Oui, ma toilette : je suis pressée ; j’attends ces Dames ; j’attends aussi le Marquis... La bonne journée !... L’établissement d’un Club : l’arrivée d’un grand Philosophe... qu’on croyait mort... Le plaisir de la vengeance ; le bruit, le mouvement, le fracas que tout cela va faire... Ah ! Messieurs les hommes, vous vous séparez de nous ! Vous croyez nous humilier avec votre Club malhonnête... Nous vous apprendrons... Vous éprouverez qu’il ne faut pas défier des femmes... Monsieur Descartes y mettra bon ordre... Vous le croyez dans l’autre monde... Nous l’avons prié, pressé, sollicité... Eh bien ! Il en revient pour nous présider, pour rendre notre établissement supérieur au vôtre... Et le Marquis ! Il vous vaut tous par sa complaisance... Il m’a été permis de l’admettre exclusivement... Il est prévu ; il fait tout : je l’attends pour le consulter, pour m’instruire sur Descartes, dont je ne connais point du tout les ouvrages... Mais il n’arrive point ; je suis impatiente... J’entends du bruit... C’est lui... C’est lui, peut-être... Ah, non ! C’est le Chevalier. À La toilette ! Belle Dame ! Oui, à la toilette, sans vouloir me parer. Eh ! D’où vient cette réforme ? Nous n’avons plus besoin de parure. À votre égard, cela est incontestable ; la nature en vous est si supérieure à l’art... Des charmes si frais, un teint si vif... Des yeux si beaux... Des formes... De la galanterie ! Un ton de sensibilité !... Chevalier, si vous continuez, je vais vous dénoncer comme faux-frère. Ce ton lutin, vous sied à merveille... À qui donc, me dénoncerez-vous ? À qui ! À votre Club, à ce sénat de Sages... Chevalier, ils ont raison. Pour être vraiment philosophe, il ne faut pas vivre avec les femmes ; ce grand caractère s’affaiblirait avec nous : nos vertus tiennent trop à la nature : elle ne produit rien qui élève, qui distingue assez... Trahir avec audace ; être entreprenant, téméraire, vouloir dominer enfin ; voilà ce qui s’appelle être homme. Vous me plaisantez, Madame, bien rigoureusement. Je n’ai rien dit ; mais je vais dire quelque chose. J’attends grand nombre de femmes ; car nous formons aussi un Club. Comme vous, Messieurs, nous allons nous réunir, nous suffire... Vous jugez à présent que, pour des femmes, je n’ai pas besoin de parure. Le désir de vous plaire, Messieurs, occupait nos moments : il nous en restera davantage pour l’amitié. Adieu, Chevalier, je vous conseille de ne plus revenir à ma toilette. Madame la Comtesse, je suis poli : le congé que vous me donnez n’altérera pas mon caractère. Je vois que nos amusements vous blessent ; je veux les justifier. Justifier une singularité qui vous confond avec des sauvages ! Je crois que je puis l’entreprendre... Qu’est-ce que c’est qu’une femme ? Une très jolie fleur, faite pour la liberté ; sa destinée est de se faner, de languir sous la main qui se l’approprie et la contraint. Il n’est donc point si cruel de respecter son éclat, son indépendance... À notre égard, nous osons la comparer à la rose dans un parterre : elle brille, aux yeux, des couleurs les plus vives ; passez auprès d’elle, elle vous déchire ; cueillez-là, elle vous, pique : alors vous offensez sa beauté par des plaintes... par des murmures... N’avons-nous, pas raison de vous laisser à vous-mêmes ? Vraiment votre générosité, à notre égard, est touchante ! Je n’ai parlé encore que de la fleur. Si j’expliquais les propriétés de la tige ! Si de cette tige je faisais tout-à-fait une femme... Quelle malignité elle renferme ! Que de rejetons elle engendre, qui s’éparpillent en rivalités. De là, les jalousies, les tourments, les haines, les ruptures, les machinations artificieuses et cruelles. Sommes-nous assez fortunés pour obtenir un regard, une préférence ! Que d’attente, que de gêne, que d’inquiétudes