--- identifier: legouve_laurenceorzano creator: Legouvé Gabriel. date: (inc title: Laurence et orzano. , tragédie. --- LAURENCE ET ORZANO TRAGÉDIE EN CINQ ACTES ET EN VERS. 1784 # . Les trois premiers actes se passent sous un vaste péristyle qui touche aux palais de Ziani et de Gradonigue; le quatrième acte, dans un endroit écarté de Venise ; et le cinquième, dans le palais de Ziani. # PERSONNAGES. – ZIANI, doge. – GRADONIGUE, sénateur. – LAURENCE, fille de Gradonigue. – ORZANO, jeune héros. – QUIRINI, amant de Laurence. – MONTANO, membre du Conseil des Dix. – LUCILE, confidente de Laurence. – UN VIEILLARD. – UN MESSAGER. – UN AGENT DU CONSEIL DES DIX. – SOLDATS. – GARDES DU SÉNAT.La scène est à Venise. # ACTE I. ## SCÈNE PREMIÈRE. Gradonigue, Ziani. ZIANI. Oui, de Venise enfin la gloire est affermie, Gradonigue ; longtemps cette altière ennemie, Gênes, de l'Archipel nous disputant l'accès, Crut aux bords de l'Asie arrêter nos succès ; Mais sa flotte, par nous surprise et renversée, A vu de son espoir l'insolence abaissée. C'est ce jeune Orzano, ce fils heureux du Sort, Ce superbe étranger qui, du sang dont il sort, Couvrant l'obscurité par sa rare vaillance, Doit tout à la victoire, et rien à la naissance ; C'est lui, de qui le bras, par des exploits nouveaux, Des Génois abattus a fait fuir les vaisseaux, De l'Archipel soumis nous a reconquis l'onde ; Et rouvert cette source, où de l'Inde féconde Nous pourrons, sans danger, puiser tous les trésors Qui, versés dans l'Europe, enrichissent nos bords. Le Sénat veut soudain que cette ville apprête Sur la mer, qui l'arrose, une pompeuse fête, En l'honneur des travaux pour sa gloire entrepris ; Mais ce brillant tribut est le plus faible prix Que sa main généreuse à ce vainqueur dispense ; Il lui laisse le choix d'une autre récompense ; Et, quoi qu'enfin sa voix lui veuille demander, D'avance, s'il le peut, il prétend l'accorder. Nous ignorons encor ce qu'Orzano désire. Dans une heure, a-t-il dit, il doit nous en instruire ; Mais il m'a demandé, pour expliquer ses voeux, Que vous fussiez, Seigneur, présent à ses aveux Un tel souhait répond à notre impatience. Dans le conseil des Dix, par notre confiance, Placé depuis un mois, ces devoirs importants. Sans doute, chaque jour, occupent vos instants ; Mais, fils du magistrat qui, contre la licence, Du Sénat par ses lois affermit la puissance, Et vous-même, aux combats par la gloire illustré, Vous êtes de nos coeurs doublement désiré. Venez donc : votre aspect, que ce vainqueur implore, Rendra cet appareil plus imposant encore. GRADONIGUE. Il est vrai, Ziani ; l'emploi qui m'est commis Pour surveiller de près les complots ennemis, Demande mes instants ; et ma fille, livrée À des maux dont la cause est encore ignorée, Ne m'occupe pas moins par ses sombres douleurs, Et m'arrête souvent pour essuyer ses pleurs. Mais aux voeux d'Orzano je me plais à souscrire ; Je craindrais d'affliger un héros que j'admire ; Et j'aurai quelque joie, en un jour aussi grand, À concourir moi-même aux honneurs qu'on lui rend. ZIANI. Ah ! Si de ce guerrier l'éclat vous intéresse, Combien je dois sentir une plus grande ivresse, Moi qui, devant ses pas, eus le bonheur d'ouvrir Le chemin de la gloire, où l'on le voit courir ! Je n'oublierai jamais avec quel avantage, Sur ces bords, qu'à nos lois asservit mon courage, Ce jeune homme inconnu, sorti du fond des bois, Me demanda l'honneur de suivre nos exploits. Frappé de sa valeur, que relevait encore La grâce et la beauté dont l'éclat le décore, Je l'admis, avec joie, au rang de mes soldats. Quels généreux efforts signalèrent son bras ! Terrible, impétueux, et semant les alarmes, Tout pliait sous ses coups, tout cédait à ses armes ; Il remplit tout mon camp du feu de son grand coeur, Et l'étranger défait vit en moi son vainqueur. Je devins d'Orzano le soutien et le père ; Des honneurs devant lui j'aplanis la carrière. Je le fis envoyer contre les fiers Génois. Il a bien du Sénat justifié le choix ! Venise, sur les mers, par lui reprend sou lustre ; Et je jouis de voir que, dans ce jour illustre, Où tombe des Génois l'orgueil humilié, J'ai servi mou pays en servant l'amitié. Mais je rentre au Sénat. GRADONIGUE.         J'aurai soin de m'y rendre. ZIANI. Il suffit : de ma bouche Orzano va l'apprendre. ## SCÈNE II. Gradonigue, Montano. GRADONIGUE. Dans le Conseil des Dix élevé comme moi, Sentinelle assidu de l'ordre et de la loi, Montano, vous savez tout ce que nous impose La fête que Venise à nos regards dispose. Il faut que le pouvoir, sagement ombrageux, D'un oeil plus vigilant suive, observe ces jeux, Où la confusion, trop favorable aux brigues, Des sombres factieux peut servir les intrigues. Il est encor des coeurs, dans le trouble nourris, Du parti de Thyepole indociles débris, Qui, voulant ramener les temps de la licence, Du sénat, en secret, menacent la puissance. Peut-être dès longtemps sachant se concerter, Ils attendent enfin ce jour pour éclater ; De vos obscurs agents la surveillance active Doit donc être, en ce jour, encor plus attentive. Des étrangers, souvent aux factieux liés, Que les pas, les discours, soient surtout épiés ; Mais que toujours muet, ce ressort se déploie Sans troubler les plaisirs, sans effrayer la joie : À tous ceux que la fête en nos murs réunit, Dérobons l'oeil qui veille, et le bras qui punit. MONTANO. Mes soins sauront toujours seconder votre zéle. Mais qui peut vous donner cette crainte nouvelle ? Vous sied-il de penser que ce faible parti, Par votre père et vous jadis anéanti, Contre nos lois encore ose rien entreprendre ; Et, si longtemps éteint, renaisse de sa cendre ? Thyepole est mort sous vous : de ses amis vaincus Les lois firent périr ceux qu'on craignait le plus. De ses nombreux soldats la moitié fut bannie ; Et l'autre, sur nos bords tremblant d'être punie, Sans soutien et sans chef, qui l'osât rallier, Travaille seulement à se faire oublier. Ne redoutez donc pas qu'impatient d'enfreindre... GRADONIGUE. Seigneur, pour la patrie on ne saurait trop craindre. Souvent dans ce climat, ami du changement, Une étincelle allume un grand embrasement. Prévenons ce danger par plus de vigilance : Enfin dans cet État règne la défiance. Nos lois, des factieux craignant la trahison, A côté du pouvoir ont assis la soupçon. Par-là, dans ce séjour, la paix reste établie ; Par là nous évitons les maux de l'Italie. Quand les divisions déchirent ses cités, Parmi tous ces États, autour d'elle agités, Venise garde seule une immobile tête, Comme le roc, tranquille au sein de la tempête. Sachons donc maintenir ce qui nous rend heureux. MONTANO. Gradonigue, il suffit ; je remplirai vos voeux. Mais Laurence paraît ; je vous laisse avec elle. ## SCÈNE III. Gradonigue, Laurence. GRADONIGUE. Quoi ! Tu m'offres encor ta douleur éternelle ! Ah ! Depuis dix-huit ans soigneux de la nourrir, Ton coeur n'est-il donc pas fatigué de souffrir ? Ma fille, je saurai, puisque tu veux les taire, De tes chagrins secrets respecter le mystère ; Mais ne puis-je espérer que mes soins, mes discours, Plus forts que ces chagrins, en suspendront le cours ? Ah ! Joignant à l'éclat du sang qui t'a formée, Le don d'une beauté justement renommée, Et qui, trompant toujours la douleur et le temps, Offre dans son été les fleurs de son printemps ; Par d'illustres amants sans cesse recherchée, Peux-tu perdre à gémir ta jeunesse cachée ? Peux-tu donc à ton sort toi-même résister ? Eh ! Ma fille, au bonheur tout semblait t'inviter ! LAURENCE. Au bonheur ! Moi ?... Jamais !... GRADONIGUE.         Que ton état me touche ! Si je ne craignais pas un refus de ta bouche, Je te dirais encor qu'à l'hymen que tu fuis, Tu devrais demander la fin de tes ennuis. Dans ses noeuds, à tes maux, tu trouverais des charmes : Un époux, un enfant, ont séché bien des larmes ! LAURENCE, EN PLEURANT. Un époux ! GRADONIGUE.         À ce mot je vois tes pleurs couler ; N'en parlons plus... je dois surtout te consoler. Tu viens de perdre, hélas ! ta respectable mère, Dont l'amour soulageait le poids de ta misère. Ce devoir, par sa mort, est devenu le mien ; Et mon coeur, tout à toi, veut te rendre le sien. LAURENCE. Mon père !... GRADONIGUE.         Que ne sais-je, ô ma chère Laurence, Ce qui pourrait calmer ta secrète souffrance ! Ma tendresse... ## SCÈNE IV. Gradonigue, Laurence, Un Messager. LE MESSAGER.         Au sénat Orzano vient d'entrer ; Le doge m'a chargé.... GRADONIGUE.         J'y cours sans différer. À Laurence. Sans doute d'Orzano tu connais la victoire. LAURENCE. Oui... Quel guerrier jamais mérita mieux sa gloire ? GRADONIGUE. Je cours être au Sénat témoin de ses honneurs, Et je reviens bientôt partager tes douleurs. ## SCÈNE V. LAURENCE. Il est donc vrai ! Vainqueur près des mers du Bosphore, Orzano dans ces lieux revient plus grand encore ! D'où vient que cet avis a redoublé mes maux ? Pourquoi donc redouter l'aspect de ce héros ? Hélas ! Dans son absence, à mes longues alarmes, Souvent son souvenir apporta quelques charmes, Et son retour fatal, que malgré moi je crains, Rend mon âme troublée à ses sombres chagrins. Quel est ce sentiment dont je suis inquiète ? Je n'en puis démêler l'impression secrète : Est-ce amour ? Est-ce estime ? Est-ce un simple intérêt ? Ah ! Quel qu'il soit, fuyons son dangereux attrait ; Évitons un penchant dont mon âme est lassée : C'est à des droits plus saints qu'appartient ma pensée. Je me dois.... Ah ! Lucile ! ## SCÈNE VI. Laurence, Lucile. LUCILE.         Eh quoi ! Vous gémissiez ! Vos yeux de pleurs encor me paraissent noyés. LAURENCE. Plains-moi. Je crois aimer. LUCILE.         Qu'entends-je ! vous, Laurence ? Vous qui, toujours vantant la froide indifférence, À l'amour, à l'hymen préfériez votre ennui ! Quel est l'heureux mortel qui vous charme aujourd'hui ? LAURENCE. C'est ce jeune vainqueur que célèbre Venise. LUCILE. Orzano !... C'est un choix que l'honneur autorise ; Pourquoi donc dans vos yeux ai-je surpris des pleurs ? LAURENCE. L'amour serait pour moi le plus grand des malheurs ! Ah ! Si tu connaissais le secret de ma vie ! LUCILE. Par vos bienfaits naguère à vos lois asservie, J'ai vu vos pleurs, j'ai craint de les interroger ; Si ce coeur dans le mien voulait se soulager, Il trouverait les soins d'un dévouement sincère. LAURENCE. Nul n'a su mes malheurs, hors le ciel et ma mère ! J'ai craint que dans nos murs mon aveu répété, N'allât porter ma honte à mon père irrité. Mais il faut que j'épanche un secret qui m'oppresse. LUCILE. Parlez, ne craignez rien. LAURENCE.         Connais donc ma faiblesse ; Connais ce que mon coeur ne peut plus renfermer, Lucile ; et juge enfin s'il m'appartient d'aimer. Je suis mère. LUCILE.     Ciel ! Vous ! LAURENCE.         