--- identifier: dancourt_sancho creator: Dancourt Florent CARTON dit. date: 1712 title: Sancho panÇa. , gouverneur, comédie --- SANCHO PANÇA, GOUVERNEUR COMÉDIE M. DCC. XII. AVEC PRIVILÈGE DU ROI. De Mr DANCOURT À PARIS, chez Thomas GUILLLAIN, proche les Augustins, à la descente du Pont-Neuf, à l'image Saint Louis.Représentée pour la première fois, au mois de Novembre 1712 au Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain. À MONSEIGNEUR LE DUC DE MORTEMART. Pair de France, PREMIER GENTILHOMME DE LA CHAMBRE DU ROI. Dans l'espoir que quelques ouvrages Feraient passer mon nom à la postérité, MORTEMART, je me suis flatté Que le tien, qui du temps ne craint point les outrages, Consacrerait mes vers à l'immortalité. Ce n'est point pour suivre un usage Dans le sacré Vallon⁎ établi dès longtemps D'aller importuner les Grands Pour leur demander leur suffrage, Que j'ose aujourd'hui t'adresser Ces portraits que j'ai su tracer D'après le plus habile maître Que l'art de bien écrire aura jamais peut-être, Je les ai rendus tels qu'il nous les a montrés, Tels en effet qu'ils doivent être : Ma Muse sur la scène en les faisant paraître, Ne les a point défigurés. Guidé par un si bon modèle, Je crois n'avoir pu m'égarer ; J'ai suivi, sans rien altérer, Sa simplicité naturelle, Ses naïves expressions. D'un si grand homme admirateur fidèle, J'ai respecté ses moindres fictions. Si pour accommoder le sujet à la scène J'ai fait des changements, quelques additions, On ne les connait qu'avec peine : Apollon semble avoir pris soin De faire couler au besoin L'esprit de l'auteur dans ma veine, Et de nous verser l'eau de la même fontaine. Peut-être est-ce penser de moi trop noblement, Et trop bien de ma Comédie : Mais puis-je penser autrement D'un Écrit que je te dédie ? Si j'en croyais en ce moment De l'offre que j'ose t'en faire : Mais s'il peut, comme je l'espère, Être de tes regards honoré seulement ; S'il a le bonheur de te plaire, En aurai-je pensé trop favorablement ? Et lorsque je t'adresse une si faible offrande, Si j'ai des envieux ou quelques ennemis, Prompts à trouver mon audace trop grande, Qu'ils sachent, MORTEMART, que tu me l'as permis. Un pur zèle, un sincère hommage, Attirent les faveurs des Dieux, Et l'encens le plus rare et le plus précieux, N'est pas toujours celui qui leur plaît davantage. Enfin, je t'offre tout ce que j'eus en partage ; Un peu d'esprit que le Ciel m'a donné, Et que le sort a destiné Pour un moins agréable usage Que celui pour lequel je croyais être né : Non que de mes talents follement idolâtre L'orgueil éblouisse mes yeux, J'ai donné quelques soins, des veilles au Théâtre, Je ne m'en repends point, mais j'ai pu faire mieux. Mars et Thémis m'offraient une carrière Où j'aurais pu me signaler. J'ai des aïeux qu'on vit briller Chez eux de plus d'une manière. Un peu dérangé de leur sphère, Je soutiens autant que je puis L'honneur du parti que j'ai pris. Près du Public je tâche à trouver grâce. C'est son goût qui forme le mien ; Comme il lui plaît j'ajoute, change, efface Dans tout ce que j'écris, et je me trouve bien De ne m'écarter point du chemin qu'il me trace : Trop heureux si par ce moyen, Quand Molière est assis le premier au Parnasse, Je pouvais prendre un jour mon rang si près du sien, Qu'entre nous deux aucun autre n'eût place ; Ma Muse, sûre alors du succès de ses Vers, De tes bontés reconnaissante, D'une voix ferme et moins tremblante Formerait pour toi des concerts, Et publierait dans l'Univers Comment, depuis quel temps, tes illustres ancêtres Par la gloire animés à force de vertus, Noble et solide appui du trône de leurs Maîtres, Des emplois les plus hauts ont été revêtus. Elle retracerait l'étendue infinie De ce rare et vaste génie, Du règne de LOUIS la gloire et l'ornement, COLBERT par JULE instruit dans l'art du grand ARMAND. Peut-être qu'à toi-même elle oserait te peindre Des uns surpassant la valeur, Et de l'esprit de l'autre égalant la hauteur Où peu d'heureux mortels semblent pouvoir atteindre ! Elle te ferait souvenir À quel point, protecteurs des Arts, de la Science, Attentif à les maintenir, Ce Ministre honora la France, Où dans une heureuse abondance Il se plaisait à les entretenir Prends pour règle dans ta conduite Cet exemple si proche et si digne de toi ; Fais tomber les grâces du Roi Sur ceux qui par quelque mérite Se distinguent dans leur emploi ; Ceux même qui de bonne foi, Sans trop y réussir, s'efforcent de le faire, Et qui de leurs devoirs font leur première loi, Sont dignes qu'on les considère. Ainsi par plus d'un titre autorisé, j'espère, MORTEMART, même je prévois Que lorsque ton appui me sera nécessaire, Tu voudras bien parler pour moi. DANCOURT. ⁎ Sacré Vallon: Poétiquement. Le sacré vallon, le vallon situé entre les deux croupes du Parnasse, et qui, selon la Fable, était le séjour des Muses. # PRÉFACE. Le Roman de Don Guichot est dans les mains de tout le monde : il est traduit presque en toutes sortes de Langues, et il n'y a guères de sujet plus connu que celui de cette Comédie. Cela devait contribuer à sa réussite, et c'est, je crois, ce qui l'a empêchée d'en avoir autant qu'elle semblait en promettre. Il y a eu plusieurs Pièces sous le même titre ; et j'en ai trouvé une, entre plusieurs autres, dont la versification, quoique très ancienne, m'a paru assez bonne pour en conserver des morceaux, où j'ai fait peu de changement. J'ai, depuis les Représentations que j'ai moi-même fait interrompre, ajouté plusieurs Scènes, qui lient l'action plus qu'elle ne l'était d'abord, et qui intéressent davantage un des deux Héros, qui est Don Guichot. Je crois que si on la redonnait au Public en l'état où elle est maintenant, elle serait reçue plus favorablement encore qu'elle ne l'a été, et que ses plus aigres critiques se joindraient aux approbateurs qu'elle a eus. Je me flatte du moins que ceux qui prendront la peine de la lire, y trouveront beaucoup de traits d'esprit et de fine satire, qui ne sont ni dans le Roman, ni dans les Comédies qu'on en a tirées jusqu'à présent, et que la manière dont cet Ouvrage est traité ne saurait que faire honneur à son Auteur. # ACTEURS. – LE DUC. – LA DUCHESSE. – DON GUICHOT. – SANCHO PANÇA. – CARISAL, Gentilhomme du Duc, représentant le Harangueur et le Docteur. – DON LOPE, Gentilhomme du Duc. – FABRICE, Gentilhomme du Duc. – FEDERIC, Gentilhomme du Duc. – BASILE, représentant un paysan, Autre Gentilhomme du Duc. – CARLOS, Autre Gentilhomme du Duc. – HENRIQUE, représentant un étranger, Autre Gentilhomme du Duc. – PERALTE. – LE MAÎTRE D'HÔTEL. – DULCINÉE. – UN COURIER. – LÉONOR, Demoiselle de la Duchesse, représentant une bohémienne. – ELVIRE, Demoiselle de la Duchesse, représentant Madame Rodrigue. – ARCHELAÜS, Enchanteur. – Suite de Gardes et de Soldats.La Scène est dans un Château du Duc. # ACTE I. ## SCÈNE I. Le Duc, Don Guichot, Sancho, Suite du Duc. LE DUC. Valeureux Don Guichot, dont les faits héroïques Sont chantés hautement dans les places publiques, Je ne puis exprimer quel plaisir je reçois D'avoir encor l'honneur de vous revoit chez moi. DON QUICHOT. Je sais de bonne part, Duc noble et magnanime, Combien vous m'honorez de la plus haute estime, Et prêt à m'engager à de nouveaux efforts, Pour soutenir le faible, et réparer les torts : Mais surtout animé de l'espoir qui me flatte, De pouvoir quelque jour forcer la race ingrate Des Enchanteurs, de rendre à la Divinité, Dame de mes désirs, sa première beauté… LE DUC. Que m'apprenez-vous là ? L'Infante Dulcinée, Qu'avec tant de vertus chacun sait être née, [1] De tout le Toboso le plus digne ornement, L'objet de tous vos veux… DON QUICHOT.         Par un enchantement, Ma Princesse à mes yeux a paru Paysanne, Fort vilaine, fort laide. SANCHO.         Et son cheval un âne : Je voyais le contraire, et malheureusement Monseigneur Don Guichot, voyait tout autrement. LE DUC. Certes, vous me contez une étrange aventure. SANCHO. Oh, les enchantements surpassent la nature. Il n'est rien de plus vrai que c'est un fait certain ; J'en ai douté longtemps, mais pourtant à la fin Lui-même il l'a revue au fond d'une caverne, Où l'on voit clair, dit-il, sans soleil ni lanterne. DON QUICHOT. Sancho dit vrai, Seigneur ; c'est chez Montezinos D'où je la tirerai par mes nobles travaux : Il faut des Enchanteurs que la rage finisse ; À force de vertus surmontons leur malice, Contre tous Enchanteurs, Démons, Lutins, Géants, Ma valeur me promet les succès les plus grands : Mais pour les assurer par un heureux présage, J'ai cru vous en devoir faire un premier hommage. LE DUC. Le Seigneur Don Guichot unit dans son grand cœur L'excès de politesse, et l'excès de valeur. SANCHO. Sancho, qui pour sa part n'a que la politesse, Brûle de saluer Madame la Duchesse : Avant que de partir s'il avait cet honneur, Il croirait que cela lui porterait bonheur, Après bien des travaux il faut avoir ses aises ; [2] Toutes tierces, dit-on, sont bonnes ou mauvaises, Et voici, grâce au Ciel, pour la troisième fois, Que nous nous remettons à faire des exploits. LE DUC. Cette troisième fois aura sa récompense : Je puis vous l'assurer, moi, Sancho. SANCHO.         Je le pense. Nous ne retournons point qu'il ne se soit fait Roi, Et qu'il n'ait attrapé quelque Île aussi pour moi. LE DUC. Ami, Sancho, pour l'Île elle vous est acquise, Vous l'aurez sûrement, car je vous l'ai promise. Oui, tout présentement je veux vous la donner, Et que dès aujourd'hui vous puissiez gouverner. DON QUICHOT, À SANCHO. Recevez à genoux cette faveur insigne. SANCHO. Je la reçois, Seigneur, quoique j'en sois indigne, Et puis vous assurer, quand vous me faites Grand, Que tout neuf que j'y suis, je tiendrai bien mon rang. Je brûle de me voir bientôt en exercice. Au reste, ce n'est point du tout par avarice, Non plus que par orgueil, et ce n'est seulement Que pourvoir ce que c'est qu'un bon Gouvernement. LE DUC. Vous allez le savoir par votre expérience : Mais, pour gouverner, il faut à la science Joindre le bon esprit, la droiture de cœur… SANCHO. Je serai, je vous jure, un fort bon Gouverneur. DON QUICHOT. Il faut être vaillant, et souvent téméraire, Sancho. SANCHO.         Sur ce point-là, je sais ce qu'il faut faire, Qu'on me donne avec moi des gens qui le seront, J'aurai part à l'honneur de tout ce qu'ils feront. LE DUC. Sans doute, et je vois bien qu'il serait difficile De vous instruire en rien : mais je veux de cette Île Vous voir dès aujourd'hui prendre possession. SANCHO. Je vous ai, Monseigneur, grand obligation. LE DUC. Comme il faut pour cela quelque cérémonie. À Don Lope à l'oreille. Vous savez la coutume ? DON LOPE.     Oui, Seigneur. LE DUC.         Qu'on publie Qu'à compter d'aujourd'hui, du grand Sancho Pança L'heureux gouvernement dans l'Île commença. Moi-même j'aurai soin de tous vos équipages, Je choisirai vos gens, vos Officiers, vos Pages, Cuisiniers… SANCHO.     Bon cela. LE DUC.         Secrétaire, Intendant. Les miens vous serviront toujours en attendant. Linge, parure, habits, les choses nécessaires, À trouver tout cela l'on ne tardera guères. SANCHO. Qu'on m'ajuste et m'habille ainsi que l'on voudra, Je ne cesserai point d'être Sancho Pança. Sont-ce donc les habits ? C'est l'esprit qui fait l'homme : Tenez, avec ceux-ci je gouvernerai comme Si j'étais couvert d'or, perles et diamants ; Le clinquant ne fait pas les bons gouvernements. LE DUC. Oui. Mais quand je vous mets dans la place éclatante De Gouverneur, c'est moi que Sancho représente, Songez que c'est pour moi que vous figurerez. SANCHO. Faites donc du portrait tout ce que vous voudrez ; Et soyez assuré du zèle qui m'enflamme. ## SCÈNE II. Le Duc, Don Guichot, Sancho, Léonor. LEONOR. Je viens vous avertir qu'il est jour chez Madame ; Son premier soin, Seigneur, est d'envoyer savoir Si vous vous en tenez au projet d'hier au soir : Si l'on chasse aujourd'hui ? LE DUC.         Non ; je me persuade Que la chasse lui plaît moins que la promenade : Je veux la divertir, et non la fatiguer, Et j'ai quelque dessein à lui communiquer. Mais, pour la prévenir, annoncez-lui d'avance Du Seigneur Guichot l'agréable présence, Et celle de Sancho, que tout présentement Je viens de revêtir de son Gouvernement. DON QUICHOT. De grâce accordez-moi cette faveur suprême, D'aller à ses regards me présenter moi-même. LE DUC. Volontiers, aussi bien je veux avoir l'honneur D'entretenir un peu Monsieur le Gouverneur. ## SCÈNE III. Le Duc, Sancho, Suite du Duc. SANCHO. Monseigneur. LE DUC.     Je le veux. SANCHO.         J'y consens, mais je meure, Si de cet entretien l'honneur ne me demeure. LE DUC. Vous êtes trop modeste. SANCHO. [3]     Ho que non. LE DUC.         Couvrez-vous. SANCHO. [4] Fi donc. LE DUC.         Point de façons, je vous prie, entre nous ! Vous êtes Gouverneur, une fois. SANCHO.         Il n'importe. LE DUC. Allons. SANCHO.         Si j'en fais rien que le Diable m'emporte. LE DUC. Je l'ordonne, il suffit. SANCHO, SE COUVRANT.         Je ne conteste plus. Mais d'être ainsi couvert je me sens tout confus ; Car je puis bien jurer qu'une pareille grâce N'a jamais été faite à pas un de ma race. LE DUC. Ainsi valez-vous mieux qu'ils n'ont jamais valu. SANCHO. Ce n'est pas bien cela, mais vous l'avez voulu. LE DUC. Venons au fait. Il court un bruit qui me fait peine : Que Don Guichot n'a pas la cervelle bien saine : Je ne m'en suis pas fort aperçu jusqu'ici. SANCHO. Le même bruit de moi ne court-il point aussi ? LE DUC. On croit pouvoir juger du valet par le maître. SANCHO. On croit juste, et ma foi cela pourrait bien être. Aucun ne nous écoute : on peut en sûreté, Lorsque l'on est couvert, dire la vérité. Déjà depuis longtemps j'ai connu que mon maître Était fou par la tête autant qu'on le peut être : Quoique dans ses discours et ses raisonnements Il montre quelquefois d'assez bons sentiments, Et je ne sais comment et par quelle aventure Je puis prendre pour vrai tout ce qu'il se figure : Mais il m'a si longtemps nourri dans sa maison, [5] C'est de sa propre main que je tiens mon grison : Sans lui je n'aurais pas l'honneur de vous connaître, Si je suis Gouverneur, c'est lui qui me fait l'être : Tout cela compassé, je veux bien aujourd'hui Convenir, s'il est fou, que je suis comme lui. LE DUC. Mais si la chose était, il serait difficile Que vous pussiez jamais bien gouverner votre Île. SANCHO. Si pour cette raison c'est votre sentiment De ne pas m'enchâsser dans mon Gouvernement, Je prétends vous montrer par mon indifférence, Que je le méritais beaucoup mieux qu'on ne pense. La fortune me quitte : elle peut s'en aller ; Ce n'est pas être fou que s'en consoler. Ne choisissez pour moi, Secrétaire, ni Page, J'en suis content, Seigneur ! Suis-je fou, suis-je sage ? LE DUC. Oui, vous êtes, Sancho, de bon entendement, D'esprit droit, de cœur pur, d'excellent jugement. Peuples vraiment heureux, Île trop fortunée, Qui par le grand Sancho se verra gouvernée ! SANCHO. J'y ferai de mon mieux, et je vous en réponds. LE DUC. [6] Sur votre probité, Sancho, je fais grand fonds. SANCHO. C'est trop d'honneur pour moi. ## SCÈNE IV. Le Duc, Sancho, Elvire, Suite du Duc. ELVIRE.         