--- identifier: pradon_scipion creator: Pradon, Nicolas ; Georges Forestier. date: 1697 title: Scipion l'Africain. Tragédie --- Scipion l'Africain Tragédie Par M*r* Pradon À Paris, Chez THOMAS GUILLAIN, proche les Augustins, à la descente du Pont-neuf, à l'Image S. Loüis, M. DC. XCXVII. *Avec privilège du roy.* Édition critique établie par Chloé Beaucamp dans le cadre d'un mémoire de maîtrise sous la direction de Georges Forestier (2006-2007). # Introduction. Quelle idée, Monsieur, peut vous offrir cette annonce ? Vais-je … retracer à vos yeux les fautes & les malheurs dramatiques d'un Auteur persécuté? Ou bien, vais-je m'élever contre les idées qu'on a conçues de ce Poëte, leur opposer des paradoxes, & joncher de fleurs un Tombeau, où il ne croît que des cyprès ? [1] Rare scrupule chez les critiques, qu'une telle interrogation liminaire, émanant d'un homme de lettres du XVIII*e* siècle aux premiers volumes de son *Observateur littéraire*, après un siècle de flétrissure marquée à vif sur le nom de Pradon [2], l'un de ces « *minores* » du Grand siècle, que l'on ne dénommait plus guère que le rival insensé du génie racinien. Auteur cependant singulier que ce Rouennais, grand admirateur de Corneille, dont l'œuvre parvint à retentir jusqu'au milieu du XVIII*e* siècle avec *Régulus*, tragédie que l'ère du goût avait saluée par un triomphe quelques dix ans avant la disparition brutale du dramaturge en 1698. Pradon n'en fait pas moins partie des auteurs que l'Histoire littéraire a délaissés au profit des plus fameux classiques, lui entretenant la réputation d'« artisan médiocre [3] » que Boileau lui avait assignée. Toutefois la tache n'était pas mince, au pas du siècle finissant, que de compter parmi les « successeurs » des deux monuments émergeants – Corneille et Racine –, et de bâtir de nouveaux berceaux de création sur l'assise des règles et sur le syncrétisme des modèles tragiques, face au formidable succès de l'opéra, alors même que l'on suspectait désormais les auteurs d'écrire surtout pour « faire de l'argent [4] ». C'est dans ce contexte que *Scipion l'Africain* vint à éclore au crépuscule du siècle, après plusieurs années de silence du dramaturge, et eut le mérite de galvaniser l'intérêt du public jusqu'à sa seizième représentation. Or la teneur de la pièce révèle qu'il y avait là plus qu'une quête d'un succès facile et galvaudé de la part de Pradon : en effet, tout écarté qu'il fût des canons littéraires de la postérité, *Scipion l'Africain* développe un écheveau dramaturgique élaboré, assorti d'une profondeur allégorique audacieuse, questionnant *in extenso* le rapport entre l'effigie des figures antiques, et la notion de « caractère » applicable aux héros tragiques. Un tel geste d'écriture ne demandait ainsi qu'à être mis en lumière, en vue de restituer au mieux un paradigme fidèle de la vie de la pièce, depuis sa genèse à son repos sur le papier. # Jacques Pradon : les paradoxes d'un auteur honni. C'est à Rouen, dans la patrie du grand Corneille, que Jacques Pradon vint à naître en 1644, au sein d'une famille de la bourgeoisie moyenne. Baptisé le 21 janvier dans la paroisse de Saint-Godard, il avait hérité du prénom de son père, Jacques Pradon, né en 1602, qui avait épousé Marguerite De Lastre le 7 janvier 1635. En marge de ces faits, les biographes du XVIII*e* siècle avaient instauré une tradition fautive qui plaçait la naissance du poète en 1632 et qui le prénommait Nicolas. Ces erreurs étaient manifestement dues à un défaut d'information et à l'absence de document manuscrit émanant de Pradon. Ce furent finalement les recherches de Charles de Beaurepaire qui permirent de rétablir les faits à l'extrême fin du XIX*e* siècle, par la découverte et la publication de l'acte de naissance de Pradon [5]. On sait en outre que Jacques avait un frère aîné dénommé Claude, mort en bas âge, en 1639, et un frère cadet, Joseph. Il avait également trois sœurs plus jeunes que lui, Marguerite et Françoise, nées en 1646 et 1647, ainsi que Thérèse, venue au monde après elles. Jacques se voyait ainsi l'aîné de la fratrie, Joseph en était le benjamin [6]. La famille Pradon était établie dans la région normande depuis le milieu du XVI*e* siècle au moins, et désignait trois familles très probablement issues de la même souche. Jacques appartenait à la troisième. Ses ascendants assuraient des fonctions judiciaires sur le territoire, comme son arrière grand-père et son grand-père paternels, tous deux huissiers aux requêtes du Palais, ou encore son grand-père maternel, avocat et greffier de l'officialité de Rouen, jusqu'à son propre père, reçu avocat au Parlement de Normandie en 1631. Tout comme ce dernier et à l'instar de Corneille, Jacques Pradon fit ainsi des études pour devenir avocat, mais il resta avocat *ad honores*, car aucune plaidoirie ne fut enregistrée à son nom dans la ville de Rouen. En revanche on sait qu'il fit ses premiers pas dans l'écriture à l'âge de 20 ans, ce qui lui valut le prix de poésie Palinods en 1664, distinction dont son frère Joseph fut également gratifié à trois reprises dans les années qui suivirent. Pradon marchait en cela sur les traces de son grand-père maternel, Charles De Lastre, qui avait obtenu différents prix de poésie, en 1614, 1616, 1620, 1623, 1625 et 1627. Ainsi élevé dans l'admiration que tous vouaient au grand Corneille et membre comme son père de la congrégation de la Sainte-Vierge fondée aux Jésuites de Rouen [7], le jeune Pradon était nanti de l'aura dont bénéficiait sa famille et s'acquit la faveur du duc de Montausier, Gouverneur de Normandie de 1663 à 1668, homme très influent, et gendre de la Marquise de Rambouillet depuis 1645. Hormis ces indices fragmentaires, la connaissance des activités de Pradon souffre d'une carence surprenante d'informations pour la période 1664-1673. Fait singulier, le jeune homme qui avait tôt fait montre de ses dispositions littéraires ne fit que tard son entrée dans sa carrière de dramaturge, la production de sa première pièce *Pyrame et Thisbé* devant manifestement être située entre 1672 et 1673. Selon toute vraisemblance, c'est à cette date qu'il « descendit » à Paris et qu'il parvint à faire monter sa tragédie à l'Hotel de Bourgogne, à la mi-janvier 1674, un mois après la création de *Démarate* de l'abbé Boyer. Cette chronologie des événements, depuis la genèse de la pièce à sa représentation sur la scène parisienne, semble d'autant plus plausible que Pradon affirme dans son épître, à l'attention du duc de Montausier, que « cet Ouvrage est né dans une Province où les Muses font gloire d'estre de son Gouvernement, aussi bien que ses Peuples … [8] », ce qui place l'écriture de *Pyrame et Thisbé* dans la contrée natale de l'auteur, avant son arrivée à Paris. Or l'accueil réservé à la pièce devait l'encourager dans son entreprise, et l'inviter à en écrire rapidement une deuxième, car, première réussite pour lui, *Pyrame et Thisbé* rencontra un succès conséquent, qui présageait son intégration au répertoire du Théâtre Guénégaud, et son maintien dans celui de la Comédie-Française, pour un total de 53 représentations entre 1679 et 1711 [9]. Ainsi Pradon composa pour l'année suivante *Tamerlan ou La Mort de Bajazet*, sa seconde tragédie, jouée au mois de janvier 1676. Cependant la pièce n'obtint pas l'effet escompté, quittant promptement l'affiche de l'Hotel de Bourgogne – ce qui toutefois ne l'empêcha pas de reparaître, au Théâtre Guénégaud [10] puis à la Comédie-Française en 1706 [11], et de faire l'objet d'une adaptation italienne en 1711 [12], ainsi que d'une traduction libre en espagnol, au cours du XVIII*e* siècle [13]. En dépit de ce changement de conjoncture, Pradon était donc établi à Paris. Sa subsistance et sa situation sociale restent un point mal connu et ne peuvent faire l'objet que de conjectures. Il semble évident que sa seule activité de dramaturge ne lui rapportait que des ressorts pécuniaires insuffisants. Toutefois ses parents semblent l'avoir estimé capable de subvenir à ses propres besoins, tout du moins davantage que ses sœurs : on sait en effet par un acte passé en date du 25 mai 1675, en l'étude de Maubert, notaire à Rouen, qu'ils avaient prévu de léguer leur héritage à leurs seules filles, déclarant que, « craignant d'estre prévenus par la mort, ils réservoient d*lles* Marguerite, Françoise et Thérèse Pradon, leurs filles, en partage de leur succession, tant mobile qu'héréditaire » [14]. On peut alors supposer, comme Charles de Beaurepaire, que Pradon « dut chercher en vertu de son titre d'avocat des moyens d'existence dans une profession étrangère à la poésie et plus conforme aux traditions de sa famille [15] », afin de compléter ses revenus et de se maintenir à Paris. Mais l'hypothèse la plus séduisante réside sans aucun doute dans le concours des relations qu'il avait nouées, en premier lieu avec le duc de Montausier : devenu Gouverneur du Dauphin fils de Louis XIV, à compter de 1668, celui-ci était une personnalité de premier plan à la Cour et un grand habitué des Salons. Il a très probablement constitué un appui non négligeable pour Pradon, et ce tant sur le plan social que littéraire. C'est ce que l'auteur autorise à penser dans l'épître dédicatoire de *Pyrame et Thisbé*, adressée au duc : Plus d'une raison indispensable m'oblige à vous dédier cet Ouvrage. … ; et d'ailleurs, Monseigneur, vous l'avez trop honoré de vostre protection à la Cour, pour paraître sous un autre nom que le vostre …. Plusieurs tragédies de Pradon comportent également de telles pièces liminaires dédiées à des personnes d'importance, comme *La Troade*, précédée d'une épître à « Monseigneur le Duc de Daumont, Pair de France », ou encore *Régulus*, assorti d'une dédicace à « Madame la Dauphine ». De surcroît, fréquentant la mouvance des milieux cornéliens, Pradon avait intégré l'entourage de Madame Deshoulières, de la duchesse de Bouillon, et de son frère Philippe Mancini, duc de Nevers. Tous ces éléments de fait coïncident avec le propos de Nicéron, qui écrit que Pradon « vécut à Paris dans une intime relation avec plusieurs beaux esprits, & où il se fit même quelques protecteurs d'un rang distingué [16] ». C'est dans ce contexte que, revenu de la Normandie, où il avait assisté à l'inhumation de son père le 25 juillet [17], il se mit à écrire une *Phèdre et Hippolyte* à la fin de l'année 1676, traitant à cette occasion le même sujet que celui sur lequel Racine travaillait depuis plusieurs mois – et dont la pièce du même nom avait déjà fait l'objet de lectures dans les Salons. La tradition prétend que cette entreprise fut dictée par la cabale des Bouillon très hostile à Racine ; toujours est-il que dans sa préface, Pradon revendiquait le choix de cette concurrence, déclarant « j'avoue franchement que ce n'a point été un effet du hasard qui m'a fait rencontrer avec M. Racine, mais un pur effet de mon choix ». La pièce de Pradon parut le 3 janvier 1677 au Théâtre de Guénégaud, deux jours après celle de Racine, représentée à l'Hotel de Bourgogne. L'effervescence suscitée à l'occasion de la querelle littéraire fut l'opportunité pour la pièce de Pradon de parvenir à tenir 25 représentations, dont 16 consécutives, rapportant des recettes très satisfaisantes, pouvant même excéder 1300 livres [18]. Cependant, les « véritables orages [19] » fomentés par la concurrence des deux pièces irent jusqu'au scandale, par l'altercation de sonnets satiriques émanant des deux camps, écrits à l'encontre de la pièce de Racine, puis à celle du duc de Nevers [20]. Du reste, la démarche de Pradon fut durablement considérée comme un acte attentatoire à l'égard de Racine, et ce jusqu'au XX*e* siècle. On oubliait manifestement que l'écriture parallèle de deux pièces rivales était un fait littéraire courant au XVII*e* siècle, à l'exemple de la *Bérénice* de Racine, et de son antagoniste *Tite et Bérénice* de Corneille, ou de l'*Iphigénie* de Racine, concurrencée par l'*Iphigénie en Aulide* de Le Clerc et Coras. Or, fustigé par les traits satiriques de Boileau, proche de Racine, Pradon se vit désormais poursuivi par une réputation d'auteur médiocre [21], ignorant et infatué, devenant par là même occasion l'objet des anecdotes les plus fantasques [22]. Néanmoins la querelle ne l'écarta pas de la scène, puisque, puisant à nouveau dans la mythologie grecque, il produisit une Electre à la fin de l'année 1677. Cependant, abandonnée dès la huitième représentation au Théâtre de Guénégaud [23], la pièce eut un moindre succès, et ne fut jamais imprimée. Il semble que Pradon soit alors parvenu à reconquérir un succès honorable sur les planches de l'Hotel de Bourgogne, grâce à La Troade créée le 17 janvier 1679, et jouée une fois devant Monsieur, frère du Roi, et Madame, son épouse : *La Troade* … a paru depuis quinze jours sur le théatre de l'Hotel de Bourgogne. Leurs Altesses royales en ont honoré une représentation de leur préférence. C'est un avantage que s'attirent ordinairement les pièces qui font du bruit. [24] La même année, Pradon écrivait une autre tragédie, intitulée *Statira*, créée en décembre. On ignore quel fut l'accueil du public à son égard [25] ; cependant la représentation de la pièce fut manifestement éphémère, sachant qu'une autre tragédie paraissait dès le mois de janvier, à savoir *Genséric, roi des Vandales*, de Madame Deshoulières. Dès lors Pradon décida de recourir à l'histoire romaine pour y trouver les sujets de ses pièces. C'est ainsi qu'il produisit un *Tarquin*, représenté le 9 janvier 1682, mais la pièce marqua un nouvel échec, tombant après quatre représentations sans même être éditée par la suite. L'auteur ne parvenait pas à retrouver le succès qui l'avait accueilli au début de sa carrière, et resta plusieurs années sans écrire de nouvelle pièce. Cette période de sa vie fut notamment occupée par la rédaction du *Triomphe de Pradon*, publié de façon anonyme à Lyon en 1684, puis réédité en 1686 sous un titre plus explicite, *Le Triomphe de Pradon sur les Satires du Sieur D⁎⁎⁎*, visant par là Nicolas Boileau-Despréaux. En effet les épîtres VI, VII et VIII de ce dernier, qui circulaient depuis la querelle des deux *Phèdre*, venaient d'être imprimées, en 1683, et persiflaient explicitement Pradon. Cette joute littéraire se poursuivit avec la parution en 1685 des *Nouvelles remarques sur tous les ouvrages du Sieur D⁎⁎⁎* émanant de Pradon. En ce qui concerne la vie affective de l'auteur, les informations restent lacunaires, mais il semble qu'il ait entretenu durant cette période une relation avec Catherine Bernard, la cousine de Fontenelle, et la nièce des frères Corneille, née comme lui à Rouen, en 1662 [26]. En tout état de cause, il est manifestement intervenu pour elle en prenant au nom du « Sieur de Pradon » des privilèges pour les premières œuvres qu'elle avait écrites [27], à savoir *Frédéric de Sicile*, publié en 1680 et *Le commerce galant ou Lettres tendres et galantes de la jeune Iris et de Timandre* [28], paru en 1682. Pradon demeura encore plusieurs années sans écrire, et finit par renouer avec la scène en janvier 1688 [29], par la création de *Régulus*, qui marqua son plus grand succès : avec ses quelques 37 représentations durant l'année 1688, et des recettes oscillant entre 1500 et 500 livres jusqu'à la vingt-neuvième séance, la pièce fut un triomphe, que saluait le *Mercure galant* avec un assortiment de commentaires élogieux : « ce que fit Regulus est si éclatant et part d'une si grande âme qu'on ne peut l'entendre sans l'admirer. Vous pouvez juger par là qu'il doit y avoir de grandes beautez dans cette pièce [30] ». De surcroît *Régulus* connut un succès durable pendant une grande partie du XVIII*e* siècle, donnant lieu à 60 représentations entre 1689 et 1728, et suscitant plusieurs traductions, en Hollandais [31] et en Italien [32]. La célèbre lettre de Voltaire se plaignant du traitement réservé à ses productions en comparaison de *Régulus*, vient s'ajouter à ce faisceau d'éléments : Jouissez du plaisir de cette mascarade sans que les comédiens me donnent l'insupportable dégoût de mutiler ma besogne. Les malheureux jouent *Régulus* sans y rien changer, et ils défigurent tout ce que je leur donne. Je ne conçois pas cette fureur ; elle m'humilie, me désespère, et me fait faire trop de mauvais sang. [33] Une réussite aussi éclatante et pérenne ne fut toutefois pas réitérée lors de la création de *Germanicus* en décembre 1694, nouvelle tragédie de Pradon, dont l'échec conduisit à abandonner les représentations au bout de six séances. Le texte en est perdu pour ne pas avoir été imprimé, et il ne reste qu'une épigramme écrite à son encontre – attribuée probablement à tort à Racine –, dont les termes permettent de déduire que la pièce avait pour héros Claudius Germanicus, le premier époux d'Agrippine mère de Néron : Que je plains le destin du grand Germanicus ! Quel fut le prix de ses rares vertus ! Persécuté par le cruel Tibère, Empoisonné par le traitre Pison, Il ne lui restoit plus, pour dernière misère, Que d'être chanté par Pradon ! [34] Au cours de la même année, Pradon fit également publier une *Réponse à la Satire X du sieur D⁎⁎⁎*, réplique aux nouvelles attaques de Boileau qui ne manquait plus aucune occasion pour le stigmatiser. Il produisit encore *Scipion l'Africain* à la fin de l'année 1696, joué 17 fois entre février et avril 1697. Ce fut sa dernière pièce, car il fut frappé d'apoplexie moins de 10 mois plus tard en janvier 1698, et mourut à Paris, « les cartes à la main [35] », selon les termes d'une lettre adressée par Bourdelot à l'abbé Nicaise de Dijon, en date du 15 janvier [36]. # Création et vie théâtrale de Scipion l'Africain. Dixième et dernière tragédie de Pradon, *Scipion l'Africain* est avant tout une œuvre de la maturité, celle d'un auteur qui avait tout autant connu les succès que les échecs, et dont l'ambition était de réitérer la réussite que lui avaient valu *Pyrame et Thisbé* ainsi que *Régulus* dans une plus grande mesure. Les représentations de ces deux pièces à la Comédie-Française venaient chaque année rappeler ce succès, à raison de une à 3 séances par an depuis l'ouverture de la Comédie-Française pour *Pyrame et Thisbé* [37], et de 3 à 5 séances annuelles depuis 1688 pour *Régulus*. Par ailleurs la tentative de *Germanicus* en 1694 s'était soldée par un rude échec. Dans ce contexte, il était tout naturel pour l'auteur en quête d'un nouveau sujet de renouer avec les sources d'inspiration d'où avait jailli son *Régulus*. C'est ainsi qu'il en revenait à l'histoire des guerres puniques pour élire la matière de sa tragédie. Il redonnait alors à sa pièce le nom d'un Général romain venu sur les terres de l'Afrique pour conquérir l'empire carthaginois, mais selon une perspective inversée, puisque *Régulus* avait dépeint le sacrifice du héros fait prisonnier par l'ennemi, quand *Scipion l'Africain* devait y répondre par la victoire du personnage éponyme face aux Carthaginois à Zama. L'hypothèse de Charles Brunet, selon laquelle *Scipion l'Africain* serait une réécriture d'une pièce de Jean Royer de Prade [38], n'est pas recevable, sachant qu'elle se fonde sur un *corpus* anecdotique florissant au XVII*e* siècle, et n'est étayée par aucun document fiable. La rédaction de la pièce était finalement achevée pour la fin novembre 1696, date à laquelle celle-ci fut lue devant les acteurs de la Comédie-Française. Ainsi on peut lire sur la feuille d'assemblée s'y rattachant : Aujourd'huy Dimanche 25*e* novembre 1696 La Compagnye s'est assemblée extraordinairement suivant le Repertoire, pour entendre la lecture de la tragédie de Scipion de Mr Pradon … [39]. En effet il faut savoir qu'à compter de 1680, pour entrer dans le répertoire théâtral, toute pièce était préalablement soumise à l'épreuve de ce comité de lecture, au terme duquel les acteurs votaient pour déterminer si la pièce était « jouable » ou non. C'est de cette façon qu'entre 1680 et 1716, la Comédie-Française ajouta 298 créations aux 127 titres de son répertoire initial. Les registres d'assemblée signés par les participants venaient notifier chaque prise de décision – décisions qui d'ailleurs ne ressortissaient pas uniquement à la sélection des pièces, mais aussi aux problèmes d'ordre administratif et financier. Parfois des commentaires apportent des explications sur les choix effectués. Ainsi l'on sait qu'en ce qui concerne l'élection du répertoire, le refus des pièces proposées était fréquent, et ce bien souvent pour défauts de construction, écarts à la vraisemblance, propos inconvenants, dans une période marquée par une emprise accrue du pouvoir royal sur la liberté de création théâtrale. Ainsi à l'été 1696, … samedy 28ème juillet 1696 la Compagnie s'est assemblée suivant le repertoire pour entendre la lecture d'une tragedie intitulée *Oreste et Pilade*. … Il a esté deduit que la piece en l'estat qu'elle est ne peut estre représentée … et que si l'auteur la veut raccomoder et en faire une seconde lecture la Compagnie l'entendra pour en juger [40]. De même, en date du 21 septembre, l'Assemblée estimait que la tragédie *Vercingétorix* de Haumont, « quoyque remplie de beaux vers n'était pas accomodée au théatre [41] ». Aucune feuille d'assemblée ne fait état d'une lecture de tragédie jusqu'à celle de *Scipion l'Africain* à la fin novembre [42] ; toutefois la pièce fut également refusée. Dancourt, le premier à signer le registre, y joignait ce commentaire : « je suis fasché qu'elle ne soit pas bonne et qu'elle ne puisse l'estre », avis que suivaient tous les autres signataires. *Scipion l'Africain* a ainsi été refusé à l'unanimité des voix. Cependant aucune nouvelle tragédie n'avait été jouée depuis *Bradamante* de Thomas Corneille, créé le 18 novembre 1695, *Polixene* de La Fosse d'Aubigny, créé le 3 février 1696, et *Agrippa* de Théodore de Riupeirous, créé la 19 mars de la même année, et tombé après deux représentations. De plus, au cours du mois de décembre, la *Polymneste* de l'abbé Genêt fut un échec, quittant l'affiche après cinq représentations, sans qu'une nouvelle lecture devant l'assemblée des acteurs fournisse une autre tragédie susceptible de lui succéder. Ces circonstances permettent de comprendre pourquoi une seconde lecture fut accordée à *Scipion l'Africain*, en date du 2 janvier 1697, au terme de laquelle la pièce fut finalement acceptée, par 7 voix contre 5 : Ce jourd'huy mercredy 2*e* janvier 1697 : la Compagnie s'est assemblée pour entendre une seconde lecture de *Scipion*. La piece achevée et l'auteur s'estant retiré …, et comme la pluralité des voix est pour accepter la piece, il a esté resolu qu'elle sera joüée … [43]. En outre on peut distinguer sur la feuille d'assemblée, dans la liste des absents, la mention « SAS Le Prince » [44], ce qui laisse à supposer que la pièce bénéficiait d'un appui prestigieux, et il est possible que cela soit en la personne du prince de Conti [45], sachant que l'on retrouve sur le registre des représentations de *Scipion l'Africain*, les formes « SAS Monseigneur le Prince », « SAS Mr le Prince de Conty », ou encore « Monseigneur le Prince de Conty » [46], ce qui donne à penser que celui-ci fut présent à trois représentations au moins. En ce qui concerne le texte de la pièce, les Frères Parfaict indiquent que « les Comediens accepterent la Tragédie, à condition que l'auteur y feroit quelques corrections [47] ». Cette information n'est pas mentionnée sur le registre [48], cependant on peut y accorder créance, dans la mesure où un manuscrit de souffleur conservé à la Bibliothèque de la Comédie-Française fait état de modifications pratiquées sur le texte original, qui fut alors rayé, rendant la lecture extrêmement difficile [49]. Ces retouches concernent une centaine de vers, dont la moitié fut supprimée [50]. Les corrections ne remettent pas en cause la conduite de l'intrigue, mais interviennent le plus souvent pour assurer la convenance du texte, depuis la reformulation de quelques mots jusqu'à la suppression d'une scène entière. Un personnage muet a également été introduit à cet effet [51]. Ces corrections furent vraisemblablement élaborées au cours des répétitions de la pièce [52], et probablement sous le regard de l'auteur – on peut d'ailleurs émettre l'hypothèse selon laquelle il s'agirait de corrections autographes. Le texte primitif se trouva ainsi ponctuellement biffé, suppléé par une autre version, il fut parfois même repris par la suite, comme au gré des hésitations des acteurs travaillant leur texte [53]. Le manuscrit constitua donc un document de travail, et les modifications introduites furent manifestement appliquées sur scène par les comédiens – probablement avec des variantes selon les séances, ce qui permettrait d'expliquer les changements successifs apportés à certains vers. La pièce fut ainsi représentée sous cette forme, et les rôles revinrent en partage à douze des acteurs de la troupe, comme l'un des deux registres journaliers l'indique à chaque représentation [54] : ACTEURSACTRICES MrsMlles BeaubourDuclos GuerinClavel DufeyBeaubour DuperierChampvalon [55] Lavoy Beauval Rosélis Baron [56] On ignore quelle fut la répartition des rôles de la pièce, d'autant que l'ordre des noms retranscrits sur le registre varie considérablement selon les jours. Toutefois l'on peut émettre des hypothèses, et supposer que le rôle de Scipion était tenu par Beaubourg, qui avait hérité de la place de Baron le 17 octobre 1692 [57]. Le parcours de Rosélis autorise également à penser que celui-ci interprétait le personnage d'Annibal [58], et l'on peut imaginer que le rôle de Lucéjus, l'amant d'Ispérie, revenait à Etienne Baron, sachant que Lemazurier parle à son sujet d'« un emploi comme le sien (celui que les comédiens appèlent *l'emploi des grands amoureux tragiques et comiques*) [59] ». Quant à Ispérie, nièce d'Annibal et principal protagoniste féminin dans la pièce, son rôle était manifestement assuré par la Duclos, qui doublait les premiers rôles tragiques de la Champmeslé depuis le 3 mai 1696. La distribution des autres comédiens s'avère plus délicate, dans la mesure où il s'agit d'acteurs de second plan, comme Mlle Champvallon, qui ne jouait que des rôles de confidentes, ou Guérin, qui excellait dans l'emploi des grands confidents tragiques, tels Narcisse, Arbate ou Théramène. Son rôle dans la pièce de Pradon ne pouvait être très important étant donné qu'il fut remplacé par Le Comte à la troisième séance, durant laquelle il jouait à Versailles, ainsi qu'à la soirée « de comédie » [60] du 23 mars, pour la quinzième représentation de la pièce [61]. *Scipion l'Africain* parut pour la première fois sur la scène en date du 22 février 1697, un vendredi de la saison hivernale, conformément à l'usage mis en place pour la représentation des nouvelles pièces sérieuses en cinq actes [62]. En l'occurrence cette date s'explique parfaitement, sachant qu'elle se situe immédiatement après le Mardi gras [63], conformément à ce qui avait été précisé sur la feuille d'assemblée du 2 janvier : … il a esté resolu que la piece *Scipion l'Africain* sera joüée mais qu'avant de luy donner un temps on entendra une seconde lecture de la piece de Monsieur Boyer …. Celle de Monsieur Boyer estant acceptée … l'une ou l'autre sera joüée avant le Carnaval …. Les dimanche, lundy et mardy gras demeureront à la troupe sans qu'elles soient représentées pendant ces trois jours. *Scipion l'Africain* a ainsi été créé après le Carnaval [64]. Les deux registres journaliers de la Comédie-Française [65] permettent de constater que la pièce fut d'emblée jouée au simple, probablement en raison de l'échec de *Polymneste* de l'abbé Genêt au mois de décembre, jouée au double et tombée après cinq séances [66]. Ceci fut favorisable à la pièce, dont la première représentation fut suivie par un public excédant les 600 personnes, ce qui constitue un bon effectif, au regard de la fréquentation habituelle du théâtre [67], à raison d'une recette de 1125 livres 5 sols. En outre l'affluence des spectateurs était confortée le dimanche 24 février, date de la seconde séance, au jour de la semaine le plus attractif du théâtre : enregistrant à cette représentation un total de 730 billets, la pièce suscita le déplacement massif du public le moins fortuné, comme en témoigne le chiffre de 408 billets à 15 sols vendus ce jour-là. Ceci explique que la recette ait été légèrement inférieure à la première – à hauteur de de 1011 livres 10 sols –, en dépit d'un public plus fourni. Les séances suivantes furent marquées par un reflux du parterre, dont l'effectif retombait à 278 puis à 171 billets à la cinquième représentation. Néanmoins les recettes parvenaient à se maintenir à un niveau tout à fait convenable, à hauteur de 895, 735 puis 932 livres, grâce à un intérêt soutenu dans le reste du public, notamment dans sa belle partie, sachant que les acheteurs de billets à 3 livres s'élevaient au nombre de 213 à l'occasion du samedi 2 mars, pour la cinquième représentation de la pièce. Le recul de ces derniers le lundi 4 mars était compensé grâce au nouveau surcroît des billets les moins onéreux, à savoir ceux à 30, 20 et 15 sols, qui permirent de porter la recette à 793 livres 10 sols. Toutefois, à compter de ce jour, les acteurs se décidèrent à jouer des petites comédies en un acte à la suite de *Scipion* pour soutenir la fréquentation des séances : ce furent d'abord *La Parisienne* et *L'été des coquettes* de Dancourt, puis *Le cocher supposé* de Hauteroche et *Georges Dandin*, comédie en trois actes de Molière. Ainsi le mardi 6 mars, la septième représentation rapporta une belle recette de 955 livres 5 sols, pour 622 billets vendus. Ce résultat ne fut cependant réitéré que dans une moindre mesure lors des trois séances qui suivirent, dont les recettes oscillèrent autour de 550 livres : en conséquence il fut décidé de différer de deux jours la dizième représentation de *Scipion*, qui fut donc programmée au samedi 16 mars, en vue d'éviter l'essoufflement des effectifs [68]. Ce procédé ne manqua pas de réussir, car la onzième représentation, conjointe aux *Vendanges de Surênes* de Dancourt, atteignait 477 billets vendus, et ne rapporta pas moins de 815 livres 15 sols. Par la suite, les représentations des 18, 20 et 22 mars étaient complétées respectivement par *Attendez moi sous l'orme* de Dufresny et Régnard, *La Sérénade* de Régnard [69], et enfin *La Parisienne* de Dancourt, trois petites comédies à succès créées dans les années 1690. Elles obtenaient des recettes satisfaisantes, à hauteur de 587 livres, 633 livres 5 sols et 660 livres 15 sols. Il semble que la perspective de la fermeture annuelle du théâtre en date du 23 mars ait alors aiguisé l'intérêt des spectateurs, venus en plus grand nombre le 22, pour la quatorzième et dernière représentation de *Scipion* avant la fin de la saison, au Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain. Parallèlement à cette vie théâtrale, un Privilège du Roi avait été pris le 21 mars pour le *Recueil des Œuvres du Sieur Pradon*, par le libraire parisien Thomas Guillain, qui avait déjà publié *Régulus* en 1688, et qui allait achever d'imprimer *Scipion l'Africain* en date du premier avril [70]. En outre on sait, grâce aux indications du registre journalier, portées sur la page de gauche du samedi 23 mars, que la pièce fit également l'objet d'une représentation à la Cour à cette date. Il y est ainsi précisé : « on a joué aujourd'huy à Versailles *Scipion* et *Le Medecin malgré luy* », avec mention de la liste des acteurs et des frais engagés par l'usage de cinq carosses et deux chariots, pour un montant de 29 livres 6 sols [71]. Cette représentation correspond manifestement à ce qu'avaient indiqué les registres au samedi 2 mars, à savoir : « un voyage de Versailles pour la pièce » et « un voyage à Versailles où l'auteur doit entrer [72] ». Il semble donc que la soirée « de comédie » du 23 mars ait été programmée ce jour-là. Outre ces documents qui établissent la réalité de la représentation, on dispose également d'un témoignage direct grâce à une lettre de la duchesse d'Orléans, qui y a assisté et qui en fait part à la duchesse de Hanovre : Versailles, le 24 mars 1697. Nous avons vu hier la nouvelle comédie de Scipion ; elle n'est pas mal …. Selon moi, c'est la meilleure pièce qu'ait composée Pradon [73]. Ce jugement favorable porté sur la pièce coïncide avec le fait que celle-ci s'était maintenue à l'affiche depuis plus d'un mois, preuve effective du succès qu'elle rencontra. Dans ces circonstances, *Scipion l'Africain* fut maintenu au répertoire à la réouverture de la Comédie-Française le 15 avril, et fut à nouveau joué le mercredi 17, avec *La Comtesse d'Escarbagnas*, petite comédie en un acte de Molière, très goûtée du public. Cette quinzième représentation offrit une recette satisfaisante atteignant 653 livres 10 sols, quoique fragile du fait de la faible affluence du public, puisque 356 billets furent achetés ce jour-là. C'est ainsi que les recettes s'effondrèrent à la séance suivante, le vendredi 19 mars [74], chutant à 256 livres 15 sols pour 204 billets vendus. Après avoir rapporté une part de 1025 livres à Pradon, *Scipion l'Africain* quitta donc la scène [75] et ne fut plus jamais rejoué [76]. Aucune nouvelle tragédie ne vint lui succéder jusqu'au 11 décembre de la même année, date de la création de l'*Oreste et Pylade* de La Grange-Chancel. Ce fait est normal puisqu'il était d'usage que les pièces sérieuses en cinq actes paraissent pour la première fois durant la saison hivernale. Du reste, les seize représentations que tint la pièce de Pradon, auxquelles s'ajoute la séance de Versailles [77], reflètent l'intérêt que celle-ci put susciter au sein du public, car, compte tenu du nombre limité de spectateurs potentiels à cette époque, ce chiffre suppose que les mêmes personnes soient venues à plusieurs reprises assister aux séances. C'est pourquoi Léris concluera au XVIII*e* siècle que « c'est la derniere piece de cet Auteur, & elle eut un grand succès [78] ». En outre, les informations fragmentaires précisées sur les deux registres journaliers de la Comédie-Française autorisent à croire que les représentations furent résolument fréquentées par le beau monde, sachant que plusieurs noms assortis de titres honorifiques figurent sous la liste des acteurs, ou sous la liste des billets achetés, pour avoir acquitté ou devoir leur place [79] : le registre mentionne ainsi « le Chevalier d'Hautefort », « le Chevalier de Bouillon », « Monseigneur le duc », « Madame la duchesse », « Mr le Comte d'Albert ». Certains de ces noms apparaissent même plusieurs fois. Pradon pourra ainsi dire dans sa préface que sa tragédie eut le « bonheur » de « plaire » et d'avoir du « succés ». Cette réussite fut également invoquée par l'abbé Bordelon qui déclarait dans sa correspondance : … la Tragedie de *Scipion*, piece en theatre, … a été joüée fort long-temps avec grand succez, & … on la remet de tems en tems sur la Scene Françoise, où elle plaist tousjours … [80]. En l'occurrence les termes de cette lettre répondaient aux attaques proférées par Gâcon à l'encontre de la pièce, et dénonçaient « l'injustice que celui-ci rend aux autres, & particulierement à feu Mr Pradon dont il censure (par imitation satyrique) la Tragedie de *Scipion* ». En effet la pièce fit l'objet d'une épigramme satirique de François Gâcon [81], et fut également fustigée par Jean-Baptiste Rousseau [82], qui la mentionna à la chute d'une épigramme adressée à Pradon : « Et le *Grand Scipion* sera toujours mauvais [83], » formule qui faisait manifestement écho au vers 1402 de la pièce de Pradon, « Mais du grand Scipion nous devions tout attendre [84]. » Il est vrai que la pièce ne bénéficia pas des faveurs dont d'autres tragédies de Pradon pouvaient se targuer, comme *Régulus* et *Pyrame et Thisbé*. Au XVIII*e* siècle, les Frères Parfaict, qui avaient consulté les registres de la Comédie-Française, s'étonnèrent même du nombre de représentations dont elle avait fait l'objet : Il ne faut pas moins qu'une preuve aussi authentique, que celle qu'on peut tirer des Registres de la Comédie, pour assurer que cette Tragédie a été poussée jusqu'à la quatorziéme représentation …. [85] Dès lors les critiques et biographes dénièrent tout le succès que la pièce avait pu avoir : *Scipion l'Africain* fut très rapidement considéré comme une œuvre médiocre, et ne fut plus édité après 1744 [86]. # Intrigue de Scipion l'Africain. ## Acte I. Les nombreux succès militaires de Scipion ont contraint Annibal à quitter l'Italie pour venir défendre l'Afrique, et les deux armées ennemies siègent près de Zama dans la perspective d'un combat. Aurilcar, un envoyé d'Annibal, vient requérir pour son Général une entrevue avec Scipion, auprès de Lépide, confident de ce dernier. À cette occasion il s'enquiert des deux captives des Romains, Ispérie, nièce d'Annibal, et Erixène, fille d'Hannon (sc. 1). Lépide sort à l'entrée d'Erixène, et Aurilcar confie à cette dernière le dessein d'Annibal de briguer la paix. Erixène lui révèle quant à elle que Scipion est amoureux, et finit par avouer malgré elle qu'elle en est éprise. Elle explique également qu'Ispérie se languit de son amant, le prince Lucéjus (sc. 2). Scipion paraît à la scène 3, et accepte l'entrevue sollicitée par son ennemi, puis dévoile à son confident l'amour que lui inspire la vue d'Ispérie (sc. 4). ## Acte II. Ispérie se plaint de la longue absence de Lucéjus, qui ne s'est pas manifesté à elle depuis qu'ils ont été séparés, lors de l'assaut contre Zama (sc. 1). L'arrivée impromptue du prince met fin à ses incertitudes, d'autant que celui-ci est déterminé à assaillir le camp pour la libérer. Elle le convainc toutefois de différer ses projets, car l'entrevue entre Annibal et Scipion pourrait bien l'affranchir de ses chaînes (sc. 2). Scipion la rejoint pour sonder les desseins d'Annibal, mais il ne peut s'empêcher de lui tenir un discours aux accents galants à peine voilés [87] (sc. 4). Restant cependant fermement opposé à toute idée de conciliation avec Carthage, il se heurte aux larmes de la princesse et laisse éclater son irrésolution dans un monologue, au terme duquel il décide de tourner ses voeux vers Erixène, pour échapper à l'égarement que lui dictent ses sentiments (sc. 5). ## Acte III. Scipion a rendu un hommage galant à Erixène au cours de l'entracte, mais la protagoniste jalouse et clairvoyante dépeint l'échec persuasif de ce discours, qui n'a pu masquer les véritables sentiments du héros (sc. 1). L'expression de son dépit est interrompue par Lépide (sc. 2), qui annonce la venue de Scipion, en vue de la conférence avec Annibal. Le héros paraît et affirme son intention de refuser toute compromission avec Carthage, en acceptant un traité qui serait indigne de Rome (sc. 3). L'entrée d'Annibal à la scène 4 marque l'ouverture de la grande conférence, sommet politique de la pièce. Escomptant un accord de paix avec les Romains, Annibal retrace les vicissitudes de son parcours, et se constitue en parfait exemple de la versatilité de la fortune. Il finit par proposer à Scipion la main de sa nièce, et se retire pour parler à celle-ci (sc. 4). Troublé dans sa détermination, et craignant qu'Annibal n'ait eu vent de ses sentiments, le héros demeuré seul exprime les indécisions qui ressurgissent en lui (sc. 5). ## Acte IV. Ispérie explique qu'elle a eu connaissance du projet d'hyménée émis par Annibal (sc. 1). Interrogée par son amant indigné, la princesse tente de détourner ce dernier de tout dessein délétère, lui renouvelant sa promesse d'une fidélité absolue, pour laquelle elle compte rejeter toute défection qu'on lui imposerait ; Lucéjus décide malgré tout de prendre les armes pour libérer sa promise (sc. 2). Annibal reparaît à la scène 4, et enjoint sa nièce de se ranger au parti du sacrifice, mais il se heurte à un refus inébranlable. Après un bref monologue dans lequel elle réaffirme sa position (sc. 5), Ispérie est ensuite sollicitée par Scipion qui lui exprime sa répugnance à agir en tyran (sc. 6). Le dialogue est interrompu car Lucéjus est sur le point d'assaillir le camp : le soulagement affecté par Ispérie irrite la jalousie de Scipion, qui soupçonne Annibal de duplicité (sc. 8). Annibal vient tout au contraire désavouer l'initiative du prince, mais les insinuations de Scipion ne manquent pas de l'offenser (sc. 9) : l'acte se clôt ainsi sur la rupture brutale des tentatives de conciliation. ## Acte V. Seule sur scène avec sa confidente, Ispérie rapporte les premiers éclats du combat qui s'est ouvert et qu'elle n'a pu voir sans perdre connaissance (sc. 1). Ses craintes sont confirmées lorsqu'Erixène vient annoncer la large victoire de Scipion (sc. 2). Ispérie s'étant retirée pour partir à la recherche de son amant, Erixène décide de réfréner ses sentiments et de regagner Carthage pour y finir ses jours (sc. 3). Scipion lui accorde cette liberté à la scène suivante, mettant au jour la magnanimité dont il est capable. Mais le héros exprime encore ses doutes auprès de Lépide (sc. 5), d'autant que la conjoncture le met en position d'omnipotence sur les amants, Lucéjus étant désormais son prisonnier. La mise à l'épreuve de sa vertu est ainsi à son comble lorsque survient Ispérie, dont le charme continue à opérer sur lui (sc. 6). Le dénouement reste donc en suspens, et ce n'est qu'au cours des vingt-cinq derniers vers de la pièce que Scipion réalise un effort décisif sur lui-même, en rendant la liberté aux amants. # Élaboration dramaturgique de l'action. ## Deux héros notoires. Au XVII*e* siècle, à une époque où l'Histoire passionne les Français, Annibal et Scipion l'Africain sont des personnages parfaitement familiers du public. En effet, outre les diverses pièces de théâtre dont ils furent les héros [88], les œuvres de Plutarque et de Tite-Live, où ils comptaient parmi les figures historiques les plus éminentes, connurent un succès considérable au cours du siècle, et furent éditées de nombreuses fois, une vingtaine pour *Les vies des hommes illustres grecs et romains* de Plutarque, traduites par Jacques Amyot [89]. Il en fut de même pour *Le Grand Dictionnaire historique* de Moreri, édité à partir de 1680. Ces publications étaient également corroborées par la parution d'ouvrages de vulgarisation historique, comme celui d'Alain-Claude de Mestre, datant de 1675, intitulé *Annibal et Scipion, ou les Grands capitaines avec les ordres et plans de batailles et les annotations, discours et remarques politiques et militaires de Mr le Cte G. L. de Nassau*. Adoptant dans un premier temps un point de vue factuel sur les vies d'Annibal et de Scipion, l'auteur analysait le déroulement de l'Histoire, examinant la pertinence des décisions militaires prises par les deux grands Généraux. Ce type d'œuvre participait de l'intérêt grandissant pour une culture historique commune, fondée sur l'héritage du monde antique. Ainsi dans le domaine des arts, entre 1688 et 1690, Louis XIV avait commandé à la manufacture des Gobelins une copie intégrale de *L'Histoire de Scipion* tissée à Bruxelles vers 1558, dont les cartons avaient été réalisés par Giulio Romano, principal collaborateur de Raphaël entre 1515 et 1520. De même, en littérature, Pierre Ortigue de Vaumorière avait fait publier de 1656 à 1662 les quatre volumes de son roman héroïque, *Le grand Scipion*, œuvre qui refondait les données de l'Histoire au sein d'une intrigue d'ordre galant impliquant les deux grands héros, Annibal et Scipion. Les références antiques étaient en effet omniprésentes au sein de la société, apparaissant parfois sous la forme de métaphores ou de comparaisons, comme dans les bouts-rimés publiés par le *Mercure galant*. Par exemple, des vers de M. de Grammont disaient en janvier 1685 : Dans chaque âge on a eu plus d'un grand capitaine Le plus grand eut toujours un concurrent fatal ; Témoins ce qu'on nous dit dans l'histoire romaine Du fameux Scipion et du grand Annibal. … … Louis sans concurrent paraît seul aujourd'hui [90]. Par conséquent le sujet choisi par Pradon s'inscrivait dans un horizon culturel commun avec un public averti. ## Aux origines du choix du sujet. Pradon avait déjà mis en scène des sujets romains, notamment en 1688, année de son plus grand succès. Après s'être inspiré de Florus pour son *Régulus*, selon ses propres indications [91], l'auteur puisait dans les *Décades* de Tite-Live pour élaborer *Scipion l'Africain*. En effet, *Germanicus* ayant été un échec, sa volonté fut de produire une tragédie susceptible de renouer avec le succès qu'il avait connu huit ans plus tôt, et à cet égard les indications préfacielles de *Régulus* étaient explicites : … je puis dire que cet Ouvrage a frappé si vivement tout le Public, & les Acteurs en ont rempli si dignement les caracteres, que cela me doit encourager à travailler à l'avenir avec plus d'application que jamais, & à *chercher des sujets dont la grandeur soutienne celui de Régulus* …. [92] Le choix de l'auteur se porta donc sur un sujet romain historiquement proche de celui de *Régulus*, et s'attacha plus précisément à la figure de Scipion l'Africain, héros de la seconde guerre punique. Si la source historique mise en œuvre ne fut pas indiquée dans la préface, il est manifeste que Pradon puisa en grande partie dans les *Décades*, sachant que de nombreux vers de la pièce sont des reformulations directes de Tite-Live, particulièrement dans les scènes III, 4 et V, 7 [93]. Le dramaturge allait ainsi privilégier deux épisodes de la vie de son personnage. Dans un premier temps, il réinvestissait une action souvent magnifiée par les poètes et les peintres, narrée au livre 6 de la troisième décade, et dont la teneur s'inscrivait dans le sillage des *Panthée* [94]. Elle consiste en ce que Scipion, jeune Général envoyé à la reconquête de l'Espagne, consentit à libérer une très belle prisonnière en 210 avant J.