**** *creator_marivaux *book_marivaux_joieimprevue *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_joieimprevue *dist2_marivaux_prose_comedy *id_MONSIEURORGON *date_1738 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_monsieurorgon Tu as donc bien de la peine à me reconnaître, faquin ? Eh ! Tais-toi, maraud, avec ton original et ta copie. Il est vrai que j'ai fort sujet d'être content de ce qui se passe. Oui, je les sais, oui, il y a quinze jours que vous êtes ici, et il y en a autant que j'y suis ; je partis le lendemain de votre départ, je vous ai rattrapé en chemin, je vous ai suivi jusqu'ici, et vous ai fait observer depuis que vous y êtes ; c'est moi qui ai dit au banquier de ne délivrer à mon fils qu'une partie de l'argent destiné à l'acquisition de sa charge, et de le remettre pour le reste ; on m'a appris qu'il a joué, et qu'il a perdu. Je sors actuellement de chez ce banquier, j'y ai laissé mon fils qui ne m'y a pas vu, et qu'on va achever de payer ; mais je ne laisserai pas le reste de la somme à sa discrétion, et j'ai dit qu'on l'amusât pour me donner le temps de venir te parler. Ne devais-tu pas parler à Damon, et tâcher de le détourner de son extravagance ? Jouer, contre le premier venu, un argent dont je lui avais marqué l'emploi ! Doucement, il mérite les noms que tu lui donnes, mais ce n'est pas à toi à les lui donner. Passe encore s'il n'avait point d'inclination pour le jeu. Il me l'a toujours paru, et j'avoue que jusqu'ici je n'ai rien vu que de louable en lui ; je voulais achever de le connaître : il est jeune, il a fait une faute, il n'y a rien d'étonnant, et je la lui pardonne, pourvu qu'il la sente ; c'est ce qui décidera de son caractère : ce sera un peu d'argent qu'il m'en coûtera, mais je ne le regretterai point si son imprudence le corrige. Comment donc ! Il veut jouer encore ? Est-ce aujourd'hui qu'il doit jouer ? C'est donc pour ce beau projet qu'il est allé chez le banquier ? Le Chevalier et lui seront-ils masqués ? Tâche de savoir cela bien précisément, et viens m'en informer tantôt à ce café attenant l'hôtel, où tu me trouveras ; j'y serai sur les six heures du soir. Garde-toi, surtout, de dire à mon fils que je suis ici, je te le défends, et remets-lui cette lettre comme venant de la poste ; mais ce n'est pas là tout : on m'a dit aussi qu'il voit souvent dans ce jardin une jeune personne qui vient s'y promener avec sa mère ; est-ce qu'il l'aime ? Passons, il n'est pas question de toi. N'est-ce pas la fille de Madame Dorville ? Je la connais, cette Madame Dorville, et il faut que mon fils ne lui ait pas rendu la lettre que je lui ai écrite, puisqu'il ne la voit pas chez elle. Beaucoup. C'est à quoi je pense. Constance et Damon doivent être mariés ensemble. Sois discret, au moins. Souviens-toi de tout ce que je t'ai dit. Quelqu'un vient, je ne veux pas qu'on me voie, et je me retire avant que mon fils arrive. Tais-toi. Voici Pasquin. Au domino que je porte, il me prendra pour le Chevalier. Où est ton maître ? Tu es bien brusque. Ne sais-tu pas que je dois jouer avec ton maître ? C'est que je suis plus heureux que lui. Je crois que tu m'insultes. Tiens, me devinais-tu ? Où est mon fils ? Paix ! Je pense que le voilà. Que vous importe ? Vous n'avez point à vous plaindre, j'ai joué avec honneur. Le ciel m'en préserve ! Je n'irai point vous jeter dans l'embarras où vous seriez, si vous les perdiez. Vous êtes jeune, vous dépendez apparemment d'un père ; je me reprocherais de profiter de l'étourdissement où vous êtes, et d'être, pour ainsi dire, le complice du désordre où vous voulez vous jeter ; j'ai même regret d'avoir tant joué ; votre âge et la considération de ceux à qui vous appartenez devaient m'en empêcher : croyez-moi, Monsieur ; vous me paraissez un jeune homme plein d'honneur, n'altérez point votre caractère par une aussi dangereuse habitude que l'est celle du jeu, et craignez d'affliger un père, à qui je suis sûr que vous êtes cher. Jugez-en vous-même. J'oublie tout, mon fils ; si cette scène-ci vous corrige, ne craignez rien de ma colère ; je vous connais, et ne veux vous punir de vos fautes qu'en vous donnant de nouveaux témoignages de ma tendresse ; ils feront plus d'effet sur votre coeur que mes reproches. On n'en a que faire, Monsieur. Mais, qui vient à nous ? Oui, Madame, c'est moi-même ; et j'allais dans le moment me faire connaître ; je m'étais fait un plaisir de vous surprendre. Après cet aveu-là, Madame, je crois qu'il ne doit plus être question de notre projet. Non, certes, c'est à quoi Madame Dorville voudra bien que je ne consente jamais. Allons, mon fils, je vous croyais plus heureux. Retirons-nous. Demain, Madame, j'aurai l'honneur de vous voir chez vous. Suivez-moi, Damon. Quoi ! Belle Constance, ignoriez-vous que Damon est mon fils ? Allons, Madame. **** *creator_marivaux *book_marivaux_joieimprevue *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_joieimprevue *dist2_marivaux_prose_comedy *id_MADAMEDORVILLE *date_1738 *sexe_feminin *age_mur *statut_maitre *fonction_mere *role_madamedorville Avez-vous parlé à ce garçon de ce que je vous ai dit ? Vous êtes bien hardi, mon ami ; allez, passez votre chemin. Qu'est-ce que c'est que cet impertinent-là ? Lisette, dites-lui qu'il se retire. Va-t'en. Ils sont nés pour s'aimer ! Ma fille, vous aurait-il entendu dire quelque chose qui ait pu lui donner cette idée ? Je me persuade que non, vous êtes trop bien née pour cela. C'est que Damon vous aura dit, sans doute, quelques galanteries ? Peut-être même vous a-t-il parlé d'amour ? Taisez-vous. Et vous en avez badiné ? Constance, il était temps que vous ne le vissiez plus. Retirons-nous, puisqu'il n'y a pas moyen de se défaire de lui. Monsieur, vous êtes instruit de mes intentions, et j'espérais que vous y auriez plus d'égard. Retirez-vous, Constance. Il n'est plus