Madame la Duchesse Demande à vous parler pour affaire qui presse : Et de plus, Don Guichot de son noble entretien Commence à l'ennuyer. SANCHO.         Ma foi, je le crois bien. Le bon vieux Chevalier est ennuyeux, sans doute, Moi-même je m'endors parfois quand je l'écoute. LE DUC. Adieu, grand Gouverneur, je vous laisse avec eux, Qu'on ait soin de l'orner d'habits les plus pompeux, Dans peu je vous rejoins. SANCHO.         Point de cérémonie, User librement avec moi, je vous prie, Malgré ma dignité je le trouverai bon : Si je suis Gouverneur, c'est de votre façon. Quand je serai trompé, si grand que je puisse être, Si jamais mon bonheur me fait me méconnaître, Et si j'abuse un jour de l'excès d'un bienfait, Qui me mette au niveau de qui me l'aura fait. LE DUC. Sancho, je suis né Duc, et vous dans la roture : Mais je vous tiens égal à moi, je vous assure, Et je fais tant de cas de votre bon esprit… SANCHO. Pour vous ressembler mieux qu'on m'apporte un habit. LE DUC. Commandez. Tous chez moi prompts à vous satisfaire, Sitôt que vous parlez, s'empressent de vous plaire, Suivez au moindre mot l'ordre du Gouverneur. FABRICE. Le servir et lui plaire est pour nous trop d'honneur. ## SCÈNE V. SANCHO, SEUL. Enfin, me voilà Grand, mais grâce à la fortune, Sa faveur aujourd'hui pour moi n'est pas commune : Cela durera-t-il ? Je ne m'en flatte pas : [7] Poussons-la, tout coup vaille, allons, faisons fracas. Si d'un gouvernement je ne suis pas capable, Le Duc qui me le donne est plus que moi coupable : Des inconvénients qui peuvent arriver, Ce n'est pas moi qui dois le plus mal m'en trouver ; Et si par cas fortuit, car enfin tout peut-être, J'allais bien gouverner, l'honneur est pour le maître. Ma foi dans tout ceci laissons faire au hasard, Mettons, tant bien que mal, beaucoup d'argent à part : C'est là des Gouverneurs la meilleure maxime, Chez les Grands, c'est vertu, chez les Petits, c'est crime. Mais on vient, taisons-nous, c'est trop moraliser, J'étais pourtant tout seul bien en train de jaser. ## SCÈNE VI. Don Lope, Sancho, Peralte, Fabrice. DON LOPE. Vos habits sont tous prêts, Seigneur, prenez la peine De passer seulement dans la chambre prochaine. SANCHO. Allons. ## SCÈNE VII. Don Lope, Peralte, Fabrice. PERALTE.         Déjà ce fat fait de l'homme important. DON LOPE. Combien en cas pareil en ont fait tout autant ? Il voudra dans huit jours qu'on le traite d'Altesse. FABRICE. Taisons-nous, j'aperçois le Duc et la Duchesse. ## SCÈNE VIII. Le Duc, La Duchesse, Carisal, Léonor, Madame Rodrigue, Suite du Duc. LE DUC. Pourquoi vous refuser à d'innocents plaisirs ? Puisque le Ciel pour nous a fait d'heureux loisirs, Madame, occupons-les de ce qui se présente, Et mettons à profit l'aventure plaisante De deux fous que le sort adresse ici chez vous, Et qui peut-être au fond sont plus sages que nous. LA DUCHESSE. De vous et de vos gens vous faites peu d'estime. LE DUC. Penser modestement de soi-même, est-ce un crime. LA DUCHESSE. Je ne dis pas cela : mais parlons sensément, Avec de telles gens quel divertissement Peut-on prendre, Monsieur ? LE DUC.         On s'amuse, on médite Combien du sage au fou la distance est petite, Et l'on rend grâce au Ciel de nous avoir tourné Le cerveau de manière à n'être point berné. LA DUCHESSE. C'est, je vous l'avouerai, lorsque ainsi l'on raisonne, Savoir mettre à profit les plaisirs qu'on se donne. LE DUC. Pour prendre ces plaisirs plus agréablement, J'ai fait choix de ce lieu pour le Gouvernement Du bon Sancho. Je veux avec exactitude Voir ce que l'instinct seul, sans art et sans étude, Dans un homme grossier, mais plein de vérité, Peut produire de juste en sa simplicité. Vous, Carisal… CARISAL.     Seigneur. LE DUC.         Préparez la harangue Qu'on doit au Gouverneur. CARISAL.         Je réponds de ma langue. LEONOR. Et je vous réponds, moi, que tous ceux de vos gens Que vous avez chargés de rôles différents, Dans le plaisir qu'ici vous vous donnez vous-même, Sauront s'en acquitter avec un soin extrême. MADAME RODRIGUE. Nous allons tous répondre à votre intention. ## SCÈNE IX. Le Duc, La Duchesse. LA DUCHESSE. Ce n'est pas mon dessein dans cette occasion De faire trop, Monsieur, valoir ma complaisance : Mais loin d'aimer les fous dans leur extravagance, Je sens, en les voyant, un certain mouvement Qui cause en moi toujours quelque dérangement ; Enfin, je voudrais fort qu'au fond de leurs villages, Le maître et le valet fussent devenus sages ; Ou qu'on les détrompât pendant qu'ils sont chez vous, Des folles visions qui les ont rendus fous. LE DUC. Ce soin que l'on prendrait, loin d'être charitable, Les priverait tous deux d'une vie agréable, Et ferait à chacun sentir la fausseté Des chimériques biens dont il est enchanté. Don Guichot aujourd'hui rempli de ce qu'il pense, Goûte tous les plaisirs d'un homme d'importance, Aspire à la Couronne, et croit en conquérir, Et sans le ruiner on ne peut le guérir. Sancho Pança, trompé par de belles promesses, De son Gouvernement espère des richesses, Qui pourront l'élever au rang des plus puissants ; Il perd tous ses biens-là s'il recouvre le sens. LA DUCHESSE. Mais enfin tous ces biens ne sont que des chimères. LE DUC. Qu'importe qu'ils soient vrais, ou bien imaginaires, Si ces fous sont contents de leur bonheur parfait ; Et dès qu'ils pensent l'être, ils le sont en effet. LA DUCHESSE. Puisque c'est les servir que flatter leur manie, Je veux bien avec vous tirer de leur folie Les plaisirs innocents que vous vous promettez, Et je me livre à tout ce que vous souhaitez. LE DUC. Je sens la politesse, et je vous en rends grâce. LA DUCHESSE. Quelqu'un vient. LE DUC.     C'est Sancho lui-même. ## SCÈNE X. Le Duc, La Duchesse, Sancho, Don Guichot, Suite du Duc. FEDERIC.         Place, place. Au nouveau Gouverneur noble comme le Roi. SANCHO, HABILLÉ MAGNIFIQUEMENT. Rangez-vous que je passe, et prenez garde à moi, Voyez, pour gouverner que je me diligente : [8] Qu'on m'en fasse au plutôt délivrer la Patente. LE DUC. Elle est expédiée en ce même moment. SANCHO. Cela posé, je pars pour le Gouvernement, Où comblé des bontés d'une main libérale… LA DUCHESSE. Seigneur, c'en est ici la Ville capitale. SANCHO. De Monseigneur le Duc c'est ici le Château. LE DUC. Dont je fais le Palais du Gouverneur nouveau. SANCHO. Je vous délogerais ? Oh non, sur ma parole. [9] Donnez-moi quelque chambre, ou bien quelque entresole ; C'est assez… LE DUC.         Vous ferez ici votre séjour, Et moi dans d'autres lieux j'irai tenir ma Cour : Enfin voici votre Île, où je veux qu'on vous aime, Et qu'on vous considère à l'égal de moi-même. Je veux que tous vos jours y soient des Mardis-gras, Qu'on vous serve par jour cinq à six mille plats : Que de la table au lit, et du lit à la table Vous ne fassiez qu'un cours fréquent, mais agréable. Que jamais le Soleil ne dore l'Orient, Que vous n'ayez goûté de quelque mets friand ; Que depuis son lever, jusqu'à ce qu'il se couche, Vous ayez l'œil au plat, et le verre à la bouche ; Sans que jamais, Géant, Enchanteur, ou Lutin Ose vous traverser dans votre heureux destin. SANCHO. Que je vais m'exercer à bien manger et boire ! Ma foi, je crois rêver. DON QUICHOT, GRAVEMENT.         Apprenez à me croire : Voilà votre Île enfin. SANCHO.         Qui l'eût jamais pensé ? DON QUICHOT. Regarde le présent. SANCHO.         Rappelez le passé. Depuis qu'en vos exploits Sancho vous accompagne, Pour la troisième fois nous entrons en campagne ; Et, hors Monsieur le Duc qui me fait Gouverneur, Qu'avons-nous rencontré ? Que malheur sur malheur. [10] Tantôt un Biscayen vous ébrèche une oreille, Ici mon aventure à la vôtre est pareille. [11] Là, cinq ou six Yangois vous assomment de coups, Là, ces maudits frappeurs me traitent comme vous. Ici, dans un château fait comme une taverne, [12] On vous casse les dents pendant que l'on me berne. Et, s'il faut m'expliquer franchement là-dessus, Ce n'est qu'en ce lieu-ci qu'on nous a bien reçus ; J'en suis plus satisfait aussi que d'aucun autre. Çà, ma fortune est faite, allez faire la vôtre. Il fait bon d'être grand, et manger à loisir, Quand dans six mille plats on a de quoi choisir. Accorder votre amour à la première Reine Qui viendra vous prier de la tirer de peine ? DON QUICHOT. Bois et mange, glouton, c'est ton sort ; et le mien Est de m'en savoir faire un différent du tien. SANCHO. C'est bien dit, que chacun suive sa destinée : La vôtre est de tirer Madame la Dulcinée De chez Montezinos à force de valeur, Et la mienne est à moi de vivre en Gouverneur. ## SCÈNE XI. Sancho, Le Duc, La Duchesse, Don Lope, Don Guichot. DON LOPE. Monseigneur. SANCHO.     Que veut-on ? DON LOPE.         Les principaux de l'île Vous apportent les clefs des portes de la ville. SANCHO. Des clefs ! Ces Principaux savent mal leur métier ; Je suis leur Gouverneur, et non pas leur portier. LA DUCHESSE. Vous prenez mal, Seigneur, l'honneur qu'on vient vous faire ; Vous devez de ces clefs être dépositaire. SANCHO. Je le dois ? LE DUC.     Oui. LA DUCHESSE.         C'est un de vos droits les plus beaux. SANCHO. Qu'on fasse donc entrer Messieurs les Principaux. DON QUICHOT? BAS À SANCHO. T'échappera-t-il donc toujours quelque sottise ? SANCHO. Je suis Grand, parlez mieux, ce n'est plus que méprise. ## SCÈNE XII. Le Duc, La Duchesse, Sancho, Don Lope, Don Guichot, Carisal. CARISAL. Qui de vous est, Messieurs, le grand Sancho Pança, Le digne Gouverneur de l'île ? DON QUICHOT.         Le voilà. CARISAL. Magnanime Héros, acceptez nos offrandes, Et recevez ces clefs qui sont un peu bien grandes, Mais que sans se peiner peut porter le grison, De vos nobles travaux illustre compagnon, Entre deux vrais amis de qui l'un fait fortune, Il faut que des emplois la gloire soit commune. SANCHO. Je crois que vous raillez, Monsieur le harangueur! CARISAL. Moi? Non. SANCHO.     Poursuivez donc. CARISAL.         Puissant Libérateur D'Infantes, d'orphelins… DON QUICHOT.         Vous vous trompez, bon homme, Ou vous parlez à moi. C'est ainsi qu'on me nomme ! C'est Don Guichot. C'est moi, grâce à mes bons destins, Qui suis libérateur d'Infantes, d'orphelins : Sancho n'a jamais eu de nom si magnifique. CARISAL. Seigneur, on peut mentir dans un Panégyrique. DON QUICHOT. D'accord, continuez. CARISAL.         N'interrompez donc plus. DON QUICHOT. Soit : mais supprimez, vous, les discours superflus. CARISAL. Donc, fameux Gouverneur plus craint que le tonnerre, Terrible dans la paix, paisible dans la guerre, Le vaillant des vaillants. DON QUICHOT.         Rayez encor ce mot : Ou bien dites ensuite, excepté Don Guichot. LA DUCHESSE. Monseigneur Don Guichot, permettez qu'il finisse. LE DUC, À CARISAL. Vous, en exagérant, mettez sans préjudice. Au reste, votre exorde a fort bien réussi, Docteur. SANCHO.         Au grison près, j'en suis content aussi : Venons au reste. CARISAL.         Enfin, tout le Peuple m'envoie Pour vous entretenir de l'excès de sa joie, Et pour vous protester qu'il tient à grand honneur, De vivre sous les lois d'un pareil Gouverneur. Dirai-je les exploits qu'a faits votre Excellence, Et combien tout l'État doit à votre vaillance ? SANCHO. Oui, vous pouvez le dire, et vous ferez fort bien; Car le Diable m'emporte au moins si j'en sais rien. CARISAL. Compterai-je les morts que votre cimeterre Immole chaque jour au Démon de la guerre ? SANCHO. Je veux être pendu si ce vilain Démon, A jamais vu de mort qui fût de ma façon. CARISAL. Je m'en tairai, Seigneur, et votre modestie Souffrirait d'en entendre une moindre partie. Ferai-je voir combien vous tirez peu d'éclat D'une suite d'aïeux renommés dans l'État ? Cette vaine grandeur est pour vous trop petite ; Vous devez votre gloire à votre seul mérite : Et marchant sur les pas du fameux Tamerlan, On vous fait Gouverneur de simple paysan. Tels ces fameux Romains, ces foudres de la guerre, Commandaient une armée et labouraient la terre : C'est là que l'on vous prit pour vous faire Écuyer, Ou plutôt compagnon d'un brave Chevalier. DON QUICHOT. C'est moi. CARISAL.     Je le sais bien. DON QUICHOT.         Hé! Pourquoi donc le taire ? CARISAL. L'Orateur doit cacher ce que sait le vulgaire. Quels furent vos exploits avec ce grand Héros, Quand cinq ou six Marchands, vous chargèrent le dos ; Quand le More enchanté, dans une chambre noire, Vint à grands coups de poings vous casser la mâchoire ! Mais tout cela n'est rien au prix de la valeur Qu'on reconnut en vous dans ce pressant malheur, Qui dans certain Château qui vous parut taverne… SANCHO. Finissons. Le fripon veut parler de la berne. CARISAL. Jamais votre vertu n'avait volé si haut. SANCHO. Concluez, harangueur. CARISAL.     Hé le puis-je ? SANCHO.         Il le faut. CARISAL. Quoi ? Vous me commandez de passer sous silence Et votre extrême soin, et votre vigilance ? Surtout quand le grison, cet âne sans pareil, D'où descendrons un jour les mulets du Soleil, Vous fut volé sous vous à la montagne noire, D'une façon étrange et difficile à croire ? SANCHO. Je dormais bien serré. CARISAL.         Plutôt en ce moment Votre esprit grand et fort pensait profondément ; Et se considérant avec sagesse extrême, Pour être trop à soi, n'était pas à soi-même. Vous étiez en extase, et non pas endormi. SANCHO. J'étais ce que j'étais; finissez mon ami. Je manquerai de temps plutôt que de matière, Si je veux m'arrêter sur votre histoire entière ; Quelles vertus en vous ont toujours éclaté ! SANCHO. Que tout votre discours a peu de vérité ! CARISAL. Mais qu'ai-je affaire ici de porter vos pensées, Par un pénible soin sur les choses passées ? Regardez seulement votre bonheur présent, Voyez la dignité dont on vous fait présent ; Est-ce à des gens communs que l'on donne des Îles ? Qu'on donne à gouverner des Peuples et des Villes ? On dit communément : La fortune aide aux fous ! Mais le proverbe est faux quand on parle de vous. DON QUICHOT. Sancho, dans ce discours tu penses qu'on te joue, Sache qu'on traite ainsi presque tous ceux qu'on loue ; Ne t'en offense point : mais rends-toi si parfait, Que ce qui n'est pas vrai le devienne en effet. SANCHO. C'est bien là mon dessein, j'en donnerai des signes Qui me mettront au rang des Gouverneurs insignes, Et je m'en vais si bien gouverner, qu'on dira Aux autres Gouverneurs : Imitez celui-là. LE DUC. Vive le grand Sancho très grand nombre d'années. LA DUCHESSE. Qu'il porte jusqu'au Ciel ses hautes destinées. DON QUICHOT. Que toujours la victoire accompagne ses pas. CARISAL. Que toujours l'appétit préside en ses repas. SANCHO. Pour cela j'en réponds plus que de la victoire. Monsieur le Duc ? LE DUC.     Seigneur ? SANCHO.         Si nous songions à boire J'ai grand soif. LE DUC.         