué Monsieur avait lé coeur grand. Tout juste. Les grandes âmes donnent tout, et né restituent rien, et la noblessé dé la sienne étouffait sa justice. D'autant plus qué cetté noblesse est cause qué l'on rafle la tavlé dé ses créanciers pour entréténir la magnifience dé la sienne. Là-bas si vous l'aviez vu caresser tout lé monde, et verbiager des compliments, promettré tout et né ténir rien ! Qué dités-vous dé ces gens qui n'ont qué des mensonges sur lé visage ? Des gens dont les yeux ont pris l'arrangement dé dire à tout lé monde : Jé vous aime ?... Des gens enfin qui, tout en emvrassant lé suvalterne, né lé voient seulement pas. Cé sont des caresses machinales, des bras à ressort qui d'eux-mêmes viennent à vous sans savoir cé qu'ils font. Cé sont des paroles qui leur tombent dé la bouche ; des ritournelles, dont cependant l'inférieur va sé vantant, et qui lui donnent lé plaisir d'en devenir plus sot qu'à l'ordinaire. Jé né parle qué dé l'homme, et non pas du rang. Si Monsieur lé permettait, jé finirais par lé récit dé son amitié pour ses égaux. Un jour vous vous trouviez avec un dé ces Messieurs. Jé vous entendais vous entréfriponner tous deux. Rien dé plus affétueux qué vos témoignages d'affétion réciproque. Jé tâchai dé réténir vos paroles, et j'en traduisis un pétit lamveau. Sandis ! lui disiez-vous, jé n'estime à la cour personne autant qué vous ; jé m'en fais fort, jé lé dis partout, vous devez lé savoir ; cadédis, j'aime l'honnur, et vous en avez. De ces discours en voici la traduction : Maudit concurrent dé ma fortune, jé té connais, tu né vaux rien ; tu mé perdrais si tu pouvais mé perdre, et tu penses qué j'en ferais dé même. Tu n'as pas tort ; mais né lé crois pas, s'il est possible. Laissé-toi duper à mes expressions. Jé mé travaille pour en trouver qui té persuadent, et jé mé montre persuadé des tiennes. Allons, tâche dé mé croire imvécile, afin dé lé dévenir à ton tour ; donné-moi ta main, qué la mienne la serre. Ah ! sandis, qué jé t'aime ! Régarde mon visage et touté la tendressé dont jé lé frelate. Pense qué jé t'affétionne, afin dé né mé plus craindre. Dé grâce, maudit fourbe, un peu dé crédulité pour ma mascarade. Permets qué jé t'endorme, afin qué jé t'en égorge plus à mon aise. Ah ! Lé fourbe qué j'étais ! Monsieur, jé les ai pleuré ces éloges, jé les ai pleuré, lé coquin vous louait, et né vous en estimait pas davantagé. Jé vous berçais, vous dis-jé. Jé vous voyais affamé dé dupéries, vous en démandiez à tout le monde : donnez-m'en. Jé vous en donnais, jé vous en gonflais, j'étais à même : la fiction mé fournissait mes matières ; c'était lé moyen dé n'en pas manquer. Cet emvarras qui lé prend serait-il l'avant-coureur de la sagesse ? Sandis ; j'en suis tout extasié ; il faut qué jé vous quitte, pour en porter la nouvelle à la fille du Gouvernur. Permettez, Monsieur, qué jé parle à Blaise, et lui présente une réquête dont voici lé sujet. D'abord à votre coeur, ensuite à votre main. Jé mé suis pourtant fait fort dé votré consentement. Né vous en défendez point. Il est temps qué votre modestie cède la victoire. Jé sais qu'ellé vous plaît, cetté tendre et charmante fille. Achévons donc. Qué tant dé mérite vous touche ! L'ami Blaise, j'entends qué Monsieur vous encourage. Cé sont des échos. Vous n'irez pas lé chercher, car il entre. Jé rougis sous lé chapeau. **** *creator_marivaux *book_marivaux_iledelaraison *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_iledelaraison *dist2_marivaux_prose_comedy *id_SPINETTE *date_1727 *sexe_feminin *age_mur *statut_maitre *fonction_mere *role_spinette Vous avez raison. Maudit pays ! À quelque impertinence près, tout cela me paraîtrait assez naturel. Pour moi, Fontignac, je ne te haïssais pas : mais j'avoue qu'aujourd'hui mon coeur est bien disposé pour toi ; je te dois autant que tu dois à Blaise. Hélas ! je ne demande pas mieux que de leur rendre service. La raison est un si grand trésor. Je vous suis bien obligée de l'avertissement. Allons ! Mes amis, il faut tâcher de le tirer d'affaire. Dites-lui ce qu'il faut qu'il fasse pour redevenir comme il était. Moi, Messieurs ! c'est à moi à me taire où vous êtes. Mais essayez, petit homme, essayez. Assurément. Il n'a