--- identifier: benserade_mortachille creator: Benserade, Isaac de ; Georges Forestier. date: 1636 title: La Mort d'Achille --- La Mort d'Achille Tragédie Isaac de Benserade Édition critique établie par Sandra Tortel dans le cadre d'un mémoire de master 1 sous la direction de Georges Forestier 1636 # Biographie d'Isaac de Benserade. Les origines de Benserade sont mal connues. Selon ses biographes [1], il serait né en 1613 à Lyons-la-Forêt [2] en Normandie. Issu d'une famille de petite noblesse, son père est maître des eaux et forêts, il est destiné à une carrière ecclésiastique. Mais son caractère d'amuseur et de courtisan ajouté à sa volonté de réussir vont peu à peu le détourner de cette voie toute tracée. Dès son enfance, il se serait fait remarquer par sa vivacité d'esprit et son désir de briller. À l'âge de 8 ans, l'évêque qui lui donna la confirmation lui proposa de changer son prénom hébreu Isaac pour un prénom chrétien : la réponse de Benserade est significative : « Volontiers, dit-il, pourvu qu'on me donne du retour [3]. » Cette réponse inattendue révèle l'ambition précoce de notre auteur. Plaire et être apprécié était essentiel pour Benserade. Toute sa vie sera guidée par ce désir et il n'hésitera pas à user de différents moyens pour l'assouvir. À la mort de son père, il se retrouva dans une situation financière plus que délicate. Allié par sa mère au cardinal de Richelieu, il décida de faire appel à sa générosité et bénéficia de l'aide financière du ministre jusqu'à sa mort, en 1642. Au sortir de ses études, il reçut une pension de 600 livres. À la mort du cardinal [4], la reine-mère touchée, semble-t-il, par son charme et sa vivacité d'esprit [5], lui accorda une pension de 3 000 livres. Dès 1634, le « beau » Benserade fut reçu à l'Hôtel de Rambouillet qui lui ouvrit les portes du grand monde. Son charme et son pouvoir de séduction lui attirèrent la bienveillance des femmes qui appréciaient ses mots d'esprit et ses plaisanteries, atout non négligeable pour avoir une place dans les cercles mondains. Influencé par ce milieu, il prit part dès 1635 aux activités littéraires du moment et s'orienta dans deux directions différentes. Parallèlement à ses tentatives théâtrales des premières années (1635-1636), il commença à composer des poèmes, des sonnets et des odes, et par la suite des chansons mises en musique par Lambert ainsi que de nombreuses épigrammes [6] qui vont contribuer à sa notoriété à la Cour et à la bienveillance particulière du cardinal Mazarin. La querelle des Sonnets [7] qui éclata en 1638 mit en compétition un sonnet de Benserade avec un sonnet de Voiture, ce qui fut tout à l'honneur de notre poète. Dans les années 1660, au plus fort de sa gloire, alors qu'il était considéré comme l'un des poètes les plus originaux de son temps avec Corneille et Voiture, il se mit à écrire des vers pour des ballets royaux qui célèbrent les grands événements du royaume au cours de somptueuses fêtes et dans lesquels les rôles principaux sont tenus par de hauts personnages tels que Louis XIV en personne. Ces ballets très en vogue et surtout utiles à la propagande royale contribuèrent à l'excellente réputation du poète. Il était apprécié pour son expression délicate, en accord avec les mœurs de l'époque et les goûts des personnes auxquelles il s'adressait. Son exquise galanterie auprès des femmes le rend célèbre et sa franchise lui vaudra tous les compliments de la Cour. Tout en se conformant aux inclinations de son temps, Benserade conserve toute sa liberté d'expression [8]. Quand on l'accuse de changer trop souvent ses opinions, de ne tenir à aucun parti et de servir toutes les causes : « Je n'en sers qu'une, dit-il, et c'est la mienne, je ne suis qu'un parti, celui de ma fortune ; je n'ai qu'un but, celui d'être heureux et tranquille, tout ce que j'ai fait ne tend qu'à m'y faire parvenir : pourquoi m'accuser d'être changeant [9] ? ». Il devint un « habitué » de la Cour et fut chargé par M*elle* de La Vallière de sa correspondance amoureuse avec le roi. Cet emploi contribua à façonner son image de libertin [10]. Puis en 1674, consécration ultime : Benserade fut élu à l'Académie française où il succéda à Chapelain. La Bruyère lui-même, frappé de son succès continu, le peint dans ses *Caractères* sous les traits de Théobalde, celui qu'on applaudit en confiance, sans toujours l'entendre [11]. Mais peu à peu, la renommée du poète s'essouffla et ses oeuvres perdirent cette fraîcheur et cette vivacité qui faisaient le succès de leur auteur. En 1676, le roi lui commanda une mise en rondeaux des *Métamorphoses* d'Ovide. Cette nouvelle œuvre, critiquée, entre autres, par Boileau, sonna le glas de la carrière mondaine du poète courtisan. Peu à peu dégoûté de la Cour, il se retira à Gentilly où il s'occupa à traduire tous les psaumes et à écrire quelques ouvrages de piété pendant les dix dernières années de sa vie. Il mourut le 19 octobre 1691 à 78 ans. Il reste dans les mémoires comme le bel esprit préféré de la cour de Louis XIV et laisse une œuvre poétique importante. Benserade a été pendant plus de cinquante ans un homme d'esprit, jouant des modes de son époque, toujours prêt à satisfaire les goûts et les caprices littéraires de la Cour. « Benserade n'a été qu'un précieux, il a toujours été un précieux ; mais il l'a été avec autant d'esprit et de ressources ingénieuses dans l'esprit qu'on a jamais pu en avoir [12]. » # Carrière dramatique de l'auteur. Sa carrière de dramaturge commence alors qu'il n'a que 22 ans, en 1635. Avec la tragédie de *Cléopâtre*, Benserade signe son premier texte. Le théâtre connaît à ce moment-là un essor considérable qui marque le début d'une ère nouvelle. À partir de 1629, des transformations profondes réorganisent de façon décisive l'activité théâtrale : modes de production, statut des auteurs et des comédiens, localisation des troupes, composition du public. Une centralisation s'opère et deux compagnies de comédiens s'installent définitivement à Paris en 1629, celle de l'Hôtel de Bourgogne appelée la « Troupe royale » et celle de Montdory, qui se fixe au théâtre qui prendra le nom du Marais en 1634. Richelieu, nommé ministre d'État par Louis XIII en 1629, contribue à ce renouveau : il constate que le théâtre peut s'avérer un enjeu politique non négligeable s'il est mis au service de l'autorité royale. Passionné de théâtre, le cardinal s'entoure d'une équipe de poètes parmi lesquels Boisrobert et Desmarets de Saint-Sorlin, qu'il poussera à écrire des pièces de théâtre. Ainsi la reconnaissance du théâtre comme art officiel va de pair avec l'éclosion d'une des périodes les plus brillantes de la dramaturgie française. Mongrédien est le seul à relater avec force détails les débuts théâtraux de Benserade. Il prétend que sa carrière a commencé par amour pour une actrice, La Bellerose. Cette explication romantique n'est cependant pas attestée. Benserade semble en tout cas avoir délaissé les cours de philosophie de la Sorbonne pour le théâtre. Il a préféré ainsi s'initier aux plaisirs du monde car le théâtre est à l'époque un divertissement agréable, apprécié par l'aristocratie qui permet à un auteur de se faire un nom. C'est un fervent spectateur de l'Hôtel de Bourgogne où il découvre de nombreux auteurs chez lesquels il va puiser son inspiration pour écrire ses propres pièces. Tout au long de sa carrière, il s'attaque aux trois genres du théâtre les plus en vogue : la tragédie qui a fait sa réapparition en 1634 [13], la tragi-comédie pour laquelle l'engouement s'étiole à partir de 1640 et la comédie que Corneille remet au goût du jour après 1640. En 1635, Benserade écrit sa première tragédie *Cléopâtre.* Sa pièce, jouée à l'Hôtel de Bourgogne [14] avec un certain succès, est mise en concurrence cette année-là avec celle de Mairet, *Marc-Antoine*, représentée sur la scène du Marais. Fort de son premier succès, notre auteur se lance dans l'écriture d'une deuxième tragédie *La Mort d'Achille et la dispute de ses armes*, en 1636. Après ces deux premières tragédies, Benserade n'en écrira qu'une autre [15] : *Méléagre* en 1641. Entre *La Mort d'Achille* (1636) et *Méléagre* (1641), il compose une tragi-comédie *Gustaphe, ou l'heureuse ambition* en 1637 et la même année, une comédie *Iphis et Iante* jugée comme sa meilleure œuvre théâtrale. Le succès appréciable que lui valent ses deux premières pièces lui donne une certaine assurance. Benserade est sûr de lui et de son talent mais il ne sait pas encore dans quel domaine : pendant qu'il s'essaye au théâtre, il se mêle à des groupes très différents, s'intéresse aux beaux-arts sans jamais perdre de vue ses intérêts. Le théâtre n'a donc pas été à proprement parler une vocation pour lui : la brièveté de son expérience le montre bien. Il s'en est servi pour séduire les esprits les plus influents qui fréquentent assidûment les théâtres à cette époque. Sa carrière dramatique n'aura duré que six ans et n'aura été qu'une étape parmi tant d'autres dans sa vie, une expérience enrichissante et fructueuse. Elle dévoile les qualités du futur galant homme et marque le début d'une carrière galante consacrée essentiellement à la poésie de cour. # Le contexte littéraire et les sources de la pièce. À l'époque où Benserade écrit *La Mort d'Achille et la dispute de ses armes*, c'est-à-dire dans la première moitié du XVII*e* siècle, la place de la culture antique est encore fondamentale dans la société mais aussi dans l'enseignement. Les études grecques restent marginales malgré le maintien d'une certaine activité en sa faveur, au sein de cercles tels que les mercuriales de Ménage, le parloir de Saint-Germain-des-Prés qui accueille des hommes comme Bossuet, Fénelon ou Boileau, mais aussi au sein même de l'Académie française. Les textes grecs ne sont connus que dans leur traduction latine, l'accès à la langue grecque étant réservé à une petite élite. Cependant ce poids de la culture antique exerce peu à peu une véritable tutelle intellectuelle pour certains auteurs qui y voient désormais une marque de pédantisme. Un « goût plus fin » et un « discernement plus exquis » tentent de se substituer à la « profonde érudition » qui passe alors pour avoir gâté le siècle précédent. La confrontation de ces deux principes se concrétise dans la querelle des Anciens et des Modernes qui suscitera de nombreux débats dans la seconde moitié du siècle. Cependant le théâtre préclassique est imprégné des œuvres de Sénèque dont les adaptions sont en vogue depuis le milieu du XVI*e* siècle. Benserade se situe à une époque charnière : il reçoit l'influence de la culture antique mais aussi celle des salons qui privilégient le bon goût sur l'érudition. Au milieu des années 1630, la tragédie renaissante cherche à se démarquer nettement des genres appréciés depuis la fin des années 1620 comme la pastorale ou la tragi-comédie, qui est d'ailleurs toujours à la mode à cette époque. Ses sujets sont puisés dans des récits mythologiques ou dans l'histoire antique, à la différence de la pastorale et de la tragi-comédie. En 1634, la pièce de Rotrou, *Hercule mourant* relance ainsi les tragédies mythologiques et un certain nombre des tragédies écrites jusqu'à la fin du siècle prendront leurs sujets dans la mythologie. Ce genre plaît beaucoup au public du XVII*e* siècle qui distingue mal la légende de l'histoire. Comme le récit historique, la légende peut et doit être arrangée selon la vraisemblance et les bienséances. C'est au nom de ces deux principes, vraisemblance et bienséance, que naît la tragédie dite « régulière » qui met en pratique les règles d'unités. Dans ce contexte, Benserade est naturellement conduit à écrire une tragédie conforme aux principes et aux goûts de son temps. C'est à partir de ces éléments qu'il compose ses deux premières pièces. Il choisit des sujets mythologiques qui ont déjà fait leur preuve au théâtre dans la génération précédente : ainsi *Méléagre* et *La Mort d'Achille* sont inspirées de pièces d'Alexandre Hardy. *La Mort d'Achille*, sa deuxième œuvre théâtrale, répond aux critères de son temps : tragédie mythologique, elle s'inspire des diverses traditions que l'auteur a pu trouver chez Homère ou Sophocle mais aussi chez des auteurs supposés antérieurs à lui tels que Darès de Phrygie et Dictys de Crète [16] dont les récits sont beaucoup appréciés depuis le XVI*e* siècle. Jouée à l'Hôtel de Bourgogne dès la fin de 1635 [17], la pièce remporte un succès d'estime ; le cinquième acte, jugé trop long et détaché de l'action principale, est vivement critiqué [18]. L'exploitation que fait Benserade de ses sources permet de montrer que tout en modelant son schéma d'ensemble sur le tissu mythologique qu'il connaît, il tient compte de facteurs théoriques provenant de plusieurs genres dramatiques. Pour son sujet, il utilise des sources très nombreuses et très variées : d'Homère à Hardy en passant par Darès et Dictys [19], les influences se font jour aussi bien dans le déroulement de l'action que dans le caractère des personnages. Dans son argument « Au Lecteur », Benserade mentionne Darès et Dictys comme sources essentielles pour l'écriture de *La Mort d'Achille* tout en rappelant que la légende d'Achille, héros de la guerre de Troie, est racontée dans son ensemble par Homère dans l'*Iliade.* Il conclut ainsi : « J'ai pris des uns & des autres ce que j'en ay jugé necessaire pour l'embellissement de la chose. » En effet, notre auteur n'a pas hésité à mêler les diverses légendes entre elles, tous les poètes ne rendant pas tout à fait compte des mêmes traditions mythologiques. En plus de ces trois principales influences, la pièce d'Alexandre Hardy, *La Mort d'Achille*, écrite en 1607, lui sert de modèle pour ses quatre premiers actes. Au cours de son cinquième acte, il s'inspire point par point d'un passage des *Métamorphoses* d'Ovide [20] qui est pour une bonne part consacré à la dispute des armes d'Achille [21] entre Ajax et Ulysse mais aussi de l'*Ajax* de Sophocle pour le suicide du héros grec. L'abondance et la richesse des sources utilisées par notre auteur ne nous permettent pas d'organiser de façon très précise dans une étude générale ces diverses influences mais plutôt d'en dégager quelques points essentiels. Benserade fait commencer sa tragédie au moment où une nouvelle trêve vient d'être décidée entre les Grecs et les Troyens. Le schéma de la tragédie s'appuie sur trois moments-clés, pris principalement dans le récit de Dictys [22]. Pour cette première étape de l'action, Benserade a repris la scène telle que Dictys la décrit : Priam est accompagné de sa suite (I, 3, v. 124-125), ce qui rend sa requête plus solennelle. Cependant, c'est d'Homère [23] que s'inspire notre auteur pour l'entrevue d'Achille et de Priam. Ce dialogue qui s'engage alors entre les deux personnages est beaucoup plus émouvant que celui relaté par Dictys. Priam s'adresse à Achille avec beaucoup de respect et d'humilité, voire de soumission (v. 134-137) pour lui témoigner sa profonde reconnaissance : Achille est pour lui incontestablement un valeureux guerrier. Mais c'est aussi en père qu'il s'adresse au héros grec : en rappelant que ce dernier est la cause de son malheur puisqu'il a tué un grand nombre de ses fils, il évoque le malheur d'un père privé de ses enfants. C'est ce sentiment paternel que Priam essaie d'éveiller dans le cœur d'Achille. Priam apparaît donc meurtri mais digne, ce qui n'est pas révélé par le récit de Dictys. Grâce à la version homérique, Benserade rend toute sa grandeur au roi troyen. Le deuxième moment fort de l'action pris chez Dictys constitue un véritable coup de théâtre : la mort de Troïle tué au combat par Achille qui avait pourtant promis de respecter la paix au nom de son amour pour Polyxène [24]. Chez Dictys [25] comme chez Darès [26], la mort du fils de Priam provoque le désir de vengeance des Troyens contre Achille. Chez le premier, c'est Pâris qui, en poignardant Achille, cherche à venger le peuple troyen tout entier des meurtres commis par le héros grec, tandis que Darès évoque comme cause du meurtre d'Achille la volonté d'Hécube de venger ses enfants morts en tendant un guet-apens au guerrier grec. Benserade fait de la mort de Troïle un moment très important de l'action puisque c'est elle qui détermine le sort d'Achille. Elle provoque en effet le revirement d'Hécube qui, favorable, au début de la pièce, au mariage de sa fille Polyxène avec Achille, souhaite maintenant sa mort, mais aussi celui de Parîs qui décide de tuer Achille pour venger la mort de ses frères. Hécube ne cherche donc pas à se venger du passé mais à réparer une trahison qu'elle juge impardonnable. Enfin, le troisième temps fort de la tragédie met en scène le meurtre d'Achille dans le temple d'Apollon [27]. Benserade s'inspire des trois versions qu'il a en sa possession : celles de Dictys, de Darès et de Hardy, lequel a inspiré notre auteur pour la mise en scène. Ces trois auteurs mettent en lumière la lâcheté du coup porté à Achille, venu dans le temple avec l'espoir d'épouser Polyxène, ou tout au moins pour apaiser la situation. C'est en tendant un piège au héros que Pâris arrive à le tuer. Benserade reprend cette idée : Pâris et Déiphobe, cachés dans le temple à l'arrivée d'Achille, tuent leur victime par surprise. Achille ne s'aperçoit qu'au dernier moment qu'il a été poignardé (IV, 4, v. 1261-1262) : Qui se prendroit à moi ? qui seroit l'insensé Qui viendroit m'attaquer ? mais Dieux ! je suis blessé. La fuite des agresseurs et l'arrivée d'Ajax marquent, dans tous les textes que Benserade a pu consulter, la fin de la scène dans le temple. Ajax se pose alors en vengeur de la mort d'Achille. Chez Benserade comme chez ses prédécesseurs, cette scène est très vive et constitue le paroxysme dramatique de la tragédie. Le récit de Dictys sert de canevas à *La Mort d'Achille* de Benserade et en donne les principales étapes. L'amour y est un enjeu très important, point que ne développe pas Homère et que Hardy n'exploite pas jusqu'au bout. Ces trois moments-clés de l'action donnent toute sa force à la pièce. De toutes les sources qu'il a consultées, le récit de Dictys reste le plus vivant est le plus propre à être transcrit au théâtre. Benserade n'en perd pas pour autant toute son originalité. Il se distingue par l'exploitation qu'il fait d'un passage des *Métamorphoses* d'Ovide pour en faire une scène judiciaire, même si elle n'est pas réussie, ou des personnages qu'il trouve chez les auteurs tragiques grecs. Son originalité tient donc surtout au poids accordé aux caractères des personnages. Par rapport à Alexandre Hardy et à tous les autres textes consultés, Benserade s'attache à façonner avec une attention particulière les caractères de Polyxène, d'Hécube et d'Ajax. Polyxène est le seul personnage à apparaître dans la pièce d'Alexandre Hardy, où un dialogue s'établit entre elle et Achille. Benserade s'en est inspiré et l'a placé à la scène 4 de l'acte II, avant la mort de Troïle. Les interventions de la jeune femme sont toujours tempérées et elle essaye d'agir dans le respect de son peuple et d'être en cohérence avec ses propres sentiments. Benserade accorde moins d'importance à ce personnage féminin qu'aux deux autres, Hécube et Briséis. Instrument de la vengeance des Troyens dans le récit de Darès, elle n'a ici aucun rôle direct dans le meurtre d'Achille. Mais Benserade en a fait un personnage fier et déterminé, en totale opposition avec la jeune fille suppliante et larmoyante du texte de Dictys. Elle ne se met en effet à genoux devant son ennemi que sur la demande de ses parents pour obtenir le corps de son frère mais le fait à contre cœur. C'est dans ces conditions qu'Achille, fasciné par sa beauté, cède et rend le corps d'Hector. L'*Ajax* de Sophocle et l'*Hécube* d'Euripide ont servi de modèles à Benserade pour créer ses personnages et leur donner une dimension tragique. Pour le personnage d'Hécube, Benserade s'est inspiré du récit de Darès mais surtout de la pièce d'Euripide. De ces deux textes, il a conservé tout le pathétique de la mère accablée par la perte de la plupart de ses enfants tués par les Grecs. Ce pathétique est renforcé par le revirement qui s'opère chez elle à l'annonce de la mort de Troïle (IV, 1) : alors qu'elle consentait au mariage de sa fille avec un chef ennemi, elle décide alors de venger la mort de son fils [28]. Chez elle, comme chez Hécube dans la tragédie d'Euripide, le paroxysme de sa douleur de mère aboutit à un désir violent et cruel de vengeance [29]. Son désespoir à l'annonce de la mort de Troïle est tel qu'elle se prend d'une haine irrévocable pour Achille et suggère aux fils qui lui restent, Pâris et Déiphobe, de donner la mort au héros. Benserade supprime pourtant l'idée qu'Hécube veut user de fourberie pour se venger d'Achille : elle est entièrement responsable de ses actes. C'est un personnage sans concession. Elle ne veut que le bonheur de ses enfants et c'est dans ce but qu'elle accepte dès le début le mariage entre sa fille et Achille, le meurtrier d'un grand nombre de ses fils. L'espoir d'un avenir meilleur la laisse même rêver à la descendance qui naîtra de leur union (III, 4) [30]. Mais ce bonheur illusoire est de courte durée. La mort de Troïle va la conduire à un point de non-retour. Elle ne veut plus accepter passivement son destin malheureux de mère. Face à la trahison qu'elle subit, elle se réfugie, comme Ajax le fera, dans la vengeance. De là apparaît le personnage pathétique qui, dans l'excès de la douleur, est capable du pire, guidée qu'elle est par l'énergie du désir de vengeance. C'est ce même état que décrit Euripide dans sa tragédie [31]. Tout comme Ajax, Hécube est prête à aller jusqu'au bout de ses sentiments : c'est donc elle qui convainc Pâris de tuer Achille et qui décide de la manière d'agir. Avec la pièce de Sophocle, Benserade a pu modeler le personnage d'Ajax qui revêt une importance toute particulière. Le dramaturge s'est en effet intéressé à la valeur humaine de ce héros telle qu'elle apparaît dans la tragédie de Sophocle. Un sentiment constant de respect et de reconnaissance vis-à-vis d'Achille l'anime et le pousse au suicide au moment où il s'apercevra qu'il ne pourra plus défendre ni son propre honneur ni celui de son ami. Son entrée en scène a lieu à l'acte III, scène 1 où s'engage un débat à propos de la décision d'Achille d'arrêter le combat. Ajax intervient peu dans cette scène où Ulysse mène le dialogue pour essayer de persuader Achille de continuer la lutte. C'est en ami qu'Ajax s'adresse à Achille et c'est au nom de cette fidèle amitié qu'il cherchera, après sa mort, à obtenir ses armes. Même si un désaccord s'établit entre eux à cause du refus catégorique d'Achille de se battre, Ajax, après la mort de Troïle, face à un Ulysse impitoyable, veut disculper son ami [32]. D'ailleurs le geste [33] qu'il a lorsqu'il aperçoit Achille mourant montre qu'une grande affection les lie. À ce moment, Ajax promet de sauver l'honneur du valeureux guerrier qu'il a été et de contribuer à sa succession. Au nom du sentiment qui les unit, il doit venger Achille même au prix de sa vie. Son suicide est d'autant plus tragique qu'il relève de sa foi en certains principes, certaines valeurs auxquels il ne peut renoncer. Ajax est, comme Hécube, le type du personnage trahi qui ne fait aucune concession : c'est pourquoi son geste fatal n'est pas compris, ni par Agamemnon ni par Ulysse. C'est donc le désir de vengeance qui anime ces deux personnages et les