et d’agitation ! Arrive-t-il, de part ou d’autre, une infidélité ! Nouveau sujet de division, justifications feintes, remords prétendus, des larmes enfin qui renouent la chaîne, qu’aujourd’hui nous voulons rompre, pour le bonheur de tous. Voilà un parterre, une fleur, une femme traités avec bien de l’honnêteté. J’en conviens ; mais c’est pourtant la vérité toute pure. Ne vous inspire-t-elle rien de plus ? Il me semble que vous ne devez pas avoir tout dit. Si je ne voulais que m’amuser, je n’aurais pas été si loin ; mais je me justifie : et quand on est rempli de l’innocence de ses motifs... Madame la Comtesse, je vous respecte beaucoup, mais je me dois quelque chose. La dette est plus qu’acquittée ; vous devez être content de vous... Je vois que mes reproches ne troubleraient pas votre sécurité ; et vous êtes si singulier dans cet état d’innocence, que je fuis fâchée de voir interrompre le spectacle que vous me donnez. Non, la présence de ces dames ne me chasse point. J’ai peut-être à me justifier aussi auprès d’elles. Mesdames, si vous pensez comme Madame la Comtesse, vous devez avoir quelque chose a me dire... J’aurai l’honneur de vous répondre. Vous ne me croyez pas digne du moindre mot ? Je serai plus juste envers vous. Je sais quel sujet vous rassemble. Rien n’est mieux vu. Vous vous amuserez, vous disserterez. La Philosophie, l’épigramme, les douces protestations de vous aimer toujours... Vous ne me dites rien ?... Vous n’avez rien à me dire ?... Je puis donc me retirer ?... Adieu, Mesdames. Je m’offrais à vos traits ; je m’y serais prêté de bonne grâce... Vous n’êtes point fâchées... La bonté, l’indulgence sont une belle chose... Adieu, Mesdames. À Juger de l’accueil par le congé, je vois que vous l’avez bien reçu ? J’ai compris d’ailleurs le sujet de votre conversation : mais pourquoi sommes-nous de moitié dans ce badinage ? Pourquoi ?... C’est le plus zélé partisan du Club des hommes. Oh ! Nous lui devons bien toutes le même sentiment. La dette est agréable à payer. Oui, je vous crois en fonds pour cela... Que ferons-nous dans notre nouvel établissement ?... Nous amuserons-nous beaucoup ? Avez-vous rédigé un plan ? Vous savez bien que nous attendons Monsieur Descartes ? Oui, mais assurons nous ici que personne n’a peur des revenants. C’est lui, ou son génie qui revient : le génie d’un grand homme n’a jamais effrayé personne. Et, d’ailleurs, s’il est vrai, comme on le dit, qu’il soit le premier qui nous ait découvert une âme, il est bien juste que nous lui rendions la vie, à notre volonté. Pour qui donc nous prenaient ces Messieurs, avant cette découverte ? Oh, nous allons tomber dans le sérieux. Médirons-nous encore quelquefois ? À quoi s’occupent les hommes dans leur Club ? À nous faire des raisons de les célébrer dans le nôtre ; à nous disputer surtout cette sensibilité d’âme que Descartes nous donne. Ah ! Nous leur prouverons qu’on ne se laisse pas dépouiller de ce que l’on a de plus précieux. Ne parlez donc pas toutes ensemble. Elle a raison : mais c’est que le dépit, l’humeur sont un peu contraires à la tranquillité de l’esprit. J’ai une idée qui me tourmente... Dites moi, Mesdames, dans nos assemblées vivrons-nous longtemps bien paisiblement ensemble ? Cette crainte est un préjugé qui nous vient des hommes. Croyez qu’ils font intéressés à nous faire penser que nous ne nous aimons pas. Rien de plus sensible. Ces Messieurs, en nous rendant suspectes les unes aux autres, peuvent nous trahir plus impunément. L’odieux caractère !... Et il existe encore des femmes qui ne veulent pas se rendre à cette vérité, si importante pour elles... À propos, j’ai vu tantôt notre jeune veuve... C’est un enfant. Je ris encore de la manière humble dont elle m’a persécutée pour être des nôtres. Elle ne tardera