Cette enfant là me tourne la cervelle ; Je ne vois plus, je ne rêve plus qu’elle. Je meurs d’un mal que je veux renfermer... Anaximandre... Il te sied bien d’aimer ! Ne fais-tu pas qu’une vertu sévère, Un esprit droit, un coeur noble et sincère Sur tout ce sexe ont bien peu de pouvoir ? C’est par des riens qu’il se laisse émouvoir. Des jeunes gens volages et frivoles, Conteurs plaisants de quelques fariboles, Extravagants, indiscrets, étourdis, Belles, voilà vos amants favoris ; Et près de vous l’honnête-homme, le sage Fait bien souvent un fort sot personnage. Moi déclarer que je suis amoureux ! Cachons plutôt ce penchant malheureux, Et s’il se peut... Mais je vois Aspasie ; À son aspect je sens ma frénésie S’accroître encore, et je ne puis la fuir.... Cruelle enfant !... que tu me fais souffrir ! Que voulez-vous ?         Je venais pour vous dire... Quoi ? Parlez donc.         Oh ! mais je me retire, Si vous grondez...         Non, je ne gronde pas ; Mais vous pouviez tourner ailleurs vos pas. Vous savez bien que, lorsque je médite, Je n’aime pas qu’on me rende visite. Je m’occupais d’un point très important, D’où mon repos, d’où mon bonheur dépend, Et vous prenez ce temps pour me distraire ! Mon cher Tuteur, si j’ai pu vous déplaire, J’en suis fâchée, et vous êtes si bon Que j’obtiendrai sans peine mon pardon. Appuyez moins sur ma bonté, de grâce. De compliments volontiers je me passe. Je suis sincère, et hais le ton flatteur. Moi vous flatter ? Jamais, mon cher tuteur. Vous, le soutien de ma timide enfance, Douteriez-vous de ma reconnaissance ? Ah ! Je suis loin de la bien exprimer. Vous révérer, vous servir, vous aimer, Voilà mes voeux et ma plus chère étude ; Je m’en suis fait une douce habitude. Depuis cinq ans je n’ai que de beaux jours, Et c’est à vous que j’en dois l’heureux cours. Comment tenir à sa voix de sirène, Et résister au charme qui m’entraîne ? Faut-il me voir à ce point asservi ? Mademoiselle, éloignez-vous d’ici ? Je ne saurais plus longtemps vous entendre. Vous affectez un son de voix si tendre Et des regards si touchants et si doux Je ne suis point tranquille auprès de vous. Oui, vous troublez le repos de ma vie.... Vous me quittez ?     J’obéis.         Aspasie, Pourquoi me fuir ! Revenez, demeurez... Pour me gronder encor ?         Quoi ! vous pleurez ! Ah ! sa douleur lui prête encor des charmes. Est-ce donc moi qui fais couler vos larmes ? Venez ici, je veux vous consoler ; Venez, osez me voir et me parler. Je ne suis point un censeur inflexible. Je parais dur, et je suis trop sensible. Je veux entrer dans vos moindres secrets ; Qui plus que moi prendra vos intérêts ? Vous ignorez combien vous m’êtes chère ? Non, je le vois ; vous m’aimez comme un père. Depuis longtemps vous m’en avez servi. Le mien ; hélas ! que la mort m’a ravi, Avait en vous l’ami le plus sincère. Il mourut pauvre ; et moi, dans la misère, Avec ma soeur, je restais sans secours ; Mais vos bontés furent notre recours. Puis-je oublier ce trait si mémorable, Ce testament à tous deux honorable Que fit mon père ?... Il vous connaissait bien. J’ai vécu pauvre, et je ne laisse rien : (Ce sont ses mots, il m’en souvient sans cesse. ) Heureusement, j’eus, au lieu de richesse, Un ami vrai. Pour m’acquitter vers lui Comme je dois, je lui lègue aujourd’hui Le noble soin d’élever mes deux filles, De les placer dans d’honnêtes familles, Et de fournir à leur dot de son bien. Voilà le legs que mon coeur fait au sien. Jusqu’à présent votre bonté confiante De notre père a surpassé l’attente. Ma soeur et moi, grâce à vos tendres soins, Avons toujours ignoré les besoins. Athènes admire et bénit le modèle D’une amitié rare autant que