--- identifier: aure_genevieve69 creator: Aure François d’. date: title: Geneviève ou l’innocence reconnue. , tragédie. --- GENEVIÈVE OU L'INNOCENCE RECONNUE TRAGÉDIE CHRÉTIENNE M. DC. LXIX. Par François d'Aure, Docteur en Théologie. # Extrait du Privilège du Roi. Par grâce et Privilège du Roi, donné à Paris le premier jour de Mai 1666, signé par le Roi en son Conseil, GUITONNEAU. Il est permis à ESTIENNE LOYSON, marchant Libraire à Paris, d'imprimer, vendre et débiter une Tragédie Chrétienne, intitulée Geneviève ou l'Innocence Reconnue, durant le temps et espace de sept années, à commencer du jour qu'elle sera achevée d'imprimer ; avec défenses à tous Libraires ou autres, de quelque qualité et condition qu'ils soient, de contrefaire ledit Ouvrage, sans le consentement dudit Exposant, à peine de cinq cent livres d'amende, confiscation des Exemplaires contrefaits, et de tous dépends, dommages et intérêts ; ainsi qu'il est plus en long mentionnées lesdites Lettres, qui sont tenues pour bien et dûment signifiées en vertu du présent Extrait.Achevé d'imprimer le 15. Juin 1669.À PARIS, Chez ESTIENNE LOYSON, au Palais, à l'entrée de la Galerie des Prisonniers, au Nom de JÉSUS. # PRÉFACE. L'Innocence reconnue, est l'Histoire de sainte Geneviève de Brabant, dont les diverses aventures sont traitées amplement par Monsieur de Ceriziers, dans un Livre qu'il a fait sur ce sujet, et dont est tiré celui de cette Pièce. Il y a cinq Actes joués par huit Acteurs : savoir Sifroy mari de Geneviève Prince Palatin, Geneviève femme de Sifroy, Bénoni fils de Sifroy et de Geneviève, Golo favori de Sifroy, et son intendant, lesquels sont proprement les seuls dont il est question : les quatre autres servent sans l'intrigue de la pièce, et qui paraîtront sous les noms d'Orismond, Écuyer de Geneviève, Lisandre, Léris et Cléon, Gentilshommes de la Cour de Sifroy, Le 1. Acte doit être dans une grande, vaste et sombre forêt, au milieu de laquelle coule un petit ruisseau, et que s'il se peut on entende quelques eaux descendre d'en haut. Il faut qu'il paraisse quelques rochers en perspective, au-dessus desquels il y ait un Château. Le 2. Doit être dans la chambre du Comte, qui dormira sur un lit de salle en alcôve outre la garniture ordinaire de la Chambre d'un Seigneur, il faut que sur la table il y ait une petite caisse où l'on puisse y mettre des lettres. Le 3. Doit être encore dans la Chambre du Comte comme au second. Le 4. Doit être dans la forêt comme au premier, où toutefois il faut remarquer qu'il doit y avoir en un petit coin vers le ruisseau une petite motte de gazon en forme de siège. Le 5. Doit être dans la forêt comme le premier et le quatrième. # ARGUMENT. Geneviève prend résolution de sortir du bois après sept ans de solitude, pour aller trouver son Sifroy dans son Château, et lui découvrir son Innocence. Mais Orismond son Écuyer la rencontre, qui lui donne un meilleur conseil, sur quoi elle écrit au Comte, lui faisant parler son ombre. Lisandre et Cléon arrivent là-dessus, qu'Orismond fait confidents de la lettre, sans leur rien découvrir de la vie de Geneviève. Eux ils lui racontent la mort d'Argine, et la façon dont elle enchanta le Comte pour lui persuader le crime de Geneviève. # ACTEURS. – SIFROY, Comte Palatin. – GENEVIÈVE, Femme de Sifroy. – BÉNONI, Fils de Sifroy et de Geneviève. – GOLO, Favori de Sifroy. – ORISMOND, Écuyer de Geneviève. – LISANDRE, Gentilhomme de la Cour de Sifroy. – CLÉON, Gentilhomme de la Cour de Sifroy. – LERIS, Gentilhomme de la Cour de Sifroy.La Scène est dans une Forêt proche du Château du Comte Palatin de Trèves. # ACTE I. ## SCÈNE I. Geneviève, Bénoni. GENEVIÈVE. Quittons, cher Bénoni, des demeures si sombres. Tirons ton innocence et ma foi de leurs ombres. BÉNONI. Mais dites-moi, Madame, où me conduisez-vous ? GENEVIÈVE. Hors de ces bois, mon fils, chercher un sort plus doux, Qui me rendant l'honneur, rende à ton innocence, Les droits avantageux d'une illustre naissance. BÉNONI. Où pourrons-nous trouver si nous quittons ces lieux, Un sort qui soit plus doux et plus délicieux, Puisque leur sainte horreur à l'innocence même Mérite dans le Ciel le droit d'un diadème. GENEVIÈVE. Si Dieu par tant de maux est las de l'éprouver, Sans perdre un si beau droit nous le pourrons trouver, Et ce sort finissant notre longue misère, Me peut rendre un époux et te donner un père. BÉNONI. Madame, excusez-moi, je ne le comprends pas, Mon père pourrait-il être encore ici-bas ? Et ne m'avez-vous pas appris dans mes prières Qu'il demeurait là-haut au milieu des lumières. GENEVIÈVE. Il est vrai, mon mignon, qu'il en fait son palais, Que c'est dans ce séjour d'innocence et de paix Où ce dieu qui nous sert de Père en nos désastres Prépare à ses enfants des trésors sur les Astres ; Que c'est sur ces cristaux et ces voûtes d'azur, Où les Astres brillants rendent un feu si pur, Que ceux qui l'ont aimé marchant sur les étoiles Contemplent ces beautés sans nuages et sans voiles. Mais de tous les mortels étant père commun Il laisse encore le sien sur la terre à chacun. BÉNONI. Vous me déclarez là des choses bien étranges, Est-il quelqu'un au monde, hormis nous et nos Anges ? GENEVIÈVE. Oui, mon fils, il en est, et nos plus grands déserts Ne sont qu'un petit coin de ce vaste Univers, Ce n'est rien à l'égard du reste de la terre Que le Ciel que tu vois sous sa rondeur resserre, Et dont tous les vallons et les riches coteaux Font ombre à des maisons, ou portent des châteaux ; D'où l'on voit fourmiller de tous côtés des hommes Qui vivent comme nous étant ce que nous sommes, Et selon le chemin qu'un chacun a battu Ayant suivi le vice ou suivi la vertu, Reçoit après la mort de la prompte Justice, Des prix pour la vertu, des peines pour le vice. Cet aimable inconnu, dont tu portes le sang, Parmi ceux que je dis, tiens un illustre rang. BÉNONI. Où demeure-t-il donc, et quel sort nous sépare ? GENEVIÈVE. Puisqu'il est temps, mon fils, que je te le déclare, Et qu'un rayon du ciel a prévenu tes ans, Pour ouvrir ton esprit à ces ressentiments, Pour déplorer ton sort commence à te connaître ; D'un père assez heureux, le Ciel t'avait fait naître, Si prenant un soupçon funeste à mon honneur, Lui-même n'eût détruit d'abord tout son bonheur. Du plus noir des péchés il soupçonna ta mère, Et te crut, mon cher fils, le fruit d'un adultère. BÉNONI. Je mérite donc bien de vivre misérable Puisqu'en naissant je fis que l'on vous crut coupable. GENEVIÈVE. Mais puisque ma beauté te causa ce malheur, Moi seule j'en devais ressentir la douleur. Il nous condamna donc de perdre ici la vie, De la mienne ta mort devait être suivie, Si ceux dont notre sang devait souiller les mains N'eussent pris dans ces bois des sentiments humains ; Car voici, Bénoni, l'endroit où l'injustice À ce jaloux soupçon eût fait le sacrifice, Si ce sacré silence, et cette sainte horreur Par un secret instinct n'eût charmé leur fureur, Ces bourreaux un moment de mort nous pardonnèrent, Mais à de longs tourments ils nous abandonnèrent, Que dans ce triste état, en ces affreux déserts, Sans secours que du Ciel j'ai du depuis soufferts. BÉNONI. Allons à leur auteur en faire le reproche, Dites-moi seulement s'il demeure bien proche. GENEVIÈVE. Que trop, mon cher mignon, regarde seulement Ce qui s'offre à tes yeux dans cet éloignement, Y vois-tu ce Château qui sur une colline Commande avec orgueil la campagne voisine. C'est là que cet auteur de nos maux tient sa Cour, Ce fut là que tu vis premièrement le jour. C'est là que de nos maux je veux l'aller instruire, Et c'est là qu'aujourd'hui je te veux reconduire. Sortons donc, mon cher fils, de ces vastes forêts, Où nos biens sont trop lents et nos maux trop secrets. De cette solitude en souffrance féconde Une seconde fois je te veux mettre au monde, À ce père inconnu je te veux présenter Pour gages de ma foi dont il osa douter. BÉNONI. Marchons donc au plutôt, mes pleurs et mes caresses, Pour le persuader n'auront que trop d'adresses. GENEVIÈVE. Non, mon fils, ce dessein serait trop hasardeux, Si sur la même route on nous voyait tous deux : Il vaut mieux te cacher dans ce bois pour m'attendre, Ayant sondé ce gué je viendrai te reprendre. BÉNONI. Quoi donc me voulez-vous abandonner ainsi ? GENEVIÈVE. Je laisse avecque toi tous mes amours ici ; Elle le baise. Je t'y viendrai quérir, ce baiser t'en assure ; Cache-toi seulement dans cette grotte obscure. Avant que le Soleil ait terminé le jour, Je te promets, mon fils, d'être ici de retour. BÉNONI. Ah vous dois-je quitter ? GENEVIÈVE.         Veux-tu donc que je reste ? BÉNONI. Non. Mais je crains pour vous cette maison funeste. GENEVIÈVE. Va, mon fils, ne crains rien. BÉNONI.         Revenez dons bientôt. Il se retire dans la forêt. ## SCÈNE II. GENEVIÈVE, SEULE. C'est en vos mains, Seigneur, que je mets ce dépôt, Je le laisse en ces bois sous votre sainte garde, Pendant qu'en ce Château pour lui je me hasarde, Que si je dois périr, Arbitre de nos jours Vous le pourrez sauver, par quelque autre secours, Et vous, chers confidents de mes inquiétudes Rochers, arbres, ruisseaux, aimables solitudes Dont les charmes secrets en flattant ma douleur N'ont fait que prolonger ma peine et mon malheur, Puisqu'un si beau dessein m'a jusqu'ici conduite, Pour me rendre à Sifroy souffrez que je vous quitte, Et que pour voir la fin d'un si funeste sort, J'aille chez lui chercher ou ma grâce ou ma mort. Il est vrai, chers déserts, que je vous dois la vie Qu'une jalouse humeur m'avait presque ravie, Il est vrai, chers déserts, que je trouvai chez vous, Ce que je n'avais pu dans l'esprit d'un Époux. Vous permîtes au moins que je vous informasse Et n'apprîtes mes maux que pour me faire grâce ; Mais souffrez que je l'aille au moins désabuser, De ce que l'Enfer seule a pu me supposer ; Ah ! Que me dites-vous pas ces secrets reproches Que me font là-dessus vos arbres et vos roches. Hélas ! Me dites-vous, une seconde flamme A déjà fait mourir la tienne dans son âme Cieux ! Aurait-il été si traître à l'amitié, Qu'il aura dû garder à sa chère moitié ? Non, il aura voulu se conserver la gloire D'avoir du moins été fidèle à ma mémoire. Soupçons, craintes, désirs, que voulez-vous de moi, Que dois-je me promettre ou craindre de Sifroy ? Quoi qu'il en soit, cherchons chez lui notre refuge, S'il n'est plus mon Époux, il doit être mon Juge. Allons finir la vie en ces funestes tours Où furent éclipsés les plus beaux de mes jours, Ne pouvant autrement prouver mon innocence, Je la puis hasarder pour sa propre défense ; Mais hélas ! Mon Sifroy saura-t-il qui je suis, Dans ce grand changement qu'ont causé mes ennuis ? S'il ne me connaît plus, ce qui me défigure, Lui fera de mes maux la naïve peinture, Ces traits tout émoussés, ces yeux tout languissants, Pour lui percer le coeur en seront plus puissants. Elle va pour sortir, mais elle se tient seulement cachée derrière un arbre. ## SCÈNE III. Geneviève, Orismond. ORISMOND. Geneviève ? GENEVIÈVE.         D'où vient cette voix qui m'appelle ? ORISMOND. Ma chère fille. GENEVIÈVE.         Ô Dieu ! C'est ce vieillard fidèle Dont le soin m'éleva pendant mes premiers ans. ORISMOND. Épargne les ennuis, qui depuis si longtemps Me font en vain chercher en des lieux si funestes, De ton corps déchiré les pitoyables restes, Et me montre l'endroit qui nous cache tes os, Pour leur rendre l'honneur avecque le repos ; Ou si de cet honneur tu méprises la gloire, Au moins dans mon esprit viens purger ta mémoire Et me tirer du doute où ta mort m'a laissé Que ton coeur n'ait été d'un sale amour blessé. GENEVIÈVE. Elle paraît et sort du lieu où elle s'était cachée. Et bien pour me purger de cette calomnie Je viens représenter mon innocente vie ; Quoi, sur un faux rapport vous en avez douté ? ORISMOND. Ah ! Chère ombre, j'ai tort de l'avoir écouté. GENEVIÈVE. Quoique de ma beauté je ne suis plus qu'une ombre, Je n'ai pas pour cela des morts accru le nombre. Je vis, cher Orismond, et je garde à Sifroy Dans ce corps survivant des marques de ma foi. ORISMOND. Vous vivez ! GENEVIÈVE.         Oui pourvu que Sifroy soit en vie. ORISMOND. Il vit dans le regret de vous l'avoir ravie. GENEVIÈVE. Il pense donc à moi ? ORISMOND.         C'est de ce souvenir Que son amour constant aime à s'entretenir ; Jamais un autre objet n'a pu prendre sa place, Jamais le sommeil même aucun trait n'en efface, Il en fait son plaisir, il en fait son tourment, Et cessant d'être époux il redevient amant. Mais quel Dieu vous sauva d'une mort si certaine ? GENEVIÈVE. Celui dont l'équité n'approuvait pas ma peine. Déjà deux assassins avaient le fer en main, Pour immoler ici mon cher fils sur mon sein, Quand touchés de mes pleurs et de mon innocence, Ils eurent de l'horreur de cette violence, Mais de peur qu'on ne vint à les en rechercher Dans le fonds de ces bois ils nous firent cacher. ORISMOND. De quoi donc ces forêts du tout abandonnées Ont-elles pu depuis vous nourrir sept années ? GENEVIÈVE. Il est vrai que d'abord j'eus beaucoup à souffrir, Et je crus mille fois m'y voir bientôt mourir, Il n'est point de rucher qui ne reçut mes plaintes, Et qui n'en témoignât de sensibles atteintes. Il n'est point de ruisseau que n'enflassent mes pleurs, Et qui ne murmurât alors de mes malheurs, La terre, les rochers, les buissons et les arbres, Pour les éterniser m'y serviront de marbre. Mais Dieu me fit bientôt changer de sentiment, Faisant mon Paradis de mon bannissement. ORISMOND. N'ayant point d'entretien que des bêtes sauvages, Se voir à tout moment exposée à leur rage, N'entendre que leurs cris et que leurs hurlements, Vraiment ce Paradis n'est pas des plus charmants. GENEVIÈVE. Vous faites bien valoir ce que la solitude Aux âmes du commun paraît avoir de rude. Mais vous ne savez pas les secrètes douceurs Dont le Ciel prend plaisir d'y consoler les coeurs ; La Mère du Sauveur, qui par mille merveilles Fait ressentir partout ses bontés sans pareilles, Vint m'assurer d'abord que ses aimables soins Ne nous manqueraient pas dans nos plus grands besoins : Et dès lors de ces soins un effet admirable Fit voir qu'elle serait à nos maux favorable : Comme je pensais voir mon pauvre fils mourir N'étant plus en état de le pouvoir nourrir, Une biche s'offrit pour être sa nourrice, Et continue encor ce charitable office ; Dans nos autres besoins les tigres et les ours Nous vinrent présenter leurs innocents secours, Et dès les froides nuits pour soulager nos peines Ils viennent échauffer nos corps de leurs haleines ; Les loups après avoir égorgé quelque agneau Pour habiller mon fils, m'en présenter la peau ; La terre à notre faim nous fournit ses racines Et nous donne des fruits jusques sur les épines ; Que dirai-je, Orismond, des célestes plaisirs Dont Dieu par ses bontés a comblé nos désirs ? Mais jusqu'à mes habits conservés par miracle Me font de ses bontés un illustre spectacle. ORISMOND. Ah ! Que tout ce discours m'a doucement charmé, Et que Dieu dans nos maux mérite d'être aimé. Mais dites-moi comment et par quelle imposture, Golo vous suscita cette sanglante injure ? GENEVIÈVE. Le traître par ma mort, secrète et sans éclat, Crut étouffer enfin son étrange attentat. Vous vous souvenez bien comme au bruit des alarmes Que causèrent chez nous les Sarrasins en armes, Le Comte se sevrant des premières douceurs, Dont un nouvel hymen nourrissait nos deux coeurs, Courut pour avoir part à la belle victoire, Que Charles remporta sur les bords de la Loire, Cet adieu me jetant dans de grandes douleurs Il me laissa Golo pour essuyer mes pleurs : [1] Golo qui dès ce temps avait sa confidence, De toute la maison avait seul l'intendance, Cet homme n'omet rien pour s'en bien acquitter, Il n'épargne aucun soin dont il put me flatter ; Mais je ne sais comment cette malheureuse âme, Jusqu'auprès de mes pleurs prit une injuste flamme. ORISMOND. Le perfide osa-t-il entretenir ses feux ? GENEVIÈVE. Il fit plus, il osa me déclarer ses voeux, Il fit parler d'abord parler les soupirs et les larmes, Il fit ensuite agir et la fourbe et les charmes ; Mais un des Officiers qu'il pensait suborner, Pour un philtre amoureux qu'il me voulait donner, M'ayant secrètement découvert cette flamme, À nous perdre tous deux engagea cet infâme ; Comme je l'en aimai sur tous mes Officiers, Ce traître s'en piquât par des soupçons grossiers, Fit croire que le fruit d'un hymen légitime, Qui parut en ce temps, était celui d'un crime. Ce fut sur ces soupçons, et sur ce faux rapport, Que le Comte trompé consentit à ma mort. ORISMOND. Quoi sans vous écouter dedans votre défense, Sans écouter l'amour, non plus que l'innocence ! GENEVIÈVE. Sans blâmer son amour, accuse son erreur, Ou plaignant ma disgrâce, excuse sa fureur. ORISMOND. Quoi vous sacrifier aux seuls avis d'un traître ? GENEVIÈVE. Bénoni commence à paraître et feint d'être surpris. S'il fut mauvais époux, c'est qu'il fut trop bon maître. ## SCÈNE IV. Geneviève, Orismond, Bénoni. ORISMOND. Dieu ! Que vois-je, Madame, est-ce là votre fils ? GENEVIÈVE. C'est lui-même, Orismond, votre abord l'a surpris ; Approchez, mon mignon ; dans ces bois où nous sommes, Depuis qu'il se connaît il n'a vu que vous d'hommes. ORISMOND. Ah l'aimable innocent ! BÉNONI.         