N'importe, avant que d'y songer D'un soin indispensable il faut vous dégager. La loi de l'Île veut qu'un Gouverneur commence Par donner en Public au peuple une audience. C'est là qu'on fait l'essai de son Gouvernement, Ensuite il va dîner dans son appartement. SANCHO. Il faut suivre la loi : mais ma foi je vous jure Que je jugerai mal si l'audience dure. LE DUC. Laissez-moi faire. Allons, et d'un esprit content Montrons le Gouverneur au Peuple qui l'attend. # ACTE II. ## SCÈNE I. Sancho, Suite du Duc, Don Guichot. SANCHO. Retirez-vous. DON QUICHOT.         Tandis que le Duc dans la Ville S'informe en quel état il te remet cette Île, Et résolu d'aller habiter dans d'autres lieux… SANCHO. Il veut donc s'en aller ? DON QUICHOT.     Dès aujourd'hui. SANCHO.         Tant mieux. Je lui suis redevable autant qu'on puisse l'être : Mais plus il sera loin, plus je serai le maître. Et puisqu'à ce haut rang le Ciel m'a destiné, Je veux gouverner seul pour n'être point gêné. DON QUICHOT. J'approuve ton dessein, et crois te devoir faire Un discours profitable, autant que nécessaire, Sur ta grandeur naissante, où tu puisses trouver De quoi prévoir les maux qui peuvent t'arriver. SANCHO. Vous m'obligez beaucoup. DON QUICHOT.         Dans ces degrés suprêmes Qui nous portent si haut au-dessus de nous-mêmes, Il est bien malaisé de ne pas s'oublier, Ainsi dans ta grandeur songe à t'humilier : Reconnais tous les jours que c'est par pure grâce Que le destin te met dans cette haute place ; Ne t'estime pas plus pour cet événement, Sancho, tu ne le dois qu'au hasard seulement. SANCHO. D'accord. DON QUICHOT.         Vois à quel point ma valeur s'est portée, Combien par ma vertu la tienne est surmontée, De combien mon mérite est au-dessus du tien. Te voilà Gouverneur, et moi je ne suis rien ; [13] [14] On te donne le dais, et je n'ai que le chaume. SANCHO. Et n'êtes-vous pas sûr d'attraper un Royaume ? Si vous m'en aviez cru vous l'auriez à présent : Est-ce ma faute, à moi, si vous n'êtes pas Grand ? DON QUICHOT. Je ne dis pas cela : je veux te faire entendre Qu'ayant plus de bonheur que tu n'en dus prétendre, Tu dois te comporter avec humilité, Et craindre le retour de la nécessité. Garde-toi d'oublier qu'autrefois au village Tu gardais les pourceaux de tout le voisinage. SANCHO. Oui, mais c'était du temps que nous étions petits, Car dès que je fus grand je gardai les brebis. DON QUICHOT. Ainsi, pour triompher dans le cours de ta vie De deux monstres cruels, la discorde et l'envie, Sois modéré, sois humble, et traite doucement Les peuples qu'on commet à ton Gouvernement. Estime tes parents qui sont dans la misère, Autant que s'ils avaient la fortune prospère : Et si ta femme meurt, et que ton nouveau rang Te donne lieu d'en prendre une de noble sang, Fuis comme un écueil sûr une femme arrogante, Que ton humilité rendrait plus insolente, Qui te reprocherait quelque jour que son bien, Ainsi que sa famille est au-dessus du tien. SANCHO. Oui, si les nerfs de bœuf n'étaient pas en usage. DON QUICHOT. Si tu veux m'obliger ne tiens point ce langage, Jamais les gens d'honneur ne prennent ce parti. SANCHO. Je m'y suis quelquefois pourtant bien diverti. DON QUICHOT. [15] Tu n'étais dans ce temps qu'un vilain, un ivrogne. SANCHO. [16] [17] Et ma femme une masque, un diable, une carogne. DON QUICHOT. Mais enfin aujourd'hui te voilà Gouverneur, Plein de civilité, de sagesse et d'honneur… SANCHO. Cela doit être, au moins. DON QUICHOT.         Fuis cet indigne vice Si commun, si connu sous le nom d'avarice, Mais qu'on devrait nommer la peste des États ; Il ternit le renom des plus grands Potentats, Profane quelquefois les choses les plus saintes, Et donne à qui le sert des désirs et des craintes Qui l'agitent sans cesse, et l'empêchent de voir Qu'il n'a que trop de biens sans ceux qu'il veut avoir. SANCHO. C'est prêcher que cela. DON QUICHOT.         Protège la Justice, Et surtout garde-toi de vendre aucun Office ; Donne tout au mérite, aime les gens de cœur : Que chez toi la vertu soit toujours en faveur. Estime les Savants, fais leur part de ta gloire : Tout ce qu'on fait de bien par eux vit dans l'Histoire ; Pour eux sont les grandeurs de la terre et des Cieux, Et ce sont des Agents entre nous et les Dieux. Soumets tous tes desseins à leurs doctes censures, Écoute leurs discours, et lis leurs écritures. SANCHO. Mais je ne sais pas lire, et vous le savez bien. DON QUICHOT. C'est un fort grand défaut : mais pourtant ce n'est rien. Tu pourras faire lire à quelqu'un de ta suite, Et de quelque grand homme imiter la conduite. Je recherche avec soin toute l'antiquité, Pour en trouver quelqu'un digne d'être imité. Je commence à Ninus, de là je viens descendre Du règne de Cyrus à celui d'Alexandre ; Après, sans m'arrêter, je porte mes regards Dans ce fameux Empire où régnaient les Césars : Là, pour choisir entre eux un fameux Capitaine, Je vole en tous les lieux où fut l'Aigle Romaine ; Je vois leur contenance au Conseil, à l'assaut ; Mais je n'en trouve point qui n'ait quelque défaut. Je poursuis à la fin jusqu'à ces grandes âmes Que l'amour et la gloire armèrent pour les Dames ; L'appui des orphelins, le fléau des Tyrans, Mes fameux devanciers les Chevaliers errants. Ici, je le confesse, on trouve quelque marque Des qualités qu'il faut pour un parfait Monarque : Mais sans en excepter Amadis, ni Renaud, Leurs plus hautes vertus ne sont point sans défaut. Ainsi, las de courir pour chercher ce grand homme, En Assyrie, en Perse, aux Indes et dans Rome, Même en mille autres lieux, où des soins différents Ont porté la valeur des Chevaliers Errants, Je me suis aperçu que mon erreur extrême M'emporte sans raison au-delà de moi-même. Oui, Sancho, ce Mortel que tu dois imiter, Et de qui la vertu ne se peut limiter, Les délices du Ciel et l'honneur de la terre, Celui qui sait unir la justice et la guerre, Ce parfait des parfaits parle souvent à toi, Tu le vois tous les jours. SANCHO.     Nommez-le donc ? DON QUICHOT.         C'est moi. SANCHO. Ma foi je m'en doutais. DON QUICHOT.         Joins à ce beau modèle Le salutaire avis d'un conseiller fidèle ; Que dans tous tes projets la vertu soit ta fin, Et pour l'événement laisse faire au destin. SANCHO. Voilà des pots-pourris que je ne puis comprendre. DON QUICHOT. Ta charge et tes emplois te feront tout entendre. SANCHO. Il faut bien l'espérer : mais je ne sais pourquoi… Ma foi tous vos discours sont trop subtils pour moi, Aussi je n'en pourrai conserver la mémoire. DON QUICHOT. Sois sobre en ton manger, aussi bien qu'en ton boire ; Dîne peu, soupe moins. SANCHO.         Seigneur, quant à ce point, Je suis tout résolu de ne vous croire point. Dîne peu, soupe moins : j'aime autant perdre l'Île, Donnez-moi, s'il vous plaît un conseil plus utile, Et vous ressouvenez que je n'ai pourchassé Ce beau Gouvernement où me voilà placé, Quoi qu'on en puisse dire, et quoi qu'on en enrage, Que pour dîner beaucoup et souper davantage. DON QUICHOT. Tu n'auras pas toujours des sentiments si bas. SANCHO. Je ne sais, mais enfin j'aime les bons repas. DON QUICHOT. Supprime en tes discours ces proverbes antiques, Dont tu te sers si mal dans toutes tes répliques. SANCHO. Ma foi, pour cet article, à ne vous point mentir, Monseigneur Don Guichot, je n'y puis consentir : Les Proverbes, Seigneur, sont mon seul héritage, Je n'eus de mes aïeux d'autres biens en partage ; J'en regorge, j'en crève ; et quand je veux parler, Ils veulent tous sortir, jusqu'à se quereller : C'est pourquoi quelquefois j'en mets en évidence, Qui n'ont pas grand rapport avec ce que je pense. Je veux à l'avenir en mieux peser les mots, Et n'en citerai plus qu'ils ne soient à propos. Qui ne sait son métier doit fermer sa boutique, La science partout vaut moins que la pratique. Jamais sans appétit on n'a fait bon repas : Sans la peur on verrait de courageux soldats ; Et j'ai toujours tenu pour maxime assurée, Que bon renom vaut mieux que ceinture dorée. DON QUICHOT. Hé bien, ne voilà pas des discours bien suivis ! [18] Veillaque, à quoi sert donc tout ce que je te dis ? SANCHO. En quoi manquai-je, donc ? DON QUICHOT.         Dis-moi, je t'en conjure, Pourquoi vas-tu parler de soldats, de ceinture, De métier, d'appétit, de renom, de repas ? SANCHO. Je vous jure ma foi que je n'y pensais pas ; Et que dorénavant j'aurai soin de me taire, Pour ne rien hasarder qui vous puisse déplaire. Aux Seigneurs les honneurs ; souvent trop parler nuit ; La parole fait l'homme, on connaît l'arbre au fruit : Dans la suite des temps toutes choses se changent, Les fous font les festins, et les sages les mangent. Qui se contente est riche ; aux riches tout sied bien ; Tel maître, tel valet ; qui fait bien ne craint rien. DON QUICHOT. Courage. SANCHO.         Il est certain, quoi que l'on puisse dire, Que tel qui peut choisir, bien souvent prend le pire. La loi n'oblige point au-delà du pouvoir ; La plus grande finesse est de n'en point avoir ; Il n'est point toujours fête. Au port on fait naufrage : Qui veut noyer son chien l'accuse de la rage, Le temps découvre tout. À beau jeu beau retour, La fin couronne l'œuvre : et chacun a son tour. DON QUICHOT. Quand vous aurez tout dit, vous fermerez la porte. SANCHO. La fortune n'est pas toujours de même sorte, La nuit porte conseil, la nuit tous chats sont gris ; Il faut à vieux matou, jeune et tendre souris, Ensemble honneur et biens ne s'acquièrent pas sans peine, [19] Qui frappe du couteau doit mourir de la gaine ; Et je trouve après tout, ayant bien consulté, Que l'âne du public est toujours mal bâté ; Et quoique ce public soit si fort difficile, Il ne faut qu'un seul fou pour en amuser mille. DON QUICHOT. [20] Je suis un grand fou, moi, d'écouter ce faquin. SANCHO. Faquin, un Gouverneur ? DON QUICHOT, S’EN ALLANT. [21]         Un rustaud, un vilain. SANCHO. Faquin, vilain, rustaud ! Hé, là, là, patience. Ah ! Si je n'avais pas à tenir l'audience… ## SCÈNE II. Le Duc, Sancho. LE DUC. Qu'avez-vous, grand Sancho, vous semblez en courroux ? SANCHO. On m'insulte ici, moi, qui figure pour vous. LE DUC. Mon ordre est dans ces lieux que chacun vous révère. SANCHO. On n'en fait rien, pourtant, et je ne puis m'en taire. Don Guichot, ci-devant mon maître et mon Seigneur, Prétend me gouverner, moi qui suis Gouverneur : Mais je n'ai point de fiel ; c'est une bagatelle. Hé bien, cette audience enfin se tiendra-t-elle ? Il faut, si l'on ne veut que je meure de faim, La tenir tout à l'heure, ou remettre à demain : Dans mon Gouvernement, puisqu'il faut qu'on m'essaie, Qu'on se dépêche donc, et puis, que l'on me paie. ## SCÈNE III. Le Duc, La Duchesse, Sancho, Suite du Duc, Peralte. LA DUCHESSE. J'amène un bon vieillard qui veut absolument Dire au grand Gouverneur quatre mots seulement. SANCHO. Qu'il soit bref ; car enfin, Madame la Duchesse, [22] Je meurs de malefaim, et l'audience presse. PERALTE. Grand et fameux Sancho, c'est donc vous que je vois ? SANCHO. Levez-vous ? PERALTE.         Je vous rends l'honneur que je vous dois. SANCHO. Levez-vous, vous dit-on. PERALTE.         Me ferez-vous la grâce D'écouter le discours qu'il faut que je vous fasse ? SANCHO. Dépêchez. PERALTE.         Le fait est, monsieur le Gouverneur, Que je suis, comme vous, le fils d'un laboureur, Natif de Miguel-Turre, et dès mon jeune âge J'étais, sauf votre honneur, le coq de mon village. SANCHO. Passez. PERALTE.         J'ai deux enfants ; car je suis marié : L'un d'eux est Bachelier, l'autre est Licencié. Je suis veuf ; car ma femme est déjà dans la fosse : On voulut la purger pendant qu'elle était grosse ; Un mauvais médecin lui donna cet avis. SANCHO. [23] Il faudrait pour l'exemple en brancher cinq ou six De ces tueurs de gens. PERALTE.         Ils causent ma ruine, Ma femme rendit l'âme avec la médecine. SANCHO. Sans ce Médecin-là donc, à ce que je vois, Vous ne seriez pas veuf ? PERALTE.         Monseigneur, je le crois. SANCHO. Enfin, que voulez-vous ? PERALTE.         Je vais vous en instruire. SANCHO. Vous n'aviez, disait-on, que quatre mots à dire, Et vous m'en dites cent, c'est se moquer des gens ; Notre temps nous est cher, courte harangue aux Grands. PERALTE. S'il vous plaît, Monseigneur, de me laisser conclure. SANCHO. Oui, mais venons-en au fait, Monsieur de Miguel-Turre. PERALTE. J'y viens. Mon Bachelier depuis deux ou trois mois, Étant allé mener nos pourceaux dans nos bois, Se rendit amoureux de Claire Perlerine, Fille d'un laboureur, notre proche voisine, Qu'on peut bien appeler la perle du hameau : Depuis pour l'amour d'elle il pleure comme un veau : Mais je ne puis blâmer l'amour qui le transporte, Qu'il en perde l'esprit, que le diable l'emporte, C'est peu pour mériter une telle beauté. SANCHO. Là, là, tout doucement. PERALTE.         Je dis la vérité. SANCHO. Mais faut-il pour cela donner son fils au Diable ? PERALTE. Monsieur le Gouverneur, elle est incomparable ; Elle est belle, archi-belle, et lorsque l'on la voit De profil seulement, et par le côté droit, Elle paraît aux yeux une rose nouvelle ; Que si du côté gauche elle paraît moins belle, C'est qu'étant autrefois tombée en un grand feu, Ce petit accident la défigure un peu ; Et l'on n'y reconnaît aucun trait du visage. SANCHO. Fort bien. PERALTE.         Mais pour sa taille et son gentil corsage, Si je les dépeignais, Monseigneur, vous verriez Qu'un Bachelier, d'amour peut mourir à ses pieds. SANCHO. Dépeins-la donc, achève. PERALTE.         Il ne m'est pas possible, Ce serait vous dépeindre une chose invisible. Et si je vous parais modeste sur ce point, Si je n'en parle pas, qu'elle n'en a point ; Car depuis cinquante ans qu'on dit qu'elle est tombée Du faîte d'une grange, elle est toute courbée, Et se tient sur ses pieds d'une telle façon, Que ses genoux toujours touchent au menton : Le beau brin de femelle ! Ah, la triste aventure ! SANCHO. Enfin, que voulez-vous ? PERALTE.         Quatre mots d'écriture De votre propre main, pour que la parenté Consente au mariage, et signe le traité. SANCHO. De ma propre main ? PERALTE.         Oui, c'est ce que je désire. SANCHO. Soit : mais vous attendrez donc que je sache écrire ; Et si je ne le sais par hasard de dix ans, Votre fils ne sera marié de longtemps. PERALTE. J'aurais besoin encore d'une petite grâce : Mais je n'ose espérer que Monseigneur la fasse. SANCHO. Parlez. PERALTE.         C'est de me faire en ce même moment Délivrer un millier de ducats seulement, Pour aider à mon fils dans son nouveau ménage. SANCHO. Croyez-vous n'avoir pas besoin de davantage ? Ne soyez pas honteux, là, parlez hardiment. PERALTE. Cela leur suffira pour un commencement. SANCHO. Monsieur le Duc, il est des escrocs dans cette Île, Ainsi que dans Madrid et dans toute autre Ville. Dites-moi donc, vieux fou : mais non, ne parlez pas. Où diable puis-je prendre un millier de ducats ? PERALTE. Dans vos coffres ; un Grand, un homme d'importance, Un Gouverneur qui vit ici dans l'opulence, [24] Qui peut, quand il lui plaît, mesurer l'or aux muids… SANCHO. Ce n'est que d'aujourd'hui, faquin que je le suis ; Et bien loin d'accorder ta demande incivile, [25] Moi, Gouverneur nouveau, je n'ai ni croix ni pile. PERALTE. Il va vous en pleuvoir de partout. SANCHO.         