question de se voir, Monsieur, j'ai des vues pour ma fille qui ne s'accordent plus avec de pareilles galanteries. Retirez-vous donc. À moi, Monsieur, et de quelle part, s'il vous plaît ? Ce valet n'est pas si extravagant. Monsieur, cette lettre me fait grand plaisir, je suis charmée d'apprendre des nouvelles de Monsieur votre père. Oui, Monsieur, vous pouvez continuer de nous voir, je vous le permets ; je ne saurais m'en dispenser avec le fils d'un si honnête homme. Cependant, les vues que j'avais pour ma fille subsistent toujours, et plus que jamais, puisque je la marie incessamment. Suivez-moi dans cette autre allée, Lisette, j'ai à vous parler. Monsieur, je suis votre servante. Dis-moi naturellement : ma fille a-t-elle de l'inclination pour lui ? Il me paraît avoir du mérite. Et moi je le choisis pour elle. C'est positivement à lui que je destinais Constance. Quatre ! Je n'en connais que deux. Ne dis rien de ceci à ma fille, non plus qu'à Damon, Lisette ; je veux les surprendre, et c'est aussi l'intention du père qui doit arriver incessamment, et qui me prie de cacher à son fils, s'il aime ma fille, que nous avons dessein d'en faire mon gendre ; il se ménage, dit-il, le plaisir de paraître obliger Damon en consentant à ce mariage. Rappelez Constance. Approchez, Constance. Je disais à Lisette que je vais vous marier. Qu'avez-vous, ma fille ? Vous me paraissez triste. À l'aigreur que vous montrez, Constance, on dirait que vous regrettez Damon... Vous ne répondez rien ? Damon vous plaît, ma fille ? Je m'en suis doutée, vous l'aimez. Ne dissimulez point, ma fille, on peut ou hâter ou retarder le mariage dont il s'agit ; parlez nettement : est-ce que vous aimez Damon ? Je pense pourtant comme elle, il sera mieux de ne pas différer votre mariage. Adieu ; promenez-vous, je vous laisse. Si vous rencontrez Damon, je vous permets de souffrir qu'il vous aborde ; vous me paraissez si raisonnable que ce n'est pas la peine de vous rien défendre là-dessus. Allons, ma fille, il est temps de se retirer. Que vois-je ? Monsieur Orgon ! Ma fille, saluez Monsieur, il est le père de l'époux que je vous destine. Plus que jamais, je vous assure que votre fils l'épousera. Vous voyez bien qu'ils sont assez d'accord ; ce n'est pas la peine de rentrer dans le bal, je pense, allons souper chez moi. **** *creator_marivaux *book_marivaux_joieimprevue *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_joieimprevue *dist2_marivaux_prose_comedy *id_CONSTANCE *date_1738 *sexe_feminin *age_mur *statut_maitre *fonction_mere *role_constance Assurément, ma mère. Mais, oui. Quelques mots approchants. Comme il s'expliquait d'une façon très respectueuse, et de l'air de la meilleure foi ; que, d'ailleurs, j'étais le plus souvent avec vous, et que je ne prévoyais pas que vous me défendriez de le voir, je n'ai pas cru devoir me fâcher contre un si honnête homme. Voilà la première fois que vous me le dites. Ce ne sont pas là vos affaires. Vous êtes jolie ! Il y a des moments où l'on n'est pas gai. Qui est-ce qui vous parle ? Mais je l'aurais trouvé assez à mon gré, si vous me l'aviez permis, au lieu que je ne connais pas l'autre. Vous me fatiguez. Non, ma mère, je n'ai pas osé. Y a-t-il rien de plus méchant que vous ? Je ne l'ai encore dit à personne. Vous mentez, je ne vous ai jamais dit que je l'aimais, mais seulement qu'il était aimable : vous m'en avez dit mille biens vous-même ; et puisque ma mère veut que je m'explique avec franchise, j'avoue qu'il m'a prévenue en sa faveur. Je ne demande pourtant pas que vous ayez égard à mes sentiments, ils me sont venus sans que je m'en aperçusse. Je les aurais combattus, si j'y avais pris garde, et je tâcherai de les surmonter, puisque vous me l'ordonnez ; il aurait pu devenir mon époux, si vous l'aviez voulu ; il a de la naissance et de la fortune, il m'aime beaucoup ; ce qui est avantageux en pareil cas, et ce qu'on ne rencontre pas toujours. Celui que vous me destinez feindra peut-être plus d'amour qu'il n'en aura ; je n'en aurai peut-être point pour lui, quelque envie que j'aie d'en avoir ; cela ne dépend pas de nous. Mais n'importe, mon obéissance dépend de moi. Vous rejetez Damon, vous préférez l'autre, je l'épouserai. La seule grâce dont j'ai besoin, c'est que vous m'accordiez du temps pour me mettre en état de vous obéir d'une manière moins pénible. Ma mère, je vous conjure de la faire taire, elle abuse de vos bontés ; il est indécent qu'un domestique se mêle de cela. Faites vos réflexions à part, et point de conversation ensemble. Ah ! Eh bien ! Parlez, je ne vous en empêche pas ; mais ne vous attendez pas que je vous réponde. J'aurai le chagrin de me marier au gré de ma mère ; mais j'aurai le plaisir de vous mettre dehors. Je serai pourtant la maîtresse. Ah ! Quel mauvais sujet ! Allons, je ne veux plus me promener, vous n'avez qu'à me suivre. Ne vous adressez point à elle, Damon, elle est votre ennemie et la mienne. Vous dites que vous m'aimez, vous ne savez pas encore que j'y suis sensible ; mais le temps nous presse, et je vous l'avoue. Ma mère veut me marier à un autre que je hais, quel qu'il soit. Je vous défends de m'interrompre. Sur tout ce que vous m'avez dit, vous êtes un parti convenable ; votre père a sans doute quelques amis à Paris, allez les trouver, engagez-les à parler à ma mère. Quand elle vous connaîtra mieux, peut-être vous préférera-t-elle. Laissez-la dire, et continuez. Quelle conjoncture ! Il n'y a donc plus de ressource, Damon ? Point d'emportement, Damon ; je vous quitte : peut-être qu'elle nous trompe pour nous épouvanter ; il est du moins certain que je n'ai point vu ce rival. Quoi qu'il en soit, je vais encore me jeter aux pieds de ma mère, et tâcher d'obtenir un délai qu'elle m'aurait déjà accordé, si cette fourbe que voilà ne l'en avait pas dissuadée. Adieu, Damon, ne laissez pas que