Rends grâces au destin, bénis le Ciel, Sophie ; Ton sort est bien digne d’envie ! Je vais serrer les plus beaux noeuds ; J’épouse mon Amant, et je comble les voeux De ceux à qui je dois toute mon existence ! Le père de d’Inville éleva mon enfance, Et de son fils pour mon époux fit choix. Ah ! Nos deux coeurs sont bien d’intelligence ! Et le mien en cédant à de si douces lois, Acquittera l’amour et la reconnaissance ! Mais, quel pressentiment par un charme vainqueur, Occupe mon esprit, et me promet encore Un objet plus cher à mon coeur, Qui le remplit, et que j’ignore ? Ô vous, qu’à peine ai je entrevu, Qui me fûtes ravi par un coup imprévu, Mon père ! en ce jour d’allégresse, Seriez-vous cet objet promis à ma tendresse ? Je ne sais, mais l’espoir le plus flatteur Pour moi, de ce beau jour a précédé l’aurore, Avec ravissement mon oeil le voit éclore ; Et tout à mon réveil m’annonce le bonheur. Embrasse-moi, viens, ma Sophie. Ah ! Madame, j’aurais bien dû vous prévenir ; Vous me voyez confuse....         Et moi, je suis ravie. Mon enfant, nous avions arrangé la partie, Et te surprendre, était notre plaisir. Ah ! D’Inville !     Excusez.         C’est l’amour qui t’éveille. Penses-tu donc qu’un tendre amant, Si près de toi paisiblement sommeille, Le jour de son bonheur ? Car enfin, men enfant, Le voici le grand jour !         Ah ! Madame, ah ! Sophie ! Ce sera le plus beau, le plus cher de ma vie ! Nous ne saurions former de plus doux noeuds, Sous des auspices plus heureux. C’est aujourd’hui, que, guidé par l’usage, La nature, ou le coeur, les parents, les amis, Dans leurs embrassements vont se donner le gage Du tendre sentiment qui les a réunis.... Par un lien bien plus durable, Ce jour, assemblant nos deux coeurs, Va commencer le cours des plus belles ardeurs, Et d’un bonheur inaltérable ! Permettez-vous que ce présent De mon amour soit le premier hommage ? Acceptez-le.         Prends, mon enfant ; C’est le présent de noce.         Et dans ce jour, l’usage Doublement m’autorise.         Oh ! S’il vous plaît, laissons Ce mot ; j’imite votre père, Qui ne peut le souffrir. Je veux bien, pour vous plaire, Le passer aujourd’hui ; mais, du moins, promettons Qu’il ne sera jamais rien dans notre ménage. En dépit de l’usage, il faudra constamment M’aimer encore après le mariage. Ah ! pourriez vous en douter un moment ? Vous régnez pour toujours sur mon âme fidèle ; L’hymen, l’amour et vos attraits, Vous seront les garants d’une flamme éternelle. Mes chers enfants, soyez tous deux en paix. Je réponds que vos coeurs ne changeront jamais. Mais nous avons des visites à faire, Allons nous préparer.         Mon père Ne viendra-t-il pas avec nous ? Oh ! votre père est bizarre en ces goûts. Il tient toujours à la franchise, Aux simples moeurs de son pays ; La politesse de Paris, Notre civilité, lui semble une sottise, Et parmi nous il veut vivre à sa guise. Mais, laissez-moi. Je vais, si je puis, le gagner. Eh quoi ! Monsieur Saint-Franc, votre lenteur m’assomme. Nous recevons du monde, et vous restez ainsi ! De grâce, habillez-vous.         Moi, je n’attends personne ; Et je me trouve bien.         