-C., la rendant indemne à son fiancé, un prince des Celtibériens [95]. Le sujet avait déjà été traité en 1639 par Desmarets, dans la tragi-comédie *Scipion*, mais il n'y avait été développé que dans les deux dernières scènes de l'acte IV, et dans l'acte V, le reste de la pièce étant occupé par la prise de Carthagène, et par de nombreuses péripéties [96]. De même dans le drame musical de Minato Nicolò, *Scipione Affricano* [97], l'épisode ne constituait qu'un des fils de l'action, qui adaptait simultanément l'histoire de Massinisse et de Sophonisbe. Pradon comptait tout au contraire en faire « l'action principale » de sa pièce. Dans un second temps, il décidait de faire intervenir les événements afférents à la bataille de Zama : cet autre épisode se situe au livre 10 de la troisième décade de Tite-Live. Il y est narré qu'en 202 avant J.-C., Annibal, rappelé par le Sénat de Carthage pour défendre l'Afrique des Romains, obtient une entrevue avec Scipion, afin de négocier la paix ; sa tentative est un échec ; Scipion remporte la fameuse bataille de Zama qui lui vaut le surnom d'*Africain*, et qui marque la fin de la seconde guerre punique. Dans la pièce de Pradon, ces événements sont structurés avec l'épisode de la libération de la Celtibérienne, de telle sorte que l'action se situe en 202 avant J.-C. Un tel procédé n'avait pas encore été employé dans les autres productions théâtrales du siècle qui avaient traité ce sujet, comme la pièce de Desmarets ou encore les drames musicaux italiens, tels *Scipione Affricano* de Minato Nicolò et *Il Trionfo della continenza considerata in Scipione Affricano* de Giacomo Torelli [98]. De surcroît la grande confrontation des deux Généraux ennemis n'avait pas encore été réalisée sur la scène : certes dans sa tragédie *Annibal*, Dominique de Colonia avait déjà réuni les deux hommes, mais Scipion, désigné comme « le jeune Scipion », n'était pas encore *L'Africain* ; il n'avait pas même atteint l'âge de vingt ans, et n'était pas encore Général – l'action de la pièce se déroulant aux alentours de 216 avant J.-C. Le bref dialogue des deux protagonistes, à la scène 4 de l'acte V, n'avait donc rien de commun avec le sommet politique de l'an 202. De plus cette pièce n'avait été représentée qu'au Collège de la Sainte-Trinité de la Compagnie de Jésus de Lyon, le 1*er* juin 1692, et n'avait pas encore été publiée [99]. Pour ce qui est de la tragédie *Annibal* émanant de Théodore de Riupeirous, créée en 1688, elle n'avait pas même été imprimée, car les représentations avaient échoué. Il y avait bien eu une tragi-comédie de De Prade, intitulée *Annibal*, mais son intrigue prenait place à une date où Annibal mettait encore Rome en péril, soit approximativement entre 216 et 211 avant J.-C. [100]. Quant à la pièce de Thomas Corneille, *La Mort d'Hannibal*, datant de 1669, elle mettait en scène les événements de l'année 183 avant J.-C., soit nettement postérieurs à la seconde guerre punique. Par conséquent, Pradon disposait là d'une matière encore inexploitée, riche de possibilités, et adoptait une configuration dramatique inédite sur le sujet choisi, par la conjonction des deux épisodes historiques retenus. ## Mise en œuvre des sources historiques. Les indications parcellaires fournies dans la préface de *Scipion l'Africain* permettent d'arborer le trajet dramaturgique ayant présidé à son élaboration : … mettant Scipion sur la Scene, j'ay dû luy donner ce caractere amoureux, qui releve son action principale, qui est de vaincre sa passion, et de rendre sa Maîtresse à son Rival. … il est vray-semblable que Scipion à l'âge de vingt-quatre ans, ayant pris la plus belle personne de l'Univers, ait été sensible à sa beauté et qu'il ait rendu quelques combats …. Comme l'Histoire ne nomme point cette belle captive, je la fais Niéce d'Annibal, pour donner un plus grand contraste à l'amour de Scipion …. Ces balises établissent sans conteste que la démarche dramaturgique de Pradon fut de mettre en scène l'épisode de la prisonnière celtibérienne, et de le replacer ensuite dans le cadre fastueux de Zama, le constituant ainsi en « action principale » de son héros [101]. Or chez Tite-Live, le récit mis en œuvre sur le sujet se résume à narrer la libération de la belle captive : après la prise de Carthagène par les Romains, des soldats conduisent la jeune fille auprès de Scipion, qui décide de convoquer son fiancé, nommé Allucius, prince des Celtibériens, et ses parents, pour la leur remettre inviolée ; les parents, frappés d'admiration en voyant qu'aucun tribut ne leur est réclamé pour cette marque de clémence envers leur fille, insistent pour offrir de somptueux présents à Scipion, qui finit par les accepter à condition qu'Allucius les prenne en complément de la dot [102]. Ces données forment le dénouement de la pièce. Pradon n'en a retenu que l'épure, maintenant le seul personnage du fiancé et supprimant les éléments matériels comme les cadeaux apportés à Scipion. Ce point de départ historique succinct, correspondant à l'extrême fin de l'intrigue, induisait donc un processus de construction à rebours de la pièce, à la recherche d'obstacles au dénouement, que le dramaturge pouvait ensuite lever au moment voulu. En l'occurrence, pour que Scipion hésitât à rendre la liberté à sa captive – que Pradon nommait Ispérie –, il fallait nécessairement faire intervenir un obstacle interne, puisque le Général avait à lui seul plein pouvoir de décision sur ses otages. Le « nœud » de l'intrigue émergeait dès lors en toute logique, grâce à l'invention d'un émoi amoureux affectant le héros romain, comme avait pu le faire Jean Desmarets dans son *Scipion* [103]. La passion allait ainsi être mise au service de l'action et la « relever », selon le terme employé par Pradon dans la préface. De plus cet expédient se prêtait d'autant mieux aux circonstances de l'action qu'il était conforme à la vraisemblance, car l'épisode choisi rassemblait les deux conditions propices à l'octroi d'un tel caractère au héros : d'une part, Scipion était remarquablement jeune, et d'autre part, sa captive était remarquablement *aimable*, au sens classique du terme. Or la typologie traditionnelle des caractères avait établi qu'un jeune homme porte en lui une propension naturelle à l'amour. C'est ce que La Mesnardière avait appelé « la Vrai-semblance Ordinaire », qui « se tire encore d'ailleurs que des Qualitez naturelles, puis que les accidentelles en sont les principales sources : comme *la condition de vie, les divers attributs des âges, la nation, & la fortune* [104] ». Par conséquent il était vraisemblable de faire entrer sur la scène un jeune Scipion perméable au sentiment amoureux, d'autant plus qu'il se trouvait confronté à une femme proprement *adorable*. C'est exactement ce que Pradon allait étayer dans sa préface citée *supra* [105]. En conséquence il aurait été invraisemblable que Scipion demeure tout au contraire insensible à la vue d'Ispérie, et l'on aurait pu dire, à l'instar d'Abradate dans *Panthée* de Tristant Lhermite, qui s'étonne que son amante ait conservé sa chasteté tout au long de sa captivité auprès du Roi Cyrus, Un vaincueur de ce grade, en l'avril de ses ans, Pres de toy ne sentir les aiguillons cuisans, Qui rebellent la chair de notre obëissance ? (III, 2) [106] En outre, le récit de Tite-Live sur le sujet donnait matière à Pradon pour imaginer son héros amoureux : *Je suis jeune aussi bien que vous*, luy dit-il …. Aussi-tost qu'on m'eust amené vostre fiancée, & que j'eus appris que vous l'aimiez, *ce que sa beauté me confirma facilement, comme je voudrois qu'on m'excusast d'aimer ardemment une Maistresse, s'il m'estoit permis de suivre les inclinations de mon âge, & que les soins de la Republique n'occupassent pas tout mon esprit*, je me resolus de favoriser vostre amour … (nous soulignons) [107]. La pièce allait ainsi recourir à des « Sentimens d'amour », instruments dramaturgiques privilégiés par le théâtre classique, qui avaient massivement investi la scène, jusqu'à en devenir « l'ame du Théatre » selon les termes de La Mesnardière [108]. De surcroît la configuration dramatique adoptée était d'autant plus féconde qu'elle permettait d'associer le motif de l'amour à celui de la captivité : en effet la situation antinomique du *amare captivae victor captus*, qui fait du héros victorieux un amoureux vaincu par les beaux yeux de sa prisonnière, constituait une structure particulièrement goûtée au XVII*e* siècle, et très souvent employée au théâtre, comme dans les *Sophonisbe*, dans *Andromaque* de Racine, *La mort d'Hannibal* de Thomas Corneille, *Annibal* de De Prade, *Scevole* de Du Ryer, ou encore, chez Pradon, dans *Pyrame et Thisbé, Tamerlan ou La mort de Bajazet* et *La Troade*. En d'autres termes, Pradon superposait à un sujet historique considéré comme un emblème de la continence, la thématique à la fois tragique et galante du héros épris de sa captive, selon laquelle la passion est toute-puissante. Cependant la conduite d'une tragédie en cinq actes sur ce seul obstacle ne fournissait qu'une intrigue fragile et peu étoffée. Un tel défi n'avait pas été réalisé jusqu'alors, puisque chez Desmarets, la rencontre du héros avec la prisonnière n'occupait que le statut d'un épisode, intervenant à l'extrémité du quatrième acte, et enchâssé dans une suite de péripéties assez fournies. Par conséquent, il fallait faire entrer de nouveaux personnages illustres au sein de l'action, afin de créer une situation de *péril*, selon la terminologie cornélienne : or l'identité d'Ispérie, indéterminée chez les différents historiens, autorisait à attribuer une noble ascendance à celle-ci, d'autant que son fiancé était un prince des Celtibériens, et que la pièce était une tragédie. C'est ainsi que l'auteur pouvait l'arracher à son anonymat et en faire la fille d'Asdrubal [109]. Dès lors l'amour ressenti par Scipion pour cette illustre captive se redoublait d'incidences politiques majeures, puisqu'il entrait en conflit avec les exigences attachées à l'allégeance du personnage, selon lesquelles « Rome ne peut souffrir d'alliance ennemie (v. 546). » Par conséquent, afin d'éviter une intrigue confinée à un conflit indépendant entre amour et devoir, et de soutenir une machine tragique déployée en cinq actes, l'action nécessitait de rendre consistant le rôle du grand dignitaire ennemi. Cependant un tel cheminement appliqué aux *circonstances* de la matrice historique aurait graduellement conduit à une action fortement éloignée des faits historiques : on aurait pu supposer qu'Asdrubal, pour sauver sa fille ou pour sauver Carthagène, aurait cherché à jouer sur les sentiments amoureux de Scipion, ce qui, hormis l'intérêt de cœur du Romain, se serait sensiblement rapproché de l'intrigue du *Sac de Carthage*, dramatisée par Puget de la Serre en 1642 [110]. Parvenu à ce point d'achoppement, le dramaturge choisissait de déplacer l'intrigue déjà élaborée vers d'autres circonstances géographiques et temporelles d'autant plus prestigieuses. En l'occurrence l'éminent exploit accompli par Scipion fut de faire migrer le foyer de la guerre punique depuis l'Italie et l'Espagne jusqu'en Afrique à compter de l'an 204 avant J.-C., date à laquelle il débarqua avec son armée près d'Utique, et parvint à redonner l'avantage militaire à son pays. Le succès de son entreprise fut couronné par la grande bataille de Zama le 19 octobre 202 avant J.-C., qu'il remporta contre le fameux Annibal Barca, fils d'Hamilcar, et frère d'Asdrubal. L'événement était d'autant plus intéressant qu'il était à l'origine de la naissance du *cognomen* distinctif de Scipion, « l'Africain ». Ainsi cette conquête du surnom offrait un élément symbolique majeur dans la construction de l'identité du héros, par l'acquisition d'un trait définitoire et singulier : c'est en effet par ce nom que *Publius Cornelius Scipio* se distingua de ses homonymes au sein de la *gens* Cornelia, notamment de son père, *Publius Cornelius Scipio*, et de son oncle, *Cnaeus Cornelius Scipio*, deux autres grandes figures de la seconde guerre punique. Ainsi, à la différence de la tragi-comédie *Scipion* de Desmarets, le titre que Pradon donnait à sa pièce, *Scipion l'Africain*, faisait d'emblée signe vers un personnage historique défini, et désignait, par la même occasion, un moment particulier de la vie du héros, en l'occurrence l'année 202, et la victoire de Zama, qui avait été considérée par les Romains comme emblématique, au point de valoir à Scipion le nom du pays où il avait vaincu les ennemis, procédé inédit jusqu'alors. La bataille de Zama apparaissait donc comme un aboutissement fécond d'un point de vue symbolique, intégrant une problématique liée à l'édification de l'identité individuelle, figurée par l'acquisition du surnom d'Africain : par conséquent Pradon élisait ce second épisode pour y fondre le premier, qui de Carthagène allait ainsi s'ancrer à Zama. Outre son originalité, la translation était d'autant plus intéressante qu'elle fournissait l'avantage d'un enrichissement et d'un embellissement de la matière historique, permettant par ce biais de confronter Scipion à un adversaire prestigieux, en la personne d'Annibal. En effet une rencontre entre les deux grands dignitaires était établie à cette date dans l'Histoire, selon laquelle Scipion consentit à s'entretenir avec Annibal avant le combat, comme celui-ci l'avait sollicité. Cet événement constituait un fait exceptionnel, car les deux illustres chefs se retrouvaient face à face pour la première fois. On sait que durant la conférence, Annibal exprima son souhait de conclure la paix avec Rome, mais que sa requête échoua devant un ferme refus de Scipion, et que cette issue infructueuse engendra la fameuse bataille, selon un rapport de cause à effet propice à la progression de la tragédie : gravitant autour de la conférence entre les deux héros, à l'instar de la grande scène entre Sertorius et Pompée à l'acte III de *Sertorius* de Corneille, cet épisode opportun devait ainsi investir l'intrigue, et le personnage d'Annibal allait hériter des actions que l'Histoire lui avait prêtées. Naturellement cette recontextualisation offrait de nouvelles possibilités d'anoblissement pour la jeune prisonnière, qui gagnait de ce fait un lien de parenté éclatant avec le Général carthaginois le plus fameux de la seconde guerre punique, à savoir Annibal Barca, que l'élaboration dramaturgique avait préalablement convoqué. Cette illustre filiation devait ainsi assurer la ligature et la concentration des deux fils d'intrigue, portant à un niveau hyperbolique les entraves à l'amour de Scipion, qui sans cela était déjà impossible. Dès lors, suivant un travail de déduction, la conjonction des événements précédant la bataille de Zama et de la captivité d'Ispérie conduisait à imaginer que celle-ci avait été faite prisonnière lors d'un assaut militaire récent : c'est pourquoi Pradon inventait l'existence d'une attaque contre Zama lancée deux mois avant le début de l'action. Ispérie était donc parfaitement intégrée au décor africain de l'an 202. Cependant restaient à relier le déchirement de Scipion entre amour et devoir et la grande conférence avant la bataille. Or Annibal qui était venu requérir la paix auprès de Scipion avait proposé en échange un ensemble de concessions politiques : dans ces circonstances, et compte tenu des sentiments octroyés au héros romain, il était tout à fait cohérent de l'entendre offrir la main d'Ispérie pour faire vaciller la résolution de Scipion [111]. C'est effectivement ce que le Carthaginois allait faire à l'acte III, son entreprise devant ainsi constituer le « milieu » de l'action. Par ce raisonnement déductif, l'action de la pièce se dessinait donc graduellement : Ispérie est depuis peu la captive de Scipion ; celui-ci s'éprend d'elle selon les dispositions naturelles de son âge ; Annibal qui veut exhorter Rome à la paix, tente d'exploiter cette faiblesse en proposant la main de sa nièce à Scipion ; et tout ceci devait infailliblement conduire à la bataille de Zama et à la libération de la jeune fille par le héros. Or pour des raisons de bienséance mais aussi de vraisemblance, la bataille ne pouvait avoir lieu qu'au cours d'un entracte, puisqu'elle supposait l'écoulement d'un temps suffisamment conséquent, correspondant à la durée des combats : elle ne pouvait donc se produire qu'entre les actes IV et V, à proximité immédiate du dénouement de la pièce [112]. De la même manière, le dilemme entre amour et devoir qui animait le héros ne pouvait se résoudre avant, au quatrième acte, sans quoi ce dénouement était déjà réalisé. Par conséquent, puisque Scipion ne pouvait avoir déjà choisi de renoncer à son amour, il fallait nécessairement qu'un élément déclencheur allogène intervienne pour fomenter la bataille, sachant que ce rôle ne pouvait être assumé par Annibal, dont l'intérêt premier était d'obtenir la paix avec Rome. En l'occurrence le personnage du fiancé décrit par Tite-Live avait toute sa place dans ce paysage dramatique, d'autant que son illustre naissance de prince des Celtibériens le prédestinait à être l'un des héros de la tragédie. De plus l'Histoire lui attribuait un rôle d'autorité militaire, Tite-Live rapportant à ce sujet qu'après la libération de son amante, « ayans fait une levée dans le Pays de son obeïssance, le Prince revint quelques temps apres trouver Scipion avec une Cavallerie de quatorze cens hommes d'élite [113] ». En effet, avant d'être conquis par la générosité de Scipion, Lucéjus comptait parmi les ennemis des Romains et combattait comme les autres Celtibériens aux côtés d'Asdrubal : il était donc parfaitement cohérent d'en faire un allié d'Annibal dans la pièce, après transposition de ces faits à Zama. D'autre part, sa qualité de fiancé de la jeune fille présupposait qu'il avait obtenu l'accord du père de celle-ci – ce qui coïncide avec la présence des parents dans le récit de Tite-Live. Ceci explique pourquoi Ispérie ne pouvait en aucun cas être la fille d'Annibal dans la pièce, puisque ce dernier devait tout au contraire y proposer sa main à Scipion : le dramaturge préférait donc « la faire nièce » d'Annibal, et par voie de conséquence fille d'Asdrubal, autre parent prestigieux [114], ce qui évitait de mettre en scène un Annibal inconstant dans ses promesses. Or dans ce contexte, et fort de l'assentiment consenti par son beau-père, Lucéjus ne pouvait qu'être un opposant à la tractation ouverte par Annibal, et, en dépit d'une apparition brève dans les *Décades* de Tite-Live, il était susceptible de constituer un agent important : soucieux et impatient de retrouver sa promise, le jeune prince était à même de reprendre sa liberté d'action face aux projets contraires d'Annibal, et d'entreprendre un assaut militaire à l'origine de la bataille de Zama. Cette intervention zélée permettait en outre de contrevenir à un artifice répudié par les classiques, qui consiste à faire entrer *in extremis* un nouveau personnage au cours du dernier acte. Le dramaturge avait ainsi la matière pour son quatrième acte, à savoir que Lucéjus, apprenant les desseins d'Annibal formulés lors de la conférence au troisième acte, prend l'initiative d'assaillir le camp romain pour libérer son amante, et se voit à l'origine de la rupture des pourparlers de paix, suscitant par là même l'ouverture de la bataille de Zama durant l'entracte. Dramatisés sur un total de huit scènes, ces éléments offraient là un rebondissement à une intrigue dont l'avancée était jusque là demeurée ténue, et dont le nœud s'était même resserré. En outre Pradon opérait une remotivation des faits historiques, mettant la passion au service de l'action de sa pièce, « interposant entre les causes politiques et l'effet tragique des motivations passionnelles parfaitement vraisemblables [115] ». Dès lors, au cinquième acte, l'acheminement dramatique menant au dénouement ne nécessitait plus que la réduction du dilemme animant le héros depuis le début de la pièce – donner libre cours à ses propres aspirations ou consentir à la liberté de celle qu'il aime. La solution à l'alternative trouvait déjà son modèle dans l'Histoire, qui rapporte comment Scipion libéra sa prisonnière : l'obstacle interne appelait donc à un ultime renversement par une sublimation éthique du héros, digne d'un souverain, prêtant ainsi à un sujet simple une action complexe, modulée *in extremis* sur un coup de théâtre à la *Cinna*. En effet, au cours des vingt-cinq derniers vers de la pièce, Pradon rejoignait les termes de la diégèse antique, par la mise en œuvre de la décision généreuse de Scipion, présidant à la réunion finale des amants. Au terme de cette analyse génétique, l'enchaînement dramatique de la pièce s'affirme dans toute sa cohérence : l'analyse a montré qu'il était parfaitement justifié de reconnaître à Pradon un talent d'élaboration dramaturgique, comme le firent certains critiques tel M. l'abbé de La Porte, qui finissait par admettre, après avoir qualifié *Scipion l'Africain* de « Piéce … très-médiocre », Aujourd'hui, ceux qui ne jugent point de ses ouvrages d'après les vers de *Despréaux*, avouent que* Pradon* sçavoit conduire régulièrement une Tragédie, en ménager les incidens, y placer des peintures vives, des traits heureux, des situations intéressantes, quelquefois neuves, des mouvemens forts & véhémens … [116]. En effet, dans *Scipion l'Africain*, Pradon a su déduire un écheveau en mettant en œuvre des matériaux narratifs disparates, tout en évitant l'écueil de la duplicité d'action grâce à un assortiment intime des épisodes historiques retenus. En l'espèce, leur jointure première fut assurée par la filiation établie entre Ispérie et Annibal, qui permettait ensuite d'élaborer le reste de l'intrigue : la main d'Ispérie devenait l'offre d'Annibal pour appuyer la demande de la paix, et le déclenchement de la bataille de Zama était remotivé par l'entreprise guerrière du jeune amant, opposé aux termes de la tractation amoureuse. En outre l'action dégagée à partir du dénouement, selon un processus de « construction à rebours », se dotait par la même occasion d'une profondeur symbolique figurée par la conquête du surnom emblématique du héros. Il est étonnant que Pradon n'ait pas évoqué dans sa préface cette *inventio* ambitieuse faisant appel à plusieurs pages d'histoire, se limitant sur ce point à indiquer qu'il avait fait d'Ispérie la nièce d'Annibal, alors qu'il avait pris la coutume de détailler son travail dramaturgique dans ses autres préfaces, comme dans celles de *Statira* ou de *Régulus*. ## Création d'un fil d'intrigue secondaire : le personnage d'Érixène. La critique ne s'étendit en commentaires sur l'action de *Scipion l'Africain* et demeura silencieuse sur la construction élaborée qui la sous-tendait. Le seul reproche formulé à cet égard visait le personnage d'Erixène, inventé par Pradon : ce rôle fut en effet jugé « absolument inutile à la Piéce » par les Frères Parfaict [117], « postiche » par l'abbé de La Porte [118], « inutile » par Lancaster [119] ou encore « inexplicable » par Bussom [120]. Certes Erixène est un personnage épisodique enchâssé au sein de la tragédie : absent des actes II et IV [121], il n'apparaît que dans six scènes sur vingt-neuf, et semble à la marge du sujet de la pièce, dont l'épure se résume à la libération d'une princesse hispanique par un Général romain magnanime. Fille d'Hannon, Général hostile à la dynastie des Barca, Erixène est une captive des Romains au même titre qu'Ispérie, et s'est éprise de Scipion, qui consent à lui rendre la liberté à la fin de la pièce : il est vrai que ce rôle relève plutôt d'un intérêt thématique. Cependant il semble que la création du personnage trouve également une justification dramaturgique en la seule action d'Erixène qui a une incidence sur l'intrigue principale : en effet c'est elle qui apprend à Aurilcar que Scipion est amoureux, au premier acte – préparant par la même occasion le spectateur à l'aveu du héros à la scène 4. Cette confidence a une importance déterminante, puisque c'est par elle qu'Annibal a connaissance des émois de son illustre ennemi – grâce au concours d'Aurilcar, qui l'en a informé hors scène –, et qu'il en vient à proposer la main de sa nièce à l'acte III. Or en dépit de ce que dit Lancaster, l'information qu'Erixène fournit à l'envoyé d'Hannibal pouvait facilement émaner d'une autre source [122], il n'était pas si simple d'élaborer un autre expédient dramaturgique. En effet l'information ne pouvait être fournie par Ispérie, qui devait seulement paraître au début du second acte, à l'instar d'une Hermione ou d'une Eriphile, et selon une configuration fréquente chez Pradon lui-même, mettant en lumière l'entrée de l'héroïne [123]. En outre, une apparition d'Aurilcar à l'acte II n'aurait pas été pertinente, de même qu'une visite anticipée d'Annibal avant la grande conférence. Par conséquent, il fallait que le secret soit dévoilé par un autre protagoniste, à l'acte I, au cours de l'exposition, et même avant l'aveu de Scipion, sachant que les sentiments de ce dernier ne pouvaient alors être connus que par un témoin oculaire de son trouble face à Ispérie. En tout état de cause le rôle ne pouvait être tenu par un Capitaine de l'armée romaine, ni même par Lépide, le propre confident du héros, car ceux-ci auraient trahi leur Général ; il pouvait encore moins l'être par la confidente d'Ispérie, qu'il aurait été inconvenant d'introduire un acte avant l'héroïne. Il fallait donc créer un personnage carthaginois susceptible d'être présent dans le camp, auprès d'Ispérie, et en situation de percevoir le désordre de Scipion face à elle : cette position ne pouvait être assumée que par une autre captive, et peut-être même par une rivale d'Ispérie, afin de la rendre sensible aux émois de Scipion. C'est ainsi qu'émergeait le personnage d'Erixène, dont le nom semble être un souvenir patent de celui d'Eryxe dans la *Sophonisbe* de Corneille, sachant que sa confidente allait également s'appeler Barcé [124]. En outre il semble que l'initiative de Pradon ait trouvé sa matière dans l'Histoire, car il s'avère qu'avant la libération de la princesse celtibérienne, Scipion fut sollicité par une autre captive, la femme de Mandonius [125], qui avait été faite prisonnière lors de la prise de Carthagène, avec ses jeunes nièces : Une Dame déjà âgée, femme de Mandonius … pria Scipion de commander plus particulierement aux Gardes de respecter, & de bien traiter les femmes. A quoy Scipion ayant répondu qu'elle ne manqueroit de rien, cette femme reprit la parole, *Nous ne nous soucions pas beaucoup de cela*, dit elle, *& de quoy ne se contenteroit pas la fortune où nous sommes aujourd'huy reduites ; j'ay bien d'autres soins & d'autres soucis quand je regarde l'âge de ces miserables filles, car pour moy je suis déjà hors du danger & de l'apprehension des ouvrages que je crains pour elles.* Elle avoit autour d'elle les filles d'Indibilis, qui estoient remarquables par leur jeunesse & par leur beauté, & outre cela beaucoup d'autres qui n'estoient pas de moindre condition …. Scipion luy fit cette reponse, *Je serois assez obligé par la discipline du Peuple Romain, & par celle que j'ay accoustumé de suivre, d'empécher qu'on ne profanast parmy nous, ce qu'on respecte par tout le monde ; mais vostre condition & vostre Vertu m'obligent d'y prendre garde de plus prés* …. Apres cela il les donna en garde à un homme dont la probité luy estoit connuë, & luy commanda d'en avoir le mesme soin, & de les traiter avec autant de respect que les femmes, & que les meres de leurs amis & de leurs hostes [126]. Il semble que Pradon ait transposé et transformé cet épisode pour mettre au point le personnage d'Erixène. En effet les circonstances de la libération de la princesse à la fin de la pièce rappellent assez nettement le récit de Tite-Live : d'une part Scipion lui rend sa liberté juste avant Ispérie, et d'autre part il la confie à Sextus, en précisant Cependant vous pouvez partir, allez Sextus, Et rendez les hommages qu'on doit à ses vertus (v. 1271-1272), consigne qui ressemble sensiblement à l'attitude de Scipion décrite ci-devant par l'historien antique. Quant à l'ascendance d'Erixène, l'auteur s'est manifestement fondé sur une défaite d'Hannon après la prise de Carthagène, rapportée par Plutarque : Apres qu'Asdrubal se fut retiré vers l'Italie, Hanno fut envoyé de Carthage pour tenir son lieu, lequel, ainsi qu'il taschoit en passant à faire rebeller la Celtiberie, M. Syllanus vint assaillir par le commandement de Scipion, où il fut si heureux qu'il le vainquit en bataille & le print [127]. Pradon a ainsi refondu une autre matrice historique au sein de la pièce, en lui accordant le statut d'un épisode subordonné et enchâssé à l'action principale. Blâmé à compter du XVIII*e* siècle, le personnage d'Erixène ne fut cependant pas celui qui frappa les contemporains, davantage interpelés par la constitution des caractères prêtés aux héros de la tragédie. # Une tragédie des caractères. C'est vous dire … jusqu'à quel point le Peintre habile de Regulus a pris le change dans le caractère de Scipion [128]. Par cet éclairage apporté au XVIII*e* siècle, Joseph de La Porte reformulait le plus grand reproche asséné à l'encontre de la pièce, depuis sa création, en passant par les Frères Parfaict et même jusqu'à Lancaster. Les seules critiques contemporaines des représentations dont on dispose aujourd'hui – assorties d'une visée satirique ou pas – pointaient en effet de façon convergente vers les « mœurs » accolées aux héros – ce qui, rappelons-le, ne sonna nullement l'insuccès de la pièce. François Gâcon, dans l'épigramme XCV de son *Poëte sans fard*, dressait ainsi un portrait caustique des personnages : *Dans sa pièce de* Scipion, Pradon* fait voir ce Capitaine*, Prêt à se marier avec une Africaine ; D'Hannibal* il fait un poltron.* Ses Heros sont enfin si differents d'eux-mêmes, Qu'un quidam les voyant plus masquez qu'en un bal, *Dit que* Pradon* donnoit au milieu du Carême* *Un piece de Carnaval* [129] . L'expression « si differents d'eux-mêmes » est révélatrice : aux personnages « faits » et dépeints par Pradon, il était reproché un manque de ressemblance avec leur effigie historique, soit une transgression par rapport à l'un des quatre critères qui contituent les caractères des tragédies, selon lequel un héros doit être *semblable* à l'image qui lui est traditionnellement attachée – les trois autres critères étant la convenance, la qualité et la constance. C'était également la signification du propos tenu par la duchesse d'Orléans, qui estimait : « l'auteur a faussé le caractère de Scipion : il le rend trop amoureux [130] ». Scipion arrive ainsi en première ligne des « Heros si differents d'eux-mêmes » raillés par Gâcon et vilipendés par la critique. Cela n'est guère étonnant, car Pradon – tout comme Desmarets dans son *Scipion* – avait osé transgresser les exigences de ressemblance et de qualité incombant au personnage tragique, en mettant son héros à l'épreuve des assauts du *pathos*, notamment amoureux, ce que La Mesnardière qualifiait de « faute notable contre les mœurs », expliquant : N'auroit-il pas bonne grace de nous faire voir … Un Scipion affecté, & plus capable de brusler à l'aspect du premier visage pourveu de quelques attraits, que de vanger ses Ancestres, & le sang de ses Citoyens ? … Il faut sans mentir estre aveugles pour ne point appercevoir que les Sujets de Théatre où se treuvent ces manquemens, ne peuvent jamais reüssir, quelque peine que l'on employe à parer les Avantures que d'abord on aura basties sur de si mauvais fondemens [131], argumentaire que reprenaient La Porte et Chamfort en 1776, dans leur *Dictionnaire dramatique*, déclarant qu'« il y a des Personnages qu'il ne faut jamais représenter amoureux ; les grands hommes, comme Alexandre, César, Scipion, Caton, Cicéron, parce que c'est les avilir [132] ». En effet Scipion l'Africain est un parangon historique de la continence, et la libération de la princesse hispanique par ses soins est à cet égard devenue l'illustration emblématique de sa vertu : comme le disait Plutarque à ce sujet, … il y eut une chose entre toutes qui luy augmenta son los, & luy aquit grande benevolence, laquelle a esté celebree de tous auteurs comme un exemplaire de toute vertu. … Certes c'est chose digne d'estre redigee par escrit, & Scipion luy-mesme est digne de recevoir le fruict de si grande humanité & continence, par les escrits de tous auteurs [133]. Par conséquent, placer sur la scène un Scipion amoureux apparaissait comme un sacrilège et comme une subversion du caractère attaché au personnage. En l'occurrence, dans la pièce de Pradon, la bravade était d'autant plus saisissante que le support historique employé consistait en un épisode tout entier dominé par l'*ethos* du héros – consacrant sa vertu exemplaire envers une belle prisonnière. Pourtant il est patent que la configuration adoptée dans *Scipion l'Africain* n'émanait nullement d'une ignorance de l'auteur, qui était tout autant soucieux de satisfaire le goût du public que de respecter les bienséances, dont il connaissait les règles. Ainsi les indications préfacielles de *Régulus* convergeaient en ce sens : J'avoue qu'il y a peu d'amour dans cette pièce ; mais je n'y en pouvois mettre davantage avec bienséance : & j'ai fait cette réflexion dans les représentations de Regulus, que la grandeur d'ame frappe plus que la tendresse, & que le Spectateur est touché plus vivement par une grande action qui l'enleve, que par une fade amour qui languit, & qui fatigue & l'Auditeur & l'Acteur [134]. Ces propos permettent de conclure que les choix dramaturgiques de Pradon dans *Scipion l'Africain* n'étaient nullement dus au hasard, ni d'ailleurs à une volonté d'infléchir la tragédie dans le sens d'une esthétique du pathétique tendre, sous l'influence de la tragédie galante. Les sentiments de Scipion ne se résument pas à « une fade amour qui languit … » ; ils ne tiennent pas non plus le statut d'un épisode, car la tragédie tout entière roule sur leur conflit avec l'*ethos* constitutif du héros. En effet l'amour de Scipion avait été induit par la construction dramaturgique de la pièce, et apposé comme obstacle interne à la générosité de Scipion envers sa captive : Pradon l'avait déduit des traits fixes qui définissent le caractère de son personnage, à savoir sa jeunesse remarquable, qui selon les lois de la vraisemblance, le prédisposait à être affecté par un trait temporaire, en l'occurrence par un *pathos* d'ordre amoureux, comme le dictait la typologie traditionnelle des caractères. Il n'est donc pas anodin qu'Aurilcar, puis Annibal, mettent successivement l'accent sur le jeune âge du Général : Son jeune cœur n'a-t-il que de l'ambition ? (Aurilcar, v. 88) Et mon étonnement est qu'en un si jeune âge, Vous ayez fait trembler Annibal pour Cartage …. (Annibal, v. 733-734) Ces rappels visent à souligner que Scipion porte en lui un trait fixe dont les présupposés sont contradictoires avec le modèle historique d'un jeune Général demeuré inaccessible à la passion, malgré une situation de mise à l'épreuve paroxystique face à la belle princesse celtibérienne. En d'autres termes, la constitution même du caractère de Scipion était déjà sous-tendue par une dichotomie essentielle, et contenait en ses prémisses les virtualités d'un conflit intérieur entre *ethos* et *pathos*, que Pradon allait ainsi dramatiser en le déployant sur toute sa pièce. À ce stade du raisonnement, il incombe d'en revenir au propos de la duchesse d'Orléans qui considérait que « l'auteur a faussé le caractère de Scipion : il le rend trop amoureux [135] ». La duchesse ne réprouvait pas l'amour du héros en lui-même : son reproche visait bien plus le degré d'emprise accordé à la passion sur le personnage. En effet certains vers de la pièce donnent à entendre que l'*ethos* de Scipion vacille dangereusement, comme : Je ne suis plus Romain, je suis foible, & je sens Que contre ma vertu se revoltent mes sens … (v. 1283-1284) En l'espèce, Pradon a manifestement opéré la synthèse entre une matrice historique conduite par le triomphe de l'*ethos* et une structure qui consacre la toute-puissance de la passion. Cette seconde structure, dominée par les élans du *pathos*, repose sur la figure de l'inversion paradoxale, qui place le vainqueur en situation de captif de sa captive, sous l'effet des beaux yeux de la dame, comme avait pu l'être Pyrrhus dans l'*Andromaque* de Racine. La nature irrépressible de la passion rend alors possible une brisure temporaire dans la constance du souverain. Dans *Scipion l'Africain*, la fusion des deux sujets aboutit à la peinture d'un antagonisme véritable, au sens où le *pathos* tout autant que l'*ethos* semble avoir la possibilité de l'emporter, par interstices, au gré des hésitations, puis des ressaisissements du héros. D'un point de vue dramaturgique, cette double potentialité suspendue au sein de l'action, jusqu'à l'extrémité de la dernière scène, était rendue nécessaire par le sujet même de la pièce, sachant que l'auteur dramatisait une matrice tragique à fin heureuse, clôturée par la réunion des amants, et par la magnanimité du Général. Pour cette raison, il fallait nécessairement créer l'illusion que les amants pouvaient sombrer dans le malheur, et le héros dans la tyrannie, ce qui conduisait logiquement à accorder de la place au dérèglement suscité par les mouvements du *pathos* affectant Scipion. De la même manière, les résistances de l'*ethos* ne pouvaient être évincées de la délibération sans outrer la convenance attendue du personnage. En ce sens il est à souligner que la pièce insiste à plusieurs reprises sur les réticences du héros à se plier aux velléités de son amour : se révoltant contre les symptômes qui l'affectent – et dont les descriptions sont influencées par la *Phèdre* de Racine –, celui-ci y fait « des efforts en vain pour l'arracher » (v. 96), « rougit d'en sentir les mortelles atteintes » (v. 221), et refuse d'user des prérogatives attachées à son statut de vainqueur, déclarant à Ispérie, Mais sans contraindre un cœur s'il ne se donne pas, Loin d'en être tyran j'en abhorre le titre …. (v. 1104-1105) Ces propos ont leur importance, car Scipion précise bien qu'il ne compte nullement s'abandonner à sa passion jusqu'à tyranniser sa captive – à la différence d'un Pyrrhus qui cherchait à fléchir Andromaque en menaçant la vie de son fils : en effet La Mesnardière explique sur ce point que « quelques étranges effets que produise cette Passion la jalousie, elle ne doit point emporter un noble & généreux courage jusqu'à offenser son amour par des saillies violentes, lors principalement que la personne qu'il aime, est d'un rang à estre servie avec d'extrémes respects [136] ». En aval de cette suspension entre *ethos* et *pathos*, Pradon a choisi de refondre le principe racinien de la cause finale, instillant dès la scène d'exposition la virtualité du dénouement – « virtualité » étant à entendre au sens de ce « qui est en puissance, possible » –que l'enchaînement tragique doit donner l'illusion de mettre en péril : Sa bonté, sa clemence égalent sa valeur ; Oüy, son bras aux vaincus ne fut jamais funeste, …. (Lépide, v. 60-61) La catastrophe se voyait donc préfigurée dans les premiers vers de la pièce, mais la clarté de la prolepse devait être embrumée par le propos tenu dans les vers suivants, qui présentaient le pouvoir impérieux des attraits de la femme *aimable* : La Niéce d'Annibal, l'adorable Isperie, Fit briller tant d'éclat & tant de modestie Qu'il en fut ébloüy : mais enfin sa beauté Porte un charme secret dont on est enchanté. (v. 65-68) En effet, la figure étymologique associant ici « charme » et « enchanté » faisait signe vers le sens originel de ces deux mots, tous deux issus du même étymon *canere*, « chanter », à l'origine « terme de la langue augurale et magique dont les formules sont des mélopées rythmées [137] ». L'expression est donc à prendre en son sens fort. Par conséquent cette scène d'exposition était déjà grosse de l'étroite rivalité entre les deux instances scindant le héros, l'*ethos* et le *pathos*, situation conflictuelle qui allait innerver la conduite de l'intrigue – *Scipion l'Africain* n'étant pas une tragédie de la déploration face à l'hégémonie des passions, mais de la lutte avec ces mêmes passions. Entre aspirations et résistances, suite d'hésitations ravivées par la vue de la femme aimée puis par ses larmes [138], la pièce est donc bien une tragédie d'action, car le héros peut à tout moment prendre l'ultime décision de lever l'obstacle à l'union des amants, ou tout au contraire de le rendre définitif. « Vaincre sa passion » constitue donc l'« action prinpale » réalisée par le héros éponyme, selon les termes employés par Pradon dans sa préface. Du point de vue de la construction de l'intrigue, l'auteur aurait aussi pu faire en sorte que Scipion l'accomplisse avant la bataille de Zama, qui aurait alors constitué l'horizon final de la pièce – cette combinaison théâtrale aurait ainsi abouti à un dénouement analogue à celui de la tragi-comédie *Annibal* de De Prade [139]. Dans ces circonstances, le héros aurait pu assurer lui-même la rupture des pourparlers avec Annibal, comme cela était fondé dans l'Histoire. Tout au contraire, Pradon a préféré faire intervenir la bataille avant de mettre en œuvre la catastrophe qui consacre la magnanimité de Scipion. Ce choix dramaturgique est encore une fois loin d'être anodin. Il a déjà été exposé qu'il permet d'aménager le quatrième acte grâce aux éclats du conflit entre les personnages, et de prêter à Lucéjus un rôle d'agent majeur au sein de l'action. Mais ce n'est pas l'unique raison de cette *dispositio*. En effet, d'un point de vue symbolique, une telle distribution des événements dramatiques donne à entendre que si Scipion a fait preuve d'une telle *magnanimitas* envers Ispérie, c'est parce qu'il est devenu Scipion *l'Africain* – les soldats viennent