fidèle, Et l’on verra les siècles à venir D’un si beau trait garder le souvenir. Fille charmante ! Aimable créature ! Ah ! gardez bien cette âme honnête et pure. De votre bouche, il le faut avouer, J’ai du plaisir à m’entendre louer. Que vous avez de grâce et d’éloquence ! Votre amitié, voilà ma récompense ; Oui, j’ose ici vous imposer la loi De me chérir, de ne chérir que moi... Pardonne-moi, ma charmante Aspasie, Quelques chagrins répandus sur ta vie ; Tes pleurs coûtaient encore en ce moment ; Pardonne.....hélas ! Mon fol emportement Mérite plus de pitié que de blâme ; Si tu pouvais lire au fond de mon âme..... Qu’allais-je faire ?.....Impérieux penchant ! Faible raison !..... Écoutez, mon enfant ; Je veux bientôt achever mon ouvrage, Vous établir ; je songe au mariage De votre soeur....         Oui, vraiment ; songez-y ; Si vous saviez comme son cher ami, Son Mélidore et gémit et soupire ! Ma soeur aussi, qui fait semblant de rire, Ressent parfois de secrètes douleurs, Et dans ses yeux j’ai surpris quelques pleurs. Enfin tous deux par ma voix vous conjurent De mettre fin aux tourments qu’ils endurent, Et de leur part je venais vous presser.... Mes chers enfants, qu’ai-je à vous refuser Je les unis, s’ils veulent, ce jour même. Ils en feront dans une joie extrême. Je dois aussi, dans peu, songer à vous..... À moi ?         Sans doute, il vous faut un époux ; Je vous destine un homme de mon âge Que je connais et que j’estime, un sage, Un philosophe....         Ah ! Ciel ! Vous m’effrayez ! Quoi ! Mon tuteur ! Vous me sacrifiez ! Ah ! Faites choix d’un autre, je vous prie ; Si vous aimez un peu votre Aspasie, Qu’il ne soit point Philosophe....         Eh ! Pourquoi ? S’il vous aimait ?... S’il était... comme moi ? Je le sens bien, il serait estimable, Mais...     Achevez.         Je le voudrais aimable. Elle m’accable, hélas, sans s’en douter. Ce que je dis semble vous agiter ! Vous pâlissez ! quel sujet vous altère ? Fatal objet, que le ciel en colère, Pour mon tourment a formé tout exprès, Je veux vous fuir, vous quitter à jamais ; Votre air naïf cache une âme perfide : Ce front novice, et ce regard timide, Promet la paix, la raison, la candeur ; Mais tout cela n’est pas dans votre coeur. Prenez un fat, un être méprisable, Qui, se couvrant d’un dehors agréable, Sera volage, et frivole et jaloux, Et vous aurez un mari fait pour vous. Mon cher tuteur !.... Mais il fuit ! il me quitte Qu’ai-je donc fait ? Qu’ai-je dit qui l’irrite ? Ah ! Je ne puis supporter sa douleur ; Depuis un temps il est sombre et rêveur : En me parlant il s’emporte, il s’apaise ; Je suis la seule ici qui lui déplaise. Je le chagrine.... Apparemment hélas ! J’ai des défauts que je ne connais pas ! Mais quelle fille est parfaite à mon âge ? Avec le temps je deviendrai plus sage ; Je ferai tout pour le voir satisfait Et mériter qu’il m’aime.... tout-à-fait. J’entends ma soeur.... toujours vive et légère ! Toujours riant ! quel heureux caractère ! Ah, si je ris, ce n’est pas sans sujet : Je te mettrai bientôt dans le secret. Auparavant sachez une nouvelle Qui vous fera grand plaisir.         Quelle est-elle ? On vous marie aujourd’hui.         Bon ! Tant mieux. Et Mélidore en sera bien joyeux. Le bon enfant que ce cher Mélidore ! Je l’aime tant ! et je sais qu’il m’adore ; Avec transport je vais former ces noeuds, Et bon bonheur est de le rendre heureux. Mais je m’oublie, et te parle sans cesse De mon amant...         Ce sujet m’intéresse. Je le crois bien : mais il faudrait aussi Parler un peu du tien....         Moi ! Dieu merci, Je n’en ai point...         