Mais du moins, mon ami, Vous attendez votre Notaire.... Pour ce contrat ; il va se rendre ici. Eh bien ! nous signerons, voilà tout le mystère, Et nos enfants seront heureux. Le moment fortuné qui doit combler leurs voeux, Dépend de notre coeur, de notre signature ; Pour leur bonheur, qu’importe ma parure ? Soit. Mais le jour de l’An nous impose un devoir. Il faut se visiter, se voir. Oh ! nous sommes encor sur la cérémonie ! Je ne vous comprends point. Quelle étrange manie ! Courir pour voir des gens qu’à peine l’on connaît ; Se déguiser près d’eux par intérêt ; Beaucoup parler pour ne rien dire, Se caresser en voulant se détruire ; Une heure ou deux s’être ennuyés D’un inutile bavardage, Et se quitter, après s’être payés D’un fade compliment ! Le voila, cet usage Qui fait tourner la tête aux trois quarts de Paris ! Eh ! morbleu, d’en parler j’ai déjà la migraine. Quoi ! selon vous, Monsieur, ce n’est donc pas la peine D’aller visiter ses amis ? Ses amis ! À quoi bon ? L’amitié nous dispense Des devoirs importuns. Elle lit dans les coeurs ; Et ne s’arrête point à la vaine apparence Qui masque trop souvent des dehors imposteurs. Mais de voir ses parents, l’usage est raisonnable. L’usage ! Ah ! De ce mot osez-vous vous servir ? Et le prononcer sans rougir ! Du sentiment quel abus condamnable ! N’est-ce donc qu’aujourd’hui qu’en nos coeurs dépravés Devrait parler la voix de la nature ? Ses droits dans tous les temPs dans nos âmes gravés, Devraient de nos plaisirs être la source pure. Si les enfants, les pères, les époux Connaissaient bien le prix des noeuds qui les unissent, Si leurs coeurs pénétrés des transports les plus doux, Savaient goûter les biens dont ils jouissent, Les jours seraient égaux pour nous ; Et l’on verrait bientôt la froide politesse Et l’usage ennuyeux, remplacés et bannis Par le bonheur et la tendresse. Oui. Vous avez raison, Je suis de votre avis. Mais si quelque chose est capable De nous faire sortir d’un oubli si coupable, Ce doit être l’attrait de la société. Bon ! Encore un terme inventé, Pour abuser et pour séduire ! Mais, entre nous, que veut-il dire ? Quoi ! Vous ne croyez pas à ce charme puissant Qui l’un vers l’autre nous entraîne, Qui, du plaisir formant la douce chaîne, Nous réunit par le penchant, Et de tout l’univers ne fait qu’une famille ? Oui. La société nous promet des douceurs, On nous la peint des plus belles couleurs. D’un vif éclat le tableau brille A nos yeux éblouis ; mais nos coeurs corrompus Négligent ses devoirs, s’arrêtent aux abus. Vous, croyez vous aimer ! Insensés que vous êtes !... Si l’on pénétrait bien dans les raisons secrètes, Qui rassemblent souvent les trois quarts des humains Sous les dehors trompeurs et vains, D’attachement, de politesse, Que l’on trouverait peu de sincère tendresse ! On verrait dans les uns le projet médité De se faire applaudir d’un mérite emprunté ; Dans les autres, tous fiers d’étaler leur richesse, Une insultante vanité ; Dans celui-ci, l’espérance et l’adresse De vous porter à le servir ; Dans celui-là qui songe à vous trahir, Vous ne trouveriez que l’envie De déguiser sa perfidie.... En un mot, on verrait par-tout La curiosité mise en place du goût ; Bien moins de sentiments que de coquetterie ; N’écouter que l’orgueil pour placer un bienfait ; Trop souvent le propos démenti par l’effet ; Sacrifier tout à la jalousie ; Et chaque jour pour un vil intérêt, L’amitié dans nos coeurs étouffée et trahie. Sur la société vous déclamez en vain. C’est en Philosophe chagrin Que vous la décriez ; mais malgré votre envie, Elle sera toujours le charme de la vie. Eh ! S’il vous plaît, que devenir Sans elle ? Où prendre.... où chercher le plaisir ? Sans cesse confiné dans le fond d’un ménage, On périrait d’ennui, l’on deviendrait sauvage ! Mais on fait choix de quelques