Madame, est-ce celui Qui doit dans ce Château nous conduire aujourd'hui ? GENEVIÈVE. Non pas encor, mon fils. BÉNONI.         Je me lassais d'attendre. GENEVIÈVE. T'avais-je pas promis de venir te reprendre ? BÉNONI. Il est vrai, mais au bruit confus de vos deux voix, La curiosité m'a fait sortir du bois. S'adressant à Orismond. Il l'excusera bien. ORISMOND.         Que l'esprit et la mine Marquent sur lui de traits de sa noble origine. Je l'excuse, mon fils, et je plains seulement Le sort qui vous retient dans cet éloignement. BÉNONI. Si vous plaignez si fort notre longue misère, Vous en pouvez tirer et le fils et la mère. Conduisez seulement vers ce Château nos pas. ORISMOND. Si vous craignez la mort, ah n'en approchez pas, Il y loge à l'entrée une bête sauvage. BÉNONI. En est-il dont je doive appréhender la rage ? Ces bois n'en cachent point dans leur plus sombre horreur, Dont ma voix n'ait calmé jusqu'ici la fureur. ORISMOND. Celle dont je vous parle est encore plus à craindre. GENEVIÈVE. Hé ! Que tant d'innocence et de maux sont à plaindre, Que si tu le voyais, infortuné Sifroy, Pourrais-tu bien le perdre et douter de ma foi ? BÉNONI. Mon père loge-là, je veux l'aller connaître. ORISMOND. D'un père si barbare hélas devais-tu naître ? Savez-vous bien, mon fils, ce que vous demandez ? BÉNONI. Vous le savez bien mieux, Madame, répondez. GENEVIÈVE. Puisqu'il en a tant dit, il faut que je confesse, Un dessein que j'ai pris de ma seule faiblesse, Enfin sous tant de maux mon courage abattu, Ne trouvant plus d'appuis sur sa propre vertu, M'avait fait lâchement abandonner la place, Pour chercher hors des bois ou ma mort ou ma grâce. C'est là ce que j'allais moi-même demander, À celui qui me doit l'un ou l'autre accorder. ORISMOND. Vous prenez à vos maux un dangereux remède, Savez-vous que Golo de tous côtés l'obsède ? Vous aurait-il manqué une seconde fois ? GENEVIÈVE. J'aurais trouvé la mort qui me suit dans ces bois. BÉNONI. Et vous m'eussiez laissé seul, à ces maux survivre ? GENEVIÈVE. Je t'avais enseigné le chemin de me suivre. BÉNONI. Vous nous engagiez donc tous deux dans ce trépas. GENEVIÈVE. Je t'avais laissé libre en ne t'y menant pas. ORISMOND. Ah ! Madame, quittez un dessein si funeste. GENEVIÈVE. Pour sortir de mes maux, c'est le seul qui me reste. ORISMOND. Je veux vous en donner un moyen bien plus doux. Laissez-moi ménager l'esprit de votre Époux, Et si j'y reconnais pour vous quelque assurance, Vous lui ferez alors parler votre Innocence. BÉNONI. Rentrons dans nos déserts et fuyons ces maisons, Madame, elles ne sont que de belles prisons ; De ces Châteaux affreux fuyons les cruels hôtes, Allons entretenir des Anges dans nos grottes, Nous y vivons au moins avecque liberté, Nous y goûtons les biens dans leur naïveté. Le Ciel à découvert dans nos plus grands désastres, Nous laisse entretenir commerce avec les Astres, Vivons dans la douceur et la paix de ces lieux, Qui nous font sur la terre une image des Cieux. GENEVIÈVE. J'approuve, mon cher fils, ce que le Ciel t'inspire ; C'est du même côté que la Grâce m'attire. Elle s'avance pour s'en aller. Adieu donc, Orismond, auprès de cet Époux, Fais tout ce que le Ciel t'inspirera pour nous ; Nous allons cependant reprendre cette route. ORISMOND. De ma fidélité vous avez quelque doute ? GENEVIÈVE. Non certes, Orismond, mais c'est que je ressens, Vers des lieux si sacrés des attraits trop puissants. Aimable solitude où Dieu me tient captive, Ne me recevez pas comme une fugitive, Mais si lamais pour moi vous eûtes des appas, Pour flatter mon retour ne les épargnez pas. Et toi que j'aime plus que je ne crains ta haine, Objet de mes regrets et cause de ma peine : Sifroy, vis si tu peux content sans ta moitié Et ne sens de mes maux pas même la pitié, Pour éviter ma mort qui chez toi me menace Je vais dans ces forêts chercher encore ma grâce, Et je vais raconter à ces lieux pleins d'effroi Ce que je n'ose pas confier à ta foi. . ORISMOND. Que ne choisissez-vous chez moi votre retraite ? GENEVIÈVE. Sept ans à celle-ci m'ont déjà toute faite. ORISMOND. Si j'ai quelque nouvelle à vous faire savoir, Marquez-moi quelque endroit où je vous pourrai voir. GENEVIÈVE. Voyez-vous ce ruisseau qui sort de cette source, Après que vous aurez longtemps suivi sa course, Vous le verrez enfin coupé d'un grand rocher, C'est dessus son sommet qu'il me faudra chercher. Mais je veux, Orismond, vous laisser quelque gage, Où Sifroy de mes maux puisse voir une image. ORISMOND. Comment ? GENEVIÈVE.         Me pourriez-vous prêter quelque crayon, Il lui donne un crayon. Je vois dans mon esprit naître un petit rayon, Qui des jours plus sereins semble à mon coeur promettre. ORISMOND. Quel dessein prenez-vous ? GENEVIÈVE. Tirant une lettre de sa poche et de son sein, qui est la dernière qu'elle reçut de Sifroy, et qu'elle avait toujours conservée, sur le dos de laquelle elle écrit la sienne avec un crayon.         Voyez-vous cette lettre ? C'est la dernière, hélas ! Que m'écrivit Sifroy, Et ce qui m'est resté des gages de sa foi, Mais gages trop légers dont la seule écriture Remet devant mes yeux combien il fut parjure, Lorsque me promettant que bientôt de retour Il viendrait recueillir le fruit de notre amour. Je lui veux envoyer afin qu'elle le confonde, Et que de mon amour son gage lui réponde, Je veux que ce crayon pour aider mon dessein Ajoute seulement quelques mots de ma main. ORISMOND. En quelle qualité lui pensez-vous écrire ? GENEVIÈVE, S’ALLANT SEOIR SUR QUELQUE PETIT SIÈGE QUI DOIT ÊTRE PRATIQUÉ, AU COIN DE LA FORÊT COMME UNE MOTTE DE TERRE. Elle écrit sa lettre. Celle que je prendrai ne me pourra pas nuire, Je veux faire passer mon ombre seulement Comme errante en ces bois faute de monument, Et dans ce triste état lui demander justice Du crime que Golo cacha dans mon supplice. ORISMOND. D'un dessein si bien pris Dieu sans doute est Auteur, Et moi-même à Sifroy j'en veux être porteur, Votre ombre éclaircira les regrets de son âme Et donnera du jour et de l'air à sa flamme. GENEVIÈVE. Écoutez Orismond en quels termes j'écris, Et jugez si Sifroy n'en sera pas surpris. L'ombre de Geneviève à Sifroy. Elle lit sa lettre à Orismond. Du fond de ces demeures sombres Où j'erre encore parmi les ombres, Souffre que mon esprit vienne jusqu'en ce lieu Pour reprocher au tien cette sanglante injure Qui me laisse sans sépulture ; Et demander justice en te disant adieu. ORISMOND. Rien ne se peut de mieux, l'intrigue est bien conduite ; À ce commencement accommodez la suite, Tout le feu de Sifroy sans doute éclatera, Et je ne sais pas où Golo l'évitera, Elle continue d'écrire. Mais ne l'oubliez pas, et contre son outrage Faites un peu valoir ce rare témoignage : Ses crimes ont été trop longtemps impunis. GENEVIÈVE. Écoutez-en la suite et comme je finis. Il ne m'est resté qu'une chose Dont le Ciel veut que je dispose C'est mon coeur, cher Époux, qui fut toujours à toi. Je t'en fais héritier même après mon supplice, Et croirais faire une injustice De souffrir que la mort l'enlevât à Sifroy. Puisque chez toi mon innocence N'a pu trouver autre défense, Ces lignes te pourront convaincre de ma foi Et te témoigneront que celui qui m'opprime Ne m'a supposé ce grand crime Que pour cacher le sien et s'en venger sur moi. ORISMOND. Que ne le nommez-vous ? GENEVIÈVE.         Je veux exprès le taire, Et que Sifroy lui-même explique ce mystère. BÉNONI. Vous ne lui dites rien du pauvre Bénoni. GENEVIÈVE. Ton sort, mon cher enfant, est au mien trop uni En y parlant pour moi, je parle pour toi-même. BÉNONI. Vous lui pourriez au moins recommander qu'il m'aime. GENEVIÈVE. Ce sera, mon cher fils, pour la première fois. ORISMOND. Je ferai suppléer à ce défaut par ma voix. BÉNONI. Parlez-lui bien de moi. GENEVIÈVE.         Le jour n'a plus qu'une heure, Il est temps de chercher notre chère demeure, Il faut que l'on fasse dans la forêt un petit bruit semblable à celui que font des hommes qui veulent se dégager des ronces qui les attachent en passant. De peur de nous laisser surprendre par la nuit, Car aussi bien j'entends en ce bois quelque bruit. ORISMOND. C'est le sage Lisandre, et Cléon, ce me semble, Qui se plaignent souvent de votre mort ensemble, Et qui pour la venger se sont offerts tous deux D'exposer au combat un sang si généreux. GENEVIÈVE. Vous pourrez de l'écrit leur faire confidence S'ils me peuvent servir avec coeur et prudence ; Mais sans leur révéler le secret de ma mort. BÉNONI. Madame je les vois. GENEVIÈVE.         Rentrons dans notre fort Où l'ombre suit le jour. [2] ## SCÈNE V. ORISMOND, SEUL.         Ô Dieu que de merveilles Ont surpris tout à coup mes yeux et mes oreilles ! Et que mes longs regrets depuis sept ans passés D'un si court entretien sont bien récompensés, Mais est-ce Geneviève ! Est-ce elle que j'ai vue ! Est-ce là ce cher fils dont le Ciel l'a pourvue, Ô Dieu que cet écrit mais soyons plus discrets Et ménageons un peu ces importants secrets. ## SCÈNE VI. Orismond, Lisandre, Cléon. Ils entrent par un des côtés du Théâtre. LISANDRE. Vous allez voir, Cléon, l'action la plus noire… Mais je veux qu'Orismond ait part à cette histoire. ORISMOND. Apercevant Orismond. Ne l'interrompons point, ce vieillard chaque jour, Vient faire en ces forêts sur le soir quelque tour ; Pour découvrir l'endroit où l'Intendant infâme Par deux de ses valets fit égorger Madame. LISANDRE. Engageons-le plutôt à venger son trépas. En l'abordant. Orismond, notre abord ne vous déplaira pas ? Quoi tout seul et si tard dans cette Forêt sombre. ORISMOND. Il n'était pas trop tard pour y chercher une ombre. LISANDRE. Elle n'y fait plus d'ombre éclatant dans les Cieux. ORISMOND. Elle en fait quelquefois à l'abri de ces lieux, Pour le moins en voici d'assez fraîches nouvelles Leur montrant la lettre de Geneviève. Dont je puis faire part à des yeux si fidèles. CLÉON. Orismond, qu'est ceci ? Ô Dieu c'est de la main. ORISMOND. La seule inscription exprime son dessein. LISANDRE, LISANT. L'ombre de Geneviève à Sifroy ; quoi Madame ? ORISMOND. Oui, l'esprit bien heureux de cette sainte femme Par la voix de son ombre errante en ces déserts, Viens demander justice à Sifroy par ces vers. CLÉON. Quel prodige est ceci ? ORISMOND.         Moi-même l'ai vue, Et je l'ai sur sa mort longtemps entretenue, J'ai su comme Golo s'en voulant faire aimer Eut recours aux démons afin de la charmer, Et je crois que ce fut par le même artifice Que le Comte trompé fit hâter son supplice ? CLÉON. Ce soupçon, Orismond, pourrait bien être vrai, Et voici là-dessus un secret que je sais ; Vous connaissez tous deux cette fameuse Argine Hôtesse de nos bois, mais juive d'origine, Que ses prédictions et ses enchantements Font estimer l'oracle et l'effroi de ce temps. Sifroy la consulta d'abord touchant le crime Qui lui mit la Princesse en si mauvais estime, Moi seul parmi l'horreur d'une funeste nuit L'accompagnai chez elle et sans suite et sans bruit. Cette insigne sorcière après plusieurs mystères, Marquant sur un miroir quelques vieux caractères, Et murmurant dessus l'enfonça dans de l'eau ; Ensuite à la lueur d'un funeste flambeau, Y soufflant par trois fois elle fit voir au Comte Le crime de Madame, et l'objet de sa honte. Car d'abord un galant s'échappant de ses mains, Un autre consentait à ses honteux desseins. LISANDRE. Que de fourbes, Cléon ! Ce que tu viens de dire, M'apprend que cette mort a fait une martyre. C'est cette même Argine, ô Dieu l'étrange sort ! Dont j'avais commencé de te conter la mort, Et qui depuis une heure en la Forêt prochaine A de tous ses forfaits reçu la juste peine. Comme j'y passais seul, j'entends le bruit des coups, Dont quatre hommes chargeaient une femme à genoux, Chacun d'eux inconnu sous un habit fantasque Se déguisait de plus le visage d'un masque, Et faisait voltiger sur elle à tour de bras L'étincelant acier d'un pesant coutelas. Elle s'en défendant d'une main fort adroite Parait à quelques coups avecque sa baguette, Et réclamait en vain sous de terribles noms Le secours trop tardif de ces traîtres démons. Enfin de trois grands coups mortellement atteinte, Et voyant de son sang la terre toute teinte ; Elle n'en pouvait plus, quand au bruit de ma voix Les quatre assassins s'enfuirent dans le bois, Comme je les suivais, arrête, me dit-elle, Ah ! Je mérite bien une mort si cruelle, Je ne la souffre plus désormais à regret Si je te puis encore déclarer un secret, Cette mort est le prix que je reçois d'un traître Que j'en sauvai jadis en trahissant son maître. Passant, si tu connais le Palatin Sifroy, Dis-lui ce que je vais confier à ta foi. Que dans ce triste état Argine meurt contente D'expier par sa mort celle d'une innocente, Et que ce qu'il en vit à sa confusion, De mon miroir trompeur fut une illusion ; Elle meurt là-dessus, et quatre loups énormes Qui sans doute cachaient des démons sous leurs formes, Sortant d'un même pas de quatre divers forts Sont venus devant moi en enlever le corps. La Forêt en frémit, et tout le Ciel s'en trouble Et moi vers le Château d'effroi le pas je double. Voici la vérité de ce fatal miroir Dont le charme forma le péché qu'il fit voir. ORISMOND. Après un si tragique et si beau témoignage Comment Golo peut-il conjurer cet orage ? Quoi pouvons-nous douter, s'il le faut déférer, Et si contre ce traître il nous faut déclarer ? Quoi ? Lorsqu'avecque le Ciel, l'Enfer jure sa perte. N'osons-nous l'entreprendre encor à force ouverte, Non, non, ne craignons plus de nous trop avancer, Sur de si bons garants je veux bien commencer. LISANDRE. Commencez seulement Lisandre vous seconde, Que voulez-vous de moi qui de mon coeur réponde ? CLÉON. Je serai le troisième, et dans ce beau dessein, Je ne vous manquerai ni de coeur ni de main. Mais pour ne point laisser refroidir l'entreprise Prenons l'occasion dont Dieu nous favorise, Et voyons au plutôt ce que de cet écrit Le secret