--- identifier: lafosse_manlius creator: La fosse Antoine d’Aubigny. date: 1698 title: Manlius capitolinus. , tragédie --- MANLIUS CAPITOLINUS TRAGÉDIE, représentée pour la première fois en 1698. M. DCC. XLVII. dans les oeuvres de Monsieur de La Fosse , nouvelle édition. Tome I # . Représenté pour la première fois le 18 janvier 1698 au Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain. # . # Préface. Le sujet de cette tragédie se trouve dans la sixième livre de la première Décade de Tite-Live. J'ai pris de cet excellent original tout ce qui m'a paru propre à soutenir mon ouvrage ; et j'ai laissé ce que je n'ai pas cru pouvoir traiter assez heureusement. Je me suis encore appuyé de la lecture de plusieurs fameuses conjurations anciennes et modernes, et j'avoue que j'ai beaucoup emprunté, surtout de celle qui a été écrite en notre langue, par un savant abbé, assez connu par le mérite de ses écrits qu'il a mis au jour. Quelque facilité qu'il y ait à détruire plusieurs critiques que j'ai entendu faire contre cette pièce, je ne perdrai point de temps à les réfuter par une dissertation ; et je leur donne pour réponse l'approbation dont le public a honoré mon ouvrage. # PERSONNAGES. – MANLIUS CAPITOLINUS. – SERVILIUS, son ami. – VALÉRIE. – VALERIUS, consul, père de Valérie. – RUTILE, un des chefs de la conjuration de Manlius. – ALBIN, confident de Manlius. – TULLIE, confidente de Valérie. – PROCULUS, un des domestiques de Manlius.La scène est a Rome, dans la maison de Manlius, située sur le Capitole. # ACTE I. ## SCÈNE PREMIÈRE. Manlius, Albin. MANLIUS. D'un tel secret, Albin, tu connais l'importance, Et ton zèle éprouvé me répond du silence. Mon courroux à tes yeux peut, sans crainte, éclater. Justes dieux ! Quand viendra le temps d'exécuter ? Quand pourrai-je à la fois punir tant d'injustices, Dont ces tyrans de Rome ont payé mes services ? Oui, je rends grâce, Albin, à leur inimitié, Qui, me débarrassant d'une vaine pitié, Fait que de ma grandeur sur leur perte fondée, Sans scrupule, aujourd'hui j'envisage l'idée. Car enfin dans mes voux tant de fois démenti, Quand du peuple contre eux j'embrassai le parti, Je voulais seulement, leur montrant ma puissance, À me mieux ménager contraindre leur prudence. Mais après les affronts, dont ils m'ont fait rougir, Ma fureur ne saurait trop tôt, ni trop agir. Je veux leur faire voir, par un éclat terrible, À quel point Manlius au mépris est sensible ; Combien il importait de ne rien épargner, Ou pour me perdre, Albin, ou bien pour me gagner. ALBIN. Oui, Seigneur ; mais enfin, quelque ardeur qui vous guide, Un peuple variable, incertain, et timide, Dont le zèle d'abord ardent, impétueux, Prête à ses protecteurs un appui fastueux, et qui dans le péril tremble, et les abandonne, Est-il un sûr garant de l'espoir qu'il vous donne ? Vous-même, qui deviez, par cent et cent bienfaits, Le croire à votre sort attaché pour jamais, Lorsque d'un dictateur l'injuste tyrannie Vous fit d'une prison subir l'ignominie Tout ce peuple, Seigneur, pour vous-même assemblé, De frayeur à sa voix ne fut-il pas troublé ? Qui d'eux tous entreprit alors de vous défendre ? MANLIUS. Ils ont forcé du moins le sénat à me rendre, Leur repentir accroît leur zèle, et mon espoir. Mes fers par eux brisés leur montrent leur pouvoir, Et que, pour abolir une injuste puissance, Tout le succès dépend de leur persévérance. Car enfin des efforts qu'ils ont faits jusqu'ici, Souvent même sans chefs, combien ont réussi ? Ils ont fait des tribuns, dont l'appui salutaire À l'orgueil des consuls est un frein nécessaire, Aux plus nobles emplois on les voit appelés, Les plus fiers des romains par eux sont exilés, Ils ont forcé les grands, en leur donnant leurs filles, À souffrir avec eux l'union des familles, Ils se font partager les terres des vaincus. Et que faut-il, Albin, pour les faire oser plus ? Que leur montrer un chef dont les soins, le courage Soutiennent les efforts où l'ardeur les engage ? ALBIN. C'est donc sur cet espoir, Seigneur, qu'à haute voix, Partout des sénateurs vous décriez les lois ? Quoi ! Ne craignez-vous point qu'une audace si fière Ne puisse à leurs soupçons donner trop de lumière ? MANLIUS. Non, Albin, leur orgueil qui me brave toujours, Croit que tout mon dépit s'exhale en vains discours. Ils connaissent trop bien Manlius inflexible. Ils me soupçonneraient, à me voir plus paisible. En me déguisant moins, je les trompe bien mieux. Sous mon audace, Albin, je me cache à leurs yeux, Et préparant contre eux tout ce qu'ils doivent craindre, J'ai même le plaisir de ne me pas contraindre. ALBIN. Je ne vous dis plus rien. Vous avez tout prévu. Je crois qu'à tout aussi vos soins auront pourvu. Quels présages heureux pour un dessein si juste ! Cet écueil des gaulois, ce Capitole auguste, L'asile de nos dieux, le salut des romains, Vous-même y commandez, son sort est en vos mains. Et que n'espérer pas du courage et du zèle De tant d'amis, armés pour la même querelle ? De Rutile, surtout, ce guerrier généreux, Qui pressé des arrêts d'un sénat rigoureux, Eut, sans vos prompts secours, sans vos soins salutaires Fini dans les prisons sa vie et ses misères. Et quel bonheur encor, que, sans être attendu, Servilius hier se soit ici rendu ? Des devoirs d'un ami qu'avec zèle il s'acquitte ? À peine, loin de Rome, il apprend dans sa fuite Du sénat contre vous l'arrêt injurieux, Que, pour vous secourir, il revient en ces lieux. En vain l'amour, l'effroi, les pleurs de Valérie À son père par lui si hautement ravie, En vain tous ses amis ont voulu l'arrêter. Et quels transports de joie a-t-il fait éclater Lorsqu'en vous embrassant, il s'est vu hors d'alarmes ! Que pour lui vos desseins doivent avoir de charmes ! MANLIUS. Il n'en sait rien encor, et je voulais, Albin, Sans témoin, avec lui m'en ouvrir ce matin : mais l'aurais-tu pensé ? La triste Valérie Tremblante pour ses jours, et sur ses pas partie, Est dans Rome en secret entrée heureusement, Et chez moi, pour le joindre, arrive en ce moment. Mais je vais au plutôt, pour cette confidence... ALBIN. Quelqu'un vient. ## SCÈNE II. Proculus, Manlius, Albin. PROCULUS.         Pour vous voir Valerius s'avance, Seigneur. MANLIUS.         Valerius ! Quel important souci Oblige ce consul à me chercher ici ? Aurait-il su déjà que sa fille enlevée, Après Servilius, chez moi fût arrivée ? Va, cours les avertir, et qu'ils ne craignent rien. Tu chercheras Rutile, après cet entretien. ## SCÈNE III. Manlius, Valerius. VALERIUS. Je viens savoir de vous, Seigneur, ce qu'il faut croire D'un bruit, qui se répand, et blesse votre gloire. Servilius, dit-on, dans ces lieux retiré, Croit y jouir, par vous, d'un asile assuré. Il ose se flatter que, contre ma vengeance, Vous voudrez bien vous-même embrasser la défense. MANLIUS. Oui, Seigneur, il est vrai qu'il ose s'en flatter. Je prendrais pour affront que l'on en pût douter. Je sais me garantir de cette erreur commune De trahir mes amis trahis par la fortune, Régler sur son caprice et ma haine et mes voux. Ce qu'il a fait, Seigneur, vous semble un crime affreux. C'est ce qu'on ne voit pas, avec tant d'évidence, Lorsqu'on met un moment ses raisons en balance ; Mais quoi qu'il en puisse être enfin, par quelle loi, Criminel envers vous, doit-il l'être envers moi ? VALERIUS. Par cette loi, Seigneur, des plus grands cours chérie, De n'avoir point d'amis plus chers que la patrie. De sacrifier tout au maintien de ses droits. Votre ami par son crime en a blessé les lois. À vos yeux comme aux miens il est par là coupable. Jusqu'à quand voulez-vous, si prompt, si secourable, Sans vous inquiéter de nos soupçons secrets, De tous les mécontents prendre les intérêts ? Les combler de faveurs ? Ordinaire industrie De qui veut à ses lois asservir sa patrie. MANLIUS. Et quel moyen, Seigneur, de guérir vos soupçons ? Où sont de vos frayeurs les secrètes raisons ? Dois-je pour ennemis prendre tous ceux, qu'offense D'un sénat inhumain l'injustice violence ? Et suis-je criminel quand, par un doux accueil, J'apaise leur courroux qu'irrite son orgueil ? C'est moi, c'est mon appui qui les conserve à Rome. Vous demandez d'où vient qu'un romain, un seul homme, Des misères d'autrui soigneux de se charger, Offre à tous une main prompte à les soulager. D'une pitié si juste est-ce à vous de vous plaindre ? Si c'est une vertu qu'en moi l'on doive craindre, Si du peuple, par elle, on se fait un appui, Pourquoi suis-je le seul qui l'exerce aujourd'hui ? Que ne m'enviez-vous un si noble avantage ? Pourquoi chacun de vous, pour être exempt d'ombrage, Ne s'efforce-t-il pas, par les mêmes bienfaits, De gagner, d'attirer les amis qu'ils m'ont faits ? Ne peut-on du sénat apaiser les alarmes, Qu'en affligeant le peuple, en méprisant ses larmes ? L'avarice, l'orgueil, les plus durs traitements, Du salut d'un état sont-ils les fondements ? Mes bienfaits vous font peur ? Et, d'un esprit tranquille, Vous regardez l'excès du pouvoir de Camille. À l'armée, à la ville, au Sénat, en tous lieux, De charges, et d'honneurs on l'accable, à mes yeux. De la paix, de la guerre il est lui seul l'arbitre. Ses collègues soumis, et contents d'un vain