pas sûrement d’arriver. Nous ferions d’elle une prosélyte charmante. Oui : mais c’est un caractère à former. Et un bon tour à jouer aux hommes, en la munissant de principes contre leurs manèges ; car ils en raffolent... Mais la voici... Écoutons-la ; voyons ses dispositions : l’examen ne doit pas être difficile, car elle est naïve et sensible. Ma charmante ; vous faites une démarche bien sérieuse pour votre âge. Abandonnerez-vous tous ces amusements frivoles ? Ne regretterez-vous point cet essaim d’êtres galants qui tourbillonne autour de vous ? Je n’y perdrai rien, puisque vous prenez pour vos assemblées les heures que les hommes donnent à leur Club. Et d’ailleurs, je suis ce que les autres me font être. J’aime à penser, même à me recueillir. Mauvais signe ; la jeune femme, qui aime à se recueillir, annonce de la sensibilité, un coeur mécontent d’être oisif, et qui n’attend que l’occasion de se donner. Je n’en suis point là : mais aimer me paraît un besoin de la vie, le plus doux emploi du temps. Aimer !... Connaissez-vous les êtres dont la fausseté a fait tant de victimes !... Pensez y sérieusement. Vous ne verrez point d’hommes ici. Mais, Madame, vous paraissez me menacer !... Je vous assure que je suis sensible, sans être faible ; que je n’ai nulle envie d’écouter aucun de ces êtres qui paraissent me rendre des soins... Ah ! Vous avez donc à vous plaindre de l’un d’eux ?... Mais quelque choix que vous ayez fait, ou que vous puissiez faire dans la suite, croyez que vous aurez toujours à vous en plaindre... Ils se ressemblent tous. Ils sont personnels à l’excès, impérieux, bizarres, de la plus inconséquente incertitude, réfléchissant deux heures... pour ne rien faire... Nous, du moins, si nous faisons, même une sottise, nous avons l’avantage de la faire promptement ; et une action sage, honnête, nous coûte encore moins de réflexion. Vous me paraissez bien extrême, Madame ; c’est l’humeur de notre exclusion de leurs assemblées qui vous fait parler ainsi. Oui, nous en sommes toutes un peu là. Je vois cependant des hommes occupés à nous plaire par l’esprit ; nous communiquer leurs connaissances ; se fatiguer même par des soins assidus ; nous créer des plaisirs... Ce sont là des pièges... D’ailleurs s’ils n’étaient pas quelquefois aimables, aurions nous à nous en plaindre ?... Il ne faut pourtant pas trop l’intimider... Écoutez ma petite amie... Notre premier besoin de situation est de connaître profondément les hommes : ce sont eux qui veulent, vous l’apprendrez ; les femmes ne peuvent que faire vouloir, jugez de quelle importance il est pour nous de connaître leur coeur, d’analyser leurs penchants, de pénétrer dans leur âme, et d’y chercher jusqu’à leurs dégoûts mêmes. Cette étude pénible, humiliante, si vous voulez, mais absolument nécessaire, nous conduit à les dompter, plus que ne le sont souvent nos charmes, ainsi qu’à les juger, beaucoup mieux qu’ils ne nous apprécient ; et ce fera là le grand objet de nos méditations dans nos assemblées. Ces Messieurs ne manqueront pas par leurs actions, de fournir à la conversation. Au reste, ma chère amie ; vous voulez être des nôtres ? Nous serons charmées de vivre avec vous. Vous venez de nous entendre ?... Il ne faut pas d’ailleurs que nos conventions puissent vous effrayer. Nous ne voulons qu’occuper notre esprit, égayer notre solitude, et trouver dans des amusements raisonnés, le dédommagement des soins que les hommes nous refusent. Votre société me convient déjà beaucoup : l’exemple fera le reste. Nous la recevrons donc à l’essai. C’est bien dit... Le rendez-vous n’est-il pas dans une heure ? Dans moitié moins : ne l’oubliez pas. J’attends le Marquis ; j’espère que Monsieur Descartes ne tardera pas à nous apparaître. Dans une demi-heure, soit ; nous avons