pas laissé que d'être frappé, il y reviendra. Pour moi, j'espère que je ferai entendre raison à ma maîtresse, et que nous demeurerons tous ici ; car on y est si bien ! Monsieur Blectrue aime à rire. Je vous avoue que j'aurai bien de la peine à m'accoutumer à vos usages, quoique sensés. Hélas ! Monsieur, actuellement j'en ai peur. Oui, je me rends ; je ferai tout ce qu'on voudra ; et pour preuve de mon obéissance, tenez, Fontignac, je vous prie de m'aimer, je vous en prie sérieusement. Je sens que vous avez raison, Monsieur Blectrue ; et je vous promets de me conformer à vos lois. Ce que je viens d'éprouver en ce moment me donne encore plus de respect pour elles. Allons, ma maîtresse gémit ; permettez que je travaille à la tirer d'affaire ; je veux lui parler. Tout me charme ici. Maître Blaise, la conquête d'une si jolie fille mérite pourtant votre attention. Vous savez, Madame, que tantôt Fontignac et ce paysan croyaient que nous n'étions petits que parce que nous manquions de raison ; et ils croyaient juste : cela s'est vérifié. Ce n'est que par l'aveu de mes folies que j'ai rattrapé ma raison. Fontignac a eu autant de peine à me persuader que j'en ai après vous, ma chère maîtresse ; mais je me suis rendue. Ne lui parlez plus de cette malheureuse cour. Cela est vrai. Eh ! Madame, un peu de réflexion. Ne savez-vous pas que vous êtes jeune, belle, et fille de condition ? Citez-moi une tête de fille qui ait tenu contre ces trois qualités-là, citez-m'en une. Et la beauté ? Madame, vous comptez si bien, que ce n'est pas la peine que je m'en mêle. Aidez-vous, Madame ; songez, par exemple, à ce que c'est qu'une toilette. C'est cela même. Vous souvenez-vous, ma chère maîtresse, de cette quantité d'outils pour votre visage qui était sur la vôtre ? Bon ! Est-ce que le visage d'une coquette est jamais fini ? Tous les jours on y travaille : il faut concerter les mines, ajuster les oeillades. N'est-il pas vrai qu'à votre miroir, un jour, un regard doux vous a coûté plus de trois heures à attraper ? Encore n'en attrapâtes-vous que la moitié de ce que vous en vouliez ; car, quoique ce fût un regard doux, il s'agissait aussi d'y mêler quelque chose de fier : il fallait qu'un quart de fierté y tempérât trois quarts de douceur ; cela n'est pas aisé. Tantôt le fier prenait trop sur le doux : tantôt le doux étouffait le fier. On n'a pas la balance à la main ; je vous voyais faire, et je ne vous regardais que trop. N'allais-je pas répéter toutes vos contorsions ? Il fallait me voir avec mes yeux chercher des doses de feu, de langueur, d'étourderie et de noblesse dans mes regards. J'en possédais plus d'un mille qui étaient autant de coups de pistolet, moi qui n'avais étudié que sous vous. Vous en aviez un qui était vif et mourant, qui a pensé me faire perdre l'esprit : il faut qu'il m'ait coûté plus de six mois de ma vie, sans compter un torticolis que je me donnai pour le suivre. Et notre ajustement ! Et l'architecture de notre tête, surtout en France où Madame a demeuré ! Et le choix des rubans ! Mettrai-je celui-là ? Non, il me rend le visage dur. Essayons de celui-ci ; je crois qu'il me rembrunit. Voyons le jaune, il me pâlit ; le blanc, il m'affadit le teint. Que mettra-t-on donc ? Les couleurs sont si bornées, toutes variées qu'elles sont ! La coquetterie reste dans la disette ; elle n'a pas seulement son nécessaire avec elle. Cependant on essaye, on ôte, on remet, on change, on se fâche ; les bras tombent de fatigue, il n'y a plus que la vanité qui les soutient. Enfin on achève : voilà cette tête en état : voilà les yeux armés. L'étourdi à qui tant de grâces sont destinées arrivera tantôt. Est-ce qu'on l'aime ? Non. Mais toutes les femmes tirent dessus, et toutes le manquent. Ah ! Le beau coup, si on pouvait l'attraper ! À peu près, mon pauvre Blaise. Ne vous troublez point, Madame ; c'est un coeur tout à vous qui vous parle. Malheureusement je n'ai point de mémoire, et je ne me ressouviens pas de la moitié de vos folies. Orgueil sur le chapitre de la naissance : Qui sont-ils ces gens-là ? De quelle maison ? Et cette petite bourgeoise qui fait comparaison avec moi ? Et puis cette bonté superbe avec laquelle on salue des inférieurs ; cet air