--- identifier: lesagedorneval_ilegougou creator: Lesage et dorneval. date: 1720 title: L’île du gougou. , comédie --- L'ÎLE DU GOUGOU Pièce en deux actes et en monologue. M. DCC. XX. Par Lesage et d'Orneval Texte manuscrit conservé à la BnF, départements des manuscrits occidentaux, sous la cote MS. f. fr. 9314, f°47-67 v. CONFORME A LA TRANSCRIPTION DE Charlotte Guichard et Isabelle Ligier-Degauque.Représentée sur le théâtre de la troupe du sieur Francisque à la Foire Saint-Germain. # ACTEURS. – LE SAGAMO, chef des sauvages. – TOURMENTINE, sa fille. – CARABOSSE, suivante de Tourmentine. – LÉANDRE, amant d'Argentine. – ARLEQUIN, son valet. – ARGENTINE. – MARNIETTE, sa suivante. – LE GOUGOU, monstre qu'adorent les sauvages. – PIERROT, sacrificateur du Gougou. – LE GÉNIE BENINGUET. – OFFICIERS DU SAGAMO. – LE FAVORI du SAGAMO. – TROUPE DE SAUVAGES. – TROUPES DE LUTINS.Le théâtre représente une île dans les ailes et une mer dans le fonds. # ACTE I. Six sauvages y paraissent embusqués sur des rochers. L'orchestre joue une tempête. On voit un vaisseau en mer battu des vents et des flots. On entend des cris d'hommes effrayés. Le vaisseau vient enfin à échouer sur le rivage de l'île. Léandre, Arlequin et quatre matelots sautent à terre. ## SCÈNE I. Léandre, Arlequin, Quatre matelots, Six sauvages. ARLEQUIN, VOYANT LES SAUVAGES QUI S’APPRÊTENT À LES CHARGER. [1] Ahi ! Siamo perduti ! Les sauvages descendent des rochers sur lesquels ils étaient grimpés, et ils viennent en jetant des grands cris attaquer Léandre Arlequin et les quatre matelots. Il se fait un violent combat pendant lequel Arlequin fait ses lazzis de poltron. Les matelots voyant que les sauvages ont le dessus se sauvent. Léandre et Arlequin sont faits prisonniers ; on les charge de chaînes. ARLEQUIN, REGARDANT SES MENOTTES. Les vilaines manchettes ! LÉANDRE, LÈVE LES YEUX AU CIEL ET SOUPIRE. Ah ! ARLEQUIN. Hélas ! Que va-t-on faire de nous ? Les sauvages, après les avoir attachés vis-à-vis l'un de l'autre à des arbres, se retirent en leur faisant signe qu'ils vont revenir. ## SCÈNE I.. Léandre, Arlequin. ARLEQUIN, PLEURANT. Hiaouf ! Léandre se désole. ARLEQUIN. Je vous l'avais bien dit, Monsieur, qu'il nous arriverait malheur à la fin ! Vous n'avez jamais voulu me croire et voilà ce que votre opiniâtreté nous attire ! Léandre porte tristement la main sur son cœur. Oui, je sais bien que l'amour fait faire bien des choses. Je le sens comme vous, puisque ma chère Marinette a été prise par des corsaires avec Argentine, votre maîtresse. Mais il y a une fin à tout. Nous les avions cherchées d'île en île, pendant près de deux ans, au travers de mille dangers, craignant, à chaque moment, la griffe des pirates et la gueule des merlans. N'en avions-nous pas assez fait et n'étions-nous pas en droit de nous retirer honnêtement ? Pas pour un diable ! Vous ne voulez écouter aucune raison et, ne suivant en tout que votre chienne de fantaisie, vous vous enfoncez follement dans des mers inconnues, où vous ne deviez pas moins attendre que ce qui vous est arrivé. LÉANDRE, SOUPIRANT. Ouf ! ARLEQUIN. Nous voilà bien avancés ! J'avais grand tort, n'est-ce pas, de vous marquer ma défiance sur toutes les amitiés que nous fit dernièrement le génie Beninguet en nous recevant chez lui ? Je vous dis, mon cher maître : « J'ai peur que le génie ne nous joue d'un mauvais tour, il y a cinq cent mille diables qui se mêlent de ses affaires ; il n'y a rien de bon à attendre de ce drôle-là. — Ah, mon pauvre Arlequin, me répondîtes-vous, que tu juges mal de Beninguet ! Son air, ses manières engageantes, sa compassion dans nos malheurs, les fêtes qu'il nous donne, tout cela ne doit-il pas te rassurer ? — Monsieur, vous répliquai-je, c'est peut-être une sirène qui nous flatte pour nous étrangler. — Bien loin de cela , Arlequin ! Il me fait équiper un vaisseau bien meilleur que le mien, et il vient de me dire les larmes aux yeux : Seigneur Léandre, mon cher ami, je suis bien fâché de vous quitter, mais l'intérêt de votre amour l'emporte sur le plaisir que j'ai de vous voir. Partez. Abandonnez-vous encore aux flots. Vous devez bientôt retrouver votre Argentine et l'arracher des mains du tyran qui la tient en esclavage... » Ne vous voilà-t-il pas dans un bel équipage ? Pour cela, vous auriez besoin vous-même d'un Roland pour vous tirer des pattes ou nous sommes tombés. Léandre fait des signes de désespoir. Allez, allez, Beninguet et les coquins qui nous ont pris s'entendent comme larrons en foire. Un bruit de timbales se fait entendre. Que diable signifie cela ? ## SCÈNE I.I. Léandre, Arlequin, Le Sagamo et suite. Le Sagamo paraît. Il est précédé par plusieurs sauvages dont les uns portent