titre, Entre ses seules mains laissant tout le pouvoir, Semblent à l'y fixer exciter son espoir. D'où vient tant de respect, d'amour pour sa conduite ? Des Gaulois à son bras vous imputez la fuite. Vos éloges flatteurs ne parlent que de lui. Mais que deveniez-vous, avec ce grand appui, Si dans le temps que Rome aux barbares livrée, Ruisselante de sang, par le feu dévorée, Attendait ses secours loin d'elle préparés, Du capitole encore ils s'étaient emparés ? C'est moi qui, prévenant votre attente frivole, Renversai les Gaulois du haut du capitole. Ce Camille si fier ne vainquit, qu'après moi, Des ennemis déjà battus, saisis d'effroi. C'est moi qui, par ce coup préparai sa victoire, et de nombreux secours eurent part à sa gloire. La mienne est à moi seul, qui seul ai combattu, Et quand Rome empressée honore sa vertu, Ce sénat, ces consuls sauvés par mon courage, Ou d'une mort cruelle, ou d'un vil esclavage, M'immolent sans rougir, à leurs premiers soupçons, Me font de mes bienfaits gémir dans les prisons, De mille affronts enfin flétrissent, pour salaire, La splendeur de ma race et du nom consulaire. VALERIUS. Seigneur, de nos motifs, injustes à vos yeux, Avec moins de chaleur, vous pourriez juger mieux. Si Camille aujourd'hui ne nous fait point d'ombrage, Nous voyons tous quel zèle anime son courage, Que suivre ses conseils du succès assurés, C'est obéir aux dieux, qui les ont inspirés. Avons-nous à rougir de cette obéissance, Par qui croît notre gloire, et notre indépendance ? N'est-ce pas là le but d'un cour vraiment romain ? Lorsqu'on nous y conduit, qu'importe quelle main ? Vous avez même ardeur pour l'état, pour sa gloire. Vos desseins sont pareils, et je veux bien le croire. Mais à parler sans fard, est-ce sans fondement Que Rome inquiétée en jugeait autrement ? Et quels soupçons sur tout ne dût pas faire naître Ce jour, où devant nous forcé de comparaître, Votre parti nombreux, et celui du Sénat Semblaient deux camps armés résolus au combat : Quels flots de sang romain s'allaient alors répandre, Si jusqu'au bout le peuple eut osé vous défendre ? On croyait que vos soins, réglés sur ce succès, À tout parti suspect fermeraient tout accès. Mais de Servilius appuyant l'insolence... MANLIUS. Pour vous parler, Seigneur, je le vois qui s'avance. Peut-être, en l'écoutant, un sentiment plus doux Prendra dans votre cour la place du courroux. Je vous laisse tous deux. ## SCÈNE IV. Servilius, Valerius. VALERIUS.         Que me veut ce perfide ? SERVILIUS. Seigneur, si votre aspect m'étonne et m'intimide, Je sais trop à quel point je vous suis odieux. J'en fait tout mon malheur, j'en atteste les dieux. Pour en finir le cours je viens ici me rendre. Sans colère un moment, voulez-vous bien m'entendre ? VALERIUS. Et quel est ton espoir ? Qu'oses-tu souhaiter ? Moi, que tranquillement je puisse t'écouter ? Moi, j'oublierais ce jour, où, préparant ta fuite, Trop sûr d'être avoué de ma fille séduite, Jusqu'aux pieds des autels, ton amour furieux Vint, des bras d'un époux l'enlever à mes yeux ? Par quel ressentiment, par quel cruel supplice Devrais-je... SERVILIUS.         Hé ! Pouviez-vous, avec quelque justice, De mon rival, Seigneur, récompenser la foi D'un prix, que vous saviez qui n'était dû qu'à moi ? Daignez mieux consulter, et mes droits et ma gloire. Et si ce jour fatal frappe votre mémoire, Souvenez-vous aussi de cette horrible nuit, Où parmi le carnage, et la flamme et le bruit, À vos yeux éperdus, les gaulois en furie Chargeaient déjà de fers les mains de Valérie. Que faisait mon rival, en ce moment affreux ? Il servait Rome ailleurs. Je servais tous les deux. Je combattis pour l'une, et je vous sauvai l'autre, Tout couvert de mon sang, répandu pour le vôtre, J'osai de mes travaux vous demander le fruit, Et par votre refus au désespoir réduit, Mon bras, contre un rival superbe et téméraire, Fit ce que les gaulois contre eux m'avaient vu faire. VALERIUS. Ainsi donc tu croyais, la sauvant des gaulois, Te faire une raison de m'imposer des lois. Tu prétendais, en eux, triompher de moi-même, Et sur mes droits détruits fonder ton droit suprême. Car enfin de quel fruit tes soins sont-ils pour moi ? Je la perdais par eux, et je la pers par toi. Aux voux d'un autre en vain ma foi l'avait promise. Sur eux comme sur moi tu crois l'avoir conquise. Tu me traites enfin en ennemi vaincu. Pour me donner ce nom, que me reproches-tu ? Si ma promesse ailleurs engageant Valérie, Donne un sujet de plainte à ta flamme trahie, Sa soeur que je t'offrais, mon appui, mes bienfaits, De mes mépris pour toi sont-ils donc les effets ? SERVILIUS. Ah ! Sur moi vos bienfaits avaient beau se répandre. Vous m'ôtiez plus, Seigneur, qu'ils ne pouvaient me rendre. Valérie avait seule, et mon cour, et mes voux. Ce qui n'était point elle était au dessous d'eux. Sans elle, tous vos dons, loin de me satisfaire, N'étaient... mais où m'emporte une ardeur téméraire ? Tous mes raisonnements ne font que vous aigrir. Hé bien, ce n'est qu'à vous que je veux recourir. Pour ne devoir qu'à vous ma grâce toute entière, J'implore ici pour moi votre bonté première. Plus je parois, Seigneur, criminel à vos yeux, Plus l'oubli de mon crime est pour vous glorieux. Vos aïeux et les miens, que cet hymen assemble Peuvent sans honte... VALERIUS.         Hé bien ? Parlons d'accord ensemble. Veux-tu faire un effort digne de m'apaiser ? SERVILIUS. Pour un bonheur si grand, que puis-je refuser ? Parlez, Seigneur, parlez. VALERIUS.         Ta valeur, ta naissance, Peuvent faire, il est vrai, chérir ton alliance. Mais je la tiens coupable, et ne te connais plus, Depuis que l'amitié t'unit à Manlius, À ce superbe esprit, suspect à sa patrie, Sois si tu veux fidèle à flatter sa furie : Mais dégage mon sang du sort, et des forfaits, Où pourraient quelque jour t'entraîner ses projets. Romps aujourd'hui de gré, ce que tu fis de force. Entre ma fille et toi, souffre enfin un divorce : Ou pour mieux m'expliquer, choisi dès aujourd'hui Manlius sans ma fille, ou ma fille sans lui. Vois de ces deux partis celui qui te peut plaire. Tu ne peux qu'à ce prix désarmer ma colère. SERVILIUS. Si votre offre un moment avait pu m'ébranler, De ce fer, à vos yeux, je voudrais m'immoler. VALERIUS. C'en est assez. Adieu. ## SCÈNE V. SERVILIUS, SEUL.         Moi, pour fuir ta furie, Moi, trahir Manlius, ou perdre Valérie ? Barbare ! Ce dessein passe tous tes efforts. Ils tiennent à mon cour par des liens trop forts. Pour les en arracher, il faut qu'on le déchire. Tonne, éclate, assouvi la fureur qui t'inspire. De quels traits si cruels me peut-elle percer, Qu'ils puissent... mais je vois Valérie avancer. Ô justes dieux ! Témoins de ma flamme immortelle, Jugez-en à sa vue, ai-je trop fait pour elle ? ## SCÈNE VI. Valérie, Servilius. VALÉRIE. Hé bien ? Vous avez vu mon père en ce moment. De tout votre entretien quel est l'événement ? Sa grâce, et son aveu, sur l'hymen qui nous lie, Comblent-ils à la fin les voux de Valérie ? Mais quel est le chagrin qui paraît dans vos yeux ? Quel malheur... SERVILIUS.         Voyez-vous ces murs si glorieux, Où tant de grands héros ont reçu la naissance, Où la faveur des dieux fait sentir leur présence, Où de tout l'univers, s'il faut croire leur voix, Les peuples asservis prendront un jour des lois, Cette Rome en un mot, ma patrie, et la vôtre, Nous n'avons plus de part à son sort l'un ni l'autre ; Son aspect désormais ne nous est plus permis, Et notre espoir n'est plus que chez ses ennemis. VALÉRIE. Je vous entends, Seigneur, rien ne fléchit mon père. Il faut, en quittant Rome, éviter sa colère. Mais j'en suis peu surprise. Ô destins rigoureux ! Le sort d'une mortelle eut été trop heureux. Cependant hâtons-nous, prévenons la tempête, Dont ses ressentiments menacent votre tête. Par un plus long séjour cessons de l'irriter. Rien ne doit plus, Seigneur, ici nous arrêter. Quelques malheurs sur nous que le destin assemble, Nous souffrons, mais unis, nous fuyons, mais ensemble, Tous lieux sont pleins d'attraits aux cours qui s'aiment bien, Et peut-on être heureux, sans qu'il en coûte rien ? Manlius, délivré d'une prison cruelle, N'a plus ici, Seigneur, besoin de votre zèle. Quitte envers un ami chéri si tendrement, L'un à l'autre aujourd'hui rendons-nous pleinement. D'un séjour si suspect, allons, fuyons la vue. Venez. Que de ma foi la vôtre convaincue Apprenne qu'avec vous mon cour trouve en tous lieux Sa gloire, son bonheur, sa patrie, et ses dieux. SERVILIUS. Ô cour vraiment fidèle ! Ô vertu que j'adore ! Quel exil avec vous peut m'affliger encore ? Quel bien me peut manquer ? Je conserve, pour vous, Tous les feux d'un amant dans le cour d'un époux. Que dis-je ? Vos beautés, vos vertus dans mon âme, Allument de plus près une plus vive flamme, et mon cour chaque jour, surpris de tant d'attraits, Voit toujours au-delà de ses derniers souhaits. Oui Valérie, allons fuyons ce lieu funeste. Mais voyons, avant tout, un ami qui me reste, Et dans notre embarras, dont ses yeux sont témoins, Demandons-lui tous deux ses avis et ses soins. # ACTE II. ## SCÈNE I. Manlius, Servilius. MANLIUS. Non, je n'approuve point cette seconde fuite, Ami. Ton sort changé doit changer ta conduite. SERVILIUS. Et quel motif secret te fait me condamner ? Crois-tu qu'avec plaisir je vais t'abandonner ? Que, bornant tous mes voux à plaire à Valérie, J'immole à son amour ton amitié trahie ? Plût aux dieux que tous trois réunis à jamais, Nos cours... mais vaine idée, inutiles souhaits ! Tu vois par quel crédit, et par quelle puissance, Valerius ici peut hâter sa vengeance ; Qu'en vain contre un sénat trop déclaré pour lui, Tes soins officieux m'offriraient un appui ; Et lorsque, loin de Rome, une fuite facile Peut, contre leur pouvoir, m'assurer un asile, Dois-je dans les périls d'un amour malheureux Engager, sans besoin, un ami généreux ? MANLIUS. Mais en fuyant ces lieux, fuiras-tu ta fortune ? Où prétends-tu traîner une vie importune ? Quelle ressource encore y pourras-tu trouver ? Sais-tu dans le sénat ce qui vient d'arriver ? Jusqu'où Valerius a porté sa colère ? SERVILIUS. Non. Et qu'a-t-il donc fait ? MANLIUS.         