quelques visites à faire : nous revenons. Le Marquis ne vient point... depuis deux heures que je l’attends... Descartes arrivera, et je ne saurai que lui dire : je ne connais de lui que son nom et sa gloire... Encore faut-il connaître les gens que l’on invite, et que l’on fait venir de si loin... Cela m’impatiente, me désole... mais je crois entendre le Marquis... C’est lui, sans doute... C’est lui-même... Ah ! Vous voilà enfin, Monsieur. J’ai des pardons à vous demander ; je le vois : mais en vérité, je reçois, votre billet, et j’accours. C’est que vous autres hommes, vous êtes lents, si lents à venir, et surtout quand on vous appelle. N’y a-t-il pas une heure que ce billet est parti ?... Vite, très vite, apprenez-moi ce que c’est que le système, et la Philosophie de Descartes. Avant de vous répondre, permettez-moi de vous demander si vous avez vu ces Dames ? Sans doute. Me font-elles l’honneur de m’admettre ? Sans doute. Vite, víte à Descartes ? Je ne fais rien de lui ; je n’ai rien lu... Qu’a-t-il fait ? Qu’a t-il écrit ? Quelle révolution a-t-il produite ? Voilà de grandes questions... Calmez-vous vous vous doutez que nous allons raisonner... Descartes, homme unique, génie inconcevable, apprit à l’homme à penser naturellement, librement, franchement. Il tailla tout ce qu’il y a de savant dans les livres, pour ne voir que ce qu’il y a d’humain, de vrai, d’aimable dans la nature. Du sein du chaos scolastique, il passa au plus joli système de douceur, d’amour, d’union entre les hommes. C’était donc un homme sensible ? Il l’était beaucoup. Son idée dût tourner la tête à tout le monde ? Presqu’autant que les tourbillons. Oh, les tourbillons ! Expliquez-moi les bien, afin que je puisse en causer avec lui. Vous savez déjà, sans doute, ce que ce mot signifie ? Je crois qu’oui. La société, par exemple, est composée de différents tourbillons, qui se tiennent tous, et qui vont et viennent, néanmoins, en sens contraire. Tel esprit règne ici, tel autre là ; tel intérêt pousse l’un vers la hauteur, et tel fait aller l’autre obliquement : un tourbillon emporte l’autre ; mais tout se retrouve à sa place ; et de tous ces tourbillons il se forme un beau Royaume, qui va son train sous les yeux d’un bon Roi. Eh ! Voilà une définition presque entière : il reste bien peu de choses à ajouter. Le Philosophe avait reconnu les inclinations de la matière, comme vous, celles des hommes. Il trouvait partout les tourbillons et l’instabilité, et rien d’oisif ni de vide, pas même la tête d’une jolie femme, où il voyait les idées s’arranger, aller et venir selon la forme des tourbillons. En effet, ce qu’on regarde en elle comme si condamnable, ce cercle de penchants aimables, de caprices, d’infidélités, dans lequel tourne son printemps, est une image des tourbillons. Tout cela s’emboîte à merveille, et lui fait une petite félicité, qui la rend, chaque jour, plus charmante, par tous ces tours et retours de ses goûts et de ses pensées ; comme le monde est plus beau, plus riant à la vue, par ses mouvements et ses révolutions. De sorte que les tourbillons sont dans l’univers comme on les voit dans le monde, et comme on les sent dans sa tête !... Oh, ça, dites-moi, tout bas, pourquoi l’on a rejeté ces tourbillons ? Faites-moi la grâce de me dire, tout haut, pourquoi les enfants, qu’un fermier a mis dans la finance, font parler leur père, pour leur fermier ? J’entends : on veut savoir tout seul ce que l’on doit à autrui. Précisément. Descartes a bâti le château fort. Ses écoliers l’ont peint de plusieurs couleurs ; et voilà comment on s’est fait gloire de ses découvertes, sous le nom d’attraction, de gravitation, et coetera. Remarquez bien qu’en changeant le nom d’une chose, il paraît qu’on la fait changer de nature. Vous, par