Tu n’en as point ? Quel conte ! À le nier je te trouve un peu prompte : Mais c’est en vain ; je sais très bien, ma soeur, Que vous avez un humble adorateur, Un tendre amant qui cache dans son âme Une très vive et très discrète flamme... Et quel est-il ? Me direz-vous son nom ? Tu le connais ?     Point du tout.     Si fait.         Non. Eh bien ! c’est....         Qui ? c’est trop me faire attendre. Un moment. C’est...     Qui donc ?         Anaximandre. Notre Tuteur ?         Oui, tu l’as su charmer. Lui ? vous croyez qu’un savant peut aimer ? Il a vraiment bien autre chose à faire ! Non ; dès qu’on aime on n’a plus qu’une affaire. Mais tout-à-l’heure il vient de me gronder : Quand il me voit, il a l’air de bouder : J’ai grand besoin qu’un philosophe m’aime ! Je n’en veux point ; je l’ai dit à lui-même. Que dirait-on, si j’acceptais sa foi ? On ne serait que se moquer de moi. Ne croyez, pas que jamais j’y consente. De ce galant tu n’es donc pas contente ? Je conviendrai qu’il n’est pas fort joli ; Mais, hors ce point, c’est un homme accompli.... Laissons cela ; vous ne cherchez qu’à rire À mes dépens : mais vous avez, beau dire, Je ne crois point mon tuteur amoureux, Et la sagesse a seule tous ses voeux. Tu ne crois point ? Mais c’est me faire injure Que de douter d’un fait que je t’assure : Pour te punir, je te le prouverai Très clairement, ou bien je ne pourrai.... Prouvez-le donc ; je serai satisfaite. Tu le veux ?         Oui ; c’est ce que je souhaite. Ma foi, tu vas en avoir le plaisir : Car j’aperçois notre tuteur venir : Il semble exprès que le ciel nous l’adresse. Je veux ici, sans beaucoup de finesse, Tirer de lui l’aveu de son tourment, Et qu’il s’explique intelligiblement. Mais le voici : retire-toi, ma chère, Et ne dis mot ; le reste est mon affaire. C’en est donc fait ; ce funeste poison A triomphé de toute ma raison. J’ai beau combattre un amour ridicule, Son feu cuisant dans mes veines circule, Il me pénètre, il dévore mon sein, Et dans mes fers je me débats en vain. Dans sa douleur, il gronde, il s’apostrophe : Vous en tenez, Monsieur le philosophe ; Nous parviendrons à vous faire jaser : Jamais Amant sut-il se déguiser Et renfermer le feu qui le dévore ? Aimable enfant, ton coeur novice encore, Toujours paisible et pur comme un beau jour, Ne fut jamais agité par l’amour : Heureux cent fois le mortel fait pour plaire, Qui, t’inspirant un trouble involontaire, Et dans ton âme éveillant le désir, Sera l’objet de ton premier soupir ! Fort bien, vraiment ; je m’aperçois qu’un sage Tient quelquefois un assez doux langage! Si je pouvais !... Ô Ciel ! tout est perdu : Je vois Phrosine..... Aurait-elle entendu ? Cachons mon trouble et ma peine cruelle ; Remettons-nous... C’est vous, Mademoiselle ? Vous étiez-là, peut-être.... à m’écouter ? Qui vous écoute est sûr de profiter : Tous vos discours dictés par la sagesse, Partent d’un coeur qui n’a point de faiblesse. Un moraliste, en ses réflexions, Voit le néant des folles passions : Il fuit l’orgueil, les soupçons, les querelles. Surtout l’amour et les appas des belles ; Car c’est le piège où le plus sage est pris ; Qu’en dites-vous ?         Je suis de votre avis : Oui, l’amour est un piège redoutable, Un piège affreux, peut-être inévitable : Trop rarement on fait s’en garantir. On le déteste, et l’on vient y périr. Ah ! c’est du moins une folie aimable ; C’est la plus douce et la plus excusable ; Et tel tout haut déclame avec rigueur Contre l’amour, qui brûle au fond du coeur. Je m’y connais : aisément je devine.... Comment ? De qui parlez-vous là, Phrosine ? Ce ton railleur...,         Mon Dieu ! point de courroux : Eh ! qui vous dit que l’on parle de vous ? Seriez-vous donc amoureux ?         