Tout ce qu'il pouvait faire. C'est peu, pour t'accabler, que le sénat cruel Te condamne aux rigueurs d'un exil éternel ? Pour te faire un tourment du jour que l'on te laisse, Tes biens te sont ravis, tes titres, ta noblesse, Ta maison, dont bientôt les trésors précieux Vont être le butin du soldat furieux, Et qui par mille mains aussitôt démolie Va dans ses fondements tomber ensevelie. Pour remplir cet arrêt, déjà l'ordre est donné. Le fier Valerius lui-même l'a signé. En un mot tu pers tout, et dans ce sort funeste Juge, s'il te suffit de partager le reste Des biens, qu'avec mon sang versé dans les combats, J'ai prodigue en vain, en servant ces ingrats. SERVILIUS. Ainsi, père cruel, ainsi ta barbarie, En éclatant sur moi, tombe sur Valérie. Son sort au mien uni devait... Ah Manlius ! Tu sais dans les périls quel est Servilius, Tu sais si jusqu'ici le destin, qui m'outrage, Au moindre abaissement a forcé mon courage. Mais quand je songe hélas que l'état, où je suis, Va bientôt exposer aux plus mortels ennuis Une jeune beauté, dont la foi, la constance Ne peut trop exiger de ma reconnaissance, Je pers à cet objet toute ma fermeté, Et pardonne de grâce à cette lâcheté, Qui, me faisant prévoir tant d'affreuses alarmes, Dans ton sein généreux me fait verser de larmes. MANLIUS. Des larmes ! Ah plutôt, par tes vaillantes mains, Soient noyés dans leur sang ces perfides romains. Des larmes ! Jusques là ta douleur te possède ! Il est, pour la guérir, un plus noble remède, Un privilège illustre, un des droits glorieux, Qu'un homme, tel que toi, partage avec les dieux, La vengeance. Ma main secondera la tienne. Notre sort est commun. Ton injure est la mienne. C'est à moi qu'on s'adresse, et dans Servilius On croit humilier l'orgueil de Manlius. Unissons, unissons dans la même vengeance Ceux, qui nous ont unis dans une même offense. De tant d'affronts cruels vengeons notre vertu. Perdons, et sénateurs, et consuls. SERVILIUS.         Que dis-tu ? Dans ce discours obscur, ta voix, et ton visage Relèvent mon espoir, raniment mon courage. Tu sembles méditer quelque important projet : Achève, achève, ami, de m'ouvrir ton secret. MANLIUS. Au même état que moi, ton cour, par sa colère, Devrait avoir compris ce que le mien peut faire. Apprends donc que bientôt nos tyrans, par leur mort, De Rome entre mes mains vont remettre le sort. J'ai de braves amis, pour chefs de l'entreprise ; Et gagné par mes soins, ou par leur entremise, Le peuple a su choisir, pour traiter avec moi, Rutile, dont tu sais la prudence et la foi. Pour en hâter le temps, trop lent à ma vengeance, Je l'ai fait avertir qu'il vînt en diligence. Tout me flatte. J'ai su, par l'effet de mes voux, Trouver divers moyens, indépendants entre eux, Qui peuvent s'entraider, sans pouvoir s'entrenuire, Et dont à mon dessein un seul peut me conduire ; Et s'il peut s'accomplir, je te laisse à juger Ce que mon amitié t'y fera partager. Voilà, Servilius, le dessein qui m'anime, Sur qui tu dois fonder ton espoir légitime : Non qu'il m'aveugle assez, pour me faire penser, Qu'un caprice du sort n'ose le renverser. Je sais trop quels revers tout à coup il déploie : Mais, ne vaut-il pas mieux, ami, que Rome voie Manlius périssant, en voulant se venger, Que Manlius vivant, qui se laisse outrager ? Toi-même, de ton sort vengeant l'ignominie, Verrais-tu d'un autre oil la perte de ta vie ? SERVILIUS. Non non, Manlius, non. Je fais les mêmes voux, J'écoute, avec transport, ton dessein généreux, Et je tire ce fruit des malheurs de ma vie, Qu'ils sauront à mon zèle ajouter ma furie. Commande seulement. Sur qui de ces ingrats Doit éclater d'abord la fureur de mon bras. Faut-il qu'avec ma suite, affrontant leurs cohortes, Du sénat, en plein jour, j'aille briser les portes ? Ou renverser sur eux leurs palais embrasés ? Tu vois à t'obéir tous mes voux disposés. MANLIUS. Je te veux, avant tout, présenter à Rutile. Comme il est d'un esprit exact, et difficile, Il faudra qu'un serment, où tous se sont soumis, De ta foi, dans ses mains, assure nos amis, Et tu comprends assez, sans qu'on t'en avertisse, Que soigneux de cacher jusqu'au plus faible indice, À tous autres après, et tes yeux, et ton front, En doivent dérober le mystère profond. SERVILIUS. Tu me connais trop bien pour craindre qu'un reproche... MANLIUS. Laisse-moi lui parler. Je le vois qui s'approche : Mais ne t'éloigne pas. Je vais te rappeler. ## SCÈNE II. Rutile, Manlius. MANLIUS. Enfin il n'est plus temps, Seigneur, de reculer. Nous avons par nos soins, et par nos artifices, Du sort, autant qu'on peut, enchaîné les caprices. Il faut des actions, et non plus des conseils. La longueur est funeste à des desseins pareils. Peut-être avec le temps mes soins, aidés des vôtres, Aux moyens déjà pris en ajouteraient d'autres : Mais d'abord qu'une fois on peut, comme à présent, En avoir joint ensemble un nombre suffisant, De peur qu'un coup du sort les rompe, ou les divise, Il faut s'en prévaloir, et tenter l'entreprise. Quel temps d'ailleurs, quel lieu s'accorde à nos moyens ? Le sénat, déclarant la guerre aux Circeïens, Doit, pour la commencer sous un heureux auspice, Venir au capitole offrir un sacrifice. Quel temps, dis-je, quel lieu propice à nos desseins ? Un temps, où tout entier il se livre en nos mains ; Un lieu, dont je suis maître, où les portes fermées À nos libres fureurs l'exposent sans armées. Le jour n'en est pas pris : mais pour s'y préparer, Des sentiments du peuple il se faut assurer, Il faut contre un sénat, dont il hait la puissance, Par nos soins redoublés irriter sa vengeance. La peur d'être suspect lui défend de me voir : Mais en vos soins, Seigneur, je mets un plein espoir. Je sais qu'en nos projets l'ardeur, qui vous inspire, Vous saura suggérer tout ce qu'il faudra dire. Ce n'est pas tout encor, vous avez su, je crois, Qu'hier Servilius est arrivé chez moi, Qu'il n'est point de secret que mon cour lui déguise ? RUTILE. Comment ? Par vous, Seigneur, sait-il notre entreprise ? MANLIUS. Oui. Quel étonnement... RUTILE.         Je m'explique à regret ; Et voudrais étouffer un scrupule secret, Si vos desseins trahis n'exposaient que ma vie : Mais sur moi de son sort un grand peuple se fie. Je dois craindre, Seigneur, en vous marquant ma foi, D'immoler son salut à ce que je vous dois. Ce n'est point par son sang qu'il faut que je m'acquitte. Je connais votre ami. Je sais ce qui l'irrite, Qu'il peut, en nous aidant, relever son destin : Mais au sang du consul l'hymen l'unit enfin, D'un superbe consul, proscrit par notre haine : Et quoi qu'à le fléchir il ait perdu de peine, Qu'il semble hors d'espoir de le rendre plus doux, Est-il un cour si fier, si plein de son courroux, Qui refusât, Seigneur, l'oubli de sa vengeance À l'aveu d'un secret d'une telle importance ? Sur quelques droits puissants que se fonde aujourd'hui Cette ferme amitié, qui vous répond de lui, L'amour y peut-il moins ? En est-il moins le maître ? Que dis-je ? S'il fallait que le hasard fît naître Quelque intérêt, qu'entre eux son cour dût décider, Pensez-vous que ce fût à l'amour à céder ? MANLIUS. Pour faire évanouir ce soupçon qui l'offense, Il suffit à vos yeux de sa seule présence. Venez Servilius. ## SCÈNE III. Servilius, Manlius, Rutile. SERVILIUS.         