important fera sur son esprit. Alors pour appuyer cette attaque première Vous pourrez déclarer ce qu'a dit la sorcière. ORISMOND. Le dessein de la sorte est très bien concerté, Et peut s'exécuter en toute sûreté : Mais qui veux de vous deux se charger de la lettre. LISANDRE. Donnez-la-moi toujours, et j'ose vous promettre Que je lui ferai voir avant la fin du jour. Mais en voici le temps, hâtons notre retour. Ils s'en vont. ORISMOND. De peur que d'un complot l'Intendant ne se doute, Je retourne après vous, mais par une autre route. ## SCÈNE VII. ORISMOND, SEUL. Juste Ciel, c'est ainsi qu'enfin la vérité Sous les regards d'un Dieu sort de l'obscurité, Et que malgré l'effort d'une injuste puissance Elle fait de ses maux triompher l'innocence ! Après sept ans passés à la sanctifier, Dieu s'en va la produire et se justifier, Sous l'éclat de vos yeux, Seigneur, enfin le vice Se veut faire un bandeau de sa propre malice, Jusques parmi les morts, vos adorables soins Lui suscitent enfin de terribles témoins. Ah ! Golo, nous formons tous trois une tempête ; Qui doit dans peu de temps éclater sur sa tête, Et ce juste vainqueur, va montrer en son lieu Que s'il sait tolérer, il sait punir en Dieu, En vain opposes-tu l'Enfer avec ses charmes Contre le Ciel vengeur ce sont de faibles armes ; Une ombre contre toi va se faire un beau jour Pour y voir triompher l'innocence et l'amour, Et l'usage innocent d'innocents artifices, Va bientôt dissiper tes plus noires malices. Il s'en va. # I. ENTRE-ACTE. En Récits de Musique. ARGUMENT. I - Une troupes d'Amours ayant appris que la Princesse avait été tuée dans la Forêt, y va pour lui dresser un tombeau, auquel ils se mettent à travailler. II - Cependant ils vont demander le corps aux Nymphes, afin de le mettre en terre. III - Un Écho leur fait entendre qu'elle vit encore dans cette même Forêt. IV - Ce qui leur étant confirmé par d'autres voix, ils quittent le dessein de lui dresser un tombeau, et prendre celui de l'aller chercher en vie. Troupe des Amours sans musique. PREMIER AMOUR. Ce fut en ce lieu, chers amours, Qu'un supplice finit ses jours. SECOND AMOUR. Mais c'est par nos mains que la gloire Y veut dresser à sa mémoire Quelque superbe monument Qui la pleure éternellement : Et dont la fidèle structure Venge son nom de cette injure, Nous travaillons sur ce dessein. TROISIÈME AMOUR. [3] Le premier et second amour, montrant le dessein d'une belle pyramide peinte sur une feuille de patron à parchemin. Mais tout notre travail est vain Si ce monument si superbe Ne doit rien couvrir que de l'herbe, Faisons plutôt tous nos efforts Afin de recouvrer son corps. QUATRIÈME AMOUR. Volons partout à tire d'ailes, Pour en avoir quelques nouvelles. PREMIER AMOUR. Lysis seul dont la belle voix Plaît tant aux Nymphes de ces bois Sans interrompre notre ouvrage Leur pourra faire le message. QUATRIÈME AMOUR. Lysis, mais d'un ton discret, Tâche d'en tirer le secret. LYSIS EN CHANTANT, PENDANT QUE LES AUTRES TRAVAILLENT À ÉLEVER UNE PYRAMIDE. Bois sacrés qui cachez le corps de Geneviève, Et de sa triste mort, portez encor le deuil, Souffrez que l'amour le retrouve Pour lui rendre en ce lieu le respect du cercueil, Chers déserts, c'est à tort que ce dessein vous blesse, Et que de ce dépôt vous êtes si jaloux, Il faut que notre soin lui dresse Ce dernier monument qui lui manque chez vous. Répétant ce dernier vers à trois reprises avec l'Écho. LYSIS. Ce dernier monument. L’ÉCHO. Ce dernier monument. LYSIS. Qui lui manque. L’ÉCHO. Qui lui manque. LYSIS. Chez vous. L’ÉCHO. Chez vous. PREMIER AMOUR, SANS MUSIQUE. Quelque Nymphe d'ici s'approche Qui te répond de cette roche, Mais qui tes paroles confond Avec celles que tu réponds. SECOND AMOUR. Il faut l'interroger d'adresse Pour en tirer réponse expresse, Et recueillir sur chaque point, Et ne le dissimuler point. LYSIS, S’ADRESSE À L’ÉCHO EN CHANTANT. Écho, dis-nous, je te prie N'est-il rien ici resté ; De l'innocente beauté Que la mort nous a ravie ? ÉCHO.         Vie. LYSIS. Quoi donc serait-elle au nombre De ceux qui vivent encor, Qui cacherait ce trésor Dans une Forêt si sombre ? ÉCHO.         Ombre. LYSIS. Cette incroyable nouvelle Doit de ta part m'étonner : Mais m'en voudrais-tu donner Quelque témoin plus fidèle ? ÉCHO.         Elle. LYSIS. Est-ce loin de cette roche Qu'elle a choisi son séjour, Dis ce secret à l'amour Et n'en crains point de reproche. ÉCHO.         Proche. LYSIS. Adieu donc. ÉCHO. Adieu donc. LYSIS. Adieu volage. ÉCHO. Adieu volage. LYSIS. Quoi tu te moques de moi. ÉCHO. Quoi tu te moques de moi. LYSIS. Si tu veux rire tais-toi. ÉCHO. Si tu veux rire tais-toi. LYSIS. N'en parlons plus davantage. ÉCHO. N'en parlons plus davantage. LYSIS. Causeuse adieu. ÉCHO. Causeur adieu. LYSIS. Adieu sans te voir. ÉCHO. Adieu sans te voir. LYSIS. Tais-toi sans me plus répondre. ÉCHO. Tais-toi sans me plus répondre. LYSIS. Ou je m'en vais te confondre. ÉCHO. Va te confondre. LYSIS. Après un espoir si doux. ÉCHO. Espoir doux. LYSIS. Je te fuis, adieu. ÉCHO. Fuis, adieu. LYSIS. Trompeuse, adieu. ÉCHO. Trompeur, adieu. LYSIS. Adieu voix trompeuse, adieu. ÉCHO. Adieu. LYSIS. [4] Il passe du fond de la forêt avec des instruments, et chante en musique. Cette voix ne me trompe pas, Geneviève est encore vivante Tant de vertus et tant d'appas Ont pu sauver une innocente ; Et malgré la rigueur de son injuste sort Elle triomphe de la mort. Lysis, chantant reprend seul. Et malgré la rigueur de son injuste sort Elle triomphe de la mort. TOUS TROIS ENSEMBLE, SAVOIR LYSIS, L’ÉCHO ET LA BASSE SOUTENUS D’INSTRUMENTS. Sifroy, ne t'afflige donc plus Ta Geneviève vit encore, Les ombres de ces bois touffus Cachent ce que ton coeur adore, Et malgré la rigueur de son injuste sort Elle triomphe de la mort. LYSIS, REPREND ENCORE SEUL. Et malgré la rigueur de son injuste sort Elle triomphe de la mort. PREMIER AMOUR, SANS MUSIQUE. Puisque Geneviève est en vie Malgré l'injuste jalousie ; Sur le débris de son tombeau Dressons quelque dessein nouveau, Où d'une aventure si belle La mémoire soit immortelle. SECOND AMOUR. Allons dans tous ces bois chercher Quel endroit a pu la cacher. TROISIÈME AMOUR. Retirons la vertu des ombres Où la tiennent ces forêts sombres. # ACTE II. ## SCÈNE I. Lisandre, Cléon. Cléon, trouvant Lisandre, qui était entré dans la chambre du Comte par une autre porte, et qui cherchait si la cassette était ouverte et voyant qu'elle l'était il y mit la lettre. CLÉON. Que fait le Comte ? LISANDRE.         Il prend un moment de repos. Nous ne pouvions trouver un temps plus à propos, Sa cassette est ouverte, il est aisé d'y mettre Parmi d'autres écrits cette fatale lettre, Comme il est curieux souvent de les revoir Il ne manquera pas de s'en apercevoir. CLÉON. Mais n'y trouvez-vous pas quelque danger, Lisandre ? Sur une vision c'est beaucoup entreprendre. LISANDRE. Quoi donc, vous chancelez déjà sur un dessein Où vous avez promis et le coeur et la main ? CLÉON. Vous connaissez Golo, si par quelque artifice Il sait qu'un de nous deux soit de ceci complice, Vous savez son crédit, vous savez son pouvoir Colle il s'en servira vous le pouvez prévoir. LISANDRE. C'est bien ce que pourra tout ce qu'il a d'adresse Que de se retirer du piège qu'on lui dresse. Et je m'en tiens si fort, que s'il y contredit, Moi seul le soutiendrai contre tout son crédit. CLÉON. Contentons-nous d'agir sans toutefois paraître, Servons à la façon qu'une ombre le veux être. LISANDRE. Ou selon le besoin qu'elle en a cette fois Prêtons à son esprit et la main et la voix, Si le Comte au besoin manque à son innocence Nos armes serviront du moins à sa défense. Et si pour la prouver tout autre droit est vain Il en faudra venir aux preuves de la main Pour un si beau sujet contre tant d'injustice [5] J'entrerai volontiers le premier dans la lice, [6] Assaille qui voudra. Je serai le tenant, [7] Et j'y présenterai cartel à tout venant. CLÉON. J'approuve les transports d'une ardeur si fidèle, Et moi-même suis prêt à seconder ton zèle ; Mais conduisons l'affaire avec dextérité, Il n'en faut venir là qu'à toute extrémité. Voyons auparavant ce que feront ces lignes, Si d'un amour constant il donne quelques signes, Nous pourrons appuyer ces premiers sentiments Et souffler sur ce feu par nos ressentiments. On entend quelqu'un qui vient. J'entends quelqu'un qui vient, discourons d'autre chose. ## SCÈNE II. Lisandre, Cléon, Léris. LERIS, ALLANT POUR OUVRIR. Le Comte est-il tout seul ? CLÉON.         N'entrez pas il repose, De crainte toutefois de troubler son sommeil Ils sortent tous deux. Nous vous laissons ici. LÉRIS.         J'attendrai son réveil. Mais je me trompe fort s'il me fait bien attendre. L'amour et les soucis ont le repos bien tendre, À peine a-t-il fermé les yeux pour sommeiller Que leurs illusions le viennent réveiller. Lisandre avec Cléon, comme je m'imagine, Venaient l'entretenir sur le meurtre d'Argine. Déjà sur quelques bruits qui sont de leur façon On en jette tout bas sur Golo le soupçon. Il les faut prévenir. ## SCÈNE III. Sifroy, Léris. Sifroy est couché dans une alcôve où il est agité de quantité de rêveries. SIFROY.     Ah ! LÉRIS.         Le Comte soupire. SIFROY. Ah ! LÉRIS.     Que veut-il. SIFROY.     À moi ! LÉRIS.         Voyons ce qu'il désire. SIFROY. Léris tire un des rideaux de l'alcôve. Golo ? LÉRIS.         Seigneur, il dort, si c'est pourtant dormir Sous ces rudes assauts, dont je le vois frémir ; Hélas ! Qui pourrait voir quelles bizarreries, Forment dans son esprit ces noires rêveries ! Tantôt il voit Drogan, qui tenant un flambeau Vient conduire ses pas jusque sur son tombeau : Tantôt il voit Madame encore toute sanglante, Et tantôt à soi-même il la voit survivante : Il croit qu'elle l'appelle au fond de la Forêt, Pour empêcher l'éclat de son funeste arrêt. Sommeil, à qui la nuit a cédé son empire, Toi vers qui dans les maux chacun de nous soupire Au moins pour un moment charme un peu les ennuis, Qui lui causent déjà tant de mauvaises nuits. Ou si tu ne veux pas te rendre plus propice, Ne le tourmente plus avec tant de malice, Il vaut mieux l'interrompre, en lui faisant du bruit. SIFROY, SE LEVANT ET COURANT VERS LÉVIS. Ah ! Chère ombre, où fuis-tu, Sifroy qui te poursuit ! Léris, appelle-la. LÉRIS.     Seigneur. SIFROY.         Je le commande. LÉRIS. Hé quoi ? SIFROY.         Cours et lui dis que Sifroy la demande. LÉRIS. Que voulez-vous ? SIFROY.         Faut-il le dire tant de fois. Geneviève ? LÉRIS.     Hé Seigneur ! SIFROY.         Elle fuit dans le bois. LÉRIS. Hélas vous savez bien ! SIFROY.         Parle, que veux-tu dire ? LÉRIS. Que Geneviève est morte ! SIFROY.         Et que Sifroy respire ! C'est ce que son esprit me vient de reprocher, Et quand pour l'apaiser, je pensais m'approcher, Il a tout aussitôt disparu de ma vue Et m'a laissé percé de ce trait qui me tue. LÉRIS. Pourquoi tous ces transports pour un bien qui n'est plus ? SIFROY. Ils sont justes, Léris, quoiqu'ils soient superflus : J'ai moi-même versé le sang de cette Belle, En signant son trépas d'une main criminelle. Silence ma raison ! Éclate ma douleur ! Tes transports sont trop doux pour ce coup de malheur, Viens achever sur moi le sanglant sacrifice, Mais pourquoi mon amour n'en fait-il pas l'office ? C'est lui seul que la mort a le plus outragé, Et la mienne devrait l'avoir déjà vengé. LÉRIS. Seigneur, considérez où la douleur vous porte ? SIFROY. Ah Léris ! Que n'est-elle encore un peu plus forte ? Et pour punir sa mort par un juste trépas, Que mon coeur ne fait-il ce que n'ose mon bras, Et que ne la suit-il où son ombre m'appelle. LÉRIS. L'ombre d'une innocente est-elle si cruelle ? SIFROY. Prenant un portrait de Geneviève et se mettant à genoux devant elle. Puisque mon mal ne peut autrement se guérir Le regret de sa mort me doit faire mourir : Et si je ne la puis survivre davantage, Je ne dois expirer qu'adorant son image. Approuve, cher objet, ta vengeance et ma mort, Mais ces traits sont trop doux pour faire cet effort. Restes de ma fureur, adorable relique Vois l'honneur que je rends à ta beauté pudique Dont l'aimable modèle est placé dans les Cieux, Ne me reproche plus ton supplice à mes yeux, Ou bien pour mieux venger ton divin exemplaire, Anime tes couleurs d'une juste colère. Sers-toi de tous ces traits pour me persécuter Car c'est en cela seul que tu peux m'imiter. ## SCÈNE IV. Sifroy, Léris, Golo. GOLO, LE SURPRENANT EN CETTE POSTURE. Seigneur, que faites-vous ? SIFROY, SE LEVANT BRUSQUEMENT.         Golo ? Dans son supplice, Avons-nous bien gardé les formes de justice ? N'eus-tu point trop de zèle, et moi trop de chaleur ? Avait-on avéré son crime et mon malheur ? GOLO. De qui me parlez-vous ? SIFROY.         Je parle de ma femme. GOLO. Tient-elle encor, Seigneur, ce rang dedans votre âme ? Ne m'interrogez pas, interrogez les lois ; Et voyez les tourments dont vous aviez le choix, Et que méritaient bien de si sanglants outrages, Si vous eussiez remis cette affaire aux suffrages. SIFROY. Mais qu'en pense le monde, et que dit-il de moi ? GOLO. Que votre amour devait rencontrer plus de foi. SIFROY. Quelle raison encor rend sa mort légitime ? GOLO. L'excès de votre amour et celui de son crime. SIFROY. Elle ne l'a pas fait, je connaissais son coeur. GOLO. L'amour pour le corrompre est un subtil trompeur. SIFROY. La seule piété régnait dans sa belle âme. GOLO. C'est souvent sous ce feu qu'il entretient sa flamme. C'est un poison charmant, dont la malignité, Sait se glisser partout avec subtilité, Et comme il est auteur des ruses et des feintes Il se fait un bandeau des choses les plus saintes. SIFROY. C'est lui qui dans mon coeur lui dresse des Autels, Où je lui rends l'honneur qu'on doit aux immortels. GOLO. Son repentir a pu lui mériter sa grâce, Sans que sur des Autels elle doive avoir place. Les crimes les plus noirs seraient autorisés, Si leurs auteurs étaient ainsi canonisés. SIFROY. N'appelle pas péché ce qui fut un désastre, Qui sert à réchauffer l'éclat d'un si bel astre ; Mais toi seul qui pouvais me retenir le bras Devais-tu me pousser à signer son trépas ? GOLO. Quelque compassion que j'eusse alors pour elle, Je craignais en ce point de vous être infidèle. SIFROY. Pourquoi te montres-tu si prompt à m'obéir ? C'eût été m'obliger pour lors, que me trahir. GOLO. Au moins ne blâmez pas un zèle si sincère. SIFROY. Je te dis seulement ce que tu pouvais faire. LÉRIS. Mais pourquoi tant parler d'un si fâcheux sujet, Souffrez que le sommeil efface cet objet : Vous reposeriez mieux dans la chambre prochaine ? SIFROY. Quel remède peut-elle apporter à ma peine ? LÉRIS. Elle divertirait ce triste souvenir. SIFROY. Léris, je prends plaisir à m'en entretenir Et ne me saurais voir séparé pour une heure De celle-ci qui fut sa dernière demeure. J'y revois, ce me semble, encor tous ses appas, J'y vois avec respect les traces de ses pas, Et son ombre y revient peindre dans ma pensée L'aimable souvenir de notre amour passée. GOLO. Qui vous pourrait donc plaindre en vous voyant souffrir, Si vous aimez encor ce qui vous fait mourir. Entretenez toujours cette adorable idée Dont un démon secret tient votre âme obsédée : C'est le moyen d'aller rejoindre en peu de jours, Celle dont vous savez les pudiques amours. SIFROY. Ah ! Ne me traite pas avec tant de rudesse ! GOLO. Sept ans ont consumé ce que j'avais d'adresse, Et vous vous obstinez à tout ce qui vous nuit. SIFROY. Que m'ordonnes-tu donc ? GOLO.         