En ce cas Tu peux bien t'assurer que tu n'en auras pas. PERALTE. Quelle inhumanité ! Que vous êtes peu tendre, Monsieur le Gouverneur ! SANCHO.         Oui, Gouverneur, pour prendre, Mais non pas pour donner. Mais voyez le vilain, J'ai bien affaire, moi, de Claire Perlerin, Du fils le Bachelier, et de leur alliance. PERALTE. Sollicitai-je en vain votre magnificence ? J'avais si sûrement compté sur vos bontés. SANCHO. Vous voyez, mon ami, que vous vous mécomptez, Et que compter tout seul, c'est compter sans son hôte. PERALTE. Je prendrai sans peser. SANCHO.         Dépêchons, qu'on me l'ôte, Ce mauvais goguenard se raille ici de nous, Si j'avais un bâton. LA DUCHESSE.         Seigneur, modérez-vous, Un Grand ne doit jamais marquer tant de colère. SANCHO. Quand un Grand est fâché, comment doit-il donc faire ? Si mon respect pour vous n'eût retenu mon bras, J'aurais bien étrillé ce chercheur de ducats. LA DUCHESSE. À qui dans ses besoins voulez-vous qu'il s'adresse ? SANCHO. À tout autre qu'à moi, Madame la Duchesse, À Monseigneur le Duc, à de vieux Gouverneurs, Qui regorgent de biens beaucoup plus que d'honneurs : Mais m'aller pour cela choisir, moi qui commence, C'est, ou m'importuner, ou me faire une offense, Qu'on n'y revienne plus. Qu'est-ce encore ? ## SCÈNE IV. Le Duc, La Duchesse, Sancho, Suite du Duc, Don Lope, Fabrice. FABRICE.         Monseigneur ? SANCHO. Hé bien ? FABRICE.         C'est l'Écuyer d'un fameux Enchanteur. SANCHO. Comment ! D'un Enchanteur ! Cette race maudite Ici par Écuyer me fait rendre visite ? Point de commerce, allez, qu'on chasse l'Écuyer. LE DUC. Non, avec politesse il faut l'expédier : Qu'on sache ce qu'il veut, et comment il se nomme. Fabrice sort. ## SCÈNE V. Le Duc, La Duchesse, Sancho, Suite du Duc, Peralte. SANCHO. Messieurs les Enchanteurs ont bien trouvé leur homme. Grâce à Monsieur le Duc, devenu Gouverneur, J'ai tout ce qu'il me faut, et ne veux rien du leur, Qu'ils me laissent en paix. ## SCÈNE VI. Le Duc, La Duchesse, Sancho, Suite du Duc, Don Lope, Fabrice. FABRICE.     Hé bien ? FABRICE.         C'est une lettre, Qu'aux mains de Don Guichot l'Écuyer veut remettre. SANCHO. Parbleu ce n'est pas moi que regarde cela. Que l'on fasse avertir Don Guichot. DON LOPE.         Le voilà. ## SCÈNE VII. Le Duc, La Duchesse, Sancho, Suite du Duc, Fabrice, Don Guichot, Don Lope. SANCHO. Soyez le bienvenu, salut, honneur et joie. DON QUICHOT. Qu'est-ce ? SANCHO.         Quelque défi que l'enfer vous envoie Par un courrier exprès. DON QUICHOT.         Il faut le recevoir, Ce courrier de l'enfer. SANCHO.         Il ne le faut point voir, C'est le plus sûr. DON QUICHOT.         Poltron ! Votre haute Excellence Permettra, s'il lui plaît… LE DUC.         Volontiers, qu'il avance. ## SCÈNE VIII. Le Duc, La Duchesse, Sancho, Don Guichot, Madian, Suite du Duc. DON LOPE. Entrez. MADIAN.         Comment ! Entrez ? Nous autres Farfadets Ne prenons pour entrer nul ordre des valets ; Et si j'ai bien voulu demeurer à la porte, C'est pour Don Guichot seul que j'agis de la sorte, Par le respect qu'on doit aux Chevaliers errants ? SANCHO. Ces courriers d'enchanteurs sont de vilaines gens. DON QUICHOT. [26] Noble Écuyer du Styx, car enfin la noblesse Est de tous les pays ainsi que la sagesse, Que me propose-t-on ? Qui vous amène ici ? Et quelle aventure ai-je à tenter ? MADIAN.         La voici, Écoutez. SANCHO.         Ma foi, bonne ou mauvaise aventure, Il ira la tenter sans moi je l'en assure. MADIAN, TIRE UN GRAND PARCHEMIN ROUGE. De par Archélaüs surnommé le Manchot, Et qui cependant ne l'est guère, Enchanteur bienfaisant, courtois et débonnaire. SANCHO. Encore est-ce. MADIAN.         Au vaillant et fameux Don Guichot, Ainsi qu'à l'Écuyer Sancho. SANCHO. [27] Haie, Haie. MADIAN.         Soit fait savoir une importante affaire. SANCHO. Mais dans tout cela qu'ai-je à faire, Moi, Gouverneur ? Qu'on me laisse en repos MADIAN. Voici le fait en peu de mots. Il lit.         Nous soussignés, Montezinos. DON QUICHOT. Je le connais. MADIAN, CONTINUE À LIRE.         Avec Durandard et Balerne, Sommes sortis de la caverne, Où nous étions comme dans le chaos : Au noble Chevalier de la triste figure, Et maintenant Chevalier des Lions, C'est par ordre du Ciel que nous certifions La fin de notre longue et pénible aventure, Dont très fort nous nous ennuyons. DON QUICHOT. Il me l'avait bien dit lui-même, je vous jure. Ce que je t'ai conté c'était des visions, Sancho ? SANCHO.         Je n'y comprends plus rien, je vous assure. MADIAN, POURSUIT. Mais dans les lieux où nous étions La fleur du Toboso, l'Infante Dulcinée, Est injustement condamnée Dans cette caverne sans fonds [28] De rester à califourchon [29] [30] À dada sur sa haquenée, Attendant l'heureuse journée Où par de grandes actions De son preux Chevalier la valeur couronnée L'aura rendu vainqueur d'autant de champions, Qu'il est de jours dans une année. Ainsi l'admonestons, invitons et prions, Qu'il ait pour délivrer l'Infante infortunée, À n'abandonner point son Écuyer poltron Sancho Pança, par qui certaine Île, dit-on, Tant bien que mal doit être gouvernée. SANCHO. À ce que je puis voir je suis en bon renom, Mon excellence ici me semble un peu bernée. LA DUCHESSE. Les Enchanteurs n'ont pas raison. SANCHO. Raison ou tort, leur faute est par moi pardonnée, Je n'ai point de fiel, je suis bon. MADIAN. Que Don Guichot enfin sache que Dulcinée Par un heureux événement Verra changer sa destinée : Mais ce ne sera qu'au moment Que Sancho sera las de son Gouvernement. SANCHO. C'est à quoi l'on n'a qu'à s'attendre. Moi las de gouverner ! Je ne suis pas si sot, [31] C'est un panneau qu'on vient me tendre. Vous avez beau rêver, Monseigneur Don Guichot ; Si j'en suis jamais las, je veux qu'on me reberne. L'Infante Dulcinée, à ce que je prévois, Est pour longtemps encore là-bas dans la caverne. DON QUICHOT. Nous la délivrerons sans toi. Mais Monseigneur le Duc voudra-t-il bien permettre Que je puisse attendre en ces lieux La fin du succès glorieux Que l'Enchanteur me fait promettre. LE DUC. Vous pouvez disposer de moi, de mes États : Quels meilleurs sujets puis-je prendre ? L'un pour les gouverner, l'autre pour les défendre. Mais du Gouvernement Sancho doit être las, Avant que vous voyiez la fin de l'aventure. LA DUCHESSE. Toujours les Enchanteurs parlent ambigument, Et peut-être ceci n'est qu'une phrase obscure, Que nous pénétrerons après l'événement. SANCHO. Ce ne sera pas moi, j'en jure, Qui prendrai soin d'en éclaircir le sens : Et si selon mon gré le Gouvernement dure, On ne saura rien de longtemps. DON QUICHOT. Dans la fortune un rustre a toujours l'âme dure. MADIAN. Au vieux Montezinos, au grand Archélaüs, Que dirai-je, Seigneur ? DON QUICHOT.         Que Don Guichot confus De voir quelle bonté pour lui les intéresse, Dans son malheur se tient heureux D'avoir par un exprès appris ici par eux Des nouvelles de sa Princesse, Et qu'il attend de leurs soins généreux Le prompt effet de leur promesse. SANCHO. L'effet, malgré les envieux, N'en sera pas si prompt, je pense. ## SCÈNE IX. Le Duc, La Duchesse, Sancho, Don Guichot, Suite du Duc, Don Lope. DON LOPE. Seigneur, on vous attend pour tenir l'audience. SANCHO. Ne la pourrait-on point remettre après dîner, Ou permettre qu'au moins j'allasse déjeuner ? LE DUC. Est quelques procès de ceux qu'on vous prépare, Qu'on doit juger à jeun. LA DUCHESSE.     C'est l'ordre. SANCHO.         Il est barbare, Et si je reste en place on le réformera. LA DUCHESSE. Tout ce que vous ferez l'Île l'approuvera. SANCHO. Cela doit être ainsi. Quel excès de misère, Qu'un Grand ne fasse rien de ce qu'il voudrait faire ! # ACTE III. ## SCÈNE I. Le Duc, La Duchesse, Sancho, Le Docteur, Don Lope, Don Guichot, Suite du Duc. SANCHO. Quoique inégal en rang, soyez couvert Docteur ; Monsieur le Duc tantôt m'a fait pareil honneur : Et comme pour toujours c'est une chose dite, De la cérémonie aussi, moi, je vous quitte. LE DUC. C'est un droit qu'avec nous vous aurez n tous lieux. SANCHO. Grand merci pour mon chef, qui s'en trouvera mieux. C'est pourquoi tous ainsi venir à l'audience ? LA DUCHESSE. Pour être les témoins de votre expérience. Un semblable dessein amène Don Guichot. SANCHO. Vous serez tous témoins que je ne suis qu'un sot : Comme en jugeant je sais tout ce que je hasarde, J'ai peur de mal juger si quelqu'un me regarde. LE DOCTEUR. Vous avez un esprit juste, droit, élevé, Qui parmi les meilleurs tient le haut du pavé : Mais enfin quoiqu'il soit sublime en toutes choses, Nous allons l'éprouver sur trois ou quatre Causes. SANCHO. Éprouvez. Mais je suis bien las d'être debout, Seyons-nous. DON QUICHOT, À SANCHO.         Prends bien garde aux proverbes surtout. LE DOCTEUR. Je vous crois fort versé dans les Lettres humaines, Très profond dans les Lois Attiques et Romaines. SANCHO. Pas trop… LE DOCTEUR.         Que vous pourriez même en faire leçon, Si vous l'entrepreniez, à Licurgue et Solon. SANCHO. Ce n'est pas mon dessein, j'ai l'âme simple et bonne, Et ne prétends donner de leçons à personne. LE DOCTEUR. Que savant dans le droit beaucoup plus qu'Ulpian, Vous rendriez confus le grand Papinian, Marcellus, Gordien, Proculus, Hermogène, Modestin, Calistrate, Africanus, Alphène, Léonce, Constantin, Thomas, Tribonian. Tout le Décemvirat du bon Justinian, Vernerus, Placentin, Aze, Accurse, Bartole, Les Baldes, Godefroi, Paul Castre, Jean d'Imole, Fernand, Jason, Rebuffe, Alciat et Cujas. SANCHO. Voilà bien des Messieurs que je ne connais pas. LE DOCTEUR. Mais je doute pourtant qu'en ces causes augustes Vous puissiez nous donner des décisions justes, Et pénétrer à fonds dans leurs obscurités. SANCHO. Ma foi j'en doute aussi, puisque vous en doutez. LE DOCTEUR. Que l'on ouvre. ## SCÈNE II. Le Duc, La Duchesse, Sancho, Le Docteur, Don Lope, Don Guichot, Léonor en bohémienne Fédéric en Paysan. DON LOPE.         Entrez, vous, Madame l'éplorée. LEONOR EN BOHÉMIENNE. Justice, Monseigneur, on m'a déshonorée, On m'a pris mon argent. SANCHO.         Le trait est fort vilain. LA BOHEMIENNE. Punissez ce maraud, ce voleur, ce coquin, Qui mérite en effet les peines les plus vives. SANCHO. Doucement, n'allons point d'abord aux invectives. LA BOHEMIENNE. Puis-je m'en dispenser ? Est-il un mal plus grand, Que de perdre à la fois et l'honneur et l'argent ? À gens de mon métier quel indigne reproche ? Ce malheureux m'a pris six ducats dans ma poche. Quel triomphe pour lui, pour moi quel accident, D'avoir été volée ainsi par un manant ! SANCHO. Avez-vous fait le coup dont elle vous accuse ? LE PAYSAN. Oui, Seigneur : mais… SANCHO.     Taisez-vous. LA BOHEMIENNE.         Il veut les retenir. SANCHO. Allons, restituez. LE PAYSAN.         Mais, Monseigneur, de grâce Écoutez mes raisons. SANCHO.         Vous raisons ? Quelle audace ! Hé ! Quel titre est-il donc pour voler ? LE PAYSAN.         Monseigneur… SANCHO. À moins qu'être Greffier, Sergent ou Procureur… Avez-vous cet argent ? Hâtez-vous de le rendre. LE PAYSAN. Je l'ai : mais… SANCHO.         Dépêchez, ou je vous ferai pendre. LA BOHEMIENNE. Il est juste. LE PAYSAN.         Oui, j'ai pris l'argent dont vous parlez : Mais c'était six ducats que vous m'aviez volés ; J'ai repris mon argent. LA BOHEMIENNE.         Deviez-vous le reprendre ? Il fallait m'assigner pour me le faire rendre ; Il fallait, sans user de force à mon endroit, Par de bonnes raisons appuyer votre droit ; Et, comme je prétends faire en cette occurrence, Employer la justice, et non la violence ; Ces ducats, par la loi qu'on garde parmi nous, En entrant dans ma poche ont cessé d'être à vous : Vous me les avez pris, vous avez fait un crime, Mon larcin ne rend pas le vôtre légitime, Quand je vole un passant, je fais ce que je dois ; Mais c'est un attentat que de me voler, moi. Le délit est constant, vous en êtes coupable, Vous devez en porter la peine. Au préalable, Tout bien considéré, Monseigneur, je conclus, Qu'on me rende l'argent, et qu'on en parle plus. SANCHO. Fort bien, vous concluez, vous, à votre manière, Et votre homme aux ducats conclut tout au contraire ; Et comme vous deux, moi, je ne conclurai pas. Au Paysan. Mais avez-vous repris les six mêmes ducats ? LE PAYSAN. Seigneur, je n'en sais rien. LA BOHEMIENNE.         Seigneur, c'en était d'autres. SANCHO. Il fallait prendre garde à reprendre les vôtres : Voilà, je vous l'avoue, un fait bien épineux ; Au fonds, quoiqu'ils aient tort, ils ont raison tous deux : La femme a volé l'homme ; et de force ou d'adresse, L'homme a repris l'argent à cette larronnesse ; La femme sur l'argent que cet homme a repris, Par la loi qu'elle cite a des droits bien acquis. Je sais bien d'autre part que la justice approuve Qu'on reprenne son bien partout où l'on le trouve. [32] Morbleu quand une affaire a deux faces, deux sens, Par ma foi les procès sont bien embarrassants, Çà, Monsieur le Docteur, conseillez-moi de grâce. LE DOCTEUR. Autant, et plus que vous, l'affaire m'embarrasse : Je conclus toutefois, mais sauf meilleur avis, Que la femme a fait mal, mais que l'homme a fait pis. SANCHO. Ainsi donc tous les deux ont tort dans cette affaire ? LE DOCTEUR. Oui. SANCHO.         Pour bien décider voici ce qu'il faut faire. Au Paysan. Où sont vos six ducats ? LE PAYSAN.     Les voilà. LA BOHEMIENNE.         Je soutiens, Et je le prouverai, ce ne sont pas les siens. SANCHO. Tant mieux. Sur ce pied-là vous en avez donc d'autres ? LA BOHEMIENNE. Moi ? SANCHO.         Ceux qui par la loi sont devenus les vôtres, Et qui furent les siens ci-devant ? LA BOHEMIENNE.         Les voilà. SANCHO. Dans les mains du Greffier qu'on mette tout cela. LE PAYSAN. Jugez donc, Monseigneur. LA BOHEMIENNE.         Condamnez ma partie. SANCHO. Nous verrons à loisir, la Justice est nantie. LE DOCTEUR. Seigneur, il ne faut point différer, s'il vous plaît, Et, bien ou mal, enfin il faut rendre un arrêt. SANCHO. Qu'on les pende tous deux pour terminer l'affaire. LE DOCTEUR. Cette décision est un peu trop sévère. LE PAYSAN. Comment ! Pendre les gens, Seigneur, pour six ducats ? LA BOHEMIENNE. Quand il est tant de vols que l'on ne punit pas ? SANCHO. Elle a raison au moins, docteur, à le bien prendre, Et pour de certains vols je n'ai jamais vu pendre. LE DOCTEUR. Ni moi non plus, et j'entre fort dans ses raisons. SANCHO. Il est pourtant certain que l'on pend es larrons. LE DOCTEUR. N'avez-vous jamais lu… SANCHO.     Non. LE DOCTEUR.         Qu'autrefois la Grèce Approuvait les larcins commis avec adresse ? SANCHO. La Grèce ! Cette femme était de fort bon sens, Et pour des tours d'adresse on ne pend point les gens ## SCÈNE III. Le Duc, La Duchesse, Sancho, Le Docteur, Don Lope, Don Guichot, Léonor en bohémienne Fédéric en Paysan. DON LOPE. D'un arrêt décisif le peuple est en attente. Il murmure, et l'on craint qu'il ne s'impatiente. SANCHO. A-t-il dîné ce peuple ? DON LOPE.         