exemple, quelque nom qu’on vous donne, vous êtes toujours la même femme aimable ; mais vous avez cent espèces d’atours pour vous montrer. La vérité est de même. Descartes l’a rencontrée, l’a fait voir... Et les femmes de chambre l’ont parée, depuis, tantôt, d’une robe, tantôt d’une autre. Le monde, qui ne regarde rien en face, la voit passer habillée successivement de blanc, de noir, de rouge, et croit que ce sont trois femmes. À merveille ... Je poursuis. Les derniers Philosophes ont fait comme les maris jaloux, qui donnent à leurs femmes, pour aller au bal, un déguisement de leur choix. Ils ont beau faire ; les amants ont le secret, reconnaissent la femme, et rient du mari. Oui, ces Messieurs n’ont pas communément des inventions fort heureuses. En un mot, il n’y a rien dans les idées modernes, qui ne soit renfermé dans une idée de Descartes. On a déroulé le peloton de fil ; mais c’est lui qui a fait le peloton. Nous sommes si dupes des apparences, qu’un fil déroulé ne nous semble pas la même chose qu’un fil roulé. La vérité est une, et dure éternellement. La nouveauté préside à sa toilette ; elle l’arrange tantôt à l’Anglaise, tantôt dans une autre mode... Ce mot me paraît de conséquence. Si je m’explique à la rigueur, Descartes n’a donc rien inventé ? Certainement, il n’a pas inventé la vérité : mais il a inventé le moyen de connaître l’erreur, qui gouvernait le monde, à la place de cette vérité qui se tenait cachée. Il a trouvé le moyen d’arriver à sa retraite. Il a tout inventé, puisqu’il ne s’est servi de rien de ce qui était de l’invention des autres. Ah ! Vous êtes charmant !... Encore un mot ; je vous prie. J’ai entendu parler vaguement de l’analyse... Qu est-ce que c’est, au juste, que l’analyse ? Hélas ! Mesdames, c’est vous qui en avez le secret : c’est de vous que le philosophe l’apprit. Analyser !... Serait-ce d’abréger ses idées, comme on abrège un conte en l’analysant ? Serait-ce de réduire toutes les idées qui me reviendraient, par exemple, celle de vous aimer, à une seule qui fixât ma résolution ? Serait-ce de ramener tous les mots à une pensée, et toutes les pensées à un sentiment, c’est-à-dire, à la première pensée, produite par nos sens ? Voilà ce que c’est ; et c’est tout. Oui, c’est de ramener votre conte à sa première idée. Alors vous toucherez au vrai ; et voilà le but de l’analyse. Descartes ne voulut rien que d’évident, de conforme aux douces et consolantes lois de la nature. Peu de raisons, beaucoup moins de paroles ; une vérité unique : et cette vérité a toujours été un sentiment, dont il proposa l’usage, contre l’exercice de l’esprit, et pour la satisfaction réelle de la vie. C’était un grand service qu’il voulait rendre. Et qu’il rendit en effet. Il réunit les sexes et les idées que nous avions séparés ; et il fit tout, par sa méthode de chercher le vrai, qui seul est aimable... Quoiqu’il paraisse une grande distance entre les tourbillons, le plein, le vide, l’analyse et vos sentiments, vos affections liantes, vos idées nettes, pures, si douces, si séduisantes ; il est pourtant vrai que tout cela se tient ; qu’il n’a trouvé la nature vierge que dans vos coeurs, ses vérités que dans la source de vos heureuses et bienfaisantes inclinations ; et que pour être aussi bon Philosophe que lui, c’est une nécessité de vous étudier, de respecter vos droits, et de nous réformer par ces leçons touchantes, que nous donnent vos sentiments et vos bontés pour nous. Ah ! Que les hommes ont mal lu Descartes ! Le Chevalier, surtout, n’est-ce pas ? Oh ! C’est un homme bien terrible, bien odieux. C’est lui ; le voilà qui arrive : nous l’avons rencontré. Qui ? Monsieur Descartes. Oh, nous l’avons tout de suite reconnu à son habillement. Il n’est pas vêtu à la mode. D’à présent, cela viendra... Marquis