d'agir de votre côté, et ne perdons point de temps. Non, ma mère, vous êtes trop bonne pour me le donner ; et je suis obligée de dire naturellement à Monsieur que je n'aimerai point son fils. Vous me sacrifierez donc, ma mère ? Damon ! Mais ce n'est pas de lui dont je parle. Je ne le savais pas. J'obéirai donc. **** *creator_marivaux *book_marivaux_joieimprevue *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_joieimprevue *dist2_marivaux_prose_comedy *id_DAMON *date_1738 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_damon Tais-toi, laisse-moi seul. De quoi s'agit-il donc ? Abrège. Est-ce là tout ce que tu as à me dire ? Tu conviendras qu'il y a plus de malheur dans tout ceci que de ma faute. En arrivant à Paris, je me mets dans cet hôtel garni : j'y vois un jardin qui est commun à une autre maison, je m'y promène, j'y rencontre le Chevalier, avec qui, par hasard, je lie conversation ; il loge au même hôtel, nous mangeons à la même table, je vois que tout le monde joue après dîner, il me propose d'en faire autant, je joue, je gagne d'abord, je continue par compagnie, et insensiblement je perds beaucoup, sans aucune inclination pour le jeu ; voilà d'où cela vient ; mais ne t'inquiète point, je ne veux plus jouer qu'une fois pour regagner mon argent ; et j'ai un pressentiment que je serai heureux. Non, Pasquin, on ne perd pas toujours, je veux me remettre en état d'acheter la charge en question, afin que mon père ne sache rien de ce qui s'est passé : au surplus, c'est dans ce jardin que j'ai connu l'aimable Constance ; c'est ici où je la vois quelquefois, où je crois m'apercevoir qu'elle ne me hait pas, et ce bonheur est bien au-dessus de toutes mes pertes. Que veut dire cet impertinent ?... Mais qui est-ce qui vient par cette autre allée du jardin ? Prends garde à ce que tu dis, et avance pour voir qui c'est. Non, c'est qu'il me rendait quelque compte qui ne presse pas. Tais-toi. Finiras-tu ? Ne reviendrez-vous pas ce soir ici pour être au bal ? Comment donc ? Mais j'ai compté que ce soir vous me donneriez ma revanche. En campagne ? Encore ? Chevalier, encore une fois, je vous attends ce soir. Que cela ne vous arrête point, je n'ai qu'un pas à faire pour en avoir. Oh ! Je me fâcherai à la fin : retire-toi. Je crois que l'esprit lui tourne. Ne me manquez donc pas. Il faut avouer que tu abuses furieusement de ma patience : sais-tu la valeur des mauvais discours que tu viens de tenir, et qu'à la place du Chevalier, je refuserais de jouer davantage ? Mais pourquoi t'obstines-tu à soutenir qu'il gagnera ? T'a-t-on dit quelque chose de lui ? T'a-t-on donné quelque avis ? Tu extravagues. Lisette ? Belle autorité ! Ah ! Ah ! Ah ! Tu me donnes une grande idée de sa pénétration ; je vais chez mon banquier, c'est aujourd'hui jour de poste, ne t'éloigne pas. Inspection et contrôle ! Achève. Finis, ou je te laisse. Passe, cela est fait. Parle donc, maraud, avec ton sieur Damon. Madame Dorville : est-ce là le nom de l'adresse ? Je ne l'avais pas seulement lue. Eh ! Parbleu ! Ce serait donc la mère de Constance, Pasquin ? J'étais bien éloigné de penser que j'avais en main quelque chose d'aussi favorable ; je ne l'ai pas même sur moi, cette lettre, que je ne devais rendre qu'à loisir. Mais par où mon père connaît-il Madame Dorville ? Tu me fais grand plaisir de me rappeler cette lettre ; voilà de quoi m'introduire chez Madame Dorville, et j'irai la lui remettre au retour de chez mon banquier : je pars, ne t'écarte pas. Je me moque de ton pronostic. Ah ! Te voilà, Lisette ? Ta maîtresse viendra-t-elle tantôt se promener ici avec sa mère ? Lui parles-tu quelquefois de moi ? Que tu me charmes ! Adieu, Lisette, continue, je te prie, d'être dans mes intérêts. Ah ! Lisette, je te trouve à propos. Comment ? Misérable ! Et tu ris de ce qui m'arrive. Tais-toi, faquin, tu m'indignes. Que je suis à plaindre ! Va-t'en, va-t'en, il faut effectivement que tu sois ivre ou fou. Ne t'en embarrasse pas. Je vais la lui remettre, dès que j'aurai porté mon argent chez moi. Viens, suis-moi. Quoi ! Constance sera privée du plaisir de se promener, parce que j'arrive ! Je suis si mortifié du trouble que je cause ici, que je ne songeais pas à vous rendre cette lettre, Madame. De mon père, Madame. Oserais-je me flatter que ces nouvelles me seront un peu favorables ? Qu'entends-je ? Non, Madame, il vaut mieux que je me retire pour vous laisser libre. Ah ! Constance, je vous revois donc encore ! Auriez-vous part à la défense qu'on m'a faite ? Je me meurs de douleur ! Lisette, observe de grâce si Madame Dorville ne vient point. Ah ! Madame, rien ne manque à mon malheur. Il ne me servirait à rien d'avoir recours à des amis, on vous a promise d'un côté, et on m'a engagé d'un autre : Voici ce que m'écrit mon père. J'arrive incessamment à Paris, mon fils ; je compte que les affaires de votre charge sont terminées, et que je n'aurai plus qu'à remplir un engagement que j'ai pris pour vous, et qui est de terminer votre mariage avec une des plus aimables filles de Paris. Adieu. Eh ! N'achevez pas de me désoler. Il ne m'en reste qu'une, c'est d'attendre ici mon rival ; je ne m'explique pas sur le reste. Quoi ! Il est ici ? Il n'ose donc se montrer ? C'est ce que nous verrons. Oui, Constance, je ne négligerai rien ; peut-être nous arrivera-t-il quelque chose de favorable. Quoi ! Tout ce que je vois... Je n'y comprends rien. Ah ! C'est vous, Chevalier, je commençais à m'impatienter : hâtons-nous de passer dans le cabinet qui est à côté de la salle. Ah ! Le maudit coup ! Que vois-je ? Ce n'est donc pas contre vous que j'ai joué ? À qui donc ai-je eu affaire ? Qui êtes-vous, masque ? Assurément. Mais après tout ce que j'ai perdu, vous ne sauriez me refuser de jouer encore cent louis sur ma parole. Vous m'arrachez des larmes, en me parlant de lui ; mais je veux savoir avec