pousse à agir [34]. Il constitue une sorte de devoir impérieux imposé par une passion incontrôlable. Ce thème est présent déjà dans le théâtre antique et connaît un nouveau succès au XVII*e* siècle qui emploie des thèmes très appréciés à la Renaissance. L'exploitation de ce sujet contribue à renforcer le caractère tragique des personnages et à éveiller l'attention du spectateur. C'est pourquoi Benserade représente sur scène à la fois le meurtre d'Achille et le suicide d'Ajax. Alors qu'il représente la destruction totale, à la fois morale et physique, de l'agresseur comme de la victime, le thème de la vengeance s'avère être, dans la pièce de Benserade, le déclencheur d'une tension dramatique extrême. En effet, c'est au moment où la vengeance est mise à exécution que l'action est la plus intense. Le dramaturge, pour transcrire toute la violence de la vengeance, doit mettre en scène la violence physique. Pour cela, Benserade s'est inspiré de la tragédie d'Alexandre Hardy [35] qui met elle aussi en scène la mort d'Achille. En composant deux derniers actes très courts [36], Hardy a réussi à concentrer l'action dramatique de sa pièce et à dégager toute la vivacité que requérait son sujet. C'est pour conserver cette dynamique que Benserade a représenté le suicide d'Ajax tel qu'il est exposé dans l'*Ajax* de Sophocle. Benserade accorde donc une importance particulière aux caractères de ses personnages et cherche avant tout à mettre l'accent sur la spécificité tragique de leurs actes. C'est dans cet objectif qu'il se sert des dramaturges grecs tels que Sophocle et Euripide qui ont analysé avec précision les caractères d'Ajax et d'Hécube. Notre auteur tente ainsi de briser l'image héroïque des personnages mythologiques présentée par les récits homériques et de leur donner une dimension de véritables personnages tragiques. En ce milieu des années 1630, la tragédie revient en force, prête à détrôner la tragi-comédie et la pastorale qui régnaient sur la scène française depuis une dizaine d'années et qui ont inspiré un grand nombre d'auteurs. En 1636, Benserade se doit donc d'écrire une tragédie pour plaire à son public. *La Mort d'Achille et la dispute de ses armes* s'inscrit dans ce contexte encore confus où diverses influences littéraires et culturelles se mêlent et se combinent et où les règles dites « classiques » font leur apparition. Ce foisonnement qui enrichit le théâtre de l'époque, transparaît dans l'abondance et la richesse des références mythologiques utilisées par Benserade qui fait appel à la culture antique de son public lettré. Comme le montre la diversité des textes, récits ou tragédies, évoqués par notre auteur, *La Mort d'Achille* témoigne d'un vaste héritage culturel qui s'étend des récits homériques au genre tragi-comique en passant par les outrances du baroque. La pièce n'en reste pas moins une tragédie de son temps, conforme aux tendances du théâtre préclassique. # Une tragédie préclassique. Dès les années 1630, la notion de tragédie « régulière » est encore vague mais des théoriciens tels que Chapelain ou d'Aubignac mettent en place certaines de ses caractéristiques. Le théâtre reste aussi profondément marqué par ses expériences passées. C'est pourquoi *La Mort d'Achille* de Benserade rend compte de ces deux tendances, classiques et non classiques. Pour cette pièce, Benserade s'est sans aucun doute inspiré de l'intrigue telle que la développe Alexandre Hardy dans sa tragédie du même nom, mais il a essayé de s'en détacher en présentant deux moments importants de l'action de façon différente. Benserade met sa tragédie au service du caractère galant de son héros. Dans un premier temps, la pièce semble s'organiser autour de la structure du roman [37], qui présente des personnages pas encore héroïques, et fait donc penser à la tragi-comédie. Elle garde cependant les caractéristiques de la tragédie qui veut que dès le début, tout conduise le spectateur à envisager l'avenir le plus noir pour les personnages en scène. C'est seulement dans le récit de Darès qu'apparaît Achille éperdument amoureux de Polyxène et prêt à tout accepter pour obtenir sa main [38]. La promesse que Priam fait à Achille de lui donner sa fille en mariage si les Grecs cessent le combat [39] joue un rôle important puisqu'elle détermine la suite des événements : si Achille refuse de combattre les Troyens, il pourra épouser Polyxène. Dans la tragédie de Hardy, dès le premier acte [40], la promesse d'Achille provoque l'inquiétude des chefs grecs qui s'opposent ouvertement à son projet de mariage avec Polyxène. Cette scène n'a lieu que bien plus tard (III, 1) dans la pièce de Benserade. En effet, Achille tombe amoureux à la scène 3 de l'acte I. De là découle la place différente dans les deux pièces de la rencontre entre Achille et Polyxène. Benserade précipite les événements et provoque cette entrevue dès la scène 4 du deuxième acte, tandis qu'elle n'a lieu qu'au troisième acte dans la pièce de Hardy. En effet, pour Hardy, cette scène constitue un point fort du déroulement dramatique ; pour Benserade, elle apparaît comme un moment obligé qui permet de renforcer le caractère galant du personnage d'Achille. Dans cette même perspective, ces personnages « vierges » de tout sentiment au début de la pièce sont progressivement influencés par les événements qui se déroulent devant leurs yeux. Ce n'est pas du tout ainsi que Hardy les conçoit. Comme elle apparaît à la scène 2 de l'acte III, la haine de Polyxène envers Achille [41] est exprimée avec beaucoup plus de virulence chez Hardy que chez Benserade puisque dès la première scène où apparaît le camp grec (II, 1), Pâris rend compte de la haine de tout son peuple envers Achille et de son désir de vengeance. Le projet de mariage servira de prétexte pour mettre cette vengeance à exécution. Chez Benserade, le désir de vengeance ne naît qu'après le meurtre de Troïle, c'est-à-dire au quatrième acte. C'est à cause de ce crime qu'Hécube décide de venger tous ses autres fils tombés sous le coup mortel d'Achille. La vengeance des Troyens se concrétise à l'acte IV par la mort du héros grec. Son meurtre est représenté directement sur scène, ce que la dramaturgie classique n'approuvera plus par la suite. Benserade renforce tout le côté épique de sa tragédie en représentant sur scène la mort de son héros et suscite ainsi une vive émotion dans le public. À cette mise en scène du meurtre d'Achille s'ajoute le non respect des unités de lieu et d'action. À propos du système décoratif, il faut savoir qu'en ce début de siècle, tradition héritée du XVI*e* siècle, les différents décors n'étaient pas présentés successivement mais simultanément. La scène était divisée en plusieurs espaces réservés chacun à un décor particulier de la pièce. Cette juxtaposition des lieux rendait donc impossible le respect de l'unité de lieu. Quant à l'unité d'action, le titre même de la tragédie montre qu'elle n'est pas respectée [42]. Dans son argument, Benserade se justifie vis-à-vis de cette règle qu'il dit respecter. Pour lui, le point culminant de la pièce réside dans la mort d'Achille : les trois premiers actes convergent vers ce but. Le cinquième acte, qui présente la dispute des armes du mort, n'en est qu'un épisode. Notre auteur lie les deux moments à l'aide du personnage d'Ajax. En revendiquant les armes de son fidèle compagnon, Ajax veut en effet sauvegarder l'honneur et la mémoire d'Achille. Or l'utilisation du récit d'Ovide pour la construction de l'acte V et la forme qui en découle montrent combien cette justification est inefficace. L'unité d'action est ainsi mise à mal. Le cinquième acte se détache du reste de la pièce à cause de la rupture qui y apparaît entre l'action qu'il présente et l'action principale de la tragédie. Les harangues des deux personnages sont longues et ponctuées de références mythologiques. Le cinquième acte est donc à considérer à part comme une unité en soi. La difficulté qui apparaît à la fois dans la pièce de Hardy et dans celle de Benserade consiste à soutenir l'attention du spectateur alors que la mort du héros est survenue au cours du quatrième acte. Hardy lui aussi fait mourir Achille à l'acte 4. Il met donc en scène dans son cinquième acte, réduit à deux scènes, la bataille qui s'engage autour du corps du héros et la discussion entre les chefs grecs à propos de sa succession [43]. Il arrive ainsi à ne pas rompre l'unité d'action de sa tragédie. Benserade, en traduisant point par point un passage d'Ovide [44], brise, quoi qu'il en dise [45], l'unité d'action de la pièce. Bien qu'il soit également réduit à deux scènes, le dernier acte, déséquilibré, paraît très long [46]. En suivant fidèlement le récit d'Ovide, Benserade a voulu se démarquer de son prédécesseur mais n'a pas su transformer le récit épique en un épisode dramatique. C'est pourquoi, à ce moment de la pièce, l'action s'interrompt. La tentative de notre auteur était particulièrement risquée et elle ne sera pas réitérée par la suite par Thomas Corneille [47] : l'action dramatique sera concentrée autour de l'enjeu amoureux. Mais notre dramaturge s'est conformé à certains usages théâtraux en vigueur dès ces années 1630 et qui vont perdurer pendant tout le siècle. L'unité de temps est respectée tout au long de la pièce. Le déroulement de l'action s'imbrique dans le découpage en actes de la tragédie et tient compte des entr'actes. Le combat entre Grecs et Troyens est raconté par Pâris en présence d'Hécube et de Polyxène. Le recours à l'hypotypose [48] rend toute la violence du conflit ainsi que l'emploi du présent de narration. Ce récit contribue à susciter l'inquiétude d'Hécube quant au sort de son fils Troïle. Son désespoir après sa mort est renforcé par l'absence de toute représentation ou de tout récit de cette mort. Achille tue Troïle pendant l'entr'acte, entre le troisième et le quatrième acte. Le déroulement de l'action correspond donc au temps de la représentation théâtrale. Comme il s'en explique dans son argument, Benserade respecte également les règles de vraisemblance et de bienséance. Bien qu'Achille soit tombé éperdument amoureux de Polyxène, celle-ci n'éprouve à aucun moment de la tragédie un sentiment analogue à son égard. Polyxène ne peut en effet aimer le meurtrier de plusieurs de ses frères sans briser les conventions de bienséance, à la différence de Corneille qui n'hésitera pas à décrire Rodrigue et Chimène encore éperdument amoureux malgré le meurtre commis par Rodrigue. Cette tentative lui vaudra d'ailleurs de vives critiques de la part des théoriciens. Au cours de la scène où s'engage un dialogue entre Achille et Polyxène (II, 4), on retrouve, à la fois chez Hardy [49] et chez Benserade, la même attitude de la part de Polyxène : elle fait semblant d'accepter les sentiments du héros, feint l'amour pour le bien de son peuple, comme le lui a conseillé sa mère, Hécube, pour la convaincre. Mais en fait, seule une haine féroce l'unit à Achille. Elle semble prête à épouser son ennemi le plus acharné pour assurer la paix à venir mais ne montre à aucun moment quelque sentiment favorable envers Achille, même au début de la pièce. Dès qu'elle apprend la mort de son frère, elle se met du côté de sa mère (IV, 1, v. 1059-1066). Dans ce même esprit de cohérence, notre auteur met en scène le suicide d'Ajax qui ne peut en aucune manière choquer le public. Le suicide est en effet considéré, dans la dramaturgie classique, comme un acte de courage digne d'un héros [50]. Le suicide de Briséis n'est quant à lui pas représenté mais évoqué par un simple soldat (v. 1326) parce qu'il ne relève pas d'un acte de bravoure aussi grand que celui d'Ajax. Benserade supprime toute intervention du merveilleux dans sa tragédie, bien que, comme Hardy, il fasse appel à l'ombre de Patrocle dès la première scène [51]. Hardy la fait intervenir directement sur scène face à Achille [52] alors que Benserade supprime l'élément merveilleux, peu conforme à la vraisemblance de la pièce, et fait raconter la scène par Achille en présence de Briséis (I, 1), ce qui contribue à donner une dimension plus tragique à la suite des événements. Enfin, Benserade met en lumière deux figures traditionnelles du théâtre : le personnage du confident et celui de la rivale amoureuse. Il s'inspire du personnage de Nestor dans la tragédie de Hardy pour créer celui d'Alcimède [53]. L'inquiétude de ce dernier à la scène 3 de l'acte II à propos de la décision d'Achille est semblable à l'intervention de Nestor chez Hardy [54]. Les deux personnages font figure de sages et prodiguent leurs conseils en vue d'aider Achille. Mais chez Benserade, Alcimède occupe véritablement le rang de confident. Il reflète les angoisses et les doutes du héros. Il le met en garde au moment où il s'aperçoit qu'Achille n'a plus toutes ses facultés de jugement, brouillées qu'elles sont par son amour pour Polyxène. Les sentiments d'Alcimède envers Achille se font jour dans le monologue qu'il tient à la scène 3 de l'acte II. Il s'inquiète de la faiblesse du héros face à son ennemi. Mais Alcimède le plaint plus qu'il ne le juge : Achille est un « pauvre aveugle » (v. 479). Il décide alors de ne pas exprimer devant lui ses inquiétudes, de s'effacer devant l'obstination de son ami, ce qui rend son dévouement encore plus poignant au cours de la scène dans le temple. Ce monologue sert à lier la scène entre Priam et Achille et celle entre Achille et Polyxène et prend ainsi un caractère lyrique. La lucidité de ce confident accentue la faiblesse d'Achille et son caractère d'amant galant. La pièce s'ouvre sur un dialogue entre Achille et Briséis, sa captive. Celle-ci essaye de rassurer le héros grec en proie à de funestes présages. Dès le début, notre auteur met l'accent sur les liens qui unissent Achille à sa jeune captive. Dans le récit homérique, elle revêt une importance particulière puisque c'est à cause d'elle qu'une lutte s'engage entre Achille et Agamemnon. Benserade, quant à lui, lui confère le rôle de la rivale amoureuse : elle apparaît dès la première scène aux côtés d'Achille qui lui avoue ses inquiétudes et tente de le rassurer. Pour cela, elle fait appel à l'honneur du héros qui a remporté de grandes victoires. C'est elle aussi qui l'encourage à recevoir Priam et provoque ainsi son propre malheur puisque c'est au cours de cette rencontre qu'Achille va tomber amoureux de Polyxène. Elle intervient à deux reprises en aparté au cours de la scène 3 de l'acte I [55] pour exprimer cette inquiétude qui la pousse par la suite à écrire à Achille [56]. Elle se rend d'ailleurs très vite compte du changement qu'a opéré chez Achille la vue de Polyxène (I, 3, v. 305-306) : … Ce nouveau changement Me donne de la crainte,  de l'estonnement. Briséis met en garde Achille contre Polyxène : c'est le propre de la femme jalouse. La rudesse de la réponse d'Achille à cet égard la conduira au suicide [57]. Mais, dans un monologue qu'elle prononce à l'acte III, scène 3, elle semble résignée face aux sentiments d'Achille pour la jeune Troyenne [58]. L'amour qu'elle lui porte est vrai, profond et accentue la faiblesse des relations qu'il entretient avec Polyxène qui ne l'aime pas. Mais, comme Alcimède, Briséis décide de se taire (III, 3) et de cacher ses véritables sentiments à Achille. Le sort de Briséis qui se tue par désespoir amoureux, annonce celui d'Eriphile tel que Racine le mettra en scène dans son *Iphigénie.* L'étude des personnages de la pièce montre que Benserade leur a accordé une place prépondérante. Notre auteur a pris soin de mettre en scène des êtres qui vont jusqu'au bout de leurs sentiments. # Entre éloquence et poésie. Influencée par les tendances nouvelles qui se font jour à cette époque dans le monde du théâtre, la pièce de Benserade se distingue nettement par la forme de celle de Hardy. Outre sa connaissance de l'évolution du théâtre au moment où il écrit, notre auteur s'appuie sur le solide enseignement rhétorique qu'il a dû recevoir au collège, comme bon nombre de ses contemporains. Benserade attache donc une attention très particulière à la dimension rhétorique de sa pièce, à tel point qu'elle relève plus du discours oratoire que du discours tragique. L'action tragique est mise à mal tout au long du texte. C'est ce qui ressort de l'examen de la pièce du point de vue de la rhétorique. En effet, le genre délibératif domine les quatre premiers actes : les différents personnages cherchent à comprendre les problèmes qui se posent à eux, analysent la situation sans toutefois se décider à agir. Ce sont les événements qui les contraignent à le faire. Deux scènes entières (I, 2 et 3) sont nécessaires à Briséis pour convaincre Achille de recevoir Priam. Ce dialogue, tout comme la première scène où Achille évoque son rêve, sert à exposer la situation au public et à poser les différents problèmes. Le récit d'Achille est rendu plus vivant par le recours à l'hypotypose qui traduit toute la force émotionnelle qu'a exercé ce songe sur lui. Cette première scène d'exposition se prolonge mais dans les deux scènes qui suivent, c'est Briséis qui se charge de relater la situation. Elle met en avant le malheur de Priam et de sa famille, à la fois pour informer le public et pour convaincre Achille de recevoir le roi troyen [59]. Cette longue discussion se poursuit à la scène 3 mais l'interlocuteur d'Achille change et c'est Priam qui prend la place de Briséis. Après l'échec successif du vieux roi et de sa femme Hécube pour convaincre Achille de rendre le corps d'Hector, l'intervention de Polyxène est décisive. À partir de là (v. 245), le changement de ton est très rapide : le discours délibératif fait place à la lamentation générale sur la situation et la guerre entre Grecs et Troyens. La longueur de cette scène contribue à ralentir le rythme de l'action déjà malmenée. Lorsqu'Achille annonce à l'acte II, scène 2 son refus de continuer le combat contre les Troyens par amour pour Polyxène, il met un terme à toute évolution de l'action dramatique. À partir de ce moment, les débats dans les deux camps vont mettre en confrontation, tout au long du troisième acte, les partisans et les adversaires de la décision d'Achille : l'action n'avance plus du tout. Les trois premiers actes sont donc consacrés à un très long discours délibératif qui change d'interlocuteur chaque fois qu'il met en jeu de nouveaux débats. La force de délibération dans ces trois actes est mise en valeur par le recours presque systématique à la sentence par les personnages. Ces sentences contribuent à appuyer l'argumentation d'un personnage et à en démontrer toute la rigueur [60]. Les deux dernières scènes de l'acte III semblent néanmoins préparer le spectateur au coup de théâtre que constitue la mort de Troïle. Le récit de Pâris à propos de la situation sur le champ de bataille (III, 5) qui explique la tension qui y règne, provoque l'inquiétude chez Hécube et Polyxène et l'insistance avec laquelle Alcimède tente d'empêcher Achille de combattre (III, 6) montre que le moment est décisif. L'acte IV est en totale rupture avec les actes précédents. La mort de Troïle va provoquer une vive réaction dans le camp troyen qui va décider du sort d'Achille. Mais dans le camp grec, le ton reste délibératif (IV, 2 et 3) : la mise en garde d'Alcimède quant à l'attitude à adopter succède à la confrontation entre Ulysse et Ajax à propos du geste d'Achille. Mais ce dernier se refuse désormais à toute action. La scène 4 rompt donc la passivité des deux scènes précédentes. Contrairement aux règles de la dramaturgie classique, le meurtre d'Achille est représenté sur scène pour permettre de susciter une tension dramatique : Benserade y est contraint pour donner toute sa dimension à cet événement qui va engendrer la fin tragique d'Ajax. Le cinquième et dernier acte est, comme l'annonçait déjà le titre complet de la tragédie, un acte judiciaire. La mort d'Achille annonce la fin de la délibération, le début du procès. Cet acte met face à face les deux parties et expose dans une première scène les plaidories d'Ajax puis d'Ulysse. Les longues tirades des deux personnages font retomber la tension dramatique de l'acte précédent et ce n'est qu'au terme d'une assez longue dernière scène qu'Ajax met fin à ses jours. Le procès qui doit, au théâtre, constituer le sommet dramatique de la pièce, ne tient pas ici ses promesses puisque la rupture avec l'acte précédent est totale et que les longues harangues des deux parties diminuent toute la force de ce procès. *La Mort d'Achille* met en scène de nombreux débats qui semblent nécessaires aux personnages pour agir. Il est vrai que la tragédie a très souvent recours au genre délibératif pour mettre les personnages face à face et dévoiler tous les enjeux dramatiques du sujet. Mais, dans la pièce de Benserade, l'action même dépend entièrement de la délibération : rien ne veut être laissé au hasard par les personnages, et surtout par Achille. Finalement, le débat ne débouche pas forcément sur une action préalablement et mûrement pensée. Achille illustre parfaitement ce phénomène. Personnage de la délibération par excellence, il participe malgré lui à de nombreuses confrontations qui l'opposent aux autres figures de la pièce. En effet, il sait personnellement ce qu'il doit faire pour sauvegarder la seule chose qui compte désormais pour lui, son amour pour Polyxène. Il est alors confronté à l'incompréhension générale lorsqu'il décide de ne plus combattre contre les Troyens [61]. Cette décision est fondamentale puisqu'elle fait passer Achille du monde homérique où la gloire est seule vertu, au monde galant de la tragi-comédie. En refusant de combattre, il renonce à la gloire digne d'un valeureux guerrier. Il se montre sensible et fragile. Cette image s'oppose à celle du guerrier homérique connu pour sa force et son invincibilité. Il suffit d'un seul regard posé sur Polyxène dès la deuxième scène pour que naisse l'amour. Le langage galant qu'il emploie pour exprimer ses sentiments révèle le profond changement qui s'est opéré en lui et qui se fait jour dans le monologue qu'il prononce en présence de Briséis (III, 2). C'est à partir de ce moment qu'il décide de ne plus combattre. Cette résolution est irrévocable et engage définitivement le héros : quand il reviendra sur sa parole pour se battre contre l'effronté Troïle, tout bascule et il commet l'irréparable. Le rachat de la mort de Troïle sera sa propre mort. Achille cherche à rester un héros aux yeux de sa bien-aimée : c'est pourquoi il part au combat, sans penser que s'il tue Troïle, c'est justement cet amour qu'il met en péril. C'est également pour sauver cet amour qu'il refuse de suivre les conseils d'Alcimède après la mort de Troïle [62]. La constatation d'Ajax à la scène 2 de l'acte IV n'en paraît alors que plus amère (v. 1145). Le même adjectif « aveugle » sert aux deux amis d'Achille, Alcimède et Ajax, pour le qualifier. Achille apparaît donc affaibli par son amour, contraint à l'inaction et à la contemplation de ce qui se passe autour de lui et c'est son amour qui l'y condamne. C'est pourquoi il est totalement en décalage par rapport aux autres personnages qui ont une dimension tragique. Ce contraste contribue à accentuer la faiblesse tragique du caractère d'Achille mais aussi à mettre en valeur son caractère galant. Sa confrontation avec Briséis à la scène 2 de l'acte III montre combien il est indifférent à la souffrance de sa captive qui, dans un élan tragique, s'écrie (v. 812) : « Non, non, vivons aymee, ou mourons odieuse. » Il est aussi tout à fait insensible aux conseils d'Alcimède (III, 6 et IV, 3). À ces recommandations, Achille répond toujours en évoquant son amour pour Polyxène et son bonheur à l'idée de mourir de sa main (v. 1235-1238) : L'arrest de mon destin sortira de sa bouche Et puis pour me fraper il faut qu'elle me touche, Entre les plus heureux qui le fut jamais tant ? Elle vivra vangee,  je mourray content. Les discours délibératifs qui ponctuent la pièce permettent de mettre en relief le caractère d'Achille, en proie à l'amour. Car c'est sur ce point qu'a voulu s'attarder Benserade : le héros homérique peut tomber amoureux mais cet amour le conduit à sa propre perte car il constitue sa seule faiblesse. C'est de ce personnage galant que s'inspirera Thomas Corneille pour sa *Mort d'Achille* écrite en 1673, où une rivalité amoureuse s'instaure entre Achille et son fils pour la même Polyxène. *La Mort d'Achille et la dispute de ses armes* est une pièce de son époque, qui témoigne du poids considérable qu'a exercé la tragi-comédie sur le théâtre français dans les premières trente années du siècle. C'est pourquoi le personnage d'Achille est peut-être le plus convaincant, Benserade lui ayant accordé beaucoup d'attention. Les faiblesses de cette pièce, quelque peu déséquilibrée à cause des diverses influences théâtrales qui s'y mêlent, ont contribué à sa mauvaise réputation, du temps où elle a été représentée. Mais cette tragédie n'en reste pas moins très instructive quant à l'utilisation qu'un auteur peut faire de ses sources et de tous les éléments qu'il a en sa possession pour écrire sa pièce. # Les éditions de La Mort d'Achille. 