altier avec lequel on prend sa place ; cette évaluation de ce que l'on est et de ce que les autres ne sont pas. Reconduira-t-on celle-ci ? Ne fera-t-on que saluer celle-là ? Sans compter cette rancune contre tous les jolis visages que l'on va détruisant d'un ton nonchalant et distrait. Combien en avez-vous trouvé de boursouflés, parce qu'ils étaient gras ? Vous n'accordiez que la peau sur les os à celui qui était maigre. Il y avait un nez sur celui-ci qui l'empêchait d'être spirituel. Des yeux étaient-ils fiers ? Ils devenaient hagards. Étaient-ils doux ? Les voilà bêtes. Étaient-ils vifs ? Les voilà fous. À vingt-cinq ans, on approchait de sa quarantaine. Une petite femme avait-elle des grâces ? Ah ! La bamboche ! Était-elle grande et bien faite ? Ah ! La géante ! Elle aurait pu se montrer à la foire. Ajoutez à cela cette finesse avec laquelle on prend le parti d'une femme sur des médisances que l'on augmente en les combattant, qu'on ne fait semblant d'arrêter que pour les faire courir, et qu'on développe si bien, qu'on ne saurait plus les détruire. Achevez, maître Blaise ; cela vaut mieux que tout ce que j'ai dit. Madame, assurément ce portrait-là a de quoi rappeler la raison. Ah ! Ma chère maîtresse, que je suis contente ! Je vous l'avais promis, et si vous m'en croyez, nous resterons ici. Il ne faut plus nous exposer ; les rechutes, chez nous autres femmes, sont bien plus faciles que chez les hommes. Il ne vous sera pas difficile d'en être aimée. C'est ma maîtresse, cette petite femelle que Monsieur avait retenue. Madame, c'est que cela a changé de main. Dans notre pays on nous assiège ; c'est nous qui assiégeons ici parce que la place en est mieux défendue. Oui, oui, cela est extrêmement juste. Prenez garde, j'ai pensé retomber avec ces petites façons-là. Et moi aussi, et je sors. Il en faut venir là, Monsieur. Il n'y a pas moyen de faire autrement. **** *creator_marivaux *book_marivaux_iledelaraison *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_iledelaraison *dist2_marivaux_prose_comedy *id_LEPOETE *date_1727 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_lepoete Que signifie tout cela ? quel sort que le nôtre ! Pour moi, je crois que c'est un pays de magie, où notre naufrage nous a fait aborder. Ma foi, Monsieur de la philosophie, car vous m'avez dit que vous l'aimiez, une idée de poète vaut bien une vision de philosophe. Comme si les Français n'étaient pas raisonnables. Je n'ai pourtant rien à reprocher à ma raison. Cela est vrai. Je l'avais fait contre un homme puissant qui m'aimait assez, et qui s'est scandalisé mal à propos d'un pur jeu d'esprit. C'est moi, je serai bien aise de savoir ce dont il s'agit. Seigneur Blectrue, laissons là l'instinct, il n'est fait que pour les bêtes ; il est vrai que nous sommes petits. Ou du moins vous nous croyez tels, et nous aussi ; mais cette petitesse réelle ou fausse ne nous est venue que depuis que nous avons mis le pied sur vos terres. Je vous dis la vérité. Hélas ! Oui. Je n'en sais ma foi rien. Mais, seigneur Blectrue, je ne les connais pas ; ne serait-ce pas plutôt un coup de magie ? Croyez-vous, mon cher ami ? Eh bien ! Seigneur Blectrue, charitable insulaire, conduisez-moi, je me remets entre vos mains ; voyez ce qu'il faut que je fasse. Hélas ! Je sais que l'homme est bien peu de chose. Cependant, quand j'y songe, où sont mes folies ? Je ne saurais me voir définir le compagnon des bêtes. Vous n'avez point dans votre langue de mot pour définir ce que j'étais. Non, quelque chose de très honorable ; j'étais homme d'esprit et bon poète. Non, des vers ne sont pas une marchandise, et on ne peut pas appeler un poète un marchand de vers. Tenez, je m'amusais dans mon pays à des ouvrages d'esprit, dont le but était, tantôt de faire rire, tantôt de faire pleurer les autres. On appelle cela des tragédies, que l'on récite en dialogues, où il y a des héros si tendres, qui ont tour à tour des transports de vertu et de passion si merveilleux ; de nobles coupables qui ont une fierté si étonnante, dont les crimes ont quelque chose de si grand, et les reproches qu'ils s'en font sont si magnanimes ; des hommes enfin qui ont de si respectables faiblesses, qui se tuent quelquefois