Oui, vraiment, Monseigneur. SANCHO. Il est donc plus heureux que n'est son Gouverneur. Monsieur le Duc, ce peuple a grand tort, je vous jure, C'est moi qui meurs de faim, et c'est lui qui murmure. LE DUC. Hâtez-vous de juger. SANCHO.         Jugeons, puisqu'il le faut, Pour contenter le peuple et pour dîner plutôt. Ainsi, vu les larcins approuvés par la Grèce, Entendu les raisons de la demanderesse, Celles du défendeur, et tout vu bien à fonds, Et bien considéré, j'absous ces deux fripons. LE DUC. C'est fort bien décider. LA DUCHESSE.         Quel excès de clémence ! DON QUICHOT. Je ne saurais assez admirer, quand j'y pense, Comme à ceux qu'il élève aux emplois importants, Le Ciel pour les remplir donne aussi des talents. Sancho n'était qu'un rustre étant dans l'indigence, Et Sancho Gouverneur est plein d'intelligence. La fortune fait l'homme, elle n'a qu'à vouloir, Et quand elle nous place, elle nous fait valoir. LA BOHEMIENNE. Et l'argent, Monseigneur ? SANCHO.         Vous me la bailler bonne, Demander de l'argent lorsque l'on vous pardonne ; Est-ce que sans profit on adoucit la loi, Les ducats confisqués applicables à moi ? Hé bien, de Gouverneur fais-je si mal l'office ? LE DOCTEUR. Vous venez de juger comme eût fait la Justice. SANCHO. C'est sans jamais avoir étudié, pourtant. LE DOCTEUR. Aux autres. SANCHO.         C'est assez ; car le dîner attend, Ou j'attends le dîner, moi, c'est la même chose, Pour mon commencement c'est assez d'une cause, Plus de procès. LE DOCTEUR.         Seigneur, il en est encore un. SANCHO. À tantôt. LE DUC.         C'est celui qu'on ne peut voir qu'à jeun. SANCHO. Il fallait donc vider celui-là dès l'entrée, Et le reste eût été jugé l'après-dînée. LE DOCTEUR. Il faut avant dîner décider celui-ci. SANCHO. Qu'on fasse donc entrer ce Procès. DON LOPE.         Le voici. ## SCÈNE IV. Le Duc, La Duchesse, Sancho, Le Docteur, Don Guichot, Don Lope, Elvire en Madame Rodrigue, D Carlos. SANCHO. Çà, de quoi s'agit-il ? ELVIRE EN ME. RODRIGUE.         Du testament d'un père Pour et contre son fils, de certaine manière Que le fils, quoique fils, ne se peut marier Que par mon seul aveu, s'il veut être héritier. DON CARLOS. Nous venons vous prier de nous rendre justice. SANCHO. Vous êtes donc le fils, vous ? MADAME RODRIGUE.         Et moi, la tutrice, LE DOCTEUR. Il faut juger la chose avec grande équité. SANCHO. Il faut d'abord du fait savoir la vérité, Voyons le testament. MADAME RODRIGUE.     Le voilà. SANCHO.         Qu'on le lise. Prenez ce soin, Docteur, de crainte de surprise, Et bien exactement pesons-en tous les mots. LE DOCTEUR, LIT. Extrait du testament du père de Carlos. Mon intention est que Madame Rodrigue, Que j'ai toujours connue un vrai diable en intrigue… MADAME RODRIGUE. Le pauvre homme ! LE DOCTEUR.         Et par qui j'ai gagné vingt Procès, Soit de mon fils tutrice au jour de mon décès. MADAME RODRIGUE. Voyez depuis quel temps je m'en suis emparée, Et si quelque autre à moi doit être préférée ? SANCHO. N'interrompez donc point. MADAME RODRIGUE.         Excusez, Monseigneur, La passion me fait parler avec chaleur. SANCHO. Poursuivez. MADAME RODRIGUE.         Et je veux que pour reconnaissance Des soins qu'elle aura pris d'élever son enfance, Ce fils, dont la fortune et les jours me sont chers, Beaucoup plus que la vie et les biens que je perds… MADAME RODRIGUE. Oui, pour lui sa tendresse allait jusqu'à l'extrême : Mais il ne l'aimait pas aussi fort que je l'aime, Monsieur le Gouverneur. SANCHO.         Nous comprenons cela. MADAME RODRIGUE. Il me tourne l'esprit, ce petit fripon-là. SANCHO. Oh, finissez, Madame, ou la peste vous crève. MADAME RODRIGUE. Je me tais, Monseigneur, et consens qu'on achève. LE DOCTEUR. Au sortir de l'enfance, et déjà commençant À devenir un jeune et fort adolescent, [33] De tempérament mûr, c'est-à-dire nubile. MADAME RODRIGUE. Il l'est, et reconnu tel par toute la ville, Et c'est là ce qui fait le sujet du procès, Dont par votre équité j'attends un bon succès, Vous êtes mon espoir, mon appui, mon refuge. SANCHO. Femme ou démon, tais-toi, si tu veux qu'on te juge, Ou je vais m'en aller. MADAME RODRIGUE.         Oui, vous avez raison ; De ma vivacité je demande pardon, L'amour vif à contraindre est beaucoup difficile. SANCHO. Il y paraît vraiment. LE DOCTEUR.         C'est-à-dire nubile. SANCHO. Poursuivez. LE DOCTEUR, LIT.         Mon fils donc, en dût-il enrager, Par son choix à l'hymen ne pourra s'engager, Sans en avoir l'aveu de la Dame tutrice, À qui dans ce cas-là je veux qu'il obéisse : Et s'il ne le fait pas, j'ordonne qu'il n'aura D'autre part de mes biens que ce qu'elle voudra ; Et déclare que c'est ma volonté dernière. SANCHO. Cette volonté-là, docteur, me parait claire. LE DOCTEUR. Le testament n'a pas la moindre obscurité : Mais du fait à présent sachons ma vérité ; Que prétend la tutrice, et que veut le pupille ? SANCHO. Oui, parlez, vous, Monsieur l'adolescent nubile. DON CARLOS. Monseigneur, par les soins de Madame élevé, Je puis vous protester que j'en ai conservé Jusques à ce moment une reconnaissance, Dont pour moi sa conduite aujourd'hui me dispense. MADAME RODRIGUE. Ma conduite ? Comment ! Qui pourrait la blâmer ? Hé ! Quel mal fais-je, ingrat, que de te trop aimer ? DON CARLOS. C'est cet amour qui fait le sujet de ma plainte : Madame, jusqu'ici nourri dans la contrainte, Parce que vous étiez maîtresse de mon bien… MADAME RODRIGUE. En le soignant je l'ai regardé comme mien. À ne te point lier des nœuds du mariage, Sans prendre mon aveu le testament t'engage : Si tu fais autrement, tous les biens sont à moi ; Si tu veux m'épouser, cruel, ils sont pour toi. SANCHO. Hé bien, c'est un moyen d'accommoder l'affaire. DON CARLOS. Je ne puis, Monseigneur, me résoudre à le faire. Mille fois là-dessus je me suis consulté, Et depuis quelques jours une tendre beauté, Aussi jeune, aussi belle, aussi vive et charmante Que Madame l'est peu, me ravit et m'enchante. MADAME RODRIGUE. Quoi ! M'oser dire en face ainsi des duretés, Monseigneur ? SANCHO.         Supprimer certaines vérités, Pupille, vous devez respect à la tutrice. MADAME RODRIGUE. Et de l'amour aussi, s'il me rendait justice. DON CARLOS. C'est là de vos papiers ce qu'il vous faut rayer ; Et si je vous en dois, je ne puis vous payer. Mon cœur, mes serments, tout m'engage avec une autre : Voilà mon parti pris, il faut prendre le vôtre. MADAME RODRIGUE. Hé bien donc, je le prends, et je ne t'aime plus. Feu ton père a laissé quatre-vingt mille écus, C'est justement deux cent quarante mille livres. Pour me venger, ingrat, des maux où tu me livres, Qui sans exagérer seront tous des plus grands, Je ne te donnerai que douze mille francs. DON CARLOS. Que douze mille francs ! SANCHO.         Mais, Madame Rodrigue, Que le défunt connut pour un diable en intrigue, Des biens qu'il a laissés vous faites là deux lots Bien inégaux entre eux, et prenez le plus gros ; La probité, l'honneur, peuvent-ils vous permettre… MADAME RODRIGUE. Je suis le testament, Monseigneur, à la lettre. SANCHO. Mais n'avez-vous point de régularité ? MADAME RODRIGUE. Seigneur, le testament doit être exécuté. DON CARLOS. Et de mon côté, moi, je prétends qu'on le casse. SANCHO. Docteur ? LE DOCTEUR.     On ne le peut. SANCHO.         C'est ce qui m'embarrasse. Pour ne pas épouser une vieille beauté, Il est fâcheux de voir un fils déshérité. Et je ne comprends pas comment il se peut faire Qu'en mourant c'ait été l'intention du père. LE DOCTEUR. Le fait est des plus clairs ; pourtant le fils n'aura Que la part seulement que Madame voudra. MADAME RODRIGUE. Vous voyez, Monseigneur. SANCHO.         Oui, je vois, laissez faire, Et commence à trouver le nœud de cette affaire, Le mort en son vivant n'était point un benet. Combien à ce jeune homme offrez-vous, s'il vous plaît ? MADAME RODRIGUE. Douze mille francs. SANCHO.     Bon, douze mille francs. MADAME RODRIGUE.         Douze, S'il ne m'épouse pas ; tout le bien s'il m'épouse. SANCHO. Vous ne voulez pas, vous, épouser ? DON CARLOS.         Nullement. SANCHO. Et vous vous soumettez aux lois du testament ? DON CARLOS. Seigneur, le testament ne m'est pas favorable. SANCHO. J'ai plus d'esprit que vous, ou je le donne au diable ; Çà, des deux parts des biens par le défunt laissés, Laquelle voulez-vous ? MADAME RODRIGUE.     La grosse. SANCHO.         C'est assez. La chose à décider n'est pas fort difficile : La part que vous voulez est celle du pupille. Il aura donc soixante-seize mille écus, Les quatre autres pour vous, et qu'on en parle plus. C'est là du testament le sens en évidence ; Je le juge, et le prends dessus ma conscience. LE DUC. Quel Gouverneur jamais parut plus éclairé ? LA DUCHESSE. Le grand Sancho ne peut être assez admiré. LE DOCTEUR. Quel prix donnera-t-on à ses rares mérites ? SANCHO. Bien à dîner, de grâce, et je vous en tiens quittes. DON QUICHOT. On ne peut trop louer ta modération, Sancho, tes besoins seuls font ton ambition. ## SCÈNE V. Le Duc, La Duchesse, Sancho, Le Docteur, Don Guichot, Don Lope, Fabrice. DON LOPE, EN DUC. Seigneur, du Gouverneur on a servi la table. SANCHO. Allons donc nous y mettre. FABRICE.         Un homme vénérable Qui paraît étranger, souhaite avoir l'honneur De dire avant dîner un mot au Gouverneur. SANCHO. [34] Un mot avant dîner ! Oh, parbleu, qu'il attende. LE DUC. Cette incivilité, Sancho, serait trop grande ; Aux étrangers, surtout, on doit certains égards. SANCHO. Quoi ! S'il en arrivait ici de toutes parts Quand la table est servie, au dépend de mon ventre Il faudrait… LE DUC.         N'écouter que celui-ci. Qu'il entre. SANCHO. Soit. Mais, que désormais, à l'heure de manger, On ne laisse dans l'Île entrer nul étranger. ## SCÈNE VI. Le Duc, La Duchesse, Sancho, Le Docteur, Don Guichot, Don Lope, L'Étranger. L’ÉTRANGER. Un Tribunal fameux, un autre Aréopage, Près de votre Grandeur me fait faire un voyage, Sachant que vous étiez un nouveau Gouverneur, Plein d'érudition, de droiture, de cœur, De subtiles clartés et de délicatesse, De pénétration, d'esprit et de sagesse. SANCHO. Il est vrai, j'en conviens, et que si je suis plein, Ce n'est que de cela ; du reste j'ai grand faim : C'est pourquoi dites-moi le sujet du message En très peu de discours, et puis troussez bagage. Allons. L’ÉTRANGER.         De mon pays le souverain Seigneur A pris pour le mensonge une si grande horreur, Que pour en corriger les grands et le vulgaire, Il a fait contre lui la loi la plus sévère. Sur un Fleuve qui passe au sein de ses États Est un grand Pont, au bout sont quatre Magistrats Pour maintenir la loi que le Seigneur a faite ; Près de leur Tribunal, potence toujours droite. Quiconque veut passer doit être interrogé, D'où il vient, où il va, puis aussitôt jugé : Mais la loi veut qu'il jure, et sans espoir de grâce Qu'il soit pendu s'il ment, et s'il dit vrai qu'il passe. Remarquez bien ceci : s'il ment qu'il soit pendu ; Le fait est important. SANCHO.         Je l'ai bien entendu, Qu'il soit pendu s'il ment, et s'il dit vrai qu'il passe. L’ÉTRANGER. Fort bien, vous y voilà. SANCHO.         Venons au fait, de grâce. L’ÉTRANGER. Oui, Monseigneur, j'y viens. Or donc, voici le cas Dont sont embarrassés Messieurs les Magistrats. Un mauvais goguenard d'une mine arrogante, D'un air impérieux pour passer se présente, On l'arrête, on demande : où portez-vous vos pas ? Le drôle par mépris d'abord ne répond pas ; Mais à la fin pourtant, ne pouvant s'en défendre, À ce gibet, dit-il, je vais me faire pendre. SANCHO. Hé ! Que ne le pend-on, puisqu'il est content ? Pendez. L’ÉTRANGER.         La loi l'ordonne, et la loi le défend ; Il est sûr, s'il dit vrai, qu'il ne le faut pas pendre. Vous comprenez ? SANCHO.         Rien n'est plus facile à comprendre. L’ÉTRANGER. Et s'il n'est pas pendu, n'aura-t-il pas menti ? SANCHO. Il est vrai. L’ÉTRANGER.         Dites donc, s'il vous plaît, quel parti En tel cas, Monseigneur, prendrait votre sagesse ? La Justice du Pont à vous par moi s'adresse. SANCHO. Mon ami, pour avoir mon avis là-dessus, Venez-vous de bien loin ? L’ÉTRANGER.         De cent milles, et plus. SANCHO. Cent milles, c'est beaucoup. L’ÉTRANGER.         J'en ai fait davantage : Mais avec grand plaisir, sûr d'avoir l'avantage De voir votre Grandeur. SANCHO.         En feriez-vous serment ? L’ÉTRANGER. J'en jure. SANCHO.         On est chez vous étranglé quand on ment ? L’ÉTRANGER. Avec grande raison. SANCHO.         Qu'on prenne donc la peine De vous aller brancher dans la place prochaine. LE DOCTEUR. C'est rendre un jugement injuste contre lui. SANCHO. Si je suis Gouverneur, ce n'est que d'aujourd'hui ; Quelque bruit qu'en ait pu semer la renommée, La Justice du Pont n'en peut être informée ; Et cette question, dont on vient me berner, Est pour me faire pièce et tarder le dîner. LA DUCHESSE. Ah ! Ne le croyez pas, Sancho, je vous en prie. LE DUC. Je ne souffrirais pas cette plaisanterie. DON QUICHOT. On s'en mordrait les doigts. SANCHO.         Je ne m'y trompe pas, De mon Gouvernement on veut me rendre las ; C'est par cette raison que l'on m'impatiente, Pour pouvoir au plutôt désenchanter l'Infante : Mais je tiens bon. LE DOCTEUR.         Seigneur, sur cette question Il faut avoir pourtant votre décision ; On vous a dit la loi, le fait, la conséquence, Prononcez. SANCHO.         Oh, parbleu donnez-vous patience : Il semble à ces messieurs qu'on ait qu'à proposer, On n'attrape le but qu'à force de viser. La loi de votre Pont est sottise, et j'ordonne Qu'on ait à la casser, puisqu'elle n'est pas bonne. LE DOCTEUR. Ce n'est pas là, Seigneur, ce qu'on vient demander. Ce n'est pas là juger. SANCHO.         Parbleu, c'est décider. Il ne faut point de lois qui ne soient nécessaires, Les plus heureux États sont ceux qui n'en ont guères ; En suivant une loi, dites-moi quel moyen, Docteur, de bien juger quand la loi ne vaut rien ? Voilà dans tout ceci ce que je puis résoudre. L’ÉTRANGER. Il faut ou condamner, Seigneur, ou bien absoudre. SANCHO. Morbleu, pour me réduire à rêver sur cela, Pourquoi ce plat bouffon va-t-il passer par-là ? Mais puisqu'il est écrit, pour rendre la justice, Qu'il faut absolument qu'on pardonne ou punisse, Que les Juges du Pont apprennent que j'absous. L’ÉTRANGER. Pourquoi ? SANCHO.         Parce que c'est le parti le plus doux. Quand le crime est léger et la peine douteuse, Faire périr quelqu'un serait chose odieuse. LE DUC. Vive le Grand Sancho. LA DUCHESSE.         C'est juger, que cela. SANCHO. Puisque j'ai si bien fait, je veux m'en tenir là. DON QUICHOT. Que dans tes jugements je te trouve admirable ! LA DUCHESSE. L'histoire dans cent ans n'en sera pas croyable. LE DUC. J'en suis tout étonné. L’ÉTRANGER.         J'en demeure confus. SANCHO. Moi, je suis affamé, si jamais je le fus. LE DUC. Allez donc bien dîner. LA DUCHESSE.         Je vous le recommande. Traitez-le en Prince. SANCHO.         Bon, c'est ce que je demande : Mais dînerai-je seul ? LA DUCHESSE.     Cela se doit. LE DUC.         