1636-I : In 4º, 95 p. LA MORT D'ACHILLE,/ ET/ LA DISPUTE/ DE SES ARMES./ TRAGEDIE./ vignette/ A PARIS,/ Chez ANTHOINE DE SOMMAVILLE,/ au Palais, dans la petite salle, à l'Escu de France./ M. DC. XXXVI./ Avec Privilege du Roy. Paris, Bibliothèque nationale : microfiche Yf 580. 1637 : In 4º, 95 p. Paris, BNF : microfilm M 1575. ## Établissement du texte. Pour la présente édition, nous avons restitué le texte de l'édition de 1636 de *La Mort d'Achille* de Benserade en opérant quelques modifications : * – les i et u voyelles ont été distingués des j et v consonnes * – les accents diacritiques ont été rétablis là où le sens les exigeait * – les voyelles nasales surmontées d'un tilde ont été décomposées. Nous avons conservé l'orthographe et la ponctuation de l'édition de 1636. ## Rectifications. Nous présentons ci-dessous la liste des erreurs et coquilles relevées dans les différentes éditions consultées et corrigées dans le texte que nous proposons : **Epistre au roy** : l. 7 navoir **La Mort d'Achille** : v. 55 ensemble :/ v. 71 a/ v. 125 n'y/ v. 343 Travaillez-donc/ v. 408 mon/ v. 505 Ou/ v. 582 N'esteignez-pas/ v. 646 cest / v. 661 non non/ v. 711 donnez-pas/ v. 743 Comment/ v. 763 fait/ v. 773 m'escognuë/ v. 794 (didascalie) en le baisant/ v. 831 une/ à partir du v. 851 POLIXENE/ v. 923 Quoy/ v. 950 vien/v. 983 puisje/ v. 1016 cest/ v. 1025 a/ v. 1046 Empire/ v. 1075 na/ v. 1091 ma/ v. 1100 çay-je/v. 1103 ou/ v. 1132 s'on/ v. 1166 d'écouvrir/ v. 1274 Sçachez/ v. 1447 fusse/ v. 1540 na/ v. 1578 ce qui ne/ v. 1637 non pus/ # LA MORT D'ACHILLE. # TRAGEDIE. ## Epistre. ## Au roy. Sire, Puis que toute la France delivrée de sa crainte se jette aux pieds de V.M. pour luy tesmoigner qu'elle n'est pas méscognoissante, je serois le seul coupable, si je n'augmentois cette honorable foulle de vos peuples qui porte si haut dans l'air le bruit des justes acclamations qu'elle donne à la derniere, et à la plus illustre de vos victoires, voyant comme elle déploye desja ses ailles pour voller de vostre costé. Et en effet, SIRE, quelques grandes, et quelques estonnantes qu'ayent esté vos actions depuis que vous tenez ce magnifique Sceptre que le droit du sang vous a mis en main, et que vos Royales vertus vous confirment tous les jours, V.M. sembleroit n'avoir pas tout à fait travaillé pour son honneur, si elle n'avoit eu une plus ample matiere pour occuper sa grandeur et sa force : tantost elle s'emploioit à vaincre des Rebelles, tantost à soûtenir la foiblesse de ses Alliez contre la violence des Usurpateurs, et tantost à reprimer l'insolence et la perfidie d'un Voisin, et d'un Vassal ; Il estoit temps qu'elle fit parêtre que toutes ses armes luy sont également avantageuses, et qu'elle s'aide aussi glorieusement du bouclier que de l'epée : Et ç'a esté en cette derniere guerre qu'elle en a donné, et en donne encore des preuves qui mettent sa gloire au plus haut poinct qu'elle puisse estre, et qui font rougir l'Espagne de la honte, et de la vanité de ses entreprises. [63] Si les autres Monarques ont de l'assurance, et de la tranquillité dans leurs Etats, ils la tiennent moins d'eux mesmes que de leurs sujets qui travaillent sans cesse pour le salut et pour l'affermissement de leurs couronnes, mais au contraire le repos et la seureté que nous avons ne vient pas tant de nous comme c'est un effet de vostre agitation, et des dangers où V.M. s'expose tous les jours pour la conservation de nos vies, et de nos biens : De façon que nous ne pourions nous dispenser de nos hommages legitimes à moins que d'ajouster l'ingratitude à la desobeissance, et d'offencer en vostre personne le meilleur pere qu'ait jamais eu la Patrie, et le plus grand, et le plus vaillant Roy du monde ; Achile que je vous offre en toute humilité le confesseroit de sa propre bouche si V.M. avoit besoin des louanges d'un moindre qu'elle ; Je la suplie tres-humblement qu'il en soit veu de bon oeil, et qu'elle pardonne à l'ambition de celuy qui l'ose présenter ; C'est, SIRE de V.M. Le tres-humble, tres-obeïssant, & tres-fidelle serviteur & subjet, DE BENSSERADDE [64] ## AU LECTEUR. Le sujet de cette Tragedie est assez fameux pour n'estre pas ignoré de ceux qui la liront, puis que les plus beaux gestes de celuy qui en est le Herôs sont escrits d'un style si merveilleux par le divin Homere ; quelques Autheurs comme Dares Phrygius, & Dictys Cretensis [65], en parlent historiquement, & avec plus de vray-semblance, j'ay pris des uns & des autres ce que j'en ay jugé necessaire pour l'embellissement de la chose sans en alterer la verité. [66] Je m'asseure que l'on m'accusera d'avoir icy chocqué les loix fondamentales du Poëme Dramatique [67] en ce que j'ajouste à la mort d'Achille, qui est mon objet, la dispute de ses armes, & la mort d'Ajax, qui semble estre une piece detachée, mais je m'imagine que mon action n'en est pas moins une, & que cette dispute & cette mort qui pourroit ailleurs tenir lieu d'une principale action ne doit estre icy considerée qu'en qualité d'Episode & d'incident [68], veu qu'elle regarde principalement Achille, & qu'elle n'est pas le veritable but de ma Tragedie, bien que ce soit par où elle finit, s'il falloit tousjours finir par la mort du premier Acteur, le Theatre se verroit souvent despoüillé de ses plus beaux ornemens, la mort de Cesar [69] ne seroit pas suivie du pitoyable spectacle de sa chemise sanglante qui fait un si merveilleux effect ; & qui pousse si avant dans les coeurs la compassion, le regret, & le desir de vengeance, quand Ajax se tuë du desespoir d'estre frustré des armes d'Achille, il ne donne pas tant une marque de sa generosité qu'il laisse un tesmoignage du merite de ce qu'il recherchoit, & par consequent cét acte ne tend qu'à l'honneur de mon Herôs. En tout cas si j'ay failly pardonne moy, & puis qu'il ne m'est pas permis d'esperer une juste loüange de la meilleure de mes productions, souffre que je tire un peu de gloire de la plus belle de mes fautes. ## PERSONNAGES. – ACHILLE. – BRISEIDESa Captive. – ALCIMEDE.Escuyer d'Achille. – PRIAM.Roy de Troye. – HECUBE.Sa femme. – POLIXENE.Leur fille. – PARIS.Leurs fils. – DEIPHOBE. – AJAX. – ULISSE.Capitaines Grecs. – AGAMEMNON.General d'armée. – CONSEIL DES GRECS. – TROUPE DE TROYENS. – UN SOLDAT GREC. # ACTE PREMIER. ## SCENE PREMIERE. ACHILLE. BRISEIDE. [70] ACHILLE. Je ne sçay, mon cher coeur, ce qui doit m'arriver, Mais depuis quelque temps je ne fay que resver, J'ay tousjours dedans l'ame un soucy qui me ronge, Tousjours l'esprit troublé de quelque horrible songe, Je ne voy qu'en tremblant l'ombre qui suit mes pas, Enfin je crains un mal que je ne cognoy pas. BRISEIDE. Si vous n'estiez Achille, ou si je n'estois femme, Je voudrois vous oster cette frayeur de l'ame. Hé quoy vous laisser vaincre à des illusions ! Que fait vostre courage en ces occasions ? Ne voyant dans ces lieux que meurtres, & que pestes, Quels songes feriez-vous que des songes funestes ? ACHILLE. Soit une illusion, soit phantosme, ou vapeur, Les prodiges sont grands, puis qu'Achille en a peur. BRISEIDE. Encore, beau Vainqueur, qu'est-ce qui vous effraye ? ACHILLE. Patrocle m'aparoist [71], & me fait voir sa playe, Au milieu de la nuict son phantosme sanglant S'approche de mon lict d'un pas affreux, & lent : Et quand je l'aperçois, ou que je l'entends plaindre, J'aymois tant cet amy que j'ay peur de le craindre. Il m'appelle, il me presse, & me comblant d'effroy. Me dit d'un triste accent, tu m'as vangé, suy moy [72]. Là ma bouche est sans voix quelque effort qu'elle fasse, Je me la sens fermer par une main de glace, Un pesant faix m'abat quand je me veux lever, Je le sens qui m'estouffe, & ne le puis trouver. La nuict a beau finir, tousjours mon dueïl persiste : Avecque mes amis malgré moy je suis triste, Je pers de jour en jour l'usage des plaisirs, Et ne respire plus qu'avecque des soupirs [73]. BRISEIDE. “ C'est ainsi que le Ciel advertit ceux qu'il ayme, “ Et qu'il voit s'engager dans un peril extresme. Croyez pour l'esviter ce que vous avez veu, “ Le plus certain presage est menteur estant creu. Achille, autant d'objects qui troublent vostre joye, Sont autant de conseils que le Ciel vous envoye. Evitez les dangers où l'on vous voit courir, “ Un grand coeur comme vous peut tuër, & mourir. Un malheur peut ternir l'esclat qui vous renomme, Achille est redoutable, il est vaillant, mais homme [74]. ACHILLE. “ Nostre vie est un bien difficille à garder, “ Afin de la deffendre on la doit hazarder. Je m'en croirois indigne au destin qui nous presse Si je ne l'exposois pour le bien de la Grece. La mort dans le peril ne m'espouvante pas, Je la crains dans la paix, & la cherche aux combas [75]. Qu'elle ne vienne à moy que par la noble voye, Je ne la craindray point pourveu que je la voye, Je l'ay veuë effroyable, & la verrois encor, Sans pallir je l'ay veuë au front du grand Hector Mais la fine qu'elle est fait son coup dans le calme, Souvent elle se cache à l'ombre d'une palme [76], Et c'est là le sujet de ma timidité, Je me fie au danger, & crains la seureté. BRISEIDE. Cet instinct qui confond nos deux ames ensemble, Confond nos passions, vous craignez, & je tremble. Achille, au nom des Dieux tesmoins de nostre amour, Par mes yeux, par mes pleurs, conservez-moy le jour, Refroidissez un peu cette chaleur extresme, Et ne meurtrissez point l'innocent qui vous ayme, Mon coeur où comme un Dieu vous estes adoré, A qui vostre peril est un mal asseuré : Assez de vostre sang honore la Phrygie, La vague du Scamandre [77] en est assez rougie. Quel honneur maintenant pouvez vous aquerir ? Hector, & Sarpedon [78] ne sçauroient plus mourir. Ilion n'en peut plus, qu'il soit pris par un autre, La gloire qu'il en reste est moindre que la vostre. ACHILLE. Tu n'es pas toute seule objet de mon soucy, La gloire est ma maistresse, & je l'adore aussy : Pourtant à quelque effect que mon courage monte, Mes jours sont à toy seule, & je t'en rendray conte. Mais que veut Alcimede ? un homme si discret N'interrompt pas pour peu nostre entretien secret. ## SCENE DEUXIESME. ALCIMEDE. ACHILLE. BRISEIDE. ALCIMEDE. Le souverain de Troye, & des femmes dolentes En faveur de la treve arrivent dans vos tentes, Avecque des presens, de l'argent, & de l'or, Afin de racheter le cadavre d'Hector. ACHILLE. Si c'est pour ce dessein qu'ils ont quitté la ville, Je plains un tel travail qui leur est inutille, Ils devroyent pour leur bien encore y sejourner, Puis qu'ils ne sont venus que pour s'en retourner. BRISEIDE. Helas ! n'adjoustez rien à leur triste fortune, Voyez les, & souffrez leur priere importune, Admirez dans ces gens les divers coups du Sort, Monstre capricieux qui vous baise, & les mord. Faittes reflexion sur la misere extresme D'un pere sans enfans, d'un Roy sans diadesme : Car le trespas d'Hector met Priam à ce point, Il est pere, il est Prince, & pourtant ne l'est point. Quant à moy je ne plains que cette pauvre mere. Ha ! combien sa douleur luy doit sembler amere, De voir que son fils mort est en vostre pouvoir, Et de n'esperer pas peut-estre de le voir ! D'un favorable accueil consolez leur tristesse, “ C'est une cruauté d'oprimer qui s'abaisse. ACHILLE. Je ne doy pas aussi m'abaisser devant eux. BRISEIDE. Priam est tousjours Roy bien qu'il soit malheureux, Vous le devez traicter comme on traicte un Monarque, Bien qu'un Roy soit tout nu, jamais il n'est sans marque : “ Bien qu'il ait despoüillé tout ce que les Roys ont, “ La majesté luy reste encore sur le front. “ Cette pompe invisible, & ce rayon celeste “ Est de tous ses honneurs le dernier qui luy reste. “ Le Sort dont l'inconstance, & l'eleve, & l'abat “ Peut tout sur sa couronne, & rien sur cet éclat. ACHILLE. Alcimede va querir Priam. Qu'il vienne, je suis prest d'entendre sa requeste : Oüy, je respecteray ce qu'il a sur la teste, Et je m'efforceray sans le rendre confus, De faire un compliment d'un honneste refus. Car de rendre ce corps à la douleur d'un pere, Il eut trop d'arrogance, & j'ay trop de cholere. Mon cher amy Patrocle en fut trop outragé, Et je l'offencerois apres l'avoir vangé. [79] BRISEIDE. Quoy dédaignerez-vous, & le prix & les larmes Qu'ils offrent pour un fils triste object de vos armes ? Voyez à quel mal-heur les a reduits le Sort, De l'avoir eu vivant, & de l'acheter mort. Les voicy, ce vieux Roy monstre plus que personne Que tousjours le bon-heur n'est pas sous la couronne. ## SCENE TROISIESME. PRIAM. HECUBE. POLIXENE. ACHILLE. BRISEIDE. ALCIMEDE. ACHILLE *allant recevoir Priam.*. Certes mes ennemis sont trop officieux [80], Vous me faictes rougir de venir en ces lieux, Je respecte dans vous, & l'âge, & le merite, Et sçay ce que je dois à cette belle suitte. PRIAM. Ma suitte n'attend point de respect, ny d'honneur, Elle est bien moins qu'esclave, & vous estes Seigneur, De moy je ne croy pas, en l'estat desplorable, Où m'ont reduit les Dieux, estre considerable, Ny pouvoir exiger un hommage contraint, Et par ces cheveux blancs, & par ce qui les ceint. Non, nous ne venons point l'ame triste, & saisie, Tirer des complimens de vostre courtoisie, Ny de ces vains honneurs, brave sang de Thetis. ACHILLE. Que me demandez-vous ? PRIAM.         Nous demandons mon fils, Par nos cris, par nos pleurs, par l'ennuy qui nous presse, Par une langoureuse, & trop longue vieillesse, Par vos mains que je baise [81]. ACHILLE.         O Dieux, que faictes-vous ! Des Reynes, & des Roys embrasser mes genoux ! PRIAM. Elle s'évanoüist cette Majesté haute, Nostre malheur, Achille, & vostre bras nous l'oste. ACHILLE. Je ne souffriray point que vous vous abaissiez. HECUBE. Nous sommes comme il faut. ACHILLE.         Levez vous, & priez. BRISEIDE *tout bas*. Tenir pour un fils mort cette lasche posture ! A quoy ne nous réduit le sang, & la nature ? PRIAM. Tous mes enfans [82], Achille, ont tombé sous vos coups, Et je n'en ay jamais murmuré contre vous. Je vous croy de mes maux l'instrument, non la cause : [83] Aussy parlant de vous, je n'ay dit autre chose. Quand sur moy la fortune a vomy tout son fiel, Sinon, la main d'Achille est le glaive du Ciel : Mes enfans les plus chers ont esté ses victimes, Et dans mon propre sang il a lavé mes crimes : Par vous il m'a puny, son foudre est vostre fer, Et les Dieux par vos bras ont voulu m'estouffer. Ils n'ont pas assouvy leur hayne insatiable, Troye est plus mal-heureuse, ou je suis plus coupable. Tout ce que j'ay souffert ne les contente pas, Achille, par vos mains ils veulent mon trespas, Finissez donc ma vie en achevant mes peines, Tirez ce peu de sang qui reste dans mes veines, Ou rendez-moy ce fils qui me touche si fort, Je seray chastié quand je le verray mort : Si je le demandois avec l'ame, & la vie Qu'il ne peut plus avoir, que vous avez ravie, J'attendrois un refus, mais helas il me plaist Tout pasle, tout sanglant, tout massacré qu'il est ! Ha ! si vous cognoissiez les mouvemens d'un pere Qui sent mon infortune, & souffre ma misère ! Le vostre ( brave Achille ) est plus heureux que moy, Cependant sa vieillesse est tousjours dans l'effroy, Aprehende pour vous, ne cesse de se plaindre, Et craint ce qu'autrefois j'eus le bon-heur de craindre. Hélas je le souhaitte exempt de mes malheurs ! [84] Que jamais vostre sang n'attire de ses pleurs, Soyez tousjours heureux, & que jamais Pelée N'ait les tristes ennuys dont mon ame est troublee. ACHILLE. J'ay pitié de vos jours que la misere suit, Et je plains l'infortune où je vous voy reduit, Peussay-je vous monstrer comme j'en suis sensible ! Mais vous me demandez une chose impossible : Vous voulez par des cris en obtenir le don, Et contre la justice, & contre la raison ; Que vostre fils Hector en ait abatu mille, Ait combatu pour vous, ait deffendu sa ville, Et poussé contre nous par un courage ardent N'ait pas mesme espargné mon plus cher confident, A qui d'un coup de pique il fit mordre la terre, Je sçavois sa valeur, & les loix de la guerre ; Mais de le despoüiller apres l'avoir tué, Que ce lasche projet se soit effectué, Le rendre apres cela c'est une faute insigne, Il auroit les honneurs dont il est trop indigne, Et l'on diroit de moy l'autheur de son trespas, Achille fait mourir, mais il ne punit pas. PRIAM. N'estoit-il pas puny, s'il vous parut coupable, Lors que mort, & vaincu, ce Prince desplorable Traisné par vos chevaux, percé de part en part Faisoit le tour des murs dont il fut le rempart ? Quand on voyoit sa teste en si triste esquipage Bondir sur les cailloux sanglante, & sans visage, Et que de tout cela nous estions les tesmoins, Patrocle, & sa vengeance en vouloient un peu moins. [85] A quel ressouvenir vostre rigueur m'oblige ! Pour vous persuader faut-il que je m'afflige ? Que mon fils soit du moins arrousé de mes pleurs. ACHILLE. Son aspect ne feroit qu'augmenter vos douleurs. PRIAM. Quoy vous ne voulez pas mesme que je le voye ? à Hécube O Prince miserable ! ô Troye, autrefois Troye ! Esprouve si son coeur s'amolira pour toy, Peut-estre la pitié n'est morte que pour moy. HECUBE. Que les pleurs d'une mere attendrissent vostre ame, Donnez à la nature un bien qu'elle reclame ; Celuy de qui le bras vous resistoit jadis N'est plus vostre ennemy, mais c'est tousjours mon fils : Estre vindicatif mesme apres la victoire, C'est vostre deshonneur plutost que vostre gloire. ACHILLE *tout bas.*. Rien sur ma volonté ne peut estre absolu : Ils ne l'auront jamais, j'y suis trop resolu. HECUBE. Dequoy murmurez-vous [86] ? ACHILLE.         Vostre infortune est grande, Et je m'accorderois à ce qu'elle demande. Mais quoy ? je ne vous puis livrer ce bien fatal Sans la permission de nostre General. Dans l'armée où je suis on n'excepte personne, Rien de ce corps n'agit que le chef ne l'ordonne. HECUBE. “ Le plus chetif soldat a droict sur son butin, Et la valeur d'Achille auroit pire destin ? A genoux devant luy (ma chere Polixene.) POLIXENE. [87]. La mere n'y peut rien, la soeur perdra sa peine. HECUBE. Adresse ta priere à l'honneur des humains, Et tends devers le Ciel tes innocentes mains. POLIXENE. Je n'ose (grand Herôs) esperer que mes larmes Pour vous toucher le coeur soient d'assez fortes armes, Car j'ay trop peu de grace à pleurer un malheur Pour faire la pitié fille de ma douleur. Mais si vostre bonté me donne l'asseurance Qu'elles esbranleront cette rude constance, Ces pleurs dont j'entretiens la memoire d'Hector, Ces deux fleuves taris pourront couler encor ; Perdez cette rigueur où peu de vertu brille, Et qu'Achille une fois soit vaincu d'une fille, Que l'animosité mette les armes bas, “ C'est gloire de se rendre aux injustes combas. Que vostre passion ne vous soit plus contraire, Que vostre ennemy mort, ce miserable frere Ait un sepulchre ailleurs qu'au sein de ses parens, Helas voyez mes pleurs ! ACHILLE.         Je me rends, & le rends ; Vos larmes ont esteint ma vengeance enflammee, Ce que n'auroit pas fait le pouvoir d'une armée, “ Une simple douceur calme nos passions, “ Et des humilitez ont vaincu les lions. Madame, l'equité veut que je vous le rende, Oüy, vous avez de moy plus que vostre demande, Essuyez donc ces pleurs qui font un tel effort, Il n'en falloit pas tant pour obtenir un mort : Je recognois ma faute, & je voudrois, Madame, En vous rendant ce corps l'animer de mon ame. PRIAM. “ Ainsi des justes Dieux l'adorable pouvoir “ Fait naistre le bon-heur au tombeau de l'espoir. Achille, vos faveurs monstrent ce que vous estes, Ces presens sont le prix du bien que vous nous faites. Avec quelle rigueur suis-je traicté du Sort ? Il offre des présens. [88] Que je m'estime heureux de revoir mon fils mort ? ACHILLE. Que n'ay-je le pouvoir de le remettre au monde ? J'estimois sa valeur, elle estoit sans seconde, Et combien que je sois l'autheur de son trespas, Mon coeur, je vous le jure, en veut mal à mon bras. Mais quand dedans son corps l'ame seroit remise, (Souffrez que je vous parle avec toute franchise) Quand mesme il paroistroit comme il parut un jour Quand il fit à nos gens souhaitter le retour, Et qu'il vint furieux deffendant vos Pergames [89] Jetter dans nos vaisseaux la frayeur, & des flames, A quoy vous serviroit la force de ses coups ? Vous avez la justice, & les dieux contre vous : “ Que l'on soit plus qu'un Mars, & puissant, & robuste, “ Il n'est rien de si fort qu'une querelle juste, “ L'ennemy vigoureux combat moins vaillament “ Que le foible ennemy qui combat justement, “ Et l'on voit bien souvent où la force perfide, “ Un pigmée innocent vaincre un coupable Alcide. Que ne nous rendez-vous cette infame beauté [90] Qui nous fait tant de peine, & vous a tant cousté ? C'est elle plus que moy qui fait rougir vos fleuves, Qui dépeuple Ilion, & qui fait tant de veufves, Qui perdant vos enfans vous fait perdre un thresor, Et qui porta ma pique à la gorge d'Hector. Je voudrois vous servir avec un zele extresme Mais comment vous servir ? vous vous nuisez vous-mesme, J'ay pitié de vous voir en ce fascheux estat, Et je ne marche plus qu'à regret au combat. Vos affaires vont mal. PRIAM.         En l'estat où nous sommes, Nous n'avons du secours ny des Dieux, ny des hommes. Nous avons sous les maux mille fois succombé : Le superbe Ilion seroit desjà tombé, N'estoit qu'il doute encore en son destin supresme S'il faut ou qu'il se perde, & s'accable soy-mesme, Ou tombe du costé d'où la foudre luy vient : Et cette incertitude est ce qui le maintient. Deiphobe, Pâris, & le jeune Troile Dignes freres d'Hector, sont l'appuy de ma ville : C'est où j'en suis reduit. ACHILLE.         Entrons. Pour vos presens, Avec le corps d'Hector de bon coeur je les rens, Il faut nous visiter tant que la tresve dure, Vous serez plus heureux, Achille vous le jure. HECUBE. O genereux Guerrier ! BRISEIDE.         