vrais amis, À qui le coeur donne la préférence, Dont tous les goûts aux nôtres font unis Par le rapport d’humeur, ou par la complaisance : On se visite tour-à-tour ; On raisonne entre soi des nouvelles du jour ; Est-on las de causer ? on fait une partie ; Par mille nouveaux jeux on charme ses loisirs : Sans user les désirs, sans cesse on les varie, Et la tristesse fuit sur l’aile des plaisirs. Eh bien ! pensez, ma femme, à votre fantaisie. Cherchez, voyez la compagnie ; Pour mieux vous amuser, fréquentez l’univers ; Et si vous le pouvez, riez de ses travers. Je verrai vos plaisirs, sans leur porter envie. Mais aussi, quand je cède à votre volonté, Permettez-moi du moins de vivre en liberté. Sont-ce-là les leçons de la Philosophie ? Vous m’en donnez mauvaise opinion. J’aurais pensé qu’en toute occasion, Par des principes respectables, Elle apprenait à l’homme à chérir ses semblables. Mais vous, sans cesse occupé de les fuir, Bien loin de les aimer, vous semblez les haïr. Non. Je ne les hais point. Jamais la basse envie, Ni l’inquiète jalousie, N’ont de leur fiel amer empoisonné mon coeur ; Mais trop instruit par le malheur, Je connais les humains, les crains, et m’en défie. Victime, ainsi que moi, de leur malignité, Oubliez-vous leurs torts et leur perversité ? Lorsque l’hymen nous unit l’un à l’autre, Quand je quittai mon pays pour le vôtre, Je vous sacrifiai mes goûts ; Tous mes penchants furent réglés par vous ; Je fréquentai, je suivis pour vous plaire Cette société qui vous était si chère ; J’eus le malheur, enfin, de croire à vos amis. Quel fut le fruit de cette complaisance ? Bientôt par tous nous nous vîmes trahis. Sur l’espoir séducteur d’une fausse apparence, On m’embarque en un vain projet, Dont ma ruine était l’objet ; Je pars pour l’Amérique, et pendant mon voyage De ma fortune on se fait le partage. On s’accorde à me perdre ; et des uns rançonné, Par les autres surpris, de tous abandonné, Excepté de d’Herbain le père de Sophie, A qui je dois peut-être et l’honneur et la vie. De mes fonds dispersés ne me voyant plus rien, Redoutant les effets d’une injuste poursuite, Je me vis obligé de leur laisser mon bien, Et de chercher mon salut dans la fuite. J’aimais alors cette société, Et dupe comme vous, j’en étais enchanté. Cette cruelle expérience A dessillé mes yeux, a détrompé mon coeur ; Et j’ai perdu, grâce à mon imprudence, Et ma fortune et mon erreur. Je suis loin de blâmer l’ardeur qui vous anime ; Votre courroux est légitime. On se repent souvent de sa facilité ; C’est, sans doute, un défaut que la crédulité.... Mais faut-il donc, injustes que nous sommes, Pour quelques scélérats condamner tous les hommes ? Quoique j’aie éprouvé de leur méchanceté, Mon coeur se plaît encor à croire à la bonté.... Pour aujourd’hui, du moins, je vous demande grâce. De nos malheurs passés que la funeste trace Ne trouble point ce jour d’un triste souvenir. Je l’ai promis tout entier au plaisir D’unir nos chers enfants ; Sophie est notre fille. Oui, ma femme, elle l’est ! Ah ! L’enfant d’un ami Est toujours de notre famille ! Son père avec moi fut uni Par un lien bien tendre ! Et depuis quinze années Que dans l’Inde je l’ai laissé, J’ignore en tout ses destinées. Mais d’Herbain de mon coeur ne peut-âtre effacé. Sans doute il a perdu la vie : C’est à nous de le remplacer, En travaillant au bonheur de Sophie. Ah ! de fortune on peut donc se passer ? Je me plaignais au sort de sa rigueur extrême ; Mais je n’ai rien perdu, quand il reste un bon coeur ; En faisant des heureux, on l’est encor soi-même. Monsieur, Madame, avec empressement, Je vous rends mes devoirs. Voici la jeune plante Que vous avez commise à mon soin vigilant ; Selon votre désir je vous la représente. Bon jour, Monsieur Prud’homme ; et toi, mon cher enfant, Vient m’embrasser.         