en effet de lui décerner ce surnom, comme l'indique Lépide : « Cartage va tomber, & le soldat Romain / Vous honore déjà du titre d'Africain » (v. 1291-1292). En outre, la syntaxe dramaturgique consistant à faire entrer au cinquième acte un Scipion déjà vainqueur d'Annibal permet également d'exhausser jusqu'à un niveau paroxysmique la situation conflictuelle qui l'anime. Le paradoxe qui fait du héros victorieux un homme désarmé par les charmes de sa captive, thématique à la fois tragique et galante, trouve ainsi une expression d'autant plus tangible à travers ce schéma dramaturgique, car il permet d'approfondir le clivage existant entre les deux protagonistes, Scipion ayant désormais un pouvoir absolu sur la vie de celle qu'il aime – sachant par surcroît que l'amant de cette dernière, ayant été fait prisonnier à son tour, ne peut plus lui venir en aide –, comme le souligne Lépide, disciple du *pathos* : « Hé ? Seigneur, profitez des droits de la victoire ? … / Seigneur vous pouvez tout, & vous êtes le maître » (v. 1289, v. 1293). Dès lors, le seul garde-fou qui subsiste en contrepoint des mouvements du *pathos* tient dans la « vertu civile » du héros – sa « vertu bellique [140] » étant déjà sauve grâce à l'absence de compromission et à la victoire sur Annibal : rencontre frontale, qui porte à son comble la mise à l'épreuve de Scipion et l'interrogation de son paradigme historique, face à la tentation hyperbolique d'exercer un pouvoir fort sur les vaincus. Le dénouement mis en œuvre procède alors d'un retournement structurel touchant le premier acteur, qui met fin à la situation conflictuelle par le verdict effectif d'une parole à valeur performative : dévoilée dans les derniers vers de la pièce, la catastrophe est ainsi scellée par la prise de décision du héros éponyme rétabli dans la permanence de son *ethos*. Elle pourrait se résumer en ce vers de *Régulus*, « Quelle grande victoire il remporte sur soi ! (Metellus, IV, 4) [141] ». Le coup de théâtre fomenté sur la scène, restituant l'effort sublime du souverain [142], fut suspecté d'artifice par Lancaster, qui concluait que « le triomphe de Scipion sur lui-même … semble plutôt être un expédient pour réunir les amants [143] ». Il avait également été accusé d'invraisemblance par les Frères Parfaict, qui avaient estimé que Scipion « est … un homme irrésolu, & méprisable au point, qu'on peut être étonné de la résolution héroïque qu'il prend à la derniere Scéne [144] ». Etait donc reproché un défaut de cohérence dans la restitution du caractère, en somme un manquement au critère de la constance attendue de lui, ce que La Mesnardière appelait « sentimens égaux [145] ». En l'occurrence Pradon réinvestissait là le principe de l'invraisemblable vraisemblable inventé par Corneille dans son *Cinna*, fondé sur « l'expression du sublime monarchique [146] » et sur une esthétique de l'admiration [147] : dans *Cinna*, la décision finale d'Auguste n'est pas vraisemblable en elle-même, mais elle le devient en tant qu'elle est le produit de la clémence, soit la plus haute vertu des rois, qualité « transgressive [148] » par nature au regard des lois de la vraisemblance. Or dans *Scipion l'Africain*, Pradon a dramatisé cette structure paradoxale qui constituait le sujet même de la pièce, superposant l'exercice de la clémence à la résorption de l'empire du *pathos* amoureux préalablement insufflé à son protagoniste. Cette restitution du personnage de Scipion valut donc à Pradon d'être accusé de « prendre le change » par rapport à la peinture de Régulus [149]. Cependant il ne faut pas oublier qu'avant d'être jouée, la pièce fut lue et élue par les acteurs de la Comédie-Française, qui étaient particulièrement soucieux de la qualité et de la conformité des œuvres théâtrales [150]. Or le précieux manuscrit de *Scipion l'Africain* donne à constater que des retouches furent pratiquées sur le texte au cours des répétitions [151], et qu'elles concernèrent tout autant des passages excédant plusieurs vers – jusqu'à une scène entière – que des éléments de détail, portant parfois sur un seul mot, comme « tournez vos vœux » changé en « portez vos vœux » (v. 282). Ces remaniements témoignent de l'attention minutieuse prêtée au texte, et ce tant à sa forme qu'à son sens. Or sur les 475 vers et demi prononcés par Scipion [152], seuls dix-sept subirent des corrections, et neuf syllabes furent supprimées [153] : il s'agit de corrections ponctuelles, qui ne remettent pas en cause le caractère octroyé au héros. Au contraire, plusieurs d'entre elles tendent à assurer une meilleure adéquation du texte avec cette dramaturgie, déplaçant subtilement le sens du propos, comme aux vers 607-608, à l'origine : Méprisons ses attraits, et je veux en ce jour Qu'Erixene détruise un si fatal amour, qui devinrent ensuite : Méprisons ses attraits, et peut-être à son tour Qu'Erixene sçaura détruire cet amour [154]. Toute la différence tenait ici dans l'effacement de l'expression votive, transformant ainsi l'affirmation d'une volonté conquérante en une supposition fragile, là où le discours originel apparaissait prématuré en cette clôture du second acte. De même au vers 824, « Mais pour le mien il faut vous combattre une fois, » la forme « le mien » – subsumée sous « de pressants interêts » – fut rectifiée en « ma gloire », modification infime qui visait à rappeler la scission profonde du héros, partagé entre différents « interêts » contradictoires, comme il l'avouait à Lépide, à la scène 4, I : Voilà donc l'interest le premier de ma gloire ; J'en ay d'autres secrets que tu ne pouras croire … (v. 209-210) D'autres exemples pourraient entériner le fait que la représentation de la pièce fut alla de pair avec une analyse et une rectification scrupuleuses du texte, qui n'altérèrent pas la conduite du caractère imparti au héros. *Scipion l'Africain* a ainsi été soumis au filtre de la censure à laquelle était tenus les acteurs, souvent rappelés à l'ordre par le Roi [155]. Par conséquent, la peinture du personnage telle qu'elle a été exposée ne pouvait émaner d'une ignorance des règles de la bienséance, ni même d'une faute de goût imputable à l'auteur, et par là même aux acteurs. Il s'agissait bien d'un geste littéraire conscient, ce que confirment indubitablement les constats formulés par le héros au cours de la pièce : J'en ay d'autres secrets que tu ne pouras croire, Je ne sçay si mon cœur se seroit démenty, Je sens ce que jamais je n'avois ressenty. (v. 210-212) J'en ay rougy cent fois, & j'y fus trop sensible aux transports de mon coeur (v. 697). L'auteur a ainsi traduit au sein même du discours l'étonnement potentiel des spectateurs confrontés au désordre de Scipion, et, à cet effet, il a volontairement instruit son personnage d'une conscience de lui-même, afin que celui-ci puisse exprimer *sua sponte* à quel point il est déroutant qu'un fameux héros de la continence connaisse les troubles de l'amour. De plus ce type de propos n'est pas isolé dans la pièce, et ne concerne d'ailleurs pas uniquement Scipion : le dessein pacifique d'Annibal est lui aussi signalé à plusieurs reprises comme étant en dissonance avec la *fama* attachée à l'illustre « Capitaine ». Scipion n'insiste pas moins de quatre fois sur la surprise que suscite en lui l'attitude de son grand ennemi : Annibal me surprend par ce nouveau dessein, Je ne le croyois voir que le fer à la main …. (v. 147-148) Quoy ! luy-même en mon Camp, ma surprise est extrême ? (v. 170) Il dément la fierté de son ame hautaine. (v. 197) Je ne m'attendois pas qu'un si grand Capitaine Vînt icy desarmé de colere & de haine, Qu'Annibal si long-temps couronné de lauriers, … Pût rallentir en luy le desir de la gloire, Et qu'un Heros illustre après tant de hauts faits Pût jamais se resoudre à demander la paix. (v. 753-760) Annibal lui-même souligne le caractère singulier de ses entreprises à l'acte IV : « J'ay demandé la paix, ah Ciel ! qui l'eût pu croire ? (v. 1058) ». Dans la même lignée, la scène biffée sur le manuscrit de la pièce à l'acte IV mettait en scène une Erixène rappelant vigoureusement Annibal à son *ethos* de fameux Général : Est - il vray qu'Annibal nous apprenne à trembler , Ce Heros qu'*autrefois* rien ne put ébranler ? Vous demandez la Paix, non je ne puis le croire, Demandez la bataille ou plustost la victoire …. (annexe I, v. 8-11 ; nous soulignons) L'ensemble de ces discours explicitait ainsi la disjonction entre un état antérieur dominé par l'*ethos* d'Annibal et un état présent corrodé et « ébranlé » par les offensives du *pathos*. En l'espèce, Annibal fait lui aussi partie des héros inculpés d'une distorsion de leur caractère : Pradon fut en effet accusé d'en avoir fait un « poltron ». En l'occurrence, le Général carthaginois est signalé à plusieurs reprises dans la pièce pour sa « prudence » (v. 85, 100, 401) – vertu cardinale empruntée au modèle historique, tout comme les soupçons de duplicité dont le personnage fait l'objet (v. 1140-1148) [156] – et est tout entier imbu par le principe typiquement tragique du renversement de fortune, dû à une faute passée dont il a inféré les conséquences et qui l'incite à briguer la paix pour esquiver les caprices du sort. Annibal soutient cet argumentaire aux scènes III, 4 et IV, 4, et Lancaster dira ainsi à son sujet qu'il « tient le rôle d'un chef vaincu sollicitant la paix [157] » – alors même qu'il n'est effectivement vaincu qu'à l'acte V. En l'occurrence, derrière l'accusation de « poltronnerie », il était manifestement reproché à Pradon d'avoir prêté au Général carthaginois des traits proches du caractère archétypal du vieillard, tel que le définissait Aristote : Les vieillards …, parce qu'ils ont vécu de nombreuses années, qu'ils ont été trompés et ont commis de nombreuses erreurs en plus d'une occasion, et aussi que la plupart du temps les choses humaines vont mal, … savent par expérience, combien il est difficile d'acquérir, facile de perdre … en sorte que la vieillesse a frayé le chemin à la poltronnerie … [158]. Annibal est en effet le siège de ces lieux communs, lorsqu'il énonce que « la fortune éclatante / Qui fut assez long-temps pour luy ferme & constante, / Ne l'a point ébloüy » (v. 761-763), que Scipion « n'a point encor esté trompé par elle » (v. 770), ou encore qu'« un seul jour, un instant nous meine au précipice » (v. 786). Or de telles *mores* trouvaient leurs fondements dans l'Histoire. On sait par exemple qu'en quittant le rivage italien, Annibal déplora longuement ses erreurs qui le conduisaient à se retirer d'Italie alors qu'il avait mis le siège jusqu'aux portes de Rome [159]. L'affliction suscitée par la faute consommée et la défiance envers la fortune devinrent des stigmates apposés à la mémoire glorieuse du personnage, au point que l'épitaphe de la « Vie d'Hannibal comparée à celle de Scipion l'Africain », dans *Les Vies des hommes illustres grecs et romains* de Plutarque, disait : Ne t'estonne de voir s'envoler la victoire Hors de tes mains, pour se rendre à plus sage vainqueur, Il faut apres le coup (comme devant) du cœur, Qui ne poursuit son heur void tost finir sa gloire [160]. De même, le discours qu'Annibal tint lors de la conférence avec Scipion déclinait essentiellement le thème de la versatilité de la fortune – invoquant même son âge pour asseoir son argumentation : « je retourne *vieux* en mon pays, d'où je suis party presque enfant [161] » – et Pradon s'en inspira très nettement pour construire les répliques de son personnage à la scène 4 de l'acte III : en dépit de ce que dirent les Frères Parfaict, On a eu raison de dire que M. Pradon avoit fait son Annibal poltron : sa conversation avec Scipion est pleine de bassesses, & indigne de deux aussi grands Capitaines … [162], de nombreux vers de la scène *ressemblent* jusqu'aux termes mêmes employés par le Général carthaginois dans les *Décades* [163]. La différence majeure introduite par Pradon résidait dans la fin de la conférence, au terme de laquelle Annibal propose en dernier recours la main d'Ispérie à son adversaire, et quitte la scène sans qu'une décision politique ne soit prise, là où dans l'Histoire il s'achoppait à un refus immédiat du Romain [164]. Sur ce point Bussom blâma le fait qu'Annibal « achève son discours sur le destin des nations en bavardant à propos de l'amour de sa nièce [165] ». Cependant le schéma génétique dégagé de la matrice historique a mis au jour le fait que cet élément ne pouvait être retranché à moins de faire souffrir l'unité de l'intrigue, et d'en bouleverser toute la construction, l'offre de l'hymen permettant de différer l'issue négative de la conférence, et s'inscrivant dans le conflit entre *ethos* et *pathos* qui affecte le héros éponyme. Néanmoins le traitement opéré autour du projet d'alliance médité par Annibal apparaît paradoxal en lui-même, sachant qu'il refond le motif cornélien du sacrifice de la tendresse individuelle, comme avait pu l'exprimer Sophonisbe dans la tragédie de Corneille qui porte son nom : J'immolai ma tendresse au bien de ma patrie : Pour lui gagner Syphax, j'eusse immolé ma vie. (I, 2) En effet, le discours impérieux d'Annibal à l'égard d'Ispérie reprend ce thème : Non, ne m'oposez point de frivolles ardeurs, L'amour ne regle pas le destin des grands cœurs, Il le faut immoler au bien de la patrie …. (v. 1023-1025) Or par ces propos Annibal assimile le sacrifice de l'amour – et paradoxalement celui de l'*ethos*, le héros déclarant dans le même temps qu'il a « sacrifié sa gloire (v. 1057) – à un devoir d'allégeance envers la patrie, alors même que l'alliance avec Rome serait une indignité pour Carthage : ainsi, là où chez Corneille le sacrifice de la tendresse parfaisait le triomphe de l'*ethos* des héros, ici le motif consacre tout au contraire l'afflux du *pathos*. Cette attitude fut manifestement jugée transgressive eu égard à la convenance attendue du personnage et explique sans doute en bonne partie l'inculpation de « poltronnerie ». En effet, au sein de la pièce, le héros de Carthage, tout comme son illustre antagoniste, est lui aussi sujet aux atteintes du *pathos*, qui lui indique périlleusement de se démettre de sa gloire : Jusqu'à vous en prier de ménager un accord je fléchis mon courage, Mais j'immole ma gloire au salut de Cartage … (v. 813-814) Ceci fut probablement tenu pour une outrance de la vertu de prudence traditionnellement attachée à Annibal. Cependant il ne faut pas s'en limiter à ce point d'achoppement. En effet, d'un point de vue symbolique, il n'est pas à négliger que c'est bien Annibal qui, irrité par les insinuations de Scipion [166], prend finalement l'initiative de rompre les pourparlers de paix cinq scènes plus tard : il s'agit là d'une invention de Pradon qui est loin d'être anodine. Elle figure en effet un cheminement du personnage au fil de l'intrigue et un rétablissement de son *ethos*. À la scène 9 du quatrième acte, le grand stratège renverse ainsi la situation sous l'impulsion de son jouteur, et rétablit l'accointance avec ses *mores* d'« autrefois », selon le terme utilisé par Erixène, rappelant jusqu'à leurs prémices, forgées en lui depuis son plus jeune âge avec le concours de son père, Hamilcar Barca, qui lui avait fait prêter serment de ne jamais s'accomoder avec les Romains : Je me rends à ma haine, il faut remplir mon sort, J'ay promis de haïr Rome jusqu'à la mort, En naissant j'ay juré la guerre au Capitole, Jusqu'au dernier soûpir je luy tiendray parole. (v. 1179-1182) L'expression « remplir mon sort » est à cet égard significative : « remplir » est à entendre au sens de « occuper dignement une place, soit dignité, soit charge, soit autre employ [167] », et « sort » au sens de « condition ». La formule signale ainsi la rentrée dans l'*ethos* et l'accession du héros à la dignité tragique. Bien évidemment, le croisement de ce discours avec celui de Scipion n'est nullement le produit d'une coïncidence, le personnage éponyme ayant affirmé à l'acte précédent : « C'est à moy de remplir la gloire de mon sort …. (v. 723) ». En effet le développement dramaturgique privilégié par Pradon visait à amplifier le thème de la restauration éthique des héros : là où la matrice historique ne laissait pas à Annibal l'occasion de renaître à ses *mores* et de rétracter ses desseins pacifiques, l'auteur lui faisait rallier *in extremis* son *ethos* invétéré, par le renoncement à une entreprise qui était contraire à lui-même [168]. Pradon a donc eu la bonne idée de dramatiser un épisode de la vie d'Annibal où celui-ci s'écarte de son attitude habituelle [169] – ou tout du moins le feint, car les desseins du Général ne sont pas totalement purs dans l'Histoire [170] –, ce qui coïncidait avec l'enjeu dramaturgique de sa tragédie : le dévoiement temporaire des caractères [171]. Il a ainsi fait affleurer l'octroi d'un sentiment amoureux à Scipion – excursion littéraire dérogatoire par rapport à la ressemblance attendue du héros tragique – avec la peinture *ressemblante* du personnage d'Annibal, jusqu'aux derniers instants précédant sa sortie de scène, contrariant cette fois le principe de la convenance. Au sein de cet appareil désavoué *in extenso* par la critique, le prince Lucéjus, héros impétueux et impatient de retrouver sa promise, fut lui aussi décrié à compter du XVIII*e* siècle, pour être la peinture d'un « jeune étourdi [172] », à la marge de l'*ethos* attendu d'un prince de tragédie : Les mœurs d'un Gouverneur d'Empire, & ses qualitez nécessaires, sont *l'extréme vigilance*, la fermeté, la hardiesse, l'addresse, *la modération, la prudence extraordinaire*, l'exacte fidelité, la parfaite connoissance de la Science Politique …. Les Princes … auront les mesmes attributs … [173]. Or l'imputation d'étouderie affectée au personnage était explicitée par les Frères Parfaict, qui alléguaient : « Ispérie, qui connoît son caractere, ne manque pas de le faire cacher, dès qu'elle voit arriver quelqu'un de suspect [174] ». En l'espèce, les reproches dressés par la critique à l'encontre de Lucéjus tendaient à blâmer en lui des *mores* qui s'apparentent à la définition éthique traditionnellement assortie aux « jeunes gens », établie par Aristote en ces termes : Les jeunes gens sont par caractère enclins au désir. … ils sont surtout asservis à ceux de l'amour, et impuissants à les maîtriser. … Ils sont bouillants, emportés, enclins à suivre leur impulsion … ; leur ambition ne leur permet pas de supporter le dédain, et ils s'indignent, s'ils croient subir une injustice. … ils espèrent facilement … l'emportement leur ôte la crainte ; l'espoir leur donne la confiance ; car personne ne craint dans la colère [175]. En effet, à l'acte II de la pièce, le prince s'introduit dans le camp romain afin de le reconnaître et en vue de l'assaillir, escomptant la libération d'Ispérie au péril de ses jours, et « craignant qu'Annibal par sa lente prudence / Ne serve mal sa flâme & son impatience » (v. 401-402) : il déclare également qu' « il faut tout esperer » (v. 408), que « l'ardeur de servir Ispérie doit le rendre invincible » (v. 410). De surcroît, tout entier « animé par l'amour qui luy servoit de guide » (v. 1198) [176], Lucéjus s'offusque de l'exaction initiée par Annibal, qui contrevient à la parole donnée : Barbare politique ? Malgré tant de sermens voilà la foy punique ! Je m'en étois douté ; quoy ? malgré vôtre foy, L'aveu d'un pere helas ! qui vous donnoit à moy, Le crüel vous engage en une autre alliance, Je veux le voir, je veux courir à la vangeance …. (v. 961-966) En l'occurrence, les indications fragmentaires fournies par Tite-Live arboraient une esquisse du personnage d'Allucius qui convergeait dans le sens d'un tel caractère : le prince est « en une extreme inquietude » pour sa fiancée, qu'il aime « uniquement [177] » et « ardemment » selon le terme employé par Scipion ; il est « transporté de joye » par la générosité du Général romain, et se rallie ensuite à ce dernier, avec une « Cavallerie de quatorze cens hommes d'élite [178] » : ces traits saillants du personnage, bien que brièvement décrits par Tite-Live, permettent de ciseler le portrait d'un jeune prince aimant et empressé pour l'objet de ses vœux. En outre ces *mores* étaient indispensables au développement même de l'action, qui requérait l'insurrection du prince contre les tractations entreprises par Annibal [179]. Pradon a donc respecté l'image historique du prince et en a édifié un personnage *ressemblant*, parfaitement intégré à l'efficace du dispositif dramaturgique. Cependant il reste inexact de stigmatiser Lucéjus tel un « étourdi » – au sens de « imprudent, inconsideré qui fait les choses avec precipitation, & sans en considerer les suites [180] » –, sachant que tout au contraire, celui-ci, bien que pétulant et fougueux, assume volontiers le corollaire de ses actes, étant disposé à « cesser de vivre » pour les mener à bien (v. 430). En l'espèce, cette résistance animant le personnage de Lucéjus, jusqu'à sa contestation armée à l'acte IV, au mépris de sa propre survie, s'inscrit dans un affleurement des lieux de la pastorale, conviés au sein de la pièce par la construction même de l'intrigue. En effet la fin heureuse de *Scipion l'Africain*, édictée par la matrice historique, écartait la tragédie d'une poétique de la déploration, et induisait – à l'extrême opposé de la résignation élégiaque d'Eurydice et de Suréna – la lutte active d'Ispérie et de Lucéjus, conformément à l'esthétique positive de la pastorale, dans laquelle les amants parfaits font effort pour surmonter les obstacles qui subsistent à leur union, le plus souvent apposés par leurs parents. Plusieurs thèmes issus de cette forme littéraire ont par conséquent été refondus pour des nécessités dramaturgiques, comme le rêve de l'évasion avec la femme aimée, ou encore les rencontres secrètes des amants, qui, à l'instar de Pyrame et Thisbé, « ne peuvent se parler qu'en échappant à la surveillance de leurs cerbères [181] », comme l'exigent les circonstances de l'intrigue – placée dans le camp romain, alors même qu'Annibal brigue la paix en offrant la main de sa nièce. Pradon a ainsi maintenu l'épure de cette esthétique, supprimant les éléments romanesques, davantage appropriés au genre tragi-comique, comme les fausses morts, les suicides manqués, mais il en ménageait un reliquat : l'auteur dotait en effet Lucéjus d'un déguisement romain, subterfuge qui permettait au prince de s'introduire dans le camp ennemi – comme avait pu le faire Scévole dans la pièce de ce nom émanant de Du Ryer, représentée en 1644 [182]. Malséant pour un héros tragique, à une période où les règles théâtrales sont assises, ce motif fut retranché du manuscrit de la pièce [183], et fut suppléé par la création d'un personnage muet, nommé Celsus, « ami romain » acquis à la cause de Lucéjus pour avoir été libéré par son père. Ispérie et Lucéjus apparaissent ainsi fondamentalement attachés à la valeur absolue de leur amour, et sont prêts à immoler leur vie pour préserver leur foi mutuelle, ce qui fait d'eux des héros galants. Mais leur caractère ne se confine pas à cet aspect. En ce qui concerne Lucéjus, la motivation de ses entreprises trouve ses origines dans le devoir : J'auray fait mon devoir s'il m'en coûte la vie. (v. 413) S'il vient me secourir il remplit mon devoir. (Ispérie, v. 1132) Lucéjus est en effet lié à Ispérie sa fiancée par une « sainte promesse » (v. 1021) d'hymen, scellée par « l'aveu » du père, Hyerbal (v. 964). En outre, l'impératif de constance éthique envers la dame promise et aimée n'est pas contraire aux exigences attachées à la gloire du prince, sachant que ce dernier en est conduit à vilipender l'« indigne traité » (v. 1184) entamé par Annibal avec Scipion, et à « soûtenir dignement sa gloire & celle d'Ispérie » (v. 1014). Le débridement du *pathos* chez le Général carthaginois est en conséquence l'occasion pour Lucéjus de remplir son devoir militaire et politique, de « servir sa gloire & son amour », comme le souligne Scipion au vers 1156. Quant à Ispérie, l'auteur a sensiblement mis en lumière son cheminement éthique d'héroïne tragique. Second personnage de la pièce après Scipion, pour être chargée de déclamer quelques 285 vers et demi [184], Ispérie domine les actes II et IV par son temps de parole ; personnage clé, aiguillon de la situation conflictuelle animant le héros éponyme, Ispérie, la belle captive, était pourtant une figure historique parcellaire, dont le caractère demeurait tout entier à édifier, les portraits antiques se limitant sur ce point à la décrire telle une jeune femme d'une beauté exceptionnelle, ce qui la prédestinait à être une nouvelle Panthée [185]. Par ce trait définitoire, Pradon avait ainsi la matière potentielle pour en faire une héroïne de la fidélité conjugale, demeurant vertueuse en dépit de sa condition de captive. Le personnage d'Ispérie revêt bien ce caractère de l'indéfectibilité à la promesse de l'union matrimoniale : Attendez tout de moy quand tout vous est contraire : Je ne rompray jamais le serment solemnel Que m'impose un lien qui doit être éternel, Ny Scipion, ny Rome, & toute sa puissance N'obtiendront point de moy de lâche obéïssance …. (v. 982-986) En l'espèce, Ispérie ne détache pas la défense inconditionnelle de l'amour des brides du devoir, mais tout comme Lucéjus, l'embrasse dans la même exigence, grâce à l'entremise des serments échangés sous l'autorité du père, « sainte promesse / Sur qui son cœur soûmis a reglé sa tendresse » (v. 1021-1022) [186]. Pradon a alors apposé à la loyauté de la jeune fille certains propos dignes d'une « Amante passionnée », qui « se mocque des remontrances, ne se soucie ni des grandeurs, ni des biens de la fortune [187] » : en effet, à l'acte II, Ispérie tient tête aux arguments de Scipion, en déclarant que La grandeur, la fortune Peut faire impression sur une ame commune ; Mais quoy ! tout son éclat mis dans son plus beau jour N'ébloüit point un cœur éclairé par l'amour. (v. 533-536) Cette hybridité du caractère de l'héroïne allait être résolue sous l'effet des atteintes du *pathos* affectant les deux grands capitaines : en effet la déviation des *mores* d'Annibal et de Scipion offrait l'occasion pour la princesse de supplanter son inclination à agir en amante pour investir son *ethos* d'illustre carthaginoise, attachée à la gloire de sa nation. Ainsi, dans un premier temps, en digne héroïne galante, Ispérie fait vœu de la paix avec Rome, espérant être unie à Lucéjus, tout en esquivant les écueils délétères menaçant les jours de son amant : Il Annibal va parler de paix, j'auray la liberté, Et nous serons tous deux compris dans le traité ; Peut-estre sans risquer une si chere vie Demain en liberté vous verrez Isperie …. (v. 455-458) Éperonnée par les projets contraires de son oncle, dont elle a connaissance entre les actes III et IV, Ispérie finit par gagner les renforts de l'*ethos* et exhorte Annibal à révoquer des desseins dissonants avec son statut de chef valeureux, patriarche d'une immense armée : Et pourquoy cette paix, Seigneur, n'avez-vous pas Cent mille hommes encor dont les cœurs & les bras… (v. 1027-1028) Elle endosse ainsi la posture éthique que lui inspire son ascendance glorieuse, rappelant à Annibal l'éclat de sa patrie et de son sang : Me faisant souvenir que je suis vôtre Niéce, A soûtenir ce *nom* ma gloire s'interesse, Je suis Cartaginoise, & fille d'Hyerbal, Et pour dire encor plus la Niéce d'Annibal ; Seigneur, j'ose ajoûter que je suis Africaine …. (v. 1081-1085, nous soulignons) Il est significatif que cette réplique fasse partie du texte ajouté au compte de l'héroïne lors de la correction du manuscrit, pointant en cela vers la thématique de la victoire de l'*ethos* sur les roulis du *pathos*. Ispérie parvient même à concilier son caractère d'héroïne galante à celui d'une héroïne digne de la tragédie cornélienne, en ce qu'elle consent au sacrifice de sa vie pour servir sa patrie, et pour préserver dans le même temps la pureté du serment échangé avec Lucéjus : J'immoleray ma vie & non pas mon amour, … Ordonnez de mon sort, disposez de ma tête, Je l'immole à Cartage, & ne puis rien de plus ; Mais je conserveray mon cœur à Lucejus. (v. 1064 ; v. 1066-1068) Elle est ainsi la première à franchir les récifs du *pathos* et à retrouver l'unité individuelle par la promotion de l'*ethos*. Ceci explique sans doute pourquoi l'abbé de la Porte, dans le sillage des Frères Parfaict, s'estima « plus content d'Isperie [188] ». Du reste, l'adjonction tant décriée d'une deuxième captive au sein de cet éventail d'acteurs, procède de la même volonté d'illustrer la reconquête éthique accomplie par les héros. En effet, nonobstant la contestation péremptoire de sa raison d'être, le rôle subsidiaire d'Erixène est loin d'être dépourvu d'intérêt thématique au sein de la pièce : amoureuse de Scipion, et jalouse d'Ispérie, la fille d'Hannon tend elle aussi à être *séduite* – au sens originel de « détournée du bien, de la vérité » – par les saillies du *pathos*, dérivant vers l'*hubris*, jusqu'aux ombrages de l'aspiration vengeresse à l'encontre d'Ispérie : Il faut pour me vanger d'une ardeur si fatale Qu'il en coûte des pleurs, du sang à ma rivale …. (v. 673-674) Et Barcé, de lui rappeler à cette occasion : « Madame, soûtenez l'éclat de vôtre *nom* » (v. 684, nous soulignons). De plus, Erixène conçoit elle aussi de la « honte » au regard des sentiments que Scipion lui inspire [189], et, de la même manière que les deux grands capitaines, elle finit par s'exhorter à quitter l'empire du *pathos*, requérant alors auprès de son vainqueur : Souffrez que ma presence anime son courage de Cartage, L'amour de ma patrie allumant mon ardeur, Je veux y terminer ma vie & mon malheur. (v. 1258-1260) Le discours tenu par la jeune femme est hautement révélateur, sachant qu'il refond un champ lexical afférent à la langue galante, promotrice des métaphores topiques du feu et de l'« ardeur » amoureuse. Par ce déplacement des signifiants, Erixène accède ainsi à une remotivation de l'ardeur individuelle, depuis les émois de l'adoration amoureuse vers une allégeance politique refondée, passsage du *pathos* à l'*ethos*. Il s'agit là d'un retournement rapporté, qui préfigure le retournement structurel opéré par Scipion au dénouement. Mais ce n'est pas le seul intérêt de l'épisode. D'une part, la présence d'une deuxième princesse permettait à l'auteur de reconstituer le carré pastoral avivant la chaîne amoureuse [190] – satisfaisant par la même occasion le goût galant du public –, et de mettre en place un « rôle en contrepoint de celui d'Ispérie [191] », voire même en revers de la nièce d'Annibal, comme l'indique Lépide au premier acte : « Elle est fille d'Hannon ennemy d'Annibal, … / Aux charmes d'Isperie opposez Erixene, / Et prenez un amour conforme à vôtre haine, … » (v. 283 ; 289-290). D'autre part, étant intégrée à l'arroi du personnage éponyme, Erixène fait partie de l'appareil théâtral destiné à dilater la thématique de la générosité de Scipion : sans incidence sur l'action, sa libération à la scène 4, V constitue en effet un acte épisodique visant à amplifier l'effet de « ravissement » et d'admiration face à la magnanimité du héros, qui atteint son acmé au dénouement, soit trois scènes plus tard. En outre, Erixène tient un discours à vocation épidictique qui magnifie les qualités inhérentes à l'*ethos* du héros romain – la gloire émanant du triomphe militaire et la générosité, au sens classique de « grandeur d'âme » –, et présage le décernement du surnom d'Africain à Scipion : Enfin je vous revoy vainqueur & triomphant, Seigneur, & vôtre *nom* encor plus éclatant Par cette memorable & derniere victoire Vous met en ce grand jour au comble de la gloire ; Vous êtes genereux, daignez briser mes fers …. (v. 1251-1255 ; nous soulignons) Placé peu avant l'ultime éclosion de Scipion, ce discours résonne à plein dans une pièce qui est avant tout une tragédie du nom, et de la conquête de ce nom. En effet, désignant à la fois la « renommée » (Richelet), et « le mot d'une langue qu'on applique à quelque personne, … pour la faire reconnoistre » (Furetière), le terme « nom » fait signe vers l'appareil identitaire de l'*ethos* individuel, et pointe directement vers le titre de la pièce : au plan symbolique, l'action de *Scipion l'Africain* apparaît en effet tout entière concentrée dans la réunion du héros avec le paradigme historique qui lui est attaché. Par conséquent, si Erixène n'est qu'un personnage épisodique enchâssé au sein de l'intrigue, sa valeur thématique vient enrichir la dimension allégorique de l'*artefact*, qui promeut au statut d'enjeu dramatique la constitution des caractères impartis aux héros. Ainsi le blâme général visant les *mores* des personnages de *Scipion l'Africain* est demeuré sourd au sens de cette dramaturgie, n'y voyant qu'une faute éminente contre les règles de la bienséance et de la vraisemblance, là où il y avait une véritable interrogation des modèles historiques et de la conception même du héros tragique. # Note sur la présente édition. Précédant de peu la disparition de Pradon, la première édition de *Scipion l'Africain* est aussi la seule qui ait été établie du vivant de l'auteur. La pièce fut achevée d'imprimer le premier avril 1697 par Thomas Guillain, libraire parisien qui avait déjà fait paraître *Regulus* en 1688, et qui venait de prendre un Privilège du Roi pour le *Recueil des Œuvres de Mr Pradon*, en date du 21 mars 1697. Seuls quatre exemplaires de cette édition ont été conservés : trois d'entre eux sont compris dans des recueils factices intitulés *Œuvres de Mr Pradon*, comportant diverses tragédies choisies émanant de l'auteur – ou pas –, parfois imprimées par Jean Ribou [192] ou par d'autres libraires. Ces exemplaires sont subsumés sous les cotes : *– GD-1501(5)*, disponible à la Bibliothèque de l'Arsenal. Le volume comprend : *Tamerlan ou La Mort de Bajazet*, T. Guillain, 1697 ; *Statira*, J. Ribou, 1680 ; *Regulus*, T. Guillain, 1688 ; *Scipion l'Africain*, T. Guillain, 1697 ; *– R.ra.876*, volume disponible à la Réserve de la Bibliothèque de la Sorbonne, qui comporte : *Pirame et Thisbé*, Veuve Louis Gontier, 1691 ; *Tamerlan*, Veuve Louis Gontier, 1691 ; *Statira*, J. Ribou, 1680 ; *Regulus*, T. Guillain, 1688 ; *Scipion l'Africain*, T. Guillain, 1697. *– 8-RF-6699*, disponible à Richelieu, au Département des Arts du Spectacle de la Bibliothèque Nationale de France. Le volume comprend : *Scipion l'Africain*, T. Guillain, 1697 ; *Athenaïs* de La Grange-Chancel, J. Ribou, 1700 accompagnée de l'extrait du Privilège du Roi pour le *Recueil des Tragedies du Sieur de La Grange* ; *Regulus*, J. Ribou, 1700 ; *Pirame et Thisbé*, Ribou, 1700 ; *Zelonide Princesse de Sparte* de l'abbé Genest, C. Barbin, 1682 accompagnée de l'extrait du Privilège du Roi octroyé à C. Barbin pour *Zelonide* ; Ces exemplaires sont en tout point identiques : on retrouve la même pagination et les mêmes coquilles, à l'exception du numéro de page 61, qui n'est complet que dans l'exemplaire de Richelieu – le chiffre 1 étant manquant dans les autres. C'est le quatrième exemplaire qui m'a servi de base ; en effet, contrairement aux trois autres, il possède une page de titre dûment reliée [193] ; c'est aussi le seul à occuper le volume à lui seul. Cet exemplaire est conservé au site Tolbiac de la Bibliothèque Nationale de France sous la cote YF-10720. L'ouvrage est un in-12 de VIII-64 pages qui se présente comme suit : I SCIPION / L'AFRICAIN, / *TRAGEDIE.* / *Par* M*r* PRADON. / fleuron du libraire / A PARIS, / Chez THOMAS GUILLAIN, proche / les Augustins, à la descente du Pont-neuf, / à l'Image S. Loüis, / filet (11,1) / M. DC. XCXVII. / *AVEC PRIVILEGE DU ROY*. II verso blanc III-VI bandeau (11 x 1,7) / PREFACE. / texte de la préface VII extrait du PRIVILEGE DU ROY VIII bandeau (10,9 x 0,9) / *ACTEURS.* / liste des Acteurs 1-64 texte de la pièce, avec un titre courant constant : « SCIPION L'AFRICAIN, » sur la page paire ; « TRAGEDIE », sur la page impaire, à l'exception de la page 64 : « SCIPION L'AFR. TRAG. ». ## Établissement du texte. La retranscription du texte a eu pour principe une fidélité optimale à l'édition imprimée. L'orthographe originale a été respectée, y compris dans les cas de formes concurrentes, à savoir : *Afrique / Affrique, fidele / fidelle, homage / hommage, en vain / envain, flatte / flate, fatalle / fatale, oppose / opose*. Ces variations graphiques n'ont pas une répartition significative au sein de la pièce, susceptible de faire apparaître l'exercice de plusieurs ouvriers. Nous avons de même conservé le doublet *avec/avecque*, qu'il s'agisse ou pas d'une utilité métrique. En outre, nous nous sommes strictement conformée à l'accentuation des mots telle qu'elle est pratiquée dans l'édition originale : les formes *déja, voila*, toutes deux attestées par Richelet, ont par exemple été maintenues, de même que la déclinaison du verbe *pouvoir* avec un seul « r » au futur et au conditionnel, cette graphie étant constante dans l'imprimé. Enfin l'emploi des majuscules a été systématiquement suivi, à l'exception de deux occurrences qui semblaient fautive, au vers 1347 Il cause / il cause et au vers 1060 A L'orgueil / A l'orgueil. Ainsi seules les coquilles manifestes ont été rectifiées. Par ailleurs, pour assurer une plus grande lisibilité du texte, nous avons modernisé tous les « ſ » en « s », et décomposé en voyelles nasales *an, em, en, on, om*, les quatorze tildes « ~ », dont l'utilité initiale était de gagner de la place et du plomb lors de la composition. Nous avons également choisi de conserver la ligature « & ». En ce qui concerne les distinctions entre « i » et « j » et « u » et « v », l'imprimé prouve sans conteste qu'elles sont assises à la fin du siècle, sachant que l'on ne relève que deux occurrences où il fallait les restituer, « novs » au vers 456 et « PRIVILEGE DV ROY » en tête de l'extrait du Privilège. Il en est de même pour les accents diacritiques, dont une seule forme avait besoin d'être rétablie, « achevez-là », au vers 579. Il s'agit probablement d'une coquille. Quant aux points de suspension, ils sont également indiqués de façon tout a fait régulière dans l'original, et présentent la forme moderne « … », hormis aux vers 1137 et 1222, respectivement ponctués avec « .. » et « .., ». Quelques virgules qui semblaient faire défaut ont été adjointes au sein du texte et sont signalées entre crochets. Aux vers 24, 55, 527, 592, 631, 634, 1093, 1233, 1289, les points d'interrogation qui peuvent sembler fautifs, ont cependant été maintenus car ils figuraient sur un manuscrit de souffleur, conservé aux Archives de la Comédie-Française sous la cote MS 37, ce qui signifie qu'ils étaient également présents sur le manuscrit de Pradon. Pour la présentation, nous avons respecté les changements de page à chaque fin d'acte, de même que l'unique alinéa pratiqué au vers 871, qui marquait une articulation du raisonnement. La pagination de l'édition originale ainsi que les changements de cahiers ont été précisés entre crochets à la droite du texte. Les ornements tels que les lettrines et les gravures à la fin des actes ont été supprimés. En ce qui concerne les quelques erreurs de mots et les vers incomplets dans l'édition imprimée, le manuscrit de souffleur a permis de procéder à la correction avec succès : ce fut le cas pour deux vers de 11 syllabes (vers 172 et 1055), et pour les coquilles qui s'étaient glissées aux vers 294, 738, 855 et 1333. Quant aux variantes indiquées en note, elles proviennent toutes de ce même manuscrit [194] : la majorité sont subsumées sous l'abréviation « Var : I », qui signifie que la variante provient du *texte d'origine* de la pièce, rayé sur le manuscrit. Les autres cas sont précédés de l'abréviation « Var : II », qui signifie que la variante provient du *texte modifié*, présent en marge du texte initial sur le manuscrit. Enfin les notes de bas de page de la présente édition font régulièrement référence aux dictionnaires de l'Académie française, de Furetière et de Richelet : ils sont respectivement désignés par les abréviations (Acad.), (F) et (Ric.). De même, il est souvent fait mention de certains ouvrages dont le nom n'est pas précisé car les références y afférent sont fréquentes : il s'agit des *Vies des hommes illustres grecs et romains* de Plutarque ; des *Décades* de Tite-Live ; du *Grand dictionnaire historique* de Moreri et de la *Syntaxe française du XVII*e* siècle* de Haase. ## Coquilles corrigées. M. DC. XCXVII. / M. DC. XCVII. (page de titre) ; 26 Mars 1695 / 26 Mars 1697 (Privilege du Roy) ; depeur / de peur (préface) ; fut / fût (v.39, 381, 769 et 773) ; sentit / sentît (v.124) ; fonds / fond (v. 155 et 898) ; éxige / exige (v. 171) ; que demande-t-il / que me demande-t-il (v. 172) ; entendte / entendre (v. 182) ; flates / flate (v.237) ; Sauve moy / Sauve-moy (v. 241) ; nous / vous (v. 294) ; qu'elle / quelle (v.302, 309 et 1225) ; madamé / madame (v. 330) ; sera-il / sera-t-il (v.378) ; EMILIE / ERMILIE (liste des personnages : scène 2, II ; scène 2, IV) ; reconnoistte / reconnoistre (v. 393) ; servit / servît (v. 402) ; l'oin / loin (v. 423) ; LUEEJUS / LUCEJUS (entre v. 433 et v. 434) ; quelle / qu'elle (v. 475) ; infortunê / infortuné (v. 506) ; devint / devînt (v. 523) ; plût / plut (v. 551) ; unit / unît (v. 559) ; nu / un (v. 568) ; achevez-là / achevez-la (v. 579) ; malheur / malheurs (v. 628) ; riavale / rivale (v.642) ; fit / fut (v. 738) ; vint / vînt (v. 754) ; put / pût (v. 758) ; détroites / d'étroites (v. 805) ; pour elle / par elle (v. 855) ; aine / vaine (v. 885) ; qu'y / qui (v. 906) ; EREMILIE / ERMILIE (entre v. 925 et v. 926) ; juste / justes (v. 933) ; ais-je / ai-je (v. 972, 1057) ; vouss / vous (v. 1008) ; quel triomphe vous / quel triomphe pour vous (v. 1055) ; A L'orgueil / A l'orgueil (v. 1060) ; rejallit / rejaillit (v.1076) ; momenspar / momens par (v. 1095) ; êtiez / étiez (v. 1127) ; dise / dire (v. 1159) ; Il cause / il cause (v. 1347) ; maisde grace / mais de grace (v. 1388) ; perfait / parfait (v. 1414). ## Correction des ponctuations. combats ? / combats, (préface) ; helas !, / helas ! (v. 631) ; Que de pleurs ? / Que de pleurs, (v. 908) ; je tremble ? / je tremble ! (v. 953) ; Qu'il est heureux ? / Qu'il est heureux ! (v. 1155) ; Quel combat ? ; Quel combat ! (v. 1191) ; Hé ? / Hé ! (v. 1289) ; Justes Dieux ? / Justes Dieux ! (v. 1321).  , au lieu de . à la fin des vers 34, 1081 ! au lieu de ? à la fin des vers 264, 265, 475, 908, 1133, 1191, 1194, 1207, 1341 et à l'hémistiche du vers 1191 . au lieu de ? à la fin des vers 442, 912 ; au lieu de ? à la fin des vers 526 ? au lieu de , à la fin des vers 605, 955, 972 inversion des ponctuations en fin de vers entre les vers 742 et 743  , au lieu de ? à la fin des vers 951, 1134, 1136 et à l'hémistiche du vers 265 . supprimé à la fin du vers 1101 ? au lieu de . à l'hémistiche du vers 1133 # Scipion l'Africain, Tragédie. ## PREFACE. *Si le succés d'un Ouvrage doit le défendre contre la critique, et si la premiere et la plus infaillible regle du Theatre est celle de plaire* [195]*, j'ose dire que Scipion l'Africain ayant eu ce bonheur, je pourois me dispenser de répondre au critiques qu'on en a faites. Cependant sans me prévaloir des applaudissemens que le public luy a donnez, je vais tâcher en peu de mots d'en justifier la conduite. On me reproche d'avoir fait Scipion amoureux ; mais je soûtiens que le mettant sur la Scene, j'ay dû luy donner ce caractere, qui releve son** action principale, qui est de vaincre sa passion, et de rendre sa Maîtresse à son Rival. Aristote nous aprend qu'on peut ajoûter quelque chose de vray-semblable au vray* [196]* ; et il est vray-semblable que Scipion à l'âge de vingt-quatre ans, ayant pris la plus belle personne de l'Univers, ait été sensible à sa beauté et qu'il ait rendu quelques combats, avant que de la rendre à Lucejus Prince des Celtiberiens, à qui elle estoit promise. D'ailleurs si Scipion avoit remis sa captive sans la voir, son action n'auroit pas été si belle, que de la rendre aprés l'avoir veuë, et aprés en avoir esté vivement touché* [197]* ; car comme dit le grand Corneille*, Ce n'est qu'en ces assauts qu'éclate la vertu, *Et l'on doute d'un cœur qui n'a point combatu* [198]. * Il me semble même que Scipion auroit bien douté de sa vertu, et du pouvoir qu'il avoit sur luy de n'oser voir une tres-belle personne, de peur d'en être tenté* [199]*. Comme l'Histoire ne nomme point cette belle captive, je la fais Niéce d'Annibal, pour donner un plus grand contraste à l'amour de Scipion qu'il combat, et dont enfin il triomphe, et je puis dire que cette action a plû trop generalement dans le cinquiéme Acte pour me repentir de l'avoir fait. Il y a des gens qui s'étonnent qu'Annibal vienne demander la Paix avecque une assez grosse Armée ; mais il n'est pas permis d'ignorer un fait historique aussi connu que celuy-là. Il est constant qu'Annibal fut rapellé par le Senat de Cartage pour** défendre sa patrie, qu'il quitta l'Italie, qu'il revint en Afrique, et qu'il y trouva les affaires en un si mauvais état, qu'il n'eût point d'autre party à prendre pour sauver Cartage, que celuy de demander la Paix* [200]* ; mais il la demande d'une maniere assez noble, et cette Scene a toujours paru tres-belle, et tres-bien conduite ; je ne doute point qu'il n'y ait bien des choses qui auroient pû être mieux dans cette Piece, mais je ne suis pas infaillible, et je ne donne point cecy pour un ouvrage achevé. Il suffit qu'il ait réussi, pour en devoir être content, et pour m'encourager à travailler à l'avenir avec encor plus de soin et plus d'exactitude.* ## EXTRAIT DU PRIVILEGE du Roy. Par Grace & Privilege du Roy, donné à Paris le vingt-uniéme Mars [201] 1697. Signé, Par le Roy en son Conseil, LE FEVRE. Il est permis à THOMAS GUILLAIN, Marchand Libraire à Paris, de faire imprimer, vendre & debiter *le Recueil des Tragedies du Sieur* PRADON [202], pendant le temps de six années, à compter du jour qu'elles seront achevées d'imprimer pour la premiere fois, en vertu des presentes, pendant lequel temps tres-expresses inhibitions & défenses sont faites à toutes personnes de quelque qualité & condition qu'elles soient ; de faire imprimer, vendre ny debiter desdites Tragedies conjointement, ou separément, d'autre Edition que celles de l'Exposant, ou de ceux qui auront droit de luy, à peine de quinze cens livres d'amende, payable sans déport par chacun des Contrevenans, de confiscation des Exemplaires contrefaits, & de tous dépens, dommages & interests, & autres peines portées plus au long par lesdites Lettres de Privilege. Registré sur le Livre de la Communauté des Imprimeurs et Libraires de la Ville de Paris, le 26 Mars 1697. *Signé P. AUBOUIN, Syndic.* Achevé d'imprimer pour la premiere fois le premier Avril 1697. *Le prix est vingt sols* [203]. ## Acteurs. – SCIPION, surnommé l'AFRICAIN,Consul & General de l'Armée des Romains. – ANNIBAL,General de l'Armée des Cartaginois. – LUCEJUS [204],Prince des Celtiberiens, Amant d'Isperie Niéce d'Annibal. – ISPERIE,Niéce d'Annibal, promise à Lucejus, prisonniere dans le Camp de Scipion. – ERIXENE [205],fille d'Hannon, ennemy d'Annibal, prisonniere dans le Camp de Scipion. – AURILCAR,Envoyé d'Annibal vers Scipion. – LEPIDE,Confident de Scipion. – SEXTUS,Capitaine de l'Armée de Scipion. – CELSUS [206],Romain, amy de Lucejus. – ERMILIE,Confidente d'Isperie. – BARCÉ,Confidente d'Erixene. – GARDES. La Scene est dans le Camp de Scipion, prés de Zama [207]. ## ACTE I. ### SCENE PREMIERE. LEPIDE, AURILCAR. LEPIDE. Seigneur, en attendant que Scipion [208] vous voye, Je me tiens honoré de l'ordre qu'il m'envoye, De vous entretenir pendant quelques momens, Nous sçaurons d'Annibal les secrets sentimens, C'est vous qui dans ce Camp annoncez sa venuë. AURILCAR. Oüy, Seigneur, Annibal souhaite une entreveuë, Je viens la demander, c'est son intention Que de voir aujourd'huy le fameux Scipion [209] ; Aux plaines de Zama nous sommes l'un & l'autre, Nôtre Armée est campée assez prés de la vôtre [210] ; Mais Annibal prétend⁎ avec luy conferer, Et je viens en ce Camp pour en déliberer, Avant que de rien faire & de rien entreprendre. LEPIDE. Sans doute⁎ qu'on ne peut refuser de l'entendre ; Nous verrons aujourd'huy ces deux grands Citoyens, Tous deux de leur païs la gloire & les soûtiens, Donner ce peu [211] de tréve à cette longue guerre, Pour décider entre-eux du destin de la terre, Et de leur conference on attend desormais Le jour de la bataille, ou celuy de la paix. AURILCAR. Je ne m'explique point des desseins de mon Maître [212], Il paroîtra luy-même, & les fera connoître, Il marche sur mes pas : mais que d'heureux succés⁎, Seigneur, de Scipion ont remply les projets ? [213] La victoire en tous lieux à son bras enchaînée Semble de l'Univers faire la destinée ; Jeune encor [214], on a vû ses grandes actions Suivre, & même passer celles des Scipions [215], Et digne rejeton de cette illustre race⁎, A vingt ans on l'a vû commander en leur place [216] ; Il nous chassa d'Espagne aprés quatre combats [217], Où Rome triompha par l'effort⁎ de son bras, Le voicy dans l'Affrique étonnée⁎, affoiblie, Il arrache [218] Annibal du sein de l'Italie, Et contraint ce Heros de voler en ces lieux, Pour défendre à son tour sa patrie & ses Dieux. LEPIDE. S'il acheve, Seigneur, cette heureuse campagne, Dans l'Affrique il fera ce qu'il fit en Espagne : Un des plus puissans Rois qui fût dans l'Univers, L'infidelle Syphax [219] a pery dans ses fers, Asdrubal & Xantus [220] ont perdu trois batailles, Cartage va nous voir au pied de ses murailles, Cette superbe⁎ ville est contrainte aujourd'huy D'appeller Annibal pour luy servir d'appuy ; Scipion la menace, & l'on voit ce grand homme Luy rendre tout l'effroy qu'Annibal fit à Rome [221]. AURILCAR. Il vient de ses succés interrompre le cours, Et promet à l'Affrique [222] un fidele secours. Son nom seul raffermit nos Provinces craintives [223] ; Mais puis-je m'informer des illustres captives Que Zama pris d'assaut [224] vit tomber dans vos fers ; La Niéce d'Annibal les a-t-elle souffers ? Et la Fille d'Hannon, la superbe⁎ Erixene, S'est-elle accoûtumée à porter une chaîne ? LEPIDE. Que leur chaîne, Seigneur, est facile à porter ? Elles ont des vertus⁎ qui les font respecter, Au Camp de Scipion elles sont souveraines, Il les traite bien moins en esclaves qu'en Reines [225], Il n'a plus de fierté⁎ si-tôt [226] qu'il est vainqueur, Sa bonté, sa clemence égalent sa valeur ; Oüy, son bras aux vaincus ne fut jamais funeste⁎, La victoire ne sert qu'à le rendre modeste, Egal dans la fortune⁎ & dans l'adversité, Il n'est jamais superbe⁎ en la prosperité. La Niéce d'Annibal, l'adorable⁎ Isperie, Fit briller tant d'éclat & tant de modestie Qu'il en fut ébloüy : mais enfin sa beauté Porte un charme⁎ secret dont on est enchanté⁎ [227]. Au Prince Lucejus elle se vit promise, Il devoit l'épouser quand Zama fut surprise ; Ce jour infortuné si funeste⁎ pour eux Sépara ces Amans sur le point d'estre heureux : Elle ignore où ce Prince a sçû porter ses armes, Et souvent ses beaux yeux pour luy versent des larmes : Mais, Seigneur, Erixene en ce lieu doit venir, Scipion luy permet de vous entretenir, Je vois qu'elle s'avance, & vous laisse avecque [228] elle. ### SCENE II. ERIXENE, BARSÉ, AURILCAR. ERIXENE. On nous vient d'annoncer [229] une grande nouvelle, Annibal en Affrique est enfin de retour [230]. AURILCAR. Vous le verrez, Madame, avant la fin du jour. ERIXENE. Je sçay que dans l'état où l'Affrique est reduite, Elle n'espere plus qu'en sa seule conduite⁎ ; Ne me déguisez rien sur ses nouveaux projets, Je prévois, Aurilcar, qu'ils tendent à la paix. AURILCAR. Vous avez penetré ce que veut sa prudence [231], Une paix de Cartage est l'unique esperance ; Mais, Madame, que dit, & que fait Scipion ? Son jeune cœur n'a-t-il que de l'ambition ? Les charmes⁎ d'Erixene, ou les yeux d'Isperie N'ont-ils pû rendre encor sa grande ame attendrie ? Pardonnez… ERIXENE.         Apprenez un secret important, Sans doute⁎ Scipion n'est plus indifferent. Depuis peu dans son Camp sa flâme est allumée, Bien que sa passion dans son cœur renfermée Prenne soin à nos yeux toujours de se cacher, Qu'il fasse des efforts⁎ en vain pour l'arracher, J'ay connu⁎ cependant, même par sa contrainte [232], Que d'un feu violent son ame étoit atteinte. AURILCAR. Il faut d'un tel secret qu'Annibal soit instruit, Sa prudence pouroit en tirer quelque fruit ; Car si de Scipion on fléchit le courage, Il pouroit s'adoucir en faveur de Cartage. Hé quoy ? si de l'amour il ressentoit les coups ? Et s'il étoit charmé⁎ d'Isperie, ou de vous, Sans doute⁎ que la paix en seroit plus facile. ERIXENE. A connoître⁎ les cœurs je ne suis pas habile ; Mais j'ay crû démesler dans son trouble secret, Qu'il aime une des deux, & qu'il l'aime à regret ; Plus j'observe pour nous ses yeux et sa conduite, Plus je vois qu'il nous cherche alors qu'il nous évite ; Quand il nous voit ensemble il demeure interdit⁎ [233], Il rougit quelquefois de honte & de dépit Et quand il s'aperçoit du trouble de son ame, Il semble s'indigner de sa naissante flâme, Il fremit de sentir l'amour qu'il veut dompter, Et que tout son courage a peine à surmonter. Voila le plan d'un cœur difficile à connoître⁎ ; Mais pour aprofondir qui peut en estre maître, Je sçay trop qu'Isperie a des charmes⁎ puissans, Que sa beauté d'abord peut enchanter⁎ les sens, Mais à son cher Amant elle est trop attachée, Et par nul autre objet⁎ n'en peut estre arrachée, Scipion le connoît⁎. AURILCAR.         Madame, & plût aux Dieux ! Que ce Vainqueur sentît le pouvoir de vos yeux ? ERIXENE. Je ne m'en flatte⁎ point, mais sans estre trop vaine⁎, Scipion sans rougir pouroit porter ma chaîne, Que dis-je ? ce Heros, le plus grand des mortels, A qui Rome déja consacre des Autels, D'un cœur tel que le mien peut devenir le maître, Et s'il n'est mon Amant il est digne de l'estre. Peut-estre j'en dis trop, & j'avouë à regret Un foible, dont mon cœur me faisoit un secret [234] ; Mais quoy ? Si l'on faisoit la paix avec Cartage, Plût au Ciel ! que l'amour en ébauchât l'ouvrage, Et du moins je voudrois pour flater⁎ ma fierté⁎, Que l'heureuse Erixene eût part à ce traité [235]. Adieu, Scipion vient, & vous allez l'entendre. ### SCENE III. SCIPION, LEPIDE, AURILCAR. SCIPION. Est-il donc vray, Seigneur, ce qu'on vient de m'apprendre, Que le grand Annibal cherche à m'entretenir ? AURILCAR. Seigneur, sur ce sujet je viens vous prévenir, Occupé tout entier du soin⁎ de sa patrie, Annibal, par ma bouche aujourd'huy vous en prie ; Une telle entreveuë utile [236] à son païs, Et même necessaire à tous les deux partis, Pouroit en ce grand jour décidant de la guerre, Donner un plein repos au reste de la terre. SCIPION. Annibal me surprend par ce nouveau dessein, Je ne le croyois voir que le fer à la main, Et seur de sa valeur & de sa renommée, Je l'attendois toujours en tête d'une Armée. AURILCAR. Elle approche de vous, & marche sur ses pas ; Avant que de tenter le destin⁎ des combats, Il a cru pour le bien de chaque Republique [237], Qu'il devoit avec vous en sage politique, Examiner à fond les divers interests Qui troublent nos Etats par des ressors secrets, Et les ayant tous mis dans la juste balance, En peser à loisir les raisons, l'importance, Pour garder à chacun & sa gloire & son rang ; Souvent une entreveuë épargne bien du sang, Ainsi pour Annibal je la demande encore. SCIPION. Hé bien ? pour luy marquer à quel point je l'honore, J'accepte l'entreveuë, & veux bien differer La bataille où [238] j'ay cru devoir me préparer ; Pour lever tout ombrage & toute défiance, Qu'il choisisse un lieu propre⁎ à cette conference, Je m'y rendray, Seigneur, au jour qu'il nommera, Et ne seray suivy qu'autant qu'il le sera. AURILCAR. Il prétend⁎ dans ce Camp venir bien-tôt luy-même. SCIPION. Quoy ! luy-même en mon Camp, ma surprise est extrême ? Mais quel ôtage encor exige-t-il de moy ? Que me [239] demande-t-il qui puisse… AURILCAR.         Vôtre foy⁎. SCIPION. Hé quoy ? donc Annibal ne veut point d'autre ôtage ? AURILCAR. Il veut de Scipion la parole pour gage, Hé quel ôtage peut remplacer Annibal ? SCIPION. Je sçay qu'il n'en est point pour un tel General. Et puisqu'il se confie⁎ en ma seule parole, Je jure par les Dieux appuis du Capitole, Qu'il peut en seureté se fier à ma foy⁎ [240], Il n'aura dans mon Camp pour ôtage que moy [241]. AURILCAR. Seigneur, c'en est assez. SCIPION.         Allez, je vais l'attendre, Je me fais un plaisir de le voir, de l'entendre, Mais pressez l'entreveuë où j'ay dû consentir, Et voyez Isperie avant que de partir. ### SCENE IV. SCIPION, LEPIDE. SCIPION. Lepide, que crois-tu de cette conference Qu'Annibal me demande avecque tant d'instance ; Son invincible bras, la terreur des Romains, Son grand cœur⁎, sa conduite⁎, & ses vastes desseins Avoient mis l'Italie aux bords du précipice, Long-temps de la fortune⁎ il fixa le caprice ; De Trebie, & sur tout de Cannes le malheur [242], Monumens⁎ éternels de sa rare valeur, Sur les deux Scipions sa derniere victoire [243], Tout enfin a servy de trophée à sa gloire : Cependant ce vainqueur aprés tant de combats Envoye à Scipion [244], & fait les premiers pas, Il dément la fierté⁎ de son ame hautaine⁎ [245]. Que me vient proposer ce fameux Capitaine ? Dieux ! seroit-ce la paix ? mon esprit agité Fremit en ce moment du seul mot de traité [246]. LEPIDE. S'il demande la paix, n'estes-vous pas le maître D'accepter, d'imposer… SCIPION.         Apprens à me connoître⁎. Si dans cette entreveuë il propose la paix, Ma gloire me défend d'y consentir jamais. Quelques conditions que j'impose à Cartage, Quand Rome la verroit [247] reduite à l'esclavage, Je ne fais rien pour moy, si dans un jour fatal⁎ Scipion n'est vainqueur de l'illustre Annibal : Voila donc l'interest le premier de ma gloire ; J'en ay d'autres secrets que tu ne pouras croire, Je ne sçay si mon cœur⁎ se seroit démenty⁎, Je sens ce que jamais je n'avois ressenty. LEPIDE. Vous, Seigneur ? SCIPION.         Je te veux ouvrir toute mon ame, Je ne sçay si je dois donner le nom de flâme A ce trouble mortel⁎ dont je suis agité ; Qu'on l'ignore à jamais dans la posterité ? Que toy seul sois témoin de ma foiblesse extrême ? Lepide, quelquefois j'ay pitié de moy-même, Je combats, mais en vain un rapide penchant, Qui de tous mes efforts⁎ est toujours triomphant ; Je rougis d'en sentir les mortelles⁎ atteintes, J'ay voulu te cacher mon desordre, mes craintes ; Mais il faut t'avoüer mon foible avec douleur. La prise de Zama coûte cher à mon cœur. LEPIDE. Je vous entends, Seigneur, des atteintes si vives Sont de l'amour… SCIPION.         Ecoûte, une de mes captives, Je tremble seulement d'en prononcer le nom [248], A soûmis, a vaincu le cœur⁎ de Scipion [249] ; Pourois-je t'en tracer une assez vive image ? Un charme⁎ ébloüissant brille sur son visage [250], Un air plein de grandeur, une noble fierté⁎, L'éclat & la douceur jointe à la majesté [251], Mille & mille vertus⁎, une grace infinie… Enfin ne dois-tu pas reconnoître Isperie. LEPIDE. Hé ? Qui pouroit la voir sans en estre surpris, Seigneur, avec raison vous en estes épris, Ses yeux… SCIPION.         Ne flate⁎ point mon panchant, ma foiblesse, Et loin de me laisser languir⁎ dans la molesse⁎, Contre un feu si fatal⁎ prête-moy du secours, Sauve-moy, s'il se peut, de l'abîme où je cours : D'Isperie, il est vray, je redoutois la veuë, Je sentois à ses yeux [252] mon ame trop émeuë, J'ay voulu l'éviter, vaine précaution ! Par l'absence j'ay cru vaincre ma passion [253], J'ay tenu quelque temps contre de si doux charmes⁎ ; Mais enfin je la vis, elle versoit des larmes, C'estoit pour son Amant, & j'en fus offensé, D'un mouvement⁎ jaloux je me sentis pressé, Et ses pleurs, ses soûpirs, sa langueur⁎, sa tristesse⁎, Me firent vivement ressentir ma foiblesse, Je n'en suis plus le maître, & malgré mes efforts⁎ Je succombe, Lepide, à de si doux transports. LEPIDE. Il est vray qu'elle est belle, & digne d'estre aimée. SCIPION. Plus je resiste, & plus j'en ay l'ame charmée⁎, L'effort⁎ que je me fais irrite⁎ mes desirs, Prés d'elle je contrains, j'étouffe mes soûpirs : Mais dieux ! elle est sans cesse en de tristes⁎ allarmes, Je me vois aujourd'huy la cause de ses larmes, Ma fatale⁎ victoire a trahy ses desseins, Elle doit me haïr, Lepide, & je le crains. LEPIDE. Vous pouriez voir, Seigneur, vôtre flâme trompée, Du Prince Lucejus elle est préocupée, Vous l'avez enlevée aux bras de cet époux. SCIPION. Il l'épousoit ? ah Ciel ! que son sort⁎ étoit doux ! Qu'il alloit estre heureux , [254] & qu'Isperie est belle ! Est-il dans l'univers rien qui soit digne d'elle ? Mais que veut Annibal ? quel accord, quel traité ? Voudra-t-il de sa Niéce avoir la liberté ? Est-ce pour Lucejus, pour elle, ou pour Cartage Qu'il vient… dure à jamais plûtôt son esclavage ! Apprens que Scipion ne la rendra jamais [255], Elle est seule un obstacle invincible à la paix ; Ainsi donc plus d'accord, ny même d'entreveuë. LEPIDE. Mais vous l'avez promise, & dans peu la venuë D'Annibal en ce Camp… SCIPION.         Il est vray, j'ay promis D'entendre le plus fier⁎ de tous nos ennemis ; Mais je dois pour ma gloire oublier Isperie, Je dois la regarder en mortelle⁎ ennemie, La Niéce d'Annibal tenteroit ma vertu⁎ ? Le plus grand ennemy que jamais Rome ait eu ? Non, Lepide, aujourd'huy je dois briser ma chaîne. LEPIDE. Seigneur, portez [256] vos vœux du côté d'Erixene. Elle est fille d'Hannon ennemy d'Annibal [257], Dans Cartage ce Chef fut toujours son rival. Toujours dans le Senat à ce Heros contraire⁎, Dans Rome il n'eut jamais de plus grand adversaire, Et s'opposant sans cesse à ses justes desseins, Il paroissoit plûtôt l'allié des Romains ; Aux charmes⁎ d'Isperie opposez Erixene, Et prenez un amour conforme à vôtre haine [258], Elle peut balancer vos desirs à son tour, Et même elle pouroit répondre à vôtre amour [259]. SCIPION. Erixene ! LEPIDE.         Oüy, Seigneur, & j'ay cru le connoître⁎, Toute sa fierté⁎ tombe en vous voyant [260] paroître : Quand on parle de vous, il le faut avoüer, Elle prend du plaisir, Seigneur, à vous loüer, Et lorsque vos regards tournent vers Isperie, Dans son dépit secret on lit sa jalousie ; Elle voudroit bien voir ses charmes⁎ effacez⁎ [261], Elle la hait enfin, en est-ce pas assez ? [262] SCIPION. Elle hait Isperie, ah Ciel ! quelle injustice ? Par quelle jalousie, ou plûtôt quel caprice, Malgré tant de beautez cette Erixene hait Ce que la main des Dieux forma de plus parfait. Je m'égare, Lepide, & tu vois ma foiblesse, C'est envain que je veux déguiser ma tendresse ; Apprenons cependant ce qu'Aurilcar a fait, Peut-estre qu'Isperie aura sçû quel projet Annibal peut former, & quelle est sa conduite⁎, De ses desseins sans doute⁎ elle doit estre instruite ; Je veux sonder son cœur, je veux estre éclaircy Des secretes raisons qui l'amenent icy. Fin du premier Acte. ## ACTE II. ### SCENE PREMIERE. ISPERIE, ERMILIE [263]. ISPERIE. Languirais⁎-je toujours en des craintes mortelles⁎ ? Du Prince Lucejus on n'a point de nouvelles, Aurilcar m'a parlé sans m'avoir rien appris Qui puisse redonner le calme à mes esprits ; Il m'apprend qu'Annibal, ce Heros que j'honore, Viendra ; mais Lucejus ne paroît point encore ; Devoit-il pas aller au devant de ses pas ? Le joindre⁎ dans son Camp, y mener ses soldats ? Que fait-il ? en quels lieux avec indifference, Depuis deux mois entiers souffre⁎-t-il mon absence ? Il n'ose rien tenter, il n'a rien entrepris, Sans doute⁎ que mon cœur est d'un trop foible prix ; Et ne devoit-il pas [264] au peril de sa teste, Ravir à Scipion une telle conqueste ; Il n'a rien fait encor pour me prouver sa foy⁎, Je ne merite pas qu'il s'expose pour moy. ERMILIE. Eh ? pouvez-vous douter que ce Prince vous aime, Madame, rapellez son desespoir extrême [265], Quand Zama pris d'assaut le sépara de vous [266] : Ce malheureux Amant dans son juste couroux, Guidé par sa fureur s'alloit ôter la vie, Je desarmay son bras au seul nom d'Isperie, Et peut-estre… ISPERIE.         Dequoy viens-tu m'entretenir ? Pourquoy me rapeller ce triste⁎ souvenir ? O nuit ! qui preceda la fatale⁎ journée Qui devoit éclairer un heureux hymenée ! Au lieu de me livrer au malheur qui me suit, Que n'es-tu devenuë une éternelle nuit ? Lors qu'on vint nous donner de si vives allarmes, Que tout retentissoit de l'affreux bruit des armes, Que le fer à la main je vis tant de soldats En foule en mon Palais précipiter leurs pas ; Il t'en doit souvenir [267], dans tes bras Ermilie Je demeuray long-temps immobile & sans vie [268], Scipion m'aperçût [269], son zele⁎ officieux Me prêta du secours, me fit ouvrir les yeux [270], A son air, à son port je connus⁎ ce grand homme, La terreur de Cartage & la gloire de Rome, Et sans qu'il eût besoin qu'on prononçât son nom, Son front majestueux découvrit Scipion, Depuis de mille soins⁎ je luy suis redevable ; Cependant aujourd'huy c'est luy seul qui m'accable, Il fait couler mes pleurs malgré tant de vertus⁎, Et sans luy je serois unie à Lucejus. ERMILIE. Madame pouvez-vous murmurer de sa chaîne ? Ce Heros vous regarde & traite en souveraine, Vôtre nom dans Zama seroit moins respecté, Vous estes dans son Camp en pleine liberté [271], Sans gardes, sans témoins, il met toute sa gloire A vous faire oublier cette triste⁎ victoire, Et si je m'en raporte à des regards plus doux, Le seul respect n'est pas tout ce qu'il sent pour vous [272]. ISPERIE. Helas ! trop attentive à mon destin⁎ funeste⁎, Je songe à mon Amant & néglige le reste, Tous les autres objets⁎ me touchent foiblement, Qu'un cœur est malheureux [273] d'aimer si tendrement ? Mais ce Prince m'oublie & j'en suis outragée⁎, Il n'y faut plus penser pour en estre vangée, Dans un lâche repos s'il est ensevely⁎, Il merite ma haine, ou plûtôt mon oubly ; Me laisser si long-temps languir⁎ dans l'esclavage ? Est-ce faute d'amour, ou faute de courage ? Tous deux également me donnent de l'effroy, S'il manque de courage est-il digne de moy ? Ce penser [274] contre luy me revolte, m'indigne, Et s'il manque d'amour en sera-t-il plus digne ? Mais que vois-je ? est-ce luy ? grands Dieux !… ### SCENE II. LUCEJUS, ISPERIE, ERMILIE, CELSUS [275]. LUCEJUS.         N'en doutez plus, Madame, & connoissez⁎ aujourd'huy Lucejus : Le fidele Celsus fut captif de mon pere, Il le renvoya libre, & j'en ay le salaire, C'est luy qui m'a conduit prés de vous en ces lieux, Je viens briser vos fers, ou mourir à vos yeux. [276] ISPERIE. Ciel ! qu'entens-je ? LUCEJUS.         Voila le sujet qui m'ameine, Mes soldats sont cachez dans la forest prochaine⁎, Jusqu'au prés de ce Camp nous sommes parvenus Par des lieux écartez, des chemins inconnus, Je n'ay pris avec moy que des troupes d'élite, Indibilis [277] m'attend, il en a la conduite, Avecque un Camp volant [278] Mandonius le suit, Nous devons attaquer ce quartier cette nuit ; Je n'ay fié [279] qu'à moy le soin⁎ de reconnoistre, En quel endroit du Camp vos tentes pouvoient être, Je le sçais à present [280], & j'en rends grace aux Dieux, Il faudra profiter & du temps & des lieux, Et si le Ciel répond à ce que je projete, Tout le Camp d'Annibal nous offre une retraite, Il n'est pas loin d'icy ; mais j'ay voulu sans luy Tenter ce grand effort⁎ que je fais aujourd'huy ; Je craignois qu'Annibal par sa lente prudence Ne servît mal ma flâme & mon impatience : Ainsi, sans differer… Madame, vous tremblez, Vos sens sont interdits⁎, vos esprits sont troublez, Vous ne répondez rien, & vous versez des larmes [281]. ISPERIE. Que je ressens pour vous de mortelles⁎ allarmes ? Qu'allez-vous entreprendre ? & qui peut m'assurer Du succés… LUCEJUS.         Oui, Madame, il faut tout esperer [282], A quiconque aime bien il n'est rien d'impossible [283], L'ardeur de vous servir doit me rendre invincible, Si le sort⁎ me trahit, ou si je meurs au moins, Madame, vos beaux yeux en seront les témoins, J'auray fait mon devoir s'il m'en coûte la vie, Du moins je la perdray pour sauver Isperie. ISPERIE. Et c'est ce que je crains, que pourez-vous, ah Dieux ? Vous allez attaquer un Camp victorieux, Vous perirez, Seigneur, & tout me le fait croire, Vous allez contre vous irriter⁎ la victoire, Je vous verray sanglant, & tout percé de coups, Tomber peut-être… LUCEJUS.         Helas ! que mon sort⁎ sera doux Si je puis… ISPERIE.         Non, Seigneur, gardez-vous d'entreprendre [284] Si je l'ay souhaité, je dois vous le défendre ; Loin de vous j'accusois vôtre trop [285] de lenteur, J'allois jusqu'à douter même de vôtre cœur⁎ : Pardonnez-moy, j'étois injuste, criminelle, De soupçonner ce cœur⁎ [286] genereux⁎ & fidelle : Mais enfin, grace au Ciel, je vous vois de retour, Et je retrouve en vous un Heros plein d'amour, C'est assez. LUCEJUS.         Non, Madame, il faut tantôt⁎ me suivre, Ou choisir de me voir dans peu cesser de vivre, Dissipez vos chagrins⁎, & n'ayez point d'effroy, Cette entreprise est digne & de vous & de moy. Hé quoy donc Scipion vous peut voir à toute heure, Vous le souffrez⁎ helas ! quand il faut que je meure, Il joüit [287] des momens qui m'estoient destinez, Je traîne loin de vous des jours infortunez, Vous le voyez souvent, pardonnez-moy, Madame, L'éclat de sa grandeur pouroit toucher une ame, Il a trop de vertus⁎, & mon transport jaloux [288]… ISPERIE. Il a tout le respect que j'attendrois de vous [289], Sa bonté, sa clemence, enlevent⁎ mon estime, Je ne m'en défens point puisqu'elle est legitime. Mais enfin Scipion n'est point vôtre rival, Il n'aime que la gloire, & ne hait qu'Annibal. LUCEJUS. Moy, je hay ce Romain dont vous portez la chaîne, Et pour luy mon estime est égale à ma haine ; Mais, Madame, songez qu'il fait tous nos malheurs, Vous devez le haïr, il vous coûte des pleurs, Il nous a séparez, & je suis à la gêne⁎, De vous voir dans son Camp encor porter sa chaîne [290]. Non, non, & cette nuit il en faudra sortir, Ou j'iray… ISPERIE.         Non, Seigneur, je n'y puis consentir, Annibal vient bien-tôt, attendons sa venüe, Aprenons le succés⁎ d'une telle entrevüe, Il va parler de paix, j'auray la liberté, Et nous serons tous deux compris dans le traité ; Peut-estre sans risquer une si chere vie Demain en liberté vous verrez Isperie, Ne précipitez rien, Seigneur, retirez-vous, Je tremble qu'en ces lieux quelqu'un ne vienne à nous ; Si vous tardez long-temps on peut vous y surprendre ; Sur tout, au nom des Dieux, avant que d'entreprendre, Si j'ay sur vôtre cœur de veritables droits, Je prétends⁎ vous parler une seconde fois ; Seigneur, suivez Celsus en qui je me confie⁎, Il poura dans sa tente assurer vôtre vie [291], Attendez quelque temps. LUCEJUS.         Madame j'obéis. Mais enfin, si vos vœux & les miens sont trahis, Vous partirez. ISPERIE.         Seigneur, je promets de vous suivre, Et même de mourir si vous cessez de vivre. (Il sort avec Celsus [292]) ### SCENE III. ISPERIE, ERMILIE [293]. ISPERIE. A present je respire ! il a rempli mes vœux, Cet Amant que je vois fidelle & genereux⁎, De tant de mouvemens⁎ dont j'avois l'ame atteinte, Il ne me reste plus que l'amour & la crainte ; Mais helas ! qu'elle est vive & sensible⁎ à mon cœur [294] ! Je sens mille transports de joye & de douleur, Il est digne de moy, je dois trop le connoître⁎ [295] ; Mais il va s'exposer, & perira peut-estre ; Que dis-je, son amour va tenter un effort⁎ Qui luy fera trouver Scipion & la mort ; Justes Dieux ! détournez ce funeste⁎ présage ! Inspirez Annibal pour la paix de Cartage ! C'est ma seule esperance en cette occasion, Et sur tout portez-y le cœur de Scipion : Il vient, que me veut-il ? ### SCENE IV. SCIPION, ISPERIE, ERMILIE. SCIPION.         Je vous cherchois, Madame ; Mais quel trouble nouveau frape & saisit vôtre ame ! Etonnée⁎, interdite⁎, à mon premier abord⁎, Je vois combien pour moy vous vous faites d'effort⁎. ISPERIE. Seigneur, ne croyez pas… SCIPION.         Ma presence vous gêne⁎, Et je seray toujours l'objet de vôtre haine, Je la merite peu cependant. ISPERIE.         Moy, Seigneur ? Vous haïr ? mon respect vous répond de mon cœur, Et j'ay pour vos vertus⁎ une si haute estime… SCIPION. Madame, vous croyez la haine legitime, La prise de Zama vous a coûté des pleurs, Du Prince vôtre Amant j'ay causé les malheurs, Et vous vous en plaignez du moins sans vous contraindre, Il est d'autres malheurs dont on n'ose se plaindre. ISPERIE. Seroit-il des malheurs comparables aux siens ? Tout prêts à nous unir [296] par les plus beaux liens, Ce jeune Prince helas ! attendoit la journée Qui devoit couronner un pompeux⁎ hymenée [297],  Pardonnez-moy, Seigneur, ce triste⁎ souvenir, De ma memoire encor je ne puis le bannir, C'est vous qui luy causez les malheurs de sa vie, Errant, infortuné, separé d'Isperie, Il nourit loin de moy d'inutiles regrets, Peut-estre ses tourmens⁎ ne finiront jamais ; Si vous aimiez, Seigneur, vous sçauriez par vous-même Dans quel afreux tourment⁎ est un cœur quand il aime [298], Et qu'il est separé de l'objet⁎ de ses vœux ? Helas ! qu'il est à plaindre ? & qu'il est malheureux ? Que son triste⁎ destin⁎… SCIPION.         Qu'il est digne d'envie ! Peut-on rien ajoûter au bonheur de sa vie ? Lucejus est choisi pour estre vôtre époux, Il vous aime, & de plus il est aimé de vous [299]. Mais ç'en est trop, il faut combattre dans vôtre ame, Et bannir pour jamais cette inutile flâme. ISPERIE. Moy ! Seigneur ? SCIPION.         Ouy, pour vous Rome a d'autres desseins, Et puisqu'il est enfin ennemy des Romains Cet Amant, qu'il combat contre la Republique, Tout s'opose à ses vœux, raison, & politique, Pouroit-elle souffrir⁎ qu'il devînt vôtre époux ? Et d'ailleurs [300] cet hymen est indigne de vous. ISPERIE. Lucejus est né Prince. SCIPION.         Et fust-il Roy, Madame, Il ne merite point une si belle flâme ; [301] Que vous connoissez peu le prix de vôtre cœur ? Vous ignorez encor jusqu'à quel point d'honneur… [302] Non, à vôtre merite il n'est rien qui réponde, Il est trop au dessus de tous les Rois du monde, Et pour mieux soûtenir l'honneur de vôtre choix, Il faut un des vainqueurs, un des maistres des Rois, En un mot, un Romain [303]. ISPERIE.         La grandeur, la fortune⁎ Peut [304] faire impression sur une ame commune ; Mais quoy ! tout son éclat mis dans son plus beau jour N'ébloüit point un cœur éclairé par l'amour [305]. SCIPION. Quoy ? vous pouriez, Madame ?… ISPERIE.         Eh ! Seigneur, que m'importe Que ces vainqueurs des Rois… Mais helas ! je m'emporte, Je dois les respecter, & je suis dans leurs fers ; Qu'à leur gré les Romains gouvernent l'Univers, Tout doit fléchir sous eux ? Mais encor à quels titres Veulent-ils de nos cœurs devenir les arbitres [306] ? SCIPION. Il faut justifier⁎, Madame, leurs desseins, Et vous apprendre icy l'interest des Romains ; Pour rendre sa puissance & sa gloire affermie, Rome ne peut souffrir⁎ d'alliance ennemie, Syphax, ce Roy superbe⁎ a payé cherement La fatale⁎ douceur d'un tel engagement : Il estoit nôtre amy ; mais de dangereux charmes⁎ Luy firent contre nous soudain prendre les armes, Sophonisbe luy plut, il devint son époux, (Madame, elle estoit belle, & moins belle que vous) La fille d'Asdrubal a donc sçû le détruire, Et vient de luy coûter la vie avec l'Empire [307] ; D'un Chef Cartaginois, du fameux Hyerbal [308] Isperie est la fille, & niéce d'Annibal, Plus charmante⁎ cent fois, plus redoutable encore, Et Rome souffriroit⁎ quand Lucejus l'adore⁎, Qu'il unît à Cartage avec de tels liens Tout le peuple nombreux des Celtiberiens ; Si Sophonisbe seule a coûté trois batailles [309], Combien coûteriez-vous de sang, de funerailles ? Vous pouriez soûlever vingt Rois nos ennemis, Unir Mandonius avecque Indibilis [310], Et suscitant à Rome une éternelle guerre, Vos yeux pouroient contr'elle armer toute la terre. ISPERIE. Mais si la paix, Seigneur, par de plus doux projets Pouvoit unir un jour… SCIPION.         Madame, point de paix, Point d'accord, c'est envain en former l'esperance, Il faut de Rome, il faut poursuivre la vangeance, On me l'a confiée, & j'en dois prendre soin⁎, Et si j'en crois mon cœur⁎ je la porteray loin, Madame, vous pleurez. ISPERIE.         Il faut bien que je pleure, Puisque par cet Arrest vous voulez que je meure [311] ; Vous serez satisfait, cet ordre rigoureux Dans peu fera perir deux Amans malheureux, Nous avions dans la paix encor quelque esperance, Mais vous voulez de Rome achever la vangeance. Achevez-la, Seigneur, mais du moins le trépas, Au defaut de [312] la paix ne nous manquera pas. ### SCENE V. SCIPION. (seul) Et le sort⁎, juste Ciel ! & les yeux pleins de larmes Attendrissent mon cœur, & m'arrachent les armes,  Je suis prêt d'oublier ma gloire, mes projets, Et presqu'en ce moment je consens à la paix ; Ouy, puisqu'elle le veut, il faut finir la guerre, En rendre un plein repos, un plein calme à la terre ; Mais quel triste⁎ penser [313] me frape en ce moment ? Elle ne veut la paix que pour voir son Amant, Que pour combler ses vœux d'un heureux hymenée, Et j'en avancerois la fatale⁎ journée ? C'est donc pour Lucejus qu'elle aspire à la paix [314] : Qu'elle l'aime grand Dieux ! grands Dieux que je le hais [315] ? Mais pourquoy son nom seul me fait-il de la peine ? D'où vient que Lucejus est l'objet de ma haine ? D'où vient que contre luy je me trouve animé⁎ ? Dieux ! par quelles raisons ? Lucejus est aimé ? Les voilà ces raisons ? & mon ame saisie… Ah ! je te reconnois affreuse jalousie, Tu viens porter la haine & le trouble en mon cœur, Et tu me fais sentir que l'amour est vainqueur, Dans quel temps ? dans le temps qu'Annibal va paroître, Et que de mes transports je dois estre le maître, Je pousse des soûpirs, je m'égare, ah du moins De mes égaremens je n'ay point de témoins [316], Mais dois-je succomber au panchant qui m'entraîne [317] ? Punissons Isperie en voyant Erixene, Méprisons ses attraits [318], & peut-être en ce jour Qu'Erixene sçaura détruire cet amour [319] : Je veux rendre un hommage éclatant à ses charmes⁎, Abandonnons des yeux toujours noyez de larmes, Tout le veut, la raison, la gloire, l'équité, Il faut par d'autres fers me mettre en liberté. Fin du second Acte. ## ACTE III. ### SCENE PREMIERE. ERIXENE, BARCÉ. BARCÉ. Tandis que Scipion fait ranger son armée, Que pour en soûtenir l'éclat, la renommée, Il en veut étaler la pompe⁎ à son rival, (Spectacle digne enfin des regards d'Annibal) En attendant qu'icy nous le voyons [320] paroître, De grace, aprenez-moy si ce superbe⁎ maître, Ce fameux Scipion qui marchoit sur vos pas A rendu les respects qu'il doit à vos apas⁎ ; Ouy, son front desarmé de la fierté⁎ Romaine Sembloit le préparer à porter vôtre chaîne ; Loin de vous par respect je n'ay pas entendu Assez distinctement cet homage rendu : Mais helas ! je vous vois les yeux [321] pleins de tristesse⁎, A cacher vos chagrins⁎ vous mettez vôtre adresse, Vous ne répondez rien, vous devorez vos pleurs, Madame, & ce silence… ERIXENE.         Aprens tous mes malheurs, Barcé, puisque tu veux que je t'en rende conte [322], Aprens ma passion, ma douleur, & ma honte ; Que les yeux d'une Amante helas ! sont clairvoyans ? J'ay vû de Scipion les feux les plus ardans, Il m'est venu trouver pour m'en faire un homage, Mais que son cœur ah Dieux ! démentoit son langage ? A son discours confus, son air embarassé, J'ay vû qu'il me rendoit un homage forcé ; Au nom de Lucejus toute sa jalousie Me l'a fait voir remply des charmes⁎ d'Isperie, Il la cherchoit encore en voulant me parler, Il découvroit un feu qu'il tâchoit de celer, Et son aveu [323] pour moy d'une flâme fatale⁎ M'a fait voir seulement qu'il aimoit ma rivale [324]. BARCÉ. Que dites-vous ? ah Ciel ! ERIXENE.         Tout ce que j'ay trop vû, Ce que mon triste⁎ cœur avoit déjà prévû, Ouy, j'ay de mes malheurs l'affreuse certitude, Et n'ay plus la douceur de mon inquietude ; Ce n'est pas qu'il n'ait fait d'inutiles effors Pour s'arracher luy-même à ses premiers transports : Je voyois qu'il tâchoit de me rendre les armes, Qu'il vouloit tout entier se livrer à mes charmes⁎, Qu'il combattoit en vain contre un cœur mutiné Qui suivoit malgré luy son panchant obstiné : En parlant d'Isperie un dédain legitime Affectoit un mépris qui marquoit son estime, Il vouloit à mes yeux rabaisser ses attraits, Mais les siens [325] me sembloient égarez & distraits : Il nommoit Isperie, il nommoit Erixene, Il montroit de l'amour, il marquoit de la haine, Il s'efforçoit Barcé d'aimer & de haïr, Et son cœur en suspens refusoit d'obéïr [326]. BARCÉ. Mais, Madame, après tout s'il adore⁎ Isperie, Son ame d'un tel feu doit estre assez punie, Elle aime Lucejus, & leurs cœurs embrasez Puniront Scipion de vos feux méprisez, Sa tendresse… ERIXENE.         Et pourquoy sans dessein de luy plaire Me ravit-elle un cœur à ses vœux si contraire ? Ou pourquoy ce Heros s'est-il laissé charmer⁎ D'un objet⁎ qui ne peut & ne doit pas l'aimer ? Quand il voit aujourd'huy la superbe⁎ Erixene Soûpirer, & courir au devant de sa chaîne : Isperie est aimée ? ah jalouse fureur [327] ! De mon cruel destin⁎ vois-tu toute l'horreur ? Il faut pour me vanger d'une ardeur si fatale⁎ Qu'il en coûte des pleurs, du sang à ma rivale, Et mon cœur irrité⁎ sera plus satisfait Si je puis la punir du vol qu'elle m'a fait : Mais pourquoy la punir d'un crime involontaire ? C'est sans doute⁎ à regret qu'elle a trop sçû luy plaire, Pourois-je l'accabler de mon inimitié Quand son sort⁎ & le mien sont dignes de pitié : On l'adore⁎, & sa flâme est ailleurs allumée, Et moy, j'aime un ingrat [328] sans espoir d'estre aimée. BARCÉ. Que vôtre cœur si fier⁎ rappelle sa raison, Madame, soûtenez l'éclat de vôtre nom. ### SCENE II. LEPIDE, ERIXENE, BARCÉ. LEPIDE. Annibal dans ces lieux à l'instant va se rendre, Scipion suit mes pas, Madame, & vient l'attendre, J'ay dû vous avertir [329]… ERIXENE.         Lepide, c'est assez. Barcé, retirons-nous. ### SCENE III. SCIPION, LEPIDE. SCIPION.         Mes desirs empressez Seront bien-tôt remplis, & suivant mon attente Je vais voir Annibal, Lepide, en cette tente : J'ay pour le recevoir fait ranger mes soldats, Sextus va par mon ordre au devant de ses pas, Je rends tous les honneurs qu'on doit à ce grand homme, Et je vais soûtenir les interêts de Rome : Il faut reprendre icy toute ma fermeté, Oublier les transports de mon cœur agité, J'en ay rougy cent fois, & j'y fus trop sensible⁎, A l'aspect⁎ d'Annibal je dois estre inflexible, Et je veux aujourd'huy plein d'une noble ardeur, Malgré ma passion luy découvrir le cœur⁎ D'un Romain, d'un Consul [330], de qui la politique Ne songe qu'à sa gloire & qu'à la Republique. LEPIDE. Sur vous de l'Univers vous attachez les yeux [331], Seigneur, & vos succés vous font des envieux, Qui ne peuvent souffrir⁎ sans quelque jalousie Le cours trop éclatant de vôtre illustre vie : Je n'ose qu'à regret en prononcer le nom, Mais j'y compte, Seigneur, Fabius & Caton [332], Qui souvent contre vous animez d'un faux zele⁎ Fatiguent le Senat d'une plainte éternelle. SCIPION. Je le sçais trop, Lepide, & toujours Fabius A tenté contre moy des efforts⁎ superflus⁎, Il vouloit empêcher mon voyage en Affrique, Mais c'est l'esprit jaloux de chaque Republique, Qui craint ses citoyens dés qu'ils sont trop fameux, La vertu⁎ des Heros est un crime chez eux [333], Et lorsqu'on s'agrandit avec trop de courage L'éclat des Conquerans leur donne de l'ombrage : Caton & Fabius en ont conçû pour moy, Et peut-estre en secret jaloux de mon employ [334], A me nuire au Senat l'un & l'autre s'aplique [335], Mais il faut terminer cette guerre d'Affrique, C'est à moy de remplir⁎ la gloire de mon sort⁎, Je n'écoûteray rien si l'on parle d'accord [336], Il faut que par mon bras Cartage soit punie, Il faut vaincre Annibal & la guerre est finie,  Il vient, que son abord⁎ inspire de respect, (Aux gardes) [337] Allez [338]. ### SCENE IV. ANNIBAL, SCIPION, AURILCAR, LEPIDE, Gardes. ANNIBAL. (regarde quelque temps Scipion sans parler) [339]         Si j'ay paru surpris à vôtre aspect⁎, Et si quelques momens j'ay gardé le silence, Seigneur, accusez-en vôtre auguste presence ; On ne peut regarder sans admiration L'éclat, la majesté du fameux Scipion, Et mon étonnement⁎ est qu'en un si jeune âge, Vous ayez fait trembler Annibal pour Cartage : (Il s'assiet) [340] Ouy, Seigneur, je l'avouë, aprenant vos exploits Pour elle j'ay pâly pour la premiere fois ; J'ay quitté l'Italie encor toute fumante, Et dont pendant seize ans mon nom fut l'épouvante [341] ; J'avois compté pour peu tant de fiers⁎ Generaux Qui furent si long-temps mes trop foibles rivaux, Et les jours de Trebie, & ceux de Thrasymene [342], Qui me firent raison [343] de la fierté⁎ Romaine, M'avoient accoûtumé d'en être le vainqueur;  Tant de prosperitez devoient m'enfler le cœur⁎ [344], Mais, Seigneur, vous venez d'un courage heroïque Délivrer l'Italie en attaquant l'Affrique [345], Sans m'avoir combatu je vois avec regret Que vôtre bras détruit ce que le mien a fait : Mon retour en ces lieux est vôtre grand ouvrage, Vous avez sauvé Rome allant droit à Cartage, Et pour elle aujourd'huy par de justes projets Vous voyez Annibal vous demander la paix [346]. SCIPION. Je ne m'attendois pas qu'un si grand Capitaine Vînt icy desarmé de colere & de haine, Qu'Annibal si long-temps couronné de lauriers, Le modelle & l'effroy des plus fameux Guerriers, Nourry presque toujours au sein de la victoire, Pût rallentir⁎ en luy le desir de la gloire, Et qu'un Heros illustre après tant de hauts faits Pût jamais se resoudre à demander la paix. ANNIBAL. Je le veux, je le dois : la fortune⁎ éclatante Qui fut assez long-temps pour moy ferme & constante, Ne m'a point ébloüy ; ses inégalitez M'ont fait voir quelquefois ses infidelitez, Et bien qu'elle ait paru s'attacher à mes traces [347], Ses faveurs m'ont instruit bien moins que ses disgraces [348]. Pour vous, Seigneur, je crains qu'un éternel bonheur Du dessein de la paix n'éloigne vôtre cœur [349], Jusqu'icy la fortune⁎ à vos vœux fut fidelle, Vous n'avez point encor esté trompé par elle, Commandant dans un âge où l'on doit obéïr [350], Mille & mille succés ont dû vous ébloüir ? La vertu⁎, la valeur vous fut [351] hereditaire, Vous vangeâtes d'abord vôtre oncle & vôtre pere, (Illustres monumens⁎ de vôtre pieté) Cette même valeur avec rapidité Arracha de nos mains, reconquit les Espagnes [352], L'Affrique à vôtre bras a coûté deux campagnes [353], Je viens d'y voir perir deux freres genereux⁎ [354], Qui rehaussent l'éclat de vos exploits heureux : Vous avez de Syphax conquis le vaste Empire [355], L'Univers étonné⁎ vous craint & vous admire, Mais dans ce haut degré de gloire & de splendeur Scipion, redoutez vôtre propre grandeur, La fortune⁎ est volage, il ne faut qu'un caprice, Un seul jour, un instant nous meine au précipice [356], Le sort⁎ de Regulus effraya l'Univers, Du plus haut point de gloire il tomba dans nos fers, Et n'eût pas éprouvé tant d'affreuses miseres S'il eût donné la paix que demandoient nos peres [357] : Le sort⁎ d'une bataille est toujours incertain [358], Mais celuy de la paix est tout en vôtre main, Pour Scipion, pour Rome étant pleine de gloire, Elle aura plus d'éclat pour vous qu'une victoire : Pour Cartage, j'avouë avec sincerité Qu'elle aura moins d'honneur & plus d'utilité [359] : Mais j'aime mieux encor pour la cause commune Suivre icy la raison que l'aveugle fortune⁎ [360] ; Souffrez⁎ donc que j'en vienne aux termes d'un accord, Dont les conditions regleront nôtre sort⁎, Et si nous vous cedons tous nos droits sur l'Espagne, Vous quittant la Sicile ainsi que la Sardaigne, Si nous abandonnons tant de païs conquis, Qui furent de la guerre & la cause, & le prix [361], Si nous nous resserrons en d'étroites limites, Qui par l'ordre des Dieux nous vont être prescrites [362], Pourons-nous à la fin obtenir une paix Qui va presque nous mettre au rang de vos sujets ? Mais je lis dans vos yeux qu'après tant de batailles Vous voulez de Cartage attaquer les murailles, C'est là vôtre dessein, je le vois, & je viens Ménager un accord pour mes concitoyens ; Jusqu'à vous en prier je fléchis mon courage, Mais j'immole ma gloire au salut de Cartage, Et je croy faire plus pour l'eclat de mon nom Que si j'avois soûmis & Rome, & Scipion. SCIPION. Souffrez⁎ que je démesle avant que de répondre De pressants interêts qu'on ne doit pas confondre, Et je dois balancer avecque un soin⁎ égal Le mien, celuy de Rome, & celuy d'Annibal ; Pour le vôtre, Seigneur, je souffrirois⁎ sans peine Que Rome par la paix pût éteindre sa haine ; Je connois⁎ vos vertus⁎, j'admire vos exploits [363], Mais pour ma gloire [364] il faut vous combattre une fois : Si Fabius acquit une immortelle gloire D'éviter Annibal, & de fuïr la victoire [365], Si Rome l'aplaudit de n'estre pas vaincu, En triomphant de vous quelle gloire eut-il eu ? [366] Je n'ose m'en flater⁎, je serois temeraire, Mais du moins, il est beau de tenter de le faire, D'essayer de vous mettre au nombre des vaincus, Et d'aller aujourd'huy plus loin que Fabius. ANNIBAL. Peut-être ferez-vous un effort⁎ inutile ? Scipion, le chemin en sera difficile, Je le rendray penible⁎, & sans doute⁎ fatal⁎ A quiconque voudra triompher d'Annibal. SCIPION. Et c'est là ce qui doit en rehausser la gloire. ANNIBAL. J'ay bien prévû, Seigneur, qu'ardant à la victoire Vous pouriez dédaigner celle de Fabius, Mais regardez le sort⁎ du fier⁎ Minutius ; Ce Chef impetueux par un esprit contraire [367], Emporté d'une ardeur boüillante & temeraire Accusoit Fabius de crainte & de lenteur, J'eus bien-tôt rallenty⁎ son inutile ardeur, Quand le prudent Consul m'évitant par sagesse, Avec cette lenteur fatigua mon adresse, Et toujours devant moy ce grand homme ployant [368], Rétablit sa patrie & sçût vaincre en fuyant [369]. SCIPION. Je m'accommode peu de pareille victoire, Et laisse à Fabius sa lenteur & sa gloire, Rome qui veut de moy de plus puissants efforts⁎, Est dans un autre état qu'elle n'étoit alors [370] ; Mais Cartage, Seigneur, & perfide, & cruelle Est indigne après tout que vous parliez pour elle [371] ; Nos Alliez par elle [372] indignement traitez, Croyant estre à l'abry sur la foy⁎ des traitez [373], Ont senty les premiers toute sa perfidie, Vos combats trop heureux l'ont depuis enhardie, Les Mammertins vaincus, les Sagontins défaits [374], L'Italie embrasée après tant de succés, Nos Consuls terrassez, Rome presque assiegée [375], Tout cela veut que Rome à la fin soit vangée. ANNIBAL. Vous ferez plus pour elle en accordant la paix, La victoire toujours ne suit pas nos souhaits [376] ; De plus, considerez qu'en l'état où nous sommes, Je me vois à la tête encor de cent mille hommes [377], Que je fais avancer & camper à vos yeux, Nous combatrons, le reste est en la main des Dieux : Elle sçaura regler vôtre sort⁎ & le nôtre, Mais songez que la paix est encor en la vôtre [378]. (Ils se levent tous deux) [379] J'ay négligé, Seigneur, de vous parler d'abord D'un lien qui pouroit cimenter un accord ; Jusqu'icy vous n'avez aucun nœud qui vous lie : Si ma Niéce, Seigneur, si l'heureuse Isperie A ce suprême honneur meritoit d'aspirer… Mais le cœur d'un Romain ne sçait pas soûpirer, Et le vôtre trop fier⁎ & trop inexorable… SCIPION. Je respecte Isperie, elle est toute adorable⁎, Elle pouroit fléchir le plus superbe⁎ cœur, Mais pour la meriter il faut être vainqueur, Et ce seroit pour moy le comble de la gloire, Que l'hymen d'Isperie après une victoire, Je ne m'en défens point, j'adore⁎ ses vertus⁎,  Cependant vous l'avez promise à Lucejus, Et vôtre foy⁎ Seigneur… ANNIBAL.         