qui j'ai joué : êtes-vous digne du discours que vous me tenez ? Ah ! Mon père, je vous demande pardon. Eh bien ! Mon père, laissez-moi encore vous jurer à genoux que je suis pénétré de vos bontés ; que vos ordres, que vos moindres volontés me seront désormais sacrés ; que ma soumission durera autant que ma vie, et que je ne vois point de bonheur égal à celui d'avoir un père qui vous ressemble. Qu'entends-je ? Ah, Madame ! **** *creator_marivaux *book_marivaux_joieimprevue *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_joieimprevue *dist2_marivaux_prose_comedy *id_LECHEVALIER *date_1738 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_lechevalier Où est ton maître, Pasquin ? Sorti ! Eh ! Je le vois qui se promène. D'où vient est-ce que tu me le caches ? Bonjour, Damon. Ce valet ne voulait pas que je vous visse. Est-ce que vous avez affaire ? Il le gagnera peut-être une autre fois. Laissez-le dire ; je lui sais bon gré de sa méchante humeur, puisqu'elle vient de son zèle. Je n'y prends pas garde. Je vais dîner en ville, et je n'ai pas voulu partir sans vous voir. Je ne crois pas : il y a toute apparence qu'on m'engagera à souper où je vais. Cela me sera difficile, j'ai même, ce matin, reçu une lettre qui, je crois, m'obligera à aller demain en campagne pour quelques jours. Il commence à m'ennuyer. Vous parlerai-je franchement ? Je ne joue jamais qu'argent comptant, et vous me dites hier que vous n'en aviez plus. En ce cas-là, nous nous reverrons tantôt. Puisse-t-il dire vrai, au reste. Hem ? Voilà un insolent valet. Adieu, jusqu'au revoir. Damon est-il venu ? Penses-tu qu'il tarde ? C'est peut-être son banquier qui l'a remis. Pas mal ; et, suivant ta prédiction, je le serai encore davantage. Qu'est-ce que tu veux dire ? Et tu n'es pas, je pense, un grand astrologue. Quoi ! Qui gagnera mon argent ? Tais-toi, mauvais bouffon. Ne vois-tu pas aussi dans mon étoile que je pourrais me fâcher contre toi ? Prends-y garde. C'est peut-être le petit caractère qui t'empêche d'y lire des coups de bâton. Laisse là tes contes ; ton maître ne vient point, et cela m'impatiente. Parle : t'a-t-il assuré qu'il viendrait ? C'est que je n'ai qu'un quart d'heure à lui donner. Je vais toujours l'attendre dans le cabinet de la salle. À moi ? Un moment. C'est un coquin qui ne m'appartient point. Tais-toi, insolent. Arrêtez, je vous suis. Dis à ton maître que je reviendrai. Oh ! Que ne vient-il ? Marchons. Eh ! D'où sortez-vous donc ? Je vous attendais. Non, votre fourbe de valet m'a dit que vous n'étiez pas arrivé. Tu m'amusais donc ? Damon, je ne saurais rester ; une affaire m'appelle ailleurs. Conduisez-moi. Son père ! Voilà qui est fort touchant ; mais j'allais lui donner sa revanche ; j'offre de vous la donner à vous-même. **** *creator_marivaux *book_marivaux_joieimprevue *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_joieimprevue *dist2_marivaux_prose_comedy *id_LISETTE *date_1738 *sexe_feminin *age_mur *statut_maitre *fonction_mere *role_lisette Je crois qu'oui, Monsieur. Le plus souvent c'est elle qui me prévient. Tout doucement. C'est que j'ai à te parler, et que je rêve : tu dis que tu m'aimes, et je suis en peine de savoir si je fais bien de te le rendre. Parlons sérieusement ; je n'aime point les amours qui n'aboutissent à rien. J'entends qu'il me faut un mari, et non pas un amant. Oui : mais si notre mariage ne se fait jamais ? Si Madame Dorville, qui ne connaît point ton maître, marie sa fille à un autre, comme il y a quelque apparence. Il y a quelques jours qu'il lui échappa qu'elle avait des vues, et c'est sur quoi nous raisonnions tantôt, Constance et moi, de façon qu'elle est fort inquiète, et de temps en temps, nous sommes toutes deux tentées de vous laisser là. Ne badine point : j'ai charge de ma maîtresse de t'interroger adroitement sur de certaines choses. Il s'agit de savoir ce que tout cela peut devenir, et non pas de s'attacher imprudemment à des inconnus qu'il faut quitter, et qu'on regrette souvent plus qu'ils ne valent. Tu sens bien qu'il serait désagréable d'être obligée de donner sa main d'un côté, pendant qu'on laisserait son coeur d'un autre : ainsi voyons : tu dis que ton maître a du bien et de la naissance : que ne se propose-t-il donc ? Que ne nous fait-il donc demander en mariage ? Que n'écrit-il à son père qu'il nous aime, et que nous lui convenons ? Qu'est-ce que cela signifie, rencontrés ? Je crains que la mère, qui a ses desseins, n'aille plus vite encore. Oui, mais les expédients ne sont pas de notre goût ; et en mon particulier, je congédierais, avec un soufflet ou deux, le coquin qui oserait me le proposer. Achevons : dis-moi, cette charge que doit avoir ton maître est-elle achetée ? Vous la marchandez ? Pasquin, est-il réellement question d'une charge ? Ne me trompes-tu pas ? Que sait-on ? Ta physionomie vaut peut-être mieux que toi ? Quoi qu'il en soit, je conseille à ton maître de faire ses diligences. Mais voilà quelqu'un qui paraît avoir envie de te parler ; adieu, nous nous reverrons tantôt. Je te cherchais. Regarde-moi bien, ce sera pour longtemps, j'ai ordre de ne te plus voir. Oui, ordre, oui, il n'y a point à plaisanter. Et dis-moi, à ton tour, un animal qui me répond sur ce ton-là mérite-t-il qu'il m'en coûte ? La cervelle t'aurait-elle subitement tourné, par hasard ? C'est donc la tête d'un grand maraud : ah, l'indigne ! La maudite race que les hommes ! J'aurais juré qu'il m'aimait. Écoute-moi, monstre, et ne réplique plus. Tu diras à ton maître, de la part de Madame Dorville, qu'elle le prie de ne plus parler à Constance, que c'est une liberté qui lui déplaît, et qu'il s'en abstiendra, s'il est galant homme ; ce dont l'impudence du valet fait que je doute. Adieu. Je le verrai ? Que veux-tu dire ? Tout bien examiné, je lui crois pourtant l'esprit en mauvais état. Un peu moins que