J'entrais dans la jeunesse, Quand Quirini m'aima, m'inspira sa tendresse ; Il demanda ma main. Dans de lointains climats, Mon père, en ce moment, commandait nos soldats ; Ma mère n'osa point céder en son absence. Mais croyant que, fameux par ses biens, sa naissance, Sans blesser mes parents, le jeune Quirini Pouvait, à mes destins, espérer d'être uni, Sa facile bonté, jusqu'au retour d'un père, Nous laissa nous aimer, et nous voir sans mystère. Notre amour s'en accrut ; et, bientôt indiscret, Entraîna ma faiblesse en un lien secret. Cette erreur nous perdit. Mon aïeul Gradonigue, Voulant aux factions opposer une digue, Sut, par un changement dans nos lois apporté, Sur une base ferme asseoir l'autorité. Un parti trop nombreux en prit soudain ombrage. Thyepole, un de leurs chefs, excita leur courage. Le brave Quirini, père de mon amant, Unit à leurs fureurs son fier ressentiment, Et, quand d'un doux espoir je savourais les charmes, Avec les mécontents tous deux prirent les armes. LUCILE. J'entends ; fidèle au sang dont il était sorti, Quirini de son père embrassa le parti. LAURENCE. Il remplit son devoir dans ce moment terrible. Mais que devins-je, hélas ! À cette image horrible ; Quand je vis divisés, pour des droits différents, Mon amant d'un côté, de l'autre mes parents, Et que, d'un tel destin malheureuse victime, Je n'osai faire un voeu, de peur de faire un crime ! On combattit longtemps ; le sort sembla douter : Même, un instant, Thyepole espéra l'emporter ; Quand tout-à-coup parut, au milieu du carnage, Mon père, qui, vainqueur sur un autre rivage, Dans nos climats alors ramenait ses soldats. Le danger de Venise avait hâté ses pas : Il court ; avec les siens il fond dans la mêlée. De Thyepole à ce choc fuit la troupe ébranlée ; Thyepole tombe mort ; de mille coups frappé, Quirini reste aux mains qui l'ont enveloppé. Mon amant, par la fuite, échappe à leur colère. Mais quel coup pour son coeur !... Le lendemain son père Sous le glaive des lois vit terminer son sort ; S'il n'avait fui, lui-même il recevait la mort ; Sa sentence, à grands cris, fut partout prononcée. Sous tant d'assauts divers j expirais, oppressée ; Lorsqu'à l'heure ou tout dort, mais où veille l'amour. Un billet m'appela dans un secret séjour. J'y courus, quand la nuit eut fait place à l'aurore, Je l'y trouve, il approche,... et plus épris encore ; « Chère épouse, dit-il, abjurons tout espoir ; Avant de m'exiler j'ai voulu vous revoir. » À ces mots, il se tut, et me couvrit de larmes. Il fixa tour-à-tour et Laurence et ses armes ; Son oeil était troublé, son maintien menaçant ; Dans sa bouche expirait le plus sinistre accent ; De ses derniers adieux je fus épouvantée. À peine il disparaît à ma vue attristée, J'entends le long soupir d'une mourante voix ; Je m'élance à ce bruit... ô coup affreux !... Je vois Ce malheureux époux, percé de son épée, Étendu dans son sang, dont la terre est trempée. Je tombe à ses côtés, je le prends dans mes bras ; Je crois, par mes transports, arrêter son trépas : « Cesse, dit-il, je touche à mon heure suprême ; Adieu : pouvais-je vivre en perdant ce que j'aime ? » Il mourut ! Un grand bruit fit retentir ces lieux. Craignant d'être surprise en ce désordre affreux, Je partis, et courus porter dans mon asile, Mon effroi, ma douleur, et ma flamme inutile ; Et ce tableau sanglant, cette scène d'horreur, Qui, tout entière encore, est au fond de mon coeur. LUCILE. Je frémis, comme vous, à cette horrible histoire ; Peut-être son trépas compromit votre gloire : Ce corps tout sanglant... LAURENCE.         Non ; depuis ce jour d'effroi, Lucile, sur son sort tout se tut devant moi ; J'ignore même enfin où l'on cacha ses restes ; Mais j'étais réservée à des coups plus funestes. Bientôt je m'aperçus, qu'en mon sein douloureux, Vivait de mon hymen un gage malheureux. Quel parti prendre, ô ciel ! Et comment le soustraire Aux regards de Venise, au courroux de mon père ? J'en instruisis ma mère, et lui portai mes pleurs. D'un regard indulgent elle vit mes douleurs. Son adroite bonté sut couvrir ma faiblesse ; Et, sous le voile heureux que m'offrit sa tendresse, Naquit, Lucile, un fils qui, voyant la clarté, Par Zéno, dans l'Istrie, en secret fut porté. Là, depuis dix-sept ans, sous ses yeux il respire, Sans qu'une mère ait pu le voir et lui sourire. Ai-je même l'espoir de l'embrasser un jour ? Tu vois tous les chagrins que je dois à l'amour. Tremblante sur un fils, qui vit loin de ma vue, Regrettant d'un époux la perte inattendue, Rappelant du passé les tableaux douloureux, De tout engagement j'appris à fuir les noeuds. Juge quel est l'effroi qui doit naître en mon âme, Quand je crois que l'amour y rallume sa flamme, Quand je crains que ce feu, qui causa tous mes maux, N'expose ma faiblesse à des tourments nouveaux. Victime de mon coeur, pourrais-je aimer encore ? LUCILE. Il est vrai ; ce guerrier, qu'un triomphe décore M'a, depuis quelque temps, semblé vous occuper ; Sa grâce, sa valeur paraissaient vous frapper ; Vous aimiez à vanter sa jeunesse et sa gloire ; Vos discours m'ont souvent présagé sa victoire ; Et, dans ces entretiens où nous parlions de lui, J'ai cru vous voir, Madame, oublier votre ennui. LAURENCE. Éloigne ce tableau... Déjà si malheureuse, Que puis-je attendre encor d'une ardeur dangereuse ? Connaissai-je Orzano ? L'aurai-je su toucher ? Sa jeunesse, son nom peut-il nous rapprocher ? De l'orgueil à Venise on connaît la puissance ; Mon père prendrait-il un gendre sans naissance ? Non, chassons ce penchant ; oublions ce vainqueur ; Ah ! Ce n'est qu'à mon fils à régner sur mon coeur ! Ne m'entretiens jamais que du fils que j'adore. LUCILE. On marche vers ces lieux. LAURENCE.         Viens m'en parler encore. Oui, d'un autre intérêt me sauvant les tourments, Que la nature seule ait tous mes sentiments. Que vois-je ? C'est mon père... Éloigne-toi, Lucile. ## SCÈNE VII. Laurence, Gradonigue. LAURENCE. Mon père, votre front me semble moins tranquille ! Qu'avez-vous ? GRADONIGUE.         Ah ! Je crains d'augmenter tes ennuis. LAURENCE. Expliquez-vous. GRADONIGUE.         Ma fille, aimes-tu ton pays ? LAURENCE. Peut-on ne pas aimer le lieu qui nous vit naître ? GRADONIGUE. Il demande un effort trop pénible peut-être. LAURENCE. Quel est donc cet effort qu'il exige de moi ? GRADONIGUE. De vaincre tes froideurs, et d'engager ta foi. LAURENCE. Eh ! Qu'importe à Venise ? GRADONIGUE.         Écoute-moi, Laurence. Le Sénat d'Orzano chérissant la vaillance, Lui permit de choisir le prix de ses exploits ; Nous étions assemblés pour entendre son choix. Voici ses propres mots : ils pourront te surprendre. « Pour remplir mes souhaits, vous voulez les apprendre ; Sénateurs, lisez donc dans ce coeur enflammé ; Je vis Laurence ici, je la vis, et j'aimai. De cet ardent amour devant vous je fais gloire, Et demande sa main pour prix de ma victoire. » Puis, devant mes regards, baissant un front soumis ; « Pardonnez si, du rang où le destin m'a mis, J'ose élever mes voeux jusqu'à votre alliance ; Mais j'aime, et de l'amour on conçoit la puissance. » « Jeune et brave mortel, ai-je repris soudain, Que m'importe envers vous l'outrage du destin ? Vos vertus, vos lauriers, voilà votre noblesse. Quelle que soit des grands l'orgueilleuse faiblesse, Vainqueur, à mes regards, vous les égalez tous, Et je m'honorerais de m'allier à vous. Mais, ma fille, toujours d'ennuis environnée, Des plus brillants partis refusa l'hyménée. Je ne puis la contraindre à serrer ce lien ; Obtenez son aveu, je vous donne le mien. » À ces mots, transporté d'espérance et d'ivresse, Il m'a pressé du moins de servir sa tendresse, De demander ta main ; les sénateurs, pour lui, Ont aussi près de toi réclamé mon appui. Je cède, et d'Orzano t'apporte la prière Jointe aux voeux du sénat et de Venise entière. Remplis ces voeux, mérite un tel excès d'honneur. Ô ma fille, ô mon sang, conçois-tu ton bonheur ? Pour consoler tes maux, le sort t'offre la gloire D'acquitter ton pays, de payer la victoire, Et de voir, en des noeuds aussi brillants que doux, Tous les coeurs t'apporter le coeur de ton époux. Laurence, à tant d'éclat sors de ta nuit profonde, Pour un plus beau destin peux-tu te rendre au monde ? LAURENCE. Sans doute ce destin doit flatter ma fierté. Je puis m'enorgueillir que ce héros vanté, À qui tant de beautés s'empresseraient de plaire, De sa gloire en mes mains ait placé le salaire, Je croirais être ingrate en rejetant sa foi, Et les voeux du Sénat sont un ordre pour moi... Mais rester toujours libre était mon espérance ; De nos âges d'ailleurs je crains la différence. Je tremble qu'unissant ma vie à ses beaux jours L'aspect de mes douleurs ne corrompe leur cours. GRADONIGUE. Mais te déplairait-il, Laurence ? LAURENCE.         Lui ! Mon père ! Ce héros trop aimable est-il fait pour déplaire ? Ce n'est point Orzano, c'est l'hymen que je crains. GRADONIGUE. L'aimerais-tu, ma fille ? LAURENCE.         Après tant de chagrins, Suis-je bien en état de me juger moi-même ? Un coeur toujours souffrant peut-il savoir s'il aime ? Je sens, pour lui, sans doute un intérêt bien doux. GRADONIGUE. Tu l'aimes ! Il suffit : il sera ton époux ; Et loin que tes chagrins troublent sa destinée, Ton sort prendra du sien la douceur fortunée. Combien je m'applaudis d'avoir lu dans ton coeur ! Je suis sûr maintenant de faire ton bonheur ; Sur la foi de tes feux, je puis, sans défiance, Serrer les doux liens d'une telle alliance ; Je ne te permets plus ni refus, ni délais ; Je saurai malgré toi servir tes intérêts, Et, forçant, s'il le faut, ta lente obéissance, Pour ta félicité réclamer ma puissance. Je cours dire au Sénat que tu remplis ses voeux, Et presser un hymen qui nous rend tous heureux. Adieu ; voilà le jour le plus beau de ma vie. ## SCÈNE VIII. LAURENCE. De quelle émotion je demeure saisie ! Est-ce toi, Quirini, qui viendrais la causer ? Ombre toujours chérie, ah ! dois-tu m'accuser Si des maux, où longtemps je fus abandonnée, Mon âme se repose au sein de l'hyménée ? Non, choisir Orzano ce n'est point te trahir ; Venise enfin l'ordonne, il lui faut obéir. À mon fils malheureux il faut donner un père ; Tout veut cette union, et tout me la rend chère. Puis-je ne pas aimer ce héros qu'en sa fleur Embellissent l'amour, la gloire, et la valeur ; Qui, pouvant attirer des regards pleins de charmes Ne cherche que les miens, obscurcis par les larmes ? Cessez, vaines frayeurs, je ne vous connais plus ; Qu'Orzano parle seul à mes sens éperdus ! Orzano !... C'est donc moi qui règne sur ton âme ! Combien j'étais troublée en apprenant ta flamme ! J'ai balancé d'abord... inutile détour Qui m'a, plus que jamais, fait sentir mon amour ! Je cède au doux attrait dont je suis entraînée ; Mon coeur vole au-devant de toi,... de l'hyménée ; Et je sens, quand j'accepte un si tendre lien, Que faire ton bonheur, c'est assurer le mien. ## SCÈNE IX. Laurence, Lucile. LUCILE. La fête s'ouvre enfin sur la mer aplanie ; Des instruments guerriers l'imposante harmonie Fait retentir les airs de l'hymne des héros ; Jamais rien de si grand ne brilla sur les flots. Le peuple, remplissant mille barques ornées, Court en foule admirer ces pompes fortunées ; Et le groupe charmant de nos jeunes beautés Offre un autre spectacle aux regards enchantés. Les jeux vont commencer. LAURENCE.         