Cette promesse est vaine, Ce lien est rompu par sa nouvelle chaîne, Elle est vôtre captive, & ne peut être à luy, Et pouroit être à vous, Seigneur, dés aujourd'huy. SCIPION. (à part) Dieux ! [380] ANNIBAL.         Heureux ! si mon sang avoit cet avantage De cimenter la paix que demande Cartage, Je réponds d'Isperie, elle y doit consentir, J'attens vôtre réponse avant que de partir, En l'attendant souffrez⁎ que je parle à ma Niéce. SCIPION. Seigneur, vous le pouvez. ### SCENE V. SCIPION. *(seul)* [381]         Connoît⁎-il ma tendresse ? Ah Ciel ! que m'a-t-il dit ! il prévient⁎ mon ardeur, A-t-il lû dans mes yeux le secret de mon cœur ? Lorsque je veux éteindre une servile flâme, Il vient la rallumer dans le fond de mon ame ? Il me donne Isperie ? ah ! quel saisissement Vient de fraper mon cœur dans ce fatal⁎ moment ? Ayant mal dans mon Camp déguisé ma tendresse, Il est par Aurilcar instruit de ma foiblesse [382], Et ce grand politique autant que grand guerrier M'a sans doute⁎ gardé ce trait pour le dernier [383] ; Mais pourquoy refuser l'accord qu'il me demande ? Qui s'opose à mes vœux ? qu'est-ce que j'aprehende ? Quoy pour Rome la paix est-elle à dédaigner ? Que de pleurs , [384] que de sang nous pouvons épargner ! Le Senat m'a remis une pleine puissance De faire les Traitez de paix & d'alliance, Et ménageant sa gloire avec ses interêts, Rome sçaura souscrire à tout ce que je fais. A Cartage d'ailleurs cette paix est honteuse, A Rome elle ne peut être que glorieuse, Annibal a fléchy, son orgueil a plié, Et par là n'est-il pas assez humilié ? Que faire cependant en ce desordre extrême ? [385] Dois-je accorder la paix & m'oublier moy-même ? Dieux ! soûtenez ma gloire, & versez dans mon sein Un conseil salutaire à l'Empire⁎ Romain. Fin du troisiéme Acte. ## ACTE IV. ### SCENE PREMIERE. ISPERIE, ERMILIE. ERMILIE. Ouy, Madame, Annibal par l'éclat de vos charmes⁎ Du fameux Scipion a suspendu les armes ; On dit qu'il a d'abord rejetté fierement⁎ Jusqu'au moindre projet d'un accomodement, Mais qu'à la fin quittant son superbe⁎ langage, De Rome il a connu⁎ la gloire, l'avantage ; Qu'il a vû que la paix qu'il tenoit en sa main [386] Etoit avantageuse à l'Empire⁎ Romain, Qu'il pouvoit accorder l'amour, la politique, Et suivant son panchant servir sa Republique ; Vos yeux ont captivé cet illustre Vainqueur [387].  ISPERIE. Annibal veut qu'il soit le maître de mon cœur. Justes Dieux ! de la paix je seray la victime, Ou si je la refuse il va m'en faire un crime, Il va parler en maître, Aurilcar a voulu Déjà me preparer à cet ordre absolu ; Je ne le vois que trop, sa fiere⁎ politique Veut me sacrifier au repos de l'Affrique ; Que fera Lucejus helas ! contre Annibal, Lorsque dans Scipion il rencontre un rival, Ce Prince infortuné, dont j'expose la vie [388], Il va venir, ah Dieux, que luy dire Ermilie ? Mais toy-même, va, cours au devant de ses pas, Va dire à Lucejus qu'il ne paroisse pas, Qu'il parte de ce Camp, qu'il m'évite, qu'il fuye Les regards d'Annibal & les yeux d'Isperie, Que c'est moy qui l'ordonne, & qu'enfin je prétens⁎ Qu'il m'obéïsse… Ah Ciel ! il vient, il n'est plus temps. ### SCENE II. LUCEJUS, ISPERIE, ERMILIE. LUCEJUS. He bien, aprenez-moy quelle est ma destinée ? Madame, est-elle heureuse ? est-elle infortunée ? Que j'ay souffert, grands Dieux ! attendant ce moment, [389] Mais qu'a-t-on resolu ? quel accommodement ? Quel accord Annibal a-t-il fait ?… ISPERIE.         Ciel ! je tremble! Partez, Seigneur, je crains qu'il ne nous voye ensemble [390], Sçavez-vous quels perils vous courez en ces lieux ? Pour la derniere fois recevez mes adieux. LUCEJUS. Je ne partiray point, & de grace, Madame Parlez, expliquez-moy le trouble de vôtre ame. ISPERIE. On veut que de la paix je sois le nœud fatal⁎, C'est vous en dire assez. LUCEJUS.         Hé quoy donc Annibal… ISPERIE. Me donne à Scipion. LUCEJUS.         Barbare politique [391] ? Malgré tant de sermens voilà la foy⁎ punique ! Je m'en étois douté ; quoy ? malgré vôtre foy⁎, L'aveu⁎ d'un pere helas ! qui vous donnoit à moy, Le crüel vous engage en une autre alliance, Je veux le voir, je veux courir à la vangeance, Laissez-moy luy parler & j'y vais… ISPERIE.         Arrestez, Aprenez les malheurs que vous vous aprestez ; Fuyez, Seigneur, fuyez de ce Camp redoutable, Où vous venez chercher un destin⁎ déplorable⁎, Vous n'y pouvez trouver que la mort ou les fers. LUCEJUS. Et qu'ai-je à ménager encor si je vous perds ? Annibal, Scipion, je cherche l'un, ou l'autre, Je veux percer un cœur qui m'arrache le vôtre ; Encor pour Scipion, s'il vous aime aujourd'huy, Madame, en vous voyant qui feroit moins que luy, Je dois luy pardonner une tendresse extrême, Il n'a pû l'éviter, j'en juge par moy-même, Vos yeux me répondoient qu'il seroit mon rival [392], Mais je dois me vanger du perfide Annibal [393], C'est sur luy… ISPERIE.         Moderez cette vaine colere, Attendez tout de moy quand tout vous est contraire⁎ : Je ne rompray jamais le serment solemnel Que m'impose un lien qui doit être éternel, Ny Scipion, ny Rome, & toute sa puissance N'obtiendront point [394] de moy de lâche obéïssance, Je réponds de mon cœur, répondez-moy de vous, Mais de grace évitez Annibal en couroux,  Partez, car je fremis, & tout mon sang se glace Dans un si grand peril de vous voir tant d'audace ; Si vous m'aimez, Seigneur, partez au nom des Dieux, Sauvez-vous au plûtôt [395] de ces funestes⁎ lieux, Mais n'entreprenez rien pour la triste⁎ Isperie,  Pour le prix de sa foy⁎ conservez vôtre vie, Peut-être Scipion quoyque vôtre rival, Sera bien moins pour vous à craindre qu'Annibal, Il va venir, Seigneur, évitez sa colere. LUCEJUS. Et je demeurerois tranquille pour vous plaire ? J'attaqueray ce Camp, Madame, avant la nuit, Quand une mort certaine en deviendroit le fruit [396] ; Permettez seulement si les Dieux me secondent, Si d'un heureux succés⁎ à mes vœux ils répondent, Si je puis penetrer jusqu'à vous dans ces lieux, Que mon bras vous arrache à ce Camp odieux, Madame, ou si le sort⁎ trahit mon entreprise, Conservez-moy la foy⁎ que vous m'avez promise, Honorez de vos pleurs un Amant, un époux, Et si je meurs, du moins, songez que c'est pour vous ; Adieu, Madame. ### SCENE III. ISPERIE, ERMILIE. ISPERIE.         Helas ! que va-t-il entreprendre ? Il va perir, c'est tout ce que j'en dois attendre ? Détournez ce malheur, guidez ses pas, grands Dieux ! Donnez à cet Amant un destin plus heureux, Qu'il regagne son Camp, & qu'enfin il revienne Soûtenir dignement & sa gloire & la mienne ? Dieux ! Annibal paroît… ### SCENE IV. ANNIBAL, ISPERIE, ERMILIE. ISPERIE.         J'embrasse vos genoux, Seigneur, que vos bontez… ANNIBAL.         Madame, levez-vous. ISPERIE. Seigneur, si vous usez par un ordre severe Du pouvoir que sur moy vous a donné mon pere, Qu'Hyerbal en mourant remit à vôtre foy⁎, Si vous n'avez pitié du trouble où je me voy, Et si vous violez une sainte promesse, Sur qui mon cœur soûmis a reglé sa tendresse… ANNIBAL. Non, ne m'oposez point de frivolles ardeurs, L'amour ne regle pas le destin des grands cœurs, Il le faut immoler au bien de la patrie [397], Et songez que Cartage aujourd'huy vous en prie. ISPERIE. Et pourquoy cette paix, Seigneur, n'avez-vous pas Cent mille hommes encor dont les cœurs⁎ & les bras… ANNIBAL. Oüy, je me vois encore une nombreuse Armée, Mais Dieux ! elle n'est plus à vaincre acoûtumée [398], Madame, je n'ay plus d'intrepides soldats, Leurs cœurs⁎ sont affoiblis aussi bien que leurs bras, Fatalles⁎ voluptez, délices de Capoüe ! [399] Vous nous coûtâtes cher, il est vray, je l'avoüe, Nous avions triomphé dans les adversitez, Et nous fûmes vaincus par les prosperitez, Et ce repos des miens molissant⁎ le courage, Capoüe a sauvé Rome & menace Cartage [400]. ISPERIE. Si le cœur⁎ des soldats au vôtre est inégal, Ils retrouvent en vous le même General ; Seigneur, vôtre valeur & vôtre renommée… ANNIBAL. Qu'on me fasse trouver aussi la même Armée ? Annibal répondant de semblables succés⁎ Ne seroit pas reduit à demander la paix ; Mais il me reste peu de troupes aguerries [401], Dans le sein du repos celles-cy sont nouries, J'ay Scipion en tête avec trop de vertus⁎, Et je n'ay plus à faire à des Flaminius [402]. Madame, à cet aveu j'ay bien voulu descendre, Pour marquer l'interest que vous y devez prendre ; Il faut donc en ce jour épouser ce Heros, Pour rendre aux Africains la gloire & le repos,  Il faut que de la paix vous soyez un seur gage, Vôtre hymen va sauver & l'Afrique & Cartage, Quel triomphe pour [403] vous en vous laissant fléchir ? Ce n'est plus moy, c'est vous qui pouvez l'affranchir. ISPERIE. Moy, Seigneur ? ANNIBAL.         N'ai-je pas sacrifié ma gloire ? J'ay demandé la paix, ah Ciel ! qui l'eût pu croire ? Madame, & cet effort⁎ a cent fois plus coûté A l'orgueil d'Annibal, à toute sa fierté⁎, Qu'il n'en poura jamais coûter à vôtre flâme, J'en ay donné l'exemple, imitez-moy, Madame, Il faut sacrifier vos feux à vôtre tour. ISPERIE. J'immoleray ma vie & non pas mon amour, A la perdre, Seigneur, me voilà toute prête, Ordonnez de mon sort⁎, disposez de ma tête, Je l'immole à Cartage, & ne puis rien de plus ; Mais je conserveray mon cœur à Lucejus. [404] ANNIBAL. A Lucejus ? ah Ciel ! quand Scipion vous aime, Ce Heros revêtu d'une gloire suprême, Se peut-il que le Chef des Celtiberiens Ose luy disputer l'honneur de vos liens [405] ? Et lorsque vous voyez dans vos fers ce grand homme Qui va mettre à vos pieds la puissance de Rome, En vous faisant un sort⁎ qui soit digne de vous, Songez-vous que l'honneur en rejaillit sur nous : Ah ma Niéce ! pour vous croyez-en ma tendresse, Icy pour vôtre gloire Annibal s'interesse⁎, Secondez aujourd'huy de si justes desseins, Et prenez pour époux le plus grand des Romains. ISPERIE. Me faisant souvenir que je suis vôtre Niéce, A soûtenir ce nom ma gloire s'interesse⁎, Je suis Cartaginoise, & fille d'Hyerbal, Et pour dire encor plus la Niéce d'Annibal [406] ; Seigneur, j'ose ajoûter que je suis Africaine, Et que mon cœur dédaigne enfin d'estre Romaine. ANNIBAL. Je voy que c'est en vain employer la douceur Pour fléchir ou pour vaincre un si superbe⁎ cœur [407] ; Mais il faut étouffer cette vaine tendresse, Je ne dis plus qu'un mot, Madame, & je vous laisse [408]. Tournez vers Scipion vôtre cœur & vos vœux, Vous l'allez voir ; sur tout songez que je le veux. (Il sort.) ### SCENE V. ISPERIE, ERMILIE [409]. ISPERIE. Cruel ? à Lucejus mon cœur sera fidelle, Et je seray toujours à cet ordre rebelle, Il faut dans ces momens par un noble couroux, Montrer que nôtre cœur ne dépend que de nous, J'aperçois Scipion, armons-nous de courage, Et soûtenons le nom, la gloire de Cartage. ### SCENE VI. SCIPION, ISPERIE, ERMILIE. SCIPION. On veut que vous soyez le gage d'une paix, Qui sans doute⁎ n'est pas conforme à vos souhaits ; Mais, Madame, aujourd'huy je croirois faire un crime De souffrir⁎ qu'Annibal vous en fist la victime ; J'honore vos vertus⁎, j'adore⁎ vos apas⁎, Mais sans contraindre un cœur s'il ne se donne pas, Loin d'en être tyran j'en abhorre le titre, De vôtre sort⁎, du mien, je vous laisse l'arbitre, Vous avez ou la paix, ou la guerre en vos mains, Le destin de l'Afrique & celuy des Romains. ISPERIE. Que dites-vous, Seigneur ? ah Ciel ! pourois-je croire [410] Qu'un cœur tel que le mien meritât tant de gloire, Que le sort⁎ de l'Afrique & celuy des Romains Fust par vous aujourd'huy remis entre mes mains ? Lorsque du mien, Seigneur, je ne suis plus maîtresse, Qu'engagée à tenir une sainte promesse… SCIPION. Je vois trop… ### SCENE VII. SEXTUS, LEPIDE, SCIPION, ISPERIE, ERMILIE. SEXTUS.         Pardonnez si je vous interromps, Seigneur, de Lucejus on voit les escadrons, J'ay dû vous avertir [411] qu'il paroît à leur tête, Et que vers nôtre Camp à marcher il s'aprête, Qu'avec ses étendarts on voit ceux des deux Rois [412]. ISPERIE. (à part) Ah ! je respire enfin pour la premiere fois [413]. SCIPION. C'en est assez, Sextus, allez les reconnoître [414], J'attens vôtre retour [415]. Lucejus va paroître, Madame, & je vois bien que pour vos interêts Nous aurons un combat, & non pas une paix ; Sans doute⁎ que ce Prince avance & vient lui-même Pour rejoindre Annibal… Dieux ! quel desordre extrême ? Vous en étiez instruite, il vient vous secourir ; Mais je vais le combattre & veux vous conquerir, Je vois par la frayeur dont vôtre ame est atteinte [416]… ISPERIE. Non, Seigneur, je commence à dissiper ma crainte, Malgré tous mes malheurs je reprends quelque espoir, S'il vient me secourir il remplit son devoir. ### SCENE VIII. SCIPION, LEPIDE. SCIPION. Il remplit son devoir ? [417] Ah ! quelle confiance ! [418] Son Amant luy redonne une fiere⁎ assurance, [419] Elle s'en promet tout. Vos vœux trop empressez N'en sont pas, Isperie, encore où vous pensez , [420] J'y mettray quelque obstacle, & ce ferme courage… Ah ! je sens redoubler & ma haine, & ma rage, Il faut combattre, il faut rompre ce nœud fatal⁎ ; Ce Prince étoit sans doute⁎ attendu d'Annibal, Sous pretexte de paix, ce Chef adroit peut-être N'est venu dans mon camp que pour le reconnoître [421], Que pour gagner du temps sur l'espoir d'un traité ? Dieux ! de quel mouvement⁎ je me sens agité ! Par ces projets pompeux⁎ de paix & d'alliance, Il tâchoit d'endormir mes soins⁎, ma vigilance, Tout m'est suspect en luy, Lepide, je le voy, A bien d'autres qu'à nous il a manqué de foy⁎ [422], Il vient, je ne dois plus le tenir en balance [423]. ### SCENE IX. ANNIBAL, AURILCAR, SCIPION, LEPIDE. ANNIBAL. Ne me soupçonnez pas [424] d'aucune intelligence, Seigneur, quand Lucejus vient pour ses interêts, Les armes à la main s'oposer à la paix, On a vû ses drapeaux, & ma juste colere… SCIPION. Ce Prince ne fait rien que ce qu'il devoit faire, Qu'il est heureux ! il sert sa gloire & son amour [425], Seigneur, il vient grossir vôtre armée en ce jour, Vous attendiez sans doute⁎ encor cet avantage. ANNIBAL. Seigneur, qu'osez-vous dire ? un tel soupçon m'outrage⁎. SCIPION. J'ose dire, Seigneur, ce que j'ay dû penser. ANNIBAL. Vous en dites assez enfin pour m'offenser [426]. SCIPION. Vous êtes dans mon Camp, Seigneur, je vous respecte, Mais la foy⁎ de Cartage aux Romains est suspecte [427]. ANNIBAL. Ah ! c'en est trop, il faut… SCIPION.         Seigneur, n'en parlons plus, Et quittons des soupçons incertains & confus ; Il faut que vôtre ardeur à la mienne réponde, Nous devons decider de l'Empire⁎ du Monde, Annibal, si les Dieux ont mis entre nos mains Le destin de l'Afrique, & celuy des Romains, Il faut dans ce grand jour sans tarder davantage, Faire triompher Rome, ou délivrer Cartage, Il faut voir l'une ou l'autre, ou libre, ou dans les fers, Et donner un seul maître enfin à l'Univers. ANNIBAL. Vous faites voir un cœur trop avide de gloire, Et déjà vous croyez courir à la victoire, Scipion, mais je veux seconder vos souhaits ; Vous m'avez soupçonné, je renonce à la paix, Ouy, j'accepte aujourd'huy la bataille, & j'espere Vous mettre au même état où j'ay mis vôtre pere [428] ; Je me rends à ma haine, il faut remplir⁎ mon sort⁎, J'ay promis de haïr Rome jusqu'à la mort, En naissant j'ay juré la guerre au Capitole [429], Jusqu'au dernier soûpir je luy tiendray parole. (Il sort) SCIPION [430]. A la fin d'Annibal j'ay piqué la fierté⁎, J'ay rompu grace au Ciel cet indigne traité [431] : Et vous, Dieux ! protecteurs du sacré Capitole, Il faut dans ce combat vous vanger, & j'y vole : Rome, vous attendez cette grande action, Qu'Annibal suive un jour le char de Scipion [432]. Fin du quatriéme Acte. ## ACTE V. ### SCENE PREMIERE. ISPERIE, ERMILIE. ISPERIE. Ne m'abandonne point, viens, ma chere Ermilie, Partager les frayeurs dont mon ame est saisie, Quel combat ! quelle horreur ! quelle confusion ! Lucejus est aux mains avecque Scipion, Il a joint⁎ Annibal ; ah ! fatale⁎ journée Qui va de mon Amant faire la destinée ! Je ne dis point la mienne, ah Dieux ! vous sçavez bien Que je n'auray jamais d'autre sort⁎ que le sien ! [433] As-tu vû comme moi ce Heros [434] intrepide, Animé⁎ par l'amour qui luy servoit de guide, Pousser de Lelius [435] les escadrons épars, Et déjà prés de nous planter ses étendars [436], Quand le fier⁎ Scipion est venu plein de rage [437] De son Camp ébranlé ranimer le courage. Je l'ay vû tout d'un coup fondre sur Lucejus, J'en ay pâly grands Dieux ! & n'ay rien vû de plus ; Tout s'est mêlé pour lors, le tumulte des armes, Les perils d'un Amant m'ont fait verser des larmes, Que je tremble pour luy malgré ses grands efforts⁎ ! Helas ! il est tombé peut-être entre les morts. ERMILIE. Rassurez-vous, Madame, ayez quelque esperance ; La valeur d'Annibal met le sort⁎ en balance [438], Ce Heros qui combat fera voir son grand cœur⁎ Sans doute⁎, & Scipion n'est pas encor vainqueur, Les Dieux pouront… Mais quoy ? j'aperçois Erixene. ### SCENE II. ERIXENE, BARCÉ, ISPERIE, ERMILIE. ERIXENE. Madame c'en est fait, nôtre esperance est vaine, Annibal est vaincu, Scipion est vainqueur, Tout succombe, tout cede à sa rare valeur ; Bien qu'Annibal ait fait un effort⁎ incroyable Pour rallier [439] les siens d'un soin⁎ infatigable, Tout son Camp par avance étoit saisi d'effroy, Tout fuit, & j'en pâlis & pour vous & pour moy ; Scipion triomphant va nous parler en maître, Nos fers sont redoublez, & son amour peut-être… Vous fremissez, Madame. ISPERIE.         Hé que fait Lucejus ? Aprenez-moy son sort⁎ ; peut-être il ne vit plus. ERIXENE. J'ignore son destin⁎, ny quelle est sa conduite⁎ [440], Mais avecque Annibal les deux Rois sont en fuite [441], Peut-être qu'avecque eux cherchant un pareil sort⁎… ISPERIE. Il ne fuit point, Madame, & sans doute⁎ il est mort ; Quoy ? Lucejus fuiroit en perdant ce qu'il aime, Je connois sa valeur & son amour extrême, Il aura combatu jusqu'au dernier soûpir, Madame, il a voulu me sauver ou perir. Dieux, que je suis en proye à mon inquietude ? Je ne puis demeurer dans cette incertitude, Sortons, allons-le joindre⁎, & je veux aujourd'huy S'il est parmy les morts expirer avec luy [442]. ### SCENE III. ERIXENE, BARCÉ. ERIXENE. O Fortune⁎ ! ô journée à toutes deux fatale⁎ ! Mais je dois envier le sort⁎ de ma rivale ; Je ne sçaurois la plaindre, & malgré ses douleurs Pour un Amant fidelle elle verse des pleurs ; Du moins, ou s'il est mort elle n'a qu'à le suivre ; C'est le moindre des maux que de cesser de vivre ; Que vais-je devenir ? quel doit être mon sort⁎ ? Pour moy ? de tous côtez je ne voy que la mort ; Ouy, trop cruel amour il faut que je te domte, Retournons dans Cartage ensevelir ma honte, On la doit assieger, j'y finiray mes jours, J'attends de Scipion ce funeste⁎ secours ; Je l'aperçois, parlons. ### SCENE IV. SCIPION, LEPIDE, SEXTUS, ERIXENE, BARCÉ. SCIPION. (à ses Gardes) [443]         Qu'on observe Isperie ? Qu'on la suive ? & sur tout ayez soin de sa vie [444]. ERIXENE. Enfin je vous revoy vainqueur & triomphant, Seigneur, & vôtre nom encor plus éclatant Par cette memorable & derniere victoire Vous met en ce grand jour au comble de la gloire ; Vous êtes genereux⁎, daignez briser mes fers, Je les ay sans regret à ma honte souffers ; Nous vous allons bien-tôt voir assieger Cartage, Souffrez⁎ que ma presence anime⁎ son courage,  L'amour de ma patrie allumant mon ardeur, Je veux y terminer ma vie & mon malheur. SCIPION. Qu'un pareil sentiment me touche & m'interesse⁎ ? Ouy, de vôtre destin je vous rends la maîtresse, Soyez libre, Madame, & d'un cœur⁎ affermy Allez joindre⁎ Annibal mon illustre ennemy ; Ma victoire n'a fait qu'enfler sa renommée, Luy seul a combatu dans toute son Armée, J'ay malgré sa défaite admiré sa valeur, Il n'a jamais été plus grand qu'en ce malheur [445]. Vous pourez aujourd'huy le revoir dans Cartage, Contre moy je luy donne un puissant avantage : Cependant vous pouvez partir, allez Sextus, Et rendez les honneurs qu'on doit à ses vertus⁎ [446]. ERIXENE. Je n'attendois pas moins d'un heros magnanime, Et j'emporte de vous une si haute estime, Que mon cœur penetré d'un si noble dessein, Me fera reverer toujours le nom Romain [447]. (elle sort) ### SCENE V. SCIPION, LEPIDE. LEPIDE. Ainsi vous l'envoyez secourir sa patrie : Mais, Seigneur, qu'allez-vous ordonner d'Isperie ? Maître de son destin dans ce fatal⁎ moment, Vous avez dans vos mains la Maîtresse & l'Amant, Qu'allez-vous decider de leur sort⁎ ? SCIPION.         Ah ! Lepide, Je tremble que l'amour ne me serve de guide, Je ne suis plus Romain, je suis foible, & je sens Que contre ma vertu⁎ se revoltent mes sens ; La gloire, la pitié, l'amour, tout me déchire, Que je souffre grands Dieux ! j'en rougis, j'en soûpire, Qu'il me faut rendre encor de terribles combats ? Annibal est vaincu, mais l'amour ne l'est pas. LEPIDE. Hé ! Seigneur, profitez des droits de la victoire ? Pouroit-on refuser un Heros plein de gloire ? Cartage va tomber, & le soldat Romain Vous honore déjà du titre d'Africain [448], Seigneur vous pouvez tout, & vous êtes le maître. SCIPION. En flatant⁎ mon amour que me fais-tu connoître⁎ ? Ouy, si j'en consultois les transports de mon cœur, Peut-être deviendrois-je un superbe⁎ vainqueur : Elle viendra bien-tôt cette tendre Isperie, De son heureux Amant me demander la vie ; Elle ignore son sort⁎ que je luy fais cacher, Envain parmy les morts elle le fait chercher : Mais helas ! ce qui rend sa gloire plus parfaite, Il contraint son vainqueur d'envier sa defaite, Tantost [449] dans le combat j'ay connu⁎ son grand cœur⁎ [450], J'ay senti redoubler mon amour, ma fureur ; Il tâchoit de sauver une Amante fidelle, Je voyois à regret qu'il étoit digne d'elle : Il étoit des momens où malgré mon couroux Je trouvois Annibal moins digne de mes coups : Mais que fait cet Amant ? a-t-il la même audace ? De quel œil maintenant reçoit-il sa disgrace ? LEPIDE. Indigné d'avoir fait un inutile effort⁎, Il nous a conjurez de luy donner la mort : Quel soin⁎ cruel, dit-il, prenez-vous de ma vie ? Scipion est vainqueur, & je perds Isperie ; Lelius le console, & d'un soin⁎ genereux⁎… SCIPION. Non, c'en est fait, il faut qu'il étouffe ses feux, Je veux que Lucejus abandonne Isperie, A ce prix je mettray sa liberté, sa vie, C'est à luy d'obéïr… Mais quel est mon dessein ? Suis-je encor Scipion ? ou suis-je encor Romain ? Justes Dieux ! est-ce ainsi que je suis les exemples Des Heros à qui Rome a consacré des Temples ? Est-ce ainsi que je suis la noble austerité Qui les rendra fameux à la posterité ? [451] Etouffons un amour… Ah Dieux ! que vais-je faire ? De ma victoire un autre aura-t-il le salaire ? Mais je vois Isperie, ah ! j'ay mal combatu, A ses yeux j'ay besoin de toute ma vertu⁎. ### SCENE VI. ISPERIE, ERMILIE, SCIPION, LEPIDE. ISPERIE. Ah ! Seigneur, tirez-moy du plus cruël martyre, De grace, & m'aprenez [452] si Lucejus respire ; On me refuse helas ! de m'apprendre son sort⁎, Ce Prince malheureux a-t-il trouvé la mort ? Puis-je me retracer [453] l'épouvantable image D'un champ couvert de morts & remply de carnage ? Ces cadavres sanglants tous pâles, tous glacez, Qui n'offroient à mes yeux que des traits effacez⁎, Ah ! Seigneur, concevez mon desespoir extrême, Dans toutes ses horreurs [454] je cherchois ce que j'aime. SCIPION. Ne craignez plus pour luy, dissipez vôtre effroy, Lucejus est vivant, & plus heureux que moy. ISPERIE. Il est vivant, mais quoy vous en êtes le maître ! [455] Vous pouvez disposer de son sort⁎, & peut-être La haine d'un rival qui vous a combatu… Mais je soupçonne à tort, Seigneur, vôtre vertu⁎, Songez que dans vos fers il n'a pour toutes armes [456] Que mes tristes⁎ soûpirs, & que mes foibles larmes. SCIPION. Et c'est ce qui me tüe : il cause vos douleurs Ce trop heureux Amant, il fait couler vos pleurs,  Il coûte des soûpirs qui sont dignes d'envie, Madame, & je voudrois les payer de ma vie [457]. ISPERIE. Pardonnez-moy, Seigneur, si dans mes déplaisirs⁎ Je pousse devant vous d'inutiles soûpirs : Vous détournez vos yeux. SCIPION.         Eh ! détournez les vôtres : Et puisque leurs regards sont destinez pour d'autres, Laissez m'en éviter l'éclat imperieux ; Vous voyez les combats que je rends, justes Dieux ! Que dois-je faire enfin ? je fremis quand j'y pense, Madame, j'ay besoin de toute ma constance [458] ; Mais c'en est trop, malgré tant de vœux superflus⁎ Que l'on fasse venir le Prince Lucejus ? ISPERIE. Quel est vôtre dessein ? qu'en devons-nous attendre, Seigneur ? SCIPION.         Dans un moment [459] vous le pourez apprendre. ISPERIE. Que dois-je croire, ah Dieux ! dans cette extremité ? Quand d'un trouble si grand je vous vois agité, Que vos regards sur moy ne tombent qu'avec peine [460], Deviendrois-je, Seigneur, l'objet de vôtre haine ? SCIPION. Madame, & plût aux Dieux que l'on pût vous haïr ? Que je m'épargnerois un mortel⁎ déplaisir⁎ ! Si malgré moy j'évite une fatale⁎ veuë, Un objet⁎ tel que vous porte un charme⁎ qui tuë [461]. ### SCENE DERNIERE. LUCEJUS, CELSUS, SCIPION, LEPIDE [462], ISPERIE, ERMILIE. LUCEJUS. Seigneur, ne croyez pas que la peur de la mort Me fasse repentir d'un genereux⁎ effort⁎, Je vous ay voulu perdre, & ce bras temeraire S'il étoit libre encor tâcheroit de le faire ; Vous êtes mon rival, vous m'avez tout ôté, Vous devez m'immoler à vôtre seureté [463], Je suis vôtre captif aussi bien qu'Isperie, J'en fremis ; mais de grace immolez une vie Qui deviendroit funeste⁎ à vos jours glorieux, J'irois les attaquer à la face des Dieux, Prevenez⁎ par ma mort mon desespoir, mon crime, Perdant ce que je perds tout seroit legitime. SCIPION. Je pardonne aisément à ce transport jaloux [464], Si j'étois Lucejus je l'aurois comme vous, Vous m'avez dû haïr & ce n'est point un crime, Prince, pour un rival la haine est legitime, Je le suis, je l'avouë, ah Dieux ! vous le sçavez De quels feux j'ay brûlé, mais de grace, achevez Un triomphe immortel dont la gloire semée De tout ce que j'ay fait passe la renommée, Pour laisser un exemple à la posterité Rare, mais cependant qui puisse être imité [465] : Oüy, Madame, aujourd'huy je veux, quoy qu'il m'en coûte, Enseigner aux mortels cette nouvelle route, Leur montrer comme on peut domter sa passion, Et vainqueur d'Annibal vaincre encor Scipion [466] : Prince, rassurez-vous, je vous donne la vie, Je fais plus, de ma main recevez Isperie. LUCEJUS. Ah ! Seigneur, permettez qu'embrassant vos genoux Je rende à vos vertus⁎… SCIPION.         Non, Prince, levez-vous. ISPERIE. Quelle grace, Seigneur, devons-nous pas vous rendre ? Mais du grand Scipion nous devions tout attendre [467]. SCIPION. Retournez à Zama couronner vôtre foy⁎, Elle est un present digne & de vous, & de moy [468] ; Je ne demande icy pour toute recompense, Pour le prix & le nœud d'une étroite alliance, Prince, que vous soyez en luy donnant la main Amy de Scipion, & du peuple Romain [469] ; Je vais me preparer au Siege de Cartage, Par sa prise je dois achever mon ouvrage, Et j'espere dans peu la rangeant sous mes loix Triompher d'Annibal une seconde fois [470]. Adieu, vivez heureux. LUCEJUS.         Admirons ce grand homme, Le plus parfait Heros qu'ait jamais produit Rome [471]. FIN. # Glossaire. Dictionnaires cités : – Académie française,* Dictionnaire*, Paris, J-B. Coignard, 1694 ; 2 volumes (Acad.). – Furetière, A., *Dictionnaire universel*, La Haye et Rotterdam, Arnout et Reinier Leers, 1690 ; 3 volumes (F). – Richelet, P., *Dictionnaire françois contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue françoise*, Genêne, J.-H. Widerhold, 1680 ; 2 volumes (Ric.).Abord« Aproche, arrivée » (Ric.).V. 487, 727Adorer« Signifie aussi hyperboliquement, avoir beaucoup d'amour ; une soumission extrême, ou une admiration aveugle pour quelqu'un » (F).V. 558, 661, 681, 883, 1103AdorableDésigne celui ou celle qui est « digne d'être adoré » (Acad.).V. 65, 878Animer« Exciter à la colere, à la vengeance, au combat, à des entreprises » (F). V. 595, 1198, 1258Apas« Charmes puissans, grands atrais, beauté » (Ric.). S'emploie tout particulièrement pour désigner les attraits d'une femme.V. 620, 1103Aspect« Veuë, presence de quelqu'un, de quelque chose. Il signifie aussi objet de veuë » (Acad.).V. 698, 728 Aveu« Consentement » (Ric.).V. 964ChagrinSynonyme de tristesse (voir Triste).V. 431, 626 Charmes(s)« Ce qui se fait par art magique pour produire un effet extraordinaire. Signifie au sens figuré attrait, appast, qui plaist extremement, qui touche sensiblement » (Acad.). Ces deux acceptions enrichissent les occurrences du mot dans la pièce, ainsi que celles de Charmer (é, ée) et de Charmante.V. 68, 89, 119, 230, 245, 289, 299, 549, 609, 638, 650, 921, 1370Charmer : V. 104, 254, 667Charmante : V. 557Cœur« Vigueur, force, courage, intrepidité » (F).V. 188, 211, 228, 424, 426, 572, 700, 744, 1028, 1032, 1039, 1211, 1263, 1303ConduiteLe fait de « commander et servir de chef, regir, gouverner » (Acad.)V. 82, 188Mise en œuvre d'un dessein, d'une entreprise.V. 309, 1225(Se) confier en« Se fier, s'assurer » (Acad.).V. 177, 465ConnaîtreDécouvrir, « sçavoir, penetrer jusqu'au fond des choses » (F)V. 349, 380, 477, 823, 926. Dans le sens de reconnaître : v. 97, 106, 117, 123, 202, 293, 894« Apercevoir, voir, distinguer quelque chose par le moien de la vuë » (Ric.)V. 1303Éprouver, « sentir » (Acad.) ; (v. 823) « avoir consideration » (Acad.).V. 1294Contraire« Se dit aussi de tout ce qui est ennemy, opposé, d'un autre party » (F).V. 285, 982Démentir (se)« Se dédire, se relâcher » (Ric.).V. 211Déplaisir(s)Le mot a un sens fort au XVII*e* siècle, et signifie « fascherie, chagrin, douleur d'esprit, affliction » (Acad.). V. 1351, 1368Déplorable« Qui mérite d'être pleuré, qui attriste » (F).V. 970Destin« Sort particulier de chaque personne ou de chaque chose » (Acad.) ; (v. 152) sort au sens de « l'incertitude des evenemens » (F).V. 152, 365, 513, 672, 970, 1225Effort« Employ de toutes ses forces » (F)V. 32, 712, 1207, 1217« Violence qu'on se fait à soi-même » (Ric.)V. 96, 220, 251, 255, 488, 1059Entreprise militaire.V. 400, 479, 833, 851, 1311, 1372Effacer« Obscurcir, faire perdre l'éclat de quelque chose par un plus grand brillant » (F)V. 299 « Oster les marques … ou les corrompre si bien, qu'on ne les puisse reconnoître » (F).V. 1336Empire« Monarchie, étenduë des pays où quelqu'un commande » (F). V. 920, 928, 1166Enchanter« Charmer, ensorceler par des paroles, figures, caractères, operations magiques … signifie aussi, ravir en admiration » (Acad.). Les deux sens se superposent dans les occurrences indiquées.V. 68, 120Enlever« Se dit aussi en choses spirituelles & morales. Ce Predicateur est si éloquent, … qu'il *enlève* ses auditeurs » (F). V. 441Ensevely« Se dit figurément … qu'un homme est *enseveli* … dans une grande lethargie. » (F).V. 371Étonner (é, ée)« Épouvanter, surprendre d'une certaine maniere qui touche » (Ric.)V. 33, 782« Esbranler, faire trembler par quelque grande, par quelque violente commotion » (Acad.).V. 487Étonnement« Action ou effet qui cause de la surprise, de l'admiration » (F).V. 733Fatal,e« Fâcheux, malheureux » (Ric.)V. 239, 590, 673, 900, 959, 1139Funeste au sens de « qui cause la mort, ou qui en menace, ou quelque autre accident fascheux, quelque perte considerable » (F)V. 259, 337, 548, 835, 1033, 1193, 1237, 1369« Ce qui doit arriver necessairement » (F)V. 207, 1279« Ce mot se prend quelque fois en bonne part & signifie *heureux*. … C'étoit une chose fatale à la race de Brutus de délivrer la République » (Ric.).V. 641Fier,e« Hautain, altier, audacieux » (F)V. 683, 739, 840, 877, 1134, 1201Voir HautainFierté« Orgueil » (Ric.)V. 59, 197, 621, 742, 1060, 1183« Ce mot se disant des femmes signifie quelquefois *une sévérité charmante. Orgueil qui plaît* » (Ric.).V. 135, 231, 294FierementAvec orgueil.V. 923Flatter« On dit, *se flater*, pour dire, s'entretenir dans l'esperance » (Acad.)V. 125, 135, 829« Traiter avec trop de douceur & trop de menagement, ce qui a besoin d'estre traité d'une autre maniere » (Acad.).V. 237, 1294Foi« Serment, parole qu'on donne de faire quelque chose, & qu'on promet d'executer » (F)V. 172, 179, 885, 962, 1019, 1148, 1162Désigne en particulier la promesse amoureuseV. 327, 963, 994, 1006, 1403« On dit, *la foy des traitez*, pour dire, les choses dont on est convenu par les traitez » (Acad.)V. 856FortuneÀ l'origine « déesse à qui les Païens donnoient la disposition de toutes les choses du monde, Fortune capricieuse, aveugle, contraire » (Ric.)V. 1237La fortune désigne au XVII*e* siècle un principe régissant le monde selon la loi du hasardV. 190, 533, 769, 785, 798« Bonheur, agrandissement » (Ric.).V. 63, 761Funeste(s)« Qui cause la mort, ou qui en menace, ou quelque autre accident fascheux, quelque perte considerable » (F)V. 61, 481, 992, 1248, 1379« Malheureux, sinistre, qui porte la calamité & la désolation avec soy » (Acad.).V. 71, 365GêneAu sens premier « question, torture », « se dit aussi de toute peine ou affliction de corps ou d'esprit » (F).V. 449GênerTorturer.V. 489Généreux« Vaillant, hardi dans les combats » (Acad.)V. 426, 472, 779, 1372Qui a « l'ame grande & noble, & qui prefere l'honneur à tout autre interest » (F).V. 1255, 1315Hautain, e« Impetueux, orgueilleux » (F).V. 197« Un *fier* ennemi, … un ennemi dangereux » (F)V. 276« Cruel, tyran » (F). V. 937Interdit(e)« Estonné, troublé, qui ne sçait ce qu'il fait, ce qu'il dit » (Acad.).V. 111, 404, 487Intéresser« Entrer dans les interests de quelqu'un, en embrasser les interests, prendre interest à quelque chose » (Acad.).V. 1078, 1082, 1261Irriter« Provoquer, exciter »V. 418, 675« Mettre en colere » (Acad.).V. 255 Joindre« Se mettre avec d'autres » (Ric.), se dit particulièrement dans un contexte militaire ; (v. 1235, 1264) « se recontrer, se trouver ensemble » (Acad.).V. 320, 1193, 1235, 1264Justifier« Montrer que la chose dont on entreprend la défense n'est point criminelle » (Ric.).V. 543Languir« Mourir d'amour, soupirer pour quelque belle » (Ric.)V. 238« Souffrir un supplice lent. Il se dit aussi figurément de l'ennuy & des peines d'esprit » (Acad.). V. 249, 313, 373Molesse« Se dit aussi figurément en Morale, de la foiblesse du corps et de l'esprit, d'une vie delicate & voluptueuse » (F).V. 238Mollir « N'être pas ferme dans la resolution qu'on a prise, se relâcher » (Ric.).V. 1037Monument« Marque publique pour transmettre à la posterité la mémoire de quelque personne illustre, ou de quelque action célèbre » (Acad.).V. 192, 775Mortel, le(s)« Ce qui dure jusqu'à la mort. … c'est un ennemy *mortel*. » (F)V. 278« Grand, sensible, extréme » (Ric.).V. 215, 221, 313, 406, 1368Mouvement(s)« Differentes impulsions, passions ou affections de l'ame » (Acad.). V. 248, 473, 1144Objet« Ce qui touche, qui esmeut les sens par sa presence »V. 122, 367, 511, 1370Se dit « poëtiquement … pour dire, la personne qu'on aime » (Acad.).V. 668Outrager« Offenser cruellement, faire outrage », l'outrage étant une « injure atroce » (Acad.).V. 369, 1158Pénible« Qui donne … de la peine », au sens de « douleur, tourment … obstacle, difficulté » (F). V. 835Pompe« Apareil superbe & magnifique qui se fait par ostentation ou pour quelque autre dessein » (Ric.).V. 615 PompeuxQui a de la magnificence.V. 502, 1145Prétendre« Demander une chose à laquelle on croit avoir droit » (Acad.)V. 11, 464, 947« Avoir intention » (Acad.).V. 169PrévenirDevancer, anticiper.V. 895, 1381Prochain(e)« Qui n'est pas loin. Il se dit du temps & du lieu » (F).V. 386Propre« Se dit de ce qui est convenable », « de ce qui est destiné à un certain usage » (F). Ces deux sens sont contenus dans l'occurrence du vers 166.V. 166Race« Lignée, extraction, decendans, famille » (Ric.).V. 29Rallentir« Rendre lent, moins ardent, moins vigoureux » (Ric.). V. 758, 844Remplir« Occuper dignement une place, soit dignité, soit charge, soit autre employ » (F).V. 723, 1179Sans douteAssurémentV. 14, 92, 105, 310, 324, 678, 835, 904, 1100, 1125, 1140, 1157, 1212, 1228. Sensible« Qui fait impression sur les sens, qui en frappe les organes » (F) V. 475« Se dit figurément en choses morales, & en parlant de l'émotion de l'ame & des passions » (F).V. 697Soin(s)« Diligence qu'on apporte à faire reüssir une chose, à la garder & à la conserver, à la perfectionner » (F)V. 141, 393, 571« Aplication de la personne qui prend garde à quelque chose » (Ric.)V. 819, 1146« Se dit aussi des liberalitez qu'on fait à quelqu'un pour le faire subsister » (F)V. 353, 1313, 1315EffortV. 1218Souci (F)Marques d'attention galantes. V. 353Sort« Se dit poëtiquement de la vie & de la fortune des hommes » (F)V. 264, 420, 680, 787, 800, 840, 869, 1066, 1106, 1111, 1196, 1224, 1227, 1238, 1243, 1281, 1299, 1331, 1342« Hazard, ce qui arrive fortuitement, par une cause inconnuë, & qui n'est pas reglée ni certaine » (F)V. 411, 791, 1005« Incertitude des evenemens »V. 1210ConditionV. 723, 1075, 1179« Sortilège, charme » (Ric.). V. 581Souffrir« Supporter » (Acad.)V. 322, 705« Tolerer, n'empescher pas, quoy qu'on le puisse » (Acad.)V. 434, 523, 546, 558, 1102« Permettre » (Acad.)V. 799, 817, 821, 893, 1258Succès« Issuë d'une affaire. Il se prend en bonne et en mauvaise part » (F).V. 23, 454, 1002, 1043Superbe« Vain, orgueilleux, qui a de la presomption, une trop bonne opinion de luy-même. La victoire rend un barbare *superbe*. » (F)V. 43, 64, 547, 1088, 1296« Plein d'orgueil, plein de fierté » (Ric.).V. 53, 618, 669, 879, 925Superflu(s)« Excessif, inutile, ce qui est au delà du besoin » (F).V. 712, 1359TantôtDans peu de temps.V. 429Tourment« Peine, soufrance » (Ric.)V. 508« On dit poëtiquement *Tourments amoureux*, pour dire, les maux que l'amour fait souffrir » (Acad.).V. 510Triste« Affligé par quelque perte ou accident qui luy est arrivé » (F)V. 257, 513, 644, 993, 1346« Chagrinant, ennuyeux, qui donne de la melancolie, du chagrin » (Acad.).V. 336, 362, 503, 587TristesseAffliction.V. 249, 625Vain« Qui a de la vanité » (Ric.).V. 125 Vertu(s)« Habitude de la volonté gouvernée par la raison. Droiture de l'ame. Qualité loüable » (Ric.)V. 279, 355, 439, 493, 716, 823, 1047, 1284, 1344, 1400Courage, « force, vigueur, tant du corps que de l'ame » (F)V. 773, 1328Se dit en parlant de la probité d'une femme.V. 56, 233, 883, 1103, 1272Zèle« Ardeur, passion qu'on a pour quelque chose » (F)V. 347« Se dit aussi de ce qui regarde les obligations de la vie civile.* Le zèle de la Patrie.* » (Acad.).V. 709 # Annexe I : Version originale des scènes 4 et 5 de l'acte IV (vers 1168 à 1198 de l'imprimé). Les vers qui ont été refondus dans la version finale sont ici indiqués en gras. En outre il faut préciser que le texte n'est pas toujours ponctué de manière rigoureuse dans le manuscrit. La virgule, le point ou le trait d'union ont ci-après été rajoutés là où ils faisaient défaut. Les corrections apportées sont indiquées entre crochets. Les accents diacritiques ont également été rétablis (ou/où au vers 27 et a/à aux vers 4, 5, 7, 26, 32, 51 et 54). […] ISPERIE. J'immoleray ma vie, et non pas mon amour, A la perdre Seigneur, me voila toute preste, Ordonnez de mon sort, disposez de ma teste, Je l'immole à Cartage et ne puis rien de plus ; Mais je conserveray mon cœur à Lucejus. (à Erixene) Ah Madame, pour moy flechissez son courage . SCENE V. ERIXENE, ANNIBAL, ISPERIE, BARCÉ, ERMILIE. ERIXENE. Quoy Seigneur, voulez - vous l'immoler à Cartage ? Est - il vray qu'Annibal nous apprenne à trembler [472] , Ce Heros qu'autrefois rien ne put ébranler ? Vous demandez la Paix, non je ne puis le croire, Demandez la bataille ou plustost la victoire, Arrachez Isperie à la honte des fers, Que Lucejus l'épouse aux yeux de l'univers ? Tenez [473] luy cette foy par son Pere promise , Nous attendons de vous cette haute entreprise, Car de quel front, Seigneur, pourriez-vous violer [474] La foy de leurs sermens dont je viens vous parler ? Ah vous devez plutost nous tirer d'esclavage Ou vous ensevelir sous les murs de Cartage. ANNIBAL. Madame, je connois tout ce que je vous doi, Reposez - vous du soin de ma gloire sur moy, Je la conserveray , cette gloire immortelle , Et feray ce qu'il faut pour Cartage & pour elle ; Mais quittez cet esprit fier & tumultueux, D'où vient pour Lucejus ce zele impetueux ? Quel interest si grand prenez-vous à sa flâme ? D'où vient pour Scipion tant de haine ? ah madame, Que me faites-vous voir ? quel trouble… ERIXENE. Moy Seigneur ? Ne dois - je pas haïr ce farouche vainqueur ? Dont les succes heureux desolent ma Patrie, Et qui font aujourd'huy les malheurs de ma vie, Mais c'est à vostre bras, Seigneur, à nous vanger, Il nous doit affranchir de ce joug étranger, Isperie en ressent les plus vives allarmes, J'ay pitié de la voir se noyer dans ses larmes, Sera - t'elle le nœud d'une funeste Paix Qui detruiroit sa foy, sa flame, ses souhaits ? ISPERIE. Au nom des Dieux, Seigneur, secondez ce beau zele . ANNIBAL. (à Erixene) Avec quelle chaleur me parlez - vous pour elle ? Je le voy, son destin, ses pleurs vous font pitié, Mais de grace, Madame, une simple amitié Remplit - elle vos vœux de tant de violence ? Auriez - vous pour la Paix la mesme repugnance ? Si malgré vostre orgueil, et vostre aversion Quelqu'un vous proposoit l'hymen de Scipion ? ERIXENE. Quoy, Seigneur croyez-vous… ANNIBAL. Ah je crois tout, madame, Et je sçay comme vous [475] le secret de vostre ame, Vous ne haïssez pas ce farouche vainqueur , Il a mis sous le joug vostre superbe cœur, Et mesme je voy trop que la fiere Erixene Se verroit à regret affranchir de sa chaîne, Ce n'est point avec moy qu'il faut dissimuler [476] , Je conçois l'Interest qui vous a fait parler, (à Isperie) Il suffit. C'est à vous que mon ordre s'adresse, Etouffez Isperie une vaine tendresse , Tournez vers Scipion vostre cœur & vos vœux , Vous l'allez voir, sur tout songez que je le veux. [477] SCENE VI. ERIXENE, ISPERIE, BARCÉ, ERMILIE. ERIXENE. Madame, à Lucejus soyez toujours fidelle, Aux ordres d'Annibal il faut estre rebelle, Il faut dans ces momens par un noble courroux , Montrer que nostre cœur ne depend que de nous, J'aperçois Scipion, armez-vous de courage, Je vous laisse, et ne puis vous en dire davantage. [478] # Annexe II : Répartition du temps de parole entre les différents personnages au sein de la pièce. | Acte I 312 vers | Acte II 300 vers | Acte III 308 vers | Acte IV 268 vers | Acte V 226 vers | Total : 1414 vers | % Scipion**123 +10 s. ⁎** | 91+6 s. | 105 +3 s. | 58 +9 s. | **96 +1 s.