--- identifier: letellier_domjuan creator: Le Tellier, Jean-François. date: 1713 title: Don juan ou le festin de pierre. --- DON JUAN OU LE FESTIN DE PIERRE M. DCC. XIII. Représentée pour la première fois à la Foire Saint-Laurent et 1713. # ACTEURS. – DON JUAN. – ARLEQUIN. – LE COMMANDEUR. – PIERROT. – FANCHON. – ISABELLE. – COLOMBINE. – UN BERGER. – UNE BERGÈRE. # PROLOGUE. ## SCÈNE PREMIÈRE. Pierrot, Fanchon. Pierrot tient du fromage dans ses mains et Fanchon un panier d'oeufs. Pierrot après avoir mis son fromage a terre présente un écriteau. PIERROT. Dis-moi, ma petite Fanchon Que portes-tu dans ton giron Ô reguingué. Air. Prends bien garde à ta marchandise Car aujourd'hui tout est de prise. FANCHON. Ne touches point à mes oeufs frais Pourquoi tant les mirer de près Ô reguingué. Air. Veux-tu voir si dans la coquille Quelque petit poulet fourmille. ## SCÈNE II. Arlequin vient manger le fromage de Pierrot à la dérobée et Pierrot lui enfonce le reste dans le plat. PIERROT. Que faites-vous là cousin Vous mangez mon fromage Eh bien si vous avez faim Mangés en jusqu'à demain Courage, courage. ## SCÈNE III. Don Juan, Arlequin, Fanchon. Don Juan après quelques lazzis sur la gourmandise avec Arlequin s'approche de Fanchon. DON JUAN. Que cet objet est charmant Me ravit et m'enchante Quel bonheur pour un amant Qui de sa beauté naissante Peut cultiver la plante Et l'arroser souvent. PIERROT. Laissés en repos Notre minagère Comme J'en avons affaire Morguienne de vous Quel homme, quel homme Morguienne de vous. Air. FANCHON, À PIERROT. Tu te mets en colère Petit mari Va, je n'ai point affaire D'un favori Tu seras toujours mon bouchon Mon joli mignon Et qui te plaira Ô gai lanla. [1] Avant que de finir la scène Inventons quelque jeu gaillard Pierrot laisse bander ta veine Nous jouerons a colin-maillard. On bande les yeux a Pierrot et Don Juan enlève Fanchon. Arlequin ôte le bandeau des yeux de Pierrot qui est fort affligé de ne plus trouver sa femme, Arlequin enlève a son tour Pierrot sur son dos et le prologue finit. # ACTE I. Le théâtre représente le rivage de la mer. ## SCÈNE I. Isabelle et Colombine en Bergères viennent se promener au bord de la Mer. ISABELLE. Nous jouissons au bord de ce rivage D'un sort heureux, d'un tranquille repos Et de l'amour nous fuyons le naufrage Plus dangereux que la mer et ses flots. ## SCÈNE II. On entend un grand bruit de tempête et les flots jettent Don Juan et Arlequin sur le rivage, en chemise, Isabelle et Colombine courent a leur secours. ISABELLE. Quel objet, j'en suis attendrie En vain j'appelle ma fierté Ah faut-il lui sauver la vie Aux dépends de ma liberté. COLOMBINE. Tâchons avec cette eau de vie De sauver ces deux malheureux Ne trouverai-je point en eux Quelque signe de vie. DON JUAN, REVENANT DE SON ÉVANOUISSEMENT. Échappé du naufrage Je rends grâce au sort D'avoir sur ce rivage Abordé votre port Et vogue la galère. Air. ISABELLE. Sensible a votre malheur À votre triste aventure Je vous offre de bon cour Turelure Ma chambre et sa garniture Robin turelure... Air. ARLEQUIN. Vous ne connaissez pas Ce dangereux corsaire Mais moi qui suis son frère Je vous le dis tout bas Ne vous y fiez pas. ISABELLE. Quoi de ce beau seigneur Vous vous dites le frère L'amour le fit pour plaire Et vous faites horreur Vous n'êtes qu'un menteur. ARLEQUIN. Savez-vous la raison pourquoi Mon cadet est plus blanc que moi Liron falarirette On l'a fait de jour, moi de nuit Liron falariri. DON JUAN. Pour m'avoir sauvé du naufrage Ma chère enfant Je