La traîtresse Sait mon secret, et rit de ma faiblesse. Je le vois trop. Phrosine, épargnez-moi : Vous plaisantez, je ne sais trop pourquoi. Vous ne savez ? Ah ! soyez plus sincère, Mon cher Tuteur ; laissez-là le mystère : Rien ne m’échappe ; on ne me trompe pas : Pour un amant, je vous le dis tout bas, Dissimuler est un effort extrême ; Presque toujours il se trahit lui-même. Un geste, un mot découvre son ardeur : Depuis longtemps votre air sombre et rêveur, Certains regards tendres et pathétiques. Et des discours... très peu philosophiques M’ont appris...         Quoi ! vous m’auriez soupçonné ?... J’ai fait bien mieux, vraiment ; j’ai deviné, Et dans vos yeux malgré vous j’ai su lire Que vous aimez, que vous n’osez le dire, Et qu’en un mot, la sagesse et l’amour, Dans votre coeur, l’emportent tour-à-tour. Enfin l’objet donc votre âme est remplie, C’est....     Taisez-vous.         C’est ma soeur Aspasie... Vous vous troublez ; je suis sûre du fait. Phrosine !... Eh bien ! vous savez mon secret. Au nom des Dieux, si ma douleur vous touche, Sur ce secret n’ouvrez jamais la bouche ; À votre soeur surtout cachez-le bien ; Vous causeriez son malheur et le mien ; Il est trop vrai que je brûle, que j’aime, Que je voudrais le cacher à moi-même. Indigne aveu !         Le grand mal que voilà ! Qu’avec regret vous avouez cela ! Moi !.... moi ! que j’aime et que je cherche à plaire Pourquoi donc pas ? Voyez, la belle affaire ! Vous lui plairez, c’est moi qui vous le dis : Mais écoutez et suivez mes avis. Défaites-vous de cette barbe énorme Qui vous déguise et qui vous rend difforme. Ce manteau brun vous vieillit de dix ans. Quittez cela. Voyez nos élégants : C’est un habit qu’il faudra qu’on vous brode ; Je vous dirai la couleur à la mode. Tous ces points-là chez vous autres savants, Semblent des riens : ces riens sont importants ! Ils font valoir la taille, la figure : Adonis même eut besoin de parure. Vous me donnez des conseils merveilleux ! Qui ? moi ? j’irais faire l’avantageux, D’un jeune fat copier la folie, Et posément jouer l’étourderie ? Je me ferais siffler, montrer au doigt. Mon air léger paraîtrait gauche et froid... Et cependant, jugez de ma faiblesse Et du pouvoir d’un aveugle tendresse, Si je voyais, pour plaire à votre soeur, Qu’il me fallut changer de ton, d’humeur, Devenir fat et galant malhabile, Me faire enfin chansonner par la ville, De mon amour tel est l’indigne excès, Je crois encor que je m’y résoudrais. Heureux, content, si me rendant justice Elle sentait le prix du sacrifice, Et si son coeur, comme le mien épris, M’aidait du moins à braver le mépris ! Vous devenez déjà plus raisonnable : Sans être fat, on peut être agréable, Faire sa cour, prendre le ton galant, Et... par exemple, il vous manque un talent. Lequel ?         Je vais vous paraître un peu folle. Que voulez vous ? Notre sexe est frivole : Heureux qui sait sur nos goûts se régler ! Pour nous séduire, il faut nous ressembler. Phrosine, enfin, où tend ce préambule ? Dût mon projet vous sembler ridicule, Mon avis es qu’il faudrait commencer.... Eh bien, par où ?         Par apprendre à danser. Moi ! que je danse ?         Oui, si vous voulez plaire : C’est un talent important, nécessaire. Que voulez-vous qu’on fasse d’un amant Qui ne sait pas saluer seulement ? À danser, moi, j’aurais fort bonne grâce ! Bon ! est-ce là ce qui vous embarrasse ? Vous danserez.... Et tenez, sans façon, Nous sommes seuls, prenez une leçon. Sans me flatter, je puis servir de maître. Essayez-en.         Cela ne saurait être : Grâces au Ciel, l’amour ne me fait point Extravaguer encor jusqu’à ce point. Ah ! vous voilà ! Toujours de la morale! Jadis Hercule a filé pour Omphale. Et ce héros, vaincu par deux beaux yeux, N ’en est pas moins au rang des demi-Dieux. Consolez-vous : filer pour une belle Fait moins d’honneur que danser avec elle. Ça, commençons.         