** | **475 +5 s.** | 33.63 Ispérie |  | **140 +8 s.** |  | **88 +8 s.** | 56 +2 s. | 285 +6 s. | 20.20 Annibal |  |  | **119 +3 s.** | 70 +9s. |  | 190 | 13.45 Erixène | 44 +3 s. |  | 50 +9 s. |  | 39 | 134 | 9.48 Lucéjus |  | 53 +6 s. |  | 34 +1 s. | 15 | 102 +7 s. | 7.25 Lépide | 74 +5 s. |  | 10 +6 s. |  | 14 +9 s. | 99 +8 s. | 7.05 Aurilcar | 69 +6 s. |  |  |  |  | 69 +6 s. | 4.92 Ermilie |  | 14 +4 s. |  | 11 | 5 | 30 +4 s. | 2.15 Barcé |  |  | 22 +3 s. |  |  | 22 +3 s. | 1.57 Sextus |  |  |  | 4 +9 syll. |  | 4 +9 s. | 0.30 Celsus |  |  |  |  |  | 0 | 0 Gardes |  |  |  |  |  | 0 | 0 ⁎ s. signifie syllabes. «  » signifie que le personnage est présent mais qu'il ne parle pas. # Annexe III : Liste des pièces représentées aux mois de février, mars et avril 1697. Les deux chiffres indiquent : le nombre de spectateurs ; le montant de la recette rapportée [479]. ## Février 1697. … 15* Crispin musicien, Maison de c.* : 287 ; 386.10  16 *Flatteur, Eau de Bourbon* : 412 ; 557 17 *Malade imaginaire* : 1255 ; 1676.5 18 *Amphitryon, Grondeur* : 1300 ; 1835.5  19 *Bourgeois gentilhomme* : 921 ; 1397.5  20 *Pénélope, Parisienne* : 290 ; 392.5 21 *Dom Bertrand, Florentin* : 227 ; 314  **22 *Scipion*** : 629 ; 1125.5  23 *Malade imaginaire* : 611 ; 795.5  **24 *Scipion* **: 730 ; 1011.10  25 *Esprit follet, Médecin malgré lui* : 464 ; 643.15  **26 *Scipion* **: 573 ; 895  27 *Joueur* de Mr Rivière : 1247 ; 1785.15  **28 *Scipion* **: 429 ; 735.5  ## Mars. 1 *Etourdi, Escarbagnas* : 439 ; 509.10  **2 *Scipion*** : 484 ; 932.5  3 *Grondeur, Pourceaugnac* : 938 ; 1177.5  **4 *Scipion*** : 529 ; 793.10  5 *Misanthrope, Cocu imaginaire* : 408 ; 484 :10  **6 *Scipion***,* Parisienne* : 622 ; 955.5  7 *Malade imaginaire* : 444 ; 543.19  **8 *Scipion***,* Eté des coquettes* : 374 ; 552.5  9 *Andronic, Fille médecin* : 583 ; 827.15  **10 *Scipion***,* Cocher supposé* : 484 ; 568.10  11 *Phèdre, Fille médecin* : 393 ; 530  **12 *Scipion***,* Georges Dandin* : 373 ; 528.5  13 *Esope, Fille médecin* : 310 ; 341.5  14 *Tartuffe, Crispin musicien* : 247 ; 247.15 15 *Iphigénie, Fille médecin* : 323 ; 425.10  **16 *Scipion***,* Vendanges de Surênes* : 477 ; 815.15  17 *Joueur, Grondeur* : 713 ; 819.10  **18 *Scipion***, *Attendez moi* : 358 ; 587  19 *Flatteur, Moulin de Javelle* : 385 ; 454.10  **20 *Scipion***,* Sérénade* : 362 ; 633.5  21 *Polyeucte, Vacances* : 274 ; 341.10  **22 *Scipion***,* Parisienne* : 437 ; 660.15  23 *Amphitryon, Florentin* : 879 ; 1337.10  ## Avril. 15 *Andromaque, Cocher supposé* : 695 ; 1087.5  16 *Tartuffe, Mariage forcé* : 343 ; 349.10  **17 *Scipion***,* Escarbagnas* : 356 ; 653.10  18 *Menteur, Eté des coquettes* : 543 ; 785.5  **19 *Scipion***,* Souper mal apprêté* : 204 ; 256.15  20 *Avare, Veau perdu* : 290 ; 432 21 *Britannicus, Florentin* : 515 ; 714.15  22 *Esprit follet, Cocu imaginaire* : 446 ; 564.15  23 *Pompée, Précieuses ridicules* : 294 ; 413.10  24 *Dom Bertrand, Amour médecin* : 254 ; 309.5  25 *Cléopâtre, Tuteur* : 225 ; 295  26 *Homme à bonne fortune, Tuteur* : 492 ; 573  27 *Phèdre, Tuteur* : 280 ; 389.5  28 *Mère coquette, Grondeur* : 374 ; 391.5  29 *Cid, Deuil* : 180 ; 183.5 30 *Festin de Pierre* : 257 ; 316 # Annexe IV : Deux registres journaliers de la Comédie-Française (année 1697). | Jour et date | Pièce(s) représentée(s) | Billets achetés | Part d'auteur | Reçu en tout | Autres informations recueillies sur l'un ou l'autre registre Loges basses à 24 livres | Loges hautes à 12 livres | Billets à 3 livres | Billets à 30 sols | Billets à 20 sols | Billets à 15 sols | TOTAL 1 | vendredi 22 février | *Scipion* | 2 |  | 164 | 89 | 23 | 337 | 629 billets | 88.18 | 1125.5 livres | S.A.S. Monseigneur le Prince a payé les 3 loges qu'il devoit du Lundy gras dernier cy. Madame la Duchesse a payé une loge qu'elle devoit. 3.12 : donné à Subtil qui a apporté l'argent des loges de Monseigneur le Prince et Madame la Duchesse. 2 | dimanche 24 février | *Scipion* | 1 |  | 151 | 131 | 32 | 408 | 730 billets | 97.14 | 1011.10 livres | Le Chevalier de Bouillon doit 3 livres. Idem Mr de Richebourg, Mr de Turgis. Mr de La Carte. Mr Cavreau a payé à la pierre pour Mr Pradon 7 livres 20. SAS Mr le Prince de Conty. 3 | mardi 26 février | *Scipion* | 2 |  | 150 | 119 | 10 | 278 | 573 billets | 83.3 | 895 livres | **Guérin et Mlle Champvallon sont à la Cour, ils sont remplacés par Le Comte et par Mlle Desbrosses.** On a joué aujourd'huy à la Cour Le joueur de Mr de Rivière. Mr Le Prince d'Espinoy doit 3 livres. Mr le Duc doit une loge. 4 | jeudi 28 février | *Scipion* | 2 | 1 | 134 | 79 | 19 | 173 | 429 billets | 66.10 | 735.5 livres | Monsieur de Croissy a payé 3 livres qu'il devoit. 5 | samedi 2 mars | *Scipion* | 1 |  | 213 | 80 | 12 | 171 | 484 billets | 87.6 | 932.5 livres | Receu de Mr de Livry : 6 livres ; de Mr Le Chevalier Destouches : 3 livres. On a joué à la Cour Jodelet Mr. Le voyage à Versailles : 23 livres 18. Un voyage à Versailles où l'auteur doit entrer ; un voyage de Versailles pour la pièce : 16 livres Mr de Ravignan doit 3 livres. Idem Mr le Baron de Loc, le Comte d'Albert, Mr de Richebourg, Mr de Bonœuil. Mr de Turgis doit 6 livres. 6 | lundi 4 mars | *Scipion* |  |  | 136 | 92 | 22 | 278 | 529 billets | 72 | 793.10 livres | Receu de Mr de La Carte acompte : 14 livres Mr le marquis de Quolies doit 3 livres, idem Mr de Bonœuil et Mr de Vantadour. 7 | mercredi 6 mars | *Scipion et La Parisienne* |  |  | 181 | 101 | 23 | 317 | 622 billets | 91.6 | 955.5 livres | Monseigneur Le Duc : 1 place au théâtre. Monseigneur Le Prince de Conty : sa place. Monsieur de Richebourg. 8 | vendredi 8 mars | *Scipion et L'été des Coquettes* |  |  | 90 | 74 | 19 | 191 | 374 billets | 44.18 | 552.5 livres | Receu de Mr Le Duc D'User acompte : 9 livres | Jour et date | Pièce(s) représentée(s) | Billets achetés | Part d'auteur | Reçu en tout | Autres informations Loges basses à 24 livres | Loges hautes à 12 livres | Billets à 3 livres | Billets à 30 sols | Billets à 20 sols | Billets à 15 sols | TOTAL 9 | dimanche 10 mars | *Scipion et Le Cocher supposé* |  |  | 48 | 111 | 41 | 280 | 484 billets | 48 | 568.10 livres | Receu de Mr Le Chevalier D'Hautefort : 3 livres 4 hommes mis au parterre : 3.12 Mr Le Chevalier de Villeroy doit 3 livres. 10 | mardi 12 mars | *Scipion et Georges Dandin* |  | 1 | 84 | 67 | 13 | 201 | 373 billets | 44 | 528.5 livres | Une chaise de poste : 6.15 Mr de Richebourg doit 3 livres. 11 | samedi 16 mars | *Scipion et Les Vandanges de Suresne* | 2 |  | 151 | 101 | 14 | 195 | 477 billets | 71.12 | 815.15 livres | Mr Le Duc doit deux places : 6 livres. Mr Le comte d'Albert doit 3 livres. Idem Mr le Chevalier de Villeroy. 12 | lundi 18 mars | *Scipion et Attendez moi sous l'orme* |  |  | 122 | 53 | 17 | 166 | 358 billets | 49.4 | 587 livres | Mr Moret doit 3 livres. Idem Mr de Livry, Mr Le Chevalier de Villeroy, Mr Le Prince de Burnonville, Mr de La Carte, Mr Le Comte d'Albert, Mr le marquis de Villard, Mr le Prince de Talmin. 13 | mercredi 20 mars | *Scipion et La sérénade* | 1 |  | 129 | 67 | 13 | 145 | 362 billets | 54.14 | 633.5 livres | **Absence de Mlle Beaubour, remplacée par Mlle Du Rieu ou par Mlle Godefroy.** Mr Le Marquis de Tressant doit 3 livres. Idem Le Comte d'Albert, Mr de la Carte, Mr le Chevalier d'Hautefort. Mr de Richebourg a payé. 14 | vendredi 22 mars | *Scipion et La Parisienne* |  |  | 117 | 89 | 12 | 219 | 437 billets | 58.14 | 660.15 livres | Monseigneur Le Duc doit 3 livres. Idem Mr de Meillerais, Mr de Richebourg. 15 | samedi 23 mars**à Versailles** | *Scipion et Le médecin malgré lui* |  |  |  |  |  |  |  |  |  | **Absence de Guérin remplacé par Le Comte ; absence de Lavoy, remplacé par La Thorillière ou Desmares.** Frais : cinq carosses et 2 chariots : 29.6 livres. Lettre de la Duchesse d'Orléans en date du 24 mars évoquant cette représentation. 16 | mercredi 17 avril | *Scipion et La Comtesse d'Escarbagnas* |  |  | 130 | 56 | 6 | 194 | 356 billets | 53.10 | 653.10 livres | Acompte du Prince d'Espinoy : 28 livres. 17 | vendredi 19 avril | *Scipion et Le souper mal apresté* | 1 |  | 23 | 44 | 4 | 125 | 204 billets | 14 | 256.15 livres |  # Annexe V : *Histoire romaine de Tite-Live*, traduction de Du Ryer, publ. 1694-1696 (volume 5). ## La fiancée d'Allucius (troisième décade, livre VI, p. 82-84). Ensuite les soldats luy amenerent une fille prisonniere, en âge d'estre mariée, mais qui au reste estoit si belle qu'en quelque lieu qu'elle parlast, elle attiroit les regards de tout le monde. Scipion luy ayant demandé de quel Pays elle estoit, & qui estoient ses parens, elle luy repondit entre autre chose qu'elle estoit fiancée à un Prince des Celtiberiens que l'on appeloit Allucius. En mesme temps il manda son Pere, sa Mere, & son Fiancé, & fut cependant averty que ce Prince qui l'aymoit uniquement, estoit pour elle en une extreme inquietude. Lors qu'ils furent tous venus, il parla plus particulierement à Allucius, qu'au Pere & à la Mere de cette fille, ***Je suis jeune aussi bien que vous***, luy dit-il*, c'est pourquoy j'ay esté bien-aise de vous parler en secret, afin de nous entretenir avecque plus de liberté. Aussi-tost qu'on m'eust amené vostre fiancée, & que****j'eus appris que vous l'aimiez, ce que sa beauté me confirma facilement, comme je voudrois qu'on m'excusast d'aimer ardemment une Maistresse, s'il m'estoit permis de suivre les inclinations de mon âge, & que les soins de la Republique n'occupassent pas tout mon esprit*, ***je me resolus de favoriser vostre amour, & en effet je luy seray favorable autant qu'il me sera possible. Vostre fiancée a esté traitrée chez moy avec autant de respect que chez vostre Pere, ou que chez le sien. On vous l'a religieusement conservée, afin que je pusse****vous faire un present qui fût digne & de vous et de moy. Je ne vous demande point d'autre reconnoissance de cette faveur, sinon que vous soyez amy du Peuple Romain* ***; et si vous croyez que j'aye quelque probité, comme les Peuples d'Espagne en ont toujours reconnu en mon Pere & mon Oncle, persuadez vous aussy qu'il y en a beaucoup dans Rome qui nous ressemblent, & qu'il n'y a point de Peuple sur la terre que vous deviez moins vouloir pour Ennemy, & souhaitter plutost pour amy.* Ce jeune Prince transporté de joye, serrant la main de Scipion, invoqua tous les Dieux, & les pria de vouloir donner pour luy la recompense de ce bienfait, parce qu'il n'avoit pas le pouvoir de le reconnoistre, selon qu'il en avoit volonté. Alors on fit venir le Pere & la Mere, & les parens de cette fille, qui avoient apporté quantité d'or pour la racheter ; & quand ils virent qu'on la rendoit gratuitement, ils prierent Scipion de vouloir accepter ce present qu'ils luy faisoient, luy protestant qu'il ne leur feroit pas un moindre plaisir, que de leur avoir rendu leur fille avec son honneur & sa chasteté. Scipion voyant qu'ils le prioient avec tant d'ardeur de prendre cét or, leur promit qu'il le prendroit, & leur commanda de le mettre devant luy à ses pieds. Alors se tournant vers Allucius, *Outre le dot*, luy dit-il, *que vostre Beau-pere vous doit donner, je vous donne aussi ce present en faveur de vostre mariage*, & aussi-tost il luy enjoignit de faire enslever cet or, & de le faire emporter avecque luy. Ainsi ce Prince s'estant retiré satisfait des presens & des honneurs qu'il avoit receus, **remplit tout son Païs des louanges de Scipion** ; qu'il estoit venu en Espagne un jeune Romain qui estoit semblable aux Dieux, & qu'il triomphoit par tout par ses armes, par sa douceur & par ses bien-faits. Et ayans fait une levée dans le Pays de son obeïssance, il revint quelques temps apres trouver Scipion avec une Cavallerie de quatorze cens hommes d'élite. ## Rencontre d'Annibal et de Scipion (troisième décade, livre X, p. 357). … Ainsi encore qu'il fust luy-mesme la cause de la guerre, & qu'il eust troublé par son arrivée & les tréves, & l'espérance de s'accomoder ; néantmoins, s'imaginant que s'il demandoit la paix tandis qu'il avoit encore toutes ses forces, les conditions en seroient plus avantageuses que s'il avoit perdu une bataille, **Annibal envoya à Scipion pour demander à conferer avecque luy**. … Au reste, comme Scipion accepta cette conference, **les deux Chefs firent rapprocher leurs Camps l'un de l'autre, … afin de s'assembler de plus prés**, & d'avoir plus de commodité de conferer. Scipion vint camper asez prés de la ville de Nagabate, parce que le lieu estoit commode en toutes choses, & sur tout, parce qu'on n'estoit esloigné de l'eau que de la portée d'un trait. Pour Annibal, il campa à quatre mille de là, sur une eminence qui estoit assez seure & assez commode, si ce n'est que l'eau en estoit un peu esloignée ; & l'on avoit choisi entre les deux Camps un endroit descouvert de tous costez, de peur de quelque embuscade. ## Discours d'Annibal (troisième décade, livre X, p. 358-361). Ainsi les armées de part & d'autre s'estant esgallement esloignées de ce lieu, les deux plus grands Capitaines non seulement de leur siecle, mais de tous les siecles passez, y vinrent pour y conferer avec chacun un truchement. **Ils demeurerent quelque temps l'un devant l'autre sans se parler, comme ravis l'un pour l'autre d'une admiration mutuelle** ; mais enfin **Annibal parla le premier**. *Si les destins*, dit-il*, avoient ordonné, que comme j'ay commencé le premier la guerre, je vinsse aussi le premier demander la paix, je me rejoüis que la fortune ait voulu que ce soit à Scipion à qui je vinsse la demander. Ce ne sera pas sans doute la moins illustre de vos loüanges ; qu'****Annibal, à qui les Dieux avoient donné la victoire de tant de Capitaines Romains****, soit venu vous la ceder, & que vous ayez mis fin à cette guerre plus memorable par vos defaites que par les nostres. En quoy certes****on void un autre jeu de la fortune****, en ce que m'ayant fait prendre les armes durant le Consulat de vostre Pere, & que vostre Pere ayant esté le premier des Generaux des armées Romaines contre qui j'ay donné bataille*, ***je viens aujourd'huy desarmé demander la paix****à son fils. Il eûst sans doute esté avantageux que les Dieux eussent inspiré à nos Peres de se contenter de leur ancien partage, les vostres de l'Empire d'Italie, & les nostres de la domination de l'Afrique. En effet, ny la Sicile, ny la Sardaigne, ne sont pas des recompenses qui soient capables de reparer & la perte de tant de flottes, & la défaites de tant d'armées & la mort de tant de fameux Capitaines : mais il est plus aisé de blasmer que de corriger les choses passées. Que ce soit donc assez que nous ayons attaqué ce qui ne nous appartenoit pas, que nous soyons contrains de défendre les choses qui nous appartiennent, & que non seulement vous ayez eu la guerre en Italie, & que nous l'ayons eue en Afrique, mais que vous ayez veu devant vos portes & au pied de vos murailles les enseignes & les Armées des Carthaginois, & que nous ayons entendu de Carthage le bruit de l'armée Romaine. Ainsi ce que nous devrions avoir en horreur, & ce que vous devriez particulierement souhaitter, on vous vient parler de la paix lors que toutes choses vous sont favorables ; & nous en traittons aujourd'huy, nous à qui il importe particulierement qu'on la fasse, & qui pouvons la conclurre avec asseurance que nos Peuples la confirmeront. Nous n'avons besoin que d'un esprit qui n'ait pas de l'aversion pour le repos & pour la tranquilité publique. Pour ce qui me regarde, comme je retourne vieux en mon pays, d'où je suis party presque enfant ;****l'âge, les prosperitez & les mal-heurs, m'ont instruit de telle sorte que j'ayme mieux écouter aujourd'huy la raison que la fortune. Mais je crains que vostre jeunesse & vostre bonheur perpetuel ne vous donnent des pensées qui soient contraires à la paix ; & certes celuy que la fortune n'a jamais trompé****, ne considere pas beaucoup l'inquietude des evenemens. Vous estes aujourd'huy ce que j'estois auprés de Trasymene,& de Cannes ;****vous receustes le commandement en un âge où l'on est à peine capable de porter les armes****, & alors en entreprenant toutes choses avec un courage extréme, & une hardiesse incomparable*,*** la fortune ne manqua jamais à vos entreprises. Vous poursuivites la vengeance de vostre Pere & de vostre Oncle* ***; & vous tirastes de la fortune de vostre Maison, une****réputation glorieuse de courage & de pieté***. ***Vous avez reconquis les Espagnes****, apres en avoir chassé quatre armées Carthaginoises. Lors qu'on vous eut creé Consul, & que les autres avoient à peine assez de courage pour oser defendre l'Italie*, ***vous traversâtes en Afrique* ***; & apres y avoir taillé en piece deux armées, forcé & bruslé deux camps en mesme heure*, ***pris le puissant Roy Syphax****, &****tant de villes en son royaume & de nostre domination, enfin vous m'avez arraché de l'Italie, dont il y avoit desja seize ans que j'estois en**possession****. Il y a donc de l'apparence que la victoire vous sera plus agreable que la paix, & que vous aymerez mieux les grands desseins que les desseins profitables, mais quelquefois la mesme fortune m'a regardé du mesme œil qu'elle vous regarde maintenant. Que si les Dieux nous donnoient de la****prudence****avec les prosperitez, nous jetterions les yeux non seulement sur les choses qui nous sont desja arrivées, mais aussi sur celles qui peuvent arriver ; & au reste, quand vous voudriez tout mettre en oubly*, ***je suis assez capable de vous fournir tout ensemble un exemple de l'une & de l'autre fortune.**** En effet*, ***moy que vous avez veu nagueres campé entre le Teveron & vostre Patrie, & desja tout prest de monter sur les murailles de Rome, vous me voyez icy maintenant privé de deux freres genereux devant les murailles de ma Patrie presque assiegée, comme vous demandant sa grace, & que vous l'affranchissiez des maux dont j'ay fait peur à vostre Ville****. C'est aux plus hautes & aux plus favorables fortunes en quoy il faut avoir moins de confiance.****Comme vos affaires sont florissantes, & que les nostres sont incertaines, & dans un estat douteux, la paix que vous donnerez sera pour vous glorieuse ; & pour nous qui la demandons, elle sera plus necessaire qu'elle ne doit estre honorable. Enfin une paix certaine est toujours plus avantageuse, & un bien plus asseuré que l'espérance de la victoire. L'une dépend de vous, & est desja entre vos mains,& l'autre est en la puissance & en la disposition des Dieux.****N'exposez donc pas au hazard d'une mauvaise heure, un bon-heur de tant d'années. Représentez vous & vos forces ; & la force de la fortune, & le hazard de la guerre. Il y aura du fer de part & d'autre ; il y aura des corps qui ne sont pas invulnerables ; &****il n'y a point d'occasions où les succés respondent moins aux esperances que dans la guerre & parmy les armes.****Quand mesme vous gagneriez la bataille, vous ne pouvez ajouster tant de gloire à celle qui vous peut venir de la paix que vou donnerez, que vous pouvez vous en oster, s'il vous arrive quelque mal-heur.****Un instant seul est capable de ruiner & de perdre tout ce que vous avez acquis****de reputation & de gloire, & tout ce que vous pouvez en esperer.****Toutes choses, Scipion, sont encore en vostre puissance ; tandis qu'on peut faire la paix ; mais si vous n'y voulez consentir, il faudra prendre la fortune que les Dieux voudront vous donner***. ***On eût pu mettre sans doute M. Attilius Regulus dans le petit nombre des exemples de bonheur & de courage, s'il eust voulu estant vainqueur, donner la Paix à nos Peres, qui la demandoient.****Mais comme il ne pouvoit mettre de bornes ny à son bon-heur ; ny à sa fortune*, ***sa cheute fut d'autant plus rude & plus honteuse, qu'il tomba du lieu plus haut****. Veritablement il appartient à celuy qui donne la paix, d'en****proposer les conditions****, & non pas à celuy qui la demande ; mais peut-estre que nous ne sommes pas indignes d'ordonner nous-mesmes nostre chastiment.****Nous ne refusons point que les choses qui ont esté cause de la guerre, ne vous demeurerent, la Sicile, la Sardaigne, l'Espagne, & toutes les Isles qui sont entre l'Italie & l'Afrique : & les Carthaginois renfermez entre leurs rivages, puisque les Dieux le veulent ainsi, verront vostre domination s'estendre glorieusement****dans les Païs estrangers, sur la mer & sur la terre. Je ne nieray pas que le peu de sincerité qu'ils ont fait paroistre en demandant & en attendant la paix, ne vous rende****leur**foy suspecte**** & douteuse ; mais il importe beaucoup Scipion pour faire un traité de paix, de considerer qui sont ceux qui la demandent. Vostre Senat mesme, comme je l'ay entendu dire, ne l'a pas voulu accorder, parce que l'Ambassade qu'on envoyoit pour ce sujet, n'estoit pas assez venerable ny assez majestueuse. C'est Annibal qui vous demande la paix, &**** qui ne la demanderoit pas s'il ne la croyoit utile* ***; & la mesme****utilité**** qui l'oblige de la demander, l'obligera de la maintenir. Car comme j'ay fait en sorte, tant que les Dieux ne m'ont point envié ma gloire, qu'on n'a point eu de sujet de se repentir de la guerre que j'ay commencée ; ainsi je feray mes efforts pour que personne ne se repente de la paix que j'auray concluë.* ## Réponse de Scipion (troisième décade, livre X, p. 361-362). Scipion fit à peu prés cette réponse à Annibal. Je sçavois bien, Annibal, que les Carthaginois avoient rompu la tréve, & ruiné l'esperance de la paix, par l'esperance de vostre arrivée ; & vous mesme vous ne le dissimulez pas, puisque vous retranchez toutes choses des articles qu'on avoit déja proposez, excepté ce qui est en nostre puissance il y a desja long-temps. Mais au reste, comme vous prenez le soin de faire voir à vos Citoyens de quel grand fardeau vous les deschargerez, ainsi il faut que je fasse en sorte que les choses dont ils estoient demeurez d'accord, ne soient pas ostées des conditions de la paix, pour estre la recompense de **leur perfidie**. Vous vous estes rendus indignes de traiter aux mesmes conditions qu'auparavant ; & cependant vous demandez que vostre fardeau vous soit aujourd'huy profitable. Nos Peres ne commencerent pas les premiers la guerre pour la Sicile, ny nous ne l'avons pas commencée les premiers pour l'Espagne ; mais **le danger où estoient reduits en ce temps-là les Mamertins nos alliez, & de nostre temps la destruction de Sagonte, nous firent prendre les armes** premierement par pitié, & depuis avec justice. Vous nous avez attaquez, comme vous le confessez vous mesme, & les Dieux en sont tesmoins. Aussi nous donnerent-ils alors un succés conforme à la justice de nostre cause ; & comme ils ont desja commencé, ils nous donnerent encore un heureux evenement de cette guerre. Pour ce qui me regarde en particulier, je n'ay pas perdu la memoire ny de la Condition humaine, ny du pouvoir de la fortune, & je sçay que le hazard est ordinairement le maistre de toutes les choses que nous faisons. Au reste, comme j'avouërois moy-mesme que je me serois gouverné avec trop d'orgueil & d'insolence, si avant que je fusse passé en Afrique, j'eusse méprisé les demandes que vous m'eussiez faites de la paix, en sortant volontairement de l'Italie, & après avoir fait embarquer vostre armée ; ainsi maintenant que je vous ay attiré en Afrique comme par la main, & malgré tous vos artifices, il n'y a point de respect qui m'oblige à considerer vos demandes. C'est pourquoy si vous voulez ajouster aux conditions ausquelles on vouloit faire la paix, & dont vous avez connoissance, quelque sorte de reputation, pour avoir pris nos vaisseaux chargez de vivres, & outragé nos Ambassadeurs durant la tréve, j'en parleray à mon Conseil ; mais si ces conditions vous paroissent trop rigoureuses, preparez vous à la guerre, puisque vous n'avez pû souffrir la paix. Ainsi chacun s'estant retiré sans avoir rien resolu, ils firent sçavoir à leurs gens, qu'on avoit tenté en vain par des paroles de faire la paix ; qu'il falloit en decider par la force & par les armes, & prendre enfin telle fortune que les Dieux vouloient envoyer. # Annexe VI : Rappels historiques. ## Chronologie indicative. **221 avant JC** : mort d'Asdrubal, gendre d'Hamilcar Barca ; **Annibal Barca** prend à sa suite le commandement des armées.  **219/218** : siège et prise de **Sagonte** par Annibal ; Début de la seconde guerre punique ; Novembre 218 : bataille du Tessin remportée par Annibal ; Décembre 218 : victoire des Carthaginois à la **bataille de Trébie** (Italie du Nord) : **217** : fin Juin, **bataille de Trasimène** (Italie du Nord). **216** : le 2 août, **bataille de Cannes** (Sud-Est de l'Italie) ; Annibal hiverne à **Capoue** avec son armée. **212 : mort des Scipions** en Espagne (père et oncle de l'Africain) ; Siège de Capoue par les Romains. **211**: poursuite du siège de Capoue ; Marche d'Annibal sur Rome ; Reddition de Capoue ; Scipion est élu Général de l'armée d'Espagne. **210** : capitulation de Salapia (ville d'Apulie, en Italie méridionale) ; **Prise de Carthagène** en un jour par Scipion. **209** : reprise de Tarente par Fabius Cunctator (Italie méridionale) ; Ralliement d'Indibilis et de Mandonius aux Romains ; Victoire de Scipion à Bécula contre Asdrubal Barca. **207** : victoire de Néron sur Annibal devant Grumentum ; Silanus met en fuite l'armée de Magon en Espagne ; Bataille du Métaure, **mort d'Asdrubal Barca** (23 juin) ; Prise d'Oringis par Lucius Scipion (frère de l'Africain) en Espagne. **206** : bataille de Silpia perdue par Asdrubal Giscon (père de Sophonisbe) ; Prise d'Iliturgi, de Castulon, d'Astapa en Espagne par les Romains ; **Rébellion d'Indibilis et de Mandonius** contre les Romains ; Alliance de Scipion avec Massinissa. **205** : Scipion est officiellement chargé de la Sicile ; Débat sur l'autorisation de passer en Afrique ; Nouvelle rébellion d'Indibilis et de Mandonius ; mort des deux frères ; Fin de la guerre d'Espagne. **204** : Syphax épouse la fille d'Asdrubal Giscon, Sophonisbe, et rompt l'alliance avec Rome ; La flotte romaine aborde en Afrique ; Scipion campe près d'Utique. 203 : incendie des camps de Syphax et d'Asdrubal Giscon ; Printemps :** victoire de Scipion aux Grandes Plaines ; le Sénat de Carthage décide de rappeler Annibal d'Italie (fin de l'été).** **Syphax** est fait prisonnier, mort de Sophonisbe ; Conclusion d'une première trêve avec les Carthaginois ; Défaite de **Magon** en Ligurie. Il meurt peu après ; Envoi d'une première ambassade carthaginoise au Sénat. La demande de paix est repoussée. 202 : rencontre entre Annibal et Scipion ; **Bataille de Zama** le 19 octobre ; Annibal revient à Carthage après 36 ans d'absence ; Scipion accorde une nouvelle trêve aux Carthaginois. **201** : une deuxième ambassade carthaginoise vient à Rome demander la paix ; Négociations et traité de paix avec Carthage ; Entrée triomphale de Scipion à Rome. **199** : Scipion est élu censeur ; il devient le *princeps senatus*, le « premier du Sénat ». **195** : Annibal s'exile définitivement et se réfugie auprès d'Antiochus de Syrie. **193-190** : expédition contre Antiochus ; Scipion et son frère Scipion l'Asiatique commandent la première armée romaine qui ait été envoyée en Asie ; Attaques politiques dirigées contre les deux Scipions par Caton le Censeur ; les accusations sont levées mais l'influence des Scipions est brisée ; Scipion se retire en Campanie, à Literne. **183** : pour échapper aux Romains, Annibal s'enfuit à la cour de Prusias ; il se donne la mort ; Mort de Scipion à Literne. ## Les principales batailles de la seconde guerre punique. Les batailles évoquées dans la pièce sont indiquées en gras. Bataille | Date | Vainqueur | Commandants | Forces en présence | Pertes Carthage | Rome | Carthage | Rome | Carthage | Rome Trébie | 218 avant J.-C. | Carthage | Annibal | Publius Cornelius Scipion, Tiberius Sempronius Longus | 28 000 fantassins, 10 000 cavaliers, 38 éléphants | 45 000 | inconnues mais faibles | 20 000 Trasimène | 217 | Flaminius † | 31 à 39 000 fantassins, 10 000 cavaliers | 22 000 fantassins 3 000 à 3 500 cavaliers | 1 500 à 2 500 | 15 000 morts, 10 000 prisonniers Cannes | 216 | Annibal, Asdrubal Barca, Maharbal | Varron et Paul Emile | 55 000 | 86 000 | 6 000 | 50 000, dont 29 tribuns et 80 sénateurs Numistro | 210 | résultat non concluant | Annibal | Marcus Claudius, Marcellus |  |  |  |  Grumentum | 207 | Gaius Claudius Nero |  |  |  |  Métaure | 207 | Rome | Asdrubal Barca † | M. Livius Salinator, G. Claudius Nero | 30 000 | 37 000 | environ 10 000 | inconnues Grandes Plaines | 203 | Asdrubal Giscon, Syphax | Scipion l'Africain |  |  |  |  Zama | 202 | Annibal | Scipion l'Africain, Massinissa | 50 000 fantassins, 4 000 cavaliers, 80 éléphants | 34 000 fantassins, 9 000 cavaliers | 20 000 morts, 11 000 blessés, 15 000 prisonniers | 1 500 morts, 4 000 blessés # Bibliographie. ## Sources historiques de la pièce. Les Vies des hommes illustres grecs et romains, comparées l'une avec l'autre, par Plutarque,... translatées par M. Jacques Amyot,... avec les vies d'Annibal et de Scipion l'Africain, traduites de latin en français par Charles de l'Ecluse Les Décades de Tite Live, avec les Supplémens de J. Freinshemius et les Sommaires complets de Florus ; nouvellement augmentées d'un Abrégé chronologique ; mises en françois par P. Du Ryer ## Documents sur la pièce. ### Concernant sa représentation à la Comédie-Française. Registres des Comediens ordinaires du Roy Registre d'Assemblée ### Concernant sa réception. Diversitez curieuses en plusieurs lettres. Augmentées d'une lettre pour servir de response aux sieurs Gacon et de L'Homme Le Poëte sans fard, ou discours satiriques sur toute sorte de sujets Correspondance de Madame duchesse d'Orléans, extraite de ses lettres originales déposées aux Archives de Hanovre et de ses lettres publiées par M. de Ranke et M. L. W. Holland*e* Épigrammes ## Ouvrages sur Pradon et son œuvre. Scipion l'Africain Notice sur le poète Pradon, dans le Précis analytique des travaux de l'Académie des sciences belles lettres et arts de Rouen Épîtres Une victime de Boileau, Pradon, né à RouenRevue de Rouen et de Normandie A Rival of Racine, Pradon : his Life and Dramatic Works Pradon à la comédie, ou les sifflets Les Ennemis de Racine au XVII*e* siècle Contemporains et successeurs de Racine. Les poètes tragiques décriés, Le Clerc, L'Abbé Boyer, Pradon, Campistron, Revue d'histoire littéraire de la France Racine et PradonQuerelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l'histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu'à nos jours Pradon sifflé, battu et content Dictionnaire de biographies et d'histoire Phèdre de PradonLycée, ou Cours de littérature ancienne et moderne Théâtre de PradonL'Observateur littéraire La Pradonnade ou la guerre des sonnetsŒuvres diverses de Mlle de La R⁎⁎ G⁎⁎⁎, contenant quelques histoires galantes et plusieurs autres pièces Mémoires pour servir à l'histoire des hommes illustres dans la république des lettres Une vieille querelle : Racine et Pradon, Revue bleueRevue politique et littéraire Anthologie de l'amour Correspondance ## Ouvrages sur Annibal et Scipion l'Africain. Scipion AnnibalTragédies et oeuvres mêlées La Mort d'HannibalLe Théatre de Thomas Corneille Annibal et Scipion, ou Les Grands Capitaines avec les ordres et plans de batailles et les annotations, discours et remarques politiques et militaires de Mr le Cte G. L. de Nassau, etc. ScipionThéâtre complet Scipione Affricano Portrait de Scipion l'Africain, ou l'Image de la gloire et de la vertu représentée au naturel dans celle de Mgr le cardinal duc de Richelieu ScipionPoesies diverses Scipione nelle Spagne Le Grand Scipion ## Autres documents antérieurs à 1800. 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Littératures classiques *e*D'Eschyle à Genêt, études sur le théâtre en hommage à Francis Pruner Actes de Lexington 1993 : Pierre Charron : autour de l'année 1715 dans les “Mémoires” de Saint-Simon, la mort dans la littérature du XVIIe siècle Dix-septième siècle *e*Eros in Francia nel Seicento Zeitschrift für frazösische sprache und literatur *e*Dix-septième siècle Le Théâtre tragique La Pastorale française de Rémi Belleau à Victor Hugo Australian Journal of French Studies ------- [1] Abbé de La Porte, *L'Observateur littéraire*, « Théâtre de Pradon », 1760, 1, p. 73. [2] Le premier trait satirique de Boileau à l'encontre de Pradon date de 1675 : *… Que non loin de la place où Brioché préside*, / *Sans chercher dans les vers ni cadence ni son, / Il s'en aille admirer le sçavoir de Pradon.* (*Épîtres*, VIII, Paris, Droz, 1937, p. 64). [3] J.-B. Dubos, *Réflexions critiques sur la poésie et la peinture*, Paris, Mariette, 1733 ; I, section 38, p. 364. Évoquant les œuvres de Pradon et de Hauteroche, Dubos concluait : « dans les tems les plus féconds en artisans excellens, il se rencontre encore un plus grand nombre d'artisans médiocres ». [4] En effet le soupçon sempiternel visant le théâtre reprenait vigueur. La formule provient de Pierre Mélèse : « le théâtre n'était plus ce qu'il avait été quinze ans auparavant : … les successeurs de Corneille, Molière et Racine, surtout préoccupés à « faire de l'argent », n'écrivaient plus guère que pour flatter le goût du public … » (*Le théâtre et le public à Paris sous Louis XIV, 1639-1715*, Paris, Droz, 1934, p. 4). [5] Charles de Beaurepaire cite l'acte de baptême de Pradon : « 21 janvier 1644, baptême de de Jacques, fils de M*e* Jacques Pradon, advocat en la Cour, et damoiselle Marguerite de Lastre. Parrain, noble homme maître Guillaume Godefroy, Grènetier au magasin à sel d'Evreux ; marraine, Anne Louiset ». *Notice sur le poète Pradon*, dans *Précis analytique des travaux de l'Académie des sciences belles lettres et arts de Rouen*, 1896-1898, p. 141-142. [6] On doit cette indication à Marguerite De Lastre elle-même, qui précise dans son testament du 15 mars 1703 que son fils Joseph est plus jeune que ses sœurs (cf. *Notice sur le poète Pradon*, p. 145). [7] « Jacques Pradon le fils et son père appartenaient à la congrégation de la Sainte-Vierge, fondée aux Jésuites de Rouen. Un registre du 24 janvier 1665 au 17 juin 1667 mentionne une aumone faite par MM Pradon père et fils, en même temps que d'autres aumônes des avocats Colleville, Clouet, Le Boullenger Reynaud, … De Lalande, Regneud, Noël, Fontenelle … » (C. de Beaurepaire, *op. cit.*, p. 142). [8] « Épître » de *Pyrame et Thisbé*, dans les* Œuvres de Mr Pradon*, Paris, Compagnie des Libraires Associés, 1744. [9] La pièce fut également traduite en italien au début du XIX*e* siècle, par Giuseppe Bombardini di Bassano (*Piramo e Tisbe*, publ. Venezia, A. Rosa, 1805). [10] On relève dans le *Registre* de La Grange quatre représentations de la pièce en 1677, les 26, 28, 30 novembre, et 3 décembre. En effet ces séances précèdent de peu la création de l'*Electre* de Pradon. Deux autres séances furent également jouées, les 10 et 12 mars 1679. [11] À raison de trois séances, les 4, 6 et 8 août. [12] *Tamerlano*, tragédie adaptée par Clementino, représentée à Rome en 1709, publ. Bologna, Longhi. [13] *El Bayaceto*, traduction de Ramón de la Cruz Cano y Olmedilla, éd. Gibert y Tutó, Barcelona, 1770. [14] Acte cité par Beaurepaire, *op. cit.*, p. 143. Joseph avait quant à lui entrepris une carrière ecclésiastique et était très probablement déjà acolyte cette année-là. Le souci de Madame Pradon quant à l'avenir matériel de ses trois filles se retrouve dans son testament du 15 mars 1703, dans lequel elle fait mention de « leurs infirmités » : « j'estime que Joseph feroit chose digne de luy et de son bon naturel s'il vouloit bien abandonner à ses sœurs la jouissance du peu de bien que je leur laisse, pour subvenir à leur subsistance. Comme il est pourvu d'un bon bénéfice, ce petit surcroit dont elles feroient leur nécessaire ne serait pour luy qu'un superflu peu utille » (*idem*, p. 145-146). On sait en effet que Joseph fut ordonné prêtre de la paroisse de Saint-Vigor de Rouen le 20 septembre 1687, puis nommé à la cure de Bracquetuit en 1689, par Henri-Jules de Bourbon, fils du Grand Condé. Il mourut en 1711. [15] *Op. cit.*, p. 147. [16] Nicéron, *Mémoires pour servir à l'histoire des hommes illustres dans la république des lettres*, Paris, Briasson, 1727-1745, t. XLIII, p. 372. [17] C. de Beaurepaire, *op. cit.*, p. 142 : « En parcourant les registres de la congrégation de la Sainte-Vierge, on trouve indiquée aux *Mises*, en 1676, une dépense de 6 livres pour les semonces aux inhumations de MM. de Frenelles, Langlois, Alexandre et Pradon. Il s'agit ici de Jacques Pradon le père … ». [18] Ce fut le cas lors de la première et de la neuvième représentation. La dizième séance, jouée en présence du Roi, rapporta 1156 livres 5 sols. [19] L'expression est employée par Sainte-Beuve, dans *Port-Royal*, Paris, Hachette, 1860, t. VI, p. 483. [20] L'affaire ne fut réglée qu'avec l'intervention expresse d'Henri-Jules de Bourbon, fils du Grand Condé, qui donna asile à Racine et Boileau et qui parvint à convaincre le duc de leur innocence. [21] Les attributs d'auteur médiocre et sifflé par le public furent inexorablement associés à sa mémoire, ce jusqu'à une époque récente. À la fin du XVIII*e* siècle, J.-M.-N. de Guerle produisait un petit ouvrage en vers, *Pradon à la comédie, ou les sifflets* (publ. Paris, 1799). Une comédie en un acte et vaudeville de Jacquelin et Philidor, intitulée *Pradon, sifflé, battu et content*, fut également représentée en 1800 (publ. Paris, Fages, 1800). [22] À titre d'exemple, l'une de ces anecdotes rapporte qu'à la fin d'une représentation de *Tamerlan*, l'aîné des princes de Conti aurait fait observer à Pradon qu'il plaçait en Europe une ville placée en Asie ; celui-ci aurait répondu : « Je prie votre Altesse de m'excuser, car je ne sais pas trop bien la chronologie. ». Ce type de galéjade fut souvent invoqué par les critiques pour en déduire, comme le fit Mongrédien, qu'« un homme à qui l'on prête, même gratuitement, un tel propos ne peut pas être un génie » (*Une vieille querelle : Racine et Pradon*, dans *Revue pôlitique et littéraire, revue bleue*, Paris, 1921, p. 53). [23] Le registre de La Grange mentionne : « reçu de S. A. R. Monsieur pour les loges qu'il occupa le 26 décembre à *Electre* : 12 louis d'or ». Cette quatrième représentation avait rapporté une recette de 546 livres. [24] *Mercure galant*, janvier 1679, p.33. [25] En effet le *Mercure galant* indique seulement que « *Statira*, pièce nouvelle de M. Pradon, a paru depuis peu de jours sur le Théatre de l'Hotel de Bourgogne » (décembre 1679, p 353). [26] À ce sujet on cite souvent un madrigal que Pradon lui aurait écrit : *Vous n'écrivez que pour écrire*, / *C'est pour vous un amusement*, / *Moi qui vous aime tendrement*, / *Je n'écris que pour vous le dire.* (Quitard, *Anthologie de l'amour*, Paris, 1862, p. 140) [27] Catherine Bernard est l'auteur de romans et de nouvelles, ainsi que de deux tragédies, *Laodamie, reine d'Epire* représentée en 1689, et *Brutus*, jouée en 1690. [28] L'œuvre se présente comme un recueil authentique des lettres que se seraient échangées les deux héros éponymes, manifestement Catherine Bernard et Jacques Pradon. [29] L'auteur dit lui-même dans l'épître à Madame la Dauphine, placée en tête de la pièce, que « depuis un temps dans un profond oubli, / Tranquille il a été toujours enseveli ». [30] *Mercure galant*, janvier 1688, p. 341-342. [31] *Regulus*, publ. Amsterdam, J. Lescailje, 1699. [32]  *L'Attilio Regolo*, rappresentata in Roma nel teatro domestico dell'illustrissimo ... principe di Cerveteri nel carnevale del 1711 ; traduction établie par Girolamo Gigli, publ. Siena, F. Quinza. [33] Voltaire, *Correspondance*, éd. établie par M. Beuchot, Paris, Didot, 1830-1834 ; t. XI, année 1764, p. 433. [34] *Epigrammme contre le “Germanicus” de Pradon*, citée dans l'*Histoire du théatre françois depuis son origine jusqu'à présent* de F. et C. Parfaict, t. XIII, Amsterdam, 1735-1748, p. 391. [35] Cette indication isolée peut laisser supposer que Pradon était joueur, ce qui permettrait d'éclairer au moins partiellement les ressorts de sa subsistance à Paris. [36] La lettre est citée par A. Jal, dans son *Dicitonnaire critique de biographie et d'histoire*, Paris ,1767, p. 998. [37] À l'exception des années 1682, 1687, 1695, 1696. [38] « On a prétendu que Scipion l'Africain était tout entier de Jean Royer de Prades ; mais cela n'est pas possible, à moins que Pradon ait récrit la pièce ». Brunet, C., *Table de Soleinne*, New York, Burt Franklin, 1914, II, p. 24. [39] Registre d'Assemblée de la Comédie-Française, année 1696. Les frères Parfaict indiquent à tort que cette lecture eut lieu un mois plus tard : « Nous trouvons dans les Registres de la Comédie, que M. Pradon avoit présenté sa Piéce le 25 Décembre 1696 … » (*op. cit.*, t. XIV, p. 46). [40] Registre d'Assemblée, année 1696. Tragédie de La Grange-Chancel,* Oreste et Pylade* fut finalement créé l'année suivante, en décembre 1697. [41] *Ibid.* [42] En effet les registres d'Assemblée sont lacunaires, certaines feuilles ayant été perdues. Or la tragédie de l'abbé Genêt,* Polymneste*, créée au mois de décembre 1696, fut vraisemblablement lue et acceptée au cours du mois de novembre, soit avant la lecture de *Scipion l'Africain*. Ce contexte peut contribuer à expliquer le refus de la pièce de Pradon. [43] Registre d'Assemblée de la Comédie-Française, année 1697. [44] C'est-à-dires Son Altesse Sérénissime le Prince. [45] Il semblerait donc qu'il s'agisse de François-Louis de Bourbon Conti, proche du Grand Dauphin, filleul du Grand Condé et cousin d'Henri-Jules de Bourbon-Condé. [46] Registres journaliers de la Comédie-Française, année 1697, vendredi 22 février, dimanche 24 février et mardi 6 mars (cf. tableau en annexe V). [47] F. et C. Parfaict, *op. cit.