Quel destin glorieux, Quel bonheur imprévu m'attendait dans ces lieux, Seigneur ! Que le dessein, que l'on m'a fait connaître, Doit... Mais quelle froideur me faites-vous paraître ? Vous serais-je suspect ? Ai-je en vain prétendu... RUTILE. Pourquoi le demander ? Vous m'avez entendu. SERVILIUS. Oui Seigneur, et bien loin que mon cour s'en offense, Moi-même, j'applaudis à votre défiance. Moi-même, comme vous, je récuse la foi D'un ami trop ardent, trop prévenu pour moi ; Et ne veux point ici, par un serment frivole, Rendre, envers vous, les dieux garants de ma parole. C'est pour un cour parjure un trop faible lien. Je puis vous rassurer, par un autre moyen, Je vais mettre en ses mains, afin qu'il en réponde, Plus que si j'y mettais tous les sceptres du monde, Le seul bien que me laisse un destin envieux. Valérie est, Seigneur, retirée en ces lieux : de ma fidélité voilà quel est le gage. À cet ami commun je la livre en otage : Et moi, pour mieux encor vous assurer ma foi, Je répons en vos mains, et pour elle, et pour moi. Témoin de tous mes pas, observez ma conduite ; Et si ma fermeté se dément dans la suite, À mes yeux aussitôt prenez ce fer en main ; Dites à Valérie, en lui perçant le sein, Pour prix de ta vertu, de ton amour extrême, Servilius par moi t'assassine lui-même. Et dans le même instant tournant sur moi vos coups, Arrachez-moi ce cour. Qu'il soit, aux yeux de tous, Montré comme le cour d'un lâche, d'un parjure, Et qu'aux vautours après il serve de pâture. Vous, Seigneur, de ma part, allez-la préparer À voir, pour quelques jours, le sort nous séparer, Et daignez maintenant, pour m'épargner ses larmes, Lui porter mes adieux, et calmer ses alarmes. ## SCÈNE IV. Servilius, Rutile. RUTILE. Seigneur, de mes soupçons je reconnais l'erreur, Je vois, d'un oeil charmé, votre noble fureur. De votre foi, pour nous, c'est le plus sûr otage ; Et je n'en voudrais point exiger d'autre gage, S'il n'était à propos de prouver cette foi À d'autres, qui seraient plus défiants que moi. Car enfin, le projet, où s'unit notre zèle, Est tel, qu'en vain chacun répond d'un bras fidèle : Il ne porte au péril qu'un courage flottant, quand lui-même de tous il n'en croit pas autant. Cependant pénétré de votre ardeur extrême, Je vous laisse, Seigneur, et vous rends à vous-même. Consultez Manlius : qu'il choisisse avec vous Le poste, où votre bras doit seconder nos coups, Tandis que, pour hâter le jour de notre joie, Je cours en diligence où son ordre m'envoie. SERVILIUS. Et moi, pour éviter des chagrins superflus, Je fuirai Valérie, et ne la verrai plus. Manlius prendra soin d'apaiser sa tristesse ; Je bannis loin de moi toute vaine tendresse ; Et je veux désormais ne laisser dans mon cour, Que l'espoir du succès, qui flatte ma fureur. ## SCÈNE V. RUTILE, SEUL. Son front et ses discours font voir un grand courage, Et pour me rassurer il n'a pu davantage, Cependant c'est peut-être un premier mouvement, Que fait naître en son cour un vif ressentiment. Il n'examine rien, rempli de sa vengeance. Allons exécuter notre ordre en diligence ; Et revenons d'abord éprouver, si son cour Du dessein, qu'il embrasse, a compris la grandeur. # ACTE III. ## SCÈNE I. Valérie, Tullie. VALÉRIE. Non, rien ne peut calmer le trouble qui m'agite. D'où vient que, sans me voir, Servilius me quitte ? Qu'un autre vient, pour lui, me porter ses adieux ? Quel est de son départ le but mystérieux ? Quel dessein forme-t-il, lorsque Rome l'exile ? Il vient d'entretenir Manlius et Rutile. Est-ce par leur conseil, que s'éloignant de moi, Il commence à cacher ses secrets à ma foi ? Mais quelque espoir me reste, et fait que je respire. Il est chez Manlius. On vient de te le dire. Je veux le voir sortir, je veux l'attendre ici. TULLIE. Madame, quel sujet vous peut troubler ainsi ! Craignez-vous qu'un héros si grand, si magnanime Vous veuille abandonner au sort, qui vous opprime ? Connaissez-vous si mal un cour si généreux ? Ah ! Perdez des frayeurs indignes de ses feux. De sa fidélité vos malheurs sont un gage. Et comment pouvez-vous en prendre tant d'ombrage, Vous, qui si hautement, faites voir en ce jour, Que le sort ne peut rien contre un parfait amour ? VALÉRIE. Déjà, sur ces raisons j'ai condamné ma crainte : Mais à peine mon cour en repousse l'atteinte, Que troublant le repos qu'il commence à goûter, D'autres soupçons affreux le viennent agiter. Je ne saurais plus vivre en ce cruel supplice, Tullie. Avant qu'il parte, il faut qu'il m'éclaircisse. TULLIE. J'entends ouvrir. C'est lui, Madame. VALÉRIE.         Laisse nous. ## SCÈNE II. Servilius, Valérie. SERVILIUS. Oui Sénat, ton orgueil va tomber sous mes coups, Et je viens de choisir le poste, où ma furie... Mais que vois-je ? VALÉRIE.         Ah, Seigneur, vous fuyez Valérie ? SERVILIUS. Eh ? Que prétendez-vous ? Venez-vous dans ces lieux Redoubler ma douleur par de tristes adieux ? Croyez-vous, par vos pleurs, ébranler ma constance ? VALÉRIE. Non, Seigneur, je n'ai plus de si haute espérance. Il est vrai, jusqu'ici, charmé de ses liens, Votre cour à mes voux soumettaient tous les siens, Mes moindres déplaisirs inquiétaient son zèle : Mais ce temps-là n'est plus ; ce cour est un rebelle, Que l'hymen enhardit, par ses superbes droits, À mépriser enfin la douceur de mes lois. Il me fuit ; il me laisse en proie à mille alarmes, Percer le ciel de cris, me noyer dans mes larmes, Et montre en m'affligeant un courage affermi, Plus que s'il se vengeait d'un cruel ennemi. SERVILIUS. Qu'entends-je, Valérie ? Est-ce à moi que s'adresse Ce reproche odieux, que fait votre tendresse ? Est-ce moi dont l'hymen a glacé les ardeurs ? Suis-je enfin ce rebelle insensible à vos pleurs ? VALÉRIE. Non, vous ne l'êtes plus, lorsque je vous écoute. Je ne puis plus sur vous conserver aucun doute. Votre aspect rend le calme à mon cour agité : Mais, pour n'abuser pas de ma facilité, Donnez-moi des raisons qui puissent vous défendre, Quand je ne pourrai plus vous voir ny vous entendre. Tout prêt à me quitter, ne me déguisez rien. Dites-moi... SERVILIUS.         C'est assez, quittons cet entretien, Valérie, et sur quel que soit votre empire, Respectez un secret, que je ne puis vous dire. VALÉRIE. Eh ? Que pouvez-vous craindre ? Ah ! Connaissez-moi mieux, Et que mon sexe ici ne trompe point vos yeux. Ne me regardez point comme une âme commune, Qu'étonne le péril, qu'un secret importune : Mais comme la moitié d'un héros, d'un romain, Comme un fidèle ami reçu dans votre sein, Qui sut depuis longtemps, par une heureuse étude, De toutes vos vertus s'y faire une habitude, D'un zèle généreux, du mépris de la mort, D'une foi toujours ferme en l'un et l'autre sort. Mon cour peut désormais tout ce que peut le vôtre ; Et de quoi que le ciel menace l'un et l'autre, Pour vous je puis sans peine en braver tous les coups, Ou bien les partager, s'il le faut, avec vous. SERVILIUS. Ah ! Vos bontés pour moi n'ont que trop su paraître, Et mon sang est trop peu, pour les bien reconnaître. Mais avec tant d'ardeur, pourquoi me demander Ce que ma gloire ici ne vous peut accorder ? Souffrez que mon devoir borne votre puissance. Les secrets, que je cache à votre connaissance, Sont tels... mais où se vont égarer mes esprits ? Adieu. VALÉRIE.         Vous me fuyez en vain. J'ai tout compris. Nôtre départ remis, votre fureur secrète, Dont cet air sombre et fier m'est un sûr interprète, Votre ardeur à me fuir, contre vous tout fait foi. Vous voulez vous venger de mon père. SERVILIUS.         Qui ? Moi ? VALÉRIE. Vous même. Vainement vous me le voulez taire. Mon amour inquiet de trop près vous éclaire. Rutile et Manlius, pour qui vous me fuyez, Par leurs communs chagrins avec vous sont liés. De là ces entretiens, où l'on craint ma présence ; Et s'il faut m'expliquer sur tout ce que je pense, De tant d'armes, Seigneur, l'amas prodigieux, Qu'avec soin Manlius fait cacher dans ces lieux, Après ce qu'on a dit de ses projets sur Rome, Marquent d'autres desseins, que la perte d'un homme, De ses affronts récents, encor tout furieux, Sur le Sénat sans doute il va faire... SERVILIUS.         Grands dieux ! Qu'osez-vous pénétrer ? Savez-vous, Valérie, Quel péril désormais menace votre vie ? Que votre sûreté dépend à l'avenir, D'effacer ce discours de votre souvenir ? Par le moindre soupçon pour peu qu'on en apprenne, C'est fait de votre vie, ensemble et de la mienne. Vous êtes en ces lieux l'otage de ma foi. Je le suis de la vôtre. VALÉRIE.         Ah ! Je frémis d'effroi. Moi l'otage odieux d'une aveugle furie, Par qui doivent périr mon père et ma patrie ? SERVILIUS. Ah ! Retenez vos cris. Est-ce là ce grand cour ? VALÉRIE. Oui, c'est lui, qui pour vous peut braver le malheur, Mais qui frémit pour vous d'une action si noire. Vous, à votre vengeance immoler votre gloire ? Contre votre pays former de tels desseins ? Vous au sang de mon père oser tremper vos mains ? En ce jour, il est vrai, son courroux redoutable Vient de combler les maux dont le poids nous accable. Mais c'est mon père, enfin, Seigneur. Pouvez-vous bien Verser vous-même un sang, où j'ai puisé le mien ? À qui même est uni le sang qui vous fit naître ? Quoi, sans craindre les noms de meurtrier, de traître, Ce cour jusqu'à ce jour si grand, si généreux, Médite avec plaisir tant de meurtres affreux ? Quelques charmes d'abord que la vengeance étale, Songez qu'à ses auteurs elle est toujours fatale, Et qu'en proie au remords qui suit ses noirs effets, Souvent les mieux vengés sont les moins satisfaits. SERVILIUS. Vous jugez mal de moi. Je cherche, Valérie, Moins à venger mes maux, qu'à sauver ma patrie. Ce n'est point, pour la perdre, un sanglant attentat, Je verse un mauvais sang, pour en purger l'état. VALÉRIE. Et de quel sang plus pur pouvez-vous bien prétendre De remplacer celui que vous voulez répandre ? De qui prétendez-vous sauver votre pays ? Du Sénat, des consuls, par le peuple haïs ? Ah ! D'un peuple insensé suivez-vous les caprices ? Et quoique le sénat ait pour vous d'injustices, Quoique puisse à nos cours inspirer le courroux, N'est-il pas et plus juste, et plus digne de nous, De souffrir seuls les maux qui troublent notre vie, Que de voir dans les pleurs toute notre patrie ? Ne croyez pas pourtant qu'après un tel discours Je trahisse un secret, d'où dépendent vos jours. Ces jours sont pour mon cour d'un prix, que rien n'égale. Mais, si, pour désarmer votre fureur fatale, Mon père dans mes pleurs ne trouve point d'appui, J'en atteste les dieux, je péris avec lui. Je vous laisse y penser. ## SCÈNE III. SERVILIUS, SEUL.         