Ils charmeront ma vue : Mon sort est bien changé depuis que je t'ai vue. LUCILE. Que s'est-il donc passé ? Madame, expliquez-vous. LAURENCE. Orzano.... LUCILE.     Que fait-il ? LAURENCE.         Il devient mon époux. LUCILE. Lui ! Comment se prépare une chaîne si belle ? Je brûle de savoir.... LAURENCE.         La fête nous appelle : Ne nous arrêtons pas... Je t'instruirai... Suis-moi. LUCILE. Ô jour heureux ! LAURENCE.         Amour, je m'abandonne à toi. # ACTE II. ## SCÈNE PREMIÈRE. Orzano, Ziani. ZIANI. L'hymen, cher Orzano, comble votre espérance. Dans ce jour, aux autels, vous conduisez Laurence ; Mes désirs sont remplis, vous allez être heureux : ORZANO. Ô de mes jeunes ans protecteur généreux, C'est peu que, sur vos pas volant à la victoire, Je doive à l'amitié les présents de la gloire, À votre zèle encor je devrai mon bonheur ! Combien de tant de soins je ressens la grandeur ! Mais j'espère en tremblant ; l'autel n'a point encore Consacré cet hymen dont mon amour s'honore ; Le sort, contre mes feux rassemblant tous ses traits, Peut encor m'enlever sa main et ses attraits ! ZIANI. Voilà bien d'un amant la tendresse inquiète : Il croit que tout s'oppose au bonheur qu'il souhaite ; Mais de quoi donc ici seriez-vous alarmé ? Son père vous a dit que vous étiez aimé. ORZANO. Il est vrai ! ZIANI.         Dans ces jeux, de vos honneurs émue, Ses regards n'ont jamais cherché que votre vue. ORZANO. Je l'avoue, et l'éclat de ses regards charmants Surpassait de vos jeux les pompeux ornements ; Tout ce vain appareil disparaissait près d'elle ; J'étais fier de l'aimer, en la voyant si belle. ZIANI. Eh bien ! Cher Orzano, qui produit votre effroi ? ORZANO. Ziani, je ne sais, mais je crains malgré moi ; D'un présage affligeant j'ai peine à me défendre. C'est sans doute l'effet d'un sentiment trop tendre ; Et je dois les chérir ces transports inquiets, Puisque de mon amour ils me prouvent l'excès. Quel amour ! Non, jamais rien n'égala sa flamme : C'est ce feu qui remplit le coeur, les sens, et l'âme ; Qui, séparant de tout un amant enivré, Fait pour lui l'univers de l'objet adoré. Je ne pense, ne sens, ne vis que pour Laurence. Jusqu'alors, dans le calme et dans l'indifférence, Ignorant cette ardeur, ces feux tumultueux, Du réveil de mon âme enfants impétueux, Cette âme, sans dessein, n'était jamais émue ; La nature en silence était morte à ma vue. Tout s'anime aujourd'hui ; pour moi rien n'est muet : Mes regards ont un but, ma pensée un objet ; De mes jours occupés chaque heure est embellie ; Pour la première fois je crois sentir la vie ; Laurence m'a créé !... Je connus cet amour, Quand je vins sur vos pas en ce brillant séjour. J'étais obscur encor, je lui cachai ma flamme ; Je voulus mériter de plaire à sa grande âme : Je courus des Génois combattre les vaisseaux Sur ces mers où brillaient Ilion, et Lesbos. L'aspect de ces climats, fameux dans la mémoire Par les pleurs de l'amour ou les dons de la gloire, Comme amant et guerrier embrasa ma valeur, Et je sentis près d'eux que je serais vainqueur ; Je le fus !... Ah ! Combien revolant à Venise, Aux pieds de la beauté par mes exploits conquise, Tout mon coeur, élancé vers des bords aussi chers, Devançait mes vaisseaux et dévorait les mers ! Combien, quand je revis les charmes que j'adore, Ma victoire, à mes yeux, les embellit encore ! Sans doute je reçois avec quelque fierté Ces applaudissements d'un peuple transporté, Ces fêtes, ces honneurs, qu'on donne à ma vaillance Mais leur plus grand attrait est la main de Laurence Ses appas, son hymen par Venise formé, Voilà, voilà les dons qui surtout m'ont charmé ! Voilà, cher Ziani, ma première victoire ! Et mon sort est si beau que j'ai peine à le croire. ZIANI. Verrai-je donc toujours vos esprits obsédés Par des pressentiments qui sont si peu fondés ? Qui doit plus qu'Orzano compter sur la fortune ? Ouvrez les yeux : sorti de la foule commune, Dès que votre valeur vous conduit aux combats, La victoire s'empresse à marcher sur vos pas ; Et l'on vous voit briller, fameux dès votre aurore, À l'âge où cent héros étaient obscurs encore. C'est peu de triompher dans les champs de l'honneur, Vous joignez aux lauriers l'amour et le bonheur : De celle qui vous plaît vous avez la tendresse, Et tout un peuple enfin à vos noeuds s'intéresse. Sans doute tous ces biens par vous sont mérités ; Mais, doutant trop du sort, on lasse ses bontés ; D'une vaine frayeur dissipez le nuage. ORZANO. Je la vois ! ZIANI.         Ses regards vont finir mon ouvrage. Je me retire. ## SCÈNE II. Orzano, Laurence. ORZANO.         Ô vous qui m'avez enflammé De ce premier amour dont je suis consumé, Ô but de mes travaux ! Ô prix de mon courage ! Vous avez donc, Laurence, accepté mon hommage ? Vous avez consenti qu'en ce jour fortuné Par les noeuds de l'hymen je vous fusse enchaîné ? Gradonigue m'a dit cette faveur extrême ; Mais votre amant voudrait l'apprendre de vous-même. LAURENCE. Oui, vaillant Orzano, l'hymen le plus heureux Va bientôt nous unir, et remplira mes voeux. ORZANO. Oh ! Combien un aveu devient plus cher encore, Lorsqu'il est prononcé par la voix qu'on adore ! Mais, par égard, peut-être acceptez-vous mes voeux ? Peut-être voyez-vous cet hymen, que je veux, Comme une loi qu'ici le sénat vous impose ? Si j'empruntai sa voix, apprenez-en la cause. Je vous aimais déjà quand je quittai ces lieux ; Gradonigue aurait pu m'opposer ses aïeux : À m'accorder la main, où ma tendresse aspire, J'ai voulu le contraindre en servant cet empire ; Et, pour mieux l'enchaîner, par un exploit fameux, Ranger tout le Sénat du parti de mes feux. Mais si je réclamai sa puissance suprême, C'est contre vos parents, et non contre vous-même. De l'amour seul ici j'invoque le pouvoir. Ce n'est qu'à votre choix que je veux vous devoir. Ah ! Lorsque votre main à ma foi s'abandonne, Répondez : est-ce bien votre coeur qui la donne ? LAURENCE. Oui, mon choix, Orzano, vous nomme mon époux : Ou si, prête à former un lien aussi doux, Je semble du Sénat respecter la puissance, Je trouve bien du charme à mon obéissance. ORZANO. Laurence, vous m'aimez ! Ce n'est point une erreur ! Ah ! Pour sentir ma joie est-ce assez d'un seul coeur ? Puisque vous dissipez tout ce que je redoute, Voudrez-vous m'éclaircir encore un dernier doute ? LAURENCE. Quel est-il ? ORZANO.         L'on m'a dit que, renaissant toujours, Des chagrins trop longtemps ont troublé vos beaux jours. Ce matin même encor, vous répandiez des larmes. Quel peut être l'objet de ces longues alarmes ? LAURENCE. Voulez-vous, quand pour moi les cieux sont désarmés, Réveiller mes ennuis à peine encor calmés ? Quel qu'en soit le sujet, qu'il ne vous faut que plaindre, Vous les fîtes cesser, est-ce à vous de les craindre ? ORZANO. Qu'entends-je ? Vos chagrins se calment près de moi ? LAURENCE. Oui ; vous seul, dans la nuit de tristesse et d'effroi, Dont l'ombre, ce matin, m'enveloppait encore, Avez fait de la paix briller la douce aurore. Même, quand j'ignorais vos secrets sentiments, Votre image déjà s'unit à mes tourments ; Vous combattiez, et moi, de votre nom remplie, J'aimais à m'occuper, dans ma mélancolie, Des lauriers qu'obtiendrait votre jeune valeur ; Et, sans la dissiper, vous charmiez ma douleur. Ma douleur maintenant s'éloigne tout entière ; Vers un ciel plus serein je lève ma paupière ; Mes tourments ont fait place au charme le plus doux : Je suis toute à l'orgueil de vous voir mon époux. Que je dois, dans les maux qui mont environnée, M'applaudir d'avoir fui les noeuds de l'hyménée ! Quand je les refusai, sans doute quelque instinct M'avertit en secret de mon futur destin, Et, m'annonçant déjà vos soupirs et ma flamme, Me dit de vous garder et ma main et mon âme. Je croyais n'obéir qu'à ma seule douleur : Hélas ! Sans le savoir, j'assurais mon bonheur. J'en goûte devant vous toute la jouissance. Que parlez-vous encor d'une obscure naissance ! Est-il donc un mortel dont la vaine splendeur Puisse de votre nom égaler la grandeur ? Est-il une beauté qui ne me porte envie ? J'épouse le héros qui vengea ma patrie ; J'aime ce que j'admire, et, dans cet heureux jour, Je sens jouir, en moi, l'amour-propre et l'amour. ORZANO. Arrêtez, c'en est fait ; plus d'effroi, plus de plaintes ; La tendre confiance a remplacé mes craintes. Vous aviez bien raison ; en de si beaux moments, Ne nous occupons plus de pleurs, ni de tourments. Oui, parlons seulement de mon amour, du vôtre, Et du lien charmant qui nous joint l'un à l'autre. Je le dois aux travaux par mon bras entrepris ; Qu'ils sont loin cependant d'égaler un tel prix ! C'est trop peu, près de lui, qu'une seule victoire. Mais, ignorant vos feux, si j'obtins quelque gloire, Que ferai-je à présent ? Je serai, par vos mains. Comme le plus heureux, le plus grand des humains. Car vous ne pensez pas que jamais la mollesse Puisse aux travaux de Mars dérober ma jeunesse : Il doit m'être plus cher ; il me rend votre époux, Et je prétends toujours être digne de vous. Oui, ma valeur enfin n'est que mon amour même. Vous ne concevez pas combien il est extrême. Je n'y vois rien d'égal, rien que votre beauté. Mais quand viendra l'instant de ma félicité ? Quand sera-t-elle à moi, cette main qui m'est chère ? Un trop vain appareil veut encor qu'on diffère ; Ah ! Que ce noeud plus tôt ne peut-il s'avancer ! Chaque heure de retard est un siècle à passer. LAURENCE. Eh bien ! De cet hymen hâtez l'heure trop lente. Que lui sert, en effet, une pompe brillante ? Votre aspect, votre amour, les Génois terrassés, Pour le coeur qui l'attend l'embelliront assez. Elle rentre dans son palais. ## SCÈNE III. ORZANO. Ah ! Je respire enfin ! Ma crainte est dissipée. Laurence, dès longtemps, pour moi préoccupée, Brûle des mêmes feux dont je suis dévoré : Ses regards me l'ont dit ! Sa voix me l'a juré ! Ô serment, que m'a fait cette voix adorée ! Tu resteras toujours dans mon âme enivrée, Où tout cet entretien, par l'amour entendu, Est, avec le bonheur et la paix, descendu. Encor quelques moments, le lien que j'envie M'assure le bonheur qui doit charmer ma vie ; Laurence m'appartient !... Que je vais la chérir ! Voilà le premier jour où j'ai craint de mourir ! Dès que j'aurai formé cette chaîne prospère, Tu viendras près de nous, ô mon vertueux père ! Tu verras de ton fils les honneurs glorieux, Et surtout la beauté, bien plus chère à mes yeux. Mais je vois Montano ; courons, plein d'assurance, Hâter le doux moment qu'attend aussi Laurence. Il sort. ## SCÈNE IV. Montano, Un Officier du Conseil des Dix. MONTANO. Qui vous conduit vers moi ? L’OFFICIER.         Seigneur, un étranger, Si par son vêtement nous le devons juger, Depuis quelques instants vient ici de paraître ; Nous ignorons encor quel mortel il peut être. Mais les agents des Dix surveillent tous ses pas. MONTANO. Ne faites rien de plus, s'il ne conspire pas. L’OFFICIER. Si j'en crois les discours qui sortent de sa bouche, Un entretien de vous est le soin qui le touche ; Il nous a demandé si vous viviez toujours. MONTANO. Comment ?... Quel intérêt peut-il prendre à mes jours ? Son maintien ?... L’OFFICIER.         