d'une manière si admirable et si auguste, qu'on ne saurait les voir sans en avoir l'âme émue, et pleurer de plaisir. Vous ne me répondez rien ? Et puis, il y a des comédies où je représentais les vices et les ridicules des hommes. Point du tout ; cela les faisait rire. Je vous dis qu'ils riaient. Ce qu'il dit là est assez plaisant. Pour être loué, et admiré même, si vous voulez. Eh mais, c'est une chose très gracieuse. Ce que vous dites là peut se penser. Non, vraiment ; cela ne se dit point : j'aurais été ridicule. Attendez donc, expliquons-nous ; comment l'entendez-vous ? Je n'aurais donc été qu'un sot, à votre compte ? Il semblerait qu'il dit vrai. Oui, assez ; et en même temps je sens un mouvement intérieur que je ne puis expliquer. Souffrez que je me retire ; je veux réfléchir tout seul sur moi-même : il y a effectivement quelque chose d'extraordinaire qui se passe en moi. Moi, je ne vous veux pas de mal. Point du tout ; ce sont des idées qui viennent et qui sont plaisantes ; il faut que cela sorte ; cela se fait tout seul. Je n'ai fait que les écrire, et cela aurait diverti le Gouverneur, un peu à vos dépens, à la vérité ; mais c'est ce qui en fait tout le sel ; et à cause que j'ai mis quelque épithète un peu maligne contre le Philosophe, cela l'a mis en colère. Voulez-vous que je vous en dise quelques morceaux ? Ils sont heureux. Il faut que mon épigramme soit bonne, car il est bien piqué. Ni ne guériras. Un poète aux Petites-Maisons ! **** *creator_marivaux *book_marivaux_iledelaraison *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_iledelaraison *dist2_marivaux_prose_comedy *id_LEPHILOSOPHE *date_1727 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_lephilosophe Pourquoi nous dites-vous cela ? Je ne saurais croire que notre petitesse soit réelle : il faut que l'air de ce pays-ci ait fait une révolution dans nos organes, et qu'il soit arrivé quelque accident à notre rétine, en vertu duquel nous nous croyons petits. Les autres sont indignés du peu d'égard qu'on a ici pour des créatures raisonnables. Ah ! En doutant que nous soyons des hommes, vous nous faites douter si vous en êtes. Nous, quadrupèdes ! Un pays de magie ! Idée poétique que cela, Monsieur le Poète, car vous m'avez dit que vous l'étiez. Eh finis, mon ami, finis, tu nous ennuies. Eh laissons de pareilles chimères. Et moi, je le trouve pitoyable. Et moi, je ne veux plus paraître ; je suis las de toutes ces façons. Monsieur, je sais le cas qu'un courtisan en peut faire : mais il ne s'agit pas de cela. Il s'agit de cet impertinent-là qui a l'audace de faire des vers où il me satirise. Poète insolent ! Qu'est-ce que cela signifie ? Nous enfermer ? Je ne le veux point. Ah ! Tu parles, toi, manant. Comment t'es-tu guéri ? Et qu'est-ce que c'est que cette sagesse ? Mais je ne suis pas fou, moi ; et je ne guéris pourtant pas. Fort mal ; car ce manant est donc fou aussi. C'est que tu ne crois pas l'être. Comment, on me fera violence ? **** *creator_marivaux *book_marivaux_iledelaraison *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_iledelaraison *dist2_marivaux_prose_comedy *id_LEMEDECIN *date_1727 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_lemedecin C'est-à-dire ? Bon ! Vous nous faites là de beaux contes ! Me voilà. Lui-même. Eh ! Mademoiselle, je ne demande pas mieux ; car en vérité, c'est quelque chose de bien affreux que de rester comme je suis, moi qui ai du bien, qui suis riche et estimé dans mon pays. Mais faudra-t-il que je demeure éloigné de chez moi, pauvre, et sans avoir de quoi vivre ? Non ; mais mon bien, que deviendra-t-il ? Eh ! Mes amis, voilà des compliments bien longs pour un homme qui souffre. Quoi ! Tout votre secret est de me dire des injures ? Je n'en veux point. Des injures à un docteur de la Faculté ! Voyons donc ce que c'est. Voilà un paysan bien hardi. Non, je suis veuf ; ma femme est morte à vingt-cinq ans d'une fluxion de poitrine. Il ne me fut pas possible de la réchapper. Non. Non, vous dis-je. J'en avais trois ; et ils sont morts de la petite vérole, il y a quatre ans. Vous avez beau dire, j'étais plus couru qu'un autre. Sans doute. Mais enfin... Ah ! Je m'en vais. Ces animaux-là se moquent de moi.