Par quel destin contraire, A-t-elle pénétré ce dangereux mystère ? Quel embarras fatal ! Je n'ai pu rien nier. C'était un artifice inutile et grossier. J'ai dû, pour la contraindre à garder le silence, En faire à son amour comprendre l'importance. Et que craindre après tout d'un cour tel que le sien ? Mais n'ai-je rien moi-même à soupçonner du mien ? Quel trouble, en l'écoutant, quelle pitié soudaine, Pour nos tyrans proscrits, vient d'ébranler ma haine ! Qui ? Moi ? Je douterais d'un si juste courroux ? Je pourrais... Non, ingrats, non, vous périrez tous. L'arrêt en est donné par ma haine immortelle. ## SCÈNE IV. Manlius, Servilius. MANLIUS. Ami, je viens t'apprendre une heureuse nouvelle, Le sénat pour demain, selon nos voux secrets, D'un pompeux sacrifice ordonne les apprêts, C'est demain, pour l'offrir, qu'il doit ici se rendre : De la part de Rutile on vient de me l'apprendre. Cependant Valérie est libre dans ces lieux, Et sa vue à toute heure est permise à tes yeux. Excuse si ma main l'a reçue en otage. De Rutile par là j'ai dû guérir l'ombrage. Devant lui seulement prends garde qu'aujourd'hui... Mais il entre. ## SCÈNE V. Rutile, Manlius, Servilius. RUTILE, À PART.         Je vois Manlius avec lui, C'est ce que je souhaite. Éprouvons son courage. MANLIUS. Quelle joie à nos yeux marque votre visage, Seigneur ? De nos amis que faut-il espérer ? RUTILE. Tout, Seigneur. Avec nous tout semble conspirer ; À l'effet de nos voux il n'est plus de remise. En arrivant chez moi, quelle heureuse surprise ! J'ai trouvé ceux du peuple à qui de nos projets Je puis en sûreté confier les secrets : Eux-mêmes ils venaient, au bruit du sacrifice, M'avertir qu'il fallait saisir ce temps propice. Tout transporté de joie, à voir qu'en ces besoins, Leur zèle impatient eût prévenu mes soins ; Oui, chers amis, leur dis-je, oui troupe magnanime, Le destin va remplir l'espoir qui vous anime. Tout est prêt pour demain, et, selon nos souhaits, Demain le consulat est éteint pour jamais. De nos prédécesseurs quelle fut l'imprudence, Qui détruisant d'un roi la suprême puissance, Sous un nom moins pompeux se sont fait deux tyrans, Qui, pour nous accabler, sont changés tous les ans, Et qui tous, l'un de l'autre, héritant de leurs haines, S'appliquent tour à tour à resserrer nos chaînes. Tels et d'autres discours redoublant leur fureur, Je crois devoir alors leur ouvrir tout mon cour, Leur marquer nos apprêts, nos divers stratagèmes, Appuyés en secret par des sénateurs mêmes ; Ce que devaient dans Rome exécuter leurs bras, Tandis qu'au capitole agiraient vos soldats ; Les postes à surprendre, et d'autres qu'on nous livre, Les forces qu'on aura, les chefs qu'il faudra suivre, En quels endroits se joindre, en quels se séparer, Tous ceux dont par le fer on doit se délivrer, Les maisons des proscrits, que, sur notre passage, Nous livrerons d'abord à la flamme, au pillage. Qu'une pitié surtout, indigne de leur cour, À nos tyrans détruits ne laisse aucun vengeur. Femmes, pères, enfants, tous ont part à leurs crimes. Tous sont de nos fureurs les objets légitimes. Tous doivent... mais, Seigneur, d'où vient qu'à ce récit Votre visage change, et votre cour frémit ? SERVILIUS. Oui. Si près d'accomplir notre grande entreprise, Je frémis à vos yeux de joie et de surprise, Et mon cour moins ému, ne croirait pas, Seigneur, Sentir, autant qu'il doit, un si rare bonheur. RUTILE. Excusez mon erreur, et m'écoutez. J'ajoute. Ils n'ont de nos desseins ni lumière, ni doute. Il faut qu'en ce repos, où s'endort leur orgueil, La foudre les réveille au bord de leur cercueil. Et lors qu'à nos regards les feux, et le carnage, De nos fureurs partout étaleront l'ouvrage ; Du fruit de nos travaux tous ces palais formés, Par les feux dévorants pour jamais consumés ; Ces fameux tribunaux où régnait l'insolence, Et baignés tant de fois des pleurs de l'innocence, Abattus et brisés, sur la poussière épars, La terreur, et la mort, errant de toutes parts ; Les cris, les pleurs, enfin toute la violence, Où du soldat vainqueur s'emporte la licence ; Souvenons-nous, amis, dans ces moments cruels, Qu'on ne voit rien de pur chez les faibles mortels ; Que leurs plus beaux desseins ont des faces diverses, Et que l'on ne peut plus, après tant de traverses, Rendre, par d'autre voie, à l'état agité L'innocence, la paix, enfin la liberté. Chacun, à ce discours, qui flatte son audace, Sur son espoir prochain, s'applaudit et s'embrasse. Chacun, par mille voux, en hâte les moments, Et pour vous à l'envi fait de nouveaux serments. MANLIUS. Ainsi donc à nos voux la fortune propice, A conduit nos tyrans au bord du précipice : Et je n'ai plus qu'un jour à souffrir leurs mépris. Mais quel effort, Seigneur, quel assez digne prix M'acquittant à vos soins... RUTILE.         Je ne puis vous le taire, Il est une faveur, que vous pourriez me faire : Mais cet ami veut bien que, sur mes intérêts, Je n'explique qu'à vous mes sentiments secrets. SERVILIUS. Je vous laisse, Seigneur. ## SCÈNE VI. Manlius, Rutile. MANLIUS.         Par quel bonheur extrême Vous puis-je... RUTILE.         En me servant, vous vous servez vous-même. Seigneur, il vous souvient des serments que j'ai faits, Lors qu'avec nos amis, j'embrassai vos projets. Je jurai devant tous, que, si j'avais un frère, Pour qui m'intéressât l'amitié la plus chère ; Quand tous deux, en même heure, ayant reçu le jour, Nourris sous mêmes soins, dans le même séjour, Le ciel aurait uni, par les plus fortes chaînes, Nos voux, nos sentiments, nos plaisirs et nos peines, Si ce frère si cher, troublé du moindre effroi, Me pouvait faire en lui craindre un manque de foi, Par moi-même aussitôt, sa lâcheté punie Préviendrait notre perte, et son ignominie. Vous louâtes, Seigneur, ce noble sentiment, Et chacun, après vous, fit le même serment. MANLIUS. Hé bien ? RUTILE.         Voici le temps qu'un effort nécessaire Doit de votre serment prouver la foi sincère. MANLIUS. Sur qui ? RUTILE.         Sur votre ami. Je vous l'avait prédit : Tandis qu'il m'écoutait, rêveur, triste, interdit, Les yeux mal assurés, il m'a trop fait connaître Un repentir secret, dont il n'est pas le maître. L'horreur de Rome en feu l'a fait frémir d'effroi ; Et ne l'avez-vous pas observé comme moi ? Ces preuves à vos yeux ne sont pas évidentes : Mais, selon nos serments, elles sont suffisantes. Nous sommes convenus que, dans un tel dessein, Le soupçon bien souvent doit passer pour certain ; Et qu'il vaut mieux encor, dans un doute semblable, Immoler l'innocent, qu'épargner le coupable. Servilius lui-même en est tombé d'accord. De lui, de son otage il a conclu la mort : Et si quelque pitié, s'emparant de notre âme, Force notre fureur d'épargner une femme, Qu'elle soit en lieu sûr gardée étroitement, Et qu'il soit immolé, lui, qui rompt le serment. MANLIUS. Et qui l'immolera ? Vous ? Que m'osez-vous dire ? Quelle est cette fureur, qu'un soupçon vous inspire ? Sachez que, devant moi, par tout autre outragé, Son honneur, par ce bras, serait déjà vengé. Mais je vous rends justice, et crois que cette offense Est un effet en vous de trop de prévoyance. Faites-moi même grâce, et calmant votre effroi, Du choix de mes amis reposez-vous sur moi. Songez que ce soupçon est une peur subtile, Et par là qu'il sied mal au grand cour du Rutile. RUTILE. En vain vous me quittez. Il faut qu'en cet instant J'éclaircisse, avec vous, ce soupçon important. # ACTE IV. ## SCÈNE I. SERVILIUS, SEUL. Où m'égaré-je ? Où suis-je ? Et quel désordre extrême Guide au hasard mes pas, et m'arrache à moi-même ? Quel changement subit ! Ô vengeance ! Ô courroux ! À mes lâches remords m'abandonnerez-vous ? N'est-ce donc qu'à souffrir qu'éclate ma constance ? Et faut-il que je tremble à punir qui m'offense ? Mais mon courage en vain tâche à se raffermir. Ah ! Si le seul récit m'a pu faire frémir, Quel serais-je, grands dieux ! Au spectacle terrible De tout ce qui peut rendre une vengeance horrible ! Ah ! Fuyons, dérobons nos mains à ces forfaits. Mais où fuir ? En quels lieux te cacher désormais, Où dans des flots de sang Rome entière noyée Ne s'offre pas sans cesse à ton âme effrayée ? En la laissant périr, ne la trahis-tu pas ? Et même tes amis, qui contaient sur ton bras ? Envers les deux partis ta fuite est criminelle. Non, non, pour l'un des deux, il faut fixer ton zèle. Pour tenir tes serments, il faut tout immoler ; Ou bien, pour sauver Rome, il faut tout révéler. Tout immoler. Ton cour marque trop de faiblesse. Tout révéler. Ton cour y voit trop de bassesse. Tu perdrais tes amis. Hé ! Quel choix feras-tu ? Deux écueils opposés menacent ta vertu. En se sauvant de l'un, elle périt sur l'autre. Ô ! Vous, dont l'équité sert d'exemple à la nôtre, Vous, qui de la vertu nous prescrivez les lois, Dieux justes, dieux puissants, souffrez-vous cette foi Que ce cour, si fidèle à l'honneur qui l'anime, Tombe enfin, malgré lui, dans les pièges du crime ? ## SCÈNE II. Valérie, Servilius. VALÉRIE, À PART, LES DEUX PREMIERS VERS. Ciel, qui m'as inspirée en ce juste dessein, Prête-moi, jusqu'au bout, ton appui souverain. Seigneur, je juge assez quelle est l'inquiétude, Qui vous fait en ce lieu chercher la solitude, Quels soucis différents vous doivent partager. Mais votre cour enfin, veut-il s'en dégager ? Voulez-vous aujourd'hui qu'une heureuse industrie, Sauve tous vos amis, en sauvant la patrie ? Nous le pouvons, Seigneur, sans danger, sans effort. Votre amitié pourra s'en alarmer d'abord : Mais l'honneur, le devoir, la pitié l'autorise. SERVILIUS. Comment ? VALÉRIE.         