Ah ! permettez, Madame, Que mon Disciple auparavant Vous fasse voir que dans son âme, Il a su profiter des sages documents... Morbleu ! par ses grands mots ce pédant-là m’assomme. Je vous entends, Monsieur Prud’homme ; Vous avez pour mon fils fait quelques compliments ? Oui, Madame, sans doute ; et de ses sentiments, Comme un miroir fidèle, en vous offrant l’image, Sa mémoire à l’instant va vous donner un gage. Allons, Monsieur Saint-Franc, récitez.         « Tout ainsi Qu’au retour de la saison la plus belle, Le Papillon sur la rose nouvelle, Vient voltiger ; de même aussi Qu’aux pays chauds, sur l’indigne rivage, Au lever du soleil nous voyons l’Éléphant Venir lui rendre son hommage ; Tout de même mon coeur....» Morbleu ! Quel verbiage Allons au fait. Dis, mon enfant, M’aimes-tu, sans tant d’étalage ? Ah ! Mon papa, de tout mon coeur. Eh ! Ventrebleu, voilà, Monsieur, Voilà la plus superbe phrase Qu’un père puisse entendre ! Embrasse moi, mon fils. Eh ! croyez-moi, Monsieur, tous vos discours bouffis D’une ennuyeuse et sotte emphase, Vos papillons, vos éléphants, Ces mots dont à grands frais vous cherchez la tournure, Ne vaudront jamais à mon sens, Le plus simple de ceux qu’inspire la nature. Mais, Monsieur, d’un jeune homme on doit orner l’esprit ; Ce sont des fleurs de Rhétorique, Que nos meilleurs auteurs ont su mettre à profit. Sans doute, mon ami.         Ma femme, je m’explique. Je voudrais qu’avant tout on cultivât le coeur, Et que l’esprit sur lui n’eût pas la préférence ; Qu’au lieu de fatiguer l’enfance D’un jargon rebutant, un sage Précepteur S’occupât de ses moeurs plus que de l’éloquence. Eh ! que m’importe à moi que mon fils soit Docteur ? Je veux d’abord qu’il soit honnête homme et qu’il pense ; Qu’il sache ses devoirs, qu’il aime ses parents ; Et surtout, je vous le répète, Que, pour bien m’expliquer ses tendres sentiments, La nature en tout temps soit son seul interprète. Mais, Monsieur, pour bien faire, on doit toujours unir L’agréable à l’utile ; et comme a dit Horace : Omne tulit punctum... Ah ! Mon cher Monsieur, de grâce. Oui, voilà l’heure où nous devons sortir ; Cessons ce discours qui le pique. Pour moi, je tiens toujours aux fleurs de Rhétorique. Mon ami, je vous laisse, et j’emmène mon fils. Venez, Monsieur Prud’homme. A vos ordres je suis, Madame ; disposez de mon humble personne. Monsieur, je suis de même à vos commandements. Que je demande aussi pourquoi l’on abandonne La jeunesse de ses enfants À des pédants, qui, par un soin futile, Surchargent leur esprit d’un fatras inutile ? On dira : c’est l’usage. Eh ! morbleu, la raison De nos sots préjugés devrait bien nous défaire. Nous remplissions notre maison Presque toujours d’une foule étrangère, Et nos enfants, éloignés de nos yeux, Abandonnés aux soins d’une main mercenaire, Y rapportent souvent un mauvais caractère, Et des principes vicieux. Encore un point résolu dans mon âme, Et désormais d’un soin si précieux, Je me chargerai seul, en dépit de ma femme. Malgré l’usage et les Censeurs, Je remplirai le titre et les devoirs de père, En élevant mon fils et veillant sur ses moeurs. Mon père, avec