*, t. XIV, p. 46. [48] Les Frères Parfaict ont sans doute tiré cette conclusion au regard des deux lectures de *Scipion l'Africain*, qui aboutirent à des résultats opposés, d'abord au refus de la pièce, puis à son acceptation à la majorité des voix. [49] À titre d'exemple, deux extraits du manuscrit sont adjoints en annexe II. [50] Ont été supprimés : 48 vers dans les scènes 4 et 5 de l'acte IV (voir annexe I, 1), et 4 vers dans la scène 6, V. [51] Il s'agit de Celsus, qui dans le manuscrit n'est présent qu'à la scène 2 de l'acte II. Son rôle consiste à introduire et à cacher Lucéjus dans le camp romain. [52] On peut penser qu'elles furent mises au point après la seconde lecture de la pièce devant l'assemblée des acteurs, et avant les représentations qui débutèrent un mois et demi plus tard, ce qui coïncide avec la description des Frères Parfaict. On peut aussi supposer que les modifications furent établies au cours des représentations et à l'épreuve de la scène. En tout état de cause, les corrections ne peuvent avoir été postérieures à la publication de la pièce qui eut lieu à la fin mars, car l'édition imprimée comporte plusieurs éléments qui sont absents du manuscrit, comme les vers 1193-1196, ou encore certaines didascalies (par exemple, « il s'assiet », indication placée entre les vers 734-735), et quelques légères retouches sur une demi-douzaine de vers (v. 625, 1071-1072, 1134, 1184, 1275) : si le manuscrit avait été modifié au mois d'avril, en fonction de l'édition, ces retouches auraient logiquement été indiquées. [53] Le rajout de deux didascalies (entre les vers 727 et 728, 870 et 871) et la modification d'une troisième (entre les vers 470 et 471) donnent également à imaginer une mise au point des action scéniques accomplies par les acteurs : à titre d'exemple, il fut indiqué à la fin du discours d'Annibal que les deux Généraux « se levent » (v. 870-871). [54] La liste des acteurs figure chaque jour sur la page de gauche du registre, la page de droite étant occupée par le décompte de la recette et des frais engagés à l'occasion des représentations. [55] Registre journalier de l'année 1697, vendredi 22 février. [56] Il s'agit d'Etienne Boyron, dit Baron, fils de Michel Boyron, dit également Baron. « Il joua d'original le role du jeune *Attilius*, dans la Tragedie de *Régulus* … Il débuta après Pâques de l'année 1695 & remplit avec succès les seconds roles tragiques » (*Dictionnaire des théatres de Paris*, C. et F. Parfaict, Paris, Rozet, 1767). [57] Il s'agit de Baron père, Michel Boyron : « La retraite de Baron, en 1691, jeta la comédie dans le plus grand embarras. … On prit le parti d'essayer plusisieurs sujets fameux dans la province. … Les comédiens n'hésitèrent pas à faire paraître Beaubourg …. Le public en fut assez satisfait … Convaincus … que de tous ceux dont ils pouvaient essayer les dispositions, Beaubourg était le meilleur, les acteurs demandèrent un ordre de réception pour lui …. » (P.-D. Lemazurier,* Galerie historique des acteurs du Théâtre*, Paris, J. Chaumerot, 1810 ; t. I, p. 122-123). [58] « Barthélémy Gourlin, sieur de Rosélis … parut pour la première fois à Versailles le 1*er* mars 1688 par le rôle de *Mthridate*, à Paris le 30 du même mois dans le *Stilicon* de Thomas Corneille, et fut reçu pour remplacer Lathuillerie dans les rôles de rois et de paysans. Il joua d'original les rôles de *Mitrane* dans *Tiridate* en 1691, et du *Capitaine* dans le *Muet* » (Lemazurier, *op. cit.*, t. I, p. 530). [59] Lemazurier, *op. cit.*, t. I, p. 119. [60] Du lundi au samedi, alternaient à Versailles soirée « de comédie » et soirée « d'appartement », durant lesquelles il n'y avait pas de théâtre. [61] Cf. annexe V, mardi 26 février et samedi 23 mars. Le Comte, dit « comédien médiocre », jouait principalement les rôles de « conseiller, greffier, notaire » (*Dictionnaire des comédiens français*, H. Lyonnet, Genêve, 1969 ; vol. 2, p 320). [62] Celles-ci étaient créées de novembre à mars, tandis que les petites comédies étaient créées au printemps ou en été. [63] C'est ce que vient confirmer l'indication sur le registre du 18 février : « Lundy Gras dernier cy ». [64] Quant à la pièce de Boyer, on ignore ce qu'il advint, car à notre connaissance aucune pièce émanant de lui ne fut jouée à la Comédie-Française en 1697. Les acteurs avaient déjà refusé de rejouer *Zénobie* lors de la lecture du 11 juillet 1696. On sait également qu'une pièce de Boyer fut lue le 1*er* mars 1697, et que l'assemblée décida de même : « celle-ci n'estant point nouvelle, on ne la doit point joüer et … si l'on juge à propos de la representer par la suite il faudra joüer *L'heureux Polycrate* qui est la mesme chose » (*Registre* d'Assemblée, 1696-1697). [65] Les principales informations fournies par ces registres sont retranscrites en annexe V. [66] À la première représentation, les loges basses furent mises au double, le prix des billets à 3 livres fut élevé à 5 livres 10, celui des billets à 30 sols à 1 livre 10, et celui des billets à 20 sols à 1 livre. Seul le parterre fut maintenu à 15 sols. Lors des quatre autres séances, les prix furent remis au simple, à l'exception des billets à 30 et 20 sols. Lors de ces cinq représentations, les recettes chutèrent de 1444 livres 10 sols – somme recueillie à la première séance – à 283 livres 10 sols. [67] Lancaster explique que le théâtre de la rue des Fossés pouvait au moins contenir 2000 personnes, sans doute davantage, mais qu'en général le public était loin de remplir la salle (nous traduisons : « The theater of the rue des Fossés held at least two thousand persons, probably more than that, but the usual attendance was far from filling the hall », *The Comédie-Française, 1701-1774, plays, actors, finances*, 1951, Philadelphia society, p. 594). [68] À noter que les représentations des 13, 14 et 15 mars, réalisées dans cet intervalle, sur des titres comme *Tartuffe* et *Iphigénie*, rapportèrent des recettes d'autant plus faibles, à savoir 341 livres 5 sols, 247 livres 15 sols et 425 livres 10 sols (cf. liste des pièces, annexe IV). [69] Jean-François Régnard venait de remplir le théâtre avec sa nouvelle comédie en 5 actes intitulée *Le Joueur*, créée en date du 19 décembre 1696, et donnée avec grand succès le 17 mars, pour sa dix-neuvième représentation (cf. liste des pièces, annexe IV). [70] À noter que la quasi-totalité des corrections pratiquées sur le manuscrit fut maintenue dans l'édition imprimée, à l'exception de trois vers qui furent repris au texte initial (v. 591, 1129 et 1197), et d'un hémistiche qui mêla la formulation d'origine à la version modifiée (v. 607). Il est en outre intéressant de relever le fait que Pradon apporta quelques retouches à sa pièce à l'occasion de sa publication, ajoutant quatre vers au début du cinquième acte (v. 1193-1196), pratiquant de légères modifications sur six vers (voir la différence entre les variantes indiquées en note et le texte de l'édition aux vers 625, 1071-1072, 1134, 1184, 1275), et introduisant de nouvelles didascalies pour faciliter la lisibilité de l'œuvre (« seul » (v. 580-581), « il s'assiet » (v. 734-735), « elle sort » (v. 1276-1277)). [71] Cf. annexe VI, 2. [72] Cf. annexe V, samedi 2 mars, informations recueillies dans les deux registres. [73] *Correspondance de Madame, duchesse d'Orléans*, traduction E. Jaeglé ; deuxième édition, revue et augmentée, Paris, E. Bouillon, 1890, vol. 1, p. 146. [74] Cette fois *Scipion l'Africain* fut joué avec *Le souper mal apprêté*, comédie en un acte et en vers de Hauteroche. [75] À compter du mois de mai, outre deux représentations de *Regulus* le 5 et le 23 de ce mois, les acteurs décidèrent de rejouer *Pirame et Thisbé*, à raison de 10 séances jusqu'au mois de novembre : les 19, 27, 31 mai ; les 13, 15, 23 juin ; les 1*er* et 25 juillet ; le 11 septembre et le 12 novembre. [76] Une pièce intitulée *Scipion l'Africain* fut représentée au Théâtre de la République en 1798, mais elle n'a aucun rapport avec la pièce de Pradon. Il s'agit d'un trait historique en un acte et un prologue de Louis-Edme Billardon de Sauvigny, créé le 9 janvier 1798, et joué en tout trois fois (les 9, 11 et 14 janvier). [77] Les Frères Parfaict ont omis de comptabiliser cette représentation, ainsi que les deux séances du mois d'avril, indiquant que « cette Tragédie a été poussée jusqu'à la quatorziéme représentation, qui en fut donnée le Vendredi 22 Mars, veille de la Clôture du Théatre » (C. et F. Parfaict, *Histoire du théatre françois depuis son origine jusqu'à présent*, Amsterdam, 1735-1748, t. XIV, p. 50). [78] Léris, A. de, *Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres*, Paris, Jombert, 1763, p. 400. [79] Cf. tableau en annexe V. [80] Abbé L. Bordelon, *Diversitez curieuses en plusieurs lettres, augmentées d'une lettre pour servir de response aux sieurs Gacon et de L'Homme*, Amsterdam, Hoogenhuysen, 1699, t. II, lettre 67, p. 393-394. [81] Celle-ci est citée à la page 34. Elle s'inscrit dans une suite d'épigrammes écrites par Gâcon à l'encontre de Pradon, publiées dans *Le Poëte sans fard* avec les réponses que ce dernier y apportait (publ. 1701, voir « Satire III contre les femmes », p. 11 ; épigrammes LXIII, LXXXIX et XC, XCI et XCII, XCV, p. 253 à 279). Les traits acerbes de Gâcon ne raillaient pas seulement Pradon, chargeant également Perrault, ou encore l'abbé Boyer. [82] J.-B. Rousseau venait de produire son *Flatteur*, comédie en cinq actes créée le 24 novembre 1696, qui fut jouée une fois en alternance avec *Scipion*, le 19 mars, pour une recette de 454 livres 10 sols. [83] « Contre Pradon », *Epigrammes*, Paris, Sansot, 1911, CXIII, p. 68. Le reste de l'épigramme fait référence à la querelle qui opposait Pradon à Boileau, et blâme le « courroux » de Pradon envers son antagoniste. [84] C'est en effet à tort que T.-W. Bussom pense que J.-B. Rousseau confond la pièce de Pradon avec une tragédie de De Prade intitulée *Le Grand Scipion* : « Rousseau in the verses addressed to Pradon confuses the *Grand Scipion*, tragedy by Prade, with Pradon's Scipion » (*A rival of Racine, Pradon*, Paris, Champion, 1922, p. 43). Cette thèse n'est pas recevable, dans la mesure où aucun document ne peut l'étayer, en dépit des recherches effectuées sur la question, et que l'on ne connaît que trois pièces émanant de Jean le Royer de Prade, à savoir *La Victime d'état* (1649), *Annibal* (1649) et *Arsace* (1666). [85] C. et F. Parfaict, *op. cit.*, t. XIV, p. 50. Voir également la note 77. [86] Il existe trois éditions posthumes de *Scipion l'Africain*, incluses dans le recueil des œuvres de l'auteur : *Œuvres de Mr Pradon*, Paris, Ribou, 1700 ; *Théâtre de Mr Pradon*, Paris, Veuve Mabre-Cramoisy, 1732 ; *Œuvres de Mr Pradon*, Paris, Compagnie des Libraires Associés, 1744. [87] Voir à ce sujet la note 40 de l'acte II. [88] On dénombre quatre pièces intitulées *Annibal*, émanant de G. Scudéry (1631), de De Prade (1649), de Riupeirous (1688), et de D. de Colonia (1691), auxquelles s'ajoute *La Mort d'Hannibal* de Th. Corneille (1668), *Scipion* de Desmarets (1639) et *Le Sac de Carthage* de Puget de la Serre (1642), tragédie ensuite mise en vers par Monfleury et donnée sous le nom de *La Mort d'Asdrubal* en 1647. [89] Amyot traduisit *Les vies des hommes illustres grecs et romains* de Plutarque entre 1559 et 1565. Les *Décades* de Tite-Live traduites par Du Ryer furent publiées pour la première fois en 1643. [90] *Mercure galant*, janvier 1685, p. 13. [91] « Florus, dans lequel j'ai pris mon sujet, nous apprend la révolte de ce Tribun … » (« Préface » de *Régulus*, dans *Œuvres de Mr Pradon*, Paris, Compagnie des Libraires associés, 1744). [92] « Préface » de *Régulus*, dans les *Œuvres de Mr Pradon*, Paris, Compagnie des Libraires Associés, 1744 (nous soulignons). [93] Toutefois l'auteur a également emprunté à *Les Vies des hommes illustres grecs et romains* de Plutarque le nom du prince « Luceius », qui se prénomme « Allucius » chez Tite-Live. Pradon a peut-être fait ce choix pour éviter la diérèse et les hiatus qu'occasionnait le nom d'Allucius. [94] L'histoire de Panthée fut plusieurs fois mise en scène au cours du XVII*e* siècle, notamment par Alexandre Hardy (1604) et par Tristant l'Hermite (1639) : « apres la victoire obtenuë par le grand Cyrus Roy de Perse, sur les Assyries, Panthée, Dame aussy rare en vertu, qu'accomplie en beauté, femme d'Abradate, Prince de la Susienne, se treuve prisonniere du vaincoeur, qui selon sa clemence ordinaire, la traite fort humainement …. Elle tire son mary Abradate au party de Cyrus, qui le fait chef d'une partie de ses forces …. » (Argument de *Panthée* de A. Hardy, dans *Le théatre d'Alexandre Hardy*, Paris, J. Quesnel, 1624). [95] Cet épisode avait également été largement illustré dans la peinture européenne, qui l'avait emblématisé en thème de la « continence de Scipion », pour symboliser l'idée de la Justice ou de la Clémence. Aux XVI*e* et XVII*e* siècles, les principales toiles reprenant ce thème sont : *La Clémence de Scipion* de Giulio Romano (1688, tapisserie des Gobelins) ; *La continence de Scipion* de Nicolò dell'Abbate (1555), et sous le même titre, les œuvres de Lambert Lombard (1547, dessin), Nicolas Poussin (1645, dessin), Gerbrand Van den Eeckhout (1669) et Nicolaes Cornelisz Moeyaert (XVII*e* siècle). [96] L'intrigue du *Sac de Carthage* de Puget de la Serre (1642) mettait également en scène la prise de Carthagène par Scipion, qui y était l'un des héros, mais la pièce n'abordait nullement l'épisode de la prisonnière Celtibérienne : le nœud de l'action consiste en ce que le frère d'Annibal, Asdrubal, projette de négocier avec les Romains avant l'assaut sur la ville, afin de sauver sa femme et sa fille. Cependant celles-ci, refusant par allégeance une telle compromission, finissent par se donner la mort, et sont imitées par Asdrubal. [97] *Scipione Affricano* : Venetia, S. Curti e F. Nicolini, 1664. [98] *Il Trionfo della continenza considerata in Scipione Affricano*, Perugia, Ciani, 1677. [99] Elle le fut au cours de l'année 1697 par le libraire lyonnais Jacques Guerrier. [100] Cette pièce date de 1649. De Prade place la scène en Italie méridionale, alors qu'Annibal se trouve aux portes de Rome. Cependant le héros délaisse quelque peu ses impératifs militaires au profit de son amour pour Octalie sa captive, Dame romaine dont il ignore l'identité jusqu'à l'acte III. À la scène 8 du dernier acte, Annibal est frappé d'*étonnement* : découvrant suite à un songe qu'Aronce, l'amant d'Octalie, menaçait ses jours, il décide de rendre la liberté à sa prisonnière, avant de quitter la scène pour préparer l'assaut sur Rome. [101] Voir le schéma de construction dramaturgique en annexe VIII. [102] Le texte de Tite-Live est entièrement retranscrit en annexe VII, 1. [103] En effet dans la tragi-comédie de Desmarets, Scipion rencontre Olinde, sa captive, à la scène 4 de l'acte IV, et ne peut s'empêcher de s'éprendre d'elle en la voyant : l'obstacle est ainsi envisagé *ab ovo*, alors qu'au début de la pièce de Pradon, Scipion aime déjà Ispérie, l'intrigue débutant *in medias res*. [104] *La Poëtique*, Jules de La Mesnardière, Paris, A. de Sommaville, 1639, t. I, p. 35-36. [105] Pradon avait également invoqué l'argument de la vraisemblance pour justifier l'amour d'Ulysse dans sa *Troade* : « Il me semble cependant qu'il n'est pas éloigné du vrai-semblable, qu'Ulisse, qui étoit un des plus galans hommes de la Grece, eût pris un peu de tendresse pour une Princesse aussi aimable que Polixene » (« Préface » de *La Troade*, dans les *Œuvres de Mr Pradon*, Compagnie des Libraires Associés, 1744). [106] Or si Cyrus ne s'est point épris de Panthée, c'est précisément parce qu'il ne l'a jamais regardée : Panthée* Quoi, ne sçavez-vous pas qu'il ne m'a jamais vuë ? …* / *Il m'a parlé trois fois : mais ce Prince est si sage*, / *Qu'il n'a jamais porté les yeux sur mon visage.* (III, 2) [107] Il s'agit du discours tenu par Scipion au fiancé de la captive (*op. cit.*, vol. 5, p. 84 ; cf. annexe VII, 1). [108] *La Poëtique*, Jules de La Mesnardière, Paris, A. de Sommaville, 1639, p. 311. [109] En effet Asdrubal, frère d'Annibal, était le chef de l'armée ennemie lors de la reconquête fulgurante des Espagnes par les Romains, réalisée sous l'impulsion du jeune Scipion. [110] Pour le résumé de la pièce, voir la note 96. [111] On remarque que dans *Annibal* de D. de Colonia, c'est exactement l'inverse qui se produit : l'action se situant environ quatorze ans plus tôt, en 216 avant J.-C., c'est Annibal qui détient l'avantage militaire et qui siège aux portes de Rome avec son armée. Toutefois le héros propose la paix à son captif Scipion (père de l'Africain), dont il recherche l'appui, car il compte se prémunir contre les menaces de Carthage qui doute de sa bonne foi. Or en échange de son offre, il pose la garantie *sine qua non* que Scipion lui concèdera sa fille Emilie en mariage. Après de nombreuses péripéties, la pièce s'achève sur un dénouement heureux, car les personnages découvrent qu'Emilie est sœur d'Annibal : le héros consent alors à la paix avec l'Italie. [112] Placer la bataille entre les actes IV et V, et non à la suite de l'acte V, présentait un intérêt d'ordre symbolique touchant à l'édification du héros éponyme (voir à ce sujet la page 38 § 2 et la page 39 § 1 notamment). De plus cela donnait l'occasion à Annibal de rompre lui-même les pourparlers de paix (voir la page 45, § 3 sqq). [113] *Op. cit*., vol. 5, p. 84. [114] Dans la pièce, celui-ci est évoqué sous le nom d'Hyerbal, et a délégué à sa mort son rôle paternel à son frère. Asdrubal Barca périt en effet dans la bataille du Métaure en 207 avant J.-C. [115] Georges Forestier, *Passions tragiques et règles classiques. Essai sur la tragédie française*, Paris, Klincksieck, 1996, rééd. Genêve, Paris, Presses Universitaires de France, 2003, p. 212. [116] « Théâtre de Pradon », dans *L'Observateur littéraire*, Paris, Veuve Bordelet, 1760 ; vol. 1, p. 89. [117] F. et C. Parfaict, *op. cit.*, t. XIV, p. 50. [118] *Op. cit.*, vol. 1, p. 92. [119] « Erixene is almost altogether unnecessary » (*A History of French dramatic Literature in the Seventeenth century*, Baltimore, the Johns Hopkins Press, 1929-1942, IV, p. 366). [120] « The presence of Erixène is inexplicable » (*A Rival of Racine, Pradon : his Life and Dramatic Works*, Paris, Champion, 1922, p. 169). [121] À noter qu'il apparaissait dans deux scènes à l'acte IV dans la version originale du manuscrit : Annibal y découvrait l'amour d'Erixène pour Scipion, ce qui ne relevait que d'un intérêt épisodique sans incidence sur l'action. Ce passage fut entièrement récrit et une partie du texte d'Erixène fut reversé à Ispérie. Voir l'annexe I. [122] Nous traduisons : « The information she gives to Hannibal's envoy might easily be obtained from other sources », *op. cit.*, p. 366. [123] Voir la note 1 de l'acte II. De plus Pradon a fait en sorte que tout au long de la pièce, Ispérie ne prête pas attention à l'amour du héros, celle-ci déclarant « *Je songe à mon Amant & néglige le reste*, / *Tous les autres objets me touchent foiblement* … (II, 1, v. 366-367). » [124] En effet la confidente d'Eryxe se prénommait Barcée dans la *Sophonisbe* de Corneille. [125] Mandonius était un chef celtibérien, tout comme son frère, Indibilis, prince des Ilergètes. Ces deux personnages sont évoqués à quatre reprises au sein de la pièce : v. 390-391, v. 564, v. 1119, v. 1226. Voir la note 15 de l'acte II. [126] Tite-Live, *op. cit.*, troisième décade, livre VI, p. 81-82. Cet épisode intervient ainsi immédiatement avant la libération de la fiancée d'Allucius (texte retranscrit en annexe VII, 1). [127] Plutarque, *Les Vies des hommes illustres grecs et romains, translatées par M. Jacques Amyot,... avec les vies d'Annibal et de Scipion l'Africain, traduites… par Charles de l'Ecluse* ; Paris, Gesselin, 1609 ; « Vie de Scipion l'Africain », t. II, p. 1009. [128] Abbé de La Porte, *op. cit.*, vol. 1, p. 89. [129] *Le Poëte sans fard, ou Discours satiriques sur toute sorte de sujets*, 1701, épigramme XCV, p. 279. [130] Toutefois ceci ne l'empêchait pas de formuler un avis favorable à l'égard de la pièce (lettre du 24 mars 1697, *op. cit.*, vol. 1, p. 146). Voir le reste de la lettre retranscrit en page 16. [131] *Op. cit.*, p. 117. [132] *Dictionnaire dramatique*, Paris, Lacombe, 1776, t. I, p. 70. [133] Plutarque, *op. cit.*, « Vie de Scipion l'Africain », p. 1007. [134] « Préface » de *Regulus*, dans *Œuvres de Mr Pradon*, Compagnie des Libraires associés, Paris, 1744. [135] *Op. cit.*, vol. 1, p. 146. [136] *La Poëtique*, Paris, A. de Sommaville, 1639, p. 250. [137] *Dictionnaire historique de la langue française*, Le Robert, 2006, article « chanter ». [138] C'est le cas à l'acte II scène 4 et à l'acte V scène 6. La vue de la dame assume en effet le rôle d'un moteur dramaturgique, car c'est par elle que survient l'amour. Ainsi dans *Panthée* de Tristant l'Hermite, si le Roi Cyrus ne s'éprend point de l'héroïne, c'est parce qu'il ne la regarde pas : « Cyrus* : Araspe en m'en parlant me l'a depeint si belle*, / *Que je croirois faillir, & beaucoup hazarder*, / *Si dans cet entretien j'osois la regarder ….* (I, 1) ». [139] L'intrigue de la pièce est résumée à la note 100. [140] Ces deux formules sont employées par Plutarque dans sa « Comparaison d'Hannibal avec P. Scipion » (*op. cit.*, p. 1035). [141] Cependant la dramaturgie de *Regulus* diffère de celle de *Scipion l'Africain* : la tragédie dépeint le passage du bonheur au malheur du héros, qui, victorieux au début de la pièce, est fait prisonnier des Romains entre le deuxième et le troisième acte. Les deux derniers actes mettent en œuvre une esthétique de la déploration, car Régulus a déjà pris sa décision – refusant que sa vie ne soit le prix du renoncement de Rome face à Carthage – et le dénouement est déjà exprimé, par l'annonce de la mort sacrificielle du héros. [142] Cette structure avait déjà été mise en scène par Pradon dans *Tamerlan* : bien que suscitant un résultat analogue – la réunion d'Astérie et d'Andronic sur décision du héros –, l'action de cette pièce reste toutefois fondamentalement différente de celle de *Scipion l'Africain*, car « c'est la mort de Bajazet qui en fait la catastrophe » , selon les termes de Pradon dans la préface de cette pièce, et qui aiguillonne l'effort du héros – à noter en ce sens que la pièce s'intitule *Tamerlan ou La Mort de Bajazet*. En effet Tamerlan déclare : « *Il Bajazet triomphe du Sort ; & je veux aujourd'hui*, / *En triomphant de moi, faire encor plus que lui.* (V, 5) ». [143] Nous traduisons : « *Scipio's triumph over himself … seems rather a device to reunite the lovers* » (*op. cit.*, p. 367). [144] *Op. cit.*, t. XIV, p. 48. [145] Il étaie ainsi qu'« il n'est pas croyable qu'en aussi peu de temps que doit durer une Action, un homme change de Mœurs, d'inclinations & de maniéres. Si l'on fait paroître au Théatre une personne dont l'esprit soit extrémement amoureux, il faut qu'elle demeure telle jusqu'à la fin de l'Avanture … » (*op. cit.*, p. 292). [146] Georges Forestier, *Essai de génétique théâtrale*, Genève, Droz, 2004, p. 306. [147] À ce sujet, le ralliement du fiancé émerveillé, déjà décrit chez Tite-Live, et brièvement transposé par Pradon, n'est pas sans rappeler la conversion d'Emilie à la scène V, 3 de *Cinna* : « *Et je me rends, Seigneur, à ces hautes bontés ;* … / *Ma haine va mourir, que j'ai crue immortelle* ; / *Elle est morte, et ce cœur devient sujet fidèle* ; / *Et prenant désormais cette haine en horreur*, / *L'ardeur de vous servir succède à sa fureur.* (V, 3 ; v. 1715 ; v. 1726-1728) [148] Georges Forestier, *op. cit.*, p. 305. [149] Phrase citée supra, extraite du « Théâtre de Pradon », par l'Abbé de La Porte, *op. cit.*, vol. 1, p. 89. [150] On sait par exemple qu'ils accordaient fréquemment des délais aux auteurs pour leur permettre de corriger leur ouvrage et leur donnaient même des conseils sur les modifications à apporter. [151] Voir le § 2 page 12 et la note 70. [152] Voir tableau en annexe III. [153] Scipion y donnait à entendre que le prince Lucéjus pouvait menacer ses jours : « *Et me répondez-vous de la mienne* ? de ma vie (voir la note 24 de l'acte V). » [154] La formulation figurant sur l'édition imprimée emprunte sa matière à ces deux versions : « Méprisons ses attraits, et peut-être en ce jour / Qu'Erixene sçaura détruire cet amour ». [155] En 1701, il fut même décrété qu'aucune nouvelle pièce ne serait jouée sans avoir été préalablement présentée à D'Argenson : « Sa Majesté … ne veut pas qu'ils représentent aucune piece nouvelle, qu'ils ne vous l'ayent auparavant communiquée, son intention estant qu'ils n'en puissent représenter aucune qui ne soit dans la derniere pureté » » (lettre du 31 mars, adressée par le duc de Trémoille, Premier Gentilhomme de la Chambre du Roi ; citée dans *La Comédie-Française, histoire administrative, 1658-1757*, J. Bonnassiès, Paris, 1873, p. 274). [156] Ces attributs correspondent en effet à la description de Plutarque : « Hannibal a toujours usé de finesses, ruses, & de toutes sortes de tromperies. Pourtant l'apelent tous les auteurs Grecs & Latins capitaines tres-cauteleux & tres-rusé. ….Tous auteurs reprenent ces choses en luy …. » (*op. cit.*, « Comparaison d'Hannibal avec Scipion », p. 1033). [157]  Nous traduisons : « *Hannibal's role is that of a defeated leader, suing for peace* » (*op. cit.*, p.  366). [158] *Rhétorique*, II, 12, « Des Caractères la vieillesse », 1389 b et 1390 a, édition Médéric Durfour, Paris, Les Belles Lettres, 1960, p. 93. [159] « On dit qu'il n'entendit les ordres de Carthage qu'avec du dépit & de la colere, qu'à peine en les entendant il se pût empêcher de verser des larmes ; … que personne n'a jamais abandonné sa Patrie avec tant de déplaisir & de douleur …, qu'Annibal se retira du Pays de ses Ennemis ; … qu'il accusoit les Dieux & les hommes, & qu'il se mettoit en colere contre luy-mesme, *de n'avoir pas mené à Rome après la bataille de Cannes, ses soldats encore sanglans de la défaite des Romains* … » (Tite-Live, *op. cit.*, vol. 5 ; III, 10, p. 346-347). [160] Plutarque, *op. cit.*, p. 954. [161] Cf. annexe VII, lignes 27-29 ; nous soulignons. [162] *Op. cit.*, t. XIV, p. 49-50. [163] Voir les notes 20 à 59 de l'acte III. [164] Cette réaction s'explique notamment par l'attitude des Carthaginois qui, après avoir dépêché une première ambassade pour conclure la paix, rompirent la trêve en assaillant des navires romains, avant même l'arrivée d'Annibal. De plus les offres concédées par ce dernier lors de la conférence concernaient des territoires déjà reconquis par les Romains (cf. discours d'Annibal et de Scipion en annexe VII, 3 et 4). [165] Nous traduisons et rectifions : « *Hannibal ends his debate over the fate of nations by gossiping about the love of his sister* … » (Bussom, *op. cit.*, p. 169). En effet Bussom a ici commis la méprise de nommer Ispérie « sœur » d'Hannibal. Il doit s'agir d'une coquille, car l'erreur est un hapax au sein de l'ouvrage. [166] Scipion, emporté par la « rage » face au soulagement d'Ispérie, en est venu à soupçonner Annibal de connivence avec Lucéjus qui s'apprête à assaillir le camp romain. [167] Furetière, *Dictionnaire universel*, La Haye/Rotterdam, A. et R. Leers, 1690 ; 3 vol. [168] Scipion approuvait également ce revirement, qualifiant rétrospectivement les pourparlers de paix d'« indigne traité » au vers 1184. [169] En effet, l'*ethos* belliqueux attaché à Annibal pourrait se résumer à ce portrait qu'en fait Plutarque, dans sa « Comparaison d'Hannibal avec P. Scipion » : « plusieurs ont en admiration la fierté & hardiesse d'Hannibal, qui apres avoir pillé Saguntus, osa venir des extremes fins de la terre en Italie, & menant quant & luy une grosse armee …, vint provoquer une tres puissante chose publique, … & apres avoir gagné plusieurs batailles, & tué des consuls & des capitaines, vint planter son camp devant la ville de Rome, & esmouvoir les Rois estrangers & les plus loingtaines nations à faire la guerre aux Romains. Celuy qui a sçeu faire telles choses, ils l'estimerent avoir esté un tresgrand & tres-vaillant capitaine » (*op. cit.*, p. 1032-1033). [170] Dans la tragédie, Pradon a purifié Annibal, qui fait exception à la perfidie des Carthaginois. Scipion dit ainsi : « *Mais Cartage, Seigneur, & perfide, & cruelle, / Est indigne après tout que vous parliez pour elle* (v. 854-853). » [171] C'est précisément vers le conflit entre *ethos* et *pathos* que pointent les nombreux emplois en syllepse du mot « cœur » (cf. par exemple le vers 228) ainsi que les dérivatifs de « fier », comme « fierté », ou « fierement » (v. 294, 1060) : en dépît de leur fréquence dans le texte de la pièce, ces mots ne sont donc pas que de simples utilités lexicales. [172] « L'Auteur … fait de *Lucejus* un jeune étourdi » (Abbé de La Porte, *op. cit.*, p. 89). Le mot était déjà chez les Frères Parfaict : « c'est un étourdi » (*op. cit.*, p. 50). [173] La Mesnardière, *op. cit.*, p. 1221-1222 ; nous soulignons. [174] *Op. cit.*, p. 50. [175] *Rhétorique*, II, 12, « Des Caractères les âges : la jeunesse  », 1389 a et b, édition Médéric Durfour, Paris, Les Belles Lettres, 1960, p. 91-92. [176] La modification pratiquée sur le manuscrit au vers 1203 est à et égard révélatrice, le désignateur « ce heros » ayant été rectifié en « cet amant ». [177] *Uniquement* « signifie aussi … preferablement à tout autre …. *Il l'aime uniquement.* » (*Dictionnaire* de l'Académie française, Paris, J.-B. Coignard, 1694). [178] Citations de tite-Live, texte retranscrit en annexe VII, 1. [179] Voir supra, « la mise en œuvre des sources historiques ». [180] Furetière, *op. cit.*, article « estourdi ». [181] J. Morel, « Pastorale et tragédie », dans *La Pastorale française de Rémi Belleau à Victor Hugo*, Paris, « Biblio 17 » n° 63, 1991, p. 49. [182] En effet on lit à l'acte II scène 3 : « Junie *Vous trompez-vous mes yeux, vous trompez-vous mon ame* ? / Scevole *Est-ce vous que je vois* ? / Junie* Mais plustost est-ce toy …* ? / *Je ne te conoy point sous ces honteuses armes ….* » [183] Cf. annexe II, extraits du manuscrit. Voir également le § 2 page 12. [184] Cf. tableau en annexe III. Ispérie est présente dans 14 scènes sur 29 : c'est presque autant que Scipion, qui assiste à 15 scènes. Lucéjus n'est quant à lui prodigué que dans 3 scènes, à raison de 102 vers et 7 syllabes. [185] D'ailleurs, sans la préexistence de la fin heureuse, la conjoncture pouvait préparer un dénouement analogue à celui des *Panthée*, dans lesquelles l'héroïne se suicide *in fine* sur le corps d'Abradate mort au combat : « Ispérie *Sortons, allons-le joindre Lucéjus, & je veux aujourd'huy / S'il est parmy les morts expirer avec luy.* (v. 1235-1236) » [186] Ispérie déclare de même à Scipion qu'elle n'est plus « maîtresse » de son sort, étant « engagée à tenir une sainte promesse » (v. 1113-1114). [187] La Mesnardière, *op. cit.*, p. 36. [188] *Op. cit.*, p. 89. [189] Cf. vers 630 et 1256 notamment. [190] Pradon a en effet assorti Erixène – tout comme Ispérie à la scène 1, II – d'une rhétorique du dépit amoureux, dans le sillage du discours d'Eryxe, désappointée par l'indifférence de Massinisse, dans la *Sophonisbe* de Corneille. [191] Nous traduisons une formule de Bussom : « *Erixene fills a counter role to that of Ispérie* » (*op. cit.*, p. 169). [192] En effet Thomas Guillain travaillait « en association avec Jean Ribou » (cf. *Répertoire d'imprimeurs-libraires, vers 1500 - vers 1810*, J.-D. Mellot et E. Queval, Paris, BNF, 2004). [193] La page de titre fait en effet défaut dans les exemplaires de Richelieu et de l'Arsenal. Elle a été rajoutée sous la forme d'un feuillet non relié dans l'exemplaire de la Sorbonne. [194] Il n'existe aucune autre variante sur le texte, puisque Pradon mourut moins d'un an après la publication de sa pièce en avril 1697. Ainsi les autres éditions de *Scipion l'Africain* sont des éditions posthumes. Voir également le § 2 de la page 12 ainsi que la note 70. [195] Cet argument est courant dans la seconde moitié du XVII*e* siècle. Pradon l'avait déjà employé dans sa préface de *Pirame et Thisbé*. [196] « Dans les mœurs, comme dans la disposition du sujet, il faut toûjours chercher, ou le necessaire ou le vray-semblable, de sorte que les choses arrivent necessairement ou vray-semblablement » (Aristote, *La Poëtique*, traduite en françois avec des remarques ; Paris, C. Barbin, 1636, p. 231). [197] En effet, comme le dit Charis, fille d'honneur de l'héroïne dans *Panthée* de Tristant l'Hermite (1637), « *Et pour ne pas l'aimer il ne faut pas la voir* (III, 1). » [198] Citation de *Polyeucte* (I, 3). [199] La justification de Pradon est exactement à l'antithèse de celle de Puget de la Serre, qui indique, dans son *Portrait de Scipion l'Africain, ou l'Image de la gloire et de la vertu représentée au naturel dans celle de Mgr le cardinal duc de Richelieu* (1641) : « Scipion acquit encore mille fois plus d'honneur pour n'avoir voulu tenter le peril de cette sorte de veuë, en l'admiration de cette jeûne Princesse ».  [200] On lit ainsi chez Plutarque : « Hannibal estoit du tout enclin à la paix, à cause qu'il voyoit que les affaires des Carthaginois se portoient tous les jours de pis en pis, … que toute leur esperance consistoit en l'armee qu'il avoit conduite en Afrique … » (p. 992, « Vie d'Hannibal »). [201] On remarque que, selon une pratique de plus en plus fréquente dans la seconde moitié du XVII*e* siècle, le Privilège a été pris tôt, et même avant que la pièce ne quitte l'affiche : celle-ci a en effet été représentée pour la quatorzième fois le vendredi 22 mars, soit la veille de la fermeture annuelle du théâtre, et a été rejouée deux fois au cours du mois d'avril. [202] La parution de *Scipion l'Africain* a ainsi donné lieu à la réédition du théâtre complet de Pradon, la précédente édition datant de 1695 (chez la veuve Mabre-Cramoisy). [203] Ceci équivaut environ à douze euros actuels. [204] Le nom de *Luceius* provient de Plutarque. Le Prince se nomme Allucius chez Tite-Live. [205] Le nom d'Erixène ainsi que celui de sa confidente semblent être hérités de la *Sophonisbe* de Corneille (1663), qui met en scène les personnages d'Eryxe (reine de Gétulie) et de Barcée (dame d'honneur d'Eryxe). [206] Ce personnage n'existait pas dans la version originale de la pièce : sur le manuscrit de la Comédie-Française, on peut en effet constater qu'il a été créé après coup pour les besoins de la scène 2 de l'acte II. [207] Zama se situe au Sud-Ouest de Carthage. [208] *Scipion* : l'auteur marque systématiquement la diérèse sur les mots en *–ion* (à l'exception des désinences verbales *avions, voyions, devions*), sur les mots en *–ieux(se)* (à l'exception des monosyllabes *lieux, dieux, adieu, mieux*), sur tous les noms propres en *–ius* (*Mandonius, Fabius, Minutius, Flaminius, Lelius*). Comptent également pour trois syllabes les termes *violent* (v. 98), *défiance* (v. 165), *fier* (v. 179, 393), *allié* (v. 288), *impatience* (v. 402), *joüit* (v. 435), *lien(s)* (v. 500, 559, 1072), *justifier* (v. 543),* alliance* (v. 546, 910, 965, 1145, 1406),* Hyerbal* (v. 555, 1019, 1083), *Celtiberiens(s)* (v. 560, 1071), *confiée* (v. 571), *inquietude* (v. 646), *pieté* (v. 775), *Alliez* (v. 855), *humilié* (v. 916),* sacrifier* (v. 938, 1057, 1063),* violez* (v. 1021),* confiance* (v. 1133), *rallier* (v. 1218), *envier* (v. 1238, 1302). [209] VAR : I « *Il veut voir et parler au fameux Scipion* ». Toutes les variantes indiquées proviennent du manuscrit de la Comédie-Française. [210] Tite-Live : « les deux Chefs firent rapprocher leurs Camps l'un de l'autre, … afin de s'assembler de plus prés …. Scipion vint camper assez prés de la ville de Nagabate …. Annibal … campa à quatre mille de là …. » (troisième décade, livre 10 ; extrait transcrit en annexe, VII, 2 ; lignes 5-10). [211] Au XVII*e* siècle, *trop* et *peu* étaient susceptible d'un emploi nominal, tout comme en Français moderne. [212] *S'expliquer de* : la construcion est attestée par Haase (§112, 4°, p. 310). [213] Le point d'interrogation a été maintenu car il figure sur le manuscrit de la Comédie-Française, ce qui signifie qu'il était également présent sur le manuscrit de Pradon. En effet, au XVII*e* siècle, il était fréquent qu'une phrase ponctuée en modalité interrogative ait une valeur exclamative : le point d'interrogation n'est alors qu'un marqueur intonatif. Ceci vaut également pour les vers 55, 527, 592, 631, 634, 1093, 1233, 1289. [214] *Jeune encor* : cette forme pourrait être comparée à un ablatif absolu en latin. Le premier exploit de Scipion fut en effet de sauver son père à la bataille du Tessin, en 218 avant J.-C. Il avait à peine 18 ans. [215] *Scipions* : Publius Cornelius Scipio et Cnaeus Cornelius Scipio, père et oncle de Scipion l'Africain, consuls tués en Espagne en 212 av. J.-C., par les armées de Magon et d'Asdrubal (frères d'Annibal). [216] « Aprez la mort de son pere & de son oncle, Scipion fut envoyé en Espagne à l'âge de vingt-quatre ans ; et dans moins de quatre il reconquit tout ce grand païs sur les Carthaginois. » (Moreri, article « Scipion »). [217]  Il s'agit vraisemblablement de la prise de Carthagène (210 av. J.-C.), de la bataille de Bécula remportée contre Asdrubal (209), et des deux combats perdus par Magon (207 et 206). Plutarque parle des « quatre grosses armées que Scipion a desfait & tourné en fuite en Espagne » (p. 1033, « Comparaison d'Hannibal avec P. Scipion »). [218] *Arrache* : le mot vient de Tite-Live, *me haerentem Italiae* (cf. annexe VII, 3 ; ligne 42). Le Sénat de Carthage rappela Annibal d'Italie après la victoire de Scipion aux Grandes Plaines (pour la chronologie, cf. annexe IX, 1). [219] *Syphax* : Roi de Numidie. Il épousa en 204 av. J.-C. la fille d'Asdrubal Gisco, Sophonisbe, qui lui fit rompre son alliance avec Rome. Il fut vaincu et fait prisonnier en 203 par Massinisse, Prince numide allié avec Scipion. [220] * Asdrubal* : il ne s'agit pas d'Asdrubal Barca, frère d'Annibal, mais d'Asdrubal Gisco, Général carthaginois, père de Sophonisbe, tué à la bataille de Zama. *Xantus* : ce nom est inventé par Pradon. [221] Réminiscence du propos d'Annibal chez Tite-Live : « vous me voyez icy maintenant … devant les murailles de ma Patrie presque assiegée, comme vous demandant … que vous l'affranchissiez des maux dont j'ay fait peur à vostre Ville » (III, 10 ; cf. annexe VII, 3 ; lignes 51 à 53). Quant au terme « effroy », on le trouve chez Moreri à l'article « Annibal », qui décrit le désarroi des Romains face aux succès militaires accumulés par le Général carthaginois, au Tessin, à Trébie, à Trasimène et à Cannes, après une traversée fulgurante des Alpes, qu'on avait cru jusque là innaccessibles (cf. annexe IX, rappels historiques). [222] VAR : II « *Et promet à Cartage* ». [223] On lit chez Vaumorière : « Un homme d'une mine tres-haute & tres-martialle, se faisant voir sur la proüe d'un superbe vaisseau, ne fit pas moins cesser par cette veüe, l'impatience des Affriquains, qu'il augmenta leur allegresse. Aussi leverent-ils alors les yeux, & les mains au Ciel, & regardant cette source de leur bon-heur, … crierent tous à la fois, que les Romains n'estoient plus à craindre, & que leur Scipion n'estoit plus invincible. Apres ces mots, on fit retentir le fameux nom d'Annibal … » (*Le Grand Scipion*, Paris, A. Courbé, 1656-1662 ; vol. I, p.  3-4). [224] On sait qu'un certain Hannon, fils d'Hamilcar (à ne pas confondre avec Hannon le Grand, père d'Erixène dans la pièce), fut tué lors d'une bataille contre Scipion à la fin de l'été 204, au Nord-Ouest de Carthage, alors qu'il commandait la cavalerie carthaginoise. Bussom suppose que cet épisode est le référent historique de l'assaut contre Zama imaginé par Pradon, mais pense que l'auteur se serait mépris entre les deux carthaginois nommés Hannon, ce qui est peu vraisemblable (pour cela, voir le bas de la page 33 et le haut de la page 34 de l'introduction) : « *The dramatist has mistaken this Hanno for the one mentioned by Livy … who was an ennemy of the Barcas* » (*A Rival of Racine, op. cit.*, p. 146). [225] Reprise d'un vers de *Tamerlan*, seconde pièce de Pradon (1676) : « Zaïde* Il vous traita bien moins en Esclave qu'en Reine.* (II, 1). » [226] *Si-tôt* : « aussitôt que, en même temps que » (Ric.). [227] Cette prolepse involontaire trouve un écho direct aux vers 230-232. Lépide est en pleine ironie tragique. [228] À signaler que la graphie *avecque*, qui permet à *avec* de compter pour trois syllabes lorsqu'il est placé devant une consonne, est toutefois superflue devant une voyelle. On en trouve plusieurs occurrences au cours de la pièce. [229] L'antéposition des pronoms personnels ou adverbiaux est très fréquente au XVII*e* siècle. [230] Annibal passa plus de trente-cinq ans hors de sa patrie, dont seize sur la terre italienne. [231] La prudence, première des quatre vertus cardinales, associée à Annibal aux vers 100 et 401, « enseigne à bien conduire sa vie & ses mœurs, ses discours & ses actions suivant la droite raison » (F). Ce caractère est hérité de l'Histoire : en effet « tous les auteurs Grecs & Latins apelent Hannibal capitaine tres-cauteleux & tres-rusé » (Plutarque, p. 1033, « Comparaison d'Hannibal avec P. Scipion »). Le mot « prudence » se trouvait également dans le discours d'Annibal, dans la traduction de Tite-Live réalisée par Du Ryer (cf. annexe VII, 3 ; ligne 46). [232] *Contrainte* : « état qui violente un peu, qui est contre la pente naturelle » (Ric.). Paradoxalement les violents efforts de Scipion ne font que rendre ses sentiments ostensibles. [233] Jeu sur l'ambiguïté de l'objet amoureux que Pradon avait déjà utilisé dans *Phèdre et Hippolyte* (1677) : « Phèdre* Vous étiez près de moi : ne vous souvient-il pas* / *Qu'en nous voyant le prince a soupiré tout bas* ?  (III, 1) » [234] Refonte de l'aveu amoureux d'Aricie dans *Phèdre et Hippolyte* de Pradon : « *Peut-être j'en dis trop, et déjà je rougis …* / *Ce départ cependant m'arrache un aveu tendre, …* / *Et dont mon cœur confus d'un silence discret*, / *En soupirant tout bas, m'avait fait un secret.* (I, 2) » [235] VAR : I « *Que les yeux d'Erixene eussent part au traité* » ponctuation absente. [236] *Utile* : terme repris du discours d'Annibal dans Tite-Live (III, 10 ; cf. annexe VII, 3, lignes 84-85).  [237] Tout comme Rome, Carthage avait un gouvernement de forme républicaine : le Sénat y élisait chaque année deux suffètes, qu'assistait un Conseil des Anciens, dont les membres étaient choisis parmi les sénateurs. [238] *Où* : « se met élégamment pour le pronom relatif *lequel, laquelle* » (Ric.). Il en est de même au vers 183. [239] Le pronom *me* fait défaut dans les exemplaires de l'édition de 1697, mais figure sur le manuscrit de la Comédie-Française. Il s'agit probablement d'un oubli de l'imprimeur. [240] Le motif de la *fides* est fortement mis en valeur par les figures dérivatives *foy, confie, fier*, et *défiance* (v. 165). [241] Considérations qui rappellent la scène I, 2 de *Sertorius* de Corneille (1662) : « Sertorius *Apprenez un dessein qui me vient de surprendre.* / *Dans deux heures Pompée dans ce lieu doit se rendre* : / *Il veut sur nos débats conférer avec moi*, / *Et pour toute assurance il ne prend que ma foi.* / Perpenna *La parole suffit entre les grands courages* ; / *D'un homme tel que vous la foi vaut cent otages* ; / *Je n'en suis point surpris ; mais ce qui me surprend*, / *C'est de voir que Pompée ait pris le nom de Grand, …* / *Sans vouloir de lieu neutre à cette conférence*. » [242] Batailles remportées par Annibal en 218 et 216 av. J.-C. (cf. annexe IX, rappels historiques). Scipion était tribun militaire dans la seconde légion lors de la bataille de Cannes. [243] Voir la note 8. [244] *Envoye à Scipion* : ellipse du complément d'objet indirect. On lit également chez Tite-Live : « Annibal envoya à Scipion pour demander à conferer avecque luy » (III, 10 ; cf. annexe VII, 2 ; lignes 4-5). [245] Le discours de Scipion est marqué par la surprise face à l'attitude d'Annibal, qui ne correspond pas à l'*ethos* qui lui est attaché (cf. également v.147-150, 170 et 173). Le hiatus *ame hautaine* vient souligner cette divergence. [246] VAR : I « *Dieux ! seroit-ce la paix, j'en suis inquiété / Et dejà je frémis du seul mot de traité.