Reposez cette nuit. SIFROY. Hé bien je veux pour toi me faire violence, Et sortant de ce lieu te rendre obéissance. Mais avant que sortir approche un peu, Léris, Lis pour me consoler quelqu'un de ses écrits. Léris va quérir une petite caisse qui sera sur la table. Ce sont pour la plupart les chastes interprètes Qui m'exprimaient l'ardeur de ses flammes discrètes, Quand notre hymen prochain allumait ses désirs Qui firent pour un temps nos innocents plaisirs. Il tire quelques lettres de la caisse, et rencontre celle que Lisandre avait mise. Mais d'où vient celle-ci, dont me surprend la vue, Et que je n'avais pas jusqu'ici reconnue ? C'est la dernière, hélas ! Qu'elle reçue de moi Avant qu'on m'eût contraint d'en soupçonner la foi. Elle l'a de ses pleurs presque toute effacée… En voici cependant la réponse tracée : Sans doute l'accident de son cruel trépas Fut cause que pour lors je ne la reçus pas, Lisez-la-moi, Léris. Le Comte sied dans un fauteuil. LÉRIS, LIT LA LETTRE.         L'ombre de Geneviève À Sifroy. SIFROY.         Lisez-vous, ou si c'est que je rêve, Il se lève et arrache brusquement la lettre à Léris. L'ombre de Geneviève ! Ah Dieu c'est de sa main ! GOLO. C'est quelque fiction. SIFROY.         Voyons-en le dessein. Il la lui rend et se rassied. LÉRIS. Du fond de ces demeures sombres Où j'erre encor parmi les ombres, Souffre que mon esprit vienne jusqu'en ce lieu Pour reprocher au tien cette sanglante injure Qui me laisse sans sépulture Et demander justice en te disant adieu. SIFROY. Ah Golo ! Qu'est ceci ? C'est son ombre elle-même Qui se plaint justement de ma rigueur extrême, Ah c'est elle, Léris, qui m'est venu revoir. GOLO. Hé bien il lui faut rendre au plutôt ce devoir. SIFROY. Il se lève. Oui, mais elle demande en même temps justice De sa cruelle mort dont tu me fis complice. Il se rassied. Ah ! S'il faut de mon sang pour vous rendre la paix, Parlez mânes sacrées, vous serez satisfaits. Approche-toi, Léris, et continue à lire, Ce que de mon amour sa belle ombre désire. GOLO. C'est plutôt un démon qui par ses feints propos Vient du fonds des Enfers troubler votre repos, N'achevez point de lire un écrit si funeste. SIFROY. C'est son ombre elle-même, et j'en saurai le reste ; Tu demandes justice, ah ! Je te la ferai, Nomme le criminel, et je te l'immolerai. LÉRIS, LIT. Il ne m'est resté qu'une chose Dont le Ciel veut que je dispose, C'est mon coeur, cher Époux, qui fut toujours à toi, Je t'en fais héritier même après mon supplice Et croirais faire une injustice. De souffrir que la mort l'enlevât à Sifroy. SIFROY. Prodige de vertu ! Miracle de constance ! Golo peut-elle mieux prouver son innocence ? Golo peut-elle mieux condamner ma rigueur, Et m'accabler d'amour qu'en me léguant son coeur ? Chère ombre, je l'accepte, et je veux en échange Il se lève. Que de ma cruauté mon propre amour te venge. Je ne mérite pas de posséder ce bien, Que la mort dans ses mains n'ait fait passer le mien. GOLO. Pourquoi vous condamner sans qu'elle vous accuse ; Pourquoi la décharger sur une simple excuse ? Il lui fallait prouver cette fidélité, Dont sous des mots couverts elle fait vanité ; Envoyez-lui, Seigneur, ces funestes messages Qui d'un crime avéré font de fausses images. SIFROY. Il arrache encore une fois la lettre des mains de Léris, et lit lui-même. Vous n'y gagnerez rien, je lirai jusqu'au bout, Pour voir ce qu'elle veut et pour accomplir tout. Puisque chez toi mon innocence, N'a pu trouver d'autre défense, Ces lignes te pourront convaincre de ma foi ; Et te témoigneront que celui qui m'opprime Ne m'a supposé ce grand crime Que pour cacher le sien et s'en venger sur moi. Là-dessus il regarde Golo d'un oeil fier et farouche la lettre en main, et puis il relit ces trois derniers vers d'un ton fort grave. Et te témoigneront que celui qui m'opprime Ne m'a supposé ce grand crime Que pour cacher le sien et s'en venger sur moi. Que veut dire ceci ; de qui me parle-t-elle Golo ? GOLO.     Seigneur ? SIFROY.         Me fus-tu bien fidèle, Car enfin, c'est de toi qu'elle parle ou de moi : Mais qui lui supposa ce crime ? Ce fut toi. Parle donc, qu'en dis-tu ? GOLO.         Seigneur, qu'elle s'explique. SIFROY. C'est tout ce qu'elle écrit. GOLO.         Si cette fin me pique Au moins n'a-t-elle osé si clairement mentir. Et ces termes couverts montrent son repentir. SIFROY. C'est donc toi qu'elle accuse ? GOLO.         Oui, Seigneur, je confesse Que c'est sans doute à moi que cette fin s'adresse, Mais au lieu de me faire un crime de mes soins Que ne répondait-elle à plus de vingt témoins. SIFROY. Pour me cacher le tien, cette excuse est frivole, Je crois plus son esprit que ta simple parole ; Et puis ce seul écrit la peut justifier. GOLO. Quoi pour être innocente il ne faut que nier ? SIFROY. Pour perdre la vertu, que ne peut l'imposture ? GOLO. Si son péché parut, blâmez-en la nature, Blâmez tous les témoins qui disent l'avoir vue, Blâmez vos propres yeux qui vous ont convaincu ? Là-dessus ai-je tort de l'avoir soupçonnée ? Et vous, avez-vous tort de l'avoir condamnée ? SIFROY. Cesse de l'accuser, et lui réponds un peu. GOLO. Pour le faire il ne faut qu'un simple désaveu. SIFROY. Ta honte cherche en vain les ombres du silence. GOLO. Je vous ferais rougie de ma propre innocence. SIFROY. Quel crime voulais-tu cacher dedans sa mort ? GOLO. Celui dont vingt témoins vous ont fait le rapport. SIFROY. Elle parle du tien, n'en accuse point d'autre. GOLO. J'en sauvai mon honneur pour conserver le vôtre. SIFROY. Parle plus clairement. GOLO.         Seigneur, je suis honteux De découvrir encor ses impudiques feux. Mais puisque vous voulez apprendre de ma bouche Ce qui dans cette intrigue innocemment me touche. Vous souvenez-vous bien du miroir enchanté, Où son péché secret vous fut représenté ? SIFROY. Pourquoi me rappeler cette funeste image, Dont l'Enfer se servit pour allumer ma rage ? GOLO. C'est pour vous expliquer ce qu'il cachait pour lors, Vous y vîtes celui qui malgré ses efforts Suivant du chaste Hébreu la généreuse fuite Frustra par sa vertu son infâme poursuite ; Le reconnûtes-vous ? SIFROY.         Je le pris lors pour toi. GOLO. Aussi fût-ce par là que j'en sauvai ma foi. Car vous savez, Seigneur, que pendant votre absence Le feu qui dans son coeur s'éprit en ma présence, Jeta dans son esprit un tel aveuglement Qu'elle voulut en moi pratiquer un Amant, Et ce seul désespoir d'en embraser mon âme, Détourna sur Drogan sa malheureuse flamme ; Ce pauvre homme ébloui… SIFROY.         Traitre n'achève pas De rendre criminels de si divins appas Et de défigurer un objet que j'adore. GOLO. C'est pour vous détromper si vous l'aimez encore. SIFROY. Je suis donc plus heureux dans mon aveuglement. Et j'en veux moins savoir pour l'aimer constamment. Adieu, retire-toi. ## SCÈNE V. GOLO, SEUL.         Quel nouveau coup de foudre Où ce nuage en finira-t-il se dissoudre ? Si les morts contre moi viennent se déclarer. À leurs funestes coups comment puis-je parer ? En vain pour mon repos j'en fais croître le nombre Si le Ciel pour me perdre a suscité cette ombre. Mais qui jamais de nous ouït dire qu'un esprit Adressât aux vivants ses plaintes par écrit ; Mais ne serait-ce point quelque tour de Lisandre, Et ne m'y suis-je point par trop laissé surprendre. Ah ! Pour me rassurer ce soupçon est trop vain C'est d'elle qu'est l'écrit, j'en reconnais la main ; Les plaintes qu'elle y fait, y sont trop légitimes, Et pour cacher sa mort j'ai commis trop de crimes, Ah ! Belle ombre, il est vrai, je l'ai bien mérité, Mais pardonnez mon crime à la nécessité : Par mon injuste amour ayant acquis ta haine Je ne peux autrement en éviter la peine ; Et l'amour qui trahit jusque-là son devoir, Ne peut s'en dégager que par son désespoir. Si du premier péché ta beauté fut complice, Je peux bien du second apaiser ta justice ; Je ne prévins ma mort par ce coup furieux Que parce que j'en lus l'arrêt dedans tes yeux. Je reconnais pourtant que ton ombre adorable Veut faire un pénitent plutôt qu'un misérable, Puisque de son droit même elle craint d'abuser, Fait qu'elle se défend au lieu de m'accuser. Ah ! Si mon repentir peut mériter sa grâce Déjà dedans mon coeur tout ce crime il efface : Ne viens plus en ces lieux y poursuivre ma mort ? Mais que dis-je, hé pourquoi m'épouvanter si fort ? À tout ce qu'elle écrit ma réponse est fort bonne, Et ce crime après tout tombe sur sa personne ; Qu'elle écrive de moi tout ce qu'elle voudra Le miroir enchanté toujours la confondra. J'ai déjà dissipé de plus fâcheux ombrages, J'ai déjà conjuré de plus fâcheux orages. Si je ne combats plus que contre des esprits, Je saurai le moyen d'en étouffer les cris. Mais allons consulter la nuit sur cette affaire, Voyons jusqu'où Sifroy portera sa colère. Une heure de sommeil l'en fera revenir, Et je n'ai qu'à partir si je l'en veux punir. Tous ceux qui de mon crime avaient la connaissance Me gardent par leur mort un éternel silence. Après ces coups d'essai aurais-je encor du coeur S'il fallait aujourd'hui qu'une ombre me fit peur ? Il sort. # II. ENTRE-ACTE. En Ballet. ARGUMENT. I – La nuit ayant donné entrée au sommeil dans la chambre de Sifroy. II – Comme il pensait s'en rendre le maître. III. – Les soucis l'en viennent chasser, mais il trouve moyen de les endormir. IV. – Leur repos est troublé par l'ombre de Geneviève, qui vient demander un tombeau, elle les éveille pour lui en dresser un, où ils la mettent avec cérémonie. V. – Le sommeil les surprenant dans cette action, les jette tous quatre dans le même tombeau. VI. - Mais Phosphore l'ayant ouvert de ses rayons, en fait sortir au lieu de l'ombre qui y avait été mise, la représentation de Geneviève vivante ; et au lieu de quatre Soucis, quatre petits amours, qui vont porter à Sifroy l'espérance de la revoir bientôt en vie. LA NUIT DU SOMMEIL. Récit en musique. Toi sous qui tout fléchit dans mon paisible Empire, Sommeil, viens te saisir de ces lieux d'où tu fuis, Et pour en bannir les ennuis, Rappelle ici l'objet pour qui Sifroy soupire. Des plus vifs de tes traits anime quelque songe Qui lui fasse revoir l'éclat de tes appas, Pour ne pleurer plus son trépas Fais-lui voir que ta soeur n'en a fait qu'un mensonge. # ACTE III. ## SCÈNE I. Sifroy, Léris. SIFROY. Jamais je n'entendis de plus étrange histoire, Ni des siècles passés, ni de notre mémoire ; Mais qu'en est-il ? LÉRIS.         Le bruit n'en est que trop certain, Dans son fameux repaire on l'a cherchée en vain, On n'en a pu trouver que la trace sanglante, Et toute la maison de son sang découlante : On a vu le débris de tous les instruments Dont elle se servait, pour ses enchantements ; Ses grands miroirs cassés, ses liqueurs renversées, Ses serpents étouffés, ses herbes dispersées. De ces enchantements, c'est là toujours la fin, Et c'est des enchanteurs le funeste destin. SIFROY. Qu'elle méritait bien une fin si tragique Pour les cruels effets de son pouvoir magique ! Plût à Dieu que jamais je ne l'eusse éprouvé, Hélas ! Que mon amour s'en serait mieux trouvé. Mais ne rappelons point de si sombres pensées Qu'un plus doux enchanteur doit avoir effacées Si ce sommeil, Léris, de ses sombres vapeurs Ne fait pas des portraits qui soient toujours trompeurs ; Mais si de notre sort et de nos aventures Il nous fait quelquefois de naïves peintures, Ah ! Que le mien s'accorde avecque mes désirs ! LÉRIS. A-t-il si tôt charmé de si longs déplaisirs ? SIFROY. Oui, Léris, car il m'a derechef fait paraître L'ombre dont je reçus hier au soir une lettre, Laquelle m'a flatté d'un esprit si charmant Que je n'y puis penser qu'avec ravissement : Et j'en suis tout rempli d'une secrète joie. LÉRIS. Quand elle vient ainsi, c'est le Ciel qui l'envoie, Mais que porte ce songe, et quel est cet espoir Que vous a pu donner celle qu'il a fait voir. SIFROY. Elle n'a plus paru comme une ombre plaintive, Mais jamais sa beauté ne me sembla plus vive, Lorsqu'elle m'appela des yeux et de la voix, Pour l'aller secourir d'un monstre dans le bois ? LÉRIS. Notre esprit en dormant nous donne ainsi le change, Et joint le faux au vrai par un confus mélange ; Car comment pourrait-il dans un amas confus Vous faire voir vivant un objet qui n'est plus. SIFROY. Ne l'examine point ; mais c'est sous ce présage Qu'à la chasse aujourd'hui dans nos bois je m'engage, Je veux que tout mon monde y vienne avecque moi, Et me montre en cela son adresse et sa foi. Nous n'y manquerons pas d'y faire bonne prise. LÉRIS. Ce présage ne peut qu'il ne nous favorise, Mais lors que tout le monde a part à ce bonheur, Voulez-vous que Golo souffre le déshonneur De se voir éloigné ? SIFROY.         Je lui dis en colère. LÉRIS. Par respect toutefois à votre ordre il défère : Et s'il n'eut craint d'aigrir un amour en courroux, Lui-même il fut venu prendre congé de vous. Mais il m'en a chargé, vous priant de vous dire Que puisqu'il n'avait pu vous servir sans se nuire, Qu'il n'avait qu'un regret de vous laisser périr Dedans cette langueur qu'il n'avait pu guérir. SIFROY. Ces sentiments me sont de son coeur un bon gage ; Mais si je fus trop prompt, il le fut davantage : Devait-il sur un mot se résoudre à partir, Croit-il que mon amour y puisse consentir ? Non, certes, et je ne puis avoir pour lui de haine De mes plus forts soupçons je ne sens que la peine, Mais mon mal veut quelqu'un qui le sache flatter, Et lui par ses discours ne fait que l'irriter ; Et puis, mon cher Léris, Geneviève l'accuse, Et le dernier écrit rend mon âme confuse. Mais avec tout cela je ne le puis haïr, Et quand je l'entreprends, mon coeur me vient trahir. Dis-lui donc que je veux qu'avecque nous il vienne, Ou bien que mon amour doutera de la sienne. LÉRIS. Seigneur, c'est l'accabler, cette insigne faveur Va lui rendre sans doute et la vie et le coeur. ## SCÈNE II. SIFROY, SEUL. Mais pourquoi m'abuser moi-même par des songes Qui me déguisent mon malheur ; Sommeil m'as-tu fait voir sans user de mensonge Geneviève vivante autre part qu'en mon coeur ? Hélas ! En flattant ma douleur, Sais-tu dans quel maux tu me plonges Tu ne me fais revoir ces innocents appas Que pour me reprocher son injuste trépas. C'est en vain toutefois, et mon âme insensée N'ose se figurer sa mort. Geneviève y revit et se tient offensée Aussitôt que mon coeur s'afflige de son sort Son ombre me dit que j'ai tort De m'en former cette pensée. Et croire que la mort l'ait fait subir les lois, C'est la faire mourir une seconde fois. Au moins conservons en cette vivante idée Qui peut entretenir mes feux Ce fantôme charmant dont mon âme est aidée Sera l'idole auquel j'adresserai mes voeux. Je m'estime encore trop heureux De l'avoir jamais possédée. La mort quoiqu'inhumaine en admirant ma foi En voudra partager les restes avec moi. C'est dans le seul espoir de ce que mon génie M'a cette nuit présenté Qu'à la chasse aujourd'hui mon amour me convie Et qu'il me fait courir après cette beauté. Bêtes vivez en sûreté Je n'en veux point à votre vie, Geneviève est la proie, ou bien plutôt la prise D'une chasse où Sifroy sera lui-même pris. ## SCÈNE III. Sifroy, Lisandre, Cléon. CLÉON. Quoi, Seigneur, vous voilà déjà prêt pour la chasse, Souffrez que le repos ce matin vous délasse ; Après avoir passé tant de funestes nuits Le sommeil a-t-il fait trêve avec vos ennuis ? SIFROY. C'est le sommeil qui vient de m'ordonner lui-même Un remède si prompt à ma douleur extrême, C'est sur ces visions et ces avis secrets Que je veux aujourd'hui chasser dans nos Forêts. LISANDRE. La résolution en est un peu bien prompte ? SIFROY. En voici la raison qu'il faut que je vous conte, Sans doute vous allez tous deux vous en moquer, Mais je ne puis moi-même à mon bonheur manquer ! Écoutez-donc : au temps que notre fantaisie Des vapeurs de la nuit enfin se purifie, Et que l'aube du jour avec ses premiers traits Dissipant ses humeurs rend nos songes plus vrais, Rêvant que je chassais dans la forêt prochaine, Je me suis trouvé seul auprès d'une fontaine, Aussitôt un enfant brillant comme le jour S'est fait voir en l'état qu'on nous dépeint l'Amour, À peine a-t-il paru dedans des lieux si sombres, Que son flambeau d'abord en a chassé les ombres ; Puis me prenant la main m'a mené dans des bois Que Geneviève, ô Dieux ! Animait de sa voix, J'eusse voulu pour lors qu'il m'eût prêté ses ailes Pour rencontrer plutôt ce miracle des Belles, Mais craignant d'y trouver le lieu de son trépas Afin de l'arrêter je modérais mes pas. Nous étions arrivés jusqu'auprès d'une roche Où je vis Geneviève qui en était tout proche, Même qu'elle y courait afin de se sauver, D'un furieux Dragon qui voulait l'enlever. J'ai pris en même temps les armes de mon guide, Et couru sur les pas de ce monstre homicide ; Mais comme j'étais prêt de lui percer le flanc, Épargne, a-t-elle dit, un si malheureux sang. Ce monstre n'a rien fait que par ta jalousie, Et sans toi sa fureur n'eût rien pu sur ma vie ; Mais puisque Dieu plus juste en empêche la fin, Laisse-le qu'il vomisse autre part son venin, Excuse sa fureur, puisque je te pardonne Et reprends ta moitié que le Ciel te redonne : Là-dessus mon réveil enlevant ces portraits, N'en a pu cependant effacer tous les traits ; Ils demeurent empreints jusqu'au fond de mon âme, Et toute ma douleur s'y convertit en flamme. Sur un songe si beau puis-je me dispenser, D'aller courir nos bois pour ce monstre en chasser ? LISANDRE. La peinture, Seigneur, me semble bien confuse, Et ce n'est qu'une erreur dont l'amour vous abuse. Pensez-vous que le Ciel vous rende désormais, Celle de qui l'esprit repose dans la paix ? SIFROY. Mais que ne puis-je pas désormais m'en promettre Depuis que j'ai reçu de son ombre une lettre ? LISANDRE. Quelle lettre ? CLÉON.         