votre Notaire, Pour signer mon contrat, ma mère vous attend. Mon fils, demeurez un instant. Causons ensemble, et que le sein d’un père De vos secrets soit le dépositaire ; Dans votre coeur sentez-vous bien le prix, L’importance des noeuds où ce jour vous engage ? Je sais trop bien qu’en ce pays Où la mode fait tout, l’hymen est un usage. Plutôt qu’un sentiment. Un jeune homme peu sage, Aveuglé par le tourbillon, Entraîné par l’exemple et par le feu de l’âge, S’engage sans réflexion, Donne sa main par imprudence, Et se repent après par inconstance. Eh quoi ! mon père, en ce moment Blâmez-vous donc mon amour pour Sophie ? Non, mon fils, en tout point Sophie est accomplie. Elle mérite bien tout votre attachement. Mais à votre âge on se trompe aisément Sur l’état de son coeur. On prend pour la tendresse Un feu léger, transport de la jeunesse, Qui brille et qui s’éteint. Prenez garde sur-tout, Que votre déférence, aux volontés d’un père, N’ait point uniquement décidé votre goût, Et ne vous porte point à faire Le sacrifice amer de votre liberté.... Épouser un objet dont on est enchanté, N’avoir tous deux qu’un sentiment, qu’une âme, Oui, mon fils, c’est le comble du bonheur ! Mais si loin de brûler d’une constante flamme, A des goûts passagers on a livré son coeur, Ah ! bientôt revenu de son ardeur frivole, Le dégoût suit, l’amour s’envole. La chaîne alors se fait sentir, Et du ménage exilant le plaisir, De l’hymen aux époux ne fait plus qu’un supplice. Ah ! Mon père, le Ciel à nos voeux plus propice, Écartera de nous ces tableaux odieux ; Les attraits de Sophie ont su charmer mes yeux ; Mais c’est par ses vertus qu’elle règne en mon âme. Monsieur, voici votre contrat ; Madame Vous attend pour signer ; elle est prête à sortir. Voyez, mon fils ; voici pour vous le gage, Le tendre lien du plaisir, Ou la chaîne de l’esclavage. Dois-je signer, ou prévenir Des regrets superflus ? Ah ! Mon père, Sophie Peut seule m’assurer le bonheur de la vie. Vous avez vu, jusqu’à ce jour, Naître et s’accroître notre amour ; Vous avez approuvé cette ardeur vive et pure, Et votre fils, qui vous aime à jamais, Ne saurait craindre des regrets, En joignant dans son coeur l’Amour et la Nature. C’en est assez. Mon fils, vous rendre heureux, Sophie et vous, c’est l’objet de mes voeux. Donnez, Monsieur. Qu’est-ce ?         C’est une lettre Qu’à Monsieur de Saint-Franc l’on m’a dit de remettre. Quel caractère !         Oh Ciel ! Quel coup du sort ! Remportez ce contrat.         Quoi ! mon père, Sophie... Renoncez-y, mon fils.         Arrêtez, je vous prie. Renoncer à Sophie ! Hélas ! plutôt la mort. Oui, mon fils, cet hymen qui comblait mon envie, Je ne puis l’achever.         Ah ! c’est un faux rapport. La Lettre est supposée ; on en veut à ma vie, Si de Sophie on attaque les moeurs. Mon fils, suspendez vos douleurs ; Vous saurez tout. Venez, Monsieur.         Je vais répondre À votre Lettre. Attendez, mon ami.         À votre aise, Monsieur. Ce poulet cause ici         Bien du grabuge. Hélas ! Pour me confondre, Quel démon envieux a pu troubler mon sort ? La Lettre s’adressait au père, J’ai bien peur que le fils n’en acquitte le port. Contraignons-nous. Retenons ma colère. Ce Valet peut m’instruire, il faut l’interroger. Il va chercher à me faire jaser, Allons, tâchons de nous remettre. Le pis-aller est de mentir. Écoute, mon ami....         Bon ! Je le vois venir. Dis-moi....     Quoi, Monsieur ?         Cette Lettre Est de ton Maître ?         