vous ne pensez ; ne me retenez pas, Monsieur, je ne saurais rester : votre homme sait les nouvelles, qu'il vous les dise. Oui, Monsieur : voilà ce qui le réjouit, il n'est plus permis à Constance de vous dire le moindre mot, on vous prie de la laisser en repos, vous êtes proscrit, tout entretien nous est interdit avec vous, et même, en vous parlant, je fais actuellement un crime. Monsieur, ne lui trouvez-vous pas dans les yeux quelque chose d'égaré ? Voici Madame que je vois de loin se promener ; adieu, Monsieur, je vous quitte, et je vais la joindre. Oui, Madame. Eh ! Va-t'en, mon pauvre Pasquin, je t'en prie. Voilà une démence bien étonnante ! Madame, c'est qu'il est un peu imbécile. C'est un jeune homme fort estimable. Je ne plains pas celle qui l'épousera. Tu ne m'as rien dit de cette lettre. Je te fais réparation. À merveille, Pasquin. Je n'y suis plus. Hélas ! Vous venez de le désespérer. Ma foi, tenez, c'est lui qu'elle choisirait, si elle était sa maîtresse. Si vous me consultez, je lui donne ma voix ; je le choisirais pour moi. Tout de bon ? Voilà quatre jeunes gens qui seront bien contents. Si fait : Pasquin et moi nous sommes les deux autres. Je vous promets le secret ; il faut que Pasquin soit instruit, et qu'il ait eu ses raisons pour m'avoir tu ce qu'il sait ; je ne m'étonne plus que mes injures l'aient tant diverti ; je lui ai donné la comédie, et je prétends qu'il me la rende. La voici qui vient vous trouver, et je vais vous aider à la tromper. Oui, et depuis que Madame m'a confié ses desseins, je suis fort de son sentiment ; je trouve que le parti vous convient. Je dois m'intéresser à ce qui vous regarde, et puis on m'a fait l'honneur de me communiquer les choses. Qui est-ce qui n'a pas l'humeur inconstante ? Eh ! Mais je vous excuse. Allez, si j'en crois Madame, l'autre le vaut bien. Quand elle l'aimerait, Madame, vous connaissez sa soumission, et vous n'avez pas de résistance à craindre. Je suis pourtant une personne, moi. Bon ! Quand vous aurez vu le futur, vous ne serez peut-être pas fâchée qu'on expédie, et mon avis n'est pas qu'on recule. En vérité, voilà une mère fort raisonnable aussi, elle a un très bon procédé. À la bonne heure, mais je n'aime point le silence, je vous en avertis ; si je ne parle, je m'en vais, vous ne pourrez rester seule, il faudra que vous vous retiriez, et vous ne verrez point Damon ; ainsi, discourons, faites-vous cette petite violence. Ce n'est pas là mon compte ; il faut que vous me répondiez. Point du tout. C'est à cause de cela que vous me garderez. Ha ! Ha ! Partons ! Je gage que non. Point de mouvements, croyez-moi, tout est fait, tout est conclu, je vous parle en amie. Une des plus aimables filles de Paris ! Votre père s'y connaît, apparemment ? Il ne serait pas difficile de vous le montrer. Depuis que vous y êtes : figurez-vous qu'il n'est pas arrivé un moment plus tôt ni plus tard. Il se montre aussi hardiment que vous, et n'a pas moins de coeur que vous. Non, Monsieur ; restez en repos sur ma parole, je suis pour vous, et j'y ai toujours été : je plaisante, je ne saurais vous dire pourquoi ; mais ne vous désespérez pas, tout ira bien, très bien, c'est moi qui vous le dis ; moi, vous dis-je, tranquillisez-vous, partez. N'est rien ; point de questions, je suis muette. Ah ! Voilà mon homme qui m'a tantôt ballottée. Je te rencontre fort à propos. D'où viens-tu ? Non, au lieu d'être fou, tu ne seras plus que sot. Ce n'est pourtant que l'affaire d'un instant. Tiens, tu t'imagines que je serai à toi ; point du tout ; il faut que je t'oublie, il n'y a plus moyen de te conserver. Je te dis que tu te blouses, mon butor. Benêt, ta science me fait pitié ; veux-tu que je te confonde ? Damon devait épouser ma maîtresse, suivant la lettre qu'il a tantôt remise à Madame Dorville de la part de son père ; on en était convenu ; n'est-il pas vrai ? Il m'a révélé un secret de mince valeur, car tout est changé ; votre lettre est venue trop tard ; Madame Dorville ne peut plus tenir parole, et Constance et moi nous sommes toutes deux arrêtées pour d'autres. Es-tu sot, à présent ? Tu en as du moins l'air. Ah ! Ah ! Ah ! Ah !... Tu es donc fâché de me perdre ? Quelles délices ! Courage ! Tu ne m'as jamais rien dit de si touchant. À merveille, tu régales bien ma vanité ; mais écoute, Pasquin, fais-moi encore un plaisir. Celui que j'épouse à ta place est jaloux, ne te montre plus. Tu es ravissant ! Oh ! Doucement, ceci est brutal. Le père de ton maître ? Est-ce qu'il est ici ? Non, tu me l'apprends, nigaud. Tout beau, ne dérangeons rien ; ne va point faire de sottises qui gâteraient tout peut-être ; il n'y a pas le mot de ce que je t'ai dit ; la lettre en question est toujours bonne, et les conventions tiennent ; c'est ce que m'a confié Madame Dorville et je me suis divertie de ta douleur, pour me venger de la scène de tantôt. À force de joie, tu deviens fat ; il se fait tard, tu me diras une autre fois pourquoi ton maître se cache : voici l'heure où l'on s'assemble dans la salle du bal ; Madame Dorville m'a dit qu'elle y mènerait Constance, et je vais voir si elles n'auront pas besoin de moi. Tout à l'heure, je te rejoins ; il me vient une idée, je t'en débarrasserai : laisse-moi faire. Monsieur le Chevalier, je vous cherche pour vous dire un mot. Une belle dame, riche et veuve, et qui est dans une des salles du bal, voudrait vous parler. À vous-même. Cet entretien-là peut vous mettre en jolie posture ; il y a longtemps qu'on vous connaît ; on est sage, on vous aime, on a vingt-cinq mille livres de rente, et vous pouvez mener tout cela bien loin. Suivez-moi. Qu'est-ce donc que cet impertinent qui vous retient ? Venez. Comment ! Soubrette d'aventurière ! On insulte ma maîtresse, et vous le souffrez, et vous ne venez pas ! Je vais dire à Madame de quelle façon on m'a reçue. Je rougis pour Madame, et