Ce nouveau changement Me donne de la crainte, & de l'estonnement. < Fin du premier Acte. > # ACTE II. ## SCENE PREMIERE. PRIAM. HECUBE. PARIS. PRIAM. Mais est-il bien possible, & le devons-nous croire, Que sur luy Polixene ait aquis cette gloire ? Que cette passion ait calmé son courroux, Et qu'il ayme estant Grec quelque chose de nous ? HECUBE. Mais est-il bien possible, & le devons nous croire [91] Qu'une voix sans visage ait aquis cette gloire ? Ou que sur ce grand coeur une grande beauté Ait eu tant de pouvoir sans l'avoir surmonté [92] ? Que n'avons-nous pas fait ? la jeune Polixene L'a moins prié que nous, n'a pas eu tant de peine. A quoy donc si ses yeux n'avoient eu quelque droit, Auroit-il accordé ce qu'il nous refusoit ? PARIS. Que n'estois-je avec vous ? j'eusse veu sa pensée, De quelle affection elle estoit traversée, Et d'où venoit en luy ce mouvement si prompt, Car je cognoy le coeur dés que je voy le front, Des feux les plus cachez je voy des estincelles, Et juge de l'amour aussy bien que des belles. Achille inexorable, & puis humilié, C'est ensemble un effect d'amour, & de pitié, Ce double mouvement qui tient l'ame engagée, Peut naistre des appas d'une belle affligée, “ Rien n'est plus eloquent que de beaux yeux moüillez, “ Par eux sont de fureur les Tygres despoüillez. Sans doute que ma soeur est dans l'esprit d'Achille, Et cette affection nous est beaucoup utille. PRIAM. Si ma fille devoit vous attirer à nous, Achille, ha que plutost ne l'apperceustes vous ! On ne vous eust point veu si fatal à ma joye, Derriere vostre char traisner Hector, & Troye . Tu vivrois mon enfant, l'appuy de mes citez, Et le retardement de nos fatalitez [93]. PARIS. Que vostre majesté ne perde point courage, Et sauvons, s'il se peut, les restes du naufrage. L'Amour nous donne Achille, & s'il est diverty [94], Nous pourrons voir Ajax entrer dans son party. PRIAM. Travaillez donc pour vous, Hector, & ma vieillesse N'accroistront point l'honneur des pompes de la Grece [95], Il est mort, & je meurs, attendez vostre fin, Et poussez jusqu'au bout vostre jeune destin, Car c'est pour vous, Pâris, que Mars se rassasie, Et du sang de l'Europe, & du sang de l'Asie, Nos mal-heurs sont de vous, vous les avez produits, Et vostre seule pomme a fait naistre ces fruits. PARIS. Je sçay que j'ay causé nos plus tristes journees, Et ce juste reproche a plus de neuf annees [96]. Mais quoy que cette guerre offre à mon souvenir, L'amour la commença, l'honneur la doit finir. HECUBE. Que l'amour la finisse, & que le coeur d'Achille En aymant Polixene ayme aussi nostre ville, Nous le pourrons gagner, jamais selon nos voeux Plus belle occasion [97] ne monstra ses cheveux. Le voicy, cet oeil doux, & ce front peu severe Ne s'accordent point mal à ce que j'en espere. ## SCENE DEUXIESME. PRIAM *(luy allant à la rencontre.)*. Nous venons de pleurer sur les cendres d'Hector, Et de ses os bruslez le bucher fume encor, Depuis que nous menons cette vie affligée, Neuf fois j'ay veu jaunir nos plaines de Sigée, Et desja par neuf fois Ide le Sacré mont De neige, & de frimas s'est couronné le front [98]. Nous n'abandonnons point ceux qui cessent de vivre, On nous voit tous les jours les bruler, ou les suivre, Et la fatalité de nos communs malheurs Nous fait tousjours respandre ou du sang, ou des pleurs. Que ne vous trouviez-vous parmy la compagnie Pour estre spectateur de la ceremonie. ACHILLE. Je ne recherche point d'accroistre mon mal-heur, Ma douleur me suffit sans une autre douleur, Mon esprit souffre assez au mal qu'il se propose, Sans voir ce triste effect dont mon bras est la cause, “ Nostre felicité n'est pas d'estre Vainqueur, “ Et souvent la victoire est triste dans le coeur [99]. HECUBE. Ha ne vous plaignez point : tout vous rit sur la terre, Jamais sur vos lauriers n'est tombé le tonnerre, Vous rompez, terracez tout ce qui nous deffend, Tousjours victorieux, & tousjours triomphant. ACHILLE. Le sujet de vos maux ne l'est pas de ma joye, Je ne serois heureux quand j'aurois conquis Troye, Qu'en ce poinct que j'aurois loin de vous affliger, L'honneur de vous la rendre, & de vous obliger ; Car où j'en suis reduit, mon plaisir, ny ma gloire Ne me sçauroient venir du fruict d'une victoire. Mais souffrez que tout haut je vous proteste icy, Que si vous endurez, Achille endure aussy. J'ignore qui de nous a plus sujet de craindre, Encor vous plaignez-vous, moy je ne m'ose plaindre. PRIAM. Quel que soit vostre mal, je le souffre avec vous, Et j'ay pitié de ceux qui n'en ont point de nous. Contraire à l'ennemy qui nuit alors qu'il aide, J'y voudrois aporter un diligent remede, Et je soulagerois les maux que vous avez, Pourveu que je le peusse. ACHILLE.         Helas ! vous le pouvez. Que vostre Majesté m'accorde une requeste, Je vous offre mon bras, je vous offre ma teste, Si vostre courroux veut, ou ne veut s'assouvir, Il s'en pourra vanger, ou s'en pourra servir : Nos vaisseaux reverront les rives de Mycene, Je feray subsister la paix avecque Helene, Si le Grec orgueilleux ne veut pas l'accorder, Nous le mettrons au poinct de vous la demander. Troye apres ce refus me verra, je le jure, Soustenir sa querelle, & vanger son injure, Tournant contre les miens ma colere, & ce fer, L'on verra par Achille Ilion triompher, Et mieux que quand Hector par tout se faisoit voye, Vous verrez refleurir vostre premiere Troye, Achille estant Troyen ne demordra jamais. PRIAM. Vous nous le promettez ? ACHILLE.         Ha ! je vous le promets [100]. PRIAM. Demandez hardiment, asseuré que ma vie, Si vous la demandez se donne à vostre envie ACHILLE. Mais devant qu'à vos yeux mon mal soit exposé, Pardonnez-moy celuy que je vous ay causé, Je n'obtiens que par là ceste faveur insigne, Et par là seulement mon espoir s'en rend digne : Dois-je helas ! me flatter de l'honneur que j'espere ? “ Qui tremble pour la peine est bien loin du salaire. Aussy suis-je bien loing d'impetrer ce beau don, Si je ne fais encor que demander pardon, Il se met à genoux. Ces sentimens d'orgueil enfin se sont perdus, Je vous rends les devoirs que vous m'avez rendus, Par vos mesmes sanglots où j'adjouste la flamme, Vos souspirs arrachez du plus profond de l'ame, Par cette voix qui triste, & touchant ma rigueur Me demandoit un corps, je vous demande un coeur, C'est ce grand coeur dont mesme une fille est maistresse, Polixene a forcé le bouclier [101] de la Grece : Mais qu'au lieu de le rendre il puisse estre accepté, Et que ce pauvre coeur n'en soit point rebuté, Qu'un hymen des souspirs fasse naistre la joye, Et pour un commun bien sauvez Achille, & Troye. PRIAM. “ Celuy certes n'est pas mal-heureux à demy “ Qui n'attend des bien-faicts que de son ennemy : Un mortel craint des Dieux, aymé de la victoire Se laisse donc surprendre au milieu de sa gloire ? Et vostre grand courage est donc reduit au point D'esperer en ma grace, ou de n'esperer point ? Quoy ma fille aymeroit nos plus grands adversaires ? Elle seroit le prix du meurtre de ses freres ? Et je vous pourrois faire un traittement si doux Apres les maux sanglans que j'ay receu de vous ? Je ne veux point pourtant tromper vostre esperance, Ny faire qu'un refus me serve de vengeance, Nous procurant la paix sous ces conditions, Que ma fille responde à vos affections [102]. ACHILLE. Ha ce doux mot ranime un coeur reduit en cendre ! Vous me donnez la paix, & je vous la veux rendre. Achille qui joüist d'un bon-heur sans esgal, Vous fera plus de bien qu'il ne vous fit de mal, Et si de vostre sang il rougit plus qu'un autre, Il vous offre le sien en eschange du vostre, J'acheveray pour vous ce qu'Hector projettoit. HECUBE. Helas ! soyez nous donc ce qu'Hector nous estoit. ACHILLE. Je ne merite pas cét honneur que j'espere, Je fus son homicide, & je seray son frere. PARIS. Il faut rompre les loix de la civilité, Et que je vous embrasse en cette qualité [103]. ACHILLE. Ouy, Pâris, en faveur des beaux yeux de ma Reyne Ce bras qui poursuivoit deffendra ton Helene, Je ressens les transports dont tu fus possedé, “ Et sçay qu'un beau thresor doit bien estre gardé. Mais, Sire, permettez qu'en ce lieu je m'acquitte Des devoirs d'un amant devant que je vous quitte, Souffrez qu'auparavant que d'aller au conseil, J'offre un premier hommage à ce jeune Soleil [104]. PRIAM. A recevoir vos voeux ma fille est preparée, Mais que vos entretiens soient de peu de durée, Vous n'estes pas encore au point de vous unir, Et la tresve accordée est preste de finir. Hastez-vous, & pensez que toute vostre joye Ne depend seulement que du respos de Troye, Et qu'il faut pour son bien qu'Achille desormais Change une courte tresve en une longue paix. Tous r'entrent. ## SCENE TROISIESME. ALCIMEDE *demeure seul* [105]. Où va ce pauvre aveugle ? il court au precipice, “ Ha je voy bien qu'Achille est foible sans Ulisse, “ Que la force ne peut divertir un mal-heur, “ Et qu'il faut la prudence avecque la valeur [106]. Priam se voit superbe, & tout d'un temps sa ville Vange Hector, tient Helene, & triomphe d'Achille. Comme sa passion se change incontinent, Tantost il estoit froid, il brusle maintenant, Il songeoit à Patrocle, il songe à Polixene, Il regrettoit sa mort, il souffre une autre peine, Il arrousoit de pleurs son triste monument, Nous le vismes amy, nous le voyons amant [107] : Une jeune ennemie est sa chere maistresse [108], Tu t'en plains (Briseide) & moy je plains la Grece, Affligeons nous tous deux privez de tout bon-heur, Et de son inconstance, & de son des-honneur ; Une fille sur luy remporte la victoire ! Il perd en un seul jour plus de neuf ans de gloire, Et s'abaisse, vaincu par de simples regars, Jusqu'à rendre à l'Amour ce qu'il a pris à Mars ? De plus son mal s'aigrit en telle violence, Que qui le veut guerir se ruyne, & l'offence, Et l'on doit pour complaire à ses feux dissolus Dire qu'il est bien sain quand il souffre le plus. Je ne luy diray mot [109], mais aussy cette lettre Qu'en partant Briseide en mes mains vient de mettre, Où peut-estre elle tasche à l'attirer à soy, Luy parlera sans doute, & pour elle, & pour moy : Par là je l'advertis du danger qui le presse, C'est la voix d'Alcimède, & la voix de la Grece ! Je le desgageray de ces foibles appas, Et luy remonstreray mesme en ne parlant pas. ## SCENE QUATRIESME. ACHILLE. POLIXENE. [110] Une chambre paroist, & Achille aux pieds de Polixene qui luy presente son espee nuë. ACHILLE. Non, Madame, achevez mon destin miserable, Vangez-vous, perdez-moy par un coup favorable, Qui retarde l'effort de vostre belle main ? Est-ce pitié, foiblesse, injustice, ou desdain ? J'ay choisi ce supplice, en songez-vous un autre ? Espargnez-vous mon sang ? j'ay tant versé du vostre. POLIXENE. Quelle grace au coupable enfin puis-je donner Puis que c'est le punir que de luy pardonner [111] ? Pourquoy desirez-vous que cette main vous tuë ? Quoy depuis la faveur que de vous j'ay receuë, Depuis qu'à ma priere on vous a veu changer, M'avez-vous obligée à vous desobliger ? ACHILLE. Si vous m'estiez bon juge en cognoissant mon crime, Vous le feriez passer pour acte legitime. Mais vous estes severe, & je suis criminel A cause que je sçay que vous me croirez tel. Ouy je vous faschay moins meurtrissant vostre frere, Je ne fus que hardy, mais je suis temeraire. Tous mes faits ne sont rien, je m'esleve au dessus, J'ay beaucoup fait, Madame, & j'ose encore plus, Mon audace merite une cheute pompeuse, Et cette vanité rend ma honte fameuse. Qu'elle perisse donc sans me faire parler, Que l'ambition creve à force de s'enfler : Je peche contre vous sans remors, & sans blasme. POLIXENE. Mais quel est ce peché [112] ? ACHILLE.         Je vous ayme, Madame, C'est ma temerité, ma gloire, mon forfait, Et voilà ce que j'ose apres ce que j'ay fait : Mon coeur s'ose flatter de l'espoir de vous plaire, Et qui peut tout ailleurs est icy temeraire. Vous m'avez commandé de ne le point celer, Si ce sont deux pechez que souffrir, & parler, Le premier est de moy, le dernier est le vostre, Punissez-moy de l'un, accusez-vous de l'autre. J'ay cessé d'estre libre afin d'estre captif, Afin d'estre amoureux d'estre vindicatif : Ma colere a donné la gésne à la Nature, Je n'ay point eu pitié de sa triste aventure, Qu'un pere ait souspiré, qu'une mere ait gemy, Je n'ay point pour cela cessé d'estre ennemy : Mais vos yeux ont flechy mon courage farouche, Et m'ont persuadé bien mieux que vostre bouche, Je pensois resister, mais il a bien fallu Rendre Hector, & mon coeur quand vos yeux l'ont voulu : Je les veux adorer, contentons mon envie, Et que je sçache d'eux à quel point est ma vie. Orgueilleux Souverains, dont j'adore les loix, Espoir ambitieux de plus de mille Roys ! POLIXENE. Vous dont le bras nourrit l'ennuy qui me devore, M'affligez-vous desja ? la tresve dure encore, Quand vous vous reposez, laissez-moy respirer, Attendez le combat pour me faire pleurer, “ Ce n'est pas desirer un plaisir agreable “ Que de chercher à rire avec un miserable. ACHILLE. Doutez-vous que mon mal ne soit pas violent ? Pour voir mon coeur bruslé, vous l'allez voir sanglant, Ce fer. POLIXENE.         Je vous veux croire, hé bien Achille m'ayme, Il me veut quelque bien, j'en fais aussi de mesme. ACHILLE. Vous m'aymez ? POLIXENE.         Il est vray, je vous le dis encor, Comme je puis aymer l'homicide d'Hector. ACHILLE. Ha mal-heur de mes jours ! mais finissez ma peine. POLIXENE. Mais vous estes Achille, & je suis Polixene, Vostre coeur ayme-t'il ceux que vostre bras hait, Contre qui tous les jours vous suez sous l'armet ? Et comment voulez-vous que de bon oeil je voye L'homicide d'Hector, & l'ennemy de Troye [113] ? Ha triste souvenir de mes derniers mal-heurs ! Las ! esteignez vos feux, laissez couler mes pleurs [114]. ACHILLE. Faut-il qu'à ses grands maux mon foible esprit resiste ? Que le plus affligé console le moins triste ! Ne moüillez plus vos yeux mes aymables vainqueurs, N'esteignez pas ainsi le beau bucher des coeurs ; Adorable Princesse, en mon ardeur extresme, Helas vous fay-je tort de dire, je vous ayme ? Un ennemy mourant offence-t'il beaucoup, S'il dit à son vainqueur, voy ma playe, & ton coup ? Blasmez, si je vous ayme avecque violence, Vostre commandement, non pas mon insolence, Ne m'avez-vous pas dit me demandant Hector, Pour vous fleschir mes pleurs peuvent couler encor ? Perdez cette rigueur où peu de gloire brille, Et qu'Achille une fois soit vaincu d'une fille. Eussay-je apres cela combatu vos appas ? Souffrés que j'obeïsse ; ou ne commandés pas. Que n'ay-je pour vous vaincre avec vos propres armes, Vos cheveux arrachés, vos sanglots, & vos larmes ! Vous en avez fléchy mon furieux couroux, Et je n'ay jusqu'icy rien obtenu de vous : Je ne puis empescher que ma douleur n'esclatte, Vous estes pour mon bien trop belle, & trop ingratte ; Je sçay bien, que par moy Troye a souvent gémy, Mais je n'ay pas tousjours esté vostre ennemy : Vos chefs, & vos soldats mesme vantent ma gloire, Je n'ay point de leur sang fait rougir ma victoire, Je croy que le bien-fait a l'offence esgalé, J'ay fait mourir Hector, mais vous l'avez bruslé. Souffrez que je me plaigne, & vous nomme cruelle, “ Sous le pied qui l'escrase un ver est bien rebelle. POLIXENE. Quoy l'Amour n'a pour vous que de rudes appas ? Si l'on ne vous embrasse, on ne vous ayme pas [115] ? “ Le soldat ancien de son sang ne s'effraye, “ Et le jeune pâlit au soupçon d'une playe : “ L'un ignore comment un laurier est gagné, “ L'autre a vaincu cent fois apres avoir saigné. “ Celuy qui dans l'Amour a consommé son âge “ Pour un simple desdain ne perd pas le courage, “ Et le jeune au contraire aussitost qu'on le void “ Pense qu'on le deteste alors qu'on luy fait froid, “ L'un cognoist les desdains, & sçait qu'Amour en use, “ L'autre ignore qu'il donne aussi-tost qu'il refuse. Esperez, je veux suivre au point où je me vois, Ce que leurs Majestés me prescriront de lois. ACHILLE. Si ces discours sont vrais, si le coeur les avoüe, La fortune m'esleve au dessus de sa roüe, Et je ne voy si haut par mon amour ardant, Que je ne puis aller au Ciel qu'en descendant. POLIXENE. Vous aurez ce bon-heur, si le Ciel vous l'octroye : Cependant épargnez le plus pur sang de Troye, N'ayez plus aux combas un coeur trop enflammé, Et soiez moins vaillant pour estre plus aymé. ACHILLE. Si les moins valeureux dedans vostre memoire Sont les plus caressez, je renonce à la gloire, Et ne recherche plus l'honneur dans les hazars, J'ayme mieux estre aymé de Venus que de Mars. Mais pour m'en assurer, que je laisse, Madame, Sur cette belle main la moitié de mon ame. Il luy baise la main. Voyons leurs Majestés devant que mon conseil Applique sur vos maux un premier appareil [116]. < Fin du 2. Acte. > # ACTE III. ## SCENE PREMIERE. ACHILLE, AJAX, ULISSE, BRISEIDE. ACHILLE. Non, je n'en feray rien, vous perdez vôtre peine, Vous écrivez sur l'onde, & semez sur l'arene. Ulysse, vos discours sont icy superflus, Ajax, nostre amitié ne peut rien là dessus ; Des interests d'autruy j'ay l'ame dépouïllée, On ne me trompe plus, ma veuë est défillée, Et je voy bien apres tant de nobles efforts “ Qu'obliger des ingrats c'est embaumer des morts. Qu'ils me viennent conter que je ternis ma gloire, Puis qu'on ne me croit plus, je ne les veux plus croire : Je ne doy plus pour eux à la guerre estre ardant, Et vous me trahissez me le persuadant. Je me veux conserver, le repos dans mes Tentes Rendra mes passions tranquilles & contentes. Je les verray perir mes lasches, mes ingras, Et me vangeray d'eux en ne les vangeant pas [117]. AJAX. Mais tu pardonnerois, si tu me voulois croire, A cette ingratitude, à cause de ta gloire. Exerce pour ton bien ce bras si valeureux, Fais pour toy (cher Amy) ce que tu fis pour eux : Quoy tu veux estre oysif au siege d'une ville ? Parce qu'ils sont ingrats, tu cesses d'estre Achille ? Tu te prives d'honneur ? non, non, qu'ils soient ingras, Qu'ils ne t'escoutent point, qu'ils pechent, & combas, Que des fleuves de sang rougissent la campagne, Va (genereux Achille) & qu'Ajax t'accompagne. ACHILLE. J'espargne icy mon sang, va prodiguer le tien, Ton bras pour triompher n'a que faire du mien. Si tous les autres chefs lasches, & plains de vices Devenoient des Ajaxs, devenoient des Ulysses, Que chacun eust en soy la force de vos bras, Je m'en vangerois mal en ne combattant pas. ULISSE [118]. Si je combas sans vous, ma foiblesse est extresme, Et les plus valeureux sans doute en sont de mesme, Vostre seule presence anime nostre coeur, Et nous sommes vaincus, si vous n'estes vainqueur. Venez donc comme un foudre au milieu des allarmes, Que je vous recognoisse encore par les armes, Vous perdites Patrocle en un pareil courroux, Si vous ne nous menez combien en perdrez vous ? Si jusques à la fin le malheur nous travaille, Sans avoir combattu vous perdrez la bataille, Et les Troyens ravis se vanteront apres D'avoir bien profité des querelles des Grecs. “ Une dissention rompt la plus forte armee, “ Et de tant de projets fait un peu de fumee : “ Sa malice affoiblit ce corps le demembrant, “ Et fait mille ruisseaux d'un vaste, & fier torrent. Quoy vous voir à la paix ardent plus que personne, Que pouvez-vous penser que l'armee en soupçonne ? Vous offencez la Grece, & sur tout Menelas, Vous le pouvez vanger, & ne le faites pas [119] ; Vous voulez tout avoir de puissance absoluë, Et ne combattrez plus si la paix n'est concluë, Et l'accord estant fait des Troyens, & de nous, En quelle occasion nous obligerez-vous ? Ce n'est pas qu'en la paix vous ne soyez utille, Mais c'est par la valeur que vous estes Achille. Je dis sans vous flatter quel est mon sentiment, Et parlant en amy je parle hardiment, Et dis que ce demon qui trouble nostre joye A de l'intelligence avec celuy de Troye. Hé quoy pouvons nous faire une honorable paix Avec des ennemis que nous avons deffaits ? Doit-on ainsi traiter l'ennemy qu'on terrasse ? Ils sont dessous nos pieds, demanderons nous grace ? Pourquoy finirons-nous la vieille inimitié ? Nous ne les craignons pas, en avons-nous pitié ? Voyons nous quelque chose en cette ville infame, Qui nous doive empescher d'y jetter de la flame ? Que pretendez-vous donc ? ACHILLE.         Je veux que ces ingras Usent de mon conseil comme ils font de mon bras. ULISSE. Si vous ne donnez pas un conseil salutaire, Faut-il qu'on se ruyne afin de vous complaire ? ACHILLE. Il n'est pas plus utile au Phrygien qu'au Grec. ULISSE. A l'un il est utile, à l'autre il est suspec [120]. ACHILLE. Autant, ou plus que Troye, Argos est affligee. ULISSE. L'une pourtant assiege, & l'autre est assiegee. ACHILLE. Troye a bien de la force, & son pouvoir est grand. ULISSE, *un peu bas.*. Elle est forte, il est vray, puis qu'Achille s'y rend, ACHILLE. Ses murs facilement ne se peuvent abbatre. ULISSE. “ Où l'on resiste mieux, c'est là qu'il faut combattre. ACHILLE. Ses temples sont remplis d'enseignes, & d'escus. ULISSE. Ha qu'on ne cognoist pas tous ceux qu'elle a vaincus [121] ! AJAX. Je n'en suis pas du nombre, & l'orgueil des Pergames [122] M'a veu luy resister, & destourner ses flames : Ce bouclier [123] d'un vainqueur ne fut jamais le prix, On me l'a bien faussé, mais on ne l'a point pris, Et tout rompu qu'il est, avecque mon adresse, Il pare bien des traits qu'on descoche à la Grece : Mais contre les Troyens nos trouppes sont aux champs, Desja l'on voit à nû mille glaives trenchans, Rejoignons le soldat que nostre absence effraye, Peut-estre la patrie a receu quelque playe, Allons la secourir, allons vaincre, ou mourons, Irons-nous seuls, Achille, ou si [124] nous te suivrons ? ACHILLE. Plutost je tombe vif dans l'Erebe [125] effroyable, Plutost. AJAX.         Allons, Ulysse, il est inexorable, Ce mouvement cruël en luy n'est pas nouveau, Il verroit tout en feu qu'il plaindroit un peu d'eau [126] ; Allons où la valeur esclate, & se renomme, Et ne perdons pas tout pour gaigner un seul homme. ULISSE *en r'entrant.*. “ Achille, un ennemy ne se doit frequenter, “ C'est gloire de le perdre, & non de le hanter. ## SCENE DEUXIESME. ACHILLE, BRISEIDE. ACHILLE. Comment, on me soupçonne ? on me fait cette injure ? Et ma fidelité trouve qui la censure ? Apres cette asseurance où mon bras les a mis, On croit que je m'entends avec nos ennemis : Voilà ma recompense, & c'est là le salaire Des belles actions qu'Ilion m'a veu faire ? Ha que l'ingratitude est un vice odieux ! Mes lauriers sont flétris devant que d'estre vieux, Et la Grece oubliant sa misere ancienne Tasche à perdre ma gloire, & j'ay sauvé la sienne ? Tout ce qui reste à Troye alors que l'on se bat, Que le sexe, ou que l'âge exempte du combat, Vieillards, femmes, enfans, vains fardeaux de la guerre, Contre moy dans un temple invoquent le tonnerre, Parce qu'à des ingrats mon coeur maintient sa foy, Et j'attire pour eux tous ces voeux contre moy. BRISEIDE. C'est ce que le devoir m'a commandé d'écrire Quand la timidité m'empeschoit de le dire, Ulysse, & tous les chefs ont cette opinion Que vous favorisez le party d'Ilion, Et que vous avez fait, charmé de Polixene L'objet d'une amitié de l'objet d'une hayne : Voyant par ce soupçon vostre honneur se flestrir, Je n'osay vous le dire, & ne le pus souffrir, Si bien qu'en ce billet [127] je vous ay fait apprendre Qu'on pensoit qu'aux Troyens vostre foy s'alloit rendre, Qu'une jeune beauté changoit vos passions, Et qu'elle avoit gaigné vos inclinations. ACHILLE. “ De combien d'accidens est la vertu suivie, “ Et qu'elle évite peu les pieges de l'envie ! “ Comme elle est mescognuë, & comme l'innocent “ Passe pour criminel alors qu'il est absent ! Si la tresve permet qu'Achille se promene, Il veut du bien à Troye, il ayme Polixene : Et si durant le temps que l'on prend du repos, Il parle aux ennemis, Achille vend Argos. BRISEIDE. J'ay peur que l'inconstance ait terny vostre gloire. ACHILLE. Vous m'accusez à tort. BRISEIDE.         