des arcs et des flèches, les autres des massues ; il y en a qui font résonner des orgues de barbarie et d'autres qui frappent sur des plaques de cuivre. Devant lui est une petite danseuse qui porte son calumet. Quantité de ses officiers le suivent, ayant tous le sabre nu à la main. CHŒUR DE SAUVAGES. Air DU chœur des Bostangis de L'Europe galante, 5e entrée, scène 5. Vivo vivo Grano Sagamo ! ARLEQUIN. Quelles physionomies ! Pendant la marche, il fait plusieurs espiègleries aux sauvages qui passent près de lui. Après que la marche est finie, il va s'asseoir au fond du théâtre sur un siège champêtre. Tous les sauvages se rangent sur deux files autour de Sagamo, ils sont accroupis, ayant les coudes sur leurs genoux et les mains fermées sous leur menton. Le Sagamo fait signe à un de ses officiers d'aller parler à Arlequin et Léandre. UN SAUVAGE, À ARLEQUIN. Nomac et qualitac. ARLEQUIN. Come mi chiamo ? Arlequin magna tutto. LE SAUVAGE. Nomac, nomac ? Léandre lui donne un coup de poing. LE SAGAMO. Coquinec ! Brutalec serec empalec ! ARLEQUIN, À LÉANDRE. Ah, malheureux ! Que faites-vous ? Au Sagamo. [2] Excusez, excusez, grand Magot ! C'est la manière dont on salue dans notre pays. Mon maître s'appelle Léandre, gentilhomme italien. Le sauvage va faire son rapport au Sagamo. LE SAGAMO. Etrangec consolec, consolec, serec contentec. ARLEQUIN, À PART. Bon début, ma foi. LE SAGAMO. Léandrec serec traitec honorec…Impolitec, non répondec ! ARLEQUIN, À SON MAÎTRE, LE GRONDANT. Heu ! Au Sagamo. Pardonnez-lui, Seigneur Masago. Il ne peut vous répondre parce qu'il est muet. LE SAGAMO, APRÈS AVOIR FAIT UN SIGNE DE TÊTE POUR RECEVOIR L’EXCUSE. Arlequinec, mangerec et boirec splendidec. ARLEQUIN, LUI FAISANT LA RÉVÉRENCE. Remerciec, votrec seigneuriec ! LE SAGAMO. Déchainec étrangec ! ARLEQUIN. Oh, le brave homme ! Sitôt qu'Arlequin est déchaîné, il va sauter au cou du Sagamo et le renverse. LES SAUVAGES, EMPOIGNANT ARLEQUIN. Tuac, tuac, l'insolentac ! LE SAGAMO. Laissec, laissec ! L'actionnec partec d'affectionec ! ARLEQUIN. Oui entendez-vous ? J'affectionne le magot, c'est pourquoi je veux l'embrasser ! Il leur donne des coups de batte. LE SAGAMO. Voulec traitec étrangec commec ma personnec. ARLEQUIN. Entendez-vous bien ce qu'on vous dit ? Allons, dépêchez-vous de nous donner à manger ! UN SAUVAGE, AU SAGAMO. Voulou, sa majestou, apprendrou al Gougou l'arrivou des étrangeous ? ARLEQUIN. Oui, grigou. LE SAGAMO. Voulec. Il sort suivi de ses officiers avec la même cérémonie qu'il est entré. ## SCÈNE IV. Léandre, Arlequin. ARLEQUIN. Hé bien, Monsieur, qu'en dites-vous ? Léandre soupire. Croyez-moi, mettez vos soupirs au croc pendant quelques jours et n'altérez point votre santé gratis. Léandre lui parle à l'oreille. Nous ne savons ni quand ni comment nous sortirons d'ici, cela est vrai ; mais chaque jour suffit de son mal. Ne sommes-nous pas encore trop heureux d'être tombés avec de braves sauvages comme ceux-ci ? Léandre lui parle à l'oreille. Oh, n'appréhendez rien. Allez, Monsieur, c'est une bonne pâte d'homme que ce magot ! Avez-vous pris garde avec quelle humanité il a dit : « Arlequinec mangerec et boirec splendidec » ? Nous allons être régalés ici comme des princes. Tenez, voyez-vous déjà comme les officiers se démènent pour exécuter les ordres de leur maître ? ## SCÈNE V. Léandre, Arlequin, Plusieurs Sauvages apportant des mets. ARLEQUIN. Ah, morbleu, que je vais bien m'en donner ! Il se met à table et convie son maître d'en prendre sa part en disant : [3] Prends un siège Cinna. Léandre fait signe que non. ARLEQUIN. Mangez, Monsieur, mangez ! Vous ne savez pas qui vous mangera. UN SAUVAGE. Sagamo sero mécontento ! ARLEQUIN, LA BOUCHE PLEINE. Oui vraiment, ce Samago sera fâché si vous ne faites pas honneur à son vin. À propos, goûtons un peu de ce vin. Il prend la bouteille, en verse cinq ou six coups qu'il sable et boit en suite à même la bouteille. Quelque part que puissent être nos maîtresses, il ne leur servira de rien que nous mourions de faim. Allons, Monsieur, à leur santé ! ## SCÈNE VI. Les Précédents, Pierrot. PIERROT, CHANTANT ET DANSANT. Gougou, Gougou, Gougou, Gougou, Avalou, Avalou, Avalou Arlequi, qui, Arlequou quou, Arlequinou. Arlequinou. ARLEQUIN, LE CONTREFAISANT. Gougou, Gougou, Avalou. Oui, oui, hé, hé, hé, cela est de bon goût et j'avale aussi. PIERROT, CONTINUANT. Gougou, Gougou Est contentou D'Arlequinou ! ARLEQUIN. Qu'est-ce que ce Gougou ? PIERROT. Grand deou, qu'adorou sauvageou. ARLEQUIN. Ha, ha, il est bien aise que je fasse bonne chère ! PIERROT. Est contentou ! ARLEQUIN. Ma foi, votre Dieu est bon diable ! À sa santé ! Il veut boire un verre de vin qu'il tient, mais les sauvages par