je pars. Adieu, Monsieur. Ce n'est pas la peine, je vous amusais aussi, moi. **** *creator_marivaux *book_marivaux_joieimprevue *style_prose *genre_comedy *dist1_marivaux_prose_comedy_joieimprevue *dist2_marivaux_prose_comedy *id_PASQUIN *date_1738 *sexe_masculin *age_mur *statut_maitre *fonction_pere *role_pasquin Fasse le ciel, Monsieur, que votre chagrin vous profite, et vous apprenne à mener une vie plus raisonnable ! Non, Monsieur, il faut que je vous parle, cela est de conséquence. Il y a quinze jours que vous êtes à Paris... Patience, Monsieur votre père vous a envoyé pour acheter une charge : l'argent de cette charge était en entier entre les mains de votre banquier, de qui vous avez déjà reçu la moitié, que vous avez jouée et perdue ; ce qui fait, par conséquent, que vous ne pouvez plus avoir que la moitié de votre charge ; et voilà ce qui est terrible. Doucement, Monsieur ; c'est qu'actuellement j'ai une charge aussi, moi, laquelle est de veiller sur votre conduite et de vous donner mes conseils. Pasquin, me dit Monsieur votre père la veille de notre départ, je connais ton zèle, ton jugement et ta prudence ; ne quitte jamais mon fils, sers-lui de guide, gouverne ses actions et sa tête, regarde-le comme un dépôt que je te confie. Je le lui promis bien, je lui en donnai ma parole : je me fondais sur votre docilité, et je me suis trompé. Votre conduite, vous la voyez, elle est détestable ; mes conseils, vous les avez méprisés, vos fonds sont entamés, la moitié de votre argent est partie, et voilà mon dépôt dans le plus déplorable état du monde : il faut pourtant que j'en rende compte, et c'est ce qui fait ma douleur. Ah ! Monsieur, quel pressentiment ! Soyez sûr que c'est le diable qui vous parle à l'oreille. Oh ! Quant à votre amour pour elle, j'y consens, j'y donne mon approbation ; je vous dirai même que le plaisir de voir Lisette qui la suit a extrêmement adouci les afflictions que vous m'avez données, je n'aurais pu les supporter sans elle ; il n'y a qu'une chose qui m'intrigue : c'est que la mère de Constance, quand elle se promène ici avec sa fille, et que vous les abordez, ne me paraît pas fort touchée de votre compagnie, sa mine s'allonge, j'ai peur qu'elle ne vous trouve un étourdi ; vous êtes pourtant un assez joli garçon, assez bien fait mais, de temps en temps, vous avez dans votre air je ne sais quoi... qui marquerait... une tête légère... Vous entendez bien ? Et ces têtes-là ne sont pas du goût des mères. C'est peut-être ce fripon de Chevalier qui vient chercher le reste de votre argent. Il est sorti, Monsieur. Je fais tout pour le mieux. C'est que je n'aime pas ceux qui gagnent l'argent de mon maître. Tarare ! Ajoutez : de ma prudence. Eh oui ! Monsieur, il fait si beau : Partez, Monsieur le Chevalier, et ne revenez pas, nos affaires ont grand besoin de votre absence ; il y a tant de châteaux dans les champs, amusez-vous à en ruiner quelqu'un. Hélas ! Nous n'étions que blessés, nous voilà morts. Monsieur, cet argent qui est à deux pas d'ici, n'est pas à vous, il est à Monsieur votre père, et vous savez bien que son intention n'est pas que Monsieur le Chevalier y ait part ; il ne lui en destine pas une obole. Monsieur, je suis sûr que vous perdrez. Ah ! Vous savez bien que je ne me trompe pas. Je dis qu'il perdra, vous êtes un si habile homme, que vous jouez à coup sûr. Il n'y a pas de mal à dire que vous perdrez, quand c'est la vérité. Cela n'empêchera pas qu'il ne perde. Oh que non ! Il vise trop juste pour cela. C'est que vous avez du coeur, et lui de l'adresse. C'est qu'il voudra gagner. Non, je n'en ai point reçu d'autre que de sa mine ; c'est elle qui m'a dit tout le mal que j'en sais. Monsieur, je m'y ferais hacher, il n'y a point d'honnête homme qui puisse avoir ce visage-là : Lisette, en le voyant ici, en convenait hier avec moi. Belle autorité ! C'est pourtant une fille qui, du premier coup d'oeil, a senti tout ce que je valais. Arrêtez, Monsieur, on nous a interrompus, je ne vous ai pas quand je veux, et mes ordres portent aussi, attendu cette légèreté d'esprit dont je vous ai parlé, que je tiendrai la main à ce que vous exécutiez tout ce que Monsieur votre père vous a dit de faire, et voici un petit agenda où j'ai tout écrit. Liste des articles et commissions recommandés par Monsieur Orgon à Monsieur Damon son fils aîné, sur les déportements, faits, gestes, et exactitude duquel il est enjoint à moi Pasquin, son serviteur, d'apporter mon inspection et contrôle. Oui, Monsieur, ce sont mes fonctions ; c'est, comme qui dirait, gouverneur. Premièrement. Aller chez Monsieur Lourdain, banquier, recevoir la somme de... Le coeur me manque, je ne saurais la prononcer. La belle et copieuse somme que c'était ! Nous n'en avons plus que les débris ; vous ne vous êtes que trop ressouvenu d'elle, et voilà l'article de mon mémoire le plus maltraité. Secondement. Le pupille ne manquera de se transporter chez Monsieur Raffle, procureur, pour lui remettre des papiers. Troisièmement. Aura soin le sieur Pasquin de presser le sieur Damon... Style de précepteur... De presser le sieur Damon de porter une lettre à l'adresse de Madame... Attendez... Ma foi, c'est Madame Dorville, rue Galante, dans la rue où nous sommes. C'est elle-même, sans doute, qui loge dans cette maison, d'où elle passe dans le jardin de votre hôtel. Voyez ce que c'est, faute d'exactitude, nous négligions la lettre du monde la plus importante, et qui va nous donner accès dans la maison. Oh ! Pardi, depuis le temps qu'il vit, il a eu le temps de faire des connaissances. Monsieur, comme vous en rapporterez le reste de votre argent, je vous demande en grâce que je le voie avant que vous le jouiez, je serais bien aise de lui dire adieu. Bonjour, ma fille, bonjour, mon coeur ; serviteur à mes amours. Qu'est-ce donc, beauté de mon âme ? D'où te vient