Hé bien je le veux croire Que tousjours sur vostre ame un mesme amour agit, “ Mais on peut accuser l'innocent qui rougit. Briseide en beauté le cede à Polixene, Souffrez, souffrez pour elle une amoureuse peine, Preferez ses attraits à ma fidelité, Mais aimez vostre honneur autant que sa beauté. Je ne demande pas (beau, mais cruel Achille) Que vous n'aymiez que moy, je serois incivile, Ny que vous vous teniez à mes foibles appas, Ny que vous me gardiez ce que vous n'avez pas, Je ne veux point forcer vostre humeur desloyale, Non, non, mais seulement cognoissez ma rivalle, Songez que de vos faicts elle a souvent gemy, “ Et qu'il est dangereux d'aymer son ennemy. ACHILLE *en la baisant.*. Ne croy point, mon soucy, que je change de flame, Et qu'un objet nouveau te chasse de mon ame. BRISEIDE. Perfide, ces doux mots ne sont plus de saison, A quoy sert le baiser apres la trahison ? Eclatez mes douleurs, puis que je suis sortie Des bornes du respect, & de la modestie. Inconstant, infidelle, est-ce là cette foy Que tu m'avois juré qui ne seroit qu'à moy ? Quoy te verray-je donc entre les bras d'une autre De qui l'affection n'égalle point la nôtre ? Qui te suscitera les fureurs de l'enfer, Et ne t'embrassera qu'afin de t'étouffer ? Qu'Amour te fasse voir ma rivale plus belle, Tu peux bien t'assurer qu'elle t'est moins fidelle : Donc sans changer l'object de ton contentement, Vis avec moins de joye, & vis plus seurement : Auray-je cet affront moy qui fus glorieuse ? Non, non, vivons aymee, ou mourons odieuse. ACHILLE. Que voulez-vous, jalouze ! ha que mal à propos Je pris cette importune au siege de Lesbos Pour acroistre l'ennuy de la guerre de Troye, Et pour persecuter mon repos, & ma joye ! [128] Il est vray, Polixene occupe mon soucy, Vous éclatez, la belle, & moy j'éclate aussi : Je ne veux plus souffrir que vôtre orgueil me brave, Polixene est maistresse, & vous estes esclave, Je luy rends par devoir, & d'inclination Ce que je ne vous rends que par affection, On vous aime, on vous sert, vous estes reveree, Mais c'est vous captiver d'une chaine doree. Adieu, ne pensez plus que l'on vous fasse tort, Et ne regardez point plus haut que vostre sort. Il r'entre ## SCENE TROISIESME. BRISEIDE *seule*. Taisons-nous, il le faut, & mon maistre l'ordonne, “ Heureux qui n'a de loy que celle qu'il se donne, “ Dont toujours la fortune est en un mesme point, “ Qui ne fut jamais haut, ou qui ne tombe point ! Pourquoy faut-il servir deux puissances pour une, Esclave de l'Amour comme de la Fortune ? Cruel commandement de l'ingrat que je sers ! Je n'ose témoigner que je cheris mes fers, Quoy que j'en sois jalouse en une telle sorte Que je ne puis souffrir qu'autre que moy les porte : Bien, mon coeur, qu'il s'engage à de nouveaux apas, Crains pour luy seulement, mais ne murmure pas, Songe qu'il se ruine, & non pas qu'il t'offence, Ne plains que son malheur, souffre son inconstance Il n'est point de malheur qui soit égal au mien, Je crains plus toutefois les presages du sien, Aux sacrez intestins des victimes plus pures Je voy d'un accident les sinistres augures, Ciel destourne ce mal, j'ayme mieux au surplus Voir Achille inconstant que de ne le voir plus, Je luy témoigneray que ma flame est extrême, Et je me veux haïr pour montrer que je l'aime, S'il faut souffrir sa mort, son change ou mon trépas, Qu'il vive, que je meure, & qu'il ne m'ayme pas. ## SCENE QUATRIESME. HECUBE. POLIXENE. HECUBE. Mon Dieu ! qu'il est parfaict, qu'il est remply de charmes, Quand je ne le voy point mettre la main aux armes ! J'ay regret que son bras qui nous estoit fatal, M'ait si long-temps forcée à luy vouloir du mal, Combien pour cette paix il est opiniâtre, N'ayant pû l'obtenir l'aperçoit-on combatre ? Qui de cette meslée est aussi le témoin, Juge facilement qu'Achille en est bien loin : C'est la meilleure preuve, & je n'en veux point d'autres Que le mal-heur des Grecs, & le bon-heur des nôtres. Nous sommes les vaincus quand il est animé, …................................................................... [129] Vous avez bien pû voir de dessus la muraille, Ceux à qui Mars promet l'honneur de la bataille. Le Troyen par son sang commence à s'enflamer, S'il en pert une goute, il en tire une mer. Qu'il fait beau veoir Pâris, Deiphôbe, & Troïle, Et que leur force éclate en l'absence d'Achille ! POLIXENE. “ Ainsi loin du Soleil tous les arbres sont beaux, “ Ainsi pres du Soleil il n'est plus de flambeaux : Aussi l'aspect d'Achille horrible à ma memoire [130], Change en fatalité le sort de la victoire, Et ce jeune guerrier ne sort point du combat Qu'il n'ait couché par terre un pillier de l'Estat. HECUBE. Caressez-le pourtant, faictes-en de l'estime, Si ce n'est par amour, que ce soit par maxime, Songeons au bien present, le mal soit oublié [131], Il nous perd ennemy, qu'il nous serve allié, Que son affection repare nôtre perte, Et qu'il ferme la playe apres l'avoir ouverte : Nourrissez son espoir d'un favorable acueil, Quoy que vous ayez peine à le voir de bon oeil, Et qu'il vous soit à charge en sa flame amoureuse, Il fut nôtre ennemy, vous estes genereuse [132], Et vous vous souvenez qu'il nous a fait pastir, Mais sommes-nous au temps de nous en ressentir, Nous qui n'avons plus rien de ce pouvoir antique ? Non, flattons le serpent [133] de peur qu'il nous repique, Ne nous ressentons point de tant d'affreux combas, Sauvons seulement Troye, & ne la vangeons pas [134]. POLIXENE. Suivant vos loix, Madame, on n'est jamais blâmable, Vous voulez que je l'ayme, hé bien il est aymable, Je prefere à mes voeux le commun interest, Et le trouve charmant à cause qu'il vous plaist, Je rendray mon desir conforme à vôtre attente. HECUBE. Que nous serons heureux ! que vous serez contente ! Vous avez en cela de faciles moyens De faire triompher la valeur des Troyens, Vous regnerez, les Dieux vous en feront la grace, Quels seront vos enfans, cette superbe race, Estant fils d'un Achille, & neveux d'un Hector ? N'estimerez-vous pas un si riche thresor ? Achille est un époux que le Ciel vous envoye, Et l'aymant vous aymez Priam, Hecube, & Troye. Pâris paraist armé. Mais le jeune Pâris ayant quitté son rang Vient couvert de sueur, de poussiere, & de sang. POLIXENE. De quelque horreur que soit la bataille comblée, Il se démelle bien tousjours de la meslée [135]. ## SCENE CINQUIESME. HECUBE. PARIS. POLIXENE. HECUBE. Sommes-nous les vaincus, ou les victorieux ? Comment va le combat ? PARIS.         Tout va bien grace aux Dieux, L'armee [136] est en deroutte, elle a pris l'espouvante, La bataille nous est glorieuse, & sanglante. HECUBE. Nos gens, comme on les voit de la tour d'Ilion, Ont bien de l'advantage à mon opinion. PARIS. Oüy, mais une victoire est-elle si parfaicte “ Qu'elle ne coute rien ? qui la gaigne l'achette, “ Sur sa felicité le vainqueur s'appuyant “ Tresbuche, & l'ennemy se retourne en fuyant : Tousjours quelque Troyen que son courage incite Poursuivant un Gregeois trouve ce qu'il évite, A tous deux le combat apporte du renom, Et mesme le vaincu fait gloire de son nom. L'on ne cueillit jamais de palme moins facile, Quoy, dans chaque Gregeois se trouve un coeur d'Achille, Tous Chefs, & tous soldats qui ne redoutent rien, Ils occupent sa place, & la remplissent bien. Nous triomphons pourtant, & le champ nous demeure. HECUBE. Et vos freres, Pâris ? PARIS.         Ils combattent sur l'heure, Mille escadrons vaincus rendent l'ame à leurs pieds, Pour moy j'en suis sorty comme vous me voyez, Je ne compare point mes faits à ceux d'Alcide, Mais je reviens sanglant, & mon carquois est vuide. HECUBE. Nous n'avons desormais pour nostre commun bien Qu'à suplier les Dieux qu'ils ne nous ostent rien. POLIXENE. Mais mon frere, Troile ? PARIS.         Il est comme une foudre, Qui brise, qui sacage, & qui met tout en poudre, Ses regards menaçans sont des éclairs d'horreur, Et son front est un ciel ou tonne la terreur, Il a trop de furie, & gagne plus de gloire Dans l'ardeur d'un combat que dans une victoire, Son couroux devroit estre un peu moins violent, Il est brave, il est fort, mais il est insolent, Comme il a du courage, & comme il hait Achille, Il croit que la dépouïlle en est assez facille, Pense l'épouvanter, & croit que ce vainqueur Aprehende le frere, & n'ayme pas la soeur, Sa vaillance deffie un qui vous idolâtre, Qui nous permet de vaincre, & nous laisse combatre, Et sa temerité le porte aveuglement, Une pique à la main, jusqu'au retranchement, Viens, lasche, viens, poltron, parois devant Troïle, (Ce sont ses propres mots) es-tu ce brave Achille ? Sois-le contre celuy qui s'opose a tes veux, Viens me donner la mort plutost que des Neveux. A quoy que sa promesse, & son amour l'engage, Achille n'est pas homme à souffrir un outrage [137]. POLIXENE. Où va-t'il s'engager ? HECUBE.         Quel accident voilà, Dieux ! mais pourquoy le craindre ? ils n'en viendront pas là, En faveur de l'objet du feu qui le consomme, Achille excusera cette ardeur de jeune homme. Voudroit-il ruyner ses amoureux desseins ? PARIS. Mais je croy ce mal-heur, parce que je le crains. HECUBE. Pour voir de nos esprits cette crainte soustraitte, Persuadez au Roy qu'on sonne la retraitte, Qu'aux ennemis battus on daigne pardonner. Aussy bien c'est trop vaincre, il faut se couronner. Qu'avant qu'on la demande il accorde la tresve, Et que par la pitié sa victoire s'acheve, Afin que Mars respire apres avoir fremy, Et que nous puissions voir nostre cher ennemy. Courez, tandis qu'au temple [138] avec un sacrifice Nous allons à nos voeux rendre le Ciel propice. ## SCENE SIXIESME. ACHILLE, ALCIMEDE. ACHILLE, *Il sort armé l'espée à la main.*. Ha c'est trop, Alcimede, à ma gloire estre lent, Il faut que je responde à ce jeune insolent, Que je me satisface, & que je le contente, Puis qu'il nous vient braver jusques dans nôtre Tente, Par ce coup mes desseins ne seront plus suspects, Il finira ma honte, & le soupçon des Grecs. ALCIMEDE. Mais Polixene ? ACHILLE.     ô Dieux ! ALCIMEDE.     Vous l'aimez ? ACHILLE.         Je l'adore [139]. ALCIMEDE. N'allez point au combat, si vous l'aymez encore, Obeïssez aux Loix que l'Amour vous enjoint, Ou ne la voyez plus, ou ne combattez point. ACHILLE. Ce n'est pas le conseil qu'Achille voudroit suivre, Ou ne la voyez plus ? sans la voir puis-je vivre ? Non, non, sois assuré (fidelle confident) Que je ne les [140] perdray jamais qu'en me perdant, En frapant les Troyens je luy veux rendre hommage, Et je sçay le secret de vaincre sans dommage, Je n'attaqueray point qui me vient d'affronter, Mais en me deffendant je le veux surmonter. Allons, je vay gagner une telle victoire Que mesme les vaincus auront part à ma gloire. < Fin du troisiesme Acte. > # ACTE IIII. ## SCENE PREMIERE. HECUBE. POLIXENE. PARIS. DEIPHOBE. HECUBE. O Dieux ! Severes Dieux, contre nous mutinez, Vous avez bâty Troye, & vous la ruinez ! Vous faillez comme nous tous parfaits que vous estes, Vostre ouvrage est mauvais puisque vous le deffaites, Mais j'ay tort, je blaspheme, & vous n'estes point tels, Vous estes justes Dieux, nous coupables mortels, [141] Ilion justement souffre ce qu'il endure, Et c'est un chastiment, & non pas une injure. Toy sous qui l'Univers autrefois a tremblé, Grande ville deserte, & Grand tombeau peuplé, Aide contre toy-mesme à la fureur celeste, Couvre ce qui n'est plus, opprime ce qui reste, Ce coup apaisera la colere des Dieux, Et s'il est volontaire, il sera glorieux. Des respects (Polixene) [142] & la mort de Troile Sont enfin les doux fruits de l'amitié d'Achille ? Voilà des traits d'un coeur qui n'adore que vous, Voila comme il vous aime, & comme il est pour nous. Aussi je m'estonnois que cet inexorable Vous eust veu malheureuse, & vous eust crûe aymable, Eust cogneu des attraits parmy tant de malheurs, Et qu'il eust veu vostre oeil au travers de ses pleurs. POLIXENE. Nous luy devions ravir d'une puissante amorce Avec l'inimitié le pouvoir, & la force, “ C'est ainsi qu'on s'assure, & c'est estre imprudens “ Qu'aprivoiser un Tigre [143], & luy laisser des dents. PARIS. Quand j'aperceus Troile aveuglé par sa gloire, Je commençay dés lors à craindre la victoire ; Je vis où se romproit son insolent effort, Il portoit sur le front nos malheurs, & sa mort ; Achille eust bien voulu pardonner à mon frere, Il fut impatient, l'autre fut temeraire. HECUBE. Quoy vous tonnez si peu contre un si grand forfait ? Qui le blasme à demy l'excuse tout à fait, Vostre frere eust raison de deffendre sa ville, Il aymoit un Hector, nous aymions un Achille, S'oposoit bravement à ses pretentions, Il vouloit le punir, nous le récompensions, Le traistre fit mourir & son frere, & le vôtre, Il detestoit sa main, elle touchoit la nôstre. Que n'eus-je mesme sort, mesme dessein que luy, Je n'aurois pas ailleurs recherché de l'apuy, Et loin d'une action si lasche, & si honteuse, J'aurois vescu sans crime, & mourrois glorieuse. PARIS. Bien loin de l'excuser, je voudrois que ma main Luy mit pour nous vanger un poignard dans le sein, Je me ressentiray de cette offence extrême [144]. DEIPHOBE. Je suis bien resolu d'en faire aussi de mesme, Quand nous aurons passé le jour de nostre dueil, Et que mon frere aura sa pompe, & son cercueil ; Pour la voir tout le peuple est dessus les murailles. HECUBE. Hé quoy veut-on si tost faire des funerailles ? Tentons auparavant un genereux effort, Tout ce qui doit mourir n'est pas encore mort, Nous devons des sujets à l'infernal Empire, Troïle ne vit plus, mais Achille respire : Mon superbe dessein veut estre effectué, Attendons à bruler que nous ayons tué, Et pour bien assouvir ma vangeance, & la vôtre, Preparons un bucher devant qu'allumer l'autre. Si jamais (Polixene) un si perfide Amant Regna dans vostre esprit, changez de sentimant, Si jamais il y fut, ostez-le de vostre ame, De peur qu'on ne vous blesse en frapant cét infame, Plus que ce traitre objet mon vouloir vous fut doux, Vous l'aymastes pour moy, detestez-le pour vous. POLIXENE. Vostre commandement ne m'est pas beaucoup rude, Je reprens aysément cette douce habitude : Si pour un desloyal je parus m'enflamer, Ce fut vous obeïr, ce ne fut pas l'aymer : S'il estoit dans mon coeur, ce qu'on ne doit pas craindre, Je me le percerois pour tascher de l'atteindre, Cet amour fut de vous, il estoit tout nouveau, Vous avez estouffé vostre enfant au berceau. HECUBE. Detestable, & perfide, ennemy de ma joye, Tigre qui dans mon sang as presque noyé Troye, Que ne tiens-je ton coeur sous mes avides dents, Et que ne puis-je faire en mes desirs ardens, En te le devorant, & rongeant tes entrailles, A ton corps demy-vif de longues funerailles [145] ! Soyez les instrumens de mon juste couroux, Elle parle à Pâris & à Déiphobe. Perdez-vous pour le perdre, & qu'il tombe sur vous : Ne peut-on pas punir ce cruel adversaire ? Quoy, n'est-il pas vivant, n'a-t'il pas une mere Qui craint de voir trop tost ses beaux jours abregez, Qu'il meure, qu'elle pleure, & nous sommes vangez. Pour Hector, & Troïle animez vos coleres, Car vous ne m'estes rien, si vous n'estes leurs freres [146]. DEIPHOBE. Nous ferons voir, Madame, à vostre majesté Que nous tenons beaucoup de ce qu'ils ont esté. PARIS. Ouy, nous luy ferons voir mourant en braves hommes Ce qu'Hector nous estoit, & ce que nous luy sommes. HECUBE. Dans ce noble dessein vous ne pouvez perir, Et le jour est venu qu'Achille peut mourir, Le perfide qu'il est, ce detestable Achille Demande Polixene en me rendant Troïle, Il pense qu'il m'oblige, & croit le ranimer, Nous faisant obtenir le temps de l'inhumer. Son Escuyer m'a dit qu'il me prioit de croire Qu'il n'avoit point commis une action si noire, Qu'à regret son serment avoit esté faussé, Mais qu'il n'avoit rien fait qu'il ne s'y vit forcé, Qu'il me prioit d'aller feignant un sacrifice Au Temple d'Apollon afin que je le visse, Et là qu'il esperoit de se rendre inocent, Et digne des regars de son Soleil absent, Moy cachant ma douleur qui taschoit de paraistre, Ouy j'iray, ç'ay-je dit, parler à vostre maistre. Vous pouvez aux cheveux prendre l'ocasion De faire maintenant une belle action, Une belle action sous l'image d'un crime Au Temple où vous attend cette noire victime Que vous immolerez sur la tombe d'Hector. DEIPHOBE. Ha ! qu'il meure, ou mourons, consultons-nous encor ? PARIS. Il perira par moy, sa mort est assuree, Les Dieux me l'ont promise, & ce bras l'a juree, De son perfide sang mes fleches rougiront, Et je feray pallir son crime sur son front, Il verra que ma main, quoy qu'il soit plus qu'un homme [147], Sçait aussi bien donner le trespas qu'une pomme [148], Qu'un nombre de Troyens pour en estre témoin Environne le Temple & nous suive de loin, Si nous le surprenons ce n'est point chose estrange, “ Car qui trahit un traitre est digne de loüange. DEIPHOBE. “ Quand on sçait bien choisir & le temps, & le lieu, “ On peut venir à bout de la force d'un Dieu. HECUBE. “ Qu'un desir de vangeance est doux à ceux qu'il presse, Ha que j'en suis ravie ! une seule tristesse Rend en quelque façon mon plaisir alteré, C'est qu'il a moins de sang qu'il ne m'en a tiré. Le Ciel guide vos pas, l'infortuné Troile N'aura point les devoirs devant la mort d'Achille, Je veux qu'il soit vangé devant que d'estre plaint [149], Donc, ô brave Paris, si fort, & si peu craint, Rens deux divers transports satisfaits à mesme heure, Sois lent, que je me vange, haste-toy, que je pleure. PARIS. On me r'aporte mort, ou je reviens vainqueur. HECUBE. Ha ! si vous le pouvez apportez moy son coeur [150]. ## SCENE DEUXIESME. ULISSE. AJAX. ULISSE. Ouy sans doute il persiste en ses flames impures, Et je n'en tire point de foibles conjectures. AJAX. Il nous a tesmoigné que son feu s'est éteint. ULISSE. Et c'est par où je voy qu'il est encore atteint : Il monstroit son amour estant opiniâtre, La Grece en murmuroit, il falloit bien combattre. Mais ses coups n'ont esté que de subtils moyens Pour vaincre nos soupçons plutost que les Troyens. AJAX. Je veux que cela soit, mais apres tout Achille Pour plaire à Polixene eust espargné Troïle. ULISSE. Son bras se deschargeoit sur le simple soldat, Attribuez le reste à l'ardeur du combat, Il eut une fureur à soy-mesme contraire, Et nous voulut tromper, & non pas les deffaire. AJAX. “ Aussi le plus vaillant est le plus aveuglé. “ Dans la chaleur des coups un bras n'est point reglé, “ Il frappe ce qu'il flatte, & l'ardente Bellonne [151] “ Couvre les siens de sang, & ne cognoist personne. ULISSE. Quoy qu'à tant de Troyens il ait rougy le flanc, Il pleure dans le coeur sa victoire, & leur sang, Sa fureur n'estoit rien qu'une pitié cachee, Et nous avons de luy cette palme arrachee. Elle n'est pas entiere, Achille en ce beau jour Fait trop peu pour la Grece, & trop pour son amour. La tréve qu'aussy tost il leur a procuree, M'est de sa passion une preuve assuree, Il veut les consoler des travaux qu'ils ont eus, Et se veut excuser de les avoir vaincus. Un temple est icy prés que mon esprit soupçonne, Le lieu du rendez-vous que cette amour se donne, Couvrons nostre dessein du service des Dieux, La tréve nous permet de visiter ces lieux, Ou plustost demeurons pres des murs de la ville. AJAX. Nous servirons la Grece, & cognoistrons Achille, Moy pour en faire apres un utille rapport, Je verray de la ville, & le foible & le fort, Tu pourras découvrir tout ce qu'Achille brasse, Et nous recognoistrons, toy son coeur, moy sa place. ## SCENE TROISIESME. Le Temple d'Apollon parest. ACHILLE, ALCIMEDE. ACHILLE. Mais je suis innocent puisque j'ay combatu Pour vaincre le soupçon que l'armee avoit eu, Ma reputation n'eust aquis que du blame, Et j'eusse trahy mesme Ilion, & ma flame, Ce naufrage dernier les approche du port, Je travaille à leur paix, ALCIMEDE.         Ouy, mais Troile est mort [152]. ACHILLE. Sa temerité seule est cause qu'il succombe, Je me deffens, il meurt, je me soutiens, il tombe. ALCIMEDE. Hé bien, Achille est juste, il n'a point offencé, Mais qu'attend l'innocent d'un Juge interessé ? Priam est vôtre Juge, il est vostre partie, Vous venez à l'Autel de mesme que l'Hostie [153], Ce sont des ennemis qui flattent pour tromper, Qui ne vous ont paré qu'afin de vous frapper, Vous estes menacé d'une affreuse tempeste, Et le Ciel, & l'Enfer grondent sur vostre teste. Que faittes-vous icy ? qu'esperez-vous de bon Pres du tombeau d'Hector, & des Dieux d'Ilion ? Hecube, & Polixene auront un front severe, Les pourrez-vous fléchir ? l'une est soeur, l'autre est mere, Tant de fiers ennemis vous pourront outrager, Et s'ils ayment leur sang ils voudront le vanger : Empeschez, juste Ciel, que ce malheur arrive, Meurs, ô pieté sainte ! afin qu'Achille vive. ACHILLE. Foible, & trop lâche esprit à la frayeur ouvert, Me puis-je pas sauver, si le Ciel ne me perd S'il veut qu'avec mes jours ma gloire se consomme, Le Ciel n'est-il pas Ciel, & ne suis-je pas homme [154] ? Si tu m'as veu saigner, tu me peux voir mourir, La mort est un danger que je dois encourir, “ Tout l'effort des humains contre elle est ridicule, C'est le destin d'Achille, & ce le fut d'Hercule. Mais quel presage as-tu de ce mal que tu crains ? ALCIMEDE. “ Où le malheur se voit les presages sont vains, Quoy pour vous avertir du danger où vous estes, Est-il besoin qu'en l'air s'allument des cometes [155] ? Que la terre ait pour vous d'horribles tremblemens, Que le Ciel soit en trouble avec les elemens, Et vous voyant tomber dans un indigne gouffre Que la Nature éclate à cause qu'elle souffre ? Je sçay dans quel desordre autrefois elle fût, Combien elle sua quand Alcmene conçût [156], Tout fut ensevely dans une nuit profonde, Alcide en se formant couta trois jours au monde, Le monde sans dommage aussi vit son trépas, Le Soleil l'aperceût, & ne s'en émeût pas, L'air fut sans aucun vent, le Ciel fut sans tonnerre, Sans orage la mer, sans abisme la terre, Le cours de ces flambeaux ne fut point déreglé, Luy seul perdit le jour, rien n'en fut aveuglé. Briseide, & ses pleurs, vos songes, ma tristesse, Vous devroient faire craindre, ils m'agitent sans cesse, Ces augures encor seroient indifferens, Si vos fatalitez n'en avoient de plus grands C'est Hector, c'est Troïle, Hecube, & Polixene, Je crains la mort des uns, & des autres la haine, Vous ostez à la mere un nom qui luy fut doux, Et vous aymez la Soeur qui ne l'est plus par vous, Vous leur ajoustez foy, n'est-ce pas un presage Du peril evident où le sort vous engage ? ACHILLE. Achille concevroit une sotte terreur ? “ Ha qui fait tout trembler ne doit pas avoir peur ! Il faut, quoy qu'Ilion contre luy s'évertuë, Que pour le voir mourir Polixene le tuë, Si tu pleures sa vie en de si belles mains, Il te dira mourant, je te hay, tu me plains ; L'arrest de mon destin sortira de sa bouche, Et puis pour me fraper il faut qu'elle me touche, Entre les plus heureux qui le fut jamais tant ? Elle vivra vangee, & je mourray content. Mais je n'espere pas des punitions d'elle, Je suis trop peu coupable, elle est trop peu cruelle, Et puis pour me punir avec plus de rigueur, Ses beaux yeux sçavent bien le chemin de mon coeur. Pour toy si ton repos n'est pas icy tranquille Pour vivre seurement éloigne toy d'Achille, Tant de lasches discours sont vains & superflus. ALCIMEDE. Perissons, j'y consens, & je n'en parle plus. ## SCENE QUATRIESME. PARIS, DEIPHOBE cachez. ACHILLE, ALCIMEDE [157]. ACHILLE *continüe son discours.