daignez descendre pour le recevoir, pour lui prouver au moins notre empressement. Lui ferons-nous une réception académique ? Cela ne serait pas fort gai. Notre reconnaissance doit s’exprimer avec plus de simplicité. Franchement, nous lui devons des honneurs : sans lui, les hommes nous prendraient peut-être encore pour des machines. Ces Messieurs, avec leurs Clubs, leurs assemblées, voudraient peut-être nous remettre au temps qui a précédé Descartes. Oh, point de courroux. Le voici. Mesdames ! Voilà le héros de la philosophie, le bienfaiteur de l’esprit humain, que vos voeux ont appelé, à qui nous devons tout. C’est l’ouvrier qui vient revoir son ouvrage. Notre reconnaissance, Monsieur, est sans bornes. Notre sexe vous devait déjà beaucoup. Nous aimons à contracter une nouvelle dette aujourd’hui. Elle est de mon côté, Mesdames ; et déjà je sens qu’il me sera difficile de m’acquitter. Nous ne vous recevons pas, Monsieur, avec l’appareil consacré par l’usage. Un discours simple, un accueil modeste, un aveu de notre embarras, vous diront mieux combien nous sommes remplies de votre mérite, et flattées de votre retour. Vous m’avez appelé, Mesdames, et cet honneur renferme tout pour moi. À l’égard de la simplicité de votre accueil, il répond à la sensibilité de vos âmes, et au caractère de la mienne. Mais ne cesse-t-il pas d’être simple par les choses trop obligeantes que vous me dites ? Nous nous représentons, Monsieur, l’instant où une grande Reine vous reçut à sa Cour. On dit que des honneurs marquèrent ce moment, qui consacre encore sa mémoire. Elle était assez grande pour manifester son génie par sa bonté même... Ah, Mesdames ; vous me rappelez des moments bien glorieux et un nom bien cher à mon coeur. La Suède n’a point oublié le vôtre, Monsieur ; cette nation guerrière et sage, toujours amie de la France, vous regarde comme un lien de plus. Elle prouve que la sensibilité se perfectionne par les bienfaits de l’esprit. Elle était déjà très éclairée, et elle avait sous les yeux un grand exemple... On dit que ce bonheur se perpétue pour elle... ! Mais bannissons, Mesdames, les choses qui tiennent au compliment : éloignons même le ton sérieux... Je viens de loin, et j’étais absent depuis longtemps. J’ignore si la France est bien changée. Elle l’est beaucoup, Monsieur ; le progrès des sciences est incroyable, vos ouvrages ont commencé ce prodige. On écrit beaucoup. Les Brochures pleuvent. À la manière anglaise, on a établi des papiers publics, des journaux : on lit tout : on comprend tout ; et tout le monde a de l’esprit. L’éducation, les talents agréables, les modes, surtout, se perfectionnent tous les jours. L’esprit même est devenu une mode... La sensibilité peut n’y avoir pas gagné. Excellente réflexion, Madame, et qui donne envie de vous pouponner l’un et l’autre. Monsieur, un des grands prodiges, qui frappent depuis vingt ans, c’est la révolution arrivée dans la Philosophie. Son ton n’est plus grave ; ses formes ne font plus sérieuses ; elle admet jusqu’à l’élégance de la parure ; et vous jugez que quelquefois ses maximes s’en ressentent. Je juge que cela doit être assez plaisant... de sorte, qu’à présent, plus d’un philosophe ressemble à un petit-maître ! Oui, Monsieur ; mais en revanche, beaucoup de petits-maîtres rappellent la gravité des anciens philosophes. Cela ne ressemble pas mal aux tourbillons. On ne prévoyait pas, quand on les reçut si mal, qu’un jour on les justifierait si bien. Oui, Monsieur, le temps répare bien des choses. Et l’analyse, Monsieur ? Si elle trouva des contradicteurs autrefois, je vous assure qu’elle a bien des vengeurs aujourd’hui. On analyse tout : on ne sent, on ne croit, on n’adopte, on ne jouit que par analyse. Cela va jusqu’à la dissection la plus exacte des plus