Ainsi Qu'avec nous Don Guichot vienne dîner aussi. # ACTE IV. ## SCÈNE I. Sancho, le Docteur, Suite du Duc. SANCHO. Hé bien ; croit-on m'avoir assez fait promener ? Et faut-il tant chercher pour trouver un dîner ? LE DOCTEUR. Quelque Enchanteur maudit en ce Palais dérange La salle du festin où le Gouverneur mange. SANCHO. Qu'est-il besoin, Docteur, de salle de festin ? Point de cérémonie, et que je mange enfin, La cave, le grenier, l'escalier, la cuisine, Tout est égal pour moi : mais au moins que je dîne. LE DOCTEUR. On a fait préparer une table pour vous, Qu'on dit être servie. SANCHO.         Oui, j'en sens les ragoûts. LE DOCTEUR. Vous comprenez donc bien que vous ferez grande chère ? SANCHO. Il est vrai ; cependant depuis une heure entière Je sens la même chose, et ne vois rien. Tenez, Docteur, il est fâcheux de dîner par le nez ; De ces mets savoureux une odeur succulente M'ébranle la mâchoire, et la faim s'en augmente. Commandez qu'on apporte ici sur deux tonneaux, Des pâtés, des jambons, et quelques aloyaux, De bon gros pain, du vin, de l'ail et du fromage, Je suis sobre, et n'en veux pour moi pas davantage. LE DOCTEUR. Non, non, un Gouverneur doit dîner autrement, Avec plus d'appareil, plus délicatement. SANCHO. Je crains dans les repas trop de délicatesse. LE DOCTEUR. Je sais ce que m'a dit Madame la Duchesse, De vous traiter en Prince. SANCHO.         Oui, c'est l'ordre, il est vrai ; Mais je vous en dispense. LE DOCTEUR.         Oh non, je le suivrai. SANCHO. Mais, Docteur, le mérite est dans la diligence ; S'il faut attendre encore, je suis mort. LE DOCTEUR.         Patience. De ce retardement nous allons voir la fin : Justement, j'aperçois la salle du festin, Malgré l'enchantement la porte s'en découvre, Le charme est dissipé, l'enchanteur fuit, on ouvre. ## SCÈNE II. Sancho, le Docteur, un Cuirassier, un Maître d'Hôtel. SANCHO. Le Ciel en soit loué ; passons donc. UN CUIRASSIER.         Halte-là. LE DOCTEUR. Mais, c'est le Gouverneur. LE CUIRASSIER.         Hé bien, que fait cela ? SANCHO. Comment, que fait cela ? Si je… LE DOCTEUR.         Laissez-le dire ; Voyons quelle raison. LE CUIRASSIER.         Lisez, vous savez lire. LE DOCTEUR, LIT. Pour le dîner du gouverneur Voici la salle préparée : Mais d'être Chevalier s'il n'avait point l'honneur, Ne pouvant en avoir l'entrée, [35] Il faudrait qu'il dînât par cœur. SANCHO. Comment donc ? LE DOCTEUR.         Il est vrai, c'est la règle prescrite, Je l'avais oubliée. SANCHO.         Quelle règle maudite ! LE DOCTEUR. Ne vous souvient-il point d'être armé Chevalier ? Voyez. SANCHO.         Confusément : un jour notre barbier… Je me souviens du moins que j'en eus grande envie. LE DOCTEUR. Prenez garde à mentir, il y va de la vie. SANCHO. Il y va de la vie ? LE DOCTEUR.     Oui vraiment. SANCHO.         En ce cas. Je me souviens fort bien que je ne le suis pas : Mais la Chevalerie est bonne pour la gloire, Hé, qu'en a-t-on besoin pour manger et pour boire. Il ne faut qu'un gosier, un estomac, des dents. LE DOCTEUR. Nul, s'il n'est Chevalier, ne mange là-dedans. SANCHO. Hé bien, soit, je consens de dîner à la porte. On a servi la table ? LE MAÎTRE D’HÔTEL.     Oui, Seigneur. SANCHO.         Qu'on l'apporte. LE DOCTEUR. Vous, manger à la porte ! Il nous serait honteux Que notre Gouverneur… SANCHO.         Honteux soit, je le veux. LE DOCTEUR. Nous n'avons point d'exemple encore d'aucune affaire Pareille à celle-ci. SANCHO.         Hé bien, il en faut faire. J'en servirai. LE DOCTEUR.     Mais si… SANCHO.         Mais, Monsieur le Docteur, Je dois être obéi, si je suis Gouverneur. LE DOCTEUR. Un Gouverneur ne peut déranger certain ordre. SANCHO. Il n'en est point sur qui les Grands ne puissent mordre. LE DOCTEUR. Vous ne mordrez pourtant point sur celui que j'ai. SANCHO. Je te mordrai moi-même ; et je suis enragé, Prends-y garde. LE DOCTEUR.         Seigneur, gardez la bienséance. SANCHO. Hé, comment la garder, quand on perd patience ? Point de milieu, docteur, quoi qu'il puisse arriver, Ou que la table vienne, ou je vais la trouver. ## SCÈNE III. Sancho, le Docteur, Basile, le Maître d'Hôtel, Suite du Duc. BASILE, BAS AU DOCTEUR. Le Duc et la Duchesse, avec leur compagnie, Sont pour voir le dîner dans cette jalousie ; Ils ont déjà pris place, et quand il vous plaira… SANCHO. Que vous dit-on, Docteur ? LE DOCTEUR.         Que dès qu'il le voudra, Monsieur le Gouverneur à table se peut mettre : Malgré l'ordre ancien le Duc veut bien permettre Qu'il y dîne aujourd'hui quoique simple Écuyer, Demain on aura soin de l'armer Chevalier. SANCHO. Ma foi, Monsieur le Duc est brave homme, ou je meurs. Plus de remise donc, et dînons tout à l'heure. La Salle s'ouvre, et l'on voit un grand buffet, et une table bien garnie. Sancho continue. Que je vais m'en donner ! Que de mets ! Que de plats ! Mais par où commencer ? Ma foi je ne sais pas ; Du pain… à boire… non, mangeons d'abord…de grâce Approchez ce ragoût… mettez l'autre à sa place. Messieurs, point, s'il vous plaît, d'interrogation, Je veux dîner sans bruit, sans interruption, Goûtons de ce ragoût. Ah ! Qu'il a bonne mine. LE DOCTEUR. Officier, reportez ce plat à la cuisine. SANCHO. Comment ? À quel propos le faire reporter ? LE DOCTEUR. C'est pour vous empêcher, Monseigneur, d'en goûter. SANCHO. Mais j'en veux goûter, moi. LE DOCTEUR.         Le Ciel vous en préserve, Il est trop nourrissant. SANCHO.     Tant mieux. LE DOCTEUR.         Qu'on le desserve. SANCHO. Hé bien, j'y consens : mais mangeons de celui-ci. LE DOCTEUR. Trouvez bon, s'il vous plaît, qu'on le reporte aussi. SANCHO. Le trouver bon ! Nenni, je ne suis pas si bête. LE DOCTEUR. Ôtez. SANCHO.         N'en faites rien, je casserai la tête À qui pour desservir s'osera présenter. LE DOCTEUR. Seigneur ? SANCHO.         Ceci commence à m'impatienter, Docteur. LE DOCTEUR.         Votre santé, Seigneur, nous est trop chère, Pour vous laisser jamais rien manger qui l'altère. SANCHO. Je vous suis obligé : mais, Docteur entre nous, Ma santé m'est du moins aussi chère qu'à vous. LE DOCTEUR. Ces ragoûts succulents détruisent la machine, Au lieu de s'en nourrir, l'estomac se ruine ; Ces mets sont, selon moi, la peste des repas. SANCHO. Pourquoi donc les servir, si on n'en mange pas ? LE DOCTEUR. Par forme seulement, pour la cérémonie ; Il faut bien que d'un Grand la table soit garnie. SANCHO. Ce raisonnement-là me ferait enrager ; Que sert de la garnir, si ce n'est pour manger ? Vos conseils sont fort bons pour tenir l'audience : Pour la table néant, et je vous en dispense. LE DOCTEUR. Mais dans l'Île, Seigneur, ma grande fonction, Est d'avoir sur la vôtre entière inspection. SANCHO. D'avoir inspection sur ma table ! À quel titre ? Qui de mon appétit vous a rendu l'arbitre ? LE DOCTEUR. Vous ignorez, Seigneur, que je suis Médecin ? SANCHO. Médecin, soit, soyez inspecteur de bassin, À la bonne heure : mais inspecteur de ma table, Vous ne le serez point, ou je me donne au diable. LE DOCTEUR. Auprès des Gouverneurs aucun autre que moi, N'aura droit, moi vivant, d'exercer cet emploi, Puisque c'est Monseigneur le Duc qui de sa grâce M'en a revêtu. SANCHO.     Lui ? LE DOCTEUR.     Lui-même. SANCHO.         Je vous casse, Moi. LE DOCTEUR.     Vous, Seigneur ? SANCHO.         Moi-même, et vous ferez bien voir Qu'on n'a point d'inspecteur, si l'on n'en veut avoir. Pour preuve de cela… LE DOCTEUR.         Comment, votre Excellence Mange de ces ragoûts contre mon ordonnance ? SANCHO. Oui, j'en mange, Docteur, et je m'en crèverai. LE DOCTEUR. Je suis bien sûr que non, car je l'empêcherai, Qu'on les ôte. SANCHO.     Docteur ? LE DOCTEUR.         Vite qu'on obéisse. SANCHO. Attendez. LE DOCTEUR.     Dépêchez. SANCHO.         Arrêtez, quel supplice ? LE DOCTEUR. Nous avons intérêt à prendre soin de vous. SANCHO. Que mangerai-je donc ? LE DOCTEUR.         Tout, hormis des ragoûts. SANCHO. Encore est-ce. Approchez cet oiseau de rivière. LE DOCTEUR. J'oserai, Monseigneur, vous faire une prière. SANCHO. Quoi ? LE DOCTEUR.     De n'en point manger. SANCHO.         Et moi dans ce moment Je vous défends, Docteur, et très expressément, De me prier de rien, et de me rien défendre. LE DOCTEUR. Faites-moi seulement la grâce de m'entendre. SANCHO. Non, je n'écoute rien. LE DOCTEUR.     Monseigneur ? SANCHO.         Je suis sourd. LE DOCTEUR. L'oiseau de rivière est un aliment très lourd. SANCHO. Tant mieux, il me convient. LE DOCTEUR.         Il a dans sa structure Les deux extrémités d'une double nature, Et comprenant en soi la chair et le poisson, Je le tiens dangereux. SANCHO.         Et moi, je le tiens bon. LE DOCTEUR. Il est mortel, Seigneur, ce n'est point raillerie. SANCHO. Hé bien donnez-moi donc quelque perdrix rôtir. LE DOCTEUR. Une perdrix, Seigneur ? Ah ! N'en mangez jamais. SANCHO. La raison ? LE DOCTEUR.         Là-dessus consultez Rabelais. SANCHO. J'en crois mon appétit, sans consulter personne, Et je trouve, Docteur, sa décision bonne. LE DOCTEUR. La perdrix ne vaut rien, et sur cet aliment Hippocrate a parlé très décisivement. [36] Toute réplétion est préjudiciable : Mais celle des perdrix est la plus dommageable : Avicène et Fernel en demeurent d'accord, Bontékoé soutint qu'elle donne la mort : Le savant Galien défend dans ses ouvrages En termes très exprès d'en donner même aux Pages ; Lescale, Rondelet, du Laurent, Rabelais Ont depuis étendu la défense aux Laquais ; Et nous ne voyons point en maison bien réglée, Qu'on mette des perdrix pour des gens de livrée. Pline ce grand auteur… SANCHO.         Monsieur le Médecin, Faites-les donc ôter : mais donnez ce lapin. LE DOCTEUR. Vous n'en mangerez point, Monseigneur, je vous jure. SANCHO. Je n'en mangerai pas ? LE DOCTEUR.         Mauvaise nourriture : De tous les animaux bardés, lardés, rôtis, Exceptez seulement et canards et perdrix, C'est le plus malfaisant ; et j'ai lu dans l'histoire Un accident étrange et difficile à croire, Je ne m'en souviens point sans en être affligé. SANCHO. Vous n'avez fait que lire, et moi j'en ai mangé, Et m'en suis trouvé bien ; ainsi ne vous déplaise, J'en mangerai, Docteur, encore tout à mon aise. LE DOCTEUR. Qu'il vous déplaise ou non, je suis ferme en ce point, Et je l'ai bien juré, vous n'en mangerez point. SANCHO. Non ? LE DOCTEUR.     Non. SANCHO.         Donnez-moi donc de ce râble de lièvre. LE DOCTEUR. C'est un animal triste, et qui donne la fièvre. [37] Absit. SANCHO.         Absit vous-même. Approchez donc ces plats. Une bécasse ? Bon. LE DOCTEUR.         Vous n'y toucherez pas. SANCHO. La raison ? LE DOCTEUR.         La raison ? Elle est toute évidente ; [38] C'est un oiseau grossier, rempli d'humeur peccante Qui l'attache à la terre, et ne lui permet pas, Comme chacun le sait, de voler que fort bas : C'est de tous les oiseaux le plus mélancolique, Que le froid engourdit, et rend paralytique ; Et pour justifier combien il est mauvais, Qu'on en donne à des chiens, ils n'en mangent jamais. SANCHO. Il est vrai, j'en conviens. LE DOCTEUR.         Ôtez-la donc pour cause. SANCHO. Si faut-il pourtant bien manger de quelque chose. LE DOCTEUR. Oui, Seigneur, et j'ai fait apprêter avec soin [39] Douze cornets d'oublie, et deux tranches de coin ; Après quoi vous boirez deux grands verres d'eau claire. SANCHO. Quel dîner ! LE DOCTEUR.         Il sera léger, mais salutaire. SANCHO. Hé, que ferai-je donc de mon grand appétit ? LE DOCTEUR. Vous mangerez, Seigneur, ce que je vous ai dit. SANCHO. Rien autre chose ? LE DOCTEUR.     Non. SANCHO.         Dites-moi, galant homme, Ne puis-je par hasard savoir comme on vous nomme, Quel est votre pays, votre famille, enfin De quelle Faculté vous êtes Médecin ? LE DOCTEUR. On me nomme Docteur Pedro Rezio d'Aguerre, De Tirtea Fuera, château, village, ou terre Proche d'Almodobar, et j'ai pris mes degrés Dans Ossonne, aussi bien qu'Antonio Perez. SANCHO. Oh bien, Docteur Pedro Rezio de Malaguerre, De Tirtea Fuera, château, village, ou terre Proche d'Almodobar, qui prîtes vos degrés Dans Ossonne, aussi bien qu'Antonio Perez. Sortez de ma présence, et faites votre compte Que s'il faut qu'à la fin la rage me surmonte, Je vous romprai la tête avec ces mêmes plats Desquels vous prétendez que je ne mange pas. LE DOCTEUR. Seigneur ? SANCHO.         Sortez d'ici, Médecin mal habile, Et ne m'échauffez pas davantage la bile. Un métier ne vaut rien, s'il ne donne du pain, Je serais Gouverneur, et je mourrai de faim ! LE DOCTEUR. Du moins… SANCHO.         J'étranglerai le Seigneur Pedro Reze. LE DOCTEUR. Je sors donc. SANCHO.         Tu fais bien. Ah ! Mangeons à notre aise Et bécasse et perdrix sans contradiction : [40] Au diable le maroufle et son inspection. Çà, vous, mettez-vous là, point de cérémonie, J'aime fort à dîner, mais je veux compagnie. LE MAÎTRE D’HÔTEL. Seigneur ? SANCHO.     Asseyez-vous. DON LOPE.     Monseigneur ? SANCHO.         Que veut-on ? DON LOPE. C'est un courrier du Duc. SANCHO.         Un courrier du Duc ! Bon ; Je viens de le quitter, sortant de l'audience, Le Duc s'est mis à table : ainsi quelle apparence ? DON LOPE. Sortant de l'audience il a quitté ce lieu. SANCHO. Le Duc s'en est allé sans m'avoir dit adieu ? ## SCÈNE IV. Sancho, Don Lope, le Courrier, le Maître d'Hôtel. LE COURRIER. Oui, Don Guichot et lui, pour affaire qui presse, Sont partis l'un et l'autre avecque la Duchesse ; Et tout chemin faisant on me renvoie ici Pour affaire, dit-on, qui presse fort aussi. SANCHO. Qu'est-ce donc ? LE COURRIER.         Cet écrit pourra vous en instruire, Lisez-le promptement. SANCHO.         Oui da, qui saurait lire. LE MAÎTRE D’HÔTEL. S'il vous plaît, Monseigneur, je le lirai fort bien. L'affaire est importante ou je n'y connais rien. ## SCÈNE V. Sancho, Don Lope, le Docteur, le Maître d'Hôtel. LE DOCTEUR. De Monseigneur le Duc on reçoit des nouvelles ? SANCHO. Je te revois encore ? LE DOCTEUR.         Hé bien, quelles sont-elles ? SANCHO. Que l'on m'ôte d'ici ce maudit garnement. Le Docteur s'enfuit. LE MAÎTRE D’HÔTEL, LIT. Pour une affaire d'importance Il a fallu qu'en diligence, Mon cher Sancho, je sois parti. Attendant mon retour, de tout ce qu'on vous donne Gardez-vous de manger, et soyez averti De ne vous fier à personne ; Pour garantir vos jours c'est le plus sûr parti, Et je crains fort qu'on ne vous empoisonne. SANCHO. Miséricorde ! À quoi les Grands sont exposés ? LE MAÎTRE D’HÔTEL. Ce n'est pas tout, par ruse, ou par la force ouverte, Cinq ou six enchanteurs méditent votre perte, Et vous ont envoyés quatre homme déguisés ; Prenez donc garde à vous, mettez-vous en défense, Faites garde toute la nuit, On veut vous enlever sans bruit, J'attends tout de vos soins et de votre prudence, Votre meilleur ami, le Duc de Médina. SANCHO. Suis-je donc devenu Gouverneur pour cela ? Les maudits enchanteurs ! La détestable engeance ! Que faire ? LE MAÎTRE D’HÔTEL.         Il faut, Seigneur, s'armer de patience. SANCHO. Si je l'avais prévu, ni moi, ni le grison Nous ne serions jamais sortis de la maison, Que je suis malheureux ! LE MAÎTRE D’HÔTEL.         Faites tête à l'orage, Desservira-t-on ? SANCHO.         