*. Crains-tu quelque ennemy quand ton oeil me contemple ? PARIS *à Deiphobe.*. Nos gens ne sont pas loin ? DEIPHOBE.         A la porte du Temple. ACHILLE. Mars n'oseroit tonner sur moy, ny sur les miens. ALCIMEDE. Mais vous estes mortel. PARIS *l'apercevant.*.         Le voicy, je te tiens. ALCIMEDE. Vostre danger est grand. ACHILLE.         “ Qui dans son entreprise “ Voit tousjours le danger à la fin le mesprise : Mais je n'ay pas sujet de craindre en ce lieu-cy, Je ne me vis jamais plus seurement qu'icy, Une tréve sacree est ma juste deffence, Et par elle s'endort la haine, & la vengeance, Je goute le repos des plus lasches humains, Loin des coups, dans un Temple. ALCIMEDE.         Et c'est pourquoy je crains. PARIS *prest à porter son coup.*. Je sçay l'endroit fatal où je dois faire breche, Juste Ciel, vange Troye, & conduis cette fleche [158]. ACHILLE. Qui se prendroit à moy ? qui seroit l'insensé Qui viendroit m'attaquer ? mais Dieux ! je suis blessé. PARIS *parest, & les Troyens accourent.*. A nous, Troyens, à nous. ALCIMEDE *l'espée à la main.*.         Assassins execrables ! ACHILLE *se voulant deffendre* [159]. Je vengeray ma mort, infames, detestables, Mais Achille succombe à l'effort de vos coups, Percez, percez ce coeur, il se fioit à vous. ALCIMEDE. Quoy, je ne mourray pas pour deffendre sa vie ? DEIPHOBE. Elle sera dans peu de la tienne suivie. ACHILLE. Apres ce lasche coup, malheureux, vous fuyez. PARIS. C'est comme nous traittons nos mauvais alliez. ACHILLE. Je souffre ce trespas, dy moy qui me l'envoye, Et qui l'a conspiré ? PARIS *s'en allant.*.         Moy, Polixene, & Troye. ALCIMEDE *mourant.*. Pour vous faire éviter ce funeste accident, Alcimede vivoit, il meurt vous deffendant. ## SCENE CINQUIESME. ACHILLE *Seul accoudé sur l'Autel.*. Sçachez, vous qui tremblez aux actions hardies, Qu'il est des chastimens, s'il est des perfidies, Les Dieux me vangeront, non pas ces foibles Dieux, Ilion les adore, ils sont pernicieux, Vous desirez ma mort, eux aussi la souhaittent, Et traistres, comme vous, meritent ce qu'ils jettent. Ha ! que je souffre bien ce que j'ay merité [160] Ayant fait une tache à ma fidelité, J'ay combatu trop peu, j'ay trop espargné Troye, Si je l'eusse frappee elle eust esté ma proye, J'eusse à mes volontez asservy son destin, Et qui m'a fait esclave eust esté mon butin. ## SCENE SIXIESME. AJAX. ULISSE. ACHILLE mourant. AJAX. Entrons effrontément, c'est trop de patience, Et je crains les effets d'une telle alliance. Nous sommes ruinez s'il fait tout ce qu'il peut. ULISSE. Il aperçoit Achille. O Ciel ! ACHILLE.         Coulle, mon sang, Polixene le veut. ULISSE. Que voy-je ? Achille meurt, son propre sang le noye, Sa mort est ton forfait, triste, & perfide Troye. AJAX. Par quelle perfidie, ou par quelle valeur Te voy-je, nostre Amy, reduit à ce malheur ? ACHILLE. Deux mots vous apprendront mon infortune extreme, Mon amour vous trahit, & m'a trahy moy-mesme, Priam veut mon trespas, & Paris l'entreprend, Une main si debile a fait un coup si grand, Ces lasches ont rompu la tréve, & leur promesse : Mais quoy que mon amour ait offencé la Grece, Faites-les ressentir du tort que j'en reçoy, Et ne vous vangez pas de moy, mais vangez moy [161]. AJAX *en l'embrassant.*. Ouy, j'useray contre eux de ta valeur extréme, Et je m'efforceray d'heriter de toy-mesme. ACHILLE. Que de vives douleurs ! Parque, acheve ton coup, Je ne veux pas me plaindre, & j'endure beaucoup. ULISSE. Juge quelle est ta faute, Achille, par ta peine, Voilà ce que te vaut l'amour de Polixene, Ce sont de l'ennemy les plus douces humeurs, Voilà comme il nous flatte. ACHILLE, *il meurt*.         Il est vray, mais je meurs. ULISSE. D'une eternelle nuit sa paupiere est couverte, Ris de ton crime, ô Troye ! Argos, pleure ta perte ! AJAX. Perdons-nous pour jamais un si rare thresor ? Que nous sert sans ce bras le conseil de Nestor [162] ? Meschans, qui violez au mespris du tonnerre, Et les loix de la paix, & les loix de la guerre, Ce bras jusqu'aux enfers vous ira poursuivant, Achille n'est pas mort puis qu'Ajax est vivant : Souvenez-vous qu'Ajax est le vangeur d'Achille, Que bien-tost de sa cendre il en renaistra mille, Ces Dieux, vos protecteurs, vous verront trébucher, Et vostre ville un jour sera vostre bucher. Mais que veut ce Gregeois ? ## SCENE SEPTIESME. SOLDAT *voyant Achille mort.*.         Funestes aventures ! Je voy ce qu'ont predit tant de tristes augures, Le camp sans les sçavoir commence à s'attrister, Et Briseide vient de se precipiter [163]. ULISSE. Chacun doit ressentir la mort du grand Achille, Le corps qui pert ce bras doit bien estre debile. AJAX. Mais sans mettre du temps à s'affliger ainsi, Puis que nous sommes trois enlevons-le d'icy, Devant qu'il ait reçeu ses honneurs, & nos larmes L'on verra qui de nous remportera ses armes, Un superbe tombeau luy doit estre erigé, Aussi-tost mis en cendre, apres plaint, puis vangé [164]. < Fin du quatriesme Acte. > # ACTE V. ## SCENE PREMIERE. AGAMEMNON. LE CONSEIL DES GRECS. AJAX. ULYSSE [165]. Et les armes d'Achille au milieu. HARANGUE D’AJAX [166]. Quoy grands Dieux ! qu'un debat aujourd'huy s'acomplisse, Et devant nos vaisseaux, & d'Ajax contre Ulisse ? Moy qui les preservay lors que Mars furieux Y mit le fer, la flame, Hector, Troye, & ses Dieux, Je soutins tout cela, luy n'osa les deffendre, A ce que je merite il ose bien pretendre. Combattons-nous de langue, & d'un parler subtil ? Je luy cede, & me rends, couronnez son babil, Il a de l'eloquence, & sa voix a des charmes [167], Mais combattons demain en demandant des armes, Cognoissons leur usage, & si Vulcan les fit, Ou pour un bon soldat, ou pour un bon esprit. Il n'est pas necessaire (illustres Capitaines) Que de mes actions vos oreilles soient plaines, Vous en fustes témoins, tout le monde les sçait, Et la nuit seule a veu tout ce qu'Ulisse a fait. La gloire que je veux me doit estre assuree, Elle est grande, il est vray, mais elle est mesuree, Et puis à mon merite Ulisse la debat, Et cette concurrence en avilit l'éclat : Sa plus superbe gloire est un honneur frivolle, Et d'où s'éleve Ajax, c'est là qu'Ulisse volle. Quand il n'obtiendra pas les armes qu'il pretend, Il a des-ja son prix en me les disputant : Et quand j'auray sur luy remporté la victoire, Nous aurons combatu, ce sera là sa gloire. Si j'estois sans l'éclat dont je suis revestu, La Noblesse chez moy tiendrait lieu de vertu [168], Les Dieux, Achille, & moy, sommes de mesme race, Et j'obtiendrois ce bien de naissance, ou de grace. Mais je le haïrois, je le veux meriter, Et l'avoir comme un prix, non pas en heriter. Je sçay l'humeur d'Ulisse, & voy qu'il apprehende D'obtenir sur le champ les armes qu'il demande : Quand pour luy plaire Ajax s'en voudroit départir, Il feroit l'insensé pour ne les pas vestir, Comme autrefois charmé de sa natalle terre Une feinte fureur l'exempta de la guerre [169], Quand son esprit touché d'une ordinaire peur Fuioit ce qu'il recherche avecque tant d'ardeur : Il sera preferable à tant d'autres personnes, Et qui n'en voulut point en aura de si bonnes ? Le merite éclattant ne sera point cognu ? Il fuira tout armé, je combatray tout nu ? Ha que si la fureur dont il eut l'ame esmuë Eust esté veritable, ou qu'elle eust esté cruë, Il nous en seroit mieux, nous aurions de l'apuy, Et nous n'aurions point veu ny ses crimes, ny luy ; Tu serois avec nous, malheureux Philoctete [170], Lemnos ne seroit pas ton affreuse retraitte, Et tu n'y perdrois point par occupation Les traits qui ne sont deubs qu'au destin d'Ilion, C'est là que tu languis dans une maladie, Que tu te plains d'Ulisse, & de sa perfidie, Implorant contre luy le Ciel à ton secours ; (Voeux qui seront ouys, si les Dieux ne sont sours) Palamede [171] vivroit, ou seroit mort sans crime, Sans qu'à tort l'avarice eust taché son estime. Il affoiblit ainsi les forces d'un Estat, C'est comme on le doit craindre, & c'est comme il combat : Ailleurs il prend la fuitte en toute diligence, Lors que Nestor blessé reclame sa deffence ; Diomede [172] le sçait qui mesme s'en facha, Qui rougit de sa honte & la luy reprocha : Cette action des Dieux ne fut pas oubliée, Mais en un mesme temps fut veuë & chastiée, Tout aussi-tost luy-mesme a besoin de secours, M'implore, & se r'assure aussi-tost que j'accours, J'empeschay qu'à son corps l'ame ne fut ravie, C'est la seule action qu'on reproche à ma vie. Ingrat, si tu me veux disputer cét honneur, Retourne aux ennemis, à ta playe, à ta peur, Que je t'aille assurer lors que ton ame tremble, Et que sous ce bouclier nous querellions ensemble. Tout fuit, Hector paraist, il amene avec soy Pour vaincre sans combattre, & la crainte, & l'effroy, Se dispose à brûler nos voilles, & nos rames, Mon bras seul repoussant Hector, ses dieux, ses flames, Couvre toute la Grece avec ce large écu, Nous en venons aux mains, je n'en suis pas vaincu, Nous nous craignons tous deux, quel honneur, quelle gloire, Ne triomphois-je pas empeschant sa victoire ? Et quand tout furieux sous les murs d'Ilion Je repoussois l'effort de ce jeune lion [173], Que faisoit lors Ulisse avec sa Rhetorique ? Qui vous servoit le mieux ou sa langue, ou ma pique ? Quels estoient nos vaisseaux en ce triste accident ? N'alloient-ils pas sans moy faire un naufrage ardent ? Par les feux nostre flotte eust esté consommee, Et l'espoir du retour s'en alloit en fumee, Songez quels nous estions quand Hector arriva. Vos vaisseaux sont entiers, armez qui les sauva. Ces armes dont jadis la gloire fut si grande, Vous demandent Ajax, comme Ajax les demande, Qui si vostre Justice honore ma valeur, J'en augmente mon lustre, & je maintiens le leur. Voyons qui les merite, & que ce brave Ulisse Compare à ma vertu son infame artifice, Qu'il compare à ces faits glorieux à mon nom, Et les chevaux de Rhese [174], & la mort de Dolon [175] : Il n'a rien fait de jour, & rien sans Diomede, Qu'il en ait la moitié, si l'autre les possede. Mais qu'Ulisse n'ait rien puis qu'il est sans vertu, Il a bien dérobé, mais j'ay bien combatu. Ha certes sa folie est digne de nos larmes, Il demande sa perte en demandant ces armes, L'éclat de cét armet de qui l'oeil est touché, Le pourroit descouvrir quand il se tient caché : Ses lueurs trahiroient ses ruses, & sa gloire, La nuit sa confidente en paroistroit moins noire ; Acheveroit-il mieux ses illustres desseins ? Que feroit cette espee en ses debiles mains ? Au lieu de récompence il recherche un suplice, Ne fust-ce rien qu'un bras que tout le corps d'Ulisse, Ce grand, & large écu que j'ay seul merité, Qui porte tout le monde, en seroit-il porté ? Si vostre jugement à cet honneur le nomme, Vous ruinez la Grece, & perdez ce grand homme, Comme dans un cercueil ce sera l'enfermer, Et vous l'étouferez en le pensant armer. Ce prix de la valeur, ces armes deffenduës Par un si foible corps, seront bien-tost perduës, J'ay donné de moy-mesme une assez ample preuve, Ma cuirasse est usee, il m'en faut une neuve, Qu'est-il besoin qu'Ulisse ait un autre bouclier [176] ? Le mien est tout percé, le sien est tout entier. Mais c'est trop discourir, ces armes disputees Entre les ennemis doivent estre jettees, Meritons par le sang un si glorieux prix, Et qu'enfin il demeure à qui l'aura repris. HARANGUE D’ULISSE [177]. Sy le Ciel m'eust ouy (justes, & braves hommes) On ne nous verroit pas en la peine où nous sommes, Je me tairois, Ajax seroit moins animé, Car tu vivrois (Achille) & tu serois armé. Mais puis que le trespas qui se rit de nos larmes En nous l'ayant osté n'en laisse que les armes, Qui par ses actions les peut mieux meriter Que celuy d'entre nous qui les luy fit porter ? N'estimez point qu'Ajax ait obmis quelque chose Dont le ressouvenir soit utille à sa cause. Que si de ses raisons le poids n'est pas trop grand, Croyez qu'il est injuste encore plus qu'ignorant, Pour en venir au point où son audace aspire Il a dit, quoy que mal, tout ce qu'il pouvoit dire. Si j'ay de l'éloquence, au jugement de tous, Souffrez que je m'en serve, elle a parlé pour vous. Je m'en puis bien ayder en cette procedure, Et me servir d'un don que m'a fait la Nature. Je ne veux point briller de l'éclat d'un ayeul, Et je ne vante icy que mon merite seul, Mes peres dans le Ciel ont pourtant une place, Le crime, ny l'exil ne sont point dans ma race, Mais quelques grands honneurs qu'ayent reçeu mes ayeux, Ulysse rougiroit s'il n'estoit pas comme eux, Et si vos jugemens rendant ses voeux prosperes Recompensoient en luy la vertu de ses peres. Ses gestes sont presens, leurs gestes sont passez, Honorez leur memoire, & le recompensez. Je voudrois en ce lieu tous mes faits vous déduire, Mais j'en ay bien plus fait que je n'en sçaurois dire. Parlons-en toutesfois. Quand l'esprit de Thetis, Eut lû dans les secrets du destin de son fils, Par le conseil rusé d'une crainte subtille Sous l'habit d'une femme elle déguise Achille [178], Et cette invention la tire de soucy, Tous les yeux sont trompez, & ceux d'Ajax aussi ; Que fera mon esprit pour le bien de la Grece ? S'il ne trompe une mere, & mesme une Deesse ? Pour estre mieux Ulisse il faut ne l'estre point, A mon déguisement l'artifice se joint, J'étalle ce qui rend les filles mieux parees, Et parmy tout cela quelques armes dorees, La curiosité fait que je les cognois. L'une orne ses cheveux, l'autre pare ses doits, L'une prend des habits qui relevent ses charmes, L'autre prend des joyaux, Achille prend des armes. Je le voy, je l'amene, & luy dis à l'instant, Marche contre Ilion, sa ruïne t'attend. Tous ses faits sont les miens, par moy Thebes fut prise, Et Lesbos sacagee, & Tenede [179] conquise, Troye en la mort d'Hector commença de perir, Je ne l'ay pas tué, mais je l'ay fait mourir ; Enfin par le secours de mon sage artifice Tout ce qu'a fait Achille est ce qu'a fait Ulisse. A ses armes (Seigneurs) puis-je pretendre à tort ? Vif, il en eut de moy, qu'il me les rende mort. Et quand le port d'Aulide envieux de nos palmes Retenoit nos vaisseaux sur des ondes trop calmes, Que Neptune craignoit nos glorieux combas, Qu'Eole estoit Troyen, & ne nous souffloit pas, Qu'il falloit par la voix d'un severe Genie Mesme acheter les vens du sang d'Iphigenie, Qui pût jamais resoudre Agamemnon que moy ? Il estoit pere, & Roy, mais il demeura Roy. Si seulement Ajax eust par la mesme voye Tenté ce que je fis, nous n'aurions pas veu Troye, Je croy que son discours eust esté sans pareil, Et qu'il eust bien émû Priam, & son conseil, Si ce grand Orateur s'exposant à la haine Eust esté chez Pâris redemander Helene, Il eût bien évité de si forts ennemis, C'est le premier danger où nous nous sommes mis. Je voudrois bien sçavoir à quel utile ouvrage S'est tousjours exercé ton valeureux courage, Il s'est passé des jours qu'on n'a point combatu, Toy qui n'as que ton bras, à quoy t'ocupois-tu ? Quel estoit ton travail ? car si tu me demandes Mes occupations, elles sont tousjours grandes, Je veille quand tu dors, je ne pers point de tems, Ou je te fortifie, ou bien je te deffens, Tu n'és point asseuré, si mon esprit sommeille, Et si je ne combas, il faut que je conseille, Je n'ay jamais perdu mes discours, ny mes pas, Je creuse des fossez, j'exhorte nos soldats, Mon esprit pour objet n'a que de grandes choses, Sans cesse je travaille, & souvent tu reposes. Et lors que le Gregeois d'un songe espouvanté Quittoit ce qu'en neuf ans son bras avoit tenté, Qu'on voyoit de nos gens le courage s'abatre [180], Que ne combatois-tu pour les faire combatre, Mais tu fuiois toy-mesme, & tu te disposois A ce retour honteux au Gendarme Gregeois, Ma remontrance utille à la gloire des nostres Te fit tourner visage aussi bien comme aux autres. Voilà ce que j'ay fait pour nostre commun bien, Je le dis pour ma cause, & ne reproche rien. Me refuserez-vous ce que je vous demande ? Quoy ? qu'un autre qu'Ulisse à cet honneur pretende ? Il n'est point de dangers qu'Ulisse n'ait tentez, Vous le sçavez (Gregeois) ou si vous en doutez, J'en porte dans le sein des assurances vrayes, Et nous avons aussi de glorieuses playes, Regardez-les, de grace, au point où je me voy, Ces bouches sans parler harenguent mieux que moy. Qu'a de plus cét Ajax ? Quoy m'est-il preferable, A cause que sa main par un coup favorable A couvert nos vaisseaux de son large bouclier ? Il fit bien ce jour là, je ne le puis nier, Et je ne suis pas homme à luy ravir sa gloire, Mais bien d'autres qu'Ajax ont part à la victoire. Un mystere secret à ces armes est joint, Quoy possederoit-il ce qu'il ne cognoist point ? Les Cieux, les eaux, les champs, & les villes gravees, Ouvrage de Vulcan, seroient mal observees [181], Cet écu pour Ajax a-t'il esté formé ? Un soldat ignorant n'en doit pas estre armé. Je me suis feint, dit-il, de la guerre incapable, Si ma feinte est un crime, Achille fut coupable, Deux femmes sur nous deux l'emporterent jadis, Nous n'en rougirons point, je fus mary, luy fils, Elles ont obtenu par un pouvoir celeste, Un peu de nostre temps, vous avez eu le reste. Mais sans toy, poursuit-il, Palamede eust vescu, Car tu l'as accusé sans l'avoir convaincu, Ailleurs son innocence eust trouvé des refuges, Vous l'avez condamné, deffendez-vous, mes Juges ; Non, non, vos jugemens ne sont point éblouys, Ses crimes furent veus devant que d'estre ouys, Et je n'ay point causé les maux de Philoctete, Ny voulu que Lemnos luy servist de retraite. Mais malgré son couroux qui contre nous s'émeut, Il faut pourtant qu'il vienne, & le destin le veut, Qu'Ajax l'aille trouver, & qu'il le persuade, Si vous luy commettez une telle ambassade : Le superbe Ilion sera long-temps debout, Fust-il plus animé, j'en viendray bien à bout, Ses fleches, & sa main déjà vous sont aquises, Et cela n'est qu'au rang des moindres entreprises, Ulisse a bien sué par de plus grands travaux, Dolon en est témoin, & Rhese, & ses chevaux, Et sur tout, & sur tout l'image de Minerve [182] Où la fatalité d'Ilion se conserve ; Ma genereuse main l'arracha de l'autel, Avecque ta vaillance as-tu rien fait de tel ? Troye estoit invincible en estant deffenduë, J'ay fait qu'on la peut vaincre, ainsi je l'ay vaincuë, J'ay vollé ce thresor, le Ciel m'apercevant, Le jour, dans Troye, au Temple, & mesme Hector vivant. A quelque haut dessein où ta vaillance butte, Oserois-tu tenter ce qu'Ulisse execute ? Tu fais ce que tu peux alors que tu combas, Mais j'ay le jugement aussi bien que le bras. Accordez-moy (Gregeois) une faveur si grande, J'ay merité ce prix, & je vous le demande, Souvenez-vous d'Ulisse, & de ce qu'il a fait, Ses services de vous exigent cét effet, Pour les recompencer, qu'il se puisse deffendre, Par ceux qu'il vous rendit, par ceux qu'il vous peut rendre, Par ses conseils suivis, par ses soins vigilans, Par Troye à demy prise, & par ses murs branlans, Que les armes d'Achille animent mon courage, Au moins honorez-en Ulysse, ou cette image. Il montre le Palladion. ## SCENE DERNIERE. Icy le conseil delibere avec Agamemnon. AJAX. ULYSSE. AGAMEMNON. AJAX. Le vice, & la vertu tendent à mesme fin, Je montre nos vaisseaux, il montre son larcin, A personne (Gregeois) ne soyez favorables, Je vous ay bien servis, vous estes équitables, Des effects d'un causeur ne soyez point charmez, Escoutez-le, je pers, voyez-moy, vous m'armez, Ce prix à l'eloquence est un prix inutille, Ornez-en vostre Ajax, il sera vostre Achille. Ulisse est mon Rival, & vous deliberez ? Soyons seulement veus, & non pas comparez. ULISSE. La Grece a par mes soins la fortune prospere, Elle cognoist Ulisse, elle est juste, j'espere. Oublieriez-vous (Gregeois) mes services passez ? J'attens ma recompence, & vous en jouïssez. Comme vous le sçavez, mes parolles sont vrayes, Voyez cette Pallas, vous avez veu mes playes, Quoy qu'Ulisse ait ravy par de nobles moyens Tout ce qui soustenoit l'Empire des Troyens, Il vous peut rendre encore un fidelle service. AJAX. Souvenez-vous d'Ajax. ULISSE.         Souvenez-vous d'Ulisse. AGAMEMNON. Tout le conseil s'estant rassis. Que ne suis-je privé du Sceptre, & du pouvoir Que malgré mes desirs le Ciel m'a fait avoir, Je n'obeïrois pas à cette loy severe Qui tout Roy que je suis veut que je la revere, Et veut que je prononce un arrest importun Qui de deux concurrens n'en peut obliger qu'un. Ma fille par ma voix servit au sacrifice, Parce que je commande il faut que j'obeïsse, Que si l'un de vous deux se voit des-obligé, Je parle seulement, les autres ont jugé, Qu'il tesmoigne pourtant une constance insigne, Et s'il n'a pas ce prix qu'il en paroisse digne, Supportant ce refus sans en estre estonné Il est plus glorieux vaincu que couronné, Ces armes qu'on luy nie apres luy seront deuës, Ou ne les gagnant pas il les aura perduës. Ulysse, on vous cognoist, & non pas d'aujourd'huy, Pour Ajax, tout salaire est au dessous de luy. Ouy, brave, & fort Ajax, j'ay charge de vous dire Que la Grece vous doit l'honneur de son Empire, Contre Hector, & pour nous parut vostre vertu, Vous l'avez repoussé, vous l'avez combatu, Enfin vous meritez agissant de la sorte, Au dessus de ce prix, mais Ulisse l'emporte. ULISSE *prend les armes.*. Pour ces armes mon coeur a fait des voeux ardens, Assurez-vous (Gregeois) que je mourray dedans. AGAMEMNON *à Ulisse*. Ses yeux, & son silence expliquent bien sa rage, Ulysse, adoucissons ce violent courage. ULISSE. J'y consens, j'ay mon prix. Que veux-tu, cher Amy ? Ces armes ne t'auroient satisfait qu'à demy, C'est trop peu pour Ajax, c'est assez pour Ulisse, Si tu crois que par là ta gloire s'accomplisse, Accepte-les, j'eus tort de te les disputer, Et personne que toy ne les sçauroit porter. AJAX *monstrant l'espée d'Achille au costé d'Ulisse.*. Vous avez pour ce fer des mains assez robustes, Ajax est moins qu'Ulisse, & mes juges sont justes. AGAMEMNON. Ne vous irritez point d'un jugement forcé, Esperez d'estre ailleurs bien mieux recompencé. AJAX. Je ne m'irrite point de vos arrests augustes, Ma cause estoit mauvaise, & mes Juges sont justes. Qu'espererois-je, ingrats, quelle faveur, quel bien, Puis que du grand Achille il ne reste plus rien ? Il est vray, ce salaire estoit digne d'Ulisse, Je vous l'ay demandé, j'ay fait une injustice, Comme pour vous j'eus tort d'exercer ce bras cy En me recompençant vous auriez tort aussi, Et puis mon esperance estoit illegitime, Qu'attendrois-je de vous n'ayant point fait de crime ? Vous, dis-je, dont l'esprit laschement abatu Recompence le vice, & punit la vertu ? Ne soyez point ingrats, c'est assez d'estre iniques, R'appellez du passé vos miseres publiques, Remettez vostre flotte en son premier malheur, Ressuscitez Hector, sa force, & vostre peur, Fuiez bien loin des murs d'une superbe ville, Implorez mon secours, qu'il vous soit inutille, Empeschez que mon corps n'ait reçeu tant de coups, Rendez-moy tout le sang que j'ay versé pour vous, Et qu'apres, s'il le faut, Ulisse me surmonte, Et qu'il demeure apres glorieux de ma honte, Coeurs sans recognoissance ! il vous faut un tel bras, Vous voulez qu'il vous serve, & vous ne l'armez pas, On me prefere Ulisse [183] ! AGAMEMNON.         Ha ! sa fureur l'emporte. AJAX, *Il tire son espée.*. Mais sçachez que ma cause est tousjours la plus forte, Ce fer au lieu de vous me recompensera, Et d'Ajax seulement Ajax triomphera, L'honorable secours de ma fidelle espee Qu'au sang des ennemis j'ay trop souvent trempee Me rendra glorieux par le reste du mien, Ulisse, elle est à moy, vous n'y pretendez rien ? AGAMEMNON. Estouffez, brave Ajax, cette fureur extresme, Vous aurez tout vaincu vous surmontant vous-mesme. AJAX *le regardant de travers.