La fierté dans tous ses traits est peinte. Cependant le malheur y grava son empreinte. MONTANO. Est-il jeune ? L’OFFICIER.         Il paraît, en sa mâle beauté, Dans l'âge où l'homme touche à la maturité. Que ferons-nous enfin ? Faut-il qu'on vous l'amène ? MONTANO. C'est peut-être un proscrit de Florence et de Gênes Qui cherche sur ces bords un asile assuré ; Respectez le malheur, il doit être sacré. Cependant conservez la même vigilance ; Observez-le toujours. L’OFFICIER.         Vers ces lieux il s'avance. MONTANO. Il ne m'est pas connu... Mais laissez-nous tous deux ; Je vais l'interroger. ## SCÈNE V. Quirini, Montano. QUIRINI, À PART.         Amour, comble mes voeux ! MONTANO, À PART. Il ne m'aperçoit pas. QUIRINI.         C'est là qu'est sa demeure ! Ô toi qui me crois mort, que j'appelle à toute heure, Toi, pour qui dans ces lieux j'affronte le trépas, Daigneras-tu me suivre et quitter ces climats ? Je n'ose point former une crainte cruelle ; Un coeur, tel que le tien, ne peut être infidèle ! Est-ce lui qui deux fois pourrait être enflammé ? Enfin, je t'aime trop pour n'être plus aimé. Que l'aspect de ces lieux intéresse mon âme ! Tout vient, à chaque instant, me parler de ma flamme. Là, Laurence me fit les aveux les plus doux ; Là, sa touchante voix me nomma son époux. Sur moi dans ce moment elle gémit peut-être. Quelle sera sa joie en me voyant renaître ! Je n'ose approcher d'elle : où pourrai-je trouver Ce mortel généreux qui daigna me sauver ? Montano s'approche. Ciel ! MONTANO.         Eh bien ! Qui vous trouble en me voyant paraître ? QUIRINI. C'est lui-même ! Un moment puis-je le méconnaître ? Je vous rends grâce, ô cieux ! qui conduisez ses pas. MONTANO. Qu'êtes-vous ? QUIRINI.         Quoi ! Mes traits ne vous l'apprennent pas ? MONTANO. Non, mon oeil inquiet en vain vous envisage. QUIRINI. Sans doute l'infortune a changé mon visage. MONTANO. C'est un infortuné que je vois ? QUIRINI.         Oui, Seigneur. MONTANO. Parlez ; les malheureux ont des droits sur mon coeur. Qu'êtes-vous donc ? QUIRINI.         Je suis ce mortel déplorable Né d'un père vaillant autant que misérable ; Ce proscrit, dans son sang à vos yeux étendu, Et qu'au jour, Montano, vos secours ont rendu. MONTANO. Quirini ! Quoi ! C'est vous ? QUIRINI.         Oui, Seigneur, oui, moi-même, Qui, jadis condamné par un arrêt suprême, Me découvre à vos yeux sans détour, sans frayeur. Eh ! Peut-on redouter jamais son bienfaiteur ? MONTANO. Montano vous sait gré de votre confiance. Oui, sur ma tête enfin dût tomber la vengeance De ce corps rigoureux où je suis élevé, Je ne livrerai pas celui que j'ai sauvé. Votre père puissant daigna m'être propice ; J'ai voulu, dans son fils, lui payer ce service ; Je le veux encor.... Mais, proscrit dans ce séjour, Qui peut donc, Quirini, vous ramener ? QUIRINI.         L'amour. MONTANO. L'amour ! QUIRINI.         Quand par vos soins je revis la lumière, Vous crûtes, qu'aux combats, où fut vaincu mon père, Je tombai sous les coups d'une barbare main ; Non, l'amour, par mon bras, m'avait percé le sein. MONTANO. Ciel ! QUIRINI.         À mon sort Laurence allait être enchaînée ; Proscrit, forcé de fuir avant notre hyménée, Je voulus la revoir : à sa vue égaré, J'enfonçai dans mon sein mon bras désespéré ; J'expirais. Paraissant sur ces rives funestes, Vos soins de mes esprits ranimèrent les restes ; Et soudain, de ma fuite écartant les dangers, Vous me fîtes passer aux climats étrangers. J'avais de vous revoir emporté l'assurance ; Je voulais vous parler de mes feux, de Laurence, De ces événements, dont mes sens affaiblis M'empêchèrent d'abord de tenter les récits. Je voulais vous charger de calmer sa tristesse... Désirs trop vains ! MONTANO.         Jaloux d'accomplir ma promesse, Je courus en effet chez ces obscurs humains Qui vous avaient reçu dans leurs fidèles mains. Ils m'apprirent en pleurs que, sur le bord des ondes Promenant vos pensers et vos peines profondes, Des pirates armés vous avaient enlevé. QUIRINI. Il est vrai, je partis à leurs fers réservé. Mais leurs avides mains m'offrant d'autres entraves, Je me vis acheté par le chef des esclaves D'Oremzeb, possesseur d'un de ces champs si beaux Que le Jourdain paisible arrose de ses eaux. Arrivé pour servir sur ce lointain rivage, Qu'à mes yeux flétrissait l'aspect de l'esclavage, Je voulus m'immoler ; mais, plein de mon amour, Je ne sais quel espoir vint m'attacher au jour. Je pensai que mes yeux pourraient revoir Laurence : Cette flatteuse idée adoucit ma souffrance ; Et je ne songeai plus, au travail assidu, Qu'à remplir tous les soins où j'étais descendu. J'avais dans ces emplois perdu dix-huit années, Lorsqu'un événement changea mes destinées ; Le sort, devant mes pas, ouvrit un champ nouveau. Des brigands d'Oremzeb surprirent le château : Leur présence partout répandait les alarmes ; Nul n'osait les braver : seul je saisis des armes ; Je m'élançai bientôt. Honteux de leur effroi, Mes compagnons contre eux marchèrent avec moi. L'amour, dans ce combat, me rendit plus terrible ; Je m'écriai : Laurence ! Et je fus invincible. De tous mes compagnons conduisant le courroux, Ces cruels ennemis tombèrent sous mes coups, Au moment où, captif sous leur lâche furie, Mon maître avec les siens allait perdre la vie. « Sois libre, Quirini, me dit-il, et reçois Ces champs où, mon égal, tu seras près de moi. » Vous jugez, à ces mots, mon trouble et mon ivresse, Puisque vous connaissez l'excès de ma tendresse. J'acceptai ses présents ; non, après tant de maux, Pour trouver un asile, et goûter le repos, Mais pour y recevoir la beauté qui m'enchaîne. Oui, voilà dans ces lieux le désir qui m'amène. Ne pouvant à Venise, où mes jours sont proscrits, Rester près des appas dont mon coeur est épris, Je viens lui proposer une retraite obscure, Et le bonheur plus doux auprès de la nature, Et l'hymen, dont les noeuds, par l'amour consacrés, Rejoindront nos destins si longtemps séparés. N'oserait-elle enfin, à l'abri des naufrages, Mettre nos tendres coeurs battus par tant d'orages ? Au sein de son palais je crains de l'aborder Vous, daignez, en mon nom, la voir, lui demander... MONTANO. Ah ! Deviez-vous chercher cette funeste terre ? QUIRINI. Que dites-vous ?... De grâce, expliquez ce mystère. MONTANO. Laurence... QUIRINI.     Eh bien ! Laurence ? MONTANO.         Elle n'est plus à vous. QUIRINI. Ne vivrait-elle plus ? MONTANO.         Elle a pris un époux. QUIRINI. Elle a pris un époux ! Laurence ! Est-il possible ? L'arrêt de mon trépas m'eût été moins sensible. MONTANO. Je conçois vos chagrins à ce coup douloureux ; Vous méritiez sans doute un destin plus heureux. Mais sachez vous dompter, et que l'indifférence... QUIRINI. Eh ! Pourrai-je jamais la sentir pour Laurence ? Quel que soit le dédain dont son coeur est armé, Comment ne plus chérir ce que j'ai tant aimé ? Suis-je assez poursuivi ? Suis-je assez misérable ? Vous voyez, Montano, comme le sort m'accable ; J'ai supporté l'exil, et les fers, et le jour ; Mourant par la douleur, j'ai vécu par l'amour. J'affronte encor la mort pour retrouver ses charmes ; Je viens mettre à ses pieds son image et mes larmes ; Et, lorsque j'espérais voir ces larmes finir, Quand j'accours la chercher, quand j'ai cru l'obtenir, La cruelle a donné cette main que j'envie ; La cruelle a comblé les malheurs de ma vie. Je ne sais que résoudre en un tel désespoir ; Je ne puis la haïr, ni la fuir, ni la voir. Je ne puis que mourir. MONTANO.         Dans sa douleur extrême Le murmure est permis à qui perd ce qu'il aime ; Mais vous blâmez Laurence avec peu d'équité. Ce reproche par elle est-il donc mérité ? Elle a vu votre bras trancher vos destinées. Pour elle, Quirini, mort depuis tant d'années, Pouviez-vous espérer d'avoir encor sa foi ? QUIRINI. Je m'en étais flatté, je la jugeais par moi. Oui, dans ces temps heureux où j'étais aimé d'elle, Où je croyais former la chaîne la plus belle, Si la mort de ses jours eût éteint le flambeau, Fidèle à sa mémoire, embrassant son tombeau, Toujours à d'autres noeuds j'aurais craint de descendre, Et je n'aurais jamais adoré que sa cendre. Que dis-je ? Dans l'Asie, où j'ai caché mon sort, Où pour moi son absence était presque sa mort, À son cher souvenir rendant toujours hommage, N'ai-je pas, dix-huit ans, aimé sa seule image ? Voilà, voilà l'amour, tel que j'ai cru le sien ! Mais est-il dans le monde un coeur comme le mien ? Je me suis bien trompé sur celui de Laurence. Elle a donc terminé mon avenir d'avance ! Ah ! Dieux !.... Mais quel rival la ravit à mes voeux ? MONTANO. Il se nomme Orzano. C'est ce héros fameux Qui, dans la fleur des ans, sur la mer étonnée A vaincu des Génois la flotte consternée. QUIRINI. Je ne demande pas ce qu'a fait sa valeur ; Son nom, son nom cruel suffit à ma douleur. Orzano !... Quand s'est fait cet hymen que j'abhorre ? MONTANO. Il va se célébrer, s'il ne l'est pas encore. QUIRINI. S'il ne l'est pas encor !... Se pourrait-il, hélas !... Seigneur, dans ce moment ne m'abandonnez pas. C'est en vous, en vous seul que ma tendresse espère ; Si le Destin, pour moi désormais plus prospère, Permet que cet hymen, dont je suis alarmé, Ne soit pas aux autels par elle encor formé, Dites-lui que je vis, que je reviens près d'elle, Et que je lui rapporte un coeur toujours fidèle. J'aime à croire qu'au sien, quoiqu'elle ait pu change, Je ne suis pas encor tout-à-fait étranger. D'un entretien secret obtenez-moi la grâce ; Peut-être, à mon aspect, retrouvant quelque trace Des premiers sentiments,... je ne m'en flatte pas ; Mais n'importe, Seigneur ; volez, cherchez ses pas. Si vous me ménagez l'entretien que j'envie, Une seconde fois vous me rendrez la vie. MONTANO. Je suis prêt ; mais, sans moi, je n'ose vous laisser Dans ces lieux où la mort pourrait vous menacer. Un humble toit s'élève aux portes de la ville, Il m'appartient ; venez dans ce secret asile, Que j'assure vos jours, et je vous obéis. QUIRINI. Eh ! Qu'importe mes jours, si mes feux sont trahis ? # ACTE III. ## SCÈNE PREMIÈRE. LAURENCE. Dans une heure Orzano, pour serrer notre chaîne, Me conduit aux autels, où son amour m'entraîne ; Mais, prête d'y marcher, je ne sais quel effroi, Dans mes sens étonnés, s'élève malgré moi ? J'ai perdu cette paix, cette heureuse assurance, Que tantôt me donna son aimable présence ; Je trouve, à le chérir, le charme le plus doux, Et ne peux, sans frémir, le nommer mon époux ! Par divers mouvements, tour-à-tour entraînée, Un sentiment me porte aux autels d'hyménée, Un autre m'en éloigne ; et mon âme, en ce jour, Sent même quelque horreur se mêler à l'amour. L'amour !... Est-ce bien lui dont j'éprouve l'empire ? Quirini m'inspirait un plus brûlant délire ; Mon feu, pour Orzano, n'est qu'un tendre ascendant, Mais il n'est pas moins cher, quoiqu'il soit moins ardent. Qnirini, ta vertu, ta beauté le décore ; Et c'est toi, toi qu'en lui je crois aimer encore. Cédons à mon destin... mais, en formant ces noeuds. Oserai-je lui taire encor mes premiers feux ? Le silence me pèse... Hélas ! Quand ses alarmes M'ont demandé, tantôt, la cause de mes larmes, J'ai craint de l'alarmer par d'affligeants aveux ; Mais je ne puis tromper un amant généreux. Je parlerai... L'honneur me défend de me taire, Et, pour ce qu'on chérit, doit-il être un mystère ? ## SCÈNE II. Laurence, Lucile. LUCILE. Un vieillard inconnu demande à vous parler. LAURENCE. Quel motif ? LUCILE.         