leurs cris lui font répandre. PIERROT ET LES SAUVAGES SE PROSTERNENT À TERRE ET POUSSENT DE GRANDS CRIS DE JOIE. Haleatibou ! Haleatibou ! ARLEQUIN. Voilà des possédés ! Hé, pourquoi donc cette cérémonie ? PIERROT. Deou, Deou ! Il s'en retourne et les sauvages phrase non terminée. ## SCÈNE VII. Arlequin, Léandre, Deux Sauvages, apportant deux habits de victime des couronnes et des guirlandes de fleurs. ARLEQUIN, À PART. Que viennent faire ceux-ci ? PREMIER SAUVAGE, À LÉANDRE LUI PRÉSENTANT UN HABIT. Recevac l'honorac. Léandre le repousse. ARLEQUIN. Prenez. Monsieur ! N'entendez-vous pas que c'est pour vous faire honneur ? « Honorac ». Léandre fait signe qu'il n'en veut point. Arlequin, au deuxième sauvage. Donnez, donnez. Je ne suis pas si difficile moi ! Il se met l'habit. Mais qu'est-ce que c'est que ce collier ? DEUXIÈME SAUVAGE. L'ordrec du deec. ARLEQUIN. J'entends c'est le collier de l'ordre du Gougou. Il prend la couronne et la guirlande. Bon, bon, honorac. Hé bien, à quoi nous destine-t-on à présent ? DEUXIÈME SAUVAGE. Seroc devoroc par le deoc. Honoroc, honoroc ! ARLEQUIN, ÉTONNÉ. Que dites-vous ? PREMIER SAUVAGE. Gougou voulou avalou Arlequinou. ARLEQUIN, SE DÉSESPÉRANT. Miséricorde ! DEUXIÈME SAUVAGE, À LÉANDRE. Divinac crocodilac mangerac Leandrac, réjouissac ! ARLEQUIN, TIRANT SA BATTE. Le Diable t'emporte avec ton réjouissac ! Il veut se jeter ainsi que Léandre sur les deux sauvages. Mais ceux-ci les préviennent et les garrottent avec des cordes pour les emmener. O, poverto me ! Ah, le traître de Magot et le perfide Beninguet ! ## SCÈNE VIII. Léandre, Arlequin, Deux Sauvages, Un Eunuque. L’EUNUQUE DE LA PRINCESSE TOURMENTINE. Arrêtic, arrêtic, l'infantic Toumentinic désiric parlic à Léandric. L'a regardic de son balconic, voulic l'empêchic d'êtric mangic ! ARLEQUIN, SAUTANT DE JOIE. Réjouissic, réjoussic ! Et non pas réjouissac ! À Léandre, le poussant. Allic, allic, saluic Tourmentic ! Léandre sort avec l'eunuque. ## SCÈNE IX. Arlequin, Les Deux Sauvages, Un Garçon, Une Petite Fille. ARLEQUIN, DONNE DES COUPS DE BATTE AUX DEUX SAUVAGES. Ah ! Messieurs les coquins, vous vouliez nous faire croquer par votre vilain Gougou ! Hé, vous en aurez ! LE JEUNE GARÇON. Finissuc, finissuc ! Priuc le deuc ! ARLEQUIN. Quel diable de pays pour le jargon ! Ac, ec, ic, oc, uc, on parle ici les cinq mères langues ! LE JEUNE GARÇON, CHANTE L’AIR SUIVANT AVEC DE GRANDES GESTICULATIONS QUI DONNENT DU JEU À ARLEQUIN. L'orchestre l'accompagne. Cantou Cantou, Deou Gougou, Qui fa vivou lou sauvageou, Qui da panou, qui da vivou, Cantou Cantou, Deou Gougou. CHOEUR. Cantou Cantou, Deou Gougou. Le jeune garçon danse ensuite avec la petite fille et s'en vont ainsi que les deux autres sauvages. ## SCÈNE X. Léandre, Arlequin. Léandre entre, plein de désespoir. ARLEQUIN. Qu'avez-vous donc ? Léandre parle à l'oreille d'Arlequin. Tout est perdu ? Léandre lui fait comprendre qu'il n'y a rien à faire. Tourmentine s'est dédite apparemment. Léandre branle la tête. Quoi donc ? Léandre lui parle bas. Elle veut bien vous sauver la vie ? Hé, que diable vous faut-il encore ? Léandre lui parle encore à l'oreille. Aux conditions que vous l'épouserez ? Eh bien, voilà une belle affaire ! Épousez-la ! Léandre lui fait signe qu'il n'en veut point. Pour moi, j'épouserais quatre femmes toutes à la fois pour me sauver la vie ! Léandre lui parle à l'oreille. Vous voulez être fidèle à Argentine et l'épouser sans doute quand le Gougou vous aura avalé ? Léandre lui parle à l'oreille. Hé ! Qu'importe qu'elle soit magicienne, et son père sorcier ! J'épouserais le Diable plutôt que de me laisser manger comme un sot. Léandre lui parle à l'oreille. Que j'épouse donc Carabosse, la suivante de Tourmentine, qui ne me rachètera la vie qu'à ce prix-là ? Très volontiers ! Léandre lui parle à l'oreille. Quoi que vous puissiez dire de sa laideur, cela ne me rebutera pas. Elle est dégoûtante, elle ferait peur à un Suisse. Tout ce qu'il vous plaira. Je veux vivre et je la prendrai pour femme ! Léandre lui parle à l'oreille. Non vraiment, Monsieur, je n'oublie pas pour cela Marinette, mais je cède à la nécessité ! Si je suis croqué, je ne pourrai pas l'aller délivrer, comme je le ferai quelque jour. ## SCÈNE XI. Les Précédents, Carabosse, homme déguisé en femme horriblement laid. CARABOSSE, EN ENTRANT. Non mangeoc ! Non mangeoc ! ARLEQUIN, À LA VUE DE CARABOSSE TOMBE SUR LE VENTRE. Oh ! Il se relève et veut s'enfuir ; Carabosse court après lui. CARABOSSE. Non mangeoc ! ARLEQUIN. Tiroc ! Tiroc ! CARABOSSE, LUI SAUTANT AU COU. Caroc Arlequinoc t'adoroc ! Arlequin lui crache au nez. CARABOSSE, S’ESSUYANT. Impudentoc ! ARLEQUIN. C'est que vous me faites venir