veux vous prendre en mariage Dès à présent. Menez moi dans votre logis J'ai besoin de changer d'habits. ARLEQUIN, ARRÊTANT ISABELLE. Je vous le dis encor un coup Il est plus à craindre qu'un loup S'il met le pied dans la maison Croyez moi prenez bien garde [2] À votre cotillon. Ils rentrent. ## SCÈNE III. Un Berger et deux Bergères viennent se réjouir au bord de la Mer. UN BERGER. Dans notre brillante jeunesse Livrons nos cours a la tendresse Laissons murmurer la vieillesse Qui languit sous le poids des ans Dans notre brillante jeunesse Ne songeons qu'a passer le temps UNE BERGÈRE. Dans notre village Chacun vit content Fidèle et constant Même après le mariage Vivez-vous ainsi Bonnes gens d'ici. UNE AUTRE BERGÈRE. Jamais une belle Dans notre hameau Ne descend sur l'eau [3] Pour se trouver à javelle Vivez-vous ainsi Bonnes gens d'ici. Les Bergers et Bergères voyant venir Arlequin se retirent. ## SCÈNE IV. ARLEQUIN, CHARGÉ D’UN TABLEAU SUR LES ÉPAULES. Oh, écoutez petits et grands Mon histoire et mes ardeurs Depuis vingt ans je sers mon maître Un fourbe, un scélérat, un traître Dont je n'ai touché que dix sols Et qui m'a bien roué de coups. Je tremble à chaque instant de peur Il vient d'occire le Commandeur Il a débauché tant de filles Des plus honorables familles Que je crains qu'un Diable aujourd'hui N'emporte son valet et lui. ## SCÈNE V. Don Juan veut battre Arlequin et Arlequin fuit, la ferme s'ouvre et l'on voit la statue du Commandeur accompagnée d'autres figures. ARLEQUIN. Ah, Messieurs sauvez-moi des coups De mon maître en courroux. Bis. [4] Je vous payerai pinte a dix sols Pour vous enivrer tous. Bis. Don Juan se moque d'Arlequin et après lui avoir pardonné dit : DON JUAN. J'admire d'un poltron la gloire Qui croit établie sa mémoire Par un superbe monument On le prendrait pour Alexandre Mais son histoire le dément Le lâche n'a pu se défendre. ARLEQUIN. Quoi, c'est donc là ce Commandeur Que votre bras a mis parterre Pour vous faire épouser sa sour Veut-il vous faire encor la guerre Ah pour le coup il a grand tort Il mérite bien d'être mort. Don Juan ordonne à Arlequin d'aller prier la statue a dîner, Arlequin après les lazzis convenables dit : ARLEQUIN. Veux-tu nous faire l'honneur Commandeur Dont la mine me fait peur De venir chez nous sans suite Manger une carpe frite. La statue baisse la tête, et Arlequin tout effrayé dit a Don Juan : Ô le Diable d'homme Je suis confondu Monsieur voila comme Il m'a répondu Il aime la carpe [5] La peste soit du goulu Lanturelu lanturelu. DON JUAN. Ainsi je commence a croire Qu'on aime à boire Chez les morts Ainsi je commence a croire Qu'on aime à boire Sur les sombres bords [6] Que cette parque inévitable Vienne aujourd'hui pousser mes jours à bout Je me moque de tout à table. Puisque Platon permet qu'on soit à table Lieu délectable Je verrai le trépas d'un oil serein Et là-bas comme ici je boirai du bon vin. # ACTE II. ## SCÈNE PREMIÈRE. Arlequin voyant son maître revenu lui dit ; ARLEQUIN. Voulez-vous savoir l'histoire Des femmes de mon temps On en voit mille à la foire Venir avec leurs galants L'époux tranquille Garde au logis les enfants [7] Comme un bon Gille. Don Juan demande a dîner, et en même-temps le buffet paraît, le couvert est mis et Don Juan se met a table. Arlequin s'ennuie de ne point manger. D'une jeune brune Vous causez l'ardeur La fortune Et vous aurez son cour. DON JUAN. Quelle est donc cette brune aimable Cher Arlequin, allons la voir Vite, qu'on ôte la table Je reviendrai souper ce