Non. Je meurs de faim, j'enrage. Gardez-vous du poison, songez-y, Monseigneur. SANCHO. Ah ! Qu'on est malheureux quand on est Gouverneur ! LE MAÎTRE D’HÔTEL. Le soin de votre table à présent me regarde ; Le Docteur est chassé, Seigneur, je prendrai garde Que vous puissiez manger de tout en sûreté. SANCHO. Et que j'en puisse aussi manger en quantité. LE COURRIER. Seigneur, Monsieur le Duc attend votre réponse. SANCHO. Dites-lui qu'aux grandeurs Sancho Pança renonce, Qu'il était plus heureux vivant de gros pain bis, Que de voir sans manger, lapins, ragoûts, perdrix, Et que dans les chagrins dont j'ai l'âme agitée, Leur Infante bientôt sera désenchantée. LE MAÎTRE D’HÔTEL. Il faut dans ce péril assembler le Conseil. SANCHO. Soit, qu'il s'assemble. Au mien quel malheur est pareil ? # ACTE V. ## SCÈNE I. Le Duc, la Duchesse, le Docteur, Suite du Duc. LE DUC. Pendant que Don Guichot dessous la cheminée Peut-être, ou dans son lit rêve à sa Dulcinée, Feignons de la tirer de son enchantement, Et délivrons Sancho de son Gouvernement ; J'ai donné pour cela les ordres nécessaires. LA DUCHESSE. Que nous nous occupons de frivoles chimères. LE DUC. Hé bien, chimère soit : Tous les plaisirs qu'on prend Méritent-ils, Madame, un nom bien différent ? Ceux que donnent le jeu, la danse, la musique, Et la chasse, ont-ils rien qui ne soit chimérique ? Tous ensemble n'ont point d'autre solidité, Que d'user nos moments avec tranquillité, La fête qu'aujourd'hui nous nous sommes donnée Ne peut, à mon avis, être mieux terminée Que par quelque concert, quelque façon de bal, Dont nous pouvons nous faire un innocent régal. Vos gens sont avertis de ce qu'ils ont à faire, Et le peuple, qui vient en foule d'ordinaire Aux fêtes qu'en ces lieux souvent nous lui donnons, Prendra part aux plaisirs que nous nous proposons. LA DUCHESSE. Pourvu que tout cela se passe sans tumulte, Que le preux Chevalier n'y fasse point d'insulte. LE DUC. Ne vous alarmez point, j'ai su prévoir à tout, [41] Le fer de son épée est rivé par le bout ? Et la pointe est ôtée à celui de sa lance. LA DUCHESSE. Je suis, je vous l'avoue, en grande impatience De voir un peu comment le bon Sancho Pança, De cette épreuve-ci d'affaire sortira. Pour nous jusqu'à présent l'aventure est plaisante : Mais je souffre en voyant la faim qui le tourmente. LE DUC. Je crois qu'en ce moment rêveur et bien fâché, De son Gouvernement il ferait bon marché. À ses gens. Allez tout préparer pour cette mascarade, Et revenez ici pour lui donner l'aubade. LA DUCHESSE. Sans lui faire de mal ? LE DOCTEUR.         Non, non, le Gouverneur, Madame, assurément, n'en aura que la peur. LA DUCHESSE. Ce sera trop encore, et j'ai peur qu'il n'en meure. LE DUC. Don Guichot à propos l'en tirera sur l'heure. LA DUCHESSE. Il faut se divertir sans nul désordre, enfin. LE DUC. Vous ne soupçonnez pas que j'aie autre dessein. LA DUCHESSE. Les valets quelquefois poussent trop loin la chose. LE DUC. Il est seul dans sa chambre, allons voir s'il repose. ## SCÈNE II. SANCHO. D'où vient que le sommeil refuse De me donner quelque repos, Et que comme une cornemuse Mon ventre gronde à tout propos ? Si la grandeur que je possède M'assujettit à ce malheur, Sans aucun regret je la cède ; J'aime mieux être laboureur, Que sans cesse agité de peur, Et troublé de maux sans remède. Comment dormir ? La faim me presse ; Et je ne puis la soulager ; Que c'est une importune hôtesse Lorsque l'on n'a rien à manger ! Cessez, Écuyers misérables, De vouloir être Gouverneurs, Faites des vœux plus raisonnables, Et laissant là tous les honneurs Que reçoivent les grands Seigneurs, Voyez, comme on dîne à leurs tables. Sur un canapé magnifique Je ne saurais y sommeiller, Au lieu que dans ma couche antique Je ne pouvais pas m'éveiller. Hélas ! Don Guichot, mon cher maître, Où Diable êtes-vous donc allé ? Je n'aurais qu'à vous voir paraître Pour être à demi consolé, Et votre bras tant signalé Pourrait me délivrer peut-être. Vous manquez un heureux moment, Quelque part que vous puissiez être ; Je suis las du Gouvernement, Et par la porte ou la fenêtre J'en veux sortir absolument. L'incomparable Dulcinée Touche son désenchantement, Son aventure terminée, À mon secours accourez seulement. Mais j'entends du bruit dans la rue, Que faire ? Où puis-je recourir ? ## SCÈNE III. Sancho, Fabrice, Basile, Don Lope, Suite du Duc, avec des flambeaux. DON LOPE. Au secours, tue, tue, tue, tue. SANCHO. Ah ! C'en est fait, il faut mourir. DON LOPE. Seigneur, venez nous secourir ; À la force, au secours, que chacun s'évertue, Monsieur le Gouverneur, ne perdons point de temps. SANCHO. Quoi donc ? DON LOPE.         L'Île est surprise, et l'ennemi dedans ; Armez-vous vite. SANCHO.         Moi ! Que veut-on que j'y fasse ? Allez chercher la fleur des Chevaliers Errants, Don Guichot. FABRICE.         Monseigneur, prenez cette cuirasse. BASILE. [42] Coiffez-vous cet armet, fait tout exprès pour vous. SANCHO. Mais… DON LOPE.         Marchons, Monseigneur, nos amis sont aux coups. SANCHO. Comment diable marcher avec cet équipage ? DON LOPE. Venez de vos soldats animer le courage. SANCHO. Il faut auparavant que j'anime le mien, Et je suis fort trompé si j'en puis faire rien. ## SCÈNE IV. Sancho, Basile, Henrique, Fabrice, Carlos. CARLOS. Tout est perdu, Seigneur, empoignez cette lance, Ne nous refusez point une prompte assistance. HENRIQUE. La hallebarde encore ne vous fiera point mal. CARLOS. Le moindre amusement nous peut être fatal. SANCHO. Que l'on me porte donc; car je me donne au diable Si je puis faire un pas. ## SCÈNE V. Don Lope, Sancho, Basile, Henrique, Fabrice. DON LOPE.         Ô malheur effroyable ! L'ennemi va bientôt nous investir ici, Prévenons-les, de grâce ; aux armes, les voici : Sauvons l'honneur de l'Île, et notre propre gloire : Monsieur le Gouverneur, courons à la victoire. SANCHO. Messieurs, allez sans moi travailler à cela, Pour moi, je sois pendu si je bouge de là : Je ne sais point du tout repousser des attaques. DON LOPE. [43] Savez-vous qu'on s'apprête à nous jeter des caques [44] Pleines de feu grégeois, pour nous brûler tout vifs ? SANCHO. Mes amis, rendons-nous sans faire les rétifs. DON LOPE. Nous rendre, Monseigneur, à la brèche, à la brèche. SANCHO. Ce sera fort bien fait, courez, qu'on se dépêche, Et faites, mes enfants, comme si j'étais mort, Autant vaut. CARLOS.         Sauvons-nous par un dernier effort. ## SCÈNE VI. SANCHO, SEUL. [45] Sauvons-nous donc aussi, tirons-nous de la presse. Heureux, qui renfermé dans son humble bassesse, N'a point l'ambition de vouloir être Grand ! [46] Je le suis devenu. Maugrebleu du haut rang ! Quand la mouche s'élève avec de faibles ailes, Pour égaler son vol au vol des hirondelles, Si le moineau la gobe, ou quelque sansonnet, À son dam ; que chacun dorme sous son bonnet. Pourquoi m'aller frotter aux charges d'importance ? Pourquoi diable vouloir tâter de l'Excellence ? Maudite ambition, que tu me fais de tort ! Mais j'entends un grand bruit, contrefaisons le mort, Peut-être je pourrai me sauver de la sorte. ## SCÈNE VII. Sancho, Peralte, Mendoce, Carisal. PERALTE REPRÉSENTANT LE CHEF DES ENNEMIS. Prenons le Gouverneur, c'est ce qui nous importe, Prenons-le vif ou mort. SANCHO.     Je le suis. PERALTE.         Çà soldats, Qu'aucun des ennemis n'évite le trépas, Voici le Gouverneur ; il est mort. Sans tumulte, À l'ennemi vaincu ne faisons point d'insulte. MENDOCE. Laissez-moi seulement éprouver si les corps Peuvent saigner des coups qu'on leur donne étant morts. SANCHO. Ouf. MENDOCE.         Par amusement souffrez que je le fasse. FABRICE. Épargnez celui-ci, faites-moi cette grâce. MENDOCE. Il n'est pas mort, peut-être. PERALTE.         Il l'est assurément. MENDOCE. Laissez-moi lui couper la tête seulement. CARISAL. N'en faites rien, Monsieur, et je vous le conseille. MENDOCE. Il me suffira donc d'en avoir une oreille : Mais très résolument je ne puis m'en passer. ## SCÈNE VIII. Sancho, Peralte, Mendoce, Carisal, Fabrice. FABRICE. Don Guichot dans ces lieux s'apprête à nous forcer, Il vient avec le Duc. PERALTE.         La fâcheuse nouvelle ! ## SCÈNE IX. SANCHO. Ma foi, le Gouverneur vient de l'échapper belle. Où me fourrer pendant que l'on se rebattra ? ## SCÈNE X. Le Duc, Sancho, Suite du Duc. LE DUC À SA SUITE. Qu'on épargne le sang autant qu'on le pourra ; Tuer qui fuit, est chose et honteuse et facile, Suffit que l'ennemi soit chassé de la Ville. SANCHO. Est-ce vous, Monseigneur ? LE DUC.         Oui, Sancho, c'en est fait, Votre Île est secourue, l'ennemi défait. SANCHO. Tout de bon ? LE DUC.         Soyez sûr d'une entière victoire : Vous eûtes part au trouble, ayez part à la gloire. SANCHO. S'il vous faut vous parler vrai, je vous dirai, Seigneur, Que je n'ai jamais eu d'autre part qu'à la peur, Je ne sais si je dors, je ne sais si je veille, On m'a voulu couper le chef, et puis l'oreille : Je n'ai vu que cela de ce qui s'est passé. LE DUC. Mais à propos, vraiment, n'êtes-vous pas blessé ? Désarmez-le, voyons. SANCHO.         J'ai conservé la vie, Bien moins par ma valeur que par mon industrie : Mais par vous du péril me voilà délivré. Si je ne m'en souviens autant que je vivrai, Que je fasse toujours aussi mauvaise chère, Qu'un fort mauvais plaisant me l'a tantôt fait faire. Si je n'ai pas bien fait, c'est sa faute, Seigneur, Avec l'estomac vide on peut manquer de cœur LE DUC. Quoi, vous-même, Sancho, blâmez votre conduite ? Quand tout est dans ces lieux plein de votre mérite ? Quand tout fuit devant vous, Enchanteurs, ennemis. Jouissons de l'état où vous les avez mis, Qu'à jamais votre nom soit fameux dans l'histoire. SANCHO. On en croira, Seigneur, ce qu'on en voudra croire, Mais je suis fort poltron, et qui dit autrement Est bien sûr du contraire, et ment très hardiment. Je ne dis pas pour vous, Monseigneur : mais je pense Que vous êtes trompé d'estimer ma vaillance. Après cet accident, de crainte d'avoir pis, Je m'en vais me remettre à garder mes brebis, Ou bien à labourer quelques arpents de terre, Et laisse à qui voudra les combats et la guerre, Dont pourtant l'exercice est beau, mais dangereux. LE DUC. C'est le propre d'un cœur et noble et généreux, Sancho, de refuser la gloire et la louange. SANCHO. Par ma foi, là-dessus je ne prends point le change, Si j'osais faire ici le brave à contretemps, Seigneur, j'apprêterais à rire à bien des gens : [47] Mais j'incague les sots. ## SCÈNE XI. Le Duc, Sancho, Le Docteur, Ignez. IGNEZ.         Madame la Duchesse Au sort du Gouverneur tellement s'intéresse, Qu'elle vient l'applaudir elle-même aujourd'hui, Du grand excès de gloire qui rejaillit sur lui. ## SCÈNE XII. Le Duc, la Duchesse, Sancho, le Docteur. LE DUC. Parmi tant de périls qui vous a pu conduire ? LA DUCHESSE. Tout est calme, Seigneur, l'ennemi se retire, Et je viens rendre grâce au fameux Gouverneur, Par qui l'île jouit d'un si parfait bonheur. SANCHO. À d'autres. Mais enfin, tout est-il bien tranquille ? LA DUCHESSE. Rien n'est plus assuré. SANCHO.         Je quitte donc votre Île, Et m'en vais retrouver Monseigneur Don Guichot. Je comprends bien qu'ici l'on me prend pour un sot ; Que le Gouvernement me coûterait la vie, Si de le conserver je gardais quelque envie ; Serviteur et bonsoir, je pars tout à l'instant ; Qu'on bâte le grison. LE DUC.         Seriez-vous mécontent ? LA DUCHESSE. Qu'a-t-on fait qui vous choque ? Et d'où vient votre plainte ? SANCHO. Madame, elle ne vient que de faim et de crainte. LE DOCTEUR. Vous mangerez, Seigneur, autant qu'il vous plaira. SANCHO. Vous êtes un pendard, Monsieur Tirta Fuera. LE DUC. Ne perdez point de temps, qu'on serve tout à l'heure. LA DUCHESSE. Les mets les plus friands. LE DOCTEUR.         La chère la meilleure, Et ne nous quittez point, ayez pitié de nous, Monsieur le Gouverneur, nous vous en prions tous, Révoquez un dessein à l'Île si funeste. SANCHO. Monsieur Pedro Rezio, plus méchant que la peste, Vous m'avez fait un tour, je ne dis rien de plus. Suffit. LE DOCTEUR.         Quoi, nous ferions des efforts superflus ? LE DUC. Sancho, ne partez point. SANCHO.         C'est un mal nécessaire. Seigneur. LE DUC.         Vous le voulez, il faut vous satisfaire, Puisque le grand Sancho, pour être tout à lui, À mes besoins pressants se dérobe aujourd'hui, Je ne l'accuse point de commettre une faute : Mais je pleure avec vous le malheur qui nous l'ôte. SANCHO. Monseigneur, dussiez-vous à force de pleurer Perdre même les yeux, je ne puis demeurer : Je donne au diable l'Île et tous les insulaires, Docteurs, Maîtres d'Hôtel, Médecins, Secrétaires, Enchanteurs, ennemis, qui m'ont fait tant d'effroi, Et tout le monde enfin, hors vous, Madame et moi. Disposez de cette Île en faveur de quelque autre : Je m'en décharge, au moins. LE DUC.         Non, Sancho, l'Île est vôtre, C'est à vous d'y pourvoir d'un nouveau Gouverneur, Vous devez le choisir. SANCHO.         S'il en est ainsi, Seigneur, Sous votre bon plaisir j'en pourvois Pedro Reze ; Qu'il sache un peu combien un Gouvernement pèse : Mais à condition qu'en son plus grand besoin, On ne lui donnera que deux tranches de coin, Douze cornets d'oublies et deux verres d'eau claire, Ce sera son dîner léger, mais salutaire. LE DOCTEUR. Je n'en veux point, Seigneur. SANCHO.         Parbleu, vous aurez faim, Vous serez Gouverneur, et moi le Médecin. ## SCÈNE XIII. Le Duc, Sancho, le Docteur, Don Lope, la Duchesse. DON LOPE. Du vaillant Don Guichot la force triomphante Remplit nos ennemis de trouble et d'épouvante ; À son aspect terrible ils ont tous disparu, Et l'on croirait qu'ici l'on n'en a jamais vu. Quoiqu'un nombre infini soit resté sur la place, De morts, ni de mourants on ne voit nulle trace. SANCHO. Ah ! Combien de Géants il aura pourfendus ! LE DUC. Allons en rendre grâce à ses hautes vertus ; Et tandis que Pedro Rezio se détermine, Qu'au lieu de l'Île, Sancho gouverne la cuisine. SANCHO. Bon, cela, j'y consens : mais à condition De boire et de manger pour toute fonction, Sans voir de Médecins, sans faire d'abstinence, Sans peur des ennemis, sans tenir d'audience : Sancho reste à ce prix. LA DUCHESSE.         Et moi je lui promets Que ce Gouvernement ne finira jamais. DON LOPE. Voici le grand vainqueur, qu'en pompe l'on amène. ## SCÈNE XIV. Le Duc, La Duchesse, Don Guichot, Sancho, Le Docteur, Don Lope, Suite du Duc. DON QUICHOT. Nous triomphons, Seigneur : mais ce n'est pas sans peine ; Et ce qui me surprend, après tant de combats, Tant de sang répandu, c'est qu'il n'y paraît pas, De maudits Enchanteurs, ennemis de ma gloire ; Veulent diminuer l'honneur de ma victoire. LE DUC. Parmi ces Enchanteurs vous avez des amis Qui sauront vous tenir ce qu'ils vous ont promis. Cette Île par Sancho n'étant plus gouvernée, Et renonçant lui-même à son Gouvernement, Si je me suis trompé, nous touchons au moment De voir désenchanter l'aimable Dulcinée. DON QUICHOT. C'est un bonheur sans vanité, Seigneur, que j'ai bien mérité ; Et si le Ciel me rend justice, De l'enchanteur Archélaüs Il faut sans délais superflus, Que la promesse s'accomplisse ; Ou dans l'antre profond qui l'enferme aujourd'hui, S'il ne me la rend pas, j'irai m'en prendre à lui, Sancho m'y suivra. SANCHO.     