cet air grave et rembruni ? Mais, ma mie, je ne comprends pas votre scrupule ; n'êtes-vous pas convenue avec moi que je suis aimable ? Eh donc ! Qui n'aboutissent à rien ! Pour qui me prends-tu donc ? Veux-tu des sûretés ? Pour ce qui est d'un amant, avec un mari comme moi, tu n'en auras que faire. Malepeste ! Gardez-vous en bien ; je suis d'avis même que nous vous donnions, mon maître et moi, chacun notre portrait, que vous regarderez, pour vaincre la tentation de nous quitter. M'amour, un peu de politesse dans vos réflexions. Eh ! Morbleu ! Laisse-nous donc arriver à Paris ; à peine y sommes-nous. Il n'y a que huit jours que nous nous connaissons... Encore, comment nous connaissons-nous ? Nous nous sommes rencontrés, et voilà tout. Oui, vraiment : ce fut le Chevalier, avec qui nous étions, qui aborda la mère dans le jardin ; ce qui continue de notre part : de façon que nous ne sommes encore que des amants qui s'abordent, en attendant qu'ils se fréquentent : il est vrai que c'en est assez pour s'aimer, et non pas pour se demander en mariage, surtout quand on a des mères qui ne voudraient pas d'un gendre de rencontre. Pour ce qui est de nos parents, nous ne leur avons, depuis notre arrivée, écrit que deux petites lettres, où il n'a pu être question de vous, ma fille : à la première, nous ne savions pas seulement que vos beautés étaient au monde ; nous ne l'avons su qu'une heure avant la seconde ; mais à la troisième, on mandera qu'on les a vues, et à la quatrième, qu'on les adore. Je défie qu'on aille plus vite. En ce cas-là, si vous voulez, nous pourrons aller encore plus vite qu'elle. S'il n'y avait que le soufflet à essuyer, je serais volontiers ce coquin-là, mais je ne veux pas du congé. Pas encore, mais nous la marchandons. Sans doute ; t'imagines-tu qu'on achète une charge considérable comme on achète un ruban ? Toi qui parles, quand tu fais l'emplette d'une étoffe, prends-tu le marchand au mot ? On te surfait, tu rabats, tu te retires, on te rappelle, et à la fin on lâche la main de part et d'autre, et nous la lâcherons, quand il en sera temps. Allons, allons, tu te moques ; je n'ai point d'autre réponse à cela que de te montrer ce minois. Cette face d'honnête homme que tu as trouvée si belle et si pleine de candeur... Non, ma mie, non, on n'y voit qu'un échantillon de mes bonnes qualités, tout le monde en convient ; informez-vous. J'ôterais mon chapeau à cet homme-là, si je ne m'en empêchais pas, tant il ressemble au père de mon maître. Mais, ma foi, il lui ressemble trop, c'est lui-même. Monsieur, Monsieur Orgon ! Ce début-là m'inquiète... Monsieur... Comme vous êtes ici, pour ainsi dire, en fraude, je vous prenais pour une copie de vous-même... Tandis que l'original était en province. Monsieur, j'ai bien de la joie à vous revoir, mais votre accueil est triste ; vous n'avez pas l'air aussi serein qu'à votre ordinaire. Ma foi, je n'en suis pas plus content que vous ; mais vous savez donc nos aventures ? Monsieur, puisque vous savez tout, vous savez sans doute que ce n'est pas ma faute. Ah ! Monsieur, si vous saviez les remontrances que je lui ai faites ! Ce jardin-ci m'en est témoin, il m'a vu pleurer, Monsieur : mes larmes apparemment ne sont pas touchantes ; car votre fils n'en a tenu compte, et je conviens avec vous que c'est un étourdi, un évaporé, un libertin qui n'est pas digne de vos bontés. Hélas ! Monsieur, il ne les mérite pas non plus ; et je ne les lui donnais que par complaisance pour votre colère et pour ma justification : mais la vérité est que c'est un fort estimable jeune homme, qui n'a joué que par politesse, et qui n'a perdu que par malheur. Eh ! Non, Monsieur, je vous dis que le jeu l'ennuie ; il y bâille, même en y gagnant : vous le trouverez un peu changé, car il vous craint, il vous aime. Oh ! Cet enfant-là a pour vous un amour qui n'est pas croyable. Oh ! Voilà qui est fait, Monsieur, je vous le garantis rangé pour le reste de sa vie, il m'a juré qu'il ne jouerait plus qu'une fois. Oui, Monsieur, rien qu'une fois, parce qu'il vous aime ; il veut rattraper son argent, afin que vous n'ayez pas le chagrin de savoir qu'il l'a perdu ; il n'y a rien de si tendre ; et ce que je vous dis là est exactement vrai. Ce soir même, pendant le bal qu'on doit donner ici, et où se doit trouver un certain Chevalier qui lui a gagné son argent, et qui est homme à lui gagner le reste. Oui, Monsieur. Je n'en sais rien, mais je crois qu'oui, car il y a quelques jours qu'il y eut un bal où ils l'étaient tous deux ; mon maître a même encore son domino vert qu'il a gardé pour ce bal-ci, et je pense que le Chevalier, qui loge au même hôtel, a aussi gardé le sien qui est jaune. Et moi, vous m'y verrez à six heures frappantes. Ma foi, Monsieur, vous êtes bien servi ; sans doute qu'on vous aura parlé aussi de ma tendresse... N'est-il pas vrai ? C'est que nos déesses sont camarades. Oui, celle de mon maître. Il l'avait oubliée, et il doit la lui remettre à son retour ; mais, Monsieur, cette Madame Dorville est-elle bien de vos amies ? Ah, que vous êtes charmant ! Pardonnez mon transport, c'est l'amour qui le cause ; il ne tiendra qu'à vous de faire notre fortune. Cela est adorable ! Autant qu'amoureux. C'est Lisette, Monsieur, voyez qu'elle a bonne mine ! Allons, modérons-nous. Et moi j'avais envie de te voir. Ordre ! Et dis-moi, auras-tu de la peine à obéir ? Tu es donc fâchée de ce que je ris ? Point du tout, je n'eus jamais tant de bon sens, ma tête est dans toute sa force. Ah, quelles délices ! Tu ne m'as jamais rien dit de si touchant. Bon, t'aimer ! Je t'adore. Oh ! J'avoue que je ne me sens pas d'aise, et cependant tu t'abuses : je suis plein d'amour, là, ce qu'on appelle plein, mon coeur en a pour quatre, en vérité, tu le verras. Je dis... que tu verras ; oui, ce qu'on appelle voir... Prends patience. Ha, ha, ha. Ce