Il faut oser révéler l'entreprise : Mais ne la révéler, qu'après être assurés Que le sénat pardonne à tous les conjurés Garanti par nos soins d'un affreux précipice, Peut-il d'un moindre prix payer un tel service ? SERVILIUS. Qu'entends-je, Valérie ? Et qui me croyez-vous ? Tel qu'il faut être ici, pour le salut de tous. Je sais à vos amis quel serment vous engage, Et vois tout l'embarras, que votre âme envisage, Quels noms dans leur colère ils pourront vous donner : Mais un si vain égard doit-il vous étonner ? Est-ce un crime de rompre un serment téméraire, Qu'a dicté la fureur, que le crime a fait faire ? Un juste repentir n'est-il donc plus permis ? Quoi ? Pour ne pas rougir, devant quelques amis, Que séduit et qu'entraîne une aveugle furie, Vous aimez mieux rougir devant votre patrie ? Devant tout l'univers ? Pouvez-vous justement Entre ces deux partis balancer un moment ? De l'un et l'autre ici comprenez mieux la suite. Si nous ne parlons pas, Rome est par eux détruite. Si nous osons parler, quel malheur craignons-nous ? Rome entière est sauvée, et leur pardonne à tous ; Et quand de ce bienfait consacrant la mémoire, Elle retentira du bruit de votre gloire, Parmi tous les honneurs qui vous seront rendus, Leurs reproches alors seront-ils entendus ? Enfin retracez-vous l'épouvantable image De tant de cruautés, où votre bras s'engage. Figurez-vous, Seigneur, qu'en ces affreux débris Des enfants sous le fer vous entendez les cris ; Que les cheveux épars, et de larmes trempée, Une mère sanglante, aux bourreaux échappée Vient, vous montrant son fils qu'elle emporte en ses bras, Se jeter à genoux, au devant de vos pas. Votre fureur alors est-elle suspendue ? Un soldat inhumain l'immole à votre vue : Et du fils aussitôt, dont il perce le flanc, Fait rejaillir sur vous le lait avec le sang. Soutiendrez-vous l'horreur, que ce spectacle inspire ? SERVILIUS. Par les dieux immortels, appuis de cet empire, Ces mots sont des éclairs, qui passant dans mon cour, Y font un jour affreux, qui me remplit d'horreur. Vaincu par ma pitié... mais quoi ? Rome inhumaine, Tu devrais ton salut aux objets de ta haine ! Je pourrais d'un ami trahir tous les bienfaits ! Le forcer... non, mon cour ne l'osera jamais. VALÉRIE. Avez-vous quelque ami plus cher que Valérie ? SERVILIUS. Non. Votre amour suffit au bonheur de ma vie. Vous seule remplissez tous les voux de mon cour. Ah ! Pourquoi, justes dieux un si charmant bonheur Ne m'est-il pas donné plus pur et plus paisible ? Quels orages y mêle un destin inflexible ? VALÉRIE. Et pourquoi donc, Seigneur, ne les pas détourner ? Il faut, il faut enfin vous y déterminer. Vous n'avez rien à craindre, et puisqu'il faut tout dire, De la foi du sénat j'ai ce que je désire. Il m'a tout accordé de peur d'être surpris. SERVILIUS. Ô dieux ! Sans mon aveu, qu'avez-vous entrepris ? VALÉRIE. Je vous avais promis de garder le silence. Sur vous des conjurés je craignais la vengeance. Mais enfin ce parti met tout en sûreté. Sans votre aveu, Seigneur, j'ai tout exécuté. À vous persuader je voyais trop de peine. C'est moi seule par là qui m'expose à leur haine, Et quoi qu'en vous nommant j'aie agi pour tous deux, Vous me pouvez de tout accuser, devant eux. SERVILIUS. Qu'avez-vous fait, ô ciel ! Par quel reproche horrible S'en va me foudroyer leur colère terrible ! Et que me servira de vous désavouer ? Après qu'ils sont trahis, ce serait les jouer. Verront-ils pas d'abord que j'ai dû vous apprendre, Le secret, que par vous le sénat vient d'entendre, Et pourront-ils douter d'un concert entre nous ? C'en est fait, Valérie. Évitez leur courroux ? Fuyez ce lieu fatal, où va choir la tempête. Je ne veux à ses coups exposer que ma tête. VALÉRIE. Allez, ne craignez rien. Mais on vient vers ces lieux. D'un témoin défiant il faut craindre les yeux. Quittons-nous, et gardons de rien faire connaître. ## SCÈNE III. SERVILIUS, SEUL. Dans le trouble où je suis, qui vois-je encor paraître ? Serait-il averti de ce qui s'est passé ? De quel front soutenir son visage offensé ? N'importe, demeurons, et dans un tel orage, Après notre pitié, montrons notre courage. Mais dans quelle pensée est-il enseveli ? ## SCÈNE IV. Manlius, Servilius. MANLIUS. Connais-tu bien la main de Rutile ? SERVILIUS.     Oui. MANLIUS.         Tiens, lis. SERVILIUS, LIT. Vous avez méprisé ma juste défiance. Tout est su par l'endroit, que j'avais soupçonné. C'est par un sénateur de notre intelligence, Qu'en ce moment l'avis m'en est donné. Fuyez chez les Veïens, où notre sort nous guide : Mais pour flatter les maux, où ce coup nous réduit, Trop heureux en partant, si la mort du perfide De son crime, par vous, lui dérobait le fruit ! MANLIUS. Qu'en dis-tu ? SERVILIUS.     Frappe. MANLIUS.     Quoi ! SERVILIUS.         Tu dois assez m'entendre. Frappe, dis-je. Ton bras ne saurait se méprendre. MANLIUS. Que dis-tu malheureux ? Où vas-tu t'égarer ? Sais-tu bien ce qu'ici tu m'oses déclarer ? SERVILIUS. Oui, je sais que tu peux, par un coup légitime, Percer ce traître cour, que je t'offre en victime ; Que ma foi démentie a trahi ton dessein. MANLIUS. Et je n'enfonce pas un poignard dans ton sein ? Pourquoi faut-il encor que ma main trop timide Reconnaisse un ami dans les traits d'un perfide ? Qui ? Toi ? Tu me trahis ? L'ai-je bien entendu ? SERVILIUS. Il est vrai, Manlius. Peut-être je l'ai dû. Peut-être, plus tranquille aurais-tu lieu de croire, Que sans moi tes desseins auraient flétri ta gloire ; Mais enfin les raisons, qui frappent mon esprit, Ne sont pas des raisons à calmer ton dépit, Et je conte pour rien, que Rome favorable Me déclare innocent, quand tu me crois coupable. Je viens donc, par ta main, expier mon forfait. Frappe. De mon destin je meurs trop satisfait ; Puisque ma trahison, qui sauve ma patrie, Te sauve en même temps, et l'honneur, et la vie. MANLIUS. Toi, me sauver la vie ? SERVILIUS.         Et même à tes amis. À signer leur pardon le sénat s'est soumis. Leurs jours sont assurés... MANLIUS.         Et quel aveu, quel titre De leur sort et du mien te rend ici l'arbitre ? Qui t'a dit que pour moi la vie eût tant d'attraits ? Que veux-tu que je puisse en faire désormais ? Pour m'y voir des romains le mépris et la fable ? Pour la perdre peut-être, en un sort misérable, Ou dans une querelle, en signalant ma foi, Pour quelque ami nouveau perfide, comme toi ? Dieux ! Quand de toutes parts ma vive défiance Jusqu'aux moindres périls portait ma prévoyance, Par toi notre dessein devait être détruit, Et par l'indigne objet dont l'amour t'a séduit. Car je n'en doute point, ton crime est son ouvrage, Lâche, indigne romain, qui né pour l'esclavage, Sauves de fiers tyrans soigneux de t'outrager, Et trahis des amis, qui voulaient te venger ! Quel sera contre moi l'éclat de leur colère ? Je leur ai garanti ta foi ferme, et sincère, J'ai ri de leurs soupçons, j'ai retenu leurs bras, Qui t'allaient prévenir, par ton juste trépas. À leur sage conseil que n'ai-je pu me rendre ? Ton sang valait alors qu'on daignât le répandre. Il aurait assuré l'effet de mon dessein : Mais sans fruit maintenant il souillerait ma main, Et trop vil à mes yeux pour laver ton offense, Je laisse à tes remords le soin de ma vengeance. ## SCÈNE V. SERVILIUS, SEUL. Quelle confusion, à ce reproche affreux, Quelle stupidité suspend ici mes voux ! Que résoudre ? Il me fuit, comme un monstre funeste. Irai-je lui montrer encor ce qu'il déteste ? Ô colère trop juste ! ô redoutable voix ! Noms affreux, entendus pour la première fois ! Moi lâche ! Moi perfide ! Et je vivrais encore ? Moi-même autant que lui je me hais, je m'abhorre. Il m'a, contre moi-même, inspiré sa fureur. Allons, ne souffrons pas des noms si pleins d'horreur. De la nuit du tombeau couvrons-en l'infamie ; Et le cherchant, malgré sa colère affermie, Forçons-le de douter, en voyant mes efforts, Qui l'emporte en mon cour du crime, ou du remords. ## SCÈNE VI. Albin, Servilius. ALBIN. Tout est perdu, Seigneur, et dans Rome alarmée, De nos projets trahis la nouvelle est semée. J'en venais à la hâte avertir Manlius, Mais il n'était plus temps. Déjà Valerius Qui, pour plus d'assurance, en ce péril extrême, Des ordres du sénat s'était chargé lui-même, Sans bruit, avec sa suite, entré subitement, L'avait fait arrêter dans son appartement, Et même dans l'instant qu'une noire furie Avait armé son bras, pour s'arracher la vie. On lui laisse, Seigneur, ce palais, pour prison. Sortant du capitole, on doit craindre, dit-on, Que ses amis secrets, armant la populace, N'accablent son escorte, et n'assurent sa grâce. SERVILIUS. Juste ciel ! ALBIN.         