Est-ce encore quelque autre vision ? SIFROY. Vous connaissez sa main, lisez l'inscription. Il leur montre le texte de Geneviève. LISANDRE, LIT TOUT BAS. L'ombre de Geneviève ! SIFROY.         Examiner ses plaintes, Et vous reconnaîtrez que ce ne sont pas feintes. Ils lisent. CLÉON. Lisandre lit toujours. Ah, Seigneur ! Pouvez-vous ne lui pas accorder La justice et le droit qu'elle vient demander ? SIFROY. Lisez tout. LISANDRE.         Ah ! Seigneur quel marbre ou quel rocher De ce dernier présent ne se pourrait toucher ? CLÉON. Hélas ! Que dites-vous d'un respect si profond ? SIFROY. Il me ravit, Cléon, autant qu'il me confond. CLÉON. Et vous doutez encor de celui qui l'opprime ? SIFROY. Sur quoi le pourriez-vous convaincre de ce crime ? CLÉON. Sur l'étrange façon dont il est accusé. SIFROY. Mais vous ne savez pas comme il s'est excusé. CLÉON. Quel crime cachait-il dans la mort de Madame ? SIFROY. D'avoir été l'objet de son injuste flamme. CLÉON. De quoi se vengeait-il en la privant du jour ? SIFROY. D'avoir innocemment allumé son amour. LISANDRE. Vraiment pour s'excuser cet artifice est rare, Mais puisque contre lui cette ombre se déclare ; Seigneur, je veux y perdre et la vie et l'honneur, Si cet homme cruel ne fut un suborneur. SIFROY. Hélas ! Tu n'en sais pas tout le secret Lisandre, Cléon sans un serment aurait pu te l'apprendre ; Et l'on ne m'a rien dit que l'on ne m'ait fait voir, Dans les expressions d'un fidèle miroir. LISANDRE. Et vous n'avez rien vu dans le miroir d'Argine, Dont je ne sache mieux que Cléon l'origine. SIFROY. D'où le peux-tu savoir, et qui t'en a tant dit ? LISANDRE. De celle qui sur vous trouve tant de crédit. Et qui vous sût cacher par ce noir artifice Le crime de Golo dont il était complice. SIFROY. Son miroir me fit voir comme il s'en échappa. LISANDRE. Mais sa langue m'a dit comme elle vous trompa : C'est d'elle que je sais tout ce cruel mystère. SIFROY. Ah ! Si tu le savais, devais-tu me le taire ? LISANDRE. Je ne l'appris, Seigneur, qu'au moment de sa mort. SIFROY. Comment t'y trouvas-tu ? On m'a fait le rapport, Que ses propres démons l'ont tuée cette infâme, Qu'ils en ont enlevé le corps avecque l'âme. LISANDRE. Je ne sais pas au vrai quels furent ces démons, Mais Golo pourrait bien vous en donner les noms. Moi seul sans me servir des armes de l'Église, À quatre qu'ils étaient je fis bien lâcher prise, Au point que chacun d'eux à grands coups assommait Celle qui lors en vain ses démons réclamait : Comme je poursuivais cette troupe cruelle, D'une voix languissante, arrête, me dit-elle, Viens avant que la mort me le puisse arracher ; Découvrir un secret qu'on veut par-là cacher, Cette mort est le prix que je reçois d'un traître Que j'en sauvai moi-même en trahissant son Maître ; Mais passant de ma part, vois le Comte Sifroy, Dis-lui ce que vais confier à ta foi. Que dans ce triste état Argine meurt contente, D'expier par sa mort celle d'une innocente : Et que ce qu'il en vit à sa confusion De mon miroir trompeur fut une illusion. Là-dessus un soupir lui tranchant la parole, Jusqu'au fonds des Enfers sa noire âme s'envole, Quatre loups monstrueux accoururent dès lors, Et vers son vieil repaire entraînèrent le corps ; Du crime de Madame, enfin voilà l'histoire, Et l'honneur que l'on rend à sa sainte mémoire. SIFROY. Le Ciel eût-il permis que pour me décevoir L'Enfer sur l'innocence eût eu tant de pouvoir ? LISANDRE. Le Ciel permet souvent que ces noirs sortilèges Aux esprits curieux servent enfin de pièges. SIFROY. Cléon même le vit, et le crut comme moi ; Lui dois-je maintenant ajouter plus de foi. CLÉON. Nos derniers sentiments sont les plus véritables. SIFROY. Un dernier désespoir les peut rendre coupables. CLÉON. La conscience alors cherche à se décharger. SIFROY. Quelque fois sur un autre afin de s'en venger : Car quoi qu'elle t'ait dit, quoi que tu m'en rapportes, Ces preuves contre lui ne sont pas assez fortes ; Celle qui m'a trompé peut bien t'avoir déçu, Et ton simple rapport ne peut être reçu LISANDRE. Il faudra donc, Seigneur, qu'une innocente vie Soit éternellement de ce soupçon flétrie, Et croirez-vous plutôt celui qui la noircit, Que les rayons si purs dont le Ciel l'éclaircit, Quoi vous croirez plutôt Geneviève coupable, Que croire que Golo d'un crime soit capable. SIFROY. Nous examinerons ce point plus à loisir ; Mais enfin laisse-moi goûter quelque plaisir, Et souffre ce matin que celui de la chasse D'un et d'autre côté ces noirs soupçons efface, Laisse-moi me flatter de ce doux sentiment, Qui m'y fait espérer quelque éclaircissement ; Allons, ne pensons plus qu'à faire bonne guerre Aux bêtes que nos bois dedans leurs forêts resserre. J'avais mandé Golo, qui se doit rendre ici, Vous l'attendrez tous deux pour l'engager aussi. Il sort. ## SCÈNE IV. Lisandre, Cléon. LISANDRE. Cet homme l'a charmé ! Quoi sur un léger songe, Dont lui-même en son coeur reconnaît le mensonge, Il ne peut presque plus écouter aujourd'hui Ce qu'au soir précédent il avait cru de lui. CLÉON. Oui, ce songe sans doute est l'effet de ses charmes. Jamais il n'eût sitôt essuyé tant de larmes, Ni flatté tant d'ennuis d'un si doux sentiment, Sans le pouvoir secret de quelque enchantement. LISANDRE. Mais il faut à la fin que le nuage crève ; Qu'il condamne Golo ou bien sa Geneviève. CLÉON. Ce perfide abusant de son esprit jaloux, Le pourrait bien enfin faire crever sur nous. Et nous nous engageons dans un péril extrême Si son ombre paraît et ne parle elle-même. ## SCÈNE V. Cléon, Lisandre, Orismond. LISANDRE. Orismond, vous venez ici fort à propos. ORISMOND. Golo me suit de près, disons en peu de mots ; Et bien que dit le Comte à l'adieu de Madame Et quelle impression a-t-il fait sur son âme ? LISANDRE. La première lecture y fit hier un grand feu, Mais il n'en paraît point aujourd'hui que fort peu, Il la pleure pourtant, il croit son innocence, Il en plaint le malheur, il en prend la défense, Mais lorsque nous pensions pousser l'affaire à bout, Un songe intervenu vient de renverser tout. ORISMOND. Avez-vous déclaré ce que vous dit Argine ? LISANDRE. Je l'ai fait. ORISMOND.     Qu'en dit-il ? LISANDRE.         Pour moi je m'imagine Qu'il doute sur ce point de ma fidélité, Et je n'ose assurer qu'il m'ait même écouté, Il est si fort charmé d'un songe qui l'obsède, Il le croit à ses maux un si certain remède, Qu'il pense y retrouver tout ce qu'il a perdu, Et de ce vain espoir son esprit confondu, Ne veut plus qu'on lui parle aujourd'hui d'autre chose, Et presse qu'à la chasse un chacun se dispose, Dont le songe charmant lui promet un succès Qui doit mettre bientôt son bonheur dans l'excès. ORISMOND. Au moins vous a-t-il dit ce que ce songe porte ? LISANDRE. Il lui feint qu'aujourd'hui Madame n'est plus morte ; Et que l'amour l'invite à l'aller secourir, Dans un bois où l'on veut la faire encor mourir : C'est cette illusion qui l'engage à la chasse. ORISMOND. Qui ferait dans ce bois voir son ombre en sa place ? LISANDRE. Qu'il le ferait heureux, et qu'un mot de sa part, Perdrait bientôt Golo sans nous mettre au hasard. ORISMOND. S'il ne tient qu'à cela, pourvu que l'on m'assure Que Sifroy recevra cette ombre sans injure, Je lui procurerai le bonheur de la voir. LISANDRE. Orismond avez-vous sur elle ce pouvoir ? De la part de Sifroy je vous donne assurance De respect et de foi, d'amour et de croyance. CLÉON. Et vous ne craignez rien de son vieil enchanteur ? LISANDRE. Si cette ombre une fois lui parle coeur à coeur, Est-il enchantement que son esprit ne rompe. CLÉON. Si ce fantôme aussi dans le besoin nous trompe, S'il ne paraît point lorsqu'il l'invoquera, Voyez en quel soupçon le Prince rentrera. ORISMOND. J'assure du succès, et j'en puis bien répondre, Je n'entreprendrai rien qui vous puisse confondre, Pourvu que vous fassiez ce que j'ordonnerai, Et conduisiez le Comte où je vous marquerai. LISANDRE. En quel lieu que ce soit je m'offre à l'y conduire, Pourvu qu'à ces désirs cet espoir puisse luire. CLÉON. Vous vous souvenez bien tous deux encore du lieu, Où je mis en vos mains sa lettre et son adieu, Vous y remarquerez un rocher escarpé Dont un ruisseau d'argent en deux bras est coupé, Ce sera sur la cime, et dans ses grottes sombres Que je vous ferai voir la plus belle des ombres, Je m'en vais le premier m'y rendre de ce pas, Vous m'attendrai au pied si je n'y parais pas, Adieu, voici Golo. CLÉON.         Prenez votre avantage, Cachez-lui ce péril où ce complot l'engage. Ils sortent tous deux. ## SCÈNE VI. Lisandre, Golo. LISANDRE, LUI ALLANT À LA RENCONTRE. Le Comte n'attendait qu'après vous pour partir. GOLO, D’UN OEIL FIER PENDANT TOUTE LA SCÈNE. Vous pouviez aisément sans moi le divertir. LISANDRE. Un agréable songe a charmé sa colère. GOLO. J'en détournerai bien le sujet qu'on espère. LISANDRE. Ce songe ne saurait vous faire bien grand tort. GOLO. Ni ceux qui font parler une ombre après sa mort. LISANDRE. C'est être en sûreté de ne craindre qu'une ombre. GOLO. Quelques-uns pourraient bien en augmenter le nombre. LISANDRE. Sa lettre, à mon avis, n'est qu'une illusion. GOLO. Je saurai le secret de cette vision. LISANDRE. Tout ce qu'elle produit n'est qu'un peu de fumée. GOLO. Dont quelques-uns voudraient noircir ma renommée. LISANDRE. Qui serait si méchant que de vous décrier ? GOLO. Ceux même dont j'ai dû le moins me défier. LISANDRE. Pour le moins je n'ai point de part en cette offense. GOLO. Votre coeur sur ce point vous dit ce que j'en pense. LISANDRE. Vous ne m'en sauriez pas reprocher un effet. GOLO. Ce sont pièces de Cour dont je me suis défait. LISANDRE. Vous n'avez pas encor grand sujet de vous plaindre. GOLO. Je l'aurais si j'avais des rivaux plus à craindre. LISANDRE. Vous êtes assuré toujours de son amour. GOLO. Et de plus je sais bien, que chacun a son tour. LISANDRE. Vous demeurez toujours au-dessus de la roue. GOLO. Et de là je vois mieux les pièces qu'on me joue. LISANDRE. Et vous les regardez de là sans vous troubler. GOLO. Et je mesure ceux que je veux accabler. LISANDRE. Dans un si haut pouvoir rien ne peut plus vous nuire. GOLO. De tous mes ennemis vous n'êtes pas le pire. LISANDRE. Je puis vous assurer que j'ai le coeur trop bon, Pour un crime si bas comme la trahison ; Et toutes les faveurs que vous fera le Comte Ne font point mon tourment, ne faisant point ma honte ; De plus s'il les fallait partager avec vous, Je ne serais jamais de votre part jaloux. GOLO. Comme mes ennemis n'ont rien dont je m'étonne, Aussi n'ont-ils rien fait que je ne leur pardonne. LISANDRE. J'aurais avec Cléon rompu cette partie, Si son amour pouvait en être divertie. On joue du cor derrière le Théâtre, comme pour assembler les chiens. GOLO. Peut-être que moi seul j'y pourrai plus encor. LISANDRE. Il fait donc vous hâter, j'entends déjà son cor. # III. ENTRE-ACTE. En récits de Musique. ARGUMENT. I – Geneviève ayant passé doucement la nuit dans sa Grotte, est félicitée à son réveil d'un concert de Musique que lui font les Anges qui la servent dans une profonde extase. II – Pendant laquelle un des Amours qui la cherchaient étant survenu, et l'ayant reçue en cet état, croit qu'elle va mourir, et court pour lui prêter secours. III. – Mais les Anges lui défendant d'en approcher, ils lui commandent de lui amener Sifroy qui chasse déjà dans la Forêt. IV. – Pendant qu'il y court, les Anges éveillent Geneviève de son sommeil extatique pour la disposer à le recevoir. LE CHOEUR DES ANGES, DANS UNE NUÉE TOUTE ÉCLATANTE. Récits en Musique. Geneviève, goûtez dans cette douce extase Les effets du beau feu dont votre coeur s'embrase ; Que ce sommeil mystérieux Que le Ciel vous envoie. Ayant tari les pleurs qui coulaient de vos yeux Abîme votre esprit dans des sources de joie. Divin ravissement, agréable langueur, Ne lui dérobez pas, mais changez-lui le coeur. Geneviève ? Sifroy n'a rien de comparable Aux charmes innocents d'un objet adorable. Ne pleurez donc plus cet Époux, Puisqu'il vous abandonne ; Mais embrassez celui dont les traits sont si doux, Que de vos plus grands maux il fait votre couronne. Divin ravissement, agréable langueur, Ne lui dérobez pas, mais changez-lui le coeur. L'Amour qui cherchait Geneviève au fonds de la Forêt. Récit. Ayant commencé en chantant et voyant Geneviève en la Grotte sur son petit lit comme en extase, appuyée sur une main. J'entends ici des voix qui marquent sa demeure, Ô Dieu je l'aperçois mourante en ce rocher ! UNE VOIX DU CHOEUR. Arrête. L’AMOUR.         Quelle voix me défend d'approcher ? LE CHOEUR. Arrête ? L’AMOUR.         