petites idées. En revanche encore, on entreprend les plus grandes choses. Par exemple, on vole dans les airs ; on marche sous les eaux ; on glisse dessus ; on découvre les sources les plus profondes, avec l’oreille ; et l’on guérit toutes les maladies avec la main. Avec la main ! Voilà un art de guérir bien commode !... Je vois, Mesdames, qu’il y a de la gaieté dans ce que vous me dites, et je ne prends pas un ton plus sérieux pour y répondre. Cependant je présume qu’il entre de grandes combinaisons, des intentions profondes, de grandes pensées dans toutes ces choses inventées depuis peu. Oui, Monsieur : cette supposition prouve que le grand homme creuse en un moment ce qui n’est longtemps que surface pour les autres. Vous trouverez ici des noms justement célèbres, qui vous garantiront la vérité de votre conjecture. Vous admirerez surtout une machine impo- faite et légère, qui porte, en peu de moments, dans les airs, des êtres surpris et tranquilles, et ne s’élève pas autant que le nom de celui qui l’inventa. Que m’apprenez-vous, Monsieur ? Je croyais que le génie n’avait plus le droit de m’étonner : je vois qu’il faut en attendre jusqu’au plaisir de s’attendrir, en considérant ses bienfaits. Vous avez dû connaître ce plaisir plus tard qu’un autre, Monsieur ; mais vous l’avez fait éprouver plutôt. Toujours des choses senties, Madame ! Cela est galant. Vous vous rappelez, Monsieur, le temps où vous réunîtes les idées et les sexes que l’erreur avait séparés. Ce temps est loin. Les hommes ont détruit votre ouvrage. Détruit mon ouvrage ; c’était celui de la Nature... Daignez m’expliquer votre pensée... N’y a-t-il pas encore ici un peu de gaieté ? Non, Monsieur : les hommes nous quittent, se séparent de nous : nous ne les voyons plus. Vous ne les voyez plus ! Oui, Monsieur : désertion absolue ; abandon total. Vous ne les voyez plus ! Exactement, plus d’hommes... En revanche, nous n’avons voulu admettre que Monsieur, qui nous reste exclusivement... Des courses, des chevaux, des paris, des jeux éternels et ruineux... Ils ont des assemblées, un Club. Savez-vous ce que c’est qu’un Club, Monsieur ? Non, Madame. Oh, c’est une belle chose traduite de l’anglais ; car tout est Angleterre en France. Oh, il vous reste bien quelques traits distinctifs... Mais apprenez-moi ce que c’est qu’un Club, je vous prie. Quoi, Monsieur, rien de plus clair : de grands beaux appartements, bien meublés, que ces messieurs louent en corps, où ils s’assemblent, d’où nous fommes exclues, où ils font des repas, de la politique, de la calomnie ; où ils jouent, médisent, se partagent le département des espèces d’hommages qu’ils nous destinent, se réjouissent de nos faiblesses, de leur perfidie, se fortifient mutuellement dans le grand art de nous tromper ; et ils ne sortent de là que pour nous donner le temps que l’ennui leur laisse, et venir déposer à nos pieds l’innocence de leurs principes. Cela serait horrible. Mais je vous trouve bien instruite, Madame ; il faut qu’il s’y trouve quelque faux-frère bien indiscret ? Non, Monsieur, on ne m’a rien confié ; je ne connais ni n’accueille les indiscrets ; mais c’est ainsi qu’il faut que cela soit, dès que l’entrée nous en est interdite. En rabattant quelque chose de tout cela, je sais à présent ce que c’est qu’un Club. Eh bien, Monsieur ; c’est la dernière invention de ces messieurs pour s’éloigner de nous. C’est le port où ils ont mis leur philosophie, et leurs âmes, rassasiées de plaisir, à l’abri des incursions de la beauté. C’est un caprice, une mode d’un jour... Les hommes pourraient-ils croire qu’il y a un bonheur attaché à l’insensibilité ? Erreur de votre âge, ma chère amie. Ils peuvent tout croire, pour se permettre tout. J’ose penser que vous les verrez revenir. Oh, que non ! C’est un