Non, Monsieur. Non ? Mais c’est un rival qui seul a pu l’écrire ? Non, Monsieur. Comment ! Non ? Traître, il faut tout me dire. C’est un jeune homme, enfin ? Non, Monsieur.         La fureur Me transporte. Dis tout, ou c’est fait de ta vie. Ah ! Monsieur, de mourir je n’ai pas trop d’envie. Parleras-tu ?     Que dirai-je ?         Conviens Que cette Lettre est de ton Maître. Oui, Monsieur.     D’un jeune homme ?     Oh ! non.     Quoi ! Non ?         Eh bien ! Oui, Monsieur.     D’un rival ?     Non.     Oui, Monsieur.         Ah ! traître, Tu mourras.         Ah ! Monsieur, épargnez un chrétien, Que les Turcs, les écueils, la mer et la tempête, Ont respecté.         Ton Maître est mon rival ? Eh ! non, Monsieur ; vous entendez fort mal. Et ce rival n’est que dans votre tête. Mon Maître est un jeune homme au moins de soixante ans, Qui n’est dans ce pays que depuis peu d’instants, Qui, ce matin en écrivant sa lettre, N’a fait que sangloter ; et je puis vous promettre Qu’il ne vient pas ici pour être dangereux. Mais quel est-il, enfin ?         Nous revenons tous deux De l’Amérique ; il a des biens immenses, Et moi, de grandes espérances Sur sa succession.         N’a-t-il point de parents ? Non, Dieu merci. Pourtant de sa famille, Si le diable s’en mêle, il lui reste une fille. Une fille, dis-tu ?         Du moins, depuis quinze ans, Il la cherche et la pleure. On n’en a nulle trace, Et le Ciel me fera la grâce.... Ah ! Si c’était.... Hélas ! Pour mon bonheur, Quel espoir consolant dans mon coeur vient de naître ! Tenez, portez à votre maître Ce mot d’écrit.         J’y cours, Monsieur. Mais au moment qu’il m’a donné sa Lettre, Il m’a dit qu’il sortait. Il n’est plus au logis. Voyez, cherchez-le bien, tâchez de lui remettre, Et dites-lui que je l’attends.         Mon fils, Vous ne pensez donc plus à nos visites ? Ah ! Madame, ah ! Sophie, aurions-nous pu prévoir.... Que ce beau jour eût eu de si funestes suites ? Une Lettre fatale a déçu notre espoir. Expliquez-vous.     Je tremble.         Hélas ! Mon père Ne consent plus à nous unir. Serait-il vrai, Monsieur ?         Sophie, et vous, ma mère, Secondez-moi pour le fléchir. Votre douleur me désespère ; Mes chers enfants, n’accusez point mon coeur, À vos chagrins il n’est que trop sensible ; Il a voulu toujours, il veut votre bonheur ; Mais cet hymen me devient impossible. Hélas !         Ah ! C’est vouloir ma mort. Mais...         Bénissez ce jour, Sophie, C’est le plus beau de votre vie. Lisez. « J’apprends en ce moment, mon cher Van-Regth, que tu demeures à Paris, sous le nom de Saint-Franc. C’est ce changement de pays et de nom qui t’a empêché de recevoir mes Lettres, et mes voyages continuels m’ont privé des tiennes. Mais, enfin, nous allons nous revoir. J’ai gagné des biens considérables, et je t’apprendrai des choses bien intéressantes. Puisses-tu de même porter la consolation dans le coeur d’un père ! « On m’a dit que toi seul pourrais me donner des nouvelles d’une fille que je regrette depuis quinze ans.... Ah ! Mon ami, si le Ciel me l’a conservée, je viens lui proposer un époux digne d’elle, « Et j’aurai le plaisir de leur partager ma fortune. Mais, hélas ! Je ne dois plus peut-être espérer ce bonheur ; et le destin cruel qui m’a ravi mon épouse, m’aura, sans doute, encore enlevé ma fille.»         