*. Qu'on ne m'aproche pas, ou je me vangeray Dy moy, mon desespoir, quel chemin je suivray, Que feray-je vaincu ? AGAMEMNON.         Son courage est à craindre. ULISSE. C'est enflamer ce feu que le vouloir esteindre, Empeschons seulement qu'il ne se fasse tort. AJAX *dans une irresolution* [184]. Voicy mes ennemis, voilà Troye, & ma mort, Nous vangerons nous d'eux ? j'aurois trop peu de gloire, Feray-je qu'Ilion ait sur eux la victoire ? Je ne leur veux point faire un si sensible affront, Tous lâches, tous meschans, & tous ingrats qu'ils sont, Mais leur faux jugement m'a traité de la sorte, Ajax est sans deffence, Ulysse armé, n'importe, Cela sentiroit trop son courage abatu, Laissons-les dans le vice, & suivons la Vertu, Mourons, c'est le dernier, & le plus seur remede Que je doive appliquer au mal qui me possede. Il se donne un coup [185] AGAMEMNON *& les autres.*. Hé, de grace ! AJAX, *il s'en donne encore un.*.         Mourons, ha qu'aujourd'huy ma mort Affoiblit, & r'enforce, est utille, & fait tort ! Mais dans mon sang ma vie, & ma honte se noye, Puis qu'Ajax est tombé, subsiste, heureuse Troye. Il tombe mort. AGAMEMNON. O Ciel ! de sa main propre il s'est ouvert le flanc, Et son couroux éteint fume encor dans son sang ; Cette mort de nos Dieux est donc veuë, & soufferte ? Ha que nous faisons bien une seconde perte ! ULISSE. Je goute peu l'honneur de ce prix obtenu, Pleust aux Dieux qu'il fust vif, & que je fusse nu ! Mais puis que c'est un mal qui n'a point de remede ; Dissimulons au moins le dueïl qui nous possede. AGAMEMNON. Il est vray qu'Ilion, s'il sçait cet accident, S'animera bien mieux, deviendra plus ardent. N'encourageons pas tant cette orgueilleuse ville, Soupirons pour Ajax, éclatons pour Achille ; Brulons l'un en public, brulons l'autre en secret, Et de tant de regrets ne montrons qu'un regret, Affin que le Troyen n'y puisse rien comprendre, Nous en pleurerons deux sur une mesme cendre [186]. < FIN > # Extraict du Privilege du Roy. Par grace et Privilege du Roy donné à Roye, en datte du dernier Septembre, 1636. Et Signé, Par le Roy en son Conseil. DE MONSSEAUX, Il est permis à ANTOINE DE SOMMAVILLE, Marchand Libraire à Paris, d'imprimer ou faire imprimer, vendre et distribuer une piece de Theatre, intitulée, **La Mort d'Achille et la dispute de ses armes*, *Tragedie**, durant le temps et espace de sept ans, à compter du jour qu'elle sera achevée d'imprimer. Et deffences sont faictes à tous Imprimeurs, Libraires, et autres, de contrefaire la dite piece, ny en vendre ou exposer en vente de contrefaicte, à peine de trois mille livres d'amende, de tous ses depens, dommages et interests ; ainsi qu'il est plus amplement porté par lesdites Lettres qui sont en vertu du present Extraict tenuës pour bien et deuëment signifiées, à ce qu'aucun n'en pretende cause d'ignorance. Achevé d'imprimer le 30. Octobre 1636. # Lexique.AreneSable en bord de mer ou de rivière.V. 640.AmorceAppât.V. 1015.ArmetCasque.V. 574.BrasserTr. faire une conspiration.Intr. trahir.V. 1167.ConseilDécision, résolution.V. 637.DebileFaible.V. 1298 ; 1328.Departir (se)Abandonner une demande.V. 1369.Devant queAvant que.V. 417 ; 468.DiadesmeCouronne.V. 88.EndurerEmployé ici absolument : supporter avec patience.V. 390.EnnuyDouleur, souffrance.V. 135 ; 176 ; 815.EstonnementFrayeur.V. 306.GesnePeine (*donner la gesne* : tourmenter).V. 547.HymenMariage.V. 435.ImpetrerObtenir (une faveur, une grâce).V. 423.InsigneRemarquable.V. 191 ; 419.MisereMalheur.V. 177.PompeMagnificence.V. 344.RenommerRendre célèbre.V. 39.SouffrirPermettre, tolérer.V. 389.TimiditéManque d'énergie ; prudence.V. 53.TravailFatigue, peine.V. 80. # Bibliographie. ## Éditions. ### Oeuvres consultées.Histoire de la guerre de Troie attribuée à Darès de Phrygie Histoire de la guerre de Troie attribuée à Dictys de Crète La Mort d'Achille Hécube La Mort d'Achille L'Iliade, Traduction, introduction et notes par Eugène Lasserre Les Métamorphoses Ajax ## Études. ### Études générales sur la littérature et le théâtre du XVII*e* siècle (et de l'Antiquité). #### Oeuvres.Le Classicisme La Tragédie de l'âge classique (1553-1770) L'Histoire de la mise en scène dans le théâtre français de 1600 à 1657 Dictionnaire de l'Antiquité Racine et la Grèce A History of French Dramatic Literature in the XVIIth. Century Études sur le théâtre français De Montaigne à Corneille La Tragédie Histoire du théâtre français depuis son origine jusqu'à présent Alexandre Hardy et le théâtre français La Tragédie grecque La Littérature de l'âge baroque en France La Dramaturgie classique en France La Tragédie classique en France Le Classicisme (1660-1680) #### Articles.Histoire des spectacles ### Études critiques. #### Oeuvres.Les Unités d'Aristote avant le Cid de Corneille Introduction à l'analyse des textes classiques. Eléments de poétique et de rhétorique du XVII*e* siècle La Tragédie française de Jodelle à Corneille (1553-1650) Les Passions et les Caractères dans la littérature du XVII*e* siècle Rhétorique et littérature. Études de structures classiques #### Article.Le Préclassicisme français ### Études biographiques. #### Oeuvres.Libertins et amoureuses Historiettes #### Articles.Salon littéraire Marges ------- [1] NICERON et Georges MONGRÉDIEN se sont tous deux intéressés à la vie de notre auteur. [2] Mais selon Frédéric LACHEVRE, Benserade serait né à Paris et non à Lyons (voir *Bibliographie des recueils de poésie*, t. II). [3] Cité par BARATTE, *Les poètes normands.* [4] La duchesse d'Aiguillon aurait pu continuer à verser cette pension à Benserade si le poète n'avait pas prononcé ces quatre vers sur la mort de son bienfaiteur, qui ont contribué à sa disgrâce auprès d'elle : « *Ci-gît, par la morbleu*, / *Le cardinal de Richelieu*, / *Et, ce qui cause mon ennui*, / *Ma pension avecque lui.* » [5] Comme le raconte Tallemant des Réaux, cette qualité pouvait parfois lui jouer des tours : « Il a de la vivacité d'esprit, mais il a une présomption enragée, et souvent il luy est arrivé de dire des sottises en pensant dire de plaisantes choses. » (*Historiettes*, Bibliothèque de La Pléiade, Gallimard, t. II, p. 494). [6] Molière lui-même avait été tourné en ridicule par notre poète à propos de quelques vers de ballet écrits par le comédien (voir BARATTE, *Poètes normands*). [7] À cette époque, les querelles littéraires rythment la vie des salons et en divertissent agréablement la société, en particulier les querelles de sonnet. Le *Sonnet de Job* de Benserade est confronté à celui de Voiture, le *Sonnet à Uranie.* La querelle qui se soulève alors fait plus de bruit que celle du *Cid*, d'après G. Mongrédien. [8] « Rien ne pouvait l'obliger à faire ce qu'il ne voulait pas faire, à dire ce qu'il ne pensait point, à dire autre chose que ce qu'il pensait ; et toujours cela lui réussit » (Ulric GUTTINGUER, *op. cit.*). [9] Edouard FOURNIER, « Benserade, Molière et M*elle* de La Vallière », dans *Salon littéraire*, II, nº 46 (dimanche 12 novembre 1842). [10] Dans sa préface, Georges Mongrédien définit les libertins de la trempe de Benserade comme « de très simples épicuriens, gens peu soucieux de morale et de religion, portant tous leurs soins à leurs intérêts et à leurs plaisirs, personnages aimables et spirituels pour qui les divertissements de l'amour présentaient une importance plus considérable que les luttes des dévôts et des athées, des jésuites et des jansénistes, des catholiques et des protestants » (dans *Libertins et amoureuses*). [11] Voir *Les Caractères*, V, 66 : « Je le sais, *Théobalde*, vous êtes vieilli ; mais voudriez-vous que je crusse que vous êtes baissé, que vous n'êtes plus poète ni bel esprit, que vous êtes présentement aussi mauvais juge de tout genre d'ouvrage que méchant auteur, que vous n'avez plus rien de naïf et de délicat dans la conversation ? Votre air libre et présomptueux me rassure, et me persuade tout le contraire. Vous êtes donc aujourd'hui tout ce que vous fûtes jamais, et peut-être meilleur ; car si à votre âge vous êtes si vif et impétueux, quel nom, Théobalde, fallait-il vous donner dans votre jeunesse, et lorsque vous étiez la *coqueluche* ou l'entêtement de certaines femmes qui ne juraient que par vous et sur votre parole, qui disaient : « *Cela est délicieux ; qu'a-t-il dit* ? » » Plus loin (XIV, 73), La Bruyère parle avec plus de bienveillance de notre auteur et le considère comme le poète le plus capable avec Voiture de représenter les Modernes dans ce siècle où s'intensifient les débats entre, d'un côté, les partisans des Anciens, de l'autre, les défenseurs des Modernes. [12] Émile FAGUET, *Histoire de la littérature française.* [13] La tragédie refait en effet surface depuis 1634, année où est représentée la *Sophonisbe* de Mairet, tragédie « régulière » qui annonce le déclin de la tragi-comédie en plein essor dans les années précédentes. [14] Depuis l'arrivée des comédiens du roi et l'abandon progressif de la farce, ce théâtre s'impose comme le lieu privilégié de la tragédie. Ce théâtre littéraire contribue à l'éducation d'un public plus raffiné. [15] *La Pucelle d'Orléans* est écrite par l'abbé d'Aubignac et mise en vers par Benserade ou peut-être par La Mesnardière. [16] Ces deux auteurs ne sont pas les seuls à avoir entretenu la légende de la guerre de Troie qui a inspiré de nombreux contemporains tels que Sisyphe de Cos, scribe de Teucros et Corinnus, disciple de Palamède. Selon le chronographe Jean Maléla, c'est de Sisyphe et de Dictys qu'Homère a reçu les faits qu'il nous a transmis. Voir la traduction de Nicolas-Louis ACHAINTRE des histoires de la guerre de Troie attribuées à Dictys de Crète et à Darès de Phrygie. Ces deux auteurs ont constitué un grand mystère aux XVI*e* et XVII*e* siècles, où la question de l'authenticité de leurs récits a été vivement posée. Nicolas-Louis Achaintre, traducteur de ces histoires en 1813, est persuadé que Darès et Dictys, l'un prêtre troyen, l'autre compagnon d'Idoménée, n'en sont pas les auteurs car certains passages de leurs récits supposent une civilisation bien plus avancée que ne pouvait l'être celle des Grecs de l'époque antérieure à Homère. Selon R. C. KNIGHT, ces récits étaient considérés comme plus authentiques que l'*Iliade* car moins empreints de merveilleux. En effet, les deux auteurs ont exclu toute intervention divine de leur version de la guerre de Troie. Imprimés entre 1470 et 1475, ces deux textes n'ont été sérieusement remis en question qu'en 1702 par Périzonius (voir R. C. KNIGHT, *Racine et la Grèce*). [17] Rapporté par H. C. LANCASTER, *op. cit.*, II. [18] Le titre annonce deux sujets dans la même pièce. Les frères Parfait rapportent le jugement de Corneille sur la dernière partie de la tragédie : « Je ne sais pas quelle grâce a eu chez les Athéniens la contestation de Ménélas et de Teucer, pour la sépulture d'Ajax, que Sophocle fait mourir au quatrième acte : mais je sais bien que de notre temps la dispute du même Ajax et d'Ulysse, pour les armes d'Achille après sa mort, lassa fort mes oreilles, bien qu'elle partit d'une bonne main. » (PARFAIT, *Histoire du théâtre français*, t. V). [19] Leurs récits, initialement écrits en grec puis traduits en latin, ont été plusieurs fois imprimés et commentés aux XV*e* et XVI*e* siècles. [20] OVIDE, *Métamorphoses*, XIII, 1-398. [21] *La Mort d'Achille et la dispute de ses armes* met en scène une double action. Le cinquième acte qui évoque la dispute des armes d'Achille est tiré presque mot pour mot d'Ovide et se détache tout à fait du reste de la pièce aussi bien sur le plan dramatique que sur la plan dramaturgique. [22] DICTYS, *Histoire de la guerre de Troie*, livre troisième, chap. XX-XXVII et livre quatrième, chap. I-XIX. [23] Voir *Iliade*, XXIV. [24] IV, 1 où l'on apprend la mort de Troïle par le récit que fait Pâris de son combat avec Achille. [25] DICTYS, *ibid.*, livre quatrième, chap. IX. [26] DARÈS, *Histoire de la guerre de Troie*, chap. XXXIII. [27] Voir IV, 4. Mais la scène dans le temple occupe presque la totalité du quatrième acte (IV, 3-7). Son déroulement est semblable chez Dictys et Hardy. [28] Son désir de vengeance se traduit dans la cruauté des mots qu'elle emploie quand elle s'adresse directement à Achille absent (IV, 1, v. 1067-1072). [29] « *Ha ! si vous le pouvez apportez moy son coeur* (IV, 1, v. 1130). » [30] La joie qu'elle laisse éclater devant sa fille contribue à l'ironie tragique de la pièce : *« Que nous serons heureux ! que vous serez contente* ! /  / *Quels seront vos enfans, cette superbe race*, / *Estant fils d'un Achille, & neveux d'un Hector* ? (v. 896 et 900-901) ». [31] Dans la tragédie d'Euripide, Hécube assiste au sacrifice de sa fille Polyxène et apprend la mort de son dernier fils en vie, Polydore. Elle décide de se venger en aveuglant le meurtrier de son fils et en tuant ses enfants. [32] Voir IV, 2 qui met en scène une discussion entre Ajax et Ulysse à propos du meurtre de Troïle par Achille. [33] Révélé par la didascalie « en l'embrassant » à l'acte IV, scène 6. [34] Ajax va jusqu'au suicide, Hécube jusqu'au meurtre. [35] Alexandre HARDY, *La Mort d'Achille*, 1607. [36] Le quatrième et le cinquième actes sont chacun composés de deux scènes. [37] Cette impression est renforcée par la longueur de l'exposition qui s'étale en fait sur deux scènes. [38] Chez Dictys, c'est Priam qui propose à Achille la main de sa fille « soit pour témoigner sa reconnaissance au prince grec, soit pour ménager à sa fille un appui dans le cas où Troie serait détruite ». Ce projet de mariage apparaît donc comme un pur arrangement entre les deux hommes. [39] Voir II, 2 ; DARÈS, *Histoire de la guerre de Troie*, chap. XXVII-XXX. [40] *La Mort d'Achille*, I, 2. [41] Polyxène laisse éclater cette haine dans la pièce de Hardy (III, 2) : « *Ha ! Monstre que ta veuë execrable me nuit*, / *Que n'erres-tu déja dans l'infernale nuit* ? » [42] À l'époque de *La Mort d'Achille*, de nombreux auteurs présentent, dans leurs tragédies, une double action. Ils cherchent ainsi à multiplier les coups de théâtre et à susciter davantage l'émotion du public. Voir la préface de *La Thébaïde* de Racine, dans laquelle il souligne la faiblesse de cette construction. [43] Hardy reprend ainsi les récits de Dictys et de Darès qui développent ces deux points. [44] Voir *Les Métamorphoses*, XIII. [45] Voir l'argument de la pièce : « Je m'asseure que l'on m'accusera d'avoir icy chocqué les loix fondamentales du Poëme Dramatique en ce que j'ajouste à la mort d'Achille, qui est mon objet, la dispute de ses armes, & la mort d'Ajax, qui semble estre une piece detachée, mais je m'imagine que mon action n'en est pas moins une, & que cette dispute & cette mort qui pourroi(en)t ailleurs tenir lieu d'une principale action ne doit estre icy considerée qu'en qualité d'Episode & d'incident. » [46] Les tirades d'Ajax et d'Ulysse comptent chacune plus de 130 vers. [47] Thomas Corneille a écrit une *Mort d'Achille* en 1673. Il réinvente le récit mythologique et la pièce est construite à partir de la confrontation amoureuse entre Pyrrhus et son père, Achille. [48] Récit de la confrontation entre Achille et Troïle : III, 5, v. 935-956. [49] Voir HARDY, *ibid.*, III, 1. [50] D'après l'abbé Morvan de Bellegarde, « ceux qui prétendent qu'il ne faut jamais ensanglanter le théâtre ignorent ce que c'est que de l'ensanglanter ; il ne faut jamais y répandre le sang de personne, mais on y peut verser le sien, quand on y est porté par un beau désespoir ; c'était une action consacrée chez les Romains (cité par Scherer) ». [51] « Il était assez d'usage pour les anciens auteurs dramatiques d'ouvrir leur pièce par une ombre qui vient en faire l'argument. » (François et Claude PARFAIT, *Histoire du théâtre français*, t. V). [52] *La Mort d'Achille*, I, 1. [53] Alcimède a la fonction que Darès et Homère assignent à Antilochus mais son nom semble issu d'une contraction de ceux de deux autres compagnons du héros, Alcimos et Automédon, mentionnés ensemble dans le dernier chant de l'*Iliade* (v. 442). Voir LANCASTER, *op. cit.*, II. [54] Alexandre HARDY, *La Mort d'Achille*, I, 1. Nestor fait part de son inquiétude quant à la suite des événements : « *Son esprit agité de contraires, ressemble* / *L'oyseau sur le sommet de la branche qui tremble. »* [55] V. 143-144 et v. 305-306. [56] Ce fait est évoqué par Alcimède (II, 3). [57] Achille traite Briséis avec brutalité et cruauté quand elle lui parle de son amour : *« Que voulez-vous, jalouze ! ha que mal à propos* / *Je pris cette importune au siege de Lesbos* / *Pour acroistre l'ennuy de la guerre de Troye*, / *Et pour persecuter mon repos, & ma joye ! »* (III, 2, v. 813-816). [58] Elle plaint davantage le sort d'Achille que le sien : « *Ciel destourne ce mal, j'ayme mieux au surplus* / *Voir Achille inconstant que de ne le voir plus…* (v. 845-846) ». [59] La résistance d'Achille faiblit progressivement face aux arguments de Briséis : v. 50, il est toujours intraitable : « *Je plains un tel travail qui leur est inutille »* ; v. 97, il envisage déjà une entrevue avec Priam : *« Je ne doy pas m'abaisser devant eux. »* ; v. 107, il renonce et cède à Briséis : *« Qu'il vienne, je suis prest d'entendre sa requeste. »* [60] Il y a une soixantaine de sentences prononcées au cours des trois premiers actes contre moins de la moitié dans les deux derniers. [61] II, 3 : Alcimède est inquiet à propos de la décision prise par Achille : « *Où va ce pauvre aveugle ? il court au precipice* (v. 479) » ; III, 2 : Briséis s'inquiète de cette situation : « *J'ay peur que l'inconstance ait terny vostre gloire* (v. 779) » ; IV, 2 : Ajax se désole du comportement d'Achille : « *Aussi le plus vaillant est le plus aveuglé* (v. 1145) ». [62] « *Il faut, quoy qu'Ilion contre luy s'évertuë, / Que pour le voir mourir Polixene le tuë* (IV, 3, v. 1231-1232). » [63] Dans le contexte de la guerre de Trente Ans au cours de laquelle les conflits ne cessent de se multiplier, la France déclare la guerre à l'Espagne en 1635. Cette période est marquée par une lutte acharnée de Richelieu contre la maison d'Autriche. [64] Benserade signe ainsi ses premiers textes puis simplifiera son nom en supprimant les doubles consonnes. [65] Tout le Moyen Âge avait estimé ces auteurs et cru en la véracité de leurs récits, surtout parce qu'ils excluaient toute intervention divine dans les faits qu'ils rapportaient. [66] La vraisemblance est toute-puissante dans la tragédie classique et au nom de cette vraisemblance, la vérité, l'Histoire peuvent être transformées. [67] « POEME : ouvrage, composition en vers avec des pieds, rimes, & cadences nombreuses. Les vrais *Poëmes* sont les Epiques & les Dramatiques, les *Poëmes* Héroïques qui décrivent une ou plusieurs actions d'un Heros. Les vers Lyriques, Sonnets, Epigrammes, & Chansons ne méritent le nom de *Poëme* que fort abusivement. » (Furetière.) [68] La dispute des armes d'Achille occupe tout le cinquième acte de la pièce. Pour Benserade, elle constitue en elle-même une action secondaire et s'accorde avec l'action principale qui concerne la mort d'Achille. Il n'est pas étonnant, au début du XVII*e* siècle, de trouver un grand nombre d'épisodes entassés dans la même tragédie : ce procédé permet de multiplier les effets de surprise. Mais cette pratique va à l'encontre des unités classiques : c'est pourquoi Benserade juge nécessaire de se justifier à propos de ce dernier acte. Pour lui, l'unité d'action de sa tragédie est sauve puisque le sujet de cet épisode est en rapport étroit avec l'action principale. Cependant, le reproche de ses contemporains réside en ce que Benserade a développé cet épisode à part, en en faisant l'action principale de son cinquième acte. Pour l'abbé d'Aubignac, « les épisodes doivent être tellement incorporés au principal sujet qu'on ne les puisse séparer sans détruire tout l'ouvrage » et ce n'est pas le cas ici. [69] Voir *La Mort de César* de Georges de Scudéry (1635). [70] Briséis, de son vrai nom Hippodamie, est la fille de Brisès, prêtre de la ville de Lyrnessos. Benserade, en utilisant le nom de Briséide, rappelle la filiation de la jeune captive d'Achille. [71] Chez Homère, Patrocle apparaît en songe à Achille après que celui-ci a rendu les honneurs funèbres à son ami (*Iliade*, XXIII, 59-107). Patrocle annonce à Achille sa mort prochaine : « Kai de soi autw moira,qeoi epieikel' Acilleu, / teicei upo Trwwn euhfenewn apolesqai. » / « *Et toi aussi, ton sort, Achille semblable à un dieu, est de mourir sous les murs des nobles Troyens*. » (v. 80-81, Traduction de Eugène Lasserre). [72] L'ombre de Patrocle, mise en scène dans *La Mort d'Achille* d'Alexandre Hardy, évoque la même idée : « *O Parques, hé ! faut-il, qu'un si genereux homme* / *Que le Ciel, que la Terre, et l'Erebe renomme*, / *Perisse traitrement par le fer butiné* / *Du plus lâche qui vive, & plus effeminé* ? / … / *Résous-toy consolé, magnanime íacide, / D'avoir atteint le roc & la place d'Alcide* ; / *D'avoir és champs d'Elize un thrône preparé*, / *Tout parsemé de fleurs, de lauriers tout paré*, / *Où je vay de ce pas attendre ta venuë (I, 1).* » [73] Désespoir d'Achille après la mort de Patrocle (*Iliade*, XVIII, 1-137). [74] C'est bien ainsi qu'il nous apparaît depuis le début de la pièce, par la sensibilité et la fragilité dont il fait preuve. Cette vision s'oppose à celle de Pâris (v. 1111). [75] Pour un héros tel qu'Achille, la mort la plus glorieuse ne peut arriver qu'au cours d'un combat, là où il met en oeuvre tout son courage et apparaît dans toute sa grandeur. Lorsque Xanthos lui annonce sa mort prochaine, Achille se dit prêt à aller jusqu'au bout : « Xanqe, ti moi qanaton manteueai ; oude ti se crh- / eu nu toi oida kai auto$ o moi moro$ enqad'olesqai, / nosfi filou patro$ kai mhtero$- alla kai emph$ / ou lhxw prin Trwa$ adhn elasai polemoio. » / « *Xanthos, pourquoi m'annonces-tu ma mort ? Tu ne le dois pas. Je sais bien, moi-même, que mon destin est de périr ici, loin de mon père et de ma mère. Toutefois je ne cesserai pas le combat, avant d'y avoir forcé à satiété les Troyens* (*Iliade*, XIX, v. 420-423). » [76] « Se dit figurément en Morale d'une victoire, d'un avantage remporté en quelque combat ou dispute, à cause que la palme en étoit autrefois la marque (Furetière). » [77] Dans l'*Iliade*, le Scamandre, fleuve de la plaine de Troie, apparaît comme un dieu, fils de Zeus. Indigné de recevoir tant de cadavres dans son eau lors du combat d'Achille contre les Troyens, il déborde et menace de noyer Achille, jusqu'au moment où Héphaïstos contraint le fleuve à rentrer dans son lit et à demeurer neutre (XXI, 211-384). [78] Chef d'un contingent lycien, il combat du côté des Troyens. Il joue un grand rôle dans l'attaque du camp achéen et l'assaut de la muraille. Il finit par être tué par Patrocle et un grand combat se livra autour de son corps (Homère, *Iliade*, XVI, 419-683). [79] Allusion à la lutte qui s'est engagée pour le corps de Patrocle (*Iliade*, XVII). [80] « Empressé, qui se mêle de tout (Dictionnaire de l'Académie française). » [81] Benserade suit ici le récit que fait Dictys de la rencontre entre les deux héros où Priam apparaît comme un vieillard épuisé par la vie, guidé par sa fille Polyxène (chap. XX-XXVI). Dictys s'inspire lui-même d'Homère en reprenant la situation décrite au chant XXIV de l'*Iliade.