De son sort je vais suivre le cours. Vous, sauvez-vous, courez lui chercher du secours, Je vais l'en avertir. SERVILIUS.         Allons nous-même apprendre... Mais Valerius vient. ## SCÈNE VII. Valerius, Servilius. SERVILIUS.         Que me fait-on entendre ? D'où vient que Manlius est par vous arrêté, Seigneur, ai-je payé trop peu sa liberté ? Cette grâce pour tous n'est-elle pas signée ? Le sénat reprend-il sa parole donnée ? VALERIUS. De ses ordres secrets je ne rends pas raison. Il vous importe peu de les connaître, ou non, Puisque pour vous, Seigneur, ils ne sont point à craindre. Sa bonté ne vous laisse aucun droit de vous plaindre. Il vous fait grâce entière, et veut que dans l'oubli Son arrêt contre vous demeure enseveli. Il vous rend tout, il veut de votre illustre zèle, Dans nos fastes, garder la mémoire immortelle. C'est ce que, de sa part, je viens vous déclarer : Et pour moi-même aussi, je viens vous assurer, Qu'avec vous renouant une amitié sincère, Je rends grâces aux dieux, dont le soin salutaire A fait de votre hymen, contraire à mes desseins, Le principe secret du salut des romains. SERVILIUS. Et moi, c'est ce qu'ici mon âme désavoue. Je déteste à jamais ce sénat qui me loue. Je lui rends ses faveurs, qu'il m'accorde à moitié. Je vous rends à vous-même une vaine amitié. J'en fais, et mon malheur, et mon ignominie, À Manlius trahi, s'il en coûte la vie. Mon dessein n'était pas, en trahissant le sien, Ni de vendre son sang, ni d'épargner le mien. Pour son propre intérêt, j'ai pris ce soin du vôtre, Et ma pitié voulait vous sauver l'un de l'autre. Quoi ? De ma trahison, dont le remords me suit, N'aurais-je que la honte ? Auriez-vous tout le fruit ? Perdrais-je tout moi seul, en sauvant tout l'empire ? VALERIUS. Je vous ai déjà dit ce que je pouvais dire : Mais retenez, Seigneur, cet injuste transport. Nous allons au sénat décider de son sort, Et soit qu'on le condamne, ou bien qu'on lui pardonne, Croyez-moi, désormais la gloire vous ordonne De quitter sa querelle, ainsi que ses projets, Et du bonheur public faire tous vos souhaits. Le temps me presse. Adieu. ## SCÈNE VIII. SERVILIUS, SEUL.         Dans quelle inquiétude De ce discours obscur me met l'incertitude ! Le sénat voudrait-il... mais en peux-tu douter ? Sur ce qu'on voit de toi, te doit-on respecter ? Tu trompes tes amis, tes ennemis te trompent, Et toi-même as rompu les mêmes nouds, qu'ils rompent. Ainsi donc Manlius m'imputant son trépas, Je verrais... mais du moins ne l'abandonnons pas. Pour défendre ses jours, souffrons encor la vie ; Et soit que le succès seconde mon envie, Soit qu'il trompe me soins, après son sort réglé, Expirons aussitôt à ma gloire immolé Sur tout dans le tombeau n'emportons pas sa haine, Et tâchons... mais voici d'où naît toute ma peine. ## SCÈNE IX. Servilius, Valérie. VALÉRIE. Seigneur, j'ai vu mon père, et ne puis expliquer Les bontés, qu'en deux mots il m'a fait remarquer. Mais, pressé par le temps, il m'a soudain laissée, Pour vous chercher, dit-il, dans la même pensée, Et sans doute... Ah ! Seigneur, ne jetez point sur moi Ces sévères regards, qui me glacent d'effroi. Quel trouble est dans vos yeux ? Quelle horreur Imprévue... SERVILIUS.         Oses-tu bien encor te montrer à ma vue ? Ne vois-tu pas ici le péril que tu cours ? VALÉRIE. Quoi donc ? SERVILIUS.         Où m'ont réduit tes funestes discours ? Où Manlius est-il ? Qu'en as-tu fait, perfide ? Tu trembles vainement du courroux qui me guide. Avant ta trahison, il y fallait songer. Dans les derniers malheurs tu viens de le plonger. Arrêté, menacé, comblé d'ignominie, Son espoir le plus doux est de perdre la vie. De sa haine à jamais tu m'as rendu l'objet : Mais enfin, quand je suis entré dans son projet, De la foi de tous deux je t'ai faite l'otage, Et de sa sûreté ta vie était le gage. Tu l'as trahi, tes soins pour Rome ont réussi. Que tarde ma fureur de le venger aussi ? VALÉRIE. Hé bien ? Pourquoi, Seigneur, ces transports, ces injures ? S'il ne faut que mon sang, pour calmer ces murmures, Vous l'ai-je refusé ? N'est-il pas tout à vous ? Je puis souffrir la mort, mais non votre courroux. Immolez, sans fureur, une tendre victime. Que ce soit seulement un effort magnanime. En me perçant le cour, ne me haïssez pas. Plaignez-le au moins, ce cour, qui jusques au trépas Vous aima, ne périt par votre main sévère, Que pour avoir sauvé ma patrie, et mon père. SERVILIUS. Moi, te percer le cour ? Ah ! Rends-moi donc le mien Tel que je te l'offris, pour mériter le tien, Fidèle à ses serments, généreux, intrépide. Tu n'en as fait hélas ! Qu'un lâche, qu'un perfide, Et quoique lui conseille un si juste courroux, Lui-même il est l'asile, où tu brave mes coups. Que dis-je ? En ce moment, les dieux, sur ton visage, Ont imprimé leurs traits, que respecte ma rage, Ou des romains, par toi conservés en ce jour, Le démon tutélaire est le tien à son tour. Hé bien c'est donc à toi qu'il faut que je m'adresse. Par tout ce que pour toi mon cour sent de tendresse, Par tes yeux, par tes pleurs, dont le pouvoir charmant Sait si bien dérober le crime au châtiment, En faveur d'un ami, montre encor ta puissance ; Et tandis que je vais parler en sa défense, Avant que le sénat ait pu rien arrêter, À ton père cruel va, cours te présenter. Tombe, pleure à ses pieds. Fais à ce cour rebelle Sentir pour nos malheurs une pitié nouvelle. Que par lui du sénat s'apaise le courroux. Qu'enfin Manlius vive, ou nous périrons tous. # ACTE V. ## SCÈNE I. Manlius, Albin. ALBIN. Oui, j'ai tout craint pour vous, Seigneur, je le confesse, Quand j'ai vu le sénat, tenant mal sa promesse, Se réserver le droit, en pardonnant à tous, De décider du sort de Rutile, et de vous. Je craignais de vous voir seul, en proie à sa haine, Pour Rutile échappé, porter toute la peine : Mais puisque de ce soin moins prompt à se charger, Il remet aux tribuns le droit de vous juger, Il fait voir que sur vous ne sachant que résoudre, N'osant vous condamner, honteux de vous absoudre, Sa crainte, vous livrant à des juges plus doux, Doit les encourager à tromper son courroux. C'est à Servilius que cette grâce est due : Car enfin, puisqu'ici vous souhaitez sa vue, J'ose vous en parler, et loin d'être offensé... MANLIUS. Ô dieux ! À le haïr faut-il qu'il m'ait forcé ? ALBIN. Quoi ? Parlez-vous encor de haine, et de colère, Après tout ce qu'a fait son repentir sincère ? Vous le voyez. Quel autre, osant parler pour vous, D'un sénat tout-puissant craint si peu le courroux ? Tandis que tout le peuple effrayé des supplices, Où vos projets connus exposaient vos complices, Se détachant de vous, croit, par cet abandon, Prouver son innocence, ou payer son pardon, Tandis que tout se tait, jusqu'à vos propres frères, C'est lui qui, s'opposant aux sénateurs sévères, A produit, à leurs yeux, quatre cens citoyens, De l'horreur des prisons rachetés de vos biens, Tant d'autres par vos mains sauvés dans les batailles, Tant d'honneurs remportés en forçant des murailles, Dix couronnes, le prix de dix combats fameux, Et votre sang versé cent et cent fois pour eux. Sur tout quelle chaleur animait son courage ! Quelle rougeur subite a couvert leur visage, Quand montrant à leurs yeux, témoins de vos exploits, Ce mont, d'où votre bras foudroya les gaulois, De nos dieux, dont alors vous fûtes la défense, Sa voix, sur ces ingrats, attestait la vengeance ! MANLIUS. Vain remède à mes maux ! Inutile secours ! Quand son zèle, et ses soins auraient sauvé mes jours, Peut-il de mes desseins rétablir l'espérance ? Et puis-je aimer la vie, en perdant ma vengeance ? Toutefois que me sert de cacher à ta foi Un penchant, qui vers lui m'entraîne malgré moi ? Oui, je te fais l'aveu de ma honte secrète, Pour un perfide ami ma haine m'inquiète, M'embarrasse, et tandis que ferme, indifférent, Je vois, pour me sauver, tout ce qu'il entreprend, En dédaignant ses soins, mon cour y trouve un charme, Qui malgré son dépit, le touche, et le désarme. Non qu'enfin de ma gloire aujourd'hui peu jaloux, Sans rien vouloir de plus, j'apaise mon courroux, Je prétends... mais il vient. Sors, Albin, et me laisse À ses regards du moins dérober ma faiblesse. ## SCÈNE II. Manlius, Servilius. MANLIUS. Enfin, tu prétends donc, dans mon cour confondu Triompher, malgré moi, d'un courroux qui t'est dû. Je vois ton repentir, animant ton audace, Opposer mille efforts au sort qui me menace : Mais, sans que du succès tu puisses t'assurer, Après m'avoir trahi, c'est me déshonorer. Il semble à mes tyrans, que tremblant pour ma vie, Dans tes soins mendiés c'est moi qui m'humilie. Ton zèle mal conçu m'expose à leurs mépris, Et de mon amitié tu connais mal le prix. Si sa perte à ce point t'inquiète et t'afflige, Tous tes efforts sont vains, sans un prix que j'exige, Mais tel, qu'il peut lui seul me mieux prouver ta foi, Que tout ce que ton zèle osa jamais