Non, mon ami, j’ai veillé sur son sort. Mon coeur a remplacé le coeur d’un tendre père. Elle existe pour toi cette fille si chère ; Oui, Sophie, à l’instant il va vous embrasser ; Dans ses bras paternels il pourra vous presser. Vous allez essuyer ses larmes ? Dans ce moment, pour lui rempli de charmes, Je perds les droits que j’eus sur vous, Et la nature en reprend de plus doux ! Ah ! Sophie !         Ah ! Monsieur ! Quoi ! Je vais voir mon père ! Ô Ciel ! Oui, c’est là le bonheur Que ce matin me présageait mon coeur ! Pourquoi donc nous troubler ? Loin de gâter l’affaire, Le retour de Monsieur d’Herbain Devrait hâter ce mariage. Nous sommes assurés d’obtenir son suffrage. Mais, vous voyez qu’il a disposé de sa main. Projet fait au hasard, puisqu’enfin il ignore Si cette fille existe encore. Unissons-les toujours. Comptez qu’en l’apprenant L’hymen de votre fils ne pourra que lui plaire. Qu’osez-vous proposer ? Moi ! que je prive un père Du plaisir de régler le sort de son enfant ! Et, qu’abusant ainsi de mes faibles services, Je les fasse payer par de tels sacrifices ! Ah ! bien loin de mon coeur ce calcul d’intérêt, Qui d’un plaisir d’ami ne fait plus qu’un vil prêt ; D’un service rendu se promettre un salaire, C’est avilir le prix du bien qu’on a pu faire. Ah ! Renonçons plutôt à former ces liens. Oui, Sophie autrefois, sans parents et sans biens, Pouvait voir en d’Inville un époux convenable ; Mais aujourd’hui Sophie, aussi riche qu’aimable, Doit aspirer à des plus hauts partis. Ah ! D’Inville ! Ah ! Monsieur ! Le coeur de votre fils Est le plus beau pour moi ; c’est le seul que j’envie. Bonjour, mes chers enfants ; vous êtes bien joyeux, N’est il pas vrai ? Bien amoureux ! C’est un beau jour pour vous Sophie ! Et pour toi, mon neveu ! Qu’on m’embrasse bien tous. Venez, mon cher beau frère, et commençons par vous. Maugrebleu de la folle !         Hein ! qu’a-t-il donc, ton père ? Dis-moi, d’Inville ? Allons, viens, mon ami. Je vais le suivre.         Et vous, ma mère, À nos désirs, rendez-le moins sévère. Comment ! Petit coquin !... Il me refuse aussi ! Mais, c’est l’amour qui lui trouble la tête. Je lui par donne. À vous, ma soeur. Bonjour, ma soeur... Sophie, apaise ta douleur, Et je te réponds, moi, de le rendre traitable. Mais, dis-moi donc, toi, mon enfant.... Hélas ! Madame, en ce moment Je ne puis m’arrêter. Excusez, je vous prie. Et l’on me laisse seule ! Oh ! Ciel, quelle infamie ! Une tante, une soeur. Comme on pense à présent ! On n’a plus l’un pour l’autre aucun attachement ! De jour en jour la nature s’oublie, Et dans les coeurs est avilie. On chérissait autrefois ses parents, Et l’on avait pour eux de plus beaux sentiments ; On les embrassait plus en une matinée, Qu’on ne fait à présent pendant toute une année. De l’amitié c’était-là le vrai temps. Tout le monde s’aimait : on voyait les enfants Avoir surtout pour la vieillesse, Plus de respect et de tendresse ; On avait plus d’amour, on avait plus d’honneur, Et l’âme en tout avait plus de chaleur ; Mais aujourd’hui, ce n’est que la grimace, Qui, chez les hommes, prend la place De l’amour et du sentiment. Une fois l’an, à peine, on s’embrasse en passant ; Encor, le plus souvent ce n’est rien que de bouche, Et rarement le coeur y touche. Madame, pardonnez....         Monsieur, de tout mon coeur. Madame....     Eh bien ! parlez.         Ne sauriez-vous me dire.... Oui-dà ! Très volontiers. Asseyez-vous, Monsieur. Excusez-moi, je ne veux que m’instruire.... Tout est perdu, Monsieur, tout est bouleversé ; Nature, probité, tout, dis-je, est renversé ; Il ne faut plus compter désormais sur