Moi ? DON QUICHOT.         Pour rendre témoignage, N'étant plus Gouverneur, que le charme est fini. Qu'attendons-nous ? Allons, sans tarder davantage. SANCHO. Comment, qu'attendons-nous ? Moi, vous suivre ! Nenni. Si le charme est fini, sans risquer le voyage L'Enchanteur sait où nous trouver : Ce que nous avons fait est un heureux présage, Nous commençons, c'est à lui d'achever. LA DUCHESSE. Sancho raisonne en homme sage. SANCHO.         Et chacun m'en doit approuver. Musique. LE DUC.         Quelle agréable symphonie. Se fait entendre dans ces lieux ! SANCHO.         Je m'en sens l'âme réjouie. LE DUC. L'Enchanteur vient lui-même ici. SANCHO.         Tant mieux ; Il est brave homme, allez, j'en réponds sur ma vie. ## SCÈNE XV. Archélaüs, Le Duc, La Duchesse, Don Guichot, Sancho. ARCHELAÜS. Je suis Archélaüs, ce fameux Enchanteur Si connu par toute la terre, Des Chevaliers errants le zélé protecteur, L'ennemi déclaré de qui leur fait la guerre, Sage et discret dispensateur Des prix qu'on doit à leur vaillance ; De mon Palais en diligence Dans celui-ci je viens exprès, Récompenser les nobles faits Du preux Chevalier de Manche ; Pour le rendre heureux à jamais, J'ai tout ce qu'il faut dans ma manche. Démons, lutins et farfadets, Troupe à m'obéir destinée, Ici par des chemins secrets Amenez promptement la belle Dulcinée ; Montrez-vous sous d'aimables traits, De crainte de donner quelque terreur panique À son Excellence Sanchique, Qui de la peur des ennemis N'est pas encore trop bien remis. SANCHO. Il est vrai : mais pour me remettre, Si Monseigneur le Duc veut bien me le permettre, J'irai faire un tour un moment Dans le nouveau Gouvernement Que de sa grâce il vient de me commettre, Et moyennant un bon repas, Dans un moment ou deux il n'y paraîtra pas. LE DUC. Très volontiers, Docteur, qu'on lui fasse grand' chère. SANCHO. Plus de Docteur, de grâce, il n'est pas nécessaire Que l'on fasse à présent pour moi tant de façons ; Le Gouverneur de la cuisine Ne doit, selon moi, quand il dîne, Être servi que par des marmitons : Je suis sûr avec eux de n'avoir rien à craindre ; Ou, si pour me faire enrager Dans le boire ou dans le manger, Ils s'avisaient de me vouloir contraindre, À bons coups de bâtons je saurais les ranger. LE DUC. Allez, et revenez nous joindre. SANCHO. Je n'y manquerai pas, et comptez, Monseigneur, Que vous me reverrez de bien meilleure humeur. LE DUC. Ne nous laissez donc pas dans une longue attente. SANCHO. Non, non. ## SCÈNE XVI. Archélaüs, Le Duc, La Duchesse, Don Guichot, Suite du Duc. ARCHELAÜS.         Vous, habitants de cette Île charmante, [48] Que le vrai parangon des chevaliers Errants Vient par sa valeur éclatante De délivrer des périls les plus grands ; De sa force et de son courage Vous avez été les témoins, Vous en avez tout l'avantage, Et vous ne pouvez faire moins, Que de venir avec moi rendre hommage À l'Infante de Toboso, Que les exploits de Don Guichot Par mes soins tirent d'esclavage. Mais dans les airs quel bruit nouveau En ce moment se fait entendre ? C'est elle justement qu'au pied de ce coteau Ma calèche vient de descendre, La voilà. Marche de Dulcinée, et sa suite. DON QUICHOT, AU DUC.         Permettez, Seigneur, que devant vous Un respect amoureux me jette à ses genoux. Bel œil de Toboso, Princesse sans pareille, Souveraine de mes désirs, Unique objet de mes soupirs, De ce vaste univers la huitième merveille, Vivant soleil de beauté, Par qui mon cœur fut enchanté, Et que ma valeur désenchante, Jetez sur l'âme languissante D'un Chevalier dévoué tout à vous Un regard favorable et doux. Puisque ma dernière victoire Met fin à votre enchantement, Il ne manque rien à ma gloire, Que la permission de pouvoir humblement Baiser vos belles mains d'ivoire. DULCINEE. Levez-vous, Chevalier, je sens comme je dois Ce que vous avez fait pour moi. Puisque vous m'avouez pour votre Souveraine, Il faut que je vous traite en Reine, Et que de vos vertus je vous donne le prix : Vous ne voudriez pas le recevoir d'une autre ! DON QUICHOT. Plutôt mourir cent fois. DULCINEE.         Remettez vos esprits, Que me demandez-vous ? DON QUICHOT.         D'être un jour votre époux, Et que vous me fassiez le destin le plus doux, En m'avouant pour tel vous-même aux yeux de tous. ## SCÈNE XVII. Archélaüs, Dulcinée, le Duc, la Duchesse, Sancho, Don Guichot, Suite de Dulcinée. SANCHO. Je reviens, me voici toujours prêt à bien faire, À vos ordres, Seigneur, j'obéis promptement, En peu de temps j'ai fait grand' chère. Que votre cuisine est un bon Gouvernement ! Oh ! Cette Charge-là vaut mieux que la première ; Mais, qu'est-ce ci ? Voilà bien du monde assemblé. DON QUICHOT. Ami Sancho, prends part à mon bonheur extrême : Voilà ma Reine, enfin. SANCHO.         Ma foi, c'est elle-même. DON QUICHOT. Tu la reconnais ? SANCHO.         Oui, celle à qui j'ai parlé, Voilà ma cribleuse de blé : [49] La malepeste, elle est bien plus charmante. Que lorsque je la vis pour la première fois : Mais un Enchanteur discourtois Sous de fort vilains traits peut cacher une Infante. (Mon maître est fou, l'aventure est plaisante.) Tout coup vaille, il est bon, puisque tout aujourd'hui On s'est moqué de moi, qu'on se moque de lui. DON QUICHOT. Nord de tous mes exploits, étoile étincelante, Voilà mon Écuyer le fidèle Sancho, La fleur des Écuyers de la milice errante, Souffrez que je vous le présente. DULCINEE. Il m'a déjà rendu visite au Toboso. SANCHO, BAS. Ma foi, l'Infante ment ; car je mentais moi-même. DULCINEE. Je le connais, je l'estime, je l'aime, Et je prétends qu'il ait part au bonheur, À la félicité suprême Que nous fait ce sage Enchanteur. Venez, mon Chevalier, près de moi prendre place, Mais que dis-je ? Ce nom n'est point assez pour vous ; Devant mes yeux vous avez trouvé grâce, Et je vous prends pour mon époux. DON QUICHOT. Est-il quelque bonheur que le mien ne surpasse ? SANCHO. On l'a tantôt bien dit, la fortune aide aux fous : Mais s'il en est heureux, ils ne le sont pas tous. LE DUC. Nous sommes assemblés, célébrons l'hyménée Du vaillant Don Guichot et de sa Dulcinée. ARCHELAÜS. Vive le grand Don Guichot, Et son écuyer Sancho : Oh, oh, oh, Qu'il est glorieux, qu'il est beau D'avoir changé la destinée De Dulcinée Du Toboso. ENTRÉE. Air. La Manche est toute étonnée De ce soudain changement, Qui délivre Dulcinée Par les mains de son amant. DULCINEE CHANTE. Sancho partage la gloire De ce grand événement, Et c'est la fin de l'histoire De son beau Gouvernement. SANCHO CHANTE. La sagesse la plus fine Est dans mon entendement : Je gouverne la cuisine, Et je gagne au changement. ENTRÉE. ARCHELAÜS, CHANTE. Pour son guide [50] Don Guichot a pris Alcide ; Le premier de ces héros [51] Est descendu dans l'Averne Et l'autre dans la caverne De Montezinos. ENTRÉE. DULCINEE CHANTE. Pour modèle Sancho l'Écuyer fidèle Prend les bons buveurs de vin, Et sans la peur de la berne, Il serait à la taverne Du soir au matin. SANCHO. Pour cela non, j'ai bien la mine De rester éternellement Dans le nouveau Gouvernement Qu'on m'a donné de la cuisine, Et dès qu'il le faudra j'en prêterai serment. BRANLE. ARCHELAÜS. Dans cette Île fortunée Que gouverna peu Sancho, Admirons tous Dulcinée Du Toboso. ELVIRE. Quelle heureuse destinée Pour le vaillant Don Guichot, D'épouser sa Dulcinée Du Toboso ! ARCHELAÜS. Que sur sa haquenée L'Infante bien à gogo, En pompe soit remenée Au Toboso. ALTISIDORE. De peur que son arrivée Ne se fasse incognito, Quelle soit carillonnée Au Toboso. ARCHELAÜS. Puis de myrte couronnée, Ayant au doigt un anneau, Elle sera fiancée Au Toboso. PERALTE. Que le jour de l'hyménée Elle ne boive point d'eau, Au hasard d'être enivrée Au Toboso. ARCHELAÜS. Et de grande matinée [52] Du plus excellent chaudeau [53] Qu'elle ait pleine poêlonnée Au Toboso. SANCHO. Plaise au Ciel que sa lignée Par enchantement nouveau, Ne soit point prématurée Au Toboso. TOUS ENSEMBLE. Vive, vive mille années Le valeureux Don Guichot, L'Écuyer, et Dulcinée Du Toboso. ------- [1] Toboso : région inconnue. [2] Tierce : se dit aussi au Piquet et à d'autres jeux de cartes, d'une suite de trois cartes de même couleur. Une tierce major, c'est un as, un roi et une dame. Tierce de roi, tierce de valet, tierce basse. L [3] Ho : Sert à appeler, à avertir. Exprime aussi l'étonnement, l'indignation. L [4] Fi : Particule qui sert à faire une exclamation pour témoigner le mépris, la haine, l'aversion qu'on a pour quelque personne ou quelque chose. F [5] Grison : se dit aussi par raillerie des laquais de gens de qualité qui ne portent point de couleurs, et qui leur servent d'espions ou de messagers secrets. F [6] Fonds : On dit aussi, Faire fonds sur quelque chose ; pour dire, en être assuré. T [7] Tout coup vaille : Au trictrac, coup et dés, veut dire que la primauté appartiendra à celui qui amènera le dé le plus fort. Tout coup vaille, arrive ce qu'il pourra. Fig. À tout hasard. L [8] Patente : Ou, au pluriel, patentes, lettres, commission, diplôme, accordés par le souverain, par des corps, par des universités, etc. L [9] Entresole : Étage ménagé entre deux planchers un peu élevés, qui sont partagés par un autre plancher. F [10] Biscayen : originaire d'une région d'Espagne, et plus précisément du paix Basque. La ville principale est Bilbao. [11] Yangois : habitant de Yanguas, qui est dans la province de Ségovie en Espagne au sud du pays Basque. Espéce de fusil qui porte beaucoup plus loin que les fusils ordinaires. [12] Berner : Faire sauter quelqu'un en l'air dans une couverture. Sancho Pança valet de Don Quichotte fut violemment berné dans la taverne. se dit aussi figurément pour ballotter, railler quelqu'un, le faire servir de jouet à une compagnie. F [13] Dais : Ouvrage dans la forme des anciens ciels de lit et qui sert de couronnement à un autel, à un trône, etc. Poétiquement, sous le dais, sur le trône, au sein des grandeurs. L [14] Chaume : La paille qui couvre les maisons de village. Fig. Toit de la maison du paysan, du pauvre, et, par extension, cette maison même. Être né, vivre sous le chaume, c'est-à-dire dans l'humble condition des paysans. L [15] Vilain : Il signifiait autrefois paysan, roturier, homme de néant. FC [16] Masque : Terme familier d'injure dont on se sert quelquefois pour qualifier une jeune fille, une femme, et lui reprocher sa laideur ou sa malice. L [17] Carogne : Terme injurieux, qui se dit entre les femmes de basse condition, pour se reprocher leur mauvaise vie, leurs ordures, leur puanteur.F [18] Veillaque : On appelle ainsi un homme de mauvaise foi, sans probité et sans honneur. T [19] Gaine : étui d'un couteau. Il se disait autrefois des épées, au lieu qu'on dit maintenant fourreau, dont viennent les composés dégainer, rengainer ; et on appelait aussi traîne-gaines, ceux qu'on nomme encore, traîneurs d'épée, fainéants, batteurs de pavé. On dit en proverbe, Qui frappera du couteau, mourra de la gaine, pour exprimer cette pensée de l'Evangile, Omnis enim qui acceperit gladium, gladio peribit. [20] Faquin : Crocheteur, homme de la lie du peuple, vil et méprisable. F [21] Rustaud : Qui tient du paysan, de la campagne. Fig. C'est un rustaud, c'est un homme chez qui la brusquerie se joint à l'impolitesse, à la grossièreté. L [22] Malefaim : Faim pressante. L [23] Brancher : Pendre un soldat, ou un vagabond à la branche du premier arbre. Cela n'a d'usage qu'à la guerre, et chez les prévôts. F [24] Muid : Ancienne mesure de capacité, qui variait suivant les provinces. L [25] Croix : Le côté d'une pièce de monnaie opposé à la face et marqué autrefois d'une croix. Croix ou pile. L Signifie ici, je n'ai pas d'argent. [26] Styx : Fleuve qui, selon la mythologie, coulait aux enfers ; les dieux juraient par le Styx, et ce serment ne pouvait être violé. L [27] Haie : Exprime la douleur physique. Un enfant à qui on tire les cheveux dit haie ! haie ! Elle exprime aussi le chagrin. Voir Molière Sganarelle. L [28] Califourchon : Aller, ou se mettre, ou être à califourchon ; jambe deçà, jambe delà, comme quand on est à cheval. [29] Dada : Mot burlesque ou enfantin. Un petit dada, un petit cheval. FC [30] Haquenée : Cheval ou jument docile, et marchant ordinairement à l'amble. L [31] Panneau : Filet pour prendre des lièvres, des cerfs et autres bêtes. Fig. et familièrement. Piège. L [32] Morbleu : Sorte de jurement en usage même parmi les gens de bon ton. L [33] Nubile : Qui a atteint l'âge de se marier, en parlant des filles.FC [34] Parbleu : interj. Sorte de jurement. Altération de par Dieu. L [35] Dîner par coeur : Dîner par coeur, se passer involontairement de dîner. L [36] Réplétion : Abondance d'humeurs, et surtout de sang. La saignée, la diète, sont de grands remèdes, quand on est incommodé de réplétion. La réplétion est encore plus dangereuse que l'inanition. Se dit aussi de la charge de l'estomac, quand on a trop bu et trop mangé. F [37] Absit : Absit : mot latin signifiant qu'il aille au loin. On peut traduire par Qu'on l'enlève. [38] Peccant : Terme de Médecine. C'est une épithète qu'on donne aux humeurs, quand elles ont de la malignité, ou de l'abondance. F [39] Oublie : Pâtisserie mince et de forme ronde ; l'oublie est ordinairement roulée en cylindre creux, et on lui donne le nom de plaisir quand elle a la forme d'un cornet. L [40] Maroufle : Terme injurieux qu'on donne aux gens gros de corps, et grossiers d'esprit. F [41] River : Faire une seconde tête à un clou, à une vis, à un boulon, pour les retenir dans le lieu où ils ont passé. F Ici, on a épointé son épée pour la rendre moins dangereuse. [42] Armet : casque, ou habillement de tête. (...) Pasquier dit que ce mot n'est venu en usage que sous François Ier. F [43] Caque : Espèce de barrique ou de baril. Ac 1762 [44] Feu grégois : Est un feu d'artifice qui brûle jusques dans la mer, et qui augmente sa violence dans l'eau. F [45] Presse : Foule de peuple qui veut entrer en un lieu qui ne le peut pas contenir commodément. F [46] Maugrebleu : interjection. Espèce de juron. Par euphémisme : mauvais gré de Dieu.L [47] Incaguer : défier quelqu'un, se moquer de lui. C'est un homme qui me menace beaucoup, mais je l'incague. F [48] Parangon : Vieux mot qui signifiait autrefois une chose excellente et hors de comparaison. F [49] Malepeste : Imprécation qu'on fait contre quelque chose, et quelquefois avec admiration. F [50] Alcide : autre nom d'Hercule. [51] Averne : Lac de la Campanie, à 16km ouest de Naples, au fond su Golfe de Vaia. Il a la forme d'un puits profond. Il s'en exhalait des vapeurs méphitiques, ce qui le fit regarder chez les Anciens comme l'Entrée des Enfers. B [52] Chaudeau : Bouillon qu'on porte aux mariés le lendemain de leurs noces. F [53] Poêlonnée : Autant qu'un poêlon peut tenir. Une poêlonnée de bouillie. Ac. 1762