l'eau à la bouche. Il regarde son maître d'un air tout déconcerté. LÉANDRE. Hen ! Il lui fait un signe comme pour lui dire : ne t'ai-je pas accusé juste ? ARLEQUIN. Oh ! Ma foi, Monsieur, il n'y a envie de vivre qui tienne ! Je crois que je me dédirai ! ## SCÈNE XII. Les Précédents, Tourentine. TOURMENTINE, À LÉANDRE. Avertic, faitic réflexionic ? Voulic m'épousic ? Léandre secoue la tête. Ha, ha, méprisic charmic ? Insolentic ! Oh, bien ! Seric dévoric ! À la cantonade. Amenic crocodilic ! ARLEQUIN, AUX GENOUX DE TOURMENTINE. Apaisic colèric ! Donnez-lui le temps de se reconnaître. Il vous aimera peut-être à la fin. TOURMENTINE. Non voulic attendric ! CARABOSSE. Regardoc visageoc désiroc épousoc ! ARLEQUIN. Noc ! CARABOSSE. Ô ingratoc ! Elle appelle. Gougou, Gougou ! ## SCÈNE XIII. Les Précédents, Troupe de Sauvages, Pierrot, amenant le Gougou. Plusieurs sauvages entrent en deux files pendant que l'orchestre joue une marche lugubre. Pierrot les suit qui conduit avec une espèce de bride le Gougou animal monstrueux fait à peu près comme un crocodile. Les sauvages se prosternent le visage contre terre et joignent les mains par dessus leurs têtes pour laisser passer le monstre entre eux. ARLEQUIN. [4] Hoïmé ! L'affreuse bête ! Il va se cacher derrière Léandre. Pierrot fait signe à Arlequin de s'approcher ; il flatte le Gougou et fait entendre par signes à Arlequin qu'il est doux et honorable d'en être mangé. Arlequin branle la tête. Carabosse veut entraîner Arlequin vers le Gougou. ARLEQUIN. Un moment, Madame Carabosse, un moment ! Il s'approche en tremblant du monstre, le considère il revient à Carabosse la considère aussi et dit : Partou Gougou ! Il retourne au monstre. Il le touche et le flatte en lui disant : Si vous vouliez ne me point faire de mal en me mangeant. Le Gougou ouvre une grande gueule, Arlequin se retire brusquement et dit : Ahi ! Oh ! Je veux bien qu'il m'avale mais je ne prétends pas qu'il ouvre la gueule ! CARABOSSE. Déterminoc ! ARLEQUIN. Ma foi, épousoc ou mangeoc, je ne sais lequel vaut le mieux, je jetterais cela à croix à pile ! Pendant tous ces lazzis d'Arlequin, Tourmentine parle bas à Léandre et tâche de le fléchir mais ne pouvant en venir à bout elle lui dit enfin avec fureur : Hé bien, péric crudélic ! Léandre vient à Arlequin et l'encourage par ses gestes à souffrir courageusement la mort. ARLEQUIN. Vous avez raison, Monsieur, périssons ! Nous ne souffrirons qu'un instant et, avec ces diablesses-là, nous mourrions cent fois par jour ! Il ôte sa sangle et sa batte. Léandre fait signe à Arlequin de passer le premier. ARLEQUIN. Oui-da, monsieur ! Je veux bien vous montrer le chemin. Vous allez voir quel bon coeur de valet vous aviez en moi. Aussitôt il fait comme s'il relevait ses cheveux sous son chapeau et, prenant sa secousse, il est prêt à se précipiter dans la gueule de l'animal, quand il s'arrête tout d'un coup et dit à Léandre : Mais, Monsieur, je fais réflexion que j'allais commettre là une grande incivilité, et qu'il n'est pas honnête à un domestique de passer devant son maître ! Léandre le presse d'exécuter sa résolution. ARLEQUIN. Non, vous dis-je, je n'en ferai rien… Après vous, Monsieur, vous dis-je ! Léandre s'avance pour se livrer au Gougou. TOURMENTINE, L’ARRÊTANT. Non périric si subitic ! Enragic ! Préparic tourmentic plus terribilic que millic mortic ! Elle lève en l'air une baguette noire qu'elle tient et appelle ses lutins : Accourric lutinic ! Transportic l'ingratic dans l'Ilic Noiric ! vengic coeuric outragic. Elle sort avec Carabosse. ARLEQUIN. Le Diable t'entrainic ! Pierrot et les sauvages s'en retournent avec le Gougou. Ah ! Monsieur, je frisonne d'aller dans l'Île Noire de Madame Tourmentine. ## SCÈNE XIV. Léandre, Arlequin, Deux Lutins. ARLEQUIN. Hoïmé ! Nous voilà flambés ! LES DEUX LUTINS. Presto, Presto ! L'un charge Léandre sur ses épaules, et l'autre entraîne Arlequin en lui faisant faire la roue avec lui. # ACTE II. Le théâtre représente un appartement décoré de nattes de différentes couleurs dans le goût sauvage. ## SCÈNE I. Argentine, Marinette. Argentine arrive un mouchoir à la main. MARINETTE. Modérez donc un peu vos douleurs, ma chère maîtresse. Ne sommes nous pas encore trop heureuses dans nos malheurs ? Depuis le jour fatal qu'on nous sépara de nos amants, nous avons passé successivement au pouvoir de six fameux pirates, qui tous ont eu pour nous des manière polies et respectueuses. Hier, les sauvages nous tirent des mains du corsaire Coja, et nous amènent pour être dévorées par le monstre qu'ils adorent. Le Sagamo, tout barbare qu'il est, ne peut tenir contre nos larmes et nous sauve de la gueule du Gougou prêt à nous