À vous seule il veut le révéler. Son âme, en vous nommant, paraissait attendrie, Madame ; il vient, dit-il, des rives de l'Istrie. LAURENCE. De l'Istrie ! Ah ! C'est là qu'à mes bras arraché, Mon fils, dès qu'il naquit, par Zéno fut caché. Qu'il entre. Lucile sort.         De son sort peut-être il vient m'instruire. ## SCÈNE III. Laurence, Lucile, Le Vieillard. LAURENCE. Quel motif près de moi, vieillard, peut vous conduire ? LE VIEILLARD. Un emploi douloureux que Zéon m'a commis. LAURENCE. Eh ! Quoi ? Zéno... LE VIEILLARD.     N'est plus, Madame. LAURENCE, À PART.         Ô mon cher fils ! LE VIEILLARD. Son âme, dès longtemps à la douleur ouverte, Pleurait d'un fils l'absence, et peut-être la perte. LAURENCE, À PART. Ô mon fils, tu n'es plus ! LE VIEILLARD.         Il croyait le revoir ; L'impitoyable mort lui ravit cet espoir. « Je touche, me dit-il, au terme de ma vie ; Daigne de Zéno mort remplir du moins l'envie Des rives de Venise, ami, prends le chemin ; Vois Laurence, et remets cet écrit en sa main. » Le voici. Puisse-t-il vous causer quelque joie ; C'est le voeu de l'ami que Zéno vous envoie. LAURENCE, PRENANT LA LETTRE. Vieillard, connaissez-vous cet important billet ? LE VIEILLARD. Non. LAURENCE.         Souffrez qu'à l'instant je le lise en secret. LE VIEILLARD. Je vous laisse. LAURENCE.         Comptez sur ma reconnaissance. Il se retire. ## SCÈNE IV. Laurence, Lucile. LAURENCE, OUVRANT LE BILLET. Lisons ; pour moi, sans doute, il n'est plus d'espérance. Elle lit. « Ignorant le sang dont il sort, Votre fils, pour combattre, a quitté notre asile. J'ai fait, pour l'arrêter, un effort inutile ; Il partit, et depuis me déroba son sort. Mon terme est arrivé, dans peu d'instants j'expire ; Mais je meurs consolé, s'il paraît à vos yeux. Sachez que votre fils, digne de ses aïeux, Sous le nom d'Orzano respire. » Ciel ! Orzano ! Mon fils !... Et j'allais l'épouser ! LUCILE. Le tort n'est qu'au destin qui put vous abuser... LAURENCE, SE JETANT À GENOUX. Je te rends grâce, ô Dieu, dont la bonté propice A retenu mes pas au bord du précipice ; Et, sauvant à mes mains des noeuds incestueux, Vient rendre à la vertu ce coeur né vertueux. Eh ! Quelle aurait été ma douleur et ma honte, Si cette lettre, hélas ! plus obscure, ou moins prompte, Un jour, un jour plus tard, éclairant mes esprits, Dans mon époux heureux m'eût fait trouver mon fils ! Ah ! cette image encor m'épouvante et m'accable ! Qui peut donc espérer de n'être point coupable ? Mais je ne le suis point ! Le ciel avait tout fait ; Le ciel répare tout ; mon coeur est satisfait. Ce coeur sent les transports d'une ardeur criminelle Céder aux mouvements de l'amour maternelle ; Ou plutôt cette ardeur n'était qu'un vain détour : C'est le sang qui parlait sous le nom de l'amour. Oui, tous ces voeux qu'inspire un objet qu'on préfère Je les crus d'une amante, ils étaient d'une mère. Sans doute aussi les tiens ne sont que ceux d'un fils, Orzano ; comme moi, ta tendresse aura pris, Suivant d'un doux penchant l'innocente imposture, Pour la voix de l'amour le cri de la nature. Nos coeurs, sentant qu'un noeud devait les attacher, S'égarèrent tous deux, en se voulant chercher ? Mais, instruit de quel sang tu reçus la naissance, La nature sur toi reprendra sa puissance. Eh ! Dans ce changement qui pourrait t'alarmer ? Ne nous laisse-t-il pas le droit de nous aimer. Même ce nouveau nom, dont Laurence s'honore, Peut-être, à mes regards, te rend plus cher encore. Pardonne, Quirini, pardonne mon erreur ; Ah ! Toi seul, je le vois, dus enflammer mon coeur. Tremblante du penchant où j'ai pu condescendre, Je sens que mon amour n'appartient qu'à ta cendre. Viens, avec Orzano, partager tous mes voeux. À LuciLe. Toi, vers mon fils... LUCILE.         Bientôt il viendra dans ces lieux. LAURENCE. Tu crois ? LUCILE.         De son hymen pensant hâter la fête, Il volera vers vous pour qu'aux autels.... LAURENCE.         Arrête ; Ne parle plus d'hymen, ni d'autels devant moi ; Ces mots, ces mots toujours me font frémir d'effroi. À d'autres sentiments je dois livrer mon âme... On vient ! Serait-ce lui ? LUCILE.         C'est Montano, Madame. LAURENCE. Lui ! ## SCÈNE V. Laurence, Lucle, Montano. MONTANO.         Madame, excusez si j'ose vous troubler : Un moment, sans témoin, ne puis-je vous parler ? LAURENCE. Lucile, laissez-nous. ## SCÈNE VI. Laurence, Montano. LAURENCE.     Eh bien ! Seigneur ? MONTANO.         Madame, Pour le jeune Orzano tout prouve votre flamme. Mais, malgré cet amour, sans doute le passé N'est pas de votre esprit tout-à-fait effacé. LAURENCE. Le passé !... Mais où tend ce discours qui m'étonne ? MONTANO. Oui, quelque trouble heureux que ce grand jour vous donne ! J'aime à le croire au moins, vous n'avez pas perdu Le souvenir du sang devant vous répandu. LAURENCE. Du sang ! Qu'entends-je, ô ciel ! Qui donc a pu vous dire ? MONTANO. La voix de l'amitié, Quirini. LAURENCE, À PART.         Je respire ; Il ne sait pas du moins qu'un fils est né de moi. Haut. Oui, Quirini mourut digne objet de ma foi ; Mais daignez m'éclairer. Lorsque, dans sa furie, Accablé de me perdre, il s'arracha la vie, Voulant jusqu'à la fin à son sort me lier, Je crus de ses soupirs recevoir le dernier ; Comment apprîtes-vous ces secrets qu'on ignore ? Me serais-je trompée, existait-il encore ? MONTANO. Il est vrai, je le vis en ces affreux instants. LAURENCE. Dans cet état cruel a-t-il vécu longtemps ? MONTANO. Mais.... si la mort, Madame, avait fui sa paupière. LAURENCE. Se peut-il ? Quirini ! MONTANO.         S'il voyait la lumière. LAURENCE. Quirini, que mes pleurs chaque jour répandus.... Laissez-moi rappeler mes esprits éperdus. Quoi ! La clarté des cieux ne lui fut pas ravie ? MONTANO. Non, mes heureux secours lui rendirent la vie. LAURENCE. Et vous avez caché ce secret à mes yeux ? MONTANO. J'ignorais, dans ce temps, votre amour et vos noeuds LAURENCE. Quand fûtes-vous instruit de cet amour extrême ? MONTANO. Dans ce jour. LAURENCE.     Dans ce jour ! Et par qui ? MONTANO.         Par lui-même. LAURENCE. Par lui !... Quoi ! Serait-il dans ces murs qu'autrefois ? MONTANO. Oui. LAURENCE.         Chaque mot m'étonne et m'enivre à la fois. Mais un effroi s'élève en mon âme interdite : Il revient en des lieux où sa tête est proscrite ; Par l'ordre du Sénat serait-il arrêté ? MONTANO. Abjurez toute crainte, il est en sûreté. LAURENCE. Pourquoi donc avec moi gardait-il le silence ? Un mot eût épargné bien des pleurs à Laurence. Mais l'absence peut-être a causé sa froideur ? MONTANO. Non, Madame, l'absence a doublé son ardeur. Il ne vit que pour vous, et c'est lui qui m'envoie. LAURENCE. Ah ! Conduisez mes pas, il faut que je le voie. MONTANO. Comment ! Oubliez-vous que l'hymen désormais ?... LAURENCE. Arrêtez ; cet hymen ne se fera jamais. MONTANO. Mais l'autel se prépare ; et seriez-vous capable ?... LAURENCE. Périssent les apprêts d'une pompe coupable ! MONTANO. Ce lien.... LAURENCE.         Est affreux. Si vous saviez, hélas ! Dans quel abîme horrible il conduisait mes pas ! MONTANO. Grands Dieux ! LAURENCE.         Si vous saviez quel époux j'osais prendre : C'est devant Quirini que je veux vous l'apprendre. C'est aux yeux de l'amant qui m'a tant fait gémir, Que de tout mon danger je veux vous voir frémir. Ne tardons plus : que j'aille, à ses yeux encor chère, Lui montrer le remords d'un crime involontaire, La joie et les transports qu'il me cause aujourd'hui, Et ce coeur, qui renaît tout entier avec lui. MONTANO. Venez donc ; dans ses bras je prétends vous remettre. LAURENCE, VOYANT ORZANO DE LOIN. Ciel ! Orzano paraît.... de peur de le commettre Je n'ose, Montano, vous suivre en ce moment ; Pour me guider vers lui revenez promptement. ## SCÈNE VII. LAURENCE, UN MOMENT SEULE. Mère, épouse !... Ah ! Quels noms ce jour me voit reprendre ! Orzano vient vers moi... Que je vais le surprendre !... Mais le doge et mon père arrivent sur ses pas : Je ne pourrai l'instruire ;... Ô cruel embarras ! ## SCÈNE VIII. Laurence, Orsano, Ziani, Gradonigue. ORZANO. Ô céleste Laurence ! Idole de mon âme ! Enfin le temple est prêt pour couronner ma flamme ; Les flambeaux allumés, les parfums répandus ; Les drapeaux des Génois aux voûtes suspendus ; De la religion la pompe révérée, D'un auguste Sénat la majesté sacrée, Le peuple, sur ses pas ardent à se presser, Tout attend vos regards, qui vont tout effacer. J'amène devant vous mon ami, votre père, Pour qu'ils soient les témoins de cet hymen prospère : Venez donc avec nous à ces autels chéris, Où je cours des époux offrir le plus épris ; Venez de nos beautés présenter la plus belle. Je m'enivre déjà du bonheur qui m'appelle ; Et, marchant à l'autel qui doit me l'assurer, Ne vois qu'en vous le dieu que j'y vais adorer. LAURENCE. À part. Mon fils !... Que lui répondre ? Haut.     Orzano... ORZANO.         Quoi ! Madame ? LAURENCE. Toujours votre bonheur sera cher à mon âme ; Mais.... ORZANO.     Mais ! LAURENCE.         Vous connaissez tous les jeux du Destin. ORZANO. Que voulez-vous me dire ? Expliquez-vous enfin. LAURENCE. Puisqu'il faut que ma voix sans détour vous l'expose, Un obstacle invincible à notre hymen s'oppose. GRADONIGUE. Un obstacle ! ORZANO.         Eh ! quel est cet obstacle cruel ? Parlez.... LAURENCE.     Je ne le puis. À part.         Que n'est-il seul, ô ciel ! GRADONIGUE. Ma fille ! ORZANO.     Se peut-il ? LAURENCE.         Oui, tel est ce mystère, Que l'honneur, en ce lieu, m'ordonne de le taire. ORZANO. L'honneur ! LAURENCE.         Quand vous saurez... Je me trouble et me crains, Etne puis soutenir l'aspect de vos chagrins. Adieu. Elle sort. GRADONIGUE, À ORZANO.         Vous me voyez confus de cette injure ; Mais elle sort en vain, je la suis ; et vous jure De ne pas la quitter sans la rendre à vos voeux, Ou sans venger l'affront qu'elle fait à tous deux. ## SCÈNE IX. Orzano, Ziani. ZIANI. Aurais-je pu prévoir cette prompte inconstance ? Eh bien ! Cher Orzano, vous gardez le silence ? ORZANO. Moi, Seigneur, je n'ai plus de penser ni de voix ; Je reste anéanti du coup que je reçois. Veillai-je ? Ou n'est-ce point un songe qui m'abuse ? Quoi ! Prête à m'épouser, Laurence me refuse ! Laurence !... Est-il bien vrai ? Ne me trompé-je pas ? ZIANI. Je voudrais que ce fût une erreur... mais, hélas ! Laurence, rejetant votre illustre hyménée, Vient en effet de fuir à ma vue étonnée. J'ai peine, comme vous, à croire encor mes yeux ; Je ne puis concevoir ce caprice odieux. ORZANO. Caprice !... Dites donc l'horreur la plus infâme. Tant de noirceur jamais entra-t-elle en une âme ? Elle approuve mes feux, et m'assure des siens, Elle m'engage même à presser nos liens ; Et c'était pour hâter mon outrage et ma peine ; C'était pour me percer d'une main plus certaine ! L'ingrate ! Me tromper !... Avec autant d'appas ! Il est donc des serments que le coeur ne fait pas !... Combien je l'adorais ! le feu qu'elle m'inspire N'était pas de l'amour, mais plutôt du délire ; Et mon coeur même encor, dans ses voeux empressés, Croyait, en l'adorant, ne pas l'aimer assez. Quel en est le salaire ? Un refus... Ah ! Laurence. ZIANI. De ce coeur déchiré je connais la souffrance ; Mais il faudrait, pourtant plus tranquille.... ORZANO.         