soir. ARLEQUIN. Si je ne suis de ce repas Ma foi je n'irai pas Faites-moi donner un couvert J'ai l'appétit ouvert. Don Juan ordonne qu'on donne un couvert à Arlequin. ## SCÈNE II. On entend frapper a la porte, Arlequin va voir et trouvant que c'est la statue revient fort épouvanté. Don Juan va voir à son tour et sans s'effrayer éclaire la statue et la fait mettre à table et après bien des lazzis que fait Arlequin. LA STATUE. À venir souper je t'engage Je veux ce soir sur mon tombeau Te régaler d'un mets nouveau Auras-tu ce courage ? Don Juan accepte la proposition et reconduit la statue, Arlequin fait des lazzis qui font comprendre qu'il ne veut point aller souper chez le Commandeur. # ACTE III. ## SCÈNE PREMIÈRE. Isabelle et Colombine trouvent Don Juan et Arlequin. ISABELLE. Vous n'êtes qu'un perfide amant Qui mérite un châtiment Quand on est si volage eh bien Doit-on prendre pour gage Vous m'entendez bien. ARLEQUIN. Vous vous plaignez injustement Nous vous aimons fidèlement Par un contrat en forme eh bien [8] Attendez nous sous l'orme Vous m'entendez bien. Les bergères se retirent et la ferme s'ouvre, on voit le Commandeur sur son tombeau qui prépare à souper à Don Juan. Arlequin fait des lazzis qui marquent sa frayeur, mais Don Juan s'avance hardiment et dit : DON JUAN. Tout ceci n'est que vision Je donne peu dans la chimère Et poussons jusqu'au bout l'affaire Nous verrons peut-être a la fin Que c'est un tour à la Jobbin. Don Juan, mange des serpents et poursuit. Quel Repas et quels mets funestes Commandeur sont-ce là les restes De ton Infernale Maison Mais je veux passer mon envie J'en mangerai fut ce un poison Et dût il m'en coûter la vie. LA STATUE. Viens ici que je te régale Don Juan donne-moi la main C'est ici ton heure fatale Et ton repentir sera vain Le Ciel se venge enfin Des maux dont tu l'outrages C'est ainsi qu'un libertin Voit terminer son destin. ARLEQUIN. Mes gages, mes gages. Ven... Le reste du manuscrit est illisible. I.M. ------- [1] Colin-maillard : jeu d'enfants, où on bande les yeux à l'un de la troupe, qui est obligé d'attrapper quelqu'un des autres à tâtons pour le mettre en sa place. [2] Cotillon : Cotte ou jupe du dessous. Jupon des paysannes. L [3] Javelle : Blé battu qu'on laisse qulques jours sur le terre en petits tas pour se sécher, avant qu'on mette en gerbe. Se dit aussi de petits fagots de sarments ou bottes d'échalats, ou de lattes. Les javelles doient contenir 50 échalats. On dit parmi le stonneliers, qu'un bariel est tombé en javelle, losque les douves, et les fonds se séparent. F [4] Pinte : Vaisseau qui sert à mesurer les liqueurs, et quelquefois des choses sèches. Une pinte de vin, d'eau, d'huile. La pinte contient deux chopines, ou la moitié d'une quarte. La pinte de Paris est environ la sixiéme partie du congé Romain, et contient le poids de deux livres d'eau commune. F [5] Goulu : Goulistre, glouton, gourmand qui mange beaucoup et fort vite. Aussi, Animal sauvage fort noir et fort luisant, qu'on trouve en laponie et en moscovie, qui vit dans l'eau et sur terre. Il est gros comme un chien. F [6] Parques : divinités des Enfers chargées de filer la vie des hommes, étaient au nombre de trois, Clotho, Lachésis, Atropos : Chlotho préside à la naissance et tient le fuseau, Lachésis le tourne et file, Atropos coupe le fil. B [7] Gille : Personnage du théâtre de la foire, le niais. L [8] "Atendez moi sous l'orme" est une comédie de Régnard de 1697.On trouve aussi cette expression dans "l'Avocat savetier" de Rosimond (1683).