engloutir. ARGENTINE, SOUPIRANT. Ahi ! MARINETTE. Il fait plus ! Il vient lui même rompre vos chaînes. Il vous conduit à sa fille qui vous reçoit comme son amie. Il ordonne que rien ne nous manque. Que voulez-vous davantage ? Argentine redouble ses pleurs et parle à l'oreille. Vous vous trouvez malheureuse loin de Léandre ? Cela est naturel. Je regrette fort aussi ce pauvre Arlequin, mais que faire ? Il faut bien prendre patience et espérer que le Ciel qui nous a tirées de tant de dangers nous rendra à la fin nos amants. Il se présentera peut-être bientôt quelque occasion de nous tirer d'ici ! Mais, au reste, songeons qu'il pourrait nous arriver pis et consolons nous ! Argentine serre la main de Marinette pour lui témoigner qu'elle lui est obligée de la consolation qu'elle lui donne. Je vous parle raison et je crois que vous devez… Mais voici le Sagamo avec son favori ! Remettez-vous un peu et ne paraissons point mécontentes de notre esclavage. ## SCÈNE II. Argentine, Marinette, Le Sagamo, Son Favori. LE SAGAMO. Divinec Argentinec, coeurec est enchantec de possédec si précieusec trésorec ! Argentine lui fait la révérence. LE FAVORI, À MARINETTE. Bellac créaturac, votrac regardac enlevac libertac ! MARINETTE. Seigneur, vous seriez facile à vaincre si mes yeux avaient fait ce que vous dites ! Le favori lui prend la main et lui parle bas en lui faisant des grimaces auxquelles elle répond comiquement. LE SAGAMO. Brillantec soleilec d'orientec, voyec esclavec. Il met un genou à terre et lui présente sa couronne. Recevec manec et couronnec. ARGENTINE, REFUSE LA MAIN ET LA COURONNE. Ah ! LE SAGAMO, SE RELEVANT EN COLÈRE. Ingratec ! Répugnec à m'épousec ? MARINETTE. Calmez votre colère, Seigneur. Elle n'a point fait cela pour vous offenser. À Argentine. Contraignez-vous donc ! LE SAGAMO, TOUJOURS EN COLÈRE. M'insultec ! MARINETTE. Hé non, vous dis-je, ce n'est point pour vous insulter. Au contraire, elle a cru elle-même que vous l'insultiez et que vous vous moquiez d'elle en lui proposant d'accepter un honneur dont elle se croit indigne. LE SAGAMO. Tropec modestec ! MARINETTE. C'est le défaut des femmes d'Occident d'être trop modestes. Elle se remet à parler bas au favori. LE SAGAMO. Non raillec, non raillec. Pouponec méritec de régnec ! Souffrec baisec manec. Il veut lui baiser la main elle lui donne un soufflet. Le Sagamo en fureur : Pendardec ! Donnec soufflec à ma personnec ! MARINETTE, QUITTANT LE FAVORI. C'est que vous n'êtes pas accoutumé à nos manières de faire l'amour ! Comment donc un soufflet ? Savez-vous que c'est la plus grande faveur qu'une européenne puisse donner à son amant ? Un soufflet ! Je la trouve bien hardie d'avoir été d'abord jusque là ! LE SAGAMO. M'étonnec… MARINETTE. Il faut qu'elle vous adore pour avoir eu si peu de retenue ! LE SAGAMO, RIANT D’AISE. Ha, ha, ha ! Adorec, adorec ! Le favori prie Marinette de lui donner un soufflet : LE FAVORI. Donnac soufflac ! MARINETTE. Oh, je le veux bien, je n'en suis pas chiche ! Tenez ! Elle lui donne cinq ou six bons soufflets. Argentine regarde le ciel avec douleur en grinçant les dents. LE SAGAMO. Grincec dentec. MARINETTE. Elle grince les dents : elle vous aime à la rage ! LE SAGAMO. Eprouvec, éprouvec. MARINETTE. Si vous l'éprouvez, vous verrez que je dis vrai. LE SAGAMO. Adiec reinec ! LE FAVORI. Au revoirac mignonac ! MARINETTE. Adieu beau minois à souffleter ! ## SCÈNE III. Argentine, Marinette. MARINETTE. En vérité madame, vous n'y pensez pas, vous jouez à nous faire massacrer ! Argentine, désolée, parle à l'oreille. Il est fâcheux, j'en conviens, que vous ayez donné de l'amour au Sagamo, mais aussi c'est à cet amour que nous devons la vie et vous allez, de gaieté de coeur, par des mépris mal placés, irriter un homme qui nous tient ! Argentine, à l'oreille. Mais une fille prudente sait s'accommoder au temps ; elle flatte la passion d'un amant qui lui déplait, et qu'elle a quelques raisons de ménager, et elle le conduit adroitement où elle veut. C'est le parti qu'il faut que vous preniez ici puisqu'il en est encore temps et que j'ai été assez heureuse pour raccommoder ce que vous aviez gâté. Argentine, à l'oreille. Vous craignez de flétrir la fidélité que vous devez à votre amant, en vous prêtant à la moindre petite complaisance pour un autre ? Ma foi, Madame, votre amour est bien romanesque ! Et vous avez là des délicatesses bien hors de saison ! Hé, où est la fille qui n'en ferait pas vingt fois autant pour éviter un moindre péril qui nous menace ? Enfin, il faut passer par là ou par le ventre d'un affreux crocodile. Argentine, à l'oreille. Hé bien, si nous ne pouvons pas sortir d'ici, le pis aller sera de prendre les magots qui veulent nous