Faut-il qu'elle meure Sans que je l'en puisse empêcher. UNE VOIX DU CHOEUR. Amour, cette mort est trop belle, Pour ne l'en laisser pas mourir. L’AMOUR. Au moins permettez-moi de mourir avec elle Si je ne la puis secourir. LE CHOEUR. Amour cette mort est trop belle, Pour ne l'en laisser pas mourir. L’AMOUR. Encore un coup souffrez que je meurs avec elle, Si je ne la puis autrement secourir. UNE VOIX DU CHOEUR. Profane, arrête-toi, cet état fait sa vie, C'est de l'amour divin que lui vient ce transport. LE CHOEUR. Ses traits avec vos voix ont fait l'aimable effort Dont cette belle âme ravie Reçoit une si douce mort. UNE VOIX DU CHOEUR. Va dire à Sifroy qu'il se lasse [8] À courre les cerfs de ce bois Qu'il peut sous ce rocher faire meilleur chasse, Et que la proie est aux abois. L’AMOUR. Célestes chantres, je vous prie, Cependant ne l'éveillez pas, Qu'il ne se trouve ici pour lui rendre la vie Au sortir d'un si long trépas. LE CHOEUR. Geneviève, il est temps que nous rompions les charmes, Qui dans ce doux sommeil ont abîmé vos larmes, Ouvrez les yeux pour voir Sifroy, Que le Ciel veut vous rendre. Ou plutôt attendez avec la même foi, Que cet heureux chasseur vienne ici vous reprendre, Divin ravissement, agréable langueur, Faites place à Sifroy maintenant dans son coeur. # ACTE IV. ## SCÈNE I. GENEVIÈVE, SEULE REVENANT DE SON EXTASE. Ô Dieu ! Sacrés repos dont mon âme est charmée, Ah ! Dans quelles douceurs m'avez-vous abîmée : Célestes visions ! Agréables appas ! Que puis-je voir d'aimable en ne vous voyant pas ; Brillant écoulements des sources de lumière, Vives effusions de sa beauté première ! Si pour jouir de vous il faut fermer les yeux Qu'ai-je à vous sur la terre ou même dans les Cieux. Soleil dans quelque éclat que tu sortes de l'onde Et de quelque beauté que tu pares le monde ; Tu ne me fais rien voir en ramenant le jour, Qui vaille cet objet où j'ai mis mon amour, Et toutes les beautés que découvre sa course Comme tous tes rayons viennent de cette source, Cher objet de mon coeur vos appas sont trop doux, Pour pleurer désormais la perte d'un époux ; [9] Et le moindre moment de vos saintes délices M'ôtent le souvenir de mes plus longs supplices. Mais une grâce encor ? Et faites que Sifroy En plaignant mon malheur, n'accuse plus ma foi. Et vous qui renaissant dissipez les nuages, Soleil, de son esprit écartez ses ombrages, Ou vous plutôt de qui j'attends cette faveur, Vierge sainte, agissez pour moi dedans son coeur Et faites qu'il connaisse mon innocente plainte Que mon amour lui fait par une lettre feinte, Qu'il sache l'imposture et la malignité Qui supposa ce crime à ma pudicité ; Mais permettez encor que je vous importune Pour cet enfant qui suit dans ces bois ma fortune, Après ma longue mort qui va bientôt finir, Hélas ! Cet innocent que doit-il devenir ? Pardonnez à ses pleurs, qui malgré ma constance Semblent craindre pour eux dessous votre assistance, Non, bon, je m'en remets à ces aimables soins Qui ne doivent jamais manquer à nos besoins Comme vous lui servez depuis sept ans de mère, Vous lui gardez encor bien plus que je n'espère. ## SCÈNE II. Geneviève, Bénoni. BÉNONI, REVENANT TOUT ÉPOUVANTÉ ET HORS D’HALEINE. Madame ? GENEVIÈVE.     Et bien mon fils ? BÉNONI.         Madame sauvons-nous. GENEVIÈVE. Pourquoi, mon cher enfant ? BÉNONI.     Ah bon Dieu ! GENEVIÈVE.         Qu'avez-vous ? Quel monstre vous fait peur ? BÉNONI.         Quand j'y pense j'en tremble. J'ai vu… GENEVIÈVE.     Quoi Bénoni ? BÉNONI.         Plusieurs hommes ensemble. GENEVIÈVE. N'est-ce pas ce vieillard ? BÉNONI.         Non, Madame, ils sont trois. GENEVIÈVE. Ce seront des brigands qui courent dans ces bois. Cachons-nous, mon cher fils, derrière cette roche. BÉNONI. Fuyons encor plus loin, j'entends que l'on approche. Ils se cachent. ## SCÈNE III. Sifroy, Lisandre, Cléon. SIFROY. Personne ne paraît non plus sur ce rocher, Votre homme prend plaisir à s'y faire chercher, Mais pourquoi m'abuser ? Ce bien que j'en espère Peut-il être l'effet d'un infâme mystère. Ses démons peuvent-ils faire voir en ces lieux, Celle que ses vertus ont mises dans les Cieux ? LISANDRE. Quoi qu'il en soit, Seigneur, j'ose bien vous promettre Qu'elle-même y viendra vous expliquer sa lettre ; Préparez seulement vos yeux et vos esprits À cette vision dont ils seront surpris, Et ne lui faites pas cette sanglante injure De soupçonner encor son ombre d'imposture ? SIFROY. Les serments les plus saints l'en pourront assurer, Pour l'écouter ici et pour n'en plus douter. LISANDRE. Contre qui que ce soit vous lui ferez justice ? SIFROY. Quiconque de sa mort se trouvera complice, Peut bien assurément s'attendre de souffrir. Les plus cruels tourments dont on puisse mourir, Et si pour l'apaiser il faut jusqu'à ma vie, À ses mânes sacrés mon coeur se sacrifie. Que ne produis-tu donc celui dont le pouvoir Par ses charmes puissants nous la doit faire voir ? LISANDRE. Il devait le premier en cet endroit se rendre. SIFROY. Tu vois bien toutefois comme il nous fait attendre Sans doute qu'il a peur de se mettre au hasard, De perdre auprès de moi son crédit et son art. CLÉON. Déjà de son pouvoir vous avez quelques gages, Et vous a déjà fait de sa part des messages : Car ce fut par ses mains que vous vint ce papier, Qu'avec tant de respect vous en reçûtes hier. SIFROY. Pourquoi tarde-t-il donc ? CLÉON.         Votre chasse sans doute Pour n'être découvert l'a fait changer de route. SIFROY. Remontez à cheval et rentrez dans le bois, Pour le chercher partout des yeux et de la voix. CLÉON. Vous laisserons-nous seul ? SIFROY.         J'y suis en assurance, Et j'en goûterai mieux cette douce espérance. ## SCÈNE IV. SIFROY, SEUL. Retraite de la nuit, pitoyables Forêts, Si je puis maintenant vous dire mes secrets, Sans dire que vos bois s'embrasent de ma flamme, Écoutez ces secrets qui déchirent mon âme ; Et soulagez un peu le plus funeste amour, Qui depuis son Empire ait vu naître le jour. Geneviève a fini le beau cours de sa vie, Et ce fut dans ces bois qu'elle lui fut ravie, Forêt si vous savez le lieu de son trépas Pour flatter ma douleur conduisez-y mes pas. Son ombre chaque nuit m'invite à venir rendre De si justes devoirs à ses illustres cendres. Si vous en conservez quelque relique encor, Découvrez-moi le lieu d'un si juste trésor ; Et toi qui dans l'horreur de ces demeures sombres, Sans l'honneur du sépulcre erre parmi les ombres ; Le désir de te voir m'a des miens séparé, Et pour te rencontrer je me suis égaré. Une si sainte horreur dans ces bois m'environne, Fait que je ne crains plus que ton abord m'étonne. Et puis quand je devrais pâmer à cet abord, Puis-je trouver ailleurs une plus belle mort ? Mais hélas ! Je vois bien que je n'en suis pas digne, Pour espérer de toi cette faveur insigne. Mais du moins puisque tant d'infortunés amants Ont pu trouver ici la fin de leurs tourments, Faites qu'à ce moment les bêtes les plus fières, Pour m'arracher le coeur sortent de leurs tanières ; Poussez quelque torrent enflé de cent ruisseaux Qui pour laver mon sang, m'abîme dans ses eaux, Ou bien pour signaler un si juste supplice Montrez-moi sur ces rocs quelque affreux précipice. Mais quel aveuglement me porte à ce discours ? Faut-il pour me punir emprunter du secours ? Les rochers, ces torrents et ces bêtes sauvages, Auront-ils plus de zèle à venger ses outrages ? Non, il m'en faut punir, l'amour pour ce dessein Doit me mettre lui seul des armes à la main. Mettant la main à l'épée. Voici, mânes sacrés, de quoi, vous satisfaire, Si le sang criminel d'un mari vous peut plaire, Aussi bien fallait-il un sang plus précieux, Que celui qui devait se répandre en ces lieux : Et Golo n'était pas pour vous une victime. Qui put par sa valeur satisfaire à ce crime, Voyez, mânes sacrés, un plus illustre effort, Que va faire l'amour pour venger votre mort ; Et de ce même endroit d'où sortira mon âme Voyant couler ensemble et le sang et la flamme, Recevez ce dépôt que vous rend mon amour, Qui pour vous aller joindre abandonne le jour. Mourons… En se penchant sur la pointe de son épée. ## SCÈNE V. Sifroy, Orismond. ORISMOND. Il vient du fonds de la Forêt, et sans connaître Sifroy jette sa canne sur son épée, et la fait tomber.         Ah malheureux arrête ! Quelle rage À ce funeste coup anime ton courage ? SIFROY. Passant, qui que tu sois ! Ah ne m'empêche pas, Au lieu de retenir pousse plutôt mon bras ? ORISMOND. Que de ton désespoir je me rende complice ! SIFROY. Ou bien plutôt prend part à ce beau sacrifice. ORISMOND. Il le reconnaît. Ah ! Seigneur, est-ce vous ? Quel aveugle transport, Vous fait ici courir à cette indigne mort, Hélas ! Sur le penchant de ces sombres abîmes Où d'éternels tourments Dieu punit ces grands crimes, Désavouez de coeur ce funeste dessein, Qui vous faisait plonger ce dard dans votre sein. SIFROY. C'est donc vous, Orismond, quel Ange tutélaire Accompagne vos pas dans ce bois solitaire, Ah vous m'aurez fermé ces abîmes d'horreur, Où me précipitait mon aveugle fureur, Mais hélas vous savez l'aventure tragique Que tout mon désespoir à peine vous explique, En perdant Geneviève, ah je devais périr, Que dis-je, l'ayant fait injustement mourir. ORISMOND. Vous reconnaissez donc qu'elle était innocente ? SIFROY. C'est ce qui me console autant qu'il me tourmente. ORISMOND. Et vous n'ignorez pas l'auteur de tous ses maux ? SIFROY. Et je connais combien ses rapports furent faux. ORISMOND. Ah ! Deviez-vous jamais l'estimer criminelle ? SIFROY. Un miroir enchanté me la fit croire telle. ORISMOND. Un seul rayon d'amour le pouvait éclaircir. SIFROY. Son flambeau ne servait pour lors qu'à la noircir. Et les sombres vapeurs qu'il jetait dans mon âme Au lieu de l'éclaircir en étouffait la flamme. ORISMOND. Mais ne pouviez-vous pas pour le moins en douter ? Et sur ces faux rapports la voir et l'écouter. SIFROY. Je voulais épargner ma honte et son supplice. ORISMOND. Reconnaissez-vous donc à la fin l'artifice, Que fit jouer celui dont la témérité N'ayant pu rien gagner sur sa pudicité, Passant d'un tel amour dans une injuste haine, Pour se mettre à couvert précipita sa peine. SIFROY. Je n'ose en soupçonner un attentat si noir, C'est trop peu de le dire il le faut faire voir, Et c'est ce que je cherche en cette Forêt sombre D'entendre là-dessus les plaintes de son ombre, Car puisque je ne veux te rien dissimuler, Un des miens m'a promis de la faire parler. ORISMOND. Je le sais bien, Seigneur, c'est de moi que Lisandre Vous a pu sur ce point quelque secret apprendre. Mais vous ne devez pas espérer ce bonheur, Que vous n'ayez promis de venger son honneur. SIFROY. Le promettre, Orismond, ah c'est trop peu, j'en jure, Et je le veux venger comme ma propre injure. Mais quoi serait-il vrai que Golo l'eût osé, Et qu'il eût à sa foi son crime supposé ? ORISMOND. Si vous ne voulez pas m'en craindre par avance Son ombre vous pourra mettre au jour cette offense, Et l'on peut au besoin tous deux les confronter. SIFROY. Traître, aurais-tu bien pu jusque-là m'affronter ? Mais quoi si tu voulais commettre une injustice, Ne le pouvais-tu pas sans m'en rendre complice ? Fallait-il malheureux couvrir ta cruauté D'un prétexte de zèle et de fidélité. Fallait-il l'opprimer par une calomnie Qui confondait ton crime avec ton infamie ; Et m'obliger encor à punir ses refus. Ô rage… ORISMOND.         Ces transports, Seigneur, sont superflus, La raison seule a droit d'en prendre la vengeance. SIFROY. J'ai moi-même, Orismond, condamné l'innocence ! Ah ! Terre pour cacher mon criminel malheur, Abîme dans ton sein ma honte et ma douleur, Ou s'il n'est point pour moi de tombeau sur la terre, Ah Cieux ! Consumez-moi d'un éclat de tonnerre. ORISMOND. Seigneur, encore un coup modérez vos transports. SIFROY. Orismond, viens plutôt seconder leurs efforts, Pour venger ta maîtresse et pour me satisfaire, Toi-même anime-toi d'une juste colère, Que n'aides-tu mon bras à me percer ce coeur ? ORISMOND. Réserve pour Golo cette injuste fureur, Et pour le faire mieux apprenez tous ses crimes. SIFROY. Je vous perdrai toujours, innocentes victimes, Chers et cruels objets que me demandez-vous, S'il faut la mort d'un père ou celle d'un époux La voici, partagez entre vous deux mon âme, Voyez-la déchirer à cette double flamme. ORISMOND. Ce n'est pas contre vous qu'elle se doit tourner Pour en punir l'auteur, il vous faut pardonner. SIFROY. Fais donc, cher Orismond, que cette ombre paraisse Et que le criminel au plutôt se connaisse. ORISMOND. Pendant que je m'en vais l'invoquer ici-bas, Du haut de ce rocher ne vous éloignez pas, Ou pour nous retrouver, ne passez point le cerne Que mon âme vous marque autour de la caverne ; Observez bien de là quand elle montera. Et vous lui répondrez lorsqu'elle parlera. On entend Golo qui met et anime ses chiens, étant en défaut. SIFROY. Remarquez-vous le bruit que j'entends ici proche ? ORISMOND. Oui, certes et quelqu'un monte sur cette roche. SIFROY. Ah ! Que n'est-ce, Orismond, celle qui dans ce lieu S'immole tous les jours par sa souffrance à Dieu Et parmi les douleurs de ses saints exercices Goûte du paradis les plus pures délices. ORISMOND. Elle vous marquerait distinctement l'endroit Où d'un si bel esprit la belle ombre paraît, Car c'est assurément le roc inaccessible Sur qui l'ombre se rend le plus souvent visible. SIFROY. Nous l'espérons en vain, je les vois approcher, C'est le traître Golo qui vient pour me chercher Orismond à tes yeux. ORISMOND.         Seigneur, qu'allez-vous faire ? SIFROY. L'immoler sur le champ à ma juste colère. ORISMOND. Gardez-vous bien, Seigneur, de profaner ces lieux, Par un coup indiscret d'un zèle furieux. Attendez un moment que son ombre en ordonne, Ne la punissez point qu'elle ne vous pardonne. SIFROY. Il faut donc m'échapper, car je ne pourrais pas Tenir à son abord ni mon coeur ni mon bras. ORISMOND. Allez retirez-vous, il vous pourrait surprendre ? Dès qu'ils seront passés, venez ici vous rendre. Il sort. ## SCÈNE VI. Golo, Léris, Orismond. LÉRIS. J'ai sans doute entendu sur ce rocher sa voix. GOLO. Que serait devenu son cheval dans ce bois, Car il n'a pu monter ici sans en descendre. LÉRIS, APERCEVANT ORISMOND. Golo ? C'est Orismond que nous venons d'entendre, GOLO. Que fait ce vieil rêveur dans ses sombres déserts N'est-il pas le porteur de ces écrits secrets, Ne serait-ce point lui qui dans ces lieux si sombres, Viendrait entretenir commerce avec les ombres, Orismond, quel dessein vous tient tout seul ici, Abordant Orismond. Et quoi n'êtes-vous pas de cette chasse aussi ? ORISMOND. Je laisse les plaisirs d'un si rude exercice À ceux à qui le sort e l'âge est plus propice ; Et dans l'affliction et l'état où je suis Je viens seul en ce bois promener mes ennuis. GOLO. Vous n'avez donc pas vu passer ici le Comte. ORISMOND. Par quel lieu voulez-vous qu'un Cavalier y monte ? GOLO. Nous pensions avoir ouï sa voix sur ce rocher. ORISMOND. C'est le silence seul que l'on y doit chercher. GOLO. Mais parmi le silence et cette pais profonde, N'entretenez-vous point ces gens de l'autre monde ? ORISMOND. Je dépêche souvent vers eux de mes soupirs, Qui leur vont expliquer mes voeux et mes désirs. GOLO. Ces subtils messagers n'ont-ils point quelque adresse Pour savoir ce que fait l'ombre de la Comtesse. ORISMOND. Hélas si vous savez le lieu de son trépas, Pour enterrer son corps ne me le cachez pas. GOLO. Son ombre en ces Forêts aura pu vous le dire. ORISMOND. Mon coeur après ce bien depuis sept ans soupire, Mais en vain tous ces bois pour cela j'ai couru. GOLO. Son ombre ne vous a jamais ici paru ? LÉRIS. Vous en avez reçu pour le moins une lettre ? ORISMOND. Si j'en avais reçu, je les ferais paraître. Mais si vous ne voulez soulager ma douleur, Ah ne vous moquez pas d'un si sanglant malheur ; Je veux qu'elle ait failli, plus sa faute fut grande, Plus de compassion sa peine vous demande. GOLO. Conservez-en pour vous ces belles passions : Mais ne vous chargez pas de ces commissions, Autrement, Orismond, ici je vous dénonce Que vous en porterez vous-même la réponse ! LÉRIS. Laissons-le là-dessus rêver tout à loisir, Et suivons cependant notre innocent plaisir. ## SCÈNE VII. ORISMOND, SEUL. Tu n'iras pas bien loin, ton âme meurtrière Vois déjà de bien près le bout de sa carrière, Et ce juste vengeur des injustes desseins, Réserve contre toi bien plus que tu ne crains : Il permet à la fin que ton bonheur se rompe, Que ton pouvoir t'aveugle et ta faveur se trompe ; L'ombre qui