Quoi ! sérieusement ? vous espérez...         Quelques pas seulement. Non, point du tout.         Rien qu’une révérence. C’est avoir bien de la complaisance. Allons, courage... avancez quelques pas.... Encor... encor... saluez... bas... plus bas... Mademoiselle, agréez cet hommage ; Il est flatteur : car c’est celui d’un sage. Que vois-je ? Ô Ciel ! Quel tour !... Il est affreux ! Dans le complot vous étiez toutes deux, Enfants ingrats, et votre perfidie.... De mes regards ôtez-vous, je vous prie : Après un trait si méchant et si noir, Je ne veux plus vous parler, ni vous voir. Quoi ! me jouer ainsi, moi qui les aime, Qu’elles devraient aimer....         Ah ! c’est vous-même ! Je vous cherchais ; eh, bien ! quand daignez-vous Remplir mes voeux, mes désirs les plus doux ? Votre bonté dès longtemps me destine Le coeur, la main de l’aimable Phrosine : Mettez enfin le comble à vos bienfaits, Et que ce jour ...         Vous ne l’aurez jamais. Jamais ! Ô Ciel ! Que dites-vous ? j’atteste.... Je vous ferais un présent trop funeste ; N’y pensez plus.         Vous connaissez mon coeur. Et vous voulez......         Je veux votre bonheur. Que la raison enfin vous détermine. Ah ! mon bonheur est d’adorer Phrosine. Mais quel sujet l’irrite donc si fort ? Belle Phrosine, apprenez-moi mon sort ; D’où peut venir ce courroux qui m’accable ? Hélas ! c’est moi qui suis seule coupable, Et c’est moi seule aussi qu’on veut punir Par ce refus qu’on fait de nous unir. Coupable, vous ? de quoi, Mademoiselle ? Qu’est-ce ?         Ah ! vraiment, c’est une bagatelle, Un rien.         Un rien ? Soyez de bonne foi ? Était-ce à vous de vous jouer de moi ? C’est pour mon coeur le tourment le plus rude Que d’être ainsi payé d’ingratitude, Vous me portez de trop sensibles coups ; Je veux vous fuir et vous oublier tous. Que dites-vous ? Quel étrange système ! Pourquoi quitter des lieux où l’on vous aime ? Pourquoi nous fuir ? Ah ! restez parmi nous : Votre bonheur nous est si cher à tous ! Tout vous répond en ces lieux d’une vie Par l’amitié, par l’amour embellie ; Oui, par l’amour ; ce soir même je veux Voir s’accomplir les plus doux de vos voeux. Hier pour vous, à l’Amour, à sa mère, J’ai dans leur Temple adressé ma prière : Mes voeux ardents ont été bien reçus. Et mon encens a su plaire à Vénus. De la Prêtresse écoutez la réponse. Voici sur vous ce que Vénus prononce : Si ton ami veut être heureux amant, S’il veut toucher l’objet de son tourment, Fixer enfin les plaisirs sur ses traces, Qu’il aille offrir un sacrifice aux Grâces. Que cet Oracle a satisfait mon coeur ! Il est pour vous le signal du bonheur ; Osez compter sur ces douces promesses, Allez fléchir trois aimables Déesses, Et désormais prêt à suivre leurs lois, Implorez-les pour la première fois. En vérité, la méthode est très neuve ; Que dois-je attendre encor de cette épreuve ? N’importe : allons ; quel qu’en soit le succès, Vénus l’ordonne, et moi je m’y soumets : Mon coeur séduit saisit avec ivresse Tout ce qui sert à flatter sa tendresse... Entrons au Temple.         Allons, je m’y résous. C’est fort bien fait ; je vais parler pour vous. Vous pouvez tout sans doute auprès des Grâces ; Et moi j’en dois craindre quelques disgrâces. Malgré cela je vais, si vous voulez, Parler moi-même....         Eh, bien ! Monsieur, parlez. Qui vous amène aux pieds de nos Déesses ? Quels sont vos voeux ? Parlez.         