épouser. Argentine, à l'oreille. Vous aimez mieux la mort que ce vilain monstre de Sagamo ? Oh pour moi, je suis bien votre servante ! Je veux vivre à quelque prix que ce soit je hais plus que le Diable le favori du Sagamo, mais je le prendrais plutôt que de me laisser gober par le Gougou ! Le Sagamo en cet endroit sort tout à coup de la terre. ## SCÈNE IV. Argentine, Marinette, Le Sagamo. LE SAGAMO, EN FUREUR. Ha, ha ! ARGENTINE ET MARINETTE. Ah ! LE SAGAMO. Non me croyec si prochec ! Elles se jettent toutes deux à genoux. MARINETTE. Pardon Seigneur ! LE SAGAMO. Plaisantec laidronec pour m'apellec monstrec ! MARINETTE. Ce n'était que pour rire ! LE SAGAMO. Aprendrec à parlec mijaurec ! Il appelle. Lutinec ! MARINETTE. Laissez-vous fléchir ! LE SAGAMO. Durec, durec. ## SCÈNE V. Le Sagamo, Argentine, Marinette, Deux Lutins. LE SAGAMO. Entrainec carognec dans l'Îlec Noirec. Fessec et tourmentec commec méritec ! Les lutins emmènent les deux femmes qui font de grands cris. Le théâtre change et représente un affreux désert. ## SCÈNE VI. Léandre, Arlequin, Troupe de Lutins. Le théâtre ouvre par un bruit épouvantable causé par un lutin qui, tournant en l'air, lâche des pétards et autres artifices. ARLEQUIN. Eh ! Messieurs les lutins, n'êtes-vous pas las de nous tourmenter ? Quatre lutins se jettent sur Arlequin et l'ayant mis dans une couverture ils le bernent. Assommez-nous plutôt tout d'un coup ! Mais vous trahiriez la vengeance de votre chienne de maîtresse… Ahi, ahi, ahi ! Je n'en puis plus ! J'étouffe ! Finissez donc ! Ahi, sono morto ! Ils cessent de le berner. Il se relève et prend la fuite, mais un des lutins court après lui et l'attrape à l'entrée de la coulisse, ou, pour mieux dire, on donne au lutin dans la coulisse un Arlequin empaillé qu'il emporte sur le haut d'un rocher. Pendant ce temps-là, d'autres lutins vont à Léandre et un deux lui dit : UN LUTIN. Et Tourmentinic ? Léandre marque par un geste méprisant qu'il aime mieux périr que de se rendre. Les lutins le prennent et le jettent dans un grand trou d'où il sort, incontinent, une horrible fumée. Le lutin qui est au haut du rocher demande à son Arlequin empaillé : Et Carabossoc ? LE LUTIN, CONTREFAISANT LA VOIX D’ARLEQUIN :. [5] C'est une salope ! En même temps, le lutin précipite son Arlequin dans le grand trou. ARLEQUIN, DANS LA COULISSE. À moi, mousquetaires, j'ai le nez cassé ! En cet endroit, on entend gronder le tonnerre, les lutins prennent la fuite. ## SCÈNE VII. Argentine, Marinette. MARINETTE, PLEURANT. Quel horrible endroit ! Quel bruit affreux vient d'annoncer notre arrivée en ces lieux funestes ! Mais quoi, nos lutins nous ont quittés tout à coup ? Pour quelle raison se sont-ils éloignés ? Apercevant Arlequin et reculant deux pas. Que vois-je ? Mais non, c'est une illusion… Arlequin ! ## SCÈNE VIII. Argentine, Marinette, Arlequin, Léandre. Marinette court vert Arlequin qui fait. ARLEQUIN. Hoïmé ! Des lutins femelles ! C'est sans doute pour jouer de leur reste ! Léandre fait des lazzis de surprise. Argentine en fait aussi de son côté. ARLEQUIN, REGARDANT MARINETTE. Eh oui ! Voyez-vous la malice de ce maudit lutin ? Il a emprunté tous les traits de Marinette ! Marinette, à l'oreille. À d'autres, à d'autres ! À Léandre. Ne vous y fiez pas, Monsieur, c'est un diable qui a pris la figure de votre maîtresse ! Marinette, à l'oreille. Cela serait possible ? Marinette, à l'oreille. Oui vraiment, c'est ma chère Marinette elle-même ! Marinette, à l'oreille. C'est donc pour la même raison que nous que l'on vous envoie ici ? Quelle joie de te revoir mon bouchon !… Mais je n'y pense pas ! Je m'abandonne au plaisir de te retrouver et j'oublie dans quel endroit nous sommes. Hélas ! Nous allons souffrir bien davantage d'être tourmentés, et de voir en même temps tout ce que nous aimons dans les plus horribles peines ! Il pleure. Ahi ! Ouf ! Marinette pleure aussi. ARLEQUIN. Les Lutins nous donnent un moment de relâche. Ils sont sans doute allés dîner et reprendre de nouvelles forces pour nous harceler. On entend un concert de deux flûtes traversières accompagnées d'un basson. Ha, ha ! Qu'entends-je ? De la musique en ce lieu infernal ? Qu'est ce que cela signifie ? En même temps, on voit descendre des nues un char lumineux sous lequel paraît le génie Beninguet, tout brillant de pierreries. ## SCÈNE IX. Les Précédents, Le Génie Beninguet. ARLEQUIN. Vivat, vivat ! C'est le génie Beninguet, la fleur de nos amis ! LE GÉNIE, DANS SON CHAR, DÉCLAMANT. Vous voyez Beninguet qui vient par sa présence D'écarter vos bourreaux. Il n'a que cet instant, Ne pouvant rien ici pour votre délivrance, Pour vous donner au moins cet avis important : Tourmentine à son doigt