t'a fait peur sous un si faible état, T'accablera bientôt de son vivant éclat. Mais parmi ce bonheur je crains que ce perfide, Ne la rencontre ici sous sa main homicide. Ah j'ai tort de le craindre, et celui dont l'amour L'a voulu conserver pour ce bienheureux jour, Doit bientôt en ces bois faire à son innocence Un triomphe éclatant de sa reconnaissance. Que ce lieu pour le faire était avantageux Si j'eusse pu moi seul les y trouver tous deux, Car sans doute voici la grotte qu'elle habite, Et que le Ciel souvent de ses faveurs visite. Que ne s'y trouvait-elle, ô Dieu ! Lorsque Sifroy, Lui donnait de son sang pour preuve de sa foi. Hélas en l'empêchant de sortir de la vie, Elle l'eût bien puni de l'en avoir bannie ; En arrachant le dard à son persécuteur D'un plus aimable trait elle eût percé son coeur. Mais peut-être, mon Dieu, que votre providence Veut encore par ses maux éprouver sa constance, Ou vous avez un temps leur bonheur différé, Pour punir son Sifroy d'avoir désespéré. Quoi qu'il soit, Seigneur, si votre amour l'ordonne ; Ils en pourront tous deux embellir leur couronne, Ou si vous les voulez à la fin soulager Vous pourrez bien sans moi ce bonheur partager. Il sort. # IV. ENTRE-ACTE. En Ballet. ARGUMENT. I – Saturne qui représente la tristesse aussi bien que le temps, s'étant saisit des coeurs de Geneviève et de Sifroy, cherchait un lieu propre pour les dévorer. II – Le Génie de l'innocence fait tout ce qu'il peut pour les retirer de ses mains, mais il n'en fut pas venu à bout. III. – Si quatre petits Amours que Diane menait à la chasse, ayant fait cette découverte, ne lui eussent enlevé sa proie. IV. – Le démon de la calomnie vient pour les arracher à ces amours, mais ils s'en défendent. Si bien qu'après lui avoir fait souffrir une partie des tourments qu'il méritait, ils le relancent dans les Enfers, et se mettent à rejoindre ces coeurs. V. – De quoi les Nymphes des bois leur applaudissent. TROUPE DES NYMPHES, CACHÉE DANS LA FORÊT. Récit. Triomphez, aimables chasseurs, Du recouvrement de ces coeurs, Qu'avait surpris la calomnie, La prise était digne de vous, Et ce détestable génie Ne devait céder qu'à vos coups. Faites qu'une sainte amitié Joigne si bien chaque moitié, Qu'aucun sort plus ne les sépare, Ce travail est digne de vous, Il faut qu'un chef-d'oeuvre si rare Ne s'achève que par vos coups. # ACTE V. ## SCÈNE I. SIFROY, SEUL. Enfin je me vois seul, et je n'ai que mon ombre, Qui me suit à regret dedans un lieu si sombre. Magnifique Palais, toute votre beauté N'a rien de comparable à cette obscurité ; Que sert votre appareil de dais et de balustres, Qu'à rendre bien souvent nos peines plus illustres ? Que fait ce faux éclat de vos félicités, Qu'un charme dont nos sens demeurent enchantés ? Ah ! Mille fois heureux, qui dans la solitude, Fuyant des vains honneurs la vaine servitude, Et rompant tout à coup la chaîne des péchés Où les autres mortels se trouvent attachés, Y vient par ses regrets et par sa pénitence, Chercher en soupirant sa première innocence. Adieu monde trompeur ! Je romps ici les fers Qui m'ont presque accablé depuis que je te sers. Il cherche s'il ne trouvera point quelque coulant d'eau, et en découvrant un, il prend une coquille sur le bord et boit. Mais ce discours au lieu de soulager mes peines, Met la soif sur ma langue et le feu dans mes veines ; Cette source fournit un remède à mon mal, Dans l'humide trésor de son petit canal. Ah Dieu ! Qu'on goûte mieux dans cette eau toute pure, Les biens dont l'innocence honorait la nature, Puisque même l'excès de ses contentements N'a rien dont la douceur puisse enivrer nos sens. Mais les froides vapeurs que sa fraîcheur excite Se joignant au doux bruit dont ce ruisseau m'invite M'obligent à fermer pour un moment les yeux, Et jouir en dormant du repos de ces lieux ; Il se couche dans une caverne qui paraît au fonds du Théâtre sur le bord d'un ruisseau. J'y pourrai cependant plus doucement attendre Le fidèle Orismond que j'y devais reprendre. ## SCÈNE II. GENEVIÈVE, SEULE. Fuyant Golo, qu'elle avait vu dans la Forêt et qui cherchait Sifroy. Hélas je suis perdue ! Il n'est point de rocher Dont la plus sombre horreur me puisse bien cacher, Golo cherche en ces bois les restes de ma vie, Qu'il pensait, le méchant, m'avoir déjà ravie. Moi-même j'en suis cause, et ma lettre me perd, Sans doute qu'Orismond s'en est trop découvert. Mon dieu, si vos secrets qui sont mes destinées Devaient sitôt borner le cours de mes années, Ah ! Ne pouvais-je pas espérer, cher Sifroy, Un traitement plus doux pour répondre à ma foi. Vierge secourez-moi, dans ce malheur extrême Ou pour le moins sauvez la moitié de moi-même, Ce petit innocent qui sans craindre le sort, Court peut-être lui-même au-devant de la mort : Il me le faut chercher dans la Forêt prochaine. Mais qu'est-ce que je vois couché sur la fontaine ? Est-ce Sifroy qui dort lui-même dans ces lieux, Serait-ce bien l'objet si aimable à mes yeux ? ## SCÈNE III. Sifroy dormant, Geneviève. GENEVIÈVE. Vous ne me trompez pas, les instincts de mon âme S'accordent trop bien avec vous ; Et cette douce ardeur qui réveille ma flamme, Ne peut venir que d'un Époux : C'est mon cher Sifroy qui me donne Cette amoureuse émotion, Et déjà mon coeur m'abandonne, Pour porter dans le sien la même passion. Il n'est point aujourd'hui de vertu si sauvage Qui ne dût approuver mes feux, Et cet objet a droit d'engager mon courage À lui rendre les premiers voeux ; Toute ma contrainte est frivole Je n'ai plus d'empire sur moi, Mon coeur me trahit et s'envole Pour s'aller joindre enfin à celui de Sifroy. Mais hélas qui t'a dit que Sifroy soit lui-même Qu'il n'ait non plus changé que toi Et d'où peux-tu juger que maintenant il t'aime, Ayant pu condamner ta foi. Dieu que de toutes parts ma peine Est bien égale à mes amours Puisque je dois craindre la haine De celui dont je puis espérer du secours. N'importe, éveillons-le avant que Golo vienne, S'il faut mourir dans ces Forêts Je ne veux point souffrir d'autre main que la sienne, Pour exécuter ses arrêts. Mais n'est-ce pas être coupable Que de le vouloir si cruel, Et penser qu'il en soit capable N'est-ce pas mériter qu'il soit tel ? Pour ne l'éveiller pas qu'avec quelque assurance D'un secret innocent, faisons l'expérience ; Pendant qu'il dort ainsi penché sur ce ruisseau Elle prend sa main et la trempe dans les eaux du petit ruisseau. Je vais l'interroger, trempant sa main dans l'eau. Sifroy ? Mon cher Sifroy ? SIFROY.         Que me veux-tu, chère ombre ? GENEVIÈVE. Il répond ! Que fais-tu dans cette Forêt sombre ? SIFROY. Je t'y cherche. GENEVIÈVE.         Quoi donc reconnais-tu ma voix ? SIFROY. Hélas toutes les nuits je l'entends dans ce bois. GENEVIÈVE. Quel dessein t'y conduit ? SIFROY.         D'y faire pénitence. GENEVIÈVE. De quoi ? SIFROY.         De mon erreur et de ton innocence. GENEVIÈVE. Tu la reconnais donc ? SIFROY.     Il est vrai. GENEVIÈVE.         Si les Cieux M'allaient hors du sommeil présenter à tes yeux ? SIFROY. Dès que je vois le jour son image s'efface. GENEVIÈVE. Mais encor, s'ils voulaient te faire cette grâce ? SIFROY. Que je serais heureux ! GENEVIÈVE.         Croirai-je son sommeil ? Et puis-je sur ce gage avancer son réveil ; Elle le quitte et retire sa main hors de l'eau. La crainte de Golo ne permet plus d'attendre, Mais elle me défend aussi de l'entreprendre, Et lorsque contre lui j'ai besoin de Sifroy, Que sais-je si son coeur est moins à lui qu'à moi ? Tu doutes Geneviève ? Ah pourvu qu'il te voie De tous les sentiments ne crains plus que la joie ? C'est pour ce seul sujet qu'il te faut ménager De peur que ton accès ne le mette en danger ; Cachons-nous pour un temps, le voici qu'il s'éveille, À ses premiers discours prêtons un peu l'oreille. Elle se cache derrière un arbre. ## SCÈNE IV. SIFROY, S’ÉVEILLANT. Me fuiras-tu toujours quand je pense te voir, Ne me parleras-tu que pour me décevoir. En se levant. Ombres en quel endroit cachez-vous le modèle Dont celles du sommeil font l'image si belle ! Mais vous plutôt, mon Dieu, dissipez ces portraits Par le lustre éclatant de vos divins attraits Que rien que cet objet n'ait plus pour moi de charmes ; Qu'il allume mes feux pour essuyer mes larmes : Et puisque maintenant Geneviève est à vous, Faites qu'elle y rejoigne encore son Époux ? Que mon bonheur est lent, et qu'Orismond diffère. Allons à sa rencontre ? ## SCÈNE V. Geneviève, Sifroy. GENEVIÈVE. Elle feint de ne le pas connaître.         Où va ce téméraire ? Après avoir manqué de respect pour ce lieu, Et troublé le repos des servantes de Dieu SIFROY. Ne reconnaissant pas Geneviève. C'est celle assurément qui loge en cette roche ; Mais mon abord l'offense, évitons son reproche. GENEVIÈVE. Arrête ? Je saurai quel dessein t'y conduit ? Ou quel est l'attentat pour qui l'on te poursuit. SIFROY. Tous mes persécuteurs sont dans ma conscience, Elle me pousse ici pour faire pénitence. GENEVIÈVE. De quel crime ? SIFROY.         D'avoir sur un méchant rapport Abandonné ma femme et mon fils à la mort. Et signant le trépas d'une main criminelle D'avoir du même trait d'une plume infidèle, Effacé de mon coeur la nature et l'amour. GENEVIÈVE. Après ces attentats, tu vois encor le jour ! SIFROY. Hélas ! C'est le sujet dont ma douleur s'irrite. GENEVIÈVE. Pleurez, pleurez, Sifroy, le sujet le mérite. SIFROY. Ô Dieu ! GENEVIÈVE.         Quel accident nouveau vous a surpris ? SIFROY. Je vous cachais mon nom, d'où l'avez-vous appris. GENEVIÈVE. Il n'est point de secrets cachés à l'innocence, C'est une des faveurs dont dieu la récompense. Dans l'ombre des Forêts un seul de ses rayons, Du monde quoiqu'absent nous tracent des crayons. Mais je veux toutefois de vous savoir le reste, Et tous les accidents d'une mort si funeste. SIFROY. Sept étés ont déjà coulé depuis ce temps. GENEVIÈVE. Excusez si ce mot m'a surprise : sept ans ! C'est le nombre à peu près, si j'ai bonne mémoire, Qu'arriva dans ces bois une semblable histoire, Deux brigands sans respect de rang ni de beauté Y traînaient une Dame avec indignité. SIFROY. Hélas ! Que fîtes-vous à ce triste spectacle ? GENEVIÈVE. Je ne la pouvais pas sauver sans un miracle ; Ces bourreaux toutefois touchés de ma pitié, Ne purent achever leur dessein qu'à moitié ; Car l'ayant dans ces bois laissée à demi-morte. Elle s'encourageant fut encor assez forte Pour venir jusqu'ici le long de ce ruisseau, Y chercher pour son fils et pour elle un tombeau. SIFROY. Je ne m'étonne plus de l'instinct qui m'attire, Vers ces lieux consacrés du sang d'une martyre. C'est son aimable esprit qui tourne ici ses pas, Pour venir honorer le lieu de son trépas. Chers autres, reprenez les restes de ma vie, Dont déjà vous m'avez une moitié ravie, Et souffrez, bois sacrés, que mon dernier soupir, Y rejoigne la mienne avec repentir. GENEVIÈVE. Votre mort en ces lieux serait pour lui déplaire. SIFROY. Ses mânes de mon sang se pourront satisfaire. À quel autre dessein viennent-ils chaque nuit, Me montrer cet endroit où le Ciel m'a conduit ? GENEVIÈVE. Il est vrai que souvent dans cette solitude, Je vois errer son ombre avec inquiétude. Souvent elle me suit en haut de ce rocher, Et quand je m'y retire, elle s'y vient cacher ; Que dis-je regardant dans ces flots mon visage, Souvent parmi mes traits j'aperçois son image, Je ne dis pas un mot qu'elle ne die aussi, Et ses moindres regrets me donnent du souci. SIFROY. Serais-je assez heureux que de la voir paraître. GENEVIÈVE. Oui bien si vous l'étiez assez pour la connaître. SIFROY. Ah ! J'en ai tous les traits bien gravés dans mon coeur ? GENEVIÈVE. Une si longue mort change bien de couleur. SIFROY. Quoi que sur son visage aient effacé les Parques, L'amour ingénieux m'en donnera des marques. GENEVIÈVE. Il faut dire ces deux vers dans un geste d'Amazone. Afin qu'à son abord vous les distinguiez mieux, Voyez-en par avance un portrait dans mes yeux ! SIFROY. Ah ! Surpris et tombant en défaillance d'abord qu'il la reconnaît et Geneviève courant pour le soutenir, le reçoit entre ses bras. GENEVIÈVE.     Qu'avez-vous ? SIFROY.         Je meurs ! GENEVIÈVE.         Mon cher Sifroy, courage, Vous éblouissez-vous à sa première image ? SIFROY. Ah Cieux, où sommes-nous ! Geneviève est-ce toi ? De quel oeil peux-tu voir maintenant ton Sifroy : Ou de quel oeil peut-il supposer ta présence, Convaincu de son crime et de ton innocence ? Si malgré ma rigueur tu vois encor ce jour, Ah ! Pardonne un péché que causa mon amour ? Ou si parmi les morts je vois errer ton ombre, Souffre que ma douleur en augmente le nombre ? Il se soutient lui-même, et se relève d'entre les bras de Geneviève. GENEVIÈVE. Non, le Ciel m'a fait grâce, et cassant tes arrêts, Il t'a su ménager ma vie en ces Forêts. SIFROY. Tu vis donc ? Ah ma mort en est plus légitime, Et Dieu ne te sauve que pour punir mon crime. GENEVIÈVE. Ce fut pour l'empêcher. SIFROY.         Geneviève, dis mieux ? C'est pour le reprocher tout entier à mes yeux ; Quoi malgré ma fureur, malgré ma jalousie, Ces affreuses forêts t'ont conservé la vie ? Et ta vertu trouva chez elle plus de foi, Qu'un si fidèle amour n'en rencontra chez moi ? Après cela comment peux-tu souffrir ma vue ? GENEVIÈVE. Mon unique malheur vint de l'avoir perdue, Elle me rend la vie… SIFROY.         Et par un juste sort, Ton respect à son tour me condamne à la mort ; Je suis le criminel, je dois prendre ta place. GENEVIÈVE. Non, puisque mon amour et le Ciel te font grâce C'est pour toi que je vis. SIFROY.         Mais tu ne le dois pas ! J'en ai perdu le droit en signant ton trépas, Et tu n'es plus à moi depuis ce coup funeste ! GENEVIÈVE. Dieu te l'a conservé, voulant bien que je reste. Et comme sa sagesse a fait voir ton erreur, Et me sauva la vie, il t'a gardé mon coeur : Rien n'a pu me l'ôter, et je dois te le rendre, L'ordre même du Ciel t'oblige à le reprendre. SIFROY. Je ne mérite plus de posséder ce bien. GENEVIÈVE. Mais moi j'ai toujours droit de demander le tien ? SIFROY. Au moins pour châtiment ordonne que ton âme, Reçoive mes devoirs sans allumer sa flamme, Et que pour me punir d'avoir aimé si peu, Elle ne sente rien de l'ardeur de mon feu. GENEVIÈVE. Ce châtiment subtil tomberait sur moi-même, Plutôt pour t'accabler, souffre encor que je t'aime ; Si ton crime effacé te rend un peu honteux, Je veux que cette honte augmente par mes feux. SIFROY. Aimer un criminel, c'est se rendre coupable. GENEVIÈVE. En faire un innocent, c'est être charitable. SIFROY. Ordonne pour le moins quelque autre châtiment ? GENEVIÈVE. Endure mon amour puisqu'il fait ton tourment ? SIFROY. Ce tourment est trop beau pour en faire un supplice ! GENEVIÈVE. C'est à toi de subir les lois de ma justice. SIFROY. Au moins raconte-moi les morts que mille fois, Il t'a fallu souffrir dans l'horreur de ces bois, Ce funeste récit de ta longue misère Pourra bien me punir autant que ma colère ; Et malgré tes bontés afin de me punir, Ta douleur s'armera de ce ressouvenir. GENEVIÈVE. Sifroy, ne pensons plus à ces peines passées Que le bonheur présent doit avoir effacées, Et n'ajoutons plus rein à nos anciens malheurs Qu'un général oubli de mes longues douleurs ; Jouis de la faveur que le Ciel te redonne, Et ne m'afflige plus lorsque je te pardonne. SIFROY. Mais las ! Qu'est devenu l'innocent malheureux, Qui fut le premier fruit de nos plus chastes voeux. GENEVIÈVE. Qu'il m'a coûté de pleurs ! SIFROY.         Quoi n'a-t-il pu survivre ? GENEVIÈVE. Hélas ! Combien de fois fus-je prête à le suivre, Mais ces bois t'ont gardé cet aimable dépôt, Lequel repassera sans doute ici bientôt. SIFROY. Il vit donc ce cher fils ? GENEVIÈVE.         