Belles Prêtresses, Anaximandre aux Grâces a recours, Et son bonheur dépend de leur secours. Vous les servez, rendez-les moi propices, Obtenez-moi leurs faveurs protectrices ; J’ai trop longtemps, hélas ! pour mon malheur, Fui leurs Autels et leur culte enchanteur. Sur leurs bontés pourtant je compte encore, Je veux toucher un objet que j’adore, Et je leur viens demander à genoux Le don de plaire à cet objet si doux. Eh quoi !.... c’est vous, austère Anaximandre ? Vous amoureux !.... Je vous trouve un air tendre Un feu plus doux dans vos yeux, est entré, Ainsi l’amour change tout à son gré. Les Grâces vont achever le prodige. De leurs attraits l’invincible prestige Toujours senti, toujours mal imité, Fil plus touchant, plus beau que la beauté. À leur pouvoir on ne peut se soustraire ; Suivez-moi donc, venez apprendre à plaire : De nos leçons, initié discret, Profitez bien ; mais gardez le secret. Ne craignez point des épreuves pénibles, Vous connaîtrez des mystères paisibles, Doux, enchanteurs, réglés par les plaisirs, Et le succès passera vos désirs. À vos bontés plein d’espoir je me livre. Venez, entrons ; votre ami peut vous suivre. Vous, demeurez : il suffit d’un témoin, Et de nos dons vous n’avez pas besoin. Faut-il en croire un si flatteur oracle ? On nous promet un assez beau miracle : Ce philosophe austère, renfrogné, Va revenir de roses couronné, Leste, galant, et tout-à-fait de mise. Mais pour ma soeur quelle étrange surprise ! Son oeil trompé par un tel changement Méconnaîtra, je gage, son amant. C’est elle-même ici qui se présente : Je veux l’induire en une erreur plaisante, Et par un compte arrangé tout exprès, Savoir un peu ses sentiments secrets. Eh bien ! Est-il encor fort en colère ? Que je t’apprenne ; écoute-moi, ma chère. Comme il grondait ! Vraiment ; il m’a fait peur ! Il faut te dire....         Aussi, c’est vous, ma soeur ; Auriez-vous dû ?....         Bon, bagatelle pure ! Mais fais-tu bien une grande aventure ? Tout change ici : tu vas dans un moment, À tes genoux voir un nouvel amant. Un autre amant ! vous vous moquez encore ! C’est un ami du galant Mélidore ; Un philosophe, et qui pourtant, dit-on, Joint l’art de plaire au don de la raison. Ce n’est plus là le brusque Anaximandre, Toujours grondant, toujours prompt à reprendre, Par son abord effarouchant les jeux, Se donnant l’air encor d’être amoureux, Sage masqué, prétendu philosophe, Au fonds, savant d’une très mince étoffe.... Ah ! juste Ciel ! que dites-vous, ma soeur ? Vous le traitez avec trop de rigueur ; Vous l’insultez, ce sage qui nous aime, Vous qui souvent m’avez vanté vous-même Et ses vertus que l’on doit respecter, Et ses bienfaits qui nous font subsister. Combien de fois je vous ai rencontrée Toute attendrie et l’âme pénétrée De quelque trait de cet homme si grand ! Vous en parliez avec ravissement ; Vous le nommiez un véritable sage. C’était du coeur que partait ce langage. Pourquoi changer aujourd’hui de discours ? Ce qu’il était, ne l’est-il pas toujours ? Ah ! croyez-moi, quoi que vous puissiez dire, Notre bonheur est tout ce qu’il désire. Eh ! mais.... je crois qu’il ne te déplaît pas, Mais pour toi l’autre aura bien plus d’appas. Il faut le voir.         Allons, vous êtes folle. Tu le verras ; car j’ai donné parole. Non, je ne puis.... Que dirait mon tuteur ? Ce Tuteur-là te tient beaucoup au coeur. Eh ! mais.... je dois lui demeurer soumise. Je crois qu’il faut que son choix m’autorise. Si cet Amant n’était pas de son goût ! Tenez, ma soeur, moi je craindrais surtout De l’affliger.         Va, tu n’as rien à craindre. Notre tuteur n’aura point à se plaindre. Tu le verras, loin d’en être jaloux, Te supplier d’accepter cet époux. À vous entendre, il ne m’aime donc guère. On vient ; c’est lui, c’est ton amant, ma chère ; Reçois-le bien. Je te laisse.         