* Cependant, dans le récit homérique, Priam, seul et sans suite, est représenté dans toute sa gloire. Les deux hommes se lamentent de leurs malheurs respectifs. [82] La tradition attribue cinquante fils à Priam, morts sous les coups des Grecs. Mais tous ne le sont pas encore à ce moment de la pièce, comme le montrent les vers 299-300. [83] Selon Priam, ce sont les dieux qui le font souffrir par l'intermédiaire d'Achille. [84] *« Souviens-toi de ton père, Achille semblable à un dieu ! Il est du même âge que moi, au seuil funeste de la vieillesse. Peut-être, lui aussi, les voisins qui l'entourent le rongent-ils, sans qu'il ait personne pour écarter Arès et la ruine. Mais, lui du moins, en apprenant que tu vis, se réjouit en son cœur ; et il espère, tous les jours, voir son fils arriver de Troade. Mais moi, comble d'infortune ! j'ai engendré des fils excellents dans la vaste Troade, dont pas un, je le dis, ne me reste ! »* (*Iliade*, XXIV. Traduction de E. Lasserre) [85] Voir *Iliade*, XXIV, 1-54. [86] On dit « murmurer de quelque chose » au XVII*e* siècle : la forme intransitive du verbe explique l'emploi de « de » devant le pronom interrogatif. [87] L'intervention de la jeune femme est déterminante puisque c'est elle qui décide Achille à rendre le corps d'Hector à son père. Chez Homère, le personnage de Polyxène n'existe pas. Benserade s'inspire des récits de Darès et de Dictys. Chez le premier, Achille tombe amoureux de Polyxène au moment où elle vient rendre les honneurs funèbres à son frère avec sa famille ; par la suite, la jeune femme n'est plus mentionnée. Mais Benserade emprunte le thème de cette scène à Dictys : dans son récit, Polyxène se jette aux genoux d'Achille pour obtenir le corps d'Hector et est même prête à s'offrir comme esclave. (livre III, chap. XXIV) [88] Dictys, livre III, chap. XXVII : Priam offre des « présents en or, en argent, et en étoffes précieuses (traduction de N.-L. Achaintre). » [89] Pergame est la citadelle de Troie. L'emploi du pluriel donne une dimension générale à ce mot et désigne par extension les citadelles troyennes. [90] Cette expression qualifie Hélène, la femme de Ménélas, à l'origine de la guerre de Troie à cause de l'enlèvement dont elle fit l'objet. Aphrodite avait promis à Pâris qu'il épouserait la plus belle femme du monde et c'est dans ce but que le héros troyen enleva Hélène connue pour son extraordinaire beauté. [91] L'anaphore de ce vers qui sonne comme un refrain annonce les futurs ballets et chansons de Benserade, écrits quelques années plus tard. Pour lui, la frontière n'est pas si lointaine ni si difficile à franchir entre l'écriture d'une tragédie et celle d'une chanson. [92] Hécube rappelle l'intervention de Polyxène à l'acte précédent. Les paroles seules de la jeune fille ont suffi à décider Achille à rendre le corps d'Hector. Pour Hécube, Polyxène ne peut pas ne pas avoir attendri le guerrier grec ni lui avoir inspiré quelque sentiment amoureux. [93] Hector joua un rôle essentiel dans les victoires troyennes mais ses succès ne purent changer le cours du destin ni l'issue de la guerre : la chute de Troie avait été prédite en vain par Cassandre. La mort d'Hector précipita la défaite troyenne et le revirement de la guerre en faveur des Grecs. [94] Signifie : « s'il le distrait, l'occupe tant qu'il détourne sa pensée ». [95] C'est Pâris qui doit désormais combattre les ennemis grecs, au nom de son père trop vieux et de son frère mort. [96] Reproches faits par les Troyens à Pâris dès le début de la guerre, lorsqu'il enleva Hélène. [97] Divinité représentée sous les traits d'une femme « chauve par derrière avec une longue tresse de cheveux par-devant, un pied en l'air, et l'autre sur une roue, tenant un rasoir d'une main et de l'autre une voile tendue au vent (Littré) ». On retrouve cette image plus loin (v. 1099). [98] En grec, Sigeion. Cette cité se situe à l'ouest de l'Asie Mineure, sur la côte égéenne. En grec, le mont Ida, chaîne de montagnes au sud de la Phrygie, limite sud de la Troade. C'est de ce sommet que Zeus observait la guerre de Troie (*Iliade*, VIII) et c'est là que Pâris fut exposé et élevé par des bergers. L'évocation de ces deux lieux, symboles de la puissance troyenne, souligne la longueur du conflit qui dure alors depuis neuf ans. [99] Les effets de l'amour dans le cœur d'Achille sont décrits chez Darès : « Depuis ce moment où il vit Polyxène, l'existence lui devient odieuse, sa nouvelle passion le consume (chap. XXVII). » [100] La promesse d'Achille de ne plus combattre les Troyens se trouve chez Darès (chap. XXX). [101] Synérèse imposée par le rythme du vers. [102] Voir Darès, chap. XXVII : Priam formule les clauses du mariage entre Achille et sa fille : « Je ne puis consentir à cette alliance … ; non que je la croie indigne de moi ; mais parce que je pense que si Achille, après avoir épousé ma fille, s'en retourne en Grèce, les autres chefs ne suivront pas son exemple : d'ailleurs, il n'est pas juste que je donne ma fille en mariage à mon ennemi. Si Achille désire l'accomplissement de cet hymen, qu'il nous procure une paix durable ; que l'armée des Grecs se retire, et qu'un traité inviolable mette le sceau au rétablissement de la bonne intelligence entre eux et moi : à ces conditions je donnerai avec empressement Polyxène à Achille (traduction de N.-L. Achaintre). » [103] Pâris intervient tôt dans la pièce de Benserade comme dans celle de Hardy. Cependant, chez Hardy, ce personnage est animé d'une haine féroce contre Achille et ne pense qu'à se venger de lui du meurtre de ses frères : « *Je meurs du souvenir, je forcene, j'écume* / *De rage, une fureur dessus mon front s'allume*, / *Et vous deliberez, ou de le recevoir* / *A gendre, ou vous venger en ayant le pouvoir* (*La Mort d'Achille*, II, 1). » [104] Métaphore courante de la poésie galante pour désigner l'être aimé. [105] Première apparition de ce personnage dont le nom tient à la fois d'Alkimos et d'Automédon. Mentionnés tous les deux dans l'*Iliade*, le premier est le rejeton d'Arès (XXIV) ; le second, qui occupe une place plus importante dans le récit homérique, est le conducteur du char d'Achille dont il est le compagnon de combat. Il joue un rôle non négligeable dans la guerre de Troie. Bien qu'Alcimède n'ait pas été mentionné auparavant, il semble avoir assisté à l'entretien entre Achille et le camp troyen. [106] L'intervention d'Alcimède rappelle celle de Nestor dans la pièce de Hardy : « *Son esprit agité de contraires, ressemble* / *L'oyseau sur le sommet de la branche qui tremble*, / *Il volete douteux, fâché de le quitter*, / *Fâché qu'il ne pût plus dessous luy resister* : / *Ainsi ce grand Heros sauve sa renommee*, / *Volontiers serviroit cette étrangere aimee.* / *Dieux ! détournez l'encombre, envoyez aux Gregeois*, / *Tout autre mal plustôt flechibles à ma voix* (*La Mort d'Achille*, I, 1). » [107] Balancement antithétique pour exprimer le bouleversement qui s'est opéré chez Achille depuis qu'il a vu Polyxène. Il se retrouve dans la pièce de Hardy : « *L'ame et le corps en luy paroissent divisez* / *L'ame tend aux sentiers de la vertu brisez*, / *Le corps panche rebelle au vice qui le flatte* (Hardy, *ibid.*, I, 2). » [108] Thème de l'amante ennemie, propre à la tragi-comédie, qui est développé tout au long de la tragédie et se retrouve dans de nombreuses pièces de l'époque. [109] Nestor prend la même décision dans la pièce de Hardy et conseille la prudence aux autres chefs grecs (I, 2). [110] Le dialogue entre Achille et Polyxène a lieu plus tard chez Hardy, alors que le projet de vengeance contre Achille est déjà fomenté (III, 2). [111] Construction antithétique. Pardonner revient à reconnaître une quelconque culpabilité. Selon Polyxène, ce n'est pas faire une grâce à Achille que de lui pardonner car c'est le considérer comme coupable. Polyxène s'efforce de ne pas blesser Achille qu'elle doit épouser malgré elle. [112] La question de Polyxène n'a aucun intérêt en elle-même mais met en valeur le second hémistiche du vers prononcé par Achille et où il déclare sa flamme à sa bien-aimée. [113] Chez Hardy, Polyxène met Achille totalement en confiance quant aux sentiments qu'elle éprouve pour lui : « *Tu me soupçonnes froide, Helas ! qui verroit l'âme*, / *D'ignare, ou d'imposteur te donneroit le blâme.* / *Achille, à ton sujet elle n'est que de feu*, / *Sans honte je le dis, je l'avouë, ayant eu* / *L'indice souhaitté, la preuve, la coupelle* / *Des reciproques feux d'un amour mutuelle.* / … / *Domageable j'avoy (les Cieux m'en sont témoins)* / *Plus de peur de ta mort, que les Grecs, neant-moins* (*La Mort d'Achille*, III, 2). » [114] « *Ta Royalle grandeur soumise à mon élite, / Qui nuë de beauté, de graces, de merite, / Ne suis pauvre, ne suis qu'un reflus de malheurs, / Qu'un égoust eternel de langoureuses pleurs* (*ibid.*, III, 2). » [115] Le même sujet apparaît dans le dialogue entre Achille et Polyxène chez Hardy. Achille veut sceller leur amour par un baiser que Polyxène refuse : « *Une loy du païs, pour adultere tient* / *Qui de telles faveurs le nopçage prévient* (*La Mort d'Achille*, III, 2). » Les raisons données par Polyxène chez Benserade sont beaucoup moins précises. [116] « Ce qu'on prepare pour faire une chose plus ou moins solemnelle (Furetière). » Achille veut parler de l'arrêt de la guerre et de la paix éternelle qu'il veut conclure avec les Troyens. [117] À l'annonce de la décision de Priam de lui donner sa fille, Achille refuse de combattre et s'adresse ainsi à Nirée : « *Retourne diligent, retourne je te prie* / *Devers son Geniteur, dy que sans vanterie*, / *Achille se promet les Troyens liberer*, / *Qu'Achille à ses perils fait la guerre expirer*, / *Eteindre les flambeaux d'Enyon forcenee* / *Comme le feu prendra dans celuy d'Hymenee* (Hardy, *La Mort d'Achille*, II, 2). » [118] Cette tirade rappelle l'intervention de ce même personnage dans l'*Iliade* pour convaincre Achille de reprendre le combat après sa querelle avec Agamemnon (IX, v. 225-431). [119] Allusion au duel qui opposa Pâris à Ménélas. L'intervention d'Aphrodite en faveur de Pâris mit fin au combat (*Iliade*, III). [120] Dictys fait part de l'indignation générale qui s'empare du camp grec après l'arrivée de Priam et la décision prise par Achille de rendre le corps d'Hector (chap. X). [121] La confrontation directe entre les deux héros, qui ne se trouve pas dans la pièce de Hardy, aboutit à un vif échange renforcé par la stichomythie qui traduit l'antagonisme des personnages. [122] Désigne par extension les Troyens eux-mêmes. [123] Nouvelle synérèse (voir v. 432). [124] Correspond à « ou bien est-ce que » dans une interrogation. [125] Nom des Ténèbres infernales. [126] Signifie : « Même s'il voyait tout en feu, il plaindrait un peu d'eau. » L'amour empêche Achille de voir clairement les choses. L'opposition entre les termes « feu » et « eau » est mise en valeur par leur place en fin d'hémistiche. [127] Mentionné plus haut par Alcimède (v. 502-504). [128] Achille fait ici allusion aux circonstances dans lesquelles Briséis fut emmenée par lui après la mort de son mari. Briséis est aussi la cause de la querelle entre Achille et Agamemnon qui pousse Achille à refuser de combattre contre les Troyens. [129] Dans les deux éditions de 1636 et 1637, ce vers, situé en bas de page, est manquant. Nous supposons qu'au cours de l'impression, le vers aura été sauté. M. FORESTIER nous a fait une suggestion pour remplacer ce vers manquant : « Nous sommes les vaincus quand il est animé, / Nous sommes les vainqueurs quand il veut être aimé. » [130] Dans la pièce de Hardy, Polyxène laisse éclater sa haine contre Achille : « *Ha ! Monstre, que ta veuë execrable me nuit*, / *Que n'erres-tu déjà dans l'infernale nuit* ? (*La Mort d'Achille*, III, 2.) » [131] Le subjonctif indique qu'il s'agit d'une proposition exprimant le souhait : la conjonction « que » est omise. [132] « Qui a l'ame grande & noble, & qui prefere l'honneur à tout autre interest (Furetière). » [133] Dans la pièce de Hardy, Pâris essaie de convaincre Priam que le crime qu'il fomente contre Achille est nécessaire et justifié. Si Priam refuse ce crime, sa descendance subira le joug du héros grec : « *SIRE, conservez donc ce Serpent avec vous* (*La Mort d'Achille*, II, 1). » [134] C'est Pâris qui convainc Polyxène de feindre l'amour. La situation dépend d'elle et la vengeance qu'il prépare ne peut avoir lieu qu'avec son intervention : « *Tu n'auras pas grand peine à prendre ce poisson*, / *Qui fretille gourmand au tour de l'ameçon*, / *Tu n'auras pas grand peine à subjuguer plus forte*, / *Une ame qui de gré sa liberté t'apporte*, / *Achille, que les Dieux aveuglent, vient s'offrir* / *Au supplice qu'il est destiné de souffrir*, / *Il vient griller au feu le crespe de son aisle, / Et cheoir de ton amour en la trappe mortelle* (Hardy, *ibid.*, III, 1). » [135] Allusion à l'intervention d'Aphrodite en faveur de Pâris au cours d'un duel contre Ménélas, alors que le guerrier troyen était prêt à être tué par son adversaire (*Iliade*, III, v. 373-448). Ce combat singulier devait décider de l'issue de la guerre. [136] Var. « La Grece » 1637. [137] Darès, chap. XXXIII : Troïle terrifie les Grecs et les met en fuite. « Lorsqu'Achille voit ce héros insulter aux Grecs, les poursuivre sans relâche, et les faire plier de toute part, il s'élance sur le champ de bataille (traduction de N.-L. Achaintre). » Troïle meurt après six jours de combat. [138] Il s'agit du temple d'Apollon Thymbréen (Darès, chap. XXXIV). D'après Dictys, la trêve a été décidée à l'occasion de la fête solennelle de cette divinité. [139] Voir l'aveu de Phèdre à œnone *Phèdre*, I, 3 : on retrouve le même procédé stichomythique pour rendre l'aveu du héros à son confident plus émouvant. [140] Le pronom « les » renvoie aux lois de l'Amour (v. 981). L'idée qu'Achille ne peut renoncer à son amour que dans la mort est propre à la poésie galante. [141] Dans l'*Iliade*, lorsqu'Achille reçoit Priam, il se lamente du malheur de la condition humaine : « ou gar ti$ prhxi$ peletai krueroio gooio / w$ gar epeklwsanto qeoi deiloisi brotoisi, / zwein acnumenou$· autoi de t'arkhdee$ eisi. » / *« Car ils ne servent à rien, les gémissements qui nous glacent. Tel est le destin filé par les dieux aux mortels misérables : vivre affligés ; Eux seuls n'ont point de souci* (XXIV, v. 524-526, traduction d'E. Lasserre). » [142] Signifie : « des respects qu'il a envers vous, Polyxène ». [143] Cette comparaison revient tout au long de la pièce pour qualifier Achille. Elle rend toute la cruauté du personnage. [144] « Se ressentir d'une offense » signifie « garder le souvenir de cette offense avec l'intention de se venger ». [145] À travers cette apostrophe percent des outrances baroques qui s'adaptent bien au personnage d'Hécube tel qu'il transparaît dans la pièce d'Euripide du même nom. [146] On retrouve Hécube telle que la décrit Darès. Affligée d'avoir perdu un grand nombre de ses fils au combat, elle décide de les venger après qu'Achille a tué Troïle. Elle s'adresse ainsi à son fils Pâris : « Mon fils, il faut que vous me vengiez, moi et vos frères : tendez à cet effet des embûches à Achille, et donnez-lui la mort au moment où il s'y attendra le moins (chap. XXXIV, traduction de N.-L. Achaintre). » [147] Achille a du sang divin de par sa mère puisqu'il est le fils unique du mortel Pélée, roi de Phthie en Thessalie, et de Thétis, divinité marine, fille de Nérée. [148] Allusion à la « pomme de discorde » lancée par Eris au milieu des déesses lors des noces de Pélée et de Thétis et portant l'inscription : « Pour la plus belle. » Les déesses Héra, Athéna et Aphrodite la réclamèrent chacune et s'en remirent à Pâris, considéré comme le plus beau des mortels, pour régler la dispute. Chaque déesse lui promit une récompense en échange de la pomme : Héra la grandeur, Athéna le succès à la guerre et Aphrodite la plus belle femme du monde pour épouse. Pâris donna la pomme à Aphrodite. Mais outre cette histoire, Pâris reste célèbre pour sa vaillance au combat. [149] Comme chez Euripide, Hécube envisage une cruelle vengeance au moment où sa douleur est à son paroxysme. [150] C'est la même cruauté qui pousse Hécube, dans la pièce d'Euripide, à aveugler Polymestor, le meurtrier d'un de ses derniers fils, et à tuer les deux enfants de cet homme. [151] Bellone est considérée comme la femme de Mars, parfois même identifiée à lui. [152] Cet hémistiche prononcé par Alcimède met en avant tout le poids de la mort de Troïle sur la suite de la tragédie et le destin d'Achille. [153] « Victime qu'on immole en sacrifice à la Divinité (Furetière). » [154] Tout être humain est condamné à suivre son destin. Voir les paroles d'Hécube (v. 990-996). [155] L'apparition des comètes était considérée par la tradition populaire comme de mauvais augure. Furetière rapporte ce point et met en doute sa valeur : « C'est une erreur populaire de croire que les *Cometes* soient des causes ou des présages de malheurs. Elles ne font non plus de mal, qu'un flambeau ou une lanterne qui s'approchent à la portée de nostre veuë. A Mexique & en plusieurs lieux des Indes les peuples faisoient grand bruit de leurs cornets & tambours, quand ils voyoient des *Cometes*, s'imaginant par leurs cris de les faire fuir & dissiper. » [156] Pendant l'absence de son mari Amphitryon, Alcmène reçut la visite de Zeus sous les traits de son époux. De cette union naquit Hercule. [157] La scène est presque réduite à un échange de stichomythies qui renforcent le paroxysme de l'action dramatique. Hardy n'utilise pas la stichomythie : Achille s'étale en injures contre ses agresseurs et traite Pâris d'efféminé parce qu'il n'a pas eu le courage de l'affronter. [158] Dictys cite Virgile qui rapporte qu'Apollon lui-même aurait dirigé le trait contre Achille : « *Phabe, graves Troya semper miserante dolores*, / *Dardana qui Paridis direxit tela, manusque*, / *Corpus in íacidae* (*Énéide*, VI). » [159] La résistance du héros est faible par rapport à celle dont il fait preuve dans le récit de Darès qui raconte comment, après une longue lutte contre leurs assaillants, Achille et Antiloque succombèrent à leurs multiples blessures. [160] Dans la pièce de Hardy, Achille regrette de ne pas mourir au combat : « *Ha ! bourreaux inhumains, engeance déloialle*, / *Faut-il que sans combat au tombeau je dévalle / Par de si lâches mains* ? / … / *O desplorable Achille ! en cela deplorable*, / *Que ta prouësse a eu une fin miserable*, / *Miserable j honteuse* (*La Mort d'Achille*, IV, 2). » [161] *« Adieu, je vay mourir, je ne laisse qu'un fils, / Sous toy futur vangeur des Troyens déconfits ; / Car vous ferez passer les antiques Pergames, / Priam suivy des siens, par le fer et les flames* (Hardy, *La Mort d'Achille*, IV, 2). » [162] Nestor est le type du vieillard sage, encore vaillant sur le champ de bataille mais excellent surtout pour donner des conseils. C'est lui qui, en s'interposant entre Achille et Agamemnon, s'est efforcé de ramener la concorde dans le camp des Grecs. Nestor représente la sagesse et la modération qu'Achille ne possède pas, emporté qu'il est par la fougue de la jeunesse. [163] Le verbe pronominal elliptique (« se précipiter dans la mort ») traduit, par l'image de la descente dans le monde des morts, la fin tragique de Briséis qui se tue par amour pour Achille. [164] Le quatrième acte s'achève sur l'idée de la vengeance qui doit suivre la mort d'Achille. En fait, le cinquième acte ne développera pas ce thème : l'action principale s'interrompt définitivement ici. [165] Toute cette scène s'inspire largement d'Ovide : Benserade a mis en vers le livre XIII des *Métamorphoses.* Les deux harangues qui suivent constituent presque l'essentiel du cinquième acte. Ses contemporains, parmi lesquels Corneille, reprocheront beaucoup à Benserade d'avoir ainsi brisé la cohérence de sa pièce. [166] *Métamorphoses*, XIII, v. 1-122. [167] L'*Iliade* présente Ulysse comme un agent diplomatique des plus brillants : c'est lui qui est chargé de l'ambassade auprès d'Achille lorsqu'Agamemnon tente de se réconcilier avec lui ; c'est lui qui avait ramené Chryséis à son père, conclu l'armistice avec les Troyens, organisé le combat singulier entre Pâris et Ménélas, etc. [168] Ajax est fils de Télamon et ainsi cousin d'Achille. [169] Allusion à la supercherie d'Achille qui simula la folie pour tenter d'échapper à l'expédition pour Troie. Ce fut Palamède qui découvrit le stratagème. [170] Rappelle le sort de Philoctète qui fut piqué au pied par un serpent au cours d'un sacrifice. Sa blessure s'infecta et se mit à dégager une odeur si forte qu'Ulysse décida de l'abandonner à Lemnos, lorsque la flotte passa auprès de cette île. C'est Ulysse lui-même, accompagné du fils d'Achille, qui ira le chercher (voir v. 1596-1599). [171] Alors qu'il avait rendu de grands services à l'armée, Ulysse se vengea de lui en l'accusant d'une fausse trahison. Ulysse ne lui avait pas pardonné d'avoir déjoué sa ruse lorsqu'il n'avait pas voulu aller à Troie reconquérir Hélène. [172] Chef des Argiens et des Tirynthiens pendant la guerre de Troie, il est un fidèle compagnon d'Ulysse. Il s'empara du Palladion de Troie. [173] Homère raconte le duel entre Hector et Ajax (*Iliade*, VII). [174] Rhésos est un héros thrace. Célèbre pour ses chevaux, il était venu au secours des Troyens au cours de la dixième année de la guerre et avait tué un grand nombre de Grecs. Ulysse et Diomède, en pénétrant dans le camp troyen de nuit (v. 1435), surprirent Rhésos endormi, le tuèrent et emmenèrent ses chevaux (*Iliade*, X, v. 465-502). [175] Dolon accepte d'être envoyé comme espion par Hector dans le camp des Grecs. Mais il rencontre Diomède et Ulysse qui le font prisonnier et le tuent bien qu'il leur ait révélé la disposition de l'armée troyenne (X, v. 299-464). [176] Synérèse (voir v. 432 et 725). [177] Voir *Métamorphoses*, XIII, v. 123-381. [178] Un oracle ayant révélé qu'Achille devait mourir devant Troie, Thétis (ou Pélée) décide de cacher le jeune homme sous des vêtements de femme pour qu'il échappe à cet oracle. Elle le fait vivre à la cour de Lycomède, où il partage la vie des filles du roi. La tradition rapporte qu'il y est resté neuf ans. Or Ulysse avait appris par le devin Calchas que la prise de Troie ne pourrait avoir lieu qu'avec la participation d'Achille. Il se lança donc à sa recherche et finit par le trouver sous ce déguisement de femme. [179] Île au large de la côte troyenne. [180] Allusion à l'épisode de la guerre raconté dans le chant II de l'*Iliade* (v. 1-210). Ulysse entreprit d'empêcher le départ des Grecs après que Zeus eut envoyé un songe à Agamemnon. [181] La description du bouclier d'Achille se trouve dans l'*Iliade*, XVIII, v. 478-608 : y sont évoquées toutes les scènes vivantes présentes sur cette arme façonnée par Héphaïstos. [182] Statue de la déesse grecque Pallas Athéna. Zeus l'aurait envoyée du ciel à l'attention de Dardanos, le fondateur de Troie. Comme Troie ne pouvait être prise tant qu'elle possédait cette image, Diomède et Ulysse décidèrent de l'enlever et permirent ainsi la chute de Troie. [183] Homère évoque dans l'*Odyssée* le silence d'Ajax, plein de rancune envers Ulysse lorsque celui-ci lui rend visite aux Enfers (XI, v. 541-567). [184] Benserade s'inspire de l'*Ajax* de Sophocle. [185] Ovide et Dictys rapportent le suicide d'Ajax, tandis que dans le récit de Darès, Ajax meurt au combat, tué par Pâris. [186] La mort d'Achille ne sera donc pas vengée. Chez Hardy, c'est Néoptolème, le fils d'Achille, qui est chargé par Ajax de venger la mort de son père.