parti pris... Il y a là de bonnes têtes. Il ne faut pas les laisser triompher... Mesdames, j’irai dans les Clubs ; j’irai y élever la voix, pour le bonheur commun. Je me souviendrai du temps, où les hommes daignaient m’entendre... Quoi donc, serait-il possible que l’erreur, la singularité produisissent d’aussi étranges révolutions ?... Mais j’ose croire que vous voulez éprouver ma crédulité. Non, Monsieur ; rien d’exagéré dans ce que nous vous disons. Mais vous n’irez point dans ces Clubs funestes ; nous ne contestons point a une démarche, qui pourrait nous humilier, et vous ravir à nos besoins. Pardonnez, Monsieur, cette opposition, à la crainte de vous voir séduit, entraîné... Entraîné par des hommes qui s’éloignent de vous !... Pouvez-vous croire qu’il y ait un charme qui balance votre doux empire ? Pouvez-vous penser que des hommes, à qui je parlerai de vous, du bonheur d’être justes envers vous, de leurs torts avec vous, du malheur de s’éloigner de vous, ne viennent pas abjurer à vos pieds, l’erreur qui les avait trompés, et ne me ramènent pas vers vous comme un garant de leur heureux repentir ? Vous nous flattez, Monsieur : nous voulons être sans illusion. Puisqu’ils sont si décidés, puisqu’ils ont un Club, nous voulons en établir un aussi. Vous nous inspirerez, vous nous présiderez ; vos leçons feront nos plaisirs... À notre tour, nous trouverons dans le genre d’esprit qui nous est propre, dans nos âmes, dans nos talents réunis, le moyen précieux de nous acquitter en partie ; et si ces Messieurs s’instruisent à nous tromper, nous nous instruirons dans l’art de nous défendre. Mesdames, c’est là le grand secret : votre indulgence les tient dans une douce sécurité. Soyez en force contre leurs séductions, vous les verrez revenir, mériter par des soins, assidus ce que l’on accordait peut-être trop facilement à leur piquante indifférence. Regardez-nous déjà, Monsieur, comme des écolières très dociles... Mais notre maître nous permet-il d’avoir encore un moment la liberté des opinions ? Il vous permet tout, et sera ravi de vous entendre. Votre toilette est un peu sérieuse ; et nous avons dit que la Philosophie égayait ses formes tous les jours. Il faudra l’imiter... Vous verrez disparaître cette barbe, ce manteau, cet ensemble, que le goût d’à-présent désapprouve, et que le bon esprit doit vous sacrifier aisément. Oh, oui : l’on porte à présent des fracs, des chapeaux ronds, des gilets charmants. Eh bien, j’ordonnerai de tout cela. Un frac n’empêche pas d’être heureux ; un gilet n’est pas un obstacle aux progrès de la raison ; un chapeau rond permet très bien de penser. Oh, quant à votre coiffure dans nos assemblées, la voilà toute trouvée. Madame... Mesdames... Mais je reçois tout, j’accepte tout, je consens à tout... Pour mériter de vous présider, il faut commencer par vous obéir. La Beauté, l’Esprit et les Grâces, En voyageant, suivaient les traces D’un Imposteur, fous les traits du Plaisir. Il les quitta... Que vont-ils devenir ? La Raison, toujours secourable, Sur leur route daigna s’offrir ; Votre malheur n’est point irréparable, Leur dit-elle, d’un ton aimable : Pour vous guider, je vaux bien le plaisir. Monsieur, un député de la province de Touraine, votre patrie. Que vois-je ! Mon cher compatriote ! Mon ami ! Je venais vous parler au nom de tous les Corps, prévenus que vous deviez arriver... Je ne pense plus qu’à moi, qu’au plaisir de vous revoir, de vous embrasser. Il est donc un bonheur qu’on ne peut nous ravir. Je l’éprouve délicieusement... Notre Ville !... Notre Province !... Tout cela est plein de votre image et de mon bonheur. Oh, mon ami ! Mesdames, j’apportais le tribut le plus juste. Vous m’avez prévenu : je ne saurais m’en plaindre : c’est à la Beauté sensible de couronner le Génie.