Un moment. Je resterais moi seule ?...         Assurément. Vous jaserez tête à tête à votre aise. Il est charmant et n’a rien qui ne plaise. Adieu.     Demeure.     Eh ! non.     J’ai peur....         De quoi ? Tu fais l’enfant ; allons, aguerris-toi. En vous offrant l’hommage le plus tendre, Belle Aspasie, à quoi dois-je m’attendre ? D’un vain espoir ne m’a-t-on point flatté ? Serai-je au moins sans colère écouté ? Je ne sais pas quel espoir on vous donne.... Ni vos desseins.... Monsieur.... Mais je m’étonne Qu’un inconnu.... dès la première fois.... Un inconnu ? Que dit-elle ? Je vois Que cet habit la trompe et me déguise. Laissons durer un moment sa méprise. Ah ! pour céder à des charmes si doux, Qu’est-il besoin d’être connu de vous ? Dès qu’on a pu vous voir ou vous entendre Il faut aimer même sans rien prétendre. De la Beauté tel est l’heureux pouvoir ; Elle séduit souvent sans le savoir. D’amants cachés une foule l’adore. Simple et modeste, elle seule l’ignore. À ce portrait vous vous reconnaissez, Oui, c’est ainsi que vous nous séduirez. Il est galant, et je le crois sincère. Voulez-vous donc vous contenter de plaire, Belle Aspasie, et le plus pur amour N’obtiendra-t-il de vous aucun retour ? Hélas ! je viens d’implorer la puissance Des déités qu’en ces lieux on encense. Tous leurs attraits admirés des Mortels N’eussent jamais obtenu des Autels ; On rend hommage à leurs douces faiblesses, Et l’amour seul en a fait des Déesses. Imitez-les. Vous avez leur beauté ; Ayez encor leur sensibilité. Au rang des Dieux vous monterez comme elles ; L’Olympe attend les héros et les belles. Cet amant-là, sans mentir, est charmant. Je l’avouerai, vous louez joliment. Vos discours ont des grâces que j’admire ; Mais cependant que puis-je ici vous dire ? Je ne suis point ma maîtresse, et ma foi, Pour la donner, ne dépend point de moi. Oui, je le sais, un tuteur vous enchaîne ; Il a pour vous un amour qui vous gêne, Qui vous déplaît, et même son dessein Est, m’a-t-on dit, d’obtenir votre main ; Il croit vous rendre à ses voeux favorable : Mais ce Tuteur enfin n’est point aimable ; Il est bourru, philosophe....         Ah ! Monsieur ! Gardez-vous bien d’offenser mon tuteur ; Il est si bon, si généreux, si sage ! Je lui dois tout, et je suis son ouvrage ; Ses volontés décideront mon sort. Que ne peut-il sur lui faire un effort, À ses vertus joindre un air moins sauvage, Et que n’a-t-il enfin votre langage ! Et jusques-là s’il savait se forcer, Entre nous deux vous pourriez balancer ? Non, croyez-moi, je dis ce que je pense : Anaximandre aurait la préférence. Elle m’enchante !... Ah ! c’est assez jouir De son erreur ; il faut me découvrir. Chère Aspasie, as-tu pu t’y méprendre ? Vois à tes pieds, vois ton Anaximandre Ivre d’amour, transporté de plaisir, Qui pour jamais jure de te chérir.... C’est vous.         Tu vois ce que l’amour peut faire. Je t’adorais ; mais il fallait te plaire ; Le philosophe est devenu galant. Que dois-je attendre après ce changement ? Ah ! mon ami, mon tuteur et mon père, Qui voulez-vous que mon coeur vous préfère ? Formé par vous, ce coeur est votre bien : Je vous le dois, et ne vous donne rien. Fort bien, vraiment ; enfin, notre Aspasie Prend donc du goût pour la philosophie ? Vous me voyez au comble de mes voeux . Mais il me reste à vous unir tous deux ; Votre bonheur au mien est nécessaire. J’avais bien dit que vous sauriez lui plaire Une autre fois, prendrez-vous mes avis ? Vous plaignez-vous de les avoir suivis ? Vous le voyez ; un savoir admirable Et des vertus ne rendent point aimable : L’esprit et les talents sont bien ; Mais sans les Grâces, ce n’est rien.