Aussi bien que moi-même. SIFROY. Dieu, que de toutes parts mon bonheur est extrême. GENEVIÈVE. Tu pourras reconnaître en le voyant, Sifroy, Dans les traits de son corps les marques de ma foi. SIFROY. Pardonne à mon erreur de l'avoir soupçonnée, Pardonne à mon amour de l'avoir condamnée. GENEVIÈVE. Tu n'as plus là-dessus rien à me demander, Et je n'ai sur ce point plus rien à t'accorder. Tu ne condamnais pas Geneviève fidèle, Ta sentence tombait sur une criminelle. Tu ne fus donc jamais au vrai mon ennemi, Et jamais contre moi tu n'agis qu'à demi. SIFROY. Il est vrai que mon coeur n'en fut jamais complice Et que pour le surprendre on usa d'artifice ; Tous les plus noirs démons y furent employés Les charmes les plus forts y furent déployés, Mais contre ces démons et contre tous leurs charmes, Mon amour opposait d'assez puissantes armes. Si le traître Golo continuant son jeu, D'une sombre vapeur n'eût étouffé mon feu. GENEVIÈVE. N'y pensons plus, Sifroy, mais réparons les pertes Que depuis si longtemps nos deux coeurs ont souffertes, Et reprenons le cours des innocents plaisirs Qu'avaient interrompu nos pleurs et nos soupirs ; Vivez et jouissez, puisque je suis contente, Du beau fruit que l'amour par mes mains vous présente, S'il faut quelque victime à me sacrifier, Golo pourra tout seul cette faute expier. SIFROY. Puisque vous l'ordonnez, j'en suis content, Madame ; Mon coeur va rallumer la vie à votre flamme Et comme il ne doit plus vivre que sous vos lois, C'est lui seul qui me fait consentir à ce choix ; Je suis, je le confesse, indigne de la vie, Mais si votre bonté désormais m'y convie, Je veux en recevoir l'arrêt à vos genoux. Il va pour se jeter à ses genoux mais elle le relève aussitôt. GENEVIÈVE. Reprenez en mon coeur la place d'un époux, Et songez maintenant vous pardonnant vous-même, D'épargner la douceur de celle qui vous aime. SIFROY. Permettez seulement qu'acceptant ce pardon, Je baise au moins la main de qui me vient ce don ; Il lui baise la main. Et qu'un amour discret combattu de la crainte, Reçoive avec respect cet honneur d'une sainte. GENEVIÈVE. Elle lui fait le même, pendant quoi Bénoni arrive qui se glisse doucement le long de la Forêt et vient gagner le côté de Geneviève et passe en même temps entre elle et Sifroy. J'approuve, cher Sifroy, cette discrétion, Et je rends la pareille à ton affection, Mais lorsque je reçois ce gage de la tienne, Voici Dieu qui t'en rend un plus beau de la mienne. ## SCÈNE VI. Sifroy, Geneviève, Bénoni. SIFROY. Ah le pauvre innocent saura-t-il qui je suis ? BÉNONI. Au moins le coeur me dit que je suis votre fils. SIFROY. Il ne te trompe pas, et le mien t'en assure Ah ! Madame j'en crois la voix et la nature, Mon cher fils, à quel maux t'avais-je abandonné Toi qu'un si chaste amour m'avait si tôt donné, Il l'embrasse. Viens t'en naître aujourd'hui dans le sein de ton père, Viens y boire l'oubli de ta longue misère. BÉNONI. Ah ! Monsieur, quel malheur nous séparait de vous ; Pouviez-vous si longtemps vivre content sans nous ? SIFROY. Ah je ne vivais pas. BÉNONI.         Vous demeuriez si proche ? SIFROY. Ne perce pas mon coeur d'un si sanglant reproche ? Il l'embrasse encore. Que ce premier moment de mes embrassements Efface, mon cher fils, tes peines de sept ans. BÉNONI. Pensez-vous que sitôt je perde la mémoire, D'un temps qui me mérite une éternelle gloire ? SIFROY. Que l'esprit, aussi bien que le coeur en est bon ; Comment l'appellerai-je, apprenez-moi son nom ? GENEVIÈVE. Je lui donne celui que m'apprit ma misère, Comme il fut le sujet du danger de sa mère, Je le nomme d'un nom sortable à mon malheur, De Bénoni, qui dit l'enfant de ma douleur. SIFROY. Le Ciel nous le rendant par cette aimable joie, Nommons-le notre Isaac, l'enfant de notre joie. BÉNONI. Non, je suis Bénoni, mais Monsieur, dites-moi, N'est-ce pas votre nom que celui de Sifroy ? SIFROY. Hélas ! D'où le sait-il ? GENEVIÈVE.         Moi-même je l'admire. BÉNONI. Oui dea, c'était celui que vous n'osiez me dire. Pendant que les échos de ces vastes Forêts, Le redisant partout trahissaient vos secrets. SIFROY. Qu'elle en avait raison ? BÉNONI. Montrant Geneviève.         Sachez que ses tristesses M'ont bien causé des pleurs ! SIFROY.         Reviens par mes caresses Je les veux essuyer. BÉNONI.         Sachez que mille fois, Elle fut sans mes soins morte dedans ces bois. SIFROY. Je t'en suis obligé, mais les peines passées, Par plus grandes faveurs seront récompensées. Un bien n'est pas si doux dans un bonheur égal Comme lorsqu'il succède aux sentiments du mal. Vous qui dans le débris d'un si triste naufrage, Prenant Bénoni par la main, le présente à Geneviève. M'avez de votre amour conservé ce beau gage, Jouissez-en, Madame, et recueillez ces fruits, Qu'ont ici cultivé vos soins et vos ennuis. GENEVIÈVE. Geneviève le lui rend. J'en ai sept ans entiers recueilli les prémices, C'est à vous maintenant d'en goûter les délices. SIFROY. Plus je te considère, et plus je vois de traits, Où la nature a mis en un nos deux portraits. GENEVIÈVE. Vous le connaîtrez bien en ceux de son courage, Et comme sa vertu ne tient rien du sauvage. ## SCÈNE VII. Sifroy, Geneviève, Bénoni, Orismond, Lisandre, Cléon. LISANDRE. Bien surpris de voir Sifroy avec une femme et enfant. Cléon où sommes-nous ? Et que vois-je, Orismond ? ORISMOND. Vous voyez que l'effet à mes discours répond. CLÉON. Est-ce une illusion ? LISANDRE.         Cléon, est-ce Madame ? CLÉON. Sans doute c'est l'esprit de cette sainte femme. GENEVIÈVE. Approchez-vous, Messieurs, et n'ayez point de peur ; Non, non, je ne suis pas un fantôme trompeur Reconnaissez en moi, votre ancienne maîtresse. CLÉON. S'adressant à Sifroy qui est étonné de les voir ainsi surpris. Seigneur, est-ce Madame ? LISANDRE.         Est-ce vous ma Princesse ? GENEVIÈVE. Moi-même. LISANDRE.     Et vous vivez ? GENEVIÈVE.         En croyez-vous vos yeux ? LISANDRE. Considérant Bénoni, qui est étonné de voir tant de monde, et qui va tantôt vers l'un, tantôt vers l'autre mais le plus souvent vers Orismond. Et quel est cet enfant avec vous en ces lieux ? GENEVIÈVE. Ne m'interrogez pas, consultez son visage, Voyez-y de Sifroy la naturelle image. CLÉON. Seigneur, quel sort vous rend et la mère et le fils. Ah ! Qu'Orismond nous a ravissamment surpris ; Et qu'il pouvait bien plus qu'il n'osait nous promettre. LISANDRE. C'est de lui-même aussi que vous en vint la lettre. SIFROY. Orismond qui savait ma faute et mon regret, Devais-tu me cacher si longtemps ce secret ; Mais sachant ses malheurs avec son innocence, Devais-tu la laisser souffrir par ton silence ? ORISMOND. Seigneur, si j'ai failli de vous l'avoir caché Je n'ai pas persisté longtemps dans mon péché ; Ce fut hier seulement au temps que les étoiles Allument leurs flambeaux et mettent bas leurs voiles, Que ne cherchant qu'une ombre en l'horreur de ces bois, Je vis ce cher objet pour la première fois. Mais je fus si surpris de ce bonheur extrême, Que j'eus besoin de temps pour m'en croire moi-même. Je voulais ce matin ménager votre coeur. Pour lui faire goûter la joie avec douceur ; Mais le Ciel plus hardi prévenant ma prudence, M'a de votre entrevue ôté la confidence ; Jouissez-en, Seigneur, mais contre un suborneur, Vengez son innocence et vengez votre honneur. Golo crie et appelle ses chiens. Je l'entends qui approche. SIFROY.         Ah permettez, Madame, Que j'immole à vos pieds cette malheureuse âme Et que du crime auquel il m'a fait consentir, Je montre en vous vengeant un juste repentir GENEVIÈVE. Il le m »rite bien, mais souffrez une chose, Qu'aucun autre que moi de Golo ne dispose, Que ce soit de mon choix et de mon jugement, Que dépende aujourd'hui sa peine et son tourment. Ce qu'il doit endurer moi seule le puis dire, Et puis seule égaler sa peine à mon martyre, Et tout autre qu'à moi d'un si lâche ennemi, Ne pourrait quoi qu'il fît me venger qu'à demi Je veux dans ses tourments vous laisser un exemple Qu'avec étonnement tout le monde contemple, En êtes-vous d'accord, l'approuvez-vous, Sifroy ? SIFROY. Madame, vous avez le même droit sur moi. GENEVIÈVE. Vous y consentez donc, à l'abord de ce traître, De vos ressentiments soyez un peu le maître, Et vous ressouvenez toujours de notre accord, En me laissant venger et son crime et ma mort. ## SCÈNE VIII. Sifroy, Geneviève, Bénoni, Orismond, Lisandre, Cléon, Golo, Léris. Golo, pâlit, rougit, avance, recule, et comme il s'en allait fuyant et disant deux ou trois paroles, quand le Comte le prit par la main brusquement pour le faire approcher, sur quoi ces acteurs mettent l'épée à la main pour courir sur Golo et le poignarder, mais Geneviève les retient le petit Bénoni se cache auprès de sa maman, et lui prend la main, tout tremblant de peur, et puis il badine autour de leurs épées faisant semblant d'en prendre quelqu'une, qu'on lui refuse, lui faisant signe du doigt qu'il ne faut pas toucher là. Il se jette à genoux. GOLO. Que vois-je ici, Léris ? SIFROY.         Traître, dis que t'en semble ? La reconnais-tu bien ? GOLO.     Ô Cieux ! SIFROY.         La main te tremble ? Viens çà, cette beauté n'a-t-elle plus de quoi, Te prendre par les yeux, et débaucher ta foi. GOLO. Où suis-je ? SIFROY.         Son aspect t'est-il encor funeste. Brûle-t-elle ton coeur de ce peu qu'il lui reste ? GOLO. Nous sommes enchantés. SIFROY.         Oui, traître je le fus, Lorsque tu l'accusas, et lorsque je te crus ; Mais Dieu découvre enfin ce crime véritable Que tu pensais cacher, en me rendant coupable. GOLO. Ô rage ! Ô désespoir ! Seigneur, qu'est-il besoin D'une plus forte preuve, ou d'un autre témoin ? Je l'avoue, il est vrai que mon âme insensée, Osa lui découvrir son amour déréglée ; Mais j'y fus suborné par ses divins appas. SIFROY. S'ils étaient innocents ne les accuse pas : Quoi traître fallait-il après ce grand outrage, Faire de ses refus un triomphe à ta rage ? Si les chastes appas t'étaient contagieux, Tu devais par respect en détourner les yeux. GENEVIÈVE. Mais vous vous oubliez déjà de votre office ; Moi seule de Golo me dois faire justice. SIFROY. Pourquoi tant différer ? GENEVIÈVE.         J'y veux plus d'appareil. Pour chercher à son crime un supplice pareil. SIFROY. C'est dans ces bois sacrés, complices de vos peines. Que je veux que mes chiens ouvrent toutes ses veines, Pour expier les maux que vous avez soufferts. GENEVIÈVE. Un sang si criminel souillerait ces déserts. SIFROY. Si vous ne prononcez, je préviens la sentence. GENEVIÈVE. Puisque vous m'en pressez avec tant d'insistance, Jurez-moi derechef qu'on exécutera Tout ce qu'envers Golo ma voix ordonnera. SIFROY. Je le jure, et le Ciel moi-même me punisse Si de mes propres mains je ne vous fais justice. GENEVIÈVE. Souvenez-vous-en donc ? Et ne vous pressez pas, D'abréger ses tourments, avançant son trépas. S'adressant à Golo. Tremble donc à ma voix, ingrat, perfide, infâme, Je te donne à choisir du fer ou de la flamme ; Des tourments que la peur te met devant les yeux, Déclare-moi celui que tu mérites le mieux. GOLO. Pour un crime si grand toute peine est petite. Il n'en est point qui puisse égaler son mérite. GENEVIÈVE. Voici donc celle enfin, que m'inspire en ce lieu, Et le commandement et l'exemple d'un Dieu. Au nom de ce Sauveur, Golo, je te fais grâce ; Ma beauté fit ton crime, et ma bonté l'efface, Sifroy rougit et pâlit de fureur à ces paroles. Et ne veux pour punir ta lâche cruauté Te donner pour tourment que cette impunité. SIFROY. Hors de lui. Qu'un si noir attentat échappe à ma justice ! GENEVIÈVE. Que ma seule bonté punisse sa malice. SIFROY. Qu'il vive ayant tâché de vous faire périr ! GENEVIÈVE. Qu'il vive dans l'horreur de ne pouvoir mourir. SIFROY. Que je ne venge pas cette sanglante injure ! GENEVIÈVE. Que vous m'obéissiez de peur d'être parjure. SIFROY. Que pour vous obéir je trahisse mon coeur ! GENEVIÈVE. Que de ces sentiments vous vous rendiez vainqueur. SIFROY. Je n'y puis consentir, Madame, j'en appelle ! GENEVIÈVE. Vous ne le pouvez pas, sans vous rendre infidèle, Car c'est du sang d'un Dieu qu'est signé son arrêt. SIFROY. Vous lui pouvez céder votre propre intérêt ; Mais quel droit avez-vous de remettre une offense Qui blesse mon honneur plus que votre innocence ? GENEVIÈVE. C'est l'exemple qu'un Dieu nous en donne à tous deux, Qui doit jusqu'en ton coeur porter ces mêmes feux ; Éteins dans son amour l'ardeur de ta colère, Si tu veux l'imiter et si tu lui veux plaire. Le soin de le punir doit désormais céder, Au plaisir de me voir et de me posséder. SIFROY. Je n'y puis résister, cette grâce est trop forte ; Votre exemple, Seigneur, et son amour l'emporte, Et puisqu'il faut céder, je cède à la vertu, Contre laquelle en vain j'ai longtemps combattu. S'adressant à Golo. Va traîner dans ces bois ta misérable vie, Et dans notre disgrâce et dans notre infamie. GOLO. Ah ! Madame, souffrez qu'au sortir de la mort, Adorant vos bontés je regrette mon sort En me rendant ce bien lorsque j'en suis indigne, C'est rendre seulement ma peine plus insigne. Laissez, laissez agir un si juste courroux ; Permettre que Sifroy m'immole à vos genoux. Empêcher seulement un jour votre mémoire De détester l'auteur d'une action si noire. GENEVIÈVE. Comme en vain ton orgueil attaqua ma beauté, En vain ton désespoir veut vaincre ma bonté. Va donc, n'interromps plus le cours de nos délices, Je me remets sur toi de tes autres supplices. Qu'on le fasse conduire en toute sûreté, Vous, Cléon, empêchez qu'il ne soit mal traité. Cléon le lève et le conduit. ## SCÈNE IX. Sifroy, Geneviève, Bénoni, Orismond, Lisandre, Léris. LISANDRE. Tous vos chevaux sont proches au bas de cette roche, Il est temps d'en sortir, déjà midi s'approche. SIFROY. Prenant Geneviève par la main. Sortons donc au plutôt de l'ombre de ce lieu Où je veux consacrer un temple à notre Dieu. GENEVIÈVE. En s'en allant. Nous viendrons visiter souvent cet ermitage. BÉNONI. S'adressant à Lisandre et à Léris, ce bagage est le chapeau, la canne, et le mouchoir de Golo qu'il y a oubliés. Vous autres emportez tout ce petit bagage. Après quoi il faut que les violons jouent, jusques à ce qu'un acteur vienne remercier la compagnie. ------- [1] Conidence : Communication d'une chose secrète. L [2] Les trois pages suivantes nous signalent un contraste insuffisant, une pagination incorrecte et une reliure serrée qui rendent la lecture plus difficile mais non pas impossible. [3] Patron : Modèle sur lequel travaillent certains artisans, comme les brodeurs, les tapissiers et autres. L [4] Le nom du locuteur Lysis est absent du texte. Écho ne peut pas dire les vers 651 à 656. [5] Lice : Champ clos, carrière où combattaient les anciens chevaliers, soit à outrance, soit par galanterie dans les joutes te les tournois. F [6] Tenant : On appelle aussi héritiers ou bien tenants, ceux qui sont possesseurs d'un bien qui a appartenu à un autre, soit par succession, soit par autre titre. Il a été assigné en qualité de bien tenant. F [7] Cartel : Écrit qu'on envoie à quelqu'un pour le défier à un combat singulier, soit pour des tournois, soit pour un duel formé. T [8] Courre : il a le même sens que Courir, et il ne se dit que dans quelques phrases : courre le cerf, le daim, le lièvre ; courre la poste, courre la bague ; courre ou courir sus ; laisser courre, découpler les chiens. (...) FC [9] Délice est noté comme féminin dans le dictionnaire de l'Académie de 1762, tout en indiquant qu'il peut être masculin.