porte un anneau magique À qui les lutins sont soumis. Tachez de l'avoir mes amis, Et vous pourrez braver son pouvoir tyrannique ! ## SCÈNE X. Léandre, Argentine, Marinette, Arlequin. ARLEQUIN. En vous remerciant, Seigneur Beninguet ! Diable ! Voilà qui est bon ! Je me dédis, ma foi, je vois bien que Beninguet est un bon enfant, et j'ai eu tort de médire de lui. Marinette, à l'oreille d'Arlequin. Comment faire pour l'avoir cet anneau ? Hé, mais il faut faire en sorte de… Ma foi, je n'en sais rien. Léandre secoue la tête pour marquer l'impossibilité. L'avis est bon ! Mais l'exécution… Tenez, c'est le grelot à attacher au cou du chat ! Argentine, à l'oreille. Oui cet avis-là aurait été excellent tantôt, et nous aurions pu… Cependant il me vient une idée… À Léandre. Donnez-moi cette petite bague que vous avez là, À Marinette. Et toi, Marinette, donne-moi cette jolie paire de gants qui t'était trop étroite, si tu l'as encore. Marinette les lui donne. Laissez-moi faire à présent. ## SCÈNE XI. Les Précédents, Lutins. Les lutins reviennent et veulent se mettre en devoir de tourmenter de nouveau ces malheureux. ARLEQUIN. Doucement, doucement, messieurs les lutins ! Suspendez pour un moment vos brutales occupations, et conduisez-moi à madame Tourmentine. J'ai des choses de grandes conséquences à lui dire ! Deux lutins le prennent et l'emportent comiquement. Sans adieu ! Vous aurez bientôt de mes nouvelles ! Le théâtre change et représente l'appartement. ## SCÈNE XII. Tourmentine, Carabosse. TOURMENTINE. Infortunatic Tourmentinic ! Lutinic raportic que toutic tourmentic non fléchic l'ingratic ! CARABOSSE. Plus souffroc, plus maudissoc. TOURMENTINE. Fiertic triomphic ! Non d'avantagic m'outragic ! Tranchic jouric à misérablic ! CARABOSSE. Massacroc, massacroc ! ## SCÈNE XIII. Les Précédents, Arlequin, qu'emportent les deux lutins. TOURMENTINE, ÉTONNÉE. Que vois-je ? ARLEQUIN. Il y a bien des nouvelles, Madame Tourmentinic, mon maître vous aime à cette heure à la folie. TOURMENTINE. Léandric m'aimic ? ARLEQUIN. Oui, charmant tison du feu de l'amour ! Léandre ne soupire plus qu'après le bonheur de vous posséder. CARABOSSE. Et Arlequinoc pour Carabossoc ? ARLEQUIN. Oh, c'est encore bien pis ! TOURMENTINE. Me maudissic et m'aimic ? ARLEQUIN. [6] [7] Cela est vrai. Il vous a maudit d'abord. « La chienne, s'écriait-il, la masque, la carogne, la bourrelle ! Que le Diable lui puisse tordre le cou ! » Mais à force d'être tourmenté il a fait des réflexions. TOURMENTINE. Entendic non aimic mais voulic s'épargnic peinic. ARLEQUIN. Oh, que vous n'y êtes pas ! Il est bien à quelques peines près, lui. Écoutez, écoutez, vous allez, allez-vous voir qu'il a le coeur plus délicat que vous ne pensez. Il a donc fait des réflexions et a dit : « Comment Diable ! Je m'imaginais que l'amour que j'avais donné à la princesse Tourmentine n'était qu'un feu de paille, qui s'éteindrait dès le lendemain de notre mariage. Cette crainte m'empêchait de l'écouter. Mais, ma foi, ceci devient sérieux ! Il me paraît que son amour est de bonne trempe. Car comme on dit qui aime bien châtie bien, si j'en juge, ajouta-t-il, par les tourments qu'elle m'ordonne ici, il faut que cette fille-là m'aime à la rage ! » Enfin il s'est approché de moi et m'a tenu ce discours : « Ah ! Mon pauvre Arlequin ! Tu vois ton maître bien changé ! — Oui vraiment, Monsieur, lui ai-je répondu, vous êtes bien changé… Les coups de fouet vous ont… — Tu ne m'entends pas, a-t-il interrompu, les vigoureuses preuves du violent amour de Tourmentine me percent le coeur, je n'y puis plus tenir, ni vivre loin d'elle. Cours vite, mon ami, lui apprendre ma peine, et son triomphe ! » TOURMENTINE, AUX LUTINS. Lutinic allic ramenic Léandric. ARLEQUIN, AUX DEUX LUTINS. Attendez, attendez, messieurs les lutins. À Tourmentine. Il y a aussi avec nous deux femelles qui disent qu'elles sont prêtes d'épouser le Samago, le Gougou et toute la cour samagotique ! TOURMENTINE. Bonic, bonic, patric en seric transportic de plaisic ! Aux lutins. Raportic Léandric, Argentic, et Marinetic. ## SCÈNE XIV. Tourmentine, Carabosse, Arlequin. ARLEQUIN, LUI PRÉSENTANT LA BAGUE. Pour vous confirmer ce que je viens de vous dire : voilà, Madame, une petite bague que mon maître vous prie de vouloir bien porter pour l'amour de lui. Tourmentine prend la bague avec transport et la met à son doigt. Arlequin, lui donnant les gants. Il m'a aussi chargé de vous présenter de sa part cette petite paire de gants blancs, dont une dame de notre pays lui a fait présent. Excusez, Madame, si ces petites bagatelles ne sont pas dignes de vos mérites, mais le pauvre garçon vous donne tout ce qu'il a. Il ne peut pas mieux faire dans la