Un rival De mon bonheur sans doute est l'obstacle fatal. Aidez, cher Ziani, ma rage à le connaître. Quel est-il ? Oui, je veux voir et joindre ce traître. Oh ! Qu'il sera terrible, oh ! Qu'il sera cruel Le combat que j'apprête avec ce vil mortel ! Tous les transports jaloux qu'enfante l'Italie Ont, dans ce coeur blessé, fait passer leur furie ; Le glaive impatient appelle mon courroux. Amenez, amenez mon rival à mes coups ; Que j'éteigne en son sang la soif qui me dévore, Et le traîne mourant aux regards qu'il adore !... Malheureux ! Je m'abuse : et j'ose menacer, Sans connaître le sang que mon bras doit verser. Et toute ma fureur, vainement exhalée, Rentre plus déchirante en mon âme accablée ! Je perds jusqu'à l'espoir de venger mon affront ; Je perds tout. ZIANI.         Commandez à ce courroux trop prompt. Je ne saurais penser que Laurence aime un autre ; Si vous la revoyez, son coeur peut-être au vôtre... ORZANO. Moi, que j'aille, à ses yeux exposant mes douleurs, Caresser son orgueil du tribut de mes pleurs ! Que je brigue, à ses pieds, une nouvelle injure ! Ah ! Je n'ai que trop vu, trop cherché la parjure. Que son nom de mon âme à jamais soit banni ! Ziani, c'en est fait, pour moi tout est fini. ZIANI. Ciel ! ORZANO.         Pour de vains lauriers j'abandonnai mon père ; Et, depuis que Laurence, hélas ! Me fut trop chère, Occupé tout entier à mériter sa main, J'ai laissé ce vieillard ignorer mon destin. À ses pieds, Ziani, je cours finir ma vie. De toutes vos bontés mon coeur vous remercie ; Rendez grâce au Sénat de ce que je lui dois ; Et ne parlez jamais à Laurence de moi. Adieu. ZIANI.         Sans doute il faut rassurer votre père ; Mais pourquoi fuir toujours ce bord qui sut vous plaire ? Quand vous aurez du sang rempli toutes les lois, Revenez dans nos murs jouir de vos exploits. ORZANO. Pouvez-vous me parler encor de ma victoire ! Eh ! Le bonheur perdu, qu'est-ce, hélas, que la gloire ? Sans doute ses présents furent chers à mes yeux ; Maintenant, pour jamais, ils me sont odieux. Je laisse aux coeurs heureux les palmes de la guerre ; Je hais ce peu de bruit que j'ai fait sur la terre. Je voudrais, dans ma vie, anéantir le jour Où j'ai connu l'éclat, où j'ai connu l'amour. Tout est désenchanté, pour moi, dans la nature. Je ne veux que la mort, la mort la plus obscure ; Et je cours la chercher loin de cette cité, Où tout rappellerait, à mon coeur attristé, Ma honte, mes chagrins, les traits de la parjure, Et l'honneur qui m'accable, et l'amour que j'abjure. Il s'échappe. ZIANI. Je ne vous quitte pas ; et mon zèle affermi Veut vous rendre à vous-même, au monde, à votre ami. # ACTE IV. Le théâtre représente un des endroits solitaires de Venise, aux extrémités de la ville. ## SCÈNE PREMIÈRE. QUIRINI. Montano ne vient pas : je languis dans l'attente. Du toit, où m'a caché son amitié prudente, Je m'élance en ce lieu.... S'arrêter si longtemps ! Il sait combien l'amour compte tous les instants : Et cependant.... Peut-être il n'ose ici se rendre ; Il peut n'avoir, hélas ! Qu'un refus à m'apprendre. Laurence est à l'autel : et, quand je veux la voir, C'est un coup de poignard que je vais recevoir. Laurence aurait conclu ce funeste hyménée ! Malheur à son époux, si sa main s'est donnée. Non, je n'ai point souffert des tourments rigoureux, Je ne suis pas venu dans ces murs dangereux, Parmi les ennemis que brave ma tendresse, Pour voir cet Orzano m'enlever ma maîtresse. Non ; je suis descendu sur ce bord trop fatal ; Il me faut ou Laurence, ou la mort d'un rival ! Ah ! Combien son trépas déjà tarde à ma haine ! Je coûterai du moins des pleurs à l'inhumaine. Si je suis reconnu, sans doute il faut périr ; Mais l'amant qui perd tout a-t-il peur de mourir ? Mais je ne donnerai ce sang, qui l'aime encore, Qu'après m'être abreuvé de celui que j'abhorre. On vient : rentrons. ## SCÈNE II. Orzano, Ziani. ZIANI.         Eh bien ! Vous voulez nous quitter ? ORZANO. Il le faut, Ziani ; rien ne peut m'arrêter. Resterai-je en un lieu témoin de mon outrage ? ZIANI. S'il voit votre douleur, il vit votre courage. Mais, malgré ce courroux, partirez-vous d'ici Sans entendre Laurence, et sans être éclairci ? ORZANO. L'entendre ! ZIANI.         Cet effort coûte à votre âme émue ! ORZANO. La perfide avec moi demande une entrevue : Mais, de ses fiers dédains justement confondu, À ce message vain je n'ai rien répondu. Pourquoi rechercherais-je une clarté funeste ? Je ne puis l'éprouver, que m'importe le reste. ZIANI. Mais peut-être une erreur... ORZANO.         Eh ! Qu'en dois-je espérer ? Quoi ! Ne l'avez-vous pas entendue m'assurer Qu'un éternel refus est un devoir pour elle ? Qu'irais-je demander encore à la cruelle ? D'un inutile soin pourrais-je être touché ? ZIANI. Un mystère étonnant sous ce voile est caché : Je veux le pénétrer ; oui, je verrai Laurence. ORZANO. Qui ? Vous ? ZIANI.         Je ne saurais en croire l'apparence ; Et, par mon zèle enfin tout doit être employé Pour consoler des maux dont gémit l'amitié, Je la verrai, vous dis-je. ORZANO.         Ami fidèle et tendre, À ce coeur éperdu si vous pouviez la rendre ! Je l'adore encor plus. ZIANI.         Croyez que mes discours... ORZANO. Vous pensez donc, ami, qu'elle m'aime toujours ? ZIANI. Je le crois. ORZANO.         Mais pourquoi cet obstacle barbare Qui, si j'en crois sa bouche, à jamais nous sépare ? À jamais !... Non, Seigneur, ménagez ma fierté, Et n'allez pas pour moi supplier sa beauté. Ah ! D'un nouvel affront je recevrais l'offense ! ZIANI. Mais.... ORZANO.         Offrez-moi plutôt l'espoir de la vengeance ; La vengeance ! Voilà ce qui me peut guérir. Vos ombrageuses lois savent tout découvrir : Eh bien ! Par leur secours, à ma fureur jalouse Découvrez le rival qui m'enlève une épouse. Quand je l'aurai frappé, teint d'un sang odieux, De Laurence avec vous j'irai braver les yeux. ZIANI. Il n'est rien que pour vous mon amitié ne tente : Je cours l'entretenir. Si son âme inconstante Cède aux feux d'un rival, en s'éloignant de vous, Je saurai le connaître, et le livre à vos coups. ORZANO. Ce zèle généreux ne saurait me surprendre. QUIRINI, REVENANT, ET DE LOIN. Montano ne vient pas ! ZIANI.         Daignez ici m'attendre. ORZANO. Non, dans votre palais j'irai vous retrouver. ZIANI. Il suffit, Orzano, je cours tout observer. ## SCÈNE III. Quirini, Orzano. QUIRINI, À PART. Orzano ! ORZANO.         De ce coeur peut elle être chérie ! QUIRINI, À PART. Mon rival ! Commandons à ma juste furie. Approchons. Haut.     Orzano.... ORZANO.         Que voulez-vous de moi ? QUIRINI, À PART. C'est bien lui. Haut.         Qui produit le trouble où je vous vois ? Vainqueur, de votre sort ressentez mieux les charmes. ORZANO. N'est-il d'autre bonheur que la gloire des armes ? Quoique de cet éclat les yeux soient éblouis, Plus d'un front est chargé de lauriers et d'ennuis. QUIRINI. Ce n'est pas ce qu'il faut que pour vous l'on redoute ; Car Laurence vous aime. ORZANO.         Elle l'a dit, sans doute. QUIRINI, À PART. Elle l'a dit ! Ô rage ! Ô transports furieux ! Haut. Sa main vous appartient ; un hymen glorieux... ORZANO. Sa main !... Que vous importe ? QUIRINI.         Il m'importe peut-être. ORZANO, À PART. Dans mes sens, près de lui, quel trouble vient de naître ? Haut. Et qui donc êtes-vous pour me parler ainsi ? QUIRINI. Moi !... De mon nom trop tôt vous serez éclairci. ORZANO. Trop tôt ! Mais d'où vous vient cette arrogance extrême ? QUIRINI. Un seul mot :... revenons à l'objet qui vous aime. Dans ces doux entretiens de son coeur enflammé, Vous a-t-elle avoué qu'un autre en fut aimé ? ORZANO. Un autre, dites-vous ? Un autre ? De Laurence ? QUIRINI. Oui. ORZANO.         J'en ai donc enfin la cruelle assurance ! Je l'avais pressenti ce mystère fatal. Vous paraissez savoir le nom de mon rival : Il faut me le nommer ; parlez ; quel est le traître ? QUIRINI. Sans doute je pourrais vous le faire connaître ; Mais, quelque heureux éclat qui vous pare aujourd'hui, Ce discours menaçant vous sied mal avec lui ; Sachez qu'il fut toujours étranger à la crainte. ORZANO. Je le crois... mais enfin expliquez-vous sans feinte ; Nommez-moi le rival que cherche mon courroux. Vos regards, vos discours me font croire... Est-ce vous ? Est-ce vous ? QUIRINI.         Par ce ton penses-tu me confondre ? Oui, c'est moi... qui suis prêt, jeune homme, à te répondre. ORZANO. Toi, cruel ! Il suffit, rompons cet entretien. Il tire son épée. Viens prendre tout mon sang, ou verser tout le tien. Ils se battent. QUIRINI, EN TOMBANT. Je suis frappé. ORZANO.         Ce bras a vengé mon offense ! Mais d'où vient que mon coeur frémit de ma vengeance ? Si vers ce malheureux.... Je n'ose en approcher ! Une secrète voix semble me reprocher... Fuyons ce lieu ; fuyons l'horreur qui m'environne. Il s'échappe. ## SCÈNE IV. QUIRINI. Ah ! Je reviens à moi. Laurence m'abandonne ! Laurence est arrachée à mon amour déçu ! Que ne puis-je mourir du coup que j'ai reçu ! ## SCÈNE V. Quirini, Montano, Laurence. MONTANO. Madame, c'est ici.... QUIRINI.     Montano.... MONTANO. Il s'approche.         Qui m'appelle ? Ciel !... mon ami sanglant ! LAURENCE.     Quirini ! QUIRINI.         Dieux ! c'est elle ! Où suis-je ? LAURENCE.         Quirini, dans quel état affreux Le sort, qui nous rejoint, vous présente à mes yeux ? QUIRINI. Vous me voyez blessé... Mon coeur l'est plus encore ; Votre hymen.... LAURENCE.     Est rompu. QUIRINI.     Qu'ai-je appris ? LAURENCE.         Je l'abhorre. QUIRINI. Se peut-il ? LAURENCE.         Je suis libre, et je te rends la foi D'une épouse attendrie, et digne encor de toi. QUIRINI. Est-il bien vrai ? Le sort me serait moins funeste ? LAURENCE. Montano te dira.... MONTANO.         Mon ami, je l'atteste. Lorsqu'elle a su de moi que vous voyiez le jour, Éperdue, enivrée, et tout à votre amour, Elle a rompu le noeud qui détruisait le vôtre, Et béni le destin qui vous rend l'un à l'autre. QUIRINI. Ah ! Viens, viens sur ce coeur... mes maux sont oubliés ; Laurence, ce moment me les a tous payés. LAURENCE. Cher époux ! Ta blessure à mon âme éperdue.... QUIRINI. Ma blessure n'est rien, puisque tu m'es rendue. LAURENCE. Mais quel est le cruel ?... QUIRINI.         Je dois lui pardonner ; C'est celui que, pour moi, tu viens d'abandonner : Mon rival. LAURENCE.     