n'est rien, c'est qu'elle a des ordres qui me divertissent. Madame Dorville s'emporte, et prétend que nous supprimions tout commerce avec elle ; notre fréquentation dans le jardin n'est pas de son goût, dit-elle ; elle s'imagine que nous lui déplaisons, cette bonne femme ! Oui, Monsieur, c'est une bagatelle ; Madame Dorville ne sait ce qu'elle dit, ni de qui elle parle ; je vous retiens ce soir à souper chez elle. Votre vin est-il bon, Lisette ? Elle me croit timbré, n'est-ce pas ? Point du tout, c'est une erreur. Erreur sur erreur. Où est votre lettre pour cette Madame Dorville ? Non, je vous attends ici ; allez vite, nous nous amuserions l'un et l'autre, et il n'y a point de temps à perdre ; tenez, prenez ce paquet que je viens de recevoir du facteur, il est de votre père. Nos gens s'approchent, ne bougeons. La, la, rela. Par ce garçon, n'est-ce pas moi que vous entendez, Madame ? Oui, je sais ce dont il est question, et j'en ai instruit mon maître ; mais ce n'est pas là votre dernier mot, Madame, vous changerez de sentiment ; je prends la liberté de vous le dire, nous ne sommes pas si mal dans votre esprit. Madame, je vous demande pardon ; mais je ne passe point, je reste, je ne vais pas plus loin. Point du tout, c'est seulement que je sais dire la bonne aventure. Jamais Madame ne séparera sa fille et mon maître. Ils sont faits pour s'aimer ; c'est l'avis des astres et le vôtre. Et moi, je dis que voici le temps qu'ils se verront bien autrement. Où est cet étourdi qui ne vient point avec sa lettre ?  Allons vite à la lettre. Oui, d'un gentilhomme de votre ancienne connaissance. Ne t'abaisse point à parler à un fou. Non, j'extravague. J'y suis toujours. Du café voisin, où j'avais à parler à un homme de mon pays qui m'y attendait pour affaire sérieuse. Eh bien ! Comment suis-je dans ton esprit ? Quelle opinion as-tu de ma cervelle ? Me loges-tu toujours aux Petites-Maisons ? Moi, sot ! Je ne suis pas tourné dans ce goût-là ; tu me menaces de l'impossible. Tu n'y entends rien, moitié de mon âme. Ma poule, votre ignorance est comique. Mais effectivement ; je sens que ma mine s'allonge : as-tu commerce avec le diable ? Il n'y a que lui qui puisse t'avoir révélé cela. Tu m'anéantis ! J'ai l'air de ce que je suis. Tu m'assommes ! Tu me poignardes ! Je me meurs ! J'en mourrai ! Ah ! Scélérate, ah ! Masque ! Girouette ! Quand je l'aurai étranglé, il sera le maître. Je suis furieux, ôte ta cornette, que je te batte. Allons, je cours vite avertir le père de mon maître. L'esprit familier qui t'a dit le reste, doit t'avoir dit sa secrète arrivée. Que m'importe ? Adieu, vous êtes à nous, vos personnes nous appartiennent ; il faut qu'on nous en fasse la délivrance, ou que le diable vous emporte, et nous aussi. Ah ! Je respire. Convenons que nous nous aimons prodigieusement ; aussi le méritons-nous-bien. Attends, Lisette ; vois-tu ce domino jaune qui arrive ? C'est le Chevalier qui vient pour jouer avec mon maître, et qui lui gagnerait le reste de son argent ; je vais tâcher de l'amuser, pour l'empêcher d'aller joindre Damon ; mais reviens, si tu peux, dans un instant, pour m'aider à le retenir. Ah ! Vraiment, celui-ci n'avait garde de manquer. Je n'en sais rien ; et en quelque endroit qu'il soit, il ferait mieux de s'y tenir, il y serait mieux qu'avec vous ; mais il ne tardera pas : attendez. Vous êtes bien alerte, vous. Ah ! Jouer. Cela vous plaît à dire ; ce sera lui qui jouera ; tout le hasard sera de son côté, toute la fortune du vôtre ; vous ne jouez pas, vous, vous gagnez. Bon ! Du bonheur ; ce n'est pas là votre fort, vous êtes trop sage pour en avoir affaire. Point du tout, je vous devine. Quoi ! Monsieur, c'est vous ? Ah ! Je commence à vous deviner mieux. Apparemment qu'il est dans la salle. Ne restez pas ici avec lui, de peur que le Chevalier, qui va sans doute arriver, ne vous trouve ensemble. Oui, Monsieur, jouez hardiment, je me dédis ; vous ne sauriez perdre, vous avez affaire au plus beau joueur du monde. Il était temps qu'ils partissent ; voici mon homme, le véritable. Non, il va venir, et vous m'êtes consigné ; j'ai ordre de vous tenir compagnie, en attendant qu'il vienne. Il devrait être arrivé. Lisette me manque de parole. Oh ! Non, Monsieur, il a la somme comptée en bel et bon or, je l'ai vue : ce sont des louis tout frais battus, qui ont une mine... Quel appétit je lui donne ! Et vous, Monsieur le Chevalier, êtes-vous bien riche ? Non. Je viens de tirer votre horoscope, et je m'étais trompé tantôt : mon maître perdra peut-être, mais vous ne gagnerez point. Je ne saurais vous l'expliquer, les astres ne m'en ont pas dit davantage ; ce qu'on lit dans le ciel est écrit en si petit caractère ! Vous verrez, vous verrez : tenez, je déchiffre encore qu'aujourd'hui vous devez rencontrer sur votre chemin un fripon qui vous amusera, qui se moquera de vous, et dont vous serez la dupe. Non, mais qui vous empêchera d'avoir celui de mon maître. J'aperçois aussi, dans votre étoile, un domino qui vous portera malheur ; il sera cause d'une méprise qui vous sera fatale. Oui, cela y est encore ; mais je vois qu'il ne m'en arrivera rien. Il est même écrit que vous vous impatienterez. Un peu de patience. Malepeste ! Le mauvais quart d'heure ! Eh ! Non, Monsieur, j'ai ordre de rester ici avec vous. C'est Lisette. Monsieur, vous avez donné parole à mon maître ; il va venir avec un sac plein d'or, et cela se gagne encore plus vite qu'une femme ; que la veuve attende. Soubrette d'aventurière, vous ne l'aurez point, votre action est contre la police. Mais songez donc au sac. Pour épouser Madame, il faut du temps ; pour acquérir cet or, il ne faut qu'une minute. Je vous avertis qu'il y a ici d'autres joueurs qui le guettent. Oui, pour accomplir la prophétie. Je demandais tantôt si votre vin était bon ; c'est moi qui vais t'en dire des nouvelles.