situation où il est. TOURMENTINE. Obligic, obligic ! Elle veut mettre les gants par dessus le gros anneau enchanté, mais n'y pouvant réussir, elle le tire de son doigt et le met à sa bouche. Arlequin le lui arrache. ARLEQUIN, APRÈS LE LUI AVOIR ARRACHÉ, SE RETIRE À DEUX PAS. Ha, ha ! Madame la diablesse ! Nous ne vous craignons plus à présent ! TOURMENTINE, TRANSPORTÉE DE RAGE ET COURANT APRÈS ARLEQUIN. Ah, fourbic, rendic Diamantic. ARLEQUIN, LUI PRÉSENTANT LE BRAS DROIT ÉTENDU ET L’ANNEAU QU’IL A MIS À L’UN DE SES DOIGTS. Restez là. Tourmentine et Carabosse demeurent comme interdites. TOURMENTINE. Secouric lutinic ! CARABOSSE. Sagamo ! Gougou ! ARLEQUIN. Qu'ils viennent, je les attends de pied ferme ! ## SCÈNE XV. Les Précédents, Lutins, amenant Argentine, Léandre, Marinette. TOURMENTINE, AUX LUTINS. Reportic coquinic ! Les lutins veulent rebrousser et reporter Léandre dans l'Île Noire. ARLEQUIN. Tout beau, lutins. Il les siffle et leur dit : Apportez-moi ici ces trois personnes ! Les Lutins obéissent. Arlequin les met derrière lui en disant : Nous avons attrapé l'anneau ! L'anneau mes amis voilà nos gens bien camus, comme vous voyez ! TOURMENTINE. Qui a découvric secretic ! Elle fait signe aux lutins de se jeter sur les femmes pendant qu'Arlequin parle à Léandre. ARGENTINE ET MARINETTE, CRIANT. Ahi, ahi ! ARLEQUIN, AUX LUTINS. Respectez l'anneau, misérables ! Les lutins lâchent prise et se mettent à genoux, Arlequin leur donne des coups de batte. Vous n'avez qu'à y revenir marauds ! Pendant qu'Arlequin frappe les lutins, Tourmentine et Carabosse se jettent sur Léandre. TOURMENTINE. Etranglic, étranglic scélératic ! ARLEQUIN, SECOURANT LÉANDRE. Tirez, tirez, charognes ! Pliez sous l'anneau ! Elles tombent à genoux. Arlequin frappe Carabosse. Vous êtes bien hardie, madame la gaupe ! ## SCÈNE DERNIÈRE. Les Précédents, Le Sagamo, furieux, le sabre à la main. LE SAGAMO. Tuec, tuec ! Massacrec friponec ! ARGENTINE ET MARINETTE. Ah ! ARLEQUIN. Laissez-le venir, je lui rendrai bon compte ! Le Sagamo s'avance pour sabrer Arlequin. De par l'anneau, demeure là ! Le Sagamo reste immobile Arlequin lui fait voler la tête de son propre sabre qu'il lui a ôté, mais tout à coup il renaît une autre tête au Sagamo qui rit au nez d'Arlequin. Que diable est-ce là ? Voilà un drôle qui n'est pas à une tête près à ce qu'il me paraît ! N'importe, essayons si nous ne pourrons point détruire toute cette maudite engeance. Je ne risque rien avec mon anneau. [8] Il s'avance avec le sabre du côté du Sagamo et des femmes en faisant des tours d'espadonneurs, mais ils viennent tous se mettre à genoux devant lui. LE SAGAMO. Pardonnec, pardonnec ! ARLEQUIN. Relevez-vous, je suis bon prince, je vous pardonne mais à condition, premièrement, que vous brûlerez devant nous votre vilain Gougou. LE SAGAMO, SAISI D’HORREUR. Oh ! ARLEQUIN. Ne me répliquez pas seulement ! Secondement, que vous nous donnerez le meilleur de vos vaisseaux avec force provision pour nous en retourner. LE SAGAMO. Serec maîtrec ! ARLEQUIN. Troisièmement que l'anneau nous restera en propre pour notre sûreté, et pour venir ici quand bon nous semblera pour mettre ordre à votre conduite. LE SAGAMO. Accordec. ARLEQUIN. Et enfin que ces cadets de lutins qui mériteraient bien d'être remboursés des coups de fouets qu'ils nous ont appliqués en seront quittes en monnaie de singe, c'est-à-dire qu'ils feront tout à l'heure un ballet pour nous divertir ainsi que ces dames qui sont nos maîtresses. Les lutins forment un ballet qui finit la pièce. On peut faire aisément une comédie italienne en divisant la pièce en trois actes et donnant plus d'ouvrage à Marinette surtout au dénouement. On en peut faire aussi une pantomime et même un opéra-comique de société. ------- [1] Siamo perduti : nous sommes perdus. [2] Magot : Gros singe sans queue du genre des macaques. Fig. et familièrement. Un magot, un homme fort laid. L [3] Citation de Cinna de Pierre Corneille. v. 1425, premier vers de l'Acte V, scène 1 : "Prends un siège, Cinna, prends, et sur toute chose" [4] Hoime : est une altération de Hom, comme on dit en espagnol hombre, qui exprime le doute, la défiance. [5] Salope : Malpropre en son manger, en ses habits, en son logement. Il est aussi substantif. F [6] Bourrelle : Il ne se dit point que par le petit peuple, de la femme du bourreau. Mais qui signifie une femme cruelle, méchante, inhumaine, il se dit, quoi qu'en terme bas, par tout le monde. F [7] Carogne : terme injurieux, qui se dit entre les femmes de basse condition, pour se reprocher leur mauvaise vie, leurs ordures, leur puanteur. F [8] Espadonneur : Tireur d'espadon qui est une longue et large épée qu'on tenait à deux mains. L