pour moi. Pourrai-je cette fois conter sur ton courage ? VALERIUS. De ce doute, à tes yeux, j'ai mérité l'outrage. Mais sans vouloir en vain m'expliquer là-dessus, Ni faire des serments, que tu ne croirais plus, Si j'ai peu fait encor, pour laver cette injure, Songe bien seulement, après un tel parjure Qu'en un cour généreux, de remords combattu, La honte de sa chute affermit sa vertu. MANLIUS. Hé bien écoute donc. Tu sais contre ma vie Combien est animé le sénat en furie, Lié par le pardon qu'il t'a signé pour moi, Il sait, et me poursuivre, et te garder la foi ; Il me livre aux tribuns et de ma mort certaine Sur eux, par cette adresse, il rejette la haine. Dévoués à ses lois, de ma gloire jaloux, C'est sa main contre moi qui conduira leurs coups. Ils ne prononceront que ce qu'il leur inspire, Et le peuple soumis n'osera les dédire. Enfin qu'espères-tu de tes soins pour mes jours ? Crois-tu que le sénat séduit par tes discours, Après ce que deux fois a tenté ma furie, Soit assez imprudent, pour me laisser la vie ? Non, non, Servilius, mon trépas est certain. Et quelle honte à moi ! Quelle rage en mon sein, De voir mes ennemis, au gré de leur caprice, Disposer de mon sort, et choisir mon supplice ! Verras-tu ton ami terminer à tes yeux, Par une main infâme, un sort si glorieux ? Enfin d'un tel trépas l'infamie assurée, C'est toi, Servilius, qui me l'as procurée. Je dois de cet affront être sauvé par toi. Observé, désarmé je ne puis rien pour moi. Mes gardes en entrant t'ont désarmé toi-même : Mais il faut pour tromper leur vigilance extrême... SERVILIUS. Je t'entends. Mais on vient. ## SCÈNE III. Manlius, Servilius, Albin. ALBIN.         Un tribun empressé Vient vous entretenir sur ce qui s'est passé. Vous l'allez voir, Seigneur. Il monte au capitole. MANLIUS. Lorsque tout est connu, que sert ce soin frivole ? Tu vois bien qu'il est temps de prendre ton parti, Profitons des moments, quand il sera parti. Crois que, sans cet effort, tout l'éclat de ton zèle, N'est plus, pour Manlius, qu'une injure nouvelle. SERVILIUS. Va, je te servirai, par-delà tes souhaits. ## SCÈNE IV. SERVILIUS, SEUL. Oui, c'en est fait, il faut effacer pour jamais Le reproche odieux, dont ma gloire est flétrie ; Il faut que l'avenir... mais je vois Valérie, Armons-nous à ses yeux d'un cour ferme, et constant, Voici pour mon amour le plus affreux instant. ## SCÈNE V. Valérie, Servilius. VALÉRIE. Je vais voir éclater, sur moi, votre colère : Mais la plus prompte mort me sera la plus chère, Et je viens me livrer à vos justes transports, Près d'un père endurci, j'ai fait de vains efforts. Mes pleurs... SERVILIUS.         Je le savais ; mais enfin, Valérie, De mes ressentiments ne craint plus la furie. J'ai fléchi Manlius, mon crime était le tien, Et tu dois partager le pardon que j'obtiens. Je rends grâce aux efforts que, sur le cour d'un père, Pour sauver cet ami, ton zèle vient de faire, Daigne excuser aussi l'éclat de mes fureurs. Tu le vois, le destin a pouvoir sur les cours. Il sait, des plus unis troublant l'intelligence, Leur faire, quand il veut, sentir leur dépendance. Mais de tes pleurs enfin, retiens ici le cours, D'une âme raffermie, écoute mon discours. Montre un courage ici digne de ta naissance. VALÉRIE. Je vous obéirai, s'il est en ma puissance. Parlez. SERVILIUS.         Ressouviens-toi de ce malheureux jour, Où la haine des dieux alluma notre amour. VALÉRIE. Malheureux ! Juste ciel ! SERVILIUS.         Quoi ? Déjà ton courage... ? VALÉRIE. Et puis-je avec constance écouter ce langage ? Ainsi ce jour, témoin de ma félicité, Est un jour malheureux, et par vous détesté ? Que votre amour, Seigneur, dans ses transports sincères, S'en souvenait hélas ! Sous des noms bien contraires ! SERVILIUS. Cet amour insensé ne regardait que soi Il ne prévoyait pas les malheurs que sur toi, Déploieraient les destins, depuis ce jour sinistre, Et qu'il devait lui-même en être le ministre, Qu'il te ferait quitter un sort tranquille, heureux, Pour attacher tes jours à mon sort rigoureux ; Que par lui, que pour lui, tu te verrais réduite Aux affronts de l'exil, aux travaux de la fuite, Et qu'enfin aujourd'hui des transports inhumains, Contre ton propre sang, exciteraient mes mains. VALÉRIE. Ciel ! Où tend ce discours ? Pourquoi dans ma pensée Rappeler vainement cette image effacée ? SERVILIUS. D'un malheureux ami tu comprends le danger, Le conseil des tribuns est prêt à le juger Je vais, aux yeux de tous, y prendre sa défense. Mais si l'événement trompe mon espérance, C'est à toi, Valérie, après tant de travaux, À perdre, sans regret, l'auteur de tous tes maux. Adieu. ## SCÈNE VI. VALÉRIE, SEULE.         Que me dit-il ? Quel nouveau coup de foudre À quel parti cruel prétend-il me résoudre ? Moi ? Que je me prépare à le perdre en ce jour, Quand tout semble assurer son cour à mon amour ? Et que veut-il enfin ? Rompre mon hyménée ? Me fuir ? Ou par ses mains trancher sa destinée ? Que deviendrai-je ? Ô dieux ! Quel que soit son dessein, En vain je le voudrais arracher de son sein, À mes yeux étonnés, quel calme redoutable Marquait sur son visage une âme inébranlable, Sous un prétexte vain à sortir de ce lieu, Ne m'aurait-il point dit un éternel adieu ? Ah ciel ! S'il était vrai ! S'il fallait que mon âme... Courons m'en éclaircir. ## SCÈNE VII. Valérie, Tullie. VALÉRIE.     Ah ! Viens, suis-moi. TULLIE.         Madame, Des gardes sont ici chargés, par votre époux, De retenir vos pas, et de veiller sur vous, C'est l'ordre qu'il donnait lui-même, en ma présence, Quand Albin est venu lui dire en diligence, Que son maître, en partant, souhaitait lui parler. VALÉRIE. Ô ciel ! Que m'apprends-tu ? Que j'ai lieu de trembler ! Sait-on si son arrêt... TULLIE.         On n'a pu m'en instruire. Déjà l'un des tribuns chargé de le conduire, Montant au capitole, aurait laissé juger Qu'il ne venait ici que pour l'interroger, Il craignait que du peuple une troupe avertie, Pour sauver Manlius, n'attendît sa sortie. Cependant sur la route on plaçait des soldats, Et d'autres sont bientôt arrivés sur ses pas, Qui, sur l'heure formant une nombreuse escorte, Conduisent aux tribuns Manlius à main forte. Servilius d'abord éperdu, furieux, Par un départ soudain, se dérobe à mes yeux, Et sans doute, Madame, il court en leur présence D'un ami hautement embrasser la défense. VALÉRIE. En partant de ces lieux, lui-même il me l'a dit : Mais que deviendra-t-il, si Manlius périt ? Je frémis d'y penser, et cependant captive J'attendrais... Non Tullie, il faut que je le suive, Il faut en ce palais, les flammes à la main, M'allumer un bûcher, ou m'ouvrir un chemin. Mais j'aperçois Albin, quel est son trouble extrême ? ## SCÈNE VIII. Albin, Valérie, Tullie. VALÉRIE. Albin, où courez-vous ? ALBIN.         Je l'ignore moi-même. Et dans l'égarement d'un aveugle transport... VALÉRIE. Vient-on de condamner Manlius à la mort ? Servilius... Parlez, expliquez-vous, sans feinte. Vous ne me direz rien que ne m'ait dit ma crainte. ALBIN. Hélas ! Je prétendais, par d'inutiles soins, Vous cacher un malheur, dont tant d'yeux sont témoins Apprenez, apprenez, par ce récit fidèle, L'effort d'une vertu magnanime et cruelle. À pas précipités l'ardent Servilius Non loin de ce palais, avait joint Manlius, Vers cet endroit fameux, témoin de la victoire, Qui sur le capitole a fait briller sa gloire, Et qui voit maintenant, à la face des dieux, Leur défenseur chargé de fers injurieux. Votre époux indigné, frémit de cet outrage : Mais le fier Manlius, maître de son visage, À ceux qui l'escortaient s'adresse en cet instant. Il leur dit qu'il savait un secret important, Que pour en informer le sénat et l'empire, À Servilius seul il désirait le dire. On s'éloigne d'abord, on n'est point alarmé De laisser avec lui son ami désarmé. Moi seul, resté près d'eux, j'entends tout, et j'admire Ce qu'un ferme courage à Manlius inspire. C'en est fait, disait-il, et tu n'en doutes pas. Mes juges ont signé l'arrêt de mon trépas, J'en ai l'avis certain. Si mon malheur te touche, Épargne-moi l'affront de l'ouïr de leur bouche, Et du poids de mes fers soulageant l'embarras, Vers ce bord que tu vois précipite mes pas. Laissons à Rome au moins cette tache éternelle, De m'avoir vu périr où j'ai vaincu pour elle. Oui, répond votre époux, c'est par ce juste effort Qu'il faut te dérober aux horreurs de ton sort : Mais ce n'est pas assez de sauver ta mémoire De cet affront cruel, que m'impute ta gloire. Je veux, en t'imitant, te venger aujourd'hui. Sur le bord aussitôt il l'entraîne avec lui. On s'écrie, on y court. Mais ce soin est frivole. Tous deux précipités au pied du capitole, Ils meurent embrassés, tristes objets d'horreur, Où l'on voit l'amitié consacrer la fureur. VALÉRIE. Hé bien ? C'en est donc fait, ô fortune inhumaine ? Et je serais encor le jouet de ta haine ? Mais contre les rigueurs, que tu m'as fait prévoir, J'ai su secrètement armer mon désespoir, Et je vais, malgré toi, par ce coup favorable Finir tous tes projets contre une misérable. Elle se poignarde. TULLIE. Grands dieux ! Quelle fureur... VALÉRIE.         Ne me plains point, je vais À ce que j'ai perdu me rejoindre à jamais.