* » [247] C'est-à-dire *même si Rome la voyait réduite.* On relève un emploi analogue de *quand* au vers 1000. [248] Il semble y avoir là une allusion au fameux vers prononcé par Phèdre dans la pièce de Racine qui porte ce nom : « *J'aime… A ce nom fatal, je tremble, je frissonne.* (I, 3) » [249] *Cœur* : le sens est ambigu. En effet il s'agit de l'un des nombreux emplois en syllepse de ce mot, qui dès lors fait à la fois référence à la vie affective et au courage du héros, devenant ainsi l'un des sièges lexicaux de la thématique du conflit entre *ethos* et *pathos* qui anime les personnages. [250] Echo aux vers 66-68 : on note les reprises lexicales *charme, éclat* et les figures dérivatives *ébloüissant, briller*. [251] Dans le *Dictionnaire de l'Académie française* (1694), on trouve la formule « Joindre la douceur & la majesté », mentionnée comme exemple à l'article « joindre ». VAR : I « *Des traits qui pourroient mesme embellir la beauté* » ponctuation absente. [252] *A ses yeux* : au XVII*e* siècle, « *A* marquant un rapport de cause … servait souvent à indiquer le motif dirigeant d'une action » (Haase, §123, p. 340). [253] Ces vers ne sont pas sans rappeler la scène I, 3 de la *Phèdre* de Racine : « *Je respirais, Œnone. Et depuis son absence* / *Mes jours moins agités coulaient dans l'innocence. …* / *Vaines précautions ! …* » [254] Cette virgule est la ponctuation qui figure sur le manuscrit. [255] Cette juxtaposition des temporalités et des propos figure l'emballement du discours, tout entier emporté par l'*hubris* passionnel, allant jusqu'à l'oubli de la parole donnée au vers 273. [256] VAR : I « *Seigneur, tournez vos voeux* ». [257] *Hannon* : Général carthaginois, hostile à la famille des Barca. Il harangua le Sénat en 219 avant J.-C., estimant qu'Annibal devait être livré aux Romains pour avoir entrepris le siège de Sagonte. Il empêcha également l'envoi de renforts en Italie, après la bataille de Cannes, en 216. [258] Le confident n'est pas un personnage tragique : il croit à la possibilité d'une solution dramatique, susceptible de rompre la chaîne amoureuse, et de recréer l'unité perdue, par la promotion d'un amour concordant avec le devoir. À cet égard le terme *balancer* (v. 291) figure la reconquête d'un équilibre individuel. [259] VAR : I « *Son cœur est libre, il peut répondre* » [260] On trouve *nous voyant* dans l'édition imprimée. Il doit s'agir d'une coquille, car le pronom *vous*, qui coïncide avec le sens du texte, figure sur le manuscrit de la Comédie-Française. [261] *Effacez* : au XVII*e* siècle, les graphies *és* et *ez* sont équivalentes. [262] D'abord inappropriés puis malhabiles, les propos de Lépide au cours de cette scène ne font qu'irriter les sentiments amoureux du héros. Les discours des deux protagonistes sont irréconciliables. [263] L'entrée de l'héroïne accompagnée de sa confidente, à la première scène de l'acte II, est une configuration souvent adoptée par Pradon : c'est le cas dans *Pirame et Thisbé, Tamerlan* et *Regulus.* [264] C'est-à-dire : *n'aurait-il pas dû.* Au XVII*e* siècle, le verbe *pouvoir* conjugué au passé composé a fréquemment une valeur modale. [265] *Rapellez son desespoir* : la construction non pronominale était attestée au XVII*e* siècle. Toutefois l'ellipse du pronom personnel semble ici due à des raisons métriques, car on le trouve au vers 336. [266] Pradon déplace cet épisode de la vie des amants en Afrique, alors qu'il eut lieu en Espagne, huit ans plus tôt. [267] *Se souvenir* : au XVII*e* siècle, « il est souvent impersonnel » (Acad.). [268] Résurgence d'un vers d'*Iphigénie* : Eriphile *Je demeurai longtemps sans lumière et sans vie.* (II, 1) [269] Le regard est un facteur dramaturgique déterminant, car c'est par son intermédiaire que survient l'amour. [270] Les circonstances de cette rencontre et de la capture d'Ispérie sont le fruit d'une réécriture romanesque : Tite-Live indique seulement que « les soldats amenerent à Scipion une fille prisonniere » (annexe VII, 1, ligne 1 sqq). [271] Ce passage reprend le propos des vers 55 à 58 et rappelle ce que disait Junie dans *Scévole* de Du Ryer (1644) : « *Il n'est point d'yeux au camp qui veillent dessus moy*, / *Je suis libre en prison, & ma garde est ma foy …*. (II, 3) » [272] Cette conglobation explicite l'ambiguïté que le discours entretenait depuis le vers 347 autour de l'attitude adoptée par le héros. [273] Cet hémistiche semble hérité de *Roland*, tragédie de Quinault et Lully (1685) : Logistille « *Qu'un cœur est malheureux quand vous l'abandonnez / Dans un égarement funeste.* (V, 2) » [274] *Penser* : « Mot qui n'est usité qu'en vers, & qui veut dire *pensée*. » (Ric.). On en relève une seconde occurrence au vers 586. [275] Ce personnage fut créé après coup pour introduire et cacher Lucéjus dans le camp sans blesser les bienséances. [276] VAR : I « Lucejus* N'en doutez plus, / Sous l'habit d'un Romain connoissez Lucejus. /* Isperie *Quoy Seigneur c'est donc vous ? /* Lucejus* N'en soyez point surprise, /* Approuvez seulement une juste entreprise,* / Je viens vous arracher de ces funestes lieux, / Briser vos fers Madame ou mourir à vos yeux.* » (cf. annexe II) [277] Indibilis, Roi des Ilergètes (peuple celtibérien), et Mandonius, son frère, furent alliés des Carthaginois jusqu'en 209 av. J.-C., date à laquelle ils rallièrent Scipion. Mais en 206, souhaitant rétablir leur autorité en Espagne, ils se révoltèrent contre Scipion qui les gracia après les avoir vaincus. Finalement leur seconde rébellion leur coûta la vie en 205. Pradon replace ces personnages à Zama, trois ans après leur mort historique. [278] *Camp volant* : « troupe montant à quatre, cinq, ou six mille hommes & souvant à davantage, qu'on envoie pour obliger l'ennemi à faire diversion, pour faire lever quelque siége …. » (Ric.) [279] *Fier* : ici « donner ou laisser quelque chose à un autre sur la croyance qu'on a de sa fidelité ». (F) [280] VAR : I « *Le hazard m'y conduit* ». [281] Le dialogue des amants n'est pas sans rappeler la scène 2, V de l'*Iphigénie* de Racine : « Iphigénie* Mourons, obéissons. Mais qu'est-ce que je vois* ? / *Dieux ! Achille* ? / Achille* Venez, Madame, suivez moi. …* / *Patrocle, et quelques Chefs qui marchent à ma suite*, / *De mes Thessaliens vous amènent l'élite. …* / *Ce n'est que par des pleurs que vous me répondez.* » [282] VAR : I « *Un amour qu'on veut desesperer.* » Cet hémistiche fut manifestement modifié en raison de son étonnant défaut de construction. [283] VAR : II « *Non, Madame, il faut tout esperer* » Il y a là une mention d'un vers de la *Médée* de Corneille : « Jason* A qui sait bien aimer il n'est rien d'impossible.*  (V, 7) » [284] Ellipse du complément d'objet *l'action que vous projetez*, réitérée au vers 462. [285] *Trop* : « est aussi substantif » (Acad.). [286] *Cœur* fait ici l'objet d'un emploi en syllepse, désignant à la fois la vaillance et les sentiments du héros. [287] *Joüit* compte pour trois syllabes. D'après Mazaleyrat, au XVII*e* siècle, un tel mot se prononçait en diérèse dans la langue usuelle, car les voyelles de son étymon latin (*gaudere*) étaient disjointes par une consonne (*Éléments de métrique française*, Paris, Armand Colin, 1995, p. 43-45). [288] Ce mouvement de jalousie s'apparente à celui d'Abradate dans *Panthée* de Tristant L'Hermite : « *Mais mon esprit confus va devenir jalous* / *Des rares qualités de Cirus, & de vous.* (IV, 1) » [289] Ce vers souligne l'ambiguïté de l'attitude du héros envers sa captive. [290] VAR : I « *Il nous a separez, & vous estes contente / De vivre loin de moy dans son camp dans sa tente.* » [291] VAR : I « *Mais ne vous montrez plus et suivez Ermilie, / Elle poura dans sa tente assurer vôtre vie.* » [292] VAR : I « *Il sort avec Ermilie.* VAR : II *Il sort avec Ermilie et Celsus* ». [293] Initialement, cette scène était un monologue, la confidente étant sortie en même temps que Lucéjus (cf. second extrait du manuscrit, annexe II). [294] *Elle* a pour référent le sujet le plus proche, à savoir *la crainte*. [295] Comprendre : *je ne peux à l'évidence que reconnaître son mérite.* [296] C'est-à-dire *alors que nous étions tous prêts à nous unir par les liens du mariage*. [297] Réminiscence d'un distique d'*Iphigénie* : « Iphigénie *Un roi digne de vous a cru voir la journée / Qui devait éclairer notre illustre hyménée.* (IV, 4) » [298] Ces deux vers peuvent être rapprochés de la scène 5, IV de la *Bérénice* de Racine : « Bérénice* Pour jamais ! Ah Seigneur, songez-vous en vous-même* / *Combien ce mot cruel est affreux quand on aime* ? » [299] Le dialogue se construit sur l'antithèse des deux points de vue, figurée par la bipartition de l'alexandrin au vers 513. Le *bonheur* vient ainsi s'opposer aux *malheurs* (v. 505), et à *malheureux*. [300] *D'ailleurs* : c'est-à-dire *par ailleurs*. [301] Ce point virgule est la ponctuation qui figure sur le manuscrit. [302] L'aposiopèse figure les réticences du héros à dresser un aveu explicite de son amour. Le propos glisse vers un éloge déguisé de la femme aimée, jouant sur les différentes acceptions du mot *monde*, entre connotation politique et vocation hyperbolique, procédant d'une adoration de la femme, placée au dessus des Rois. [303] Épris de Junie, Porsenne, Roi d'Etrurie, disait dans *Scévole* de Du Ryer : « *Rome, Rome est trop peu, ton destin nous demande* / *Avec plus de justice une gloire plus grande. …* / *Nous voulons sur ta teste attacher la couronne ….* (III, 3) » [304] *Peut* : accord de proximité. [305] Ce discours est l'antithèse de celui que tient Amestris, Reine de Babylone, dans *Pirame et Thisbé* de Pradon (1674) : « *Car l'amour regle une ame commune ; / Mais un grand cœur s'éleve & court à la fortune.* (I, 7) » [306] Cette revendication d'une liberté intérieure fait penser aux considérations de *Suréna* de Corneille (1674) : « Suréna* Je lui dois en sujet tout mon sang, tout mon bien*, / *Mais si je lui dois tout, mon cœur ne lui doit rien.* (V, 2). » [307] Voir la note 12 de l'acte I. [308] *Hyerbal* : la diérèse est systématique sur ce mot. On peut penser que Pradon a inventé ce nom pour distinguer *Asdrubal Barca* (frère d'Annibal) d'*Asdrubal Gisco* (père de Sophonisbe), nommé aux vers 41 et 553. [309] Syphax remporta une première bataille en 204 av. J.-C., contraignant par là Massinisse à l'exil, mais subit deux sévères défaites au printemps 203 (incendie de son camp et combat au cours duquel il fut fait prisonnier). [310] Mandonius était en réalité le frère d'Indibilis. Voir la note 15. [311] Reprise d'un passage d'*Horace* de Corneille (1639) : « Curiace* Vous en pleurez, Camille* ? /* Il faut bien que je pleure : /* Camille* Mon insensible amant ordonne que je meure ….*  (II, 5) » [312] « Au defaut : adv. Au lieu de, à la place de » (F). [313] Pour la forme *penser*, voir la note 12. Cet hémistiche semble provenir de *Scipion* de Desmarets (1638) : « Scipion* Mais quel triste penser, ennemy de ma flame* ; / *Vient d'un trouble fascheux tyranniser mon ame* ?  (IV, 9, monologue) » [314] VAR : II « *Lucejus est l'objet de ses ardants souhaits* » [315] Ce vers à la structure en miroir souligne l'étroite corrélation qui existe entre les différents maillons de la chaîne amoureuse. [316] Scipion tenait le même type de propos face à Lépide aux vers 216-217. L'épanchement de l'amour se voit ainsi retranché dans la sphère privée de l'individu. [317] Refonte du fameux vers prononcé par Oreste dans *Andromaque* de Racine, qui ne remplaça le mot *transport* par *destin* que dans l'édition définitive de son théâtre, en 1697. « *Je me livre en aveugle au destin qui m'entraîne.* » (I,1) On en trouve d'autres formulations chez Pradon, et notamment : « Pirame* Je ne puis résister au penchant qui m'entraîne.* (*Pirame et Thisbé*, I, 2) / Ulysse *Enfin je dois céder à l'amour qui m'entraîne* (*La Troade*, I, 2) » [318] Cette atttitude s'apparente à celle de Pyrrhus à l'égard d'Hermione, dans *Andromaque* de Racine : « Pylade* Hermione elle-même a vu plus de cent fois* / *Cet Amant irrité Pyrrhus revenir sous ses lois, …* / *Soupirer à ses pieds moins d'amour, que de rage.* (I, 1) » [319] VAR : I « *Meprisons ses attraits et je veux en ce jour / Qu'Erixene détruise un si fatal amour* ». VAR : II « *Meprisons ses attraits et peut estre à son tour / Qu'Erixene sçaura détruire cet amour* ». [320] *Voyons* : il ne s'agit pas d'une coquille ; au XVII*e* siècle, la voyelle *i* est le plus souvent absente dans les verbes conjugués au subjonctif, ce qui est normal puisqu'elle ne change en rien la prononciation du mot. [321] VAR : I « *le cœur plein de tristesse*. » Ce vers n'a fait l'objet d'aucune correction sur le manuscrit. [322] Pour *compte*. Au XVII*e* siècle la distinction orthographique entre *conte* et *compte* n'est pas encore systématique. [323] VAR : I « *Et sa feinte pour moy* » [324] Ce récit présente des similitudes avec celui que fait Eryxe à Barcée, après son entrevue avec Massinisse, dans la *Sophonisbe* de Corneille : « *Et ses yeux égarés marquaient un embarras / A faire assez juger qu'il ne me cherchait pas. … / Mais quand pour me répondre il s'est fait un effort, / Son compliment au mien n'a point eu de rapport ….* (II, 1) » On retrouve le terme *efforts* au vers 647 et le terme *égarez* au vers 656. [325] *Les siens* : ses yeux. [326] VAR : I « *Il s'esforçoit d'aymer et de haïr aussy* / *Et plust aux dieux Barcé qu'il me haït ainsy* ? » [327] *Jalouse fureur* : cette expression est utilisée par Corneille dans plusieurs de ses pièces (*Clitandre*, I, 1 ; *Théodore*, II, 2 ; *Othon*, V, 6). [328] *Ingrat* : « signifie aussi peu officieux, peu courtois … un amant appelle sa maîtresse *ingrate*, … quand elle ne veut point respondre à son amour » (F). Ici c'est l'amante qui formule ce reproche à celui qu'elle aime. [329] *J'ai dû vous avertir* : peut valoir pour *j'aurais dû*. Ce sens semble ici prévaloir, car lui seul permet d'expliquer la confusion de Lépide, qui comprend qu'il *aurait dû* avertir Erixène plus tôt. [330] Scipion fut élu consul en 204 avant J.-C., avant de passer en Afrique avec son armée. [331] Ce vers semble être un souvenir de *Mithridate* de Racine : « Mithridate*Partout de l'Univers j'attacherais les yeux.* (II, 4) » [332] *Fabius* Cunctator, Général, cinq fois élu consul et chef du sénat. *Caton*  l'Ancien, tribun militaire durant la seconde guerre punique, fut le questeur de Scipion en Sicile, en 204 av. J.-C. [333] Ces considérations sont analogues à celles de *Suréna* de Corneille : « Suréna* Mon crime véritable est d'avoir aujourd'hui*  / *Plus de nom que mon roi, plus de vertu que lui …* / *Jamais un envieux ne pardonne au mérite.* (V, 2) » [334] « On dit absolument, qu'un homme est dans l'*employ*, pour dire, qu'il est dans le service à l'armée » (F). [335] *S'aplique* : au XVII*e* siècle, un verbe régi par deux sujets corrélés avec *et* peut rester au singulier. Plutarque narre que Fabius « voulut empescher l'accroissement de Scipion. … Il crioit ordinairement en toutes les assemblees du Senat et du peuple, qu'il ne suffisoit pas à Scipion de fuyr Hannibal, mais qu'il emmenoit encore … ce qui restoit de forces en Italie … ». Caton quant à lui « crioit avec Fabius Maximus en plein Senat, que Scipion faisoit une despense infinie, & qu'il s'amusoit à faire jouer des farces … » (« Fabius Maximus », p. 128, « Marcus Cato », p. 235). [336] Le rappel de ces hostilités à l'égard de Scipion vise à souligner que le héros ne peut en aucun cas se permettre d'échouer dans son entreprise et de se compromettre par une tractation avec l'ennemi. [337] Cette didascalie fut rajoutée lors de la correction du manuscrit, tout comme celle qui est placée entre les vers 870 et 871. [338] *Aller* : « à l'impératif, … il ne se dit que pour faire un commandement, un souhait … » (Acad.). Scipion ordonne ainsi à ses gardes d'accompagner l'entrée en scène d'Annibal. [339] Pradon s'inspire nettement de Tite-Live pour la construction de cette scène (cf. annexe VII ; 3, 4). Ainsi avant de discourir, Annibal et Scipion « demeurerent quelque temps l'un devant l'autre sans se parler, comme ravis l'un pour l'autre d'une admiration mutuelle ; mais enfin Annibal parla le premier. » (cf. annexe VII, 3, lignes 3-5). [340] Cette didascalie est absente du manuscrit de la Comédie-Française. [341] *Fut l'épouvante* : l'édition imprimée indique *fit* ; il doit s'agir d'une coquille. [342] Batailles remportées par Annibal en 218 et 217 avant J.-C. (cf. annexe IX, 2). [343] *Firent raison* : « signifie une sorte de vangeance, une sorte de réparation & de satisfaction à cause de l'injure que l'on a reçeüe » (Ric.). [344] Ce discours fait écho aux propos de Pompée dans *Sertorius* de Corneille (1662) : « *Je suis jeune et guerrier, et tant de fois vainqueur*, / *Que mon trop de fortune a pu m'enfler le cœur ….* (III, 1) » [345] Tite-Live : « les autres avoient à peine assez de courage pour oser defendre l'Italie, vous traversâtes en Afrique ; … vous m'avez arraché de l'Italie, dont il y avoit desja seize ans que j'estois en possession » (*ibid.*, lignes 39-43). [346] Tite-Live : « je viens aujourd'huy desarmé demander la paix » (*ibid.*, lignes 12-13). Le mot *desarmé* apparaît ici au vers 754. [347] Tite-Live : « l'âge, les prosperitez & les malheurs, m'ont instruit de telle sorte que j'ayme mieux écouter aujourd'huy la raison que la fortune. » (*ibid.*, lignes 29-30). [348] Nouvelle résurgence de *Sertorius* de Corneille : « Pompée* J'apprends plus contre vous par mes désavantages / Que les plus beaux succès qu'ailleurs j'aie remportés, / Ne m'ont encore appris par mes prospérités.* (III, 1) » [349] Tite-Live : « Mais je crains que vostre jeunesse & vostre bonheur perpetuel ne vous donnent des pensées qui soient contraires à la paix ; & certes celuy que la fortune n'a jamais trompé, ne considere pas beaucoup l'inquietude des evenemens. … La fortune ne manqua jamais à vos entreprises. » (*ibid.*, lignes 30-36). [350] Tite-Live : « vous receustes le commandement en un âge où l'on est à peine capable de porter les armes » (*ibid.*, ligne 34). Scipion fut élu consul à vingt-quatre ans, avant même l'âge prescrit par les lois (43 ans). [351] *Fut* : voir la note 16. [352] Tite-Live : « Vous poursuivites la vengeance de vostre Pere & de vostre Oncle ; & vous tirastes de la fortune de vostre Maison, une réputation … de pieté. Vous avez reconquis les Espagnes … » (*ibid.*, lignes 36-38). [353] *Campagne*, « en termes de Guerre, est le temps de chaque année où on peut tenir les trouppes en corps d'armée » (F). Cela fait deux ans que Scipion est arrivé en Afrique. [354] Tite-Live : « Vous me voyez icy maintenant privé de deux freres genereux » (*ibid.*, ligne 51). En réalité Asdrubal fut tué à la bataille du Métaure (Italie centrale), en 207 av. J.-C. Quant à Magon, il périt en 203 des suites d'une blessure pendant la traversée de la Méditerranée en direction de l'Afrique. [355] Tite-Live : « apres avoir pris le puissant Roy Syphax, & tant de villes en son royaume & de nostre domination … » (*ibid.*, lignes 41-43). [356] Tite-Live : « Un instant seul est capable de ruiner & de perdre tout ce que vous avez acquis …. » (*ibid.*, lignes 65-66). [357] Tite-Live : « On eût pu mettre sans doute Marcus Attilius Regulus dans le petit nombre des exemples de bonheur & de courage, s'il eust voulu estant vainqueur, donner la Paix à nos Peres, qui la demandoient. … Sa cheute fut d'autant plus rude & plus honteuse, qu'il tomba du lieu plus haut. » (*ibid*., lignes 69-73) Regulus, consul romain, fut fait prisonnier par les Carthaginois en 255 av. J.-C., après avoir voulu leur imposer des conditions de paix inacceptables. Pradon avait mis en scène ce sujet dans sa tragédie *Regulus* (1688). [358] Tite-Live : « Il n'y a point d'occasions où les succés respondent moins aux esperances que dans la guerre & parmy les armes » (*ibid.*, lignes 62-64). [359] Tite-Live : « Comme vos affaires sont florissantes, & que les nostres sont incertaines, & dans un estat douteux, la paix que vous donnerez sera pour vous glorieuse ; & pour nous qui la demandons, elle sera plus necessaire qu'elle ne doit estre honorable. … Je ne la demanderais pas si je ne la croyais utile » (*ibid.*, lignes 54-57 et 85). [360] Voir la note 28. [361] Annibal fait référence à Messine en Sicile et à Sagonte en Espagne (voir la note 53). [362] Tite-Live : « Il appartient à celuy qui donne la paix, d'en proposer les conditions … Nous ne refusons point que les choses qui ont esté cause de la guerre, ne vous demeurent, la Sicile, la Sardaigne, l'Espagne … : & les Carthaginois renfermez entre leurs rivages, puisque les Dieux le veulent ainsi, verront vostre domination s'estendre glorieusement … ». (*ibid.*, lignes 73-79). [363] Le discours de Scipion diverge du récit de Tite-Live : « … maintenant que je vous ay attiré en Afrique comme par la main, & malgré tous vos artifices, il n'y a point de respect qui m'oblige à considerer vos demandes. » (III, 10 ; annexe VII, 4, lignes 22-23). [364] VAR : I « *Mais pour le mien* » [365] Fabius Maximus, fut surnommé le « Temporisateur », en raison de la stratégie militaire qu'il mit en place après la défaite de Trasimène (217 av. J.-C.) : « il ne s'occupoit qu'à suivre par tout Annibal, à se camper avantageusement ; et à le tenir serré. Cette conduite desepera ce Carthaginois & le faisoit emporter à mille injures contre Fabius & contre ses soldats, afin de les attirer au combat. » (Moreri, « Annibal »). [366] Cet argument provient de la « Comparaison d'Hannibal avec P. Scipion établie par Plutarque : « si Fabius … a esté loüé, pource qu'il n'a pas esté vaincu par Hannibal, en quelle estime aura-t-on Africanus, qui a rompu en pleine bataille icelui tant brave & redouté capitaine … ? » (*op. cit.*, p. 1033). [367] *Esprit contraire* : c'est-à-dire opposé à celui de Fabius. [368] *Plier* ou *ploier* : « Ce mot se dit en *termes de Guerre*, & c'est fuïr, céder & abandonner son poste » (Ric.). [369] « Fabius Maximus par ses delais, tira Minutius Rufus d'un grand danger, où il s'étoit exposé par son imprudence » en 217 av. J.-C. (Moreri, « Annibal »). Minutius Rufus avait été nommé chef de la cavalerie romaine par Fabius. [370] Scipion vise à rappeller qu'en 202 av. J.-C., Rome a recouvré l'avantage militaire sur Carthage. [371] On trouve le mot « perfidie » dans le discours de Scipion chez Tite-Live (III, 10 ; annexe VII, 4, ligne 8). [372] *Par elle* : c'est la version du manuscrit. On relève la forme fautive *pour elle* dans l'édition imprimée. [373] *Traitez / traitez* : il s'agit là d'une rime du même au même, selon la terminologie de Pierre Mazaleyrat. [374] Tite-Live : « le danger où estoient reduits en ce temps-là les Mamertins nos alliez, & de nostre temps la destruction de Sagonte, nous firent prendre les armes … ». (*ibid.*, ligne 11-12)* - Mammertins* : mercenaires italiens, installés à Messine. Ils sollicitèrent le soutien de Carthage, puis de Rome, d'où résulta un conflit d'intérêt entre les deux puissances, qui précipita la première guerre punique en 264 av. J.-C. *- Sagonte* : ville de l'ancienne Espagne qui avait fait alliance avec les Romains, et qui fut rasée en 219 av. J.-C. par Annibal, après un terrible siège de 8 mois. Ce litige fut à l'origine de la seconde guerre punique. [375] Voir la note 14 de l'acte I. *Nos Consuls terrassez* : on compte parmi eux les deux Scipions, T. Sempronius Longus, Flaminius, Varron et de Paul Emile (cf. annexe IX, 2, tableau des principales batailles). [376] Tite-Live : « Une paix certaine est toujours plus avantageuse, & un bien plus asseuré que l'espérance de la victoire » (discours d'Annibal, III, 10 ; annexe VII, 3, lignes 57-58). [377] En réalité les forces carthaginoises présentes à la bataille de Zama n'excédaient pas 55 000 hommes. [378] Tite-Live : « L'une la paix dépend de vous, & est desja entre vos mains, & l'autre la victoire est en la puissance & en la disposition des Dieux. » (*ibid.*, lignes 58-59). [379] Le placement de la didascalie provient du manuscrit de la Comédie-Française. L'édition imprimée la situe deux vers plus tôt, mais il est incohérent que les héros se lèvent pendant le développement du raisonnement. [380] Le laconisme de l'interjection contraste avec les longues tirades délibératives. On perçoit ainsi la dichotomie entre discours politique et discours amoureux. [381] Il est étonnant que cette scène soit un monologue, car la sortie de Lépide, que Scipion n'a pas ordonnée, s'accorde difficilement avec celle d'Annibal, accompagné d'Aurilcar et des Gardes. [382] Par sa parfaite cohérence avec le propos d'Aurilcar au premier acte (v. 99), ce vers témoigne de la grande cohésion actancielle de la pièce. [383] *Trait* : « fleche, dard » (Acad.). Il s'agit d'une métaphore militaire qui file l'expression « fraper mon cœur » ainsi que le désignateur « grand guerrier ». [384] Cette virgule figure sur le manuscrit. [385] L'expression « désordre extrême », qu'on retrouve au vers 1126, figure dans bon nombre des pièces de Racine : *Alexandre*, II, 1 ;* Andromaque*, I, 1 et V, 2 ; *Bérénice*, IV, 2 ; *Bajazet*, II, 3 ; *Mithridate*, II, 6 ; *Iphigénie*, V, 2 ; *Athalie*, III, 8. [386] Résurgence des vers 792 et 870. [387] Nouvelle figure galante de l'inversion paradoxale qui place le héros en situation de vaincu face à sa prisonnière. *Captiver* : « gagner le cœur, gagner l'esprit des gens » (Ric.) ; « rendre captif » (Acad.). [388] À l'acte II, Ispérie a demandé à Lucéjus de demeurer dans la tente de Celsus, en attendant l'issue de la conférence entre Annibal et Scipion. [389] La virgule est héritée du manuscrit. [390] *Il* a pour référent *Annibal* mentionné au vers précédent : on remarque que ce n'est pas de Scipion qu'Ispérie veut protéger son amant, mais bien d'Annibal (comme le confirment les vers 939, 946, 988 et 996). [391] Il y a là un jeu de mot sur les deux sens de *barbare* : « les Romains apeloient barbares tous les peuples hormis les Grecs, & ceux qui vivoient selon leurs Lois » ; « adj. Qui est sans police, grossier, ignorant » (Ric.). *Politique*  peut ici tout autant signifier « la manière adroite qu'on tient pour se condurie, & parvenir à ses fins » (Acad.) et désigner celui « qui est savant dans l'art de gouverner » (Ric.). [392] Cet argument est analogue à celui qu'utilise Scipion chez Tite-Live pour justifier l'amour d'Allucius envers sa fiancée : « vous l'aimiez, ce que sa beauté me confirma facilement … » (III, 6 ; cf. annexe VII, 1, ligne 10). [393] *Perfide* : le mot reprend ici tout son sens étymologique, le *perfidus* désignant littéralement celui qui transgresse la parole donnée. Or c'est bien ce que Lucéjus blâme dans la démarche d'Annibal (cf. vers 963-965). [394] « *Point* et *pas* accompagnent souvent *ne* dans des constructions où cette particule suffit à elle seule aujourd'hui … avec* ni* répété devant deux substantifs » (Haase, § 102, C, p. 267). [395] « Au plutôt : adv. vite, prontement. » (Ric.) [396] Comprendre* même si une mort certaine devait en devenir le fruit.* [397] Refonte d'un vers de la *Sophonisbe* de Corneille : « Sophonisbe* J'immolai ma tendresse au bien de ma patrie ….* (I, 2) » [398] L'expression *à vaincre accoutumée* se trouve dans *Sertorius* (III, 2 ; V, 4) et *Nicomède* (III, 2) de Corneille. [399] « On blasme Hannibal qu'il n'a pas sçeu user de sa victoire quand il eust desfaict les Romains en icelle bataille, memorable, qu'il a laissé tellement corrompre ses soldats par les delices & voluptez de la Campanie & Apulie, qu'il sembloit que ce fussent tous autres soldats que ceux qui avoient desfait les Romains aupres de Trebie, de Trasymene, & de Cannes » (Plutarque, « Comparaison d'Hannibal avec P. Scipion », p. 1033). [400] « Aprez la bataille de Cannes Annibal ne sçut pas profiter de la victoire …. Les delices de Capouë où il hiverna, corrompirent son armée » (Moreri, « Annibal »). Lorsqu'il marcha sur Rome cinq ans plus tard, « les Romains étaient revenus de ce grand étonnement où les avoit jettez la perte de cinq batailles »* (ibid.)*. [401] *Aguerrir* : « rendre propre à la guerre, apprendre l'art de la guerre » (F). [402] Flaminius dirigeait l'armée romaine contre Annibal lors de la bataille de Trasimène, où il y perdit la vie. [403] Cette syllabe est manquante dans l'édition de 1697, mais figure bien sur le manuscrit de la Comédie-Française. [404] Le manuscrit de la Comédie-Française fait apparaître que la fin de cette scène ainsi que la scène 5 ont été entièrement réécrites : leur version originale a ainsi été supprimée *in extenso*, à l'exception des vers 1089, 1090 à 1092, et 1093 à 1098, qui ont été repris ou reformulés (cf. annexe I, transcription intégrale du texte d'origine). [405] VAR : II « *Un étranger, un Chef des Celtiberiens / Luy peut-il disputer l'honneur de vos liens* ? » C'est ainsi que se présentaient ces deux vers dans la récriture globale de la scène. La reformulation présente dans l'édition imprimée – qui constitue donc une troisième variante – ne figure pas sur le manuscrit. [406] Elise disait, dans *La Mort d'Hannibal* de Thomas Corneille (1669) : « *L'alliance des Rois où chacun porte envie, / Ne peut rien ajouster à l'éclat de ma vie, / Et Fille d'Annibal, je ne vois point de rang / Qui puisse m'élever au dessus de mon sang.* (IV, 7) » [407] VAR : II « *Pour fléchir un si tendre et si superbe cœur.* » Ce vers qui appartient au texte récrit, fut à nouveau corrigé et suppléé par la version retenue dans l'édition imprimée. Il en fut de même pour la variante du vers 1090. [408] VAR : II « *Madame c'est à vous que mon ordre s'adresse*, » [409] Ce changement de scène a été omis dans l'imprimé, mais il est dûment indiqué dans le manuscrit. [410] VAR : I « Scipion *Madame expliquez-vous. /* Isperie* Seigneur, pourois-je croire* ». [411] Ici le sens de la phrase ne permet pas de prêter une valeur modale au verbe *pouvoir*. [412] *Les deux Rois* : il s'agit manifestement de Mandonius et d'Indibilis, évoqués par Lucéjus à la scène II, 2. [413] L'intervention militaire de Lucéjus constitue une péripétie qui rompt le débat rhétorique entamé par les protagonistes et en devance les résultats potentiels. [414] *Reconnoître* : « en termes de Guerre, signifie, aller voir l'estat des choses pour en faire le rapport » (F). [415] VAR : I « *Qu'on arme tout le Camp, allez les reconnoitre / Sextus, & revenez.* » [416] VAR : II « *dont vous estes atteinte* » [417] Ce point d'interrogation provient du manuscrit. [418] VAR : I « Isperie* Adieu, je vay l'attendre. /* Scipion* Ah quelle confiance* ponctuation absente » [419] VAR : I « *une entiere assurance*, » Ce vers ne fit l'objet d'aucune correction sur le manuscrit. Le mot « fiere » n'y figure pas. [420] La ponctuation de cette fin de vers n'est pas nette sur la microfiche. Cependant après vérification du support livre de l'édition, ainsi que des autres exemplaires imprimés, il apparaît qu'il s'agit bien d'un point d'interrogation. Toutefois le manuscrit indiquait quant à lui une virgule, ce qui semblait plus pertinent ici. [421] Scipion avait eu recours à ce type de pratique durant les négociations avec Syphax, envoyant pour les ordonnances ses meilleurs officiers habillés en esclaves, avec pour mission d'espionner le camp : ainsi dès la rupture de la trêve, il ordonna de l'incendier au cours de la nuit (printemps 202 av J.-C.). [422] Scipion énonce là l'un des traits constitutifs de l'*ethos* d'Annibal : « Hannibal a toujours usé de finesses, ruses, & de toutes sortes de tromperies » (Plutarque, « Comparaison d'Hannibal avec P. Scipion », p. 1033). [423] *En balance* : « en suspens » (F). [424] Voir la note 9. [425] Scipion exprime ici le rêve de l'unité retrouvée, par opposition à la dissociation tragique. [426] Ce passage en stichomythie contraste avec les longues tirades délibératives de la scène III, 4 et marque déjà l'ouverture des hostilités. [427] Tite-Live : « je ne nieray pas que le peu de sincerité que les Carthaginois ont fait paroistre en demandant & en attendant la paix, ne vous rende leur foy suspecte & douteuse » (III, 10 ; annexe VII, 3, lignes 79-81) [428] Annibal vainquit Publius Cornelius Scipion à la bataille de Trébie. Cette périphrase qui vaut pour une déclaration de guerre révèle la rémanence des griefs profonds du héros. [429] Amilcar, père d'Annibal, « disoit ordinairement de ses trois enfants qu'il nourrissoit trois Lions pour leur faire déchirer quelque jour Rome et ses alliez. Il fit jurer sur l'Autel Annibal qu'il ne s'accorderoit jamais avec les Romains. Pour luy bien inspirer cette haine il le mena avec luy en Espagne, quoy qu'Annibal ne fût alors que dans la neuviéme année de son âge » (Moreri, « Annibal »). Pradon avait déjà fait référence à cet épisode dans *Regulus* (1688) : le héros disait ainsi qu'Annibal « *En naissant ennemi de notre République, / Par l'ordre d'Amilcar nous jura dans ces lieux* / *Une haine éternelle à la face des Dieux ….* (I, 2) » [430] Dans le système de la division des actes en scènes, l'absence de changement de scène à la sortie d'un personnage est sans doute l'irrégularité qui a mis le plus de temps à disparaître.  [431] VAR : I « *Grace au ciel, de la Paix j'ay rompu le traité*, » VAR : II « *Grace au ciel, j'ay rompu cet indigne traité*, » [432] Cette périphrase est le répondant du vers 1173. Scipion fait ici référence à la pratique du triomphe, au cours duquel un Général vainqueur traversait Rome, monté sur un char attelé de quatre chevaux blancs, suivi des membres du Sénat, des magistrats, des prisonniers et des butins de guerre. Telle était la hantise de Sophonisbe, que de se voir « attachée », et de « suivre le char de Scipion » (on retrouve trois fois cette expression dans la *Sophonisbe* de Corneille). [433] Les vers 1193 à 1196 sont absents du manuscrit de la Comédie-Française. [434] VAR : II « *cet amant intrepide* » [435] *Lelius* : ancien légat de Scipion, questeur extraordinaire sur décision du sénat en 202. Il était à la tête de la cavalerie italienne pendant la bataille de Zama (sur l'aile gauche de la ligne d'armée romaine). [436] *Etendars* : cette orthographe est due à la rime, car on trouve *étendarts* au vers 1119. [437] Motif de la *furor* du héros : Scipion évoque également sa « rage » au vers 1138 et sa « fureur » au vers 1304. [438] C'est-à-dire *contrebalancent le sort.* [439] Rallier *: « rassembler des trouppes qui ont été mises en deroute & en fuite » (F). Plutarque : « les Elephans des Carthaginois furent faits retourner contre leur armee, de sorte qu'ils mirent en desordre la chevalerie d'Hannibal, & Laelius & Massinissa qui faisoyent les deux pointes, leur augmentant la peur, ne donnerent aucun espace aux gens de cheval de se pouvoir rallier ensemble. … Laelius & Massinissa retournans de la chasse des gens de cheval, se vinrent fourrer de grande roideur en la bataille, de sorte qu'ils efroyerent l'ennemi. … par leur arrivee les Carthaginois perdirent incontinent courage, & pour tout remede ne penserent qu'à se sauver à la fuite » (« Vie d'Hannibal », p. 993).* [440] « Les grammairiens exigent … que les conjonctions *ou* et *et* soient remplacées par *ni* pour adjoindre un membre à une phrase négative » (Haase, §140 B, remarque II, p. 405). [441] *Les deux Rois* : voir la note 27 de l'acte IV. *Annibal* : « Annibal s'estant sauvé avec un petit nombre de Cavalerie pendant le tumulte, se retira à Adrumete » (Tite-Live, *op. cit.*, vol. 5, p. 367-368). [442] Refonte d'un passage de *Pyrame et Thisbé* de Pradon : « Thisbé *Sortons, Ismene, allons, car je veux aujourd'hui* / *Sauver mon Infidelle, ou mourir avec lui.* (III, 7) » (dans cette pièce, les amants sont victimes d'un quiproquo qui amène Thisbé à douter de la foi de son amant). [443]  Avant de s'approcher du devant de la scène, Scipion adresse un dernier ordre à ses gardes, qui disparaissent pour vaquer à leur mission. [444] La dernière scène de *Tamerlan* de Pradon présente une situation similaire : « Tamerlan* Hola, Gardes, Tamur, veillez sur la Princesse.* / *Qu'on la suive, & sur tout qu'on l'observe sans cesse.* (V, 6) » [445] Tite-Live : « Mais avant que de combattre, & durant que l'on combattoit, Annibal fit toutes les choses que peut faire un grand Capitaine ; & de la confession mesme de Scipion …, il merita cette loüange, d'avoir rangé ce jour-là son armée en bataille avec un merveilleux artifice » (*op. cit.*, vol. 5, p. 368). [446] VAR : I « *Mais par là je veux rendre hommage à vos vertus, / Adieu Madame, allez la conduire Sextus.* » La libération d'Erixène semble être une transposition de l'histoire de la femme et des filles de Mandonius : « Scipion les donna en garde à un homme dont la probité luy estoit connuë, & luy commanda d'en avoir le mesme soin, & de les traiter avec autant de respect que les femmes, & que les meres de leurs amis & de leurs hostes » (Tite-Live, *op. cit.*, III, 6, p. 82). [447] VAR : I « *Je n'attendois pas moins d'un cœur si magnanime, / Et j'emporte de vous une si haute estime, / Que je vais celebrer vostre nom en tous lieux / Et compterai Scipion au rang des demy-dieux.* » VAR : II « *Je n'attendois pas moins d'un heros magnanime, / Et j'emporte de vous une si haute estime, / Que mon cœur tout rempli de ce noble dessein / Me fera reverer toujours le nom romain.* » [448] Tite-Live : « Je ne puis dire asseurément si le nom d'Afriquain luy fut premierement donné par les Soldats ou par le Peuple …. Au moins il est constant, qu'il a esté le premier Capitaine Romain qui fut honoré du nom de la nation qu'il avoit vaincuë » (*op. cit.*, III, 10, p. 383). Le décernement du *cognomen* d'« Africain » s'inscrit symboliquement dans la construction du Moi héroïque mis à l'épreuve. [449] L'adverbe *tantost* sert ici à évoquer un temps antérieur à celui du discours. [450] Ces vers rappellent le propos du héros de *Tamerlan* de Pradon : « *Je suis contraint de voir la fierté de son cœur*, / *Et je trouve en secret son sort digne d'envie.*  (III, 3) » [451] Ce passage rappelle nettement le propos de Titus à la scène 5, IV de *Bérénice* de Racine : « *Je sais qu'en vous quittant, le malheureux Titus* / *Passe l'austérité de toutes leurs vertus ; …* / *Mais, Madame, après tout, me croyez-vous indigne* / *De laisser un Exemple à la Postérité …* ? » [452] Pour des raisons métriques, le pronom tonique *moi* est antéposé au verbe et élidé (*idem* au vers 1355). [453] Ispérie explique qu'elle n'a pas le courage de revoir cette image en pensée : c'est en ce sens que le manuscrit fut corrigé, sachant que la version originale indiquait  *vous retracer* (VAR : I). [454] Le pronom *ses* a pour référent le « champ couvert de mort & remply de carnage ». [455] On lit chez Vaumorière : « Scipion consola Olinde, en luy apprenant que le Prince Lucée n'estoit point dangereusement blessé. Vous l'avez donc veu, Seigneur, interrompit-elle d'abord, … & selon ce que vous dites il est vostre prisonnier » (*Le Grand Scipion*, Paris, A. Courbé, 1656-1662, vol. II, p. 670). [456] Quatre vers ont ici été supprimés : « Ispérie *Je me confie en elle et dans cette journée / Du moins accordez-moy sa vie infortunée. /* Scipion *Et me répondez-vous de la mienne ? /* Ispérie *Eh Seigneur / Pourroit-il attenter aux jours de son vainqueur ? / N'est-il pas dans vos fers ? Il n'a pour toutes armes, …* ». [457] Reformulation d'un passage de *Britannicus* de Racine : « Junie *Et Britannicus n'a pour tous plaisirs, Seigneur, que quelques pleurs* / *Qui lui font quelquefois oublier ses malheurs.* / Néron* Et ce sont ces plaisirs, et ces pleurs que j'envie*, / *Que tout autre que lui me paierait de sa vie.* (II, 3) » [458] Scipion énonce là le thème qui innerve la pièce, celui de la constance du souverain mis à l'épreuve par un écartèlement entre amour et devoir. [459] *Un moment* : signifie ici un « fort petit espace de temps » (Ric.). [460] Reprise d'un vers d'*Iphigénie*  de Racine : « Iphigénie *Tous vos regards sur moi ne tombent qu'avec peine.* (II, 2) » [461] On remarque que le pouvoir du charme exprimé à travers le discours va s'amplifiant par accès au cours de la pièce : on trouve d'abord « un charme secret dont on est enchanté » (v. 68), puis « charmes puissans » (v. 118), « charme ébloüissant » (v.230), et enfin « un charme qui tüe » (v.1375). [462] Le Capitaine de l'armée romaine, Sextus, figurait dans cette scène dans la version originale du manuscrit, avant d'être remplacé par Lépide. Cependant sa présence fait défaut, car Lucéjus ne peut vraisemblablement rejoindre les autres personnages sans être escorté, d'autant que son discours se veut menaçant à l'égard de Scipion. On peut d'ailleurs se demander si le nom de Sextus ne fut pas confondu par le compositeur avec celui de Celsus, qui n'apparaît nullement dans cette scène sur le manuscrit. Il s'agirait alors d'une coquille. [463] Pradon réinvestit là plusieurs passages de son *Tamerlan* : « Andronic *La plus affreuse mort n'a rien qui m'intimide.* / *Frappez sans balancer un Rival intrepide.* (IV, 3) » [464] *Idem* : « Andronic*Mais pour la conserver Astérie, prenez encor ma vie* ; / *Il vous la faut, Seigneur : perdant ce que je perds*, / *Je voudrois dans ma chûte entraîner l'Univers. /* Tamerlan* J'excuse d'Andronic la fureur & l'audace* ; / *Je lui pardonne même une telle menace.* (*ibid.*, V, 4) » [465] Nouveau souvenir du discours de Titus à la scène 5, IV de la *Bérénice* de Racine : « *Mais, Madame, après tout, me croyez-vous indigne* / *De laisser un exemple à la Postérité*, / *Qui sans de grands efforts ne puisse être imité* ? » [466] C'est-à-dire *leur montrer comment Scipion vainqueur d'Annibal, a su également se vaincre lui-même*. [467] Ces deux vers ont une valeur de conglobation, et suggèrent que le héros portait déjà en lui cette perfection potentielle conforme à son *ethos*, et entérinée par le dénouement théâtral. [468] Pradon emprunte ici au texte de Tite-Live : « on vous l'a religieusement conservée, afin que je pusse vous faire un present qui fût digne & de vous et de moy » (III, 10 ; cf. annexe VII, 1, lignes 15-16). [469] Tite-Live : « je ne vous demande point d'autre reconnoissance de cette faveur, sinon que vous soyez amy du Peuple Romain  » (*ibid.*, lignes 16-17). [470] « Apres cette victoire la bataille de Zama Scipion … s'en vint presenter son armee jusques aux murailles … de Carthage : estimant, comme il advint, que les Carthaginois viendroient suplier d'avoir la paix » (Plutarque, « Vie de Scipion l'Africain », p. 1023). [471] Tite-Live rapporte qu'après cela, Allucius « transporté de joye, serrant la main de Scipion, invoqua tous les Dieux, & les pria de vouloir donner pour luy la recompense de ce bienfait …. Ce Prince … remplit tout son Païs des louanges de Scipion ; qu'il estoit venu en Espagne un jeune Romain qui estoit semblable aux Dieux, & qu'il triomphoit par tout par ses armes, par sa douceur & par ses bien-faits. » (*ibid.* , lignes 21-23 ; 32-35). [472] Réminiscence d'un vers de la *Sophonisbe* de Corneille : « Sophonisbe *Rome nous aurait donc appris l'art de trembler.* (I, 3) » [473] VAR II : « *Gardez luy cette foy* » [474] *Violer* : le mot compte pour trois syllabes. Il en est de même pour *violence* au vers 41. [475] VAR : II « *Et je sçay mieux que vous* » [476] *Dissimuler* : « cacher ce qu'on a dans l'ame » (F). [477] Cf. vers 1089, 1091, 1092 de l'édition imprimée. [478] Cf. vers 1093 à 1098 de l'édition imprimée. [479] Les sommes sont en livres. Toutes ces informations sont recensées dans l'ouvrage de Lancaster *The Comédie-Française, 1680-1701, plays, actors, spectators, finances* ; London, Oxford University press, 1941.