Orzano ! Ciel ! Qu'entends-je ! QUIRINI.         Lui-même. Je ne m'étonne pas de sa douleur extrême ; Mais, quoi qu'il m'ait vaincu, t'obtenant aujourd'hui, Je ne changerais pas de destin avec lui. LAURENCE. Orzano dans ton sang.... Ô forfait effroyable ! QUIRINI. Comment ! De quel forfait te paraît-il coupable ? Il a fait son devoir ; nous étions ennemis. LAURENCE. Lui, ton ennemi ! Dieux ! QUIRINI.     Qu'est-il donc ? LAURENCE.         C'est ton fils ! QUIRINI. Orzano !... Soutiens-moi... Qui ? Lui ?... Je suis son père ? LAURENCE. Oui. QUIRINI.         Mais comment l'hymen lui donnait-il sa mère ? LAURENCE. Élevé dans l'Istrie, il est ici venu, À Venise, à sa mère, à lui-même inconnu. Ma main devait payer son exploit magnanime ; Avant de l'accomplir, j'ai connu tout mon crime ; Je t'ai rendu ce coeur qui déplorait ta mort. Quel trouble m'a saisie en apprenant ton sort ! Instruite par la voix de cet ami fidèle, Je vole où la tendresse, où le devoir m'appelle ; Et quand je crois, ravie à de coupables noeuds, Renouer avec toi des liens plus heureux, Quand je crois, pour combler l'union la plus chère, Rassembler dans mes bras et le fils et le père, Je trouve par le fils le père terrassé... Et j'ai pu mettre au jour celui qui t'a blessé ! QUIRINI. Que j'aurai de plaisir à l'embrasser !... Laurence, À peine il m'a vaincu qu'il a fui ma présence ; Je ne sais quel effroi précipitait ses pas ; Dieux, ramenez mon fils, qu'il vienne dans mes bras. Dans notre affreux combat, dont il obtient la gloire, Je suis le plus heureux, j'ai perdu la victoire. J'aime mieux que son bras ait triomphé du mien ; J'aime mieux que mon sang ait coulé que le sien. LAURENCE. Ce langage, d'un père a toute la tendresse ; Mais trop d'émotion peut nuire à ta faiblesse. Viens donc chez Montano, viens calmer les esprits, Et recevoir les soins des mains que tu chéris. Je crains d'ailleurs ces lieux, où l'on peut te surprendre. MONTANO. Oui, venez. QUIRINI. À Laurence.         Guidez-moi. Je brûle de t'apprendre L'espoir qui, sur ces bords, m'a conduit en ce jour, Et les tendres projets qu'a formés mon amour. LAURENCE. Quels qu'ils soient, ton épouse à t'obéir est prête. Ciel ! ## SCÈNE VI. Les Précédents, Soldats du Conseil des Dix. LE COMMANDANT.         Quirini, des Dix un ordre vous arrête. Suivez-nous. QUIRINI. À Laurence.         Je suis prêt. Mon bonheur a cessé. LAURENCE, À MONTANO. Seigneur, souffrirez-vous... MONTANO.         Soldats, il est blessé. Voulez-vous qu'il vous suive en ce péril extrême ? Je sais quelle est des Dix la puissance suprême ; Je connais vos devoirs ; mais il est une loi Dont les droits sont plus saints, qui vous parle avec moi ; L'humanité ! De vous Quirini la réclame. LE COMMANDANT. Je crains... MONTANO.         Ne craignez point que le Conseil vous blâme ; Mais, quand il vous faudrait enfin le redouter, Pour servir l'infortune on doit tout affronter. LE COMMANDANT. Qu'exigez-vous ? MONTANO.         Chez moi souffrez qu'on le transporte. Il n'échappera point, gardé par votre escorte ; Et, sans trahir la loi, vous serez généreux. LE COMMANDANT. Répondez-vous de lui, je remplirai vos voeux ? MONTANO. Oui. LE COMMANDANT.     Commandez. MONTANO.         Ami, rentrez dans cet asile. Je vous quitte un moment, mais pour vous être utile. Membre de ce Conseil qui vous fait arrêter, Pour défendre vos jours je cours m'y présenter. QUIRINI. Craignez, pour me servir, d'exposer votre tête. MONTANO. Ne parlez pas de moi, nul danger ne m'arrête ; Et l'on verra, dût-on nous frapper tous les deux, Qu'un ami m'est plus cher, quand il est malheureux. # ACTE V. Le théâtre représente l'intérieur du palais de Ziani. ## SCÈNE PREMIÈRE. Ziani, Laurence. LAURENCE. Venise retentit du bruit de mes malheurs ; Mon père m'a fait grâce en voyant mes douleurs. Mais si, dans ses foyers, il est père sensible, Il se montre, au Sénat, magistrat inflexible. Je crains pour Quirini dans les prisons jeté. Montano, son soutien, lui-même est arrêté. Tout l'abandonne, hélas ! Orzano seul lui reste : Mais où l'aura conduit une erreur si funeste ? Dès longtemps, par mon ordre, on cherche en vain ses pas. Il peut sauver son père, et ne se montre pas. ZIANI. Oui, madame, avec vous je dois être sincère ; Le secours d'Orzano lui devient nécessaire. Le Sénat veut sa perte, et la croit un devoir. Mais, avant de partir, Orzano doit me voir ; Je l'attends. LAURENCE.         Il peut fuir la mère la plus tendre ! La nature, en son coeur, ne se fait point entendre ! Je brûle de le voir, de l'appeler mon fils. ZIANI. Des désirs aussi doux seront bientôt remplis. LAURENCE. Tandis qu'il est absent, si, par votre entremise, De son père à mes voeux la présence permise... ZIANI. J'en gémis ; mais nos lois, à qui tout est suspect, D'un criminel d'État interdisent l'aspect. Moi-même je craindrais, si de votre infortune Je pouvais... LAURENCE.         Oubliez une plainte importune. Je vais attendre ailleurs qu'un fils lent à venir... ZIANI. Dès que je l'aperçois, je cours vous prévenir. LAURENCE. De son destin surtout cachez-lui le mystère. ZIANI. J'entends ; vous désirez l'instruire la première. Il suffit. Elle sort. ## SCÈNE II. ZIANI.         Sans me voir a-t-il osé partir ? Non, son coeur à ce point ne peut se démentir. Je le connaissais bien... Il paraît à ma vue. ## SCÈNE III. Ziani, Orzano. ZIANI. Qu'avez-vous, Orzano ?... Votre âme semble émue... Sauriez-vous ?... ORZANO.         Je sais tout, Laurence m'a trompé : J'ai trouvé son amant, l'ai joint, et l'ai frappé. Ainsi de son refus ne cherchez plus la cause. ZIANI. Sur un motif plus saint son refus se repose. ORZANO. Sur un motif plus saint !... Que dites-vous ?... Eh ! Quoi ?.. N'est-ce point un rival qui m'enlève sa foi ? ZIANI. Non. ORZANO.         Non !... Expliquez-moi cet étrange mystère. ZIANI. Un autre à vos regards doit montrer la lumière, La lumière terrible.... hélas ! Qu'avez-vous fait ? ORZANO. J'ai vengé mon amour. ZIANI.         Il n'est plus qu'un forfait. ORZANO. Un forfait ! ZIANI.         Je ne puis en dire davantage. ORZANO. Eh ! Qui doit de mon sort éclaircir le nuage ? Qu'il paraisse... ZIANI.         Bientôt je l'amène en ces lieux. Ah ! Lorsque le bandeau tombera de vos yeux, Vous aurez, accablé de ces clartés soudaines, À remplir des devoirs, à dévorer des peines ; Ce fardeau trop pesant, je veux le partager ; Peut-être votre ami le rendra plus léger. Adieu ; vous connaîtrez ma tendresse et mon zèle. ORZANO. Cher Ziani, quittez une feinte cruelle : Terminez d'un seul mot, ou comblez mon tourment. ZIANI. Vous allez être instruit ; attendez un moment. ## SCÈNE IV. ORZANO. Attendre !... Quel effort ! Ziani me l'ordonne ! Lui qui sait que mon sang dans mes veines bouillonne ! Les transports curieux, dont je suis tourmenté, Précipitent ses flots dans mon sein agité. Attendre !... Il le faut bien !... Je vais du moins apprendre Ce mystère effrayant que je ne puis comprendre, Qui rend, si j'en dois croire un avis trop affreux, Mon amour criminel autant que malheureux. Il l'est trop en effet, si sa force est un crime. Quels traits profonds en nous un objet cher imprime ! Ces refus, mon effroi, ce secret douloureux, Le sang dont je suis teint, tout irrite mes feux. Le sang dont je suis teint !... d'où vient que cette idée A troublé tout-à-coup mon âme intimidée ? J'ai trouvé mon rival, j'ai dû hâter sa mort ; Je l'ai dû... cependant je sens là le remord ! Le remords et l'amour se disputent mon âme. On vient : serait-ce lui ?... ## SCÈNE V. Orzano, Laurence. ORZANO.         Que vois-je ? Vous, madame ! Venez-vous insulter aux maux que vous causez ? LAURENCE. Vous en voyez mes yeux de larmes arrosés. ORZANO. Comment rejetez-vous l'amant qui vous adore, Si vos pleurs ?... LAURENCE.         Je l'ai fait, je le ferais encore. ORZANO. À mes yeux irrités pourquoi donc vous offrir ? LAURENCE. Pour me justifier, vous plaindre, et vous chérir. ORZANO. Me chérir ! LAURENCE.         Oui, cruel, descends dans ta pensée. Comment, quand par un père au silence forcée, Je n'ai pu de ma main t'expliquer le refus, Dans mes yeux, qui toujours cherchaient les tiens confus, Comment n'as-tu pas vu qu'une cause récente Rendait, envers tes feux, ma rigueur innocente ; Et que, te ravissant le nom de mon époux, Mon coeur te présentait un titre encor plus doux ? ORZANO. Eh ! Quel titre à mes yeux peut vous rendre plus chère ? LAURENCE. Celui de fils, ingrat ; vois, et connais ta mère. ORZANO. L'épouse de Zéno m'a mis au jour. LAURENCE.         C'est moi ! Fruit d'un secret hymen, que réprouvait la loi, Zéno, loin de mes yeux, pour cacher ta naissance, Sous le nom de son fils, éleva ton enfance. Ce billet de Zéno t'en éclaircira mieux. ORZANO, TOMBANT ACCABLÉ. Je vois tout !... Ciel ! LAURENCE.         Mon fils, tourne vers moi les yeux. À ton nouveau destin abandonne ton âme. Tu ne me réponds rien !... Mon fils... ORZANO, APRÈS UN LONG SILENCE. Adieu, Madame. LAURENCE.         Orzano, tu me fuis ? Quel est donc ton dessein ? Demeure. ORZANO.         Je ne puis... Le trouble est dans mon sein. Comment lever les yeux en ce séjour funeste Que j'ai souillé d'un feu que ma vertu déteste. Ces voûtes, m'accablant de l'aveu que j'ai fait, Semblent me renvoyer ma honte et mon forfait. Chaque endroit me reproche une flamme coupable. Il faut me dérober à ce poids qui m'accable ; J'ai pu connaître un feu qui blesse mon devoir ? J'ai pu brûler pour vous ?... Je ne dois plus vous voir. Adieu. LAURENCE.         Non, arrêtez :... tout vous dit de m entendre. ORZANO. Tout me dit de vous fuir. Faut-il plus vous apprendre ? Pour m'éloigner de vous, faut-il vous dévoiler Ce que mon front en feu devrait vous révéler ? Je brûle encor. LAURENCE.     Grande Dieux ! ORZANO.         C'est un horrible crime. Je tremble que la terre, où ma trace s'imprime, Ne frémisse indignée, et que l'astre des cieux, Blessé de mon aspect, ne pâlisse à mes yeux. Mais voyez l'ascendant de l'amour qui me touche ; Je veux le taire, il sort de mes yeux, de ma bouche. Je veux le vaincre, il rit de mes efforts trompeurs ; Il croît de mes remords, il brûle de mes pleurs. Votre voix, vos regards, tout accroît mon délire : Vous embrasez cet air qu'avec vous je respire. De m'arrêter encor aurez-vous la rigueur ? LAURENCE. Écoute. ORZANO.         Eh bien, cruelle, arrachez-moi le coeur. C'est là qu'il faut chercher ma flamme illégitime ; Soyez du moins ma mère, en punissant mon crime, Ou je vais de ce fer vous venger et mourir. LAURENCE. Arrête, tu n'as pas encor droit de périr. La mort, sans doute, est due à ton feu téméraire ; Mais respecte des jours que réclame ton père. ORZANO. Mon père ! À ce nom seul tout mon coeur s'est ému. Quel est-il ? LAURENCE.         Malheureux, tu ne l'as que trop vu ! ORZANO. Vous me faites trembler !... Mon destin, que j'abhorre, Pour un autre attentat m'a-t-il fait naître encore ? Ce mortel, dont mes coups... LAURENCE.         Oui, vous êtes son fils. ORZANO. Son fils ! voilà le comble à mes maux inouïs. Que n'ai-je succombé dans ce combat impie ! Répondez... sous mon bras a-t-il perdu la vie ? LAURENCE. ll respire. ORZANO.         Je cours, maudissant mes fureurs, Arroser sa blessure et ses pieds de mes pleurs. Guidez mes pas. LAURENCE.         Ton père ! Il veut plus que des larmes. Connais-tu son destin ? Connais-tu mes alarmes ? Il est dans les fers ! ORZANO.     Ciel ! LAURENCE.         Sans secours, sans appui, Fils d'un proscrit, déjà la mort plane sur lui. ORZANO. Dieux ! LAURENCE.         La loi, qui jadis a condamné sa tête, Dans ce jour exécrable à la frapper s'apprête. Toi seul, près du Sénat, tu peux le secourir. Tu sais tout.... maintenant désires-tu mourir ? ORZANO. Je ne désire plus que vivre et le défendre ; Il n'est rien que pour lui son fils n'ose entreprendre. Je croirai, sous le crime encor trop abattu, En sauvant votre époux, ressaisir ma vertu. Oubliez les fureurs d'un amour déplorable ; Je suis plus malheureux que je ne suis coupable. Le vice de ces feux ne vint pas m'embraser ; J'ignorais.... Ciel, c'est toi que je dois accuser. Toi seul, en m'aveuglant, m'a traîné dans l'abîme ; Tu m'as caché mon nom pour me conduire au crime. Eh bien ! Si l'équité doit émaner de toi, Si tu veux de mes maux t'absoudre devant moi, Je ne t'implore pas pour finir ma misère ; Mais fais que, dans ce jour, je sauve au moins mon père. LAURENCE. Que ce langage plaît à mon coeur soulagé ! Je retrouve mon fils. ORZANO.         Voue m'aviez bien jugé. Je suis fier du succès qu'emporta mon audace, Il me donne le droit de demander sa grâce. Je cours vers le Sénat qu'a servi ma valeur ; Il saura mon forfait ; il verra ma douleur : Il faudra que ma voix apaise sa colère ; Il faudra qu'il me frappe, ou qu'il me rende un père ; Et si votre bonheur de mes soins est l'effet, Je pardonne au destin, et je meurs satisfait. Adieu ; pour l'assurer je cours tout entreprendre. ## SCÈNE VI. LAURENCE. Le voilà bien lui-même ! Ô Dieu, daigne m'entendre ! Ne souffre pas qu'un coeur, pour la vertu formé, D'un amour criminel reste encore enflammé. Me faudra-t-il toujours l'admirer et le craindre ! Le craindre ! Quel effort !... Et comment m'y contraindre ! Comment donc imposer un silence éternel Aux transports innocents de ce coeur maternel ? Et, tremblant d'enflammer sa coupable tendresse, Commander à mes yeux de l'éviter sans cesse ? Mais quel penser m'occupe ? En ce moment affreux... Ô trouble ! Ô désespoir !... Un sénat rigoureux De mon époux peut-être a condamné la tête ! Le glaive va frapper !... Mon fils en vain l'arrête. Ah ! Cruels, détournez votre injuste courroux ; Les exploits de son fils ne l'ont-ils pas absous ? Les noms les plus chéris feraient-ils ma misère ? Ne pourrai-je être, hélas ! Épouse ainsi que mère ? C'est toi, Lucile !.. Eh bien ? Orzano ? Quirini ? ## SCÈNE VII. Laurence, Lucile. LUCILE. Bientôt de votre coeur l'effroi sera banni : Orzano doit sans doute obtenir la victoire, Et la rigueur des lois va céder à sa gloire. Du moins jusqu'au Sénat, dans leurs bras attendris, Mille Vénitiens ont porté votre fils. La ville tout entière en assiège les portes. Soldats et matelots, citoyens et cohortes, Attendent, en tremblant, ce que l'on doit juger : On dirait que chacun a son père en danger. Ne pouvant traverser cette foule innombrable, Qui me rend du Sénat l'accès inabordable, J'accours dans ce palais pour calmer votre effroi. LAURENCE. Je crains pour Quirini, tant qu'il est loin de moi. Je redoute un Sénat qui chérit la vengeance. LUCILE. Vous allez tout savoir, Gradonigue s'avance. ## SCÈNE VIII. Laurence, Gradonigue. LAURENCE. Mon père, que m'apprend votre front consterné ? Mon époux... GRADONIGUE.     Ne vit plus. LAURENCE.         Il est donc condamné. GRADONIGUE. Non ; le Sénat, d'abord ne sachant que résoudre, Entraîné par son fils, était près de l'absoudre, Quand un récit affreux nous apprend que la mort. Dans l'horreur des cachots, a terminé son sort. LAURENCE. Dieux ! Comment... GRADONIGUE.         Irrité dans sa prison obscure, Son sang aura sans doute enflammé sa blessure, Et causé le trépas qui nous accable tous. LAURENCE. C'en est donc fait ! Hélas, j'ai perdu mon époux ! GRADONIGUE. De son malheureux fils la douleur est extrême : Vainement le Sénat, qui le révère et l'aime, Voulait calmer les maux dont il est déchiré, Il est sorti, muet, pâle, désespéré ; Et moi je suis venu, dans ta peine mortelle, Déplorer avec toi cette perte cruelle. LAURENCE. Vos soins me rendront-ils l'époux que j'ai perdu ? GRADONIGUE. Que vois-je ? Vers ces lieux ton fils marche éperdu. ## SCÈNE IX. Laurence, Orzano, Gradonigue. LAURENCE. Orzano ! ORZANO.         C'en est fait, épouse infortunée ! Il est mort. LAURENCE.         Je sais trop ma triste destinée. ORZANO. Et c'est moi ! Moi, son fils, qui répandis son sang ! Le ciel n'a pas voulu que je fusse innocent. C'est peu que son pouvoir, qui de mon sort décide, M'ait fait incestueux, il me rend parricide ! Eh bien ! Ciel, sois content ; le crime est consommé. Me voilà tout couvert du sang qui m'a formé. LAURENCE. Mon fils ! ORZANO.         Cruel destin, quel est donc ton empire ? Contre moi ta rigueur, à tout moment, conspire : Je retrouve mon père, après l'avoir blessé ; Et lorsque d'un Sénat, à le perdre empressé, Je vole garantir sa tête poursuivie, Il expire au moment où je sauvais sa vie ! Il meurt lorsque j'allais, le rendant au bonheur, Réparer les forfaits commis par ma fureur ! GRADONIGUE. Si ce crime est affreux, il est involontaire. ORZANO. N'importe, il est commis, et j'ai tué mon père. GRADONIGUE. Éloignez ces tableaux qui causent votre effroi. ORZANO. Éloignez donc ce sang qui coule autour de moi. Il demande vengeance, il faut le satisfaire. Il se tue. LAURENCE. Arrête, malheureux, il te reste une mère. Je perds tout en un jour. ORZANO.         Ah ! Ne me plaignez pas : L'amour seul à ma main ordonnait mon trépas. Après tant de malheurs, où ma force succombe, Je n'avais d'autre espoir que la paix de la tombe... À Gradonigue. Seule, elle peut calmer tout mon coeur abattu, Hélas ! Je meurs coupable en aimant la vertu. Moins heureux que la fleur, je tombe à mon aurore ; Mais l'implacable amour m'a trop fait vivre encore. Que n'ai-je, avant le jour !... C'est le dernier pour moi. Ami trop généreux, approchez sans effroi ; Et vous, digne mortel, où je regrette un père, Vous surtout à mon coeur trop fatale et trop chère, Donnez-moi votre main ; mon trépas est plus doux, Et mon dernier soupir n'est encor que pour vous. # VARIANTES. ## SCÈNE VII. LUCILE. ........................... J'accours dans ce palais pour calmer votre effroi. LAURENCE. Je crains pour Quirini, tant qu'il est loin de moi ; Je redoute un sénat.... LUCILE.         Reprenez l'espérance : Suivi de Quirini, Gradonigue s'avance. ## SCÈNE VII. Laurence, Gradonigue, Quirini. LAURENCE. Mon père, votre fille embrasse vos genoux. GRADONIGUE. Tout vous est pardonné ; je vous rends votre époux. LAURENCE. Mon père ! Cher époux ! QUIRINI.         Ô femme idolâtrée ! Ce jour t'offre plus belle à mon âme enivrée. LAURENCE. Mais comment Quirini par vous m'est-il rendu ? Orzano... GRADONIGUE.         C'est à lui que ce triomphe est dû. Ses exploits de son père ont été seuls l'égide. De plus d'un sénateur la justice rigide Voulait un grand exemple, et réclamait les lois ; D'autres de la douceur faisaient parler la voix, Et pensaient que d'un fils le triomphe prospère Effaçait ajamáis les fautes de son père. Le Sénat balançait, indécis, agité, Quand Orzano paraît par le peuple porté ; De sa rare valeur auguste privilège ! À peine on l'aperçoit suivi d'un tel cortège, La sensibilité pénètre tous les coeurs ; Il veut parler ; sa voix expire dans les pleurs ; Mais ses pleurs ont tout dit, on entend leur silence. Ce seul cri, pardonnons, de tous côtés s'élance ; Le peuple, à ces accents, a soudain répondu. Au milieu des transports le décret est rendu. Enfin de Quirini la grâce est prononcée. Tandis que l'assemblée, en ses voeux exaucée, Applaudit mille fois, et que le magistrat Consacre ce décret par le sceau de l'Etat, Je sors ; de Quirini je cours briser la chaîne. Je l'instruis de son sort, et vers toi je l'entraîne, Jaloux, en avançant le bonheur de tous deux, De me voir le premier qui le rende à tes voeux. LAURENCE. Il m'est plus cher encor de la main de mon père. QUIRINI. Ennemi généreux, qu'il faut que je révère, Vous rendez votre fille à mes voeux satisfaits ; Ah ! C'est à son bonheur de payer vos bienfaits. Mais ce mortel si cher qui m'a rendu la vie, Qu'il est lent à paraître à ma vue attendrie ! Je brûle d'embrasser le fils qui m'a sauvé. LAURENCE. Qui l'arrête ? Et quel trouble en mon âme élevé... Nous devions nous attendre à plus d'impatience. GRADONIGUE. Calmez de votre esprit l'injuste défiance ; Oui, bientôt.... LAURENCE.         Ziani s'approche tout en pleurs. Que dois-je redouter ? ## SCÈNE VIII. Les Précédents, Ziani. ZIANI.         Le plus grand des malheurs. Orzano. QUIRINI.     Quoi ? LAURENCE.     Je tremble. ZIANI.         Il termine sa vie. LAURENCE. Je me meurs. QUIRINI.         Mon fils ! Dieu ! Quel bras, dans sa furie. ZIANI. Le sien. QUIRINI ET GRADONIGUE.     Ciel ! ZIANI.         Du Sénat il s'échappe, et soudain Nous le trouvons le glaive enfoncé dans son sein. « Mes amis, nous dit-il, ne versez point de larmes : Le jour à mes regards avait perdu ses charmes. Consumé, malgré moi, d'un amour éternel, Il me fallait mourir ou vivre criminel : Je meurs. » QUIRINI.     Il aime encore ! LAURENCE.         Ô mère infortunée ! ZIANI. Tous les coeurs attendris plaignent sa destinée. Malgré lui de son sang on arrête le cours ; De l'art qui nous guérit il reçoit les secours. Il lève alors sur moi son oeil faible et débile : « J'accepte, mon ami, ce secours inutile, Pour voir encor Laurence avant que d'expirer. À ce spectacle affreux daignez la préparer. Je veux qu'avant ma mort tous les miens me pardonnent. » J'obéis ; je le laisse aux mains qui l'environnent ; Et, frémissant encor d'horreur et de pitié, Je viens joindre à vos pleurs les pleurs de l'amitié ! On l'amène à vos yeux. LAURENCE.         Ô spectacle effroyable ! ## SCÈNE DERNIÈRE. Les Précédents, Orzano, porté parle peuple. QUIRINI. Qu'as-tu fait ? ORZANO.         Mon devoir ! Ah ! si je meurs coupable, Dans la tombe du moins, où je suis arrivé, J'emporte le bonheur de vous avoir sauvé. Ce penser vous fera, je me plais à le croire, D'un trop coupable fils pardonner la mémoire. QUIRINI. En peux-tu donc douter ? Je vois ton seul bienfait. ORZANO. Le Destin seul sans doute a causé mon forfait : Je meurs en l'accusant ; je meurs à mon aurore ; Mais l'implacable amour m'a fait trop vivre encore. Que n'ai-je, avant ce jour !... C'est le dernier pour moi Ami trop généreux, approchez sans effroi. Et vous, dignes mortels, dont chacun m'offre un père. À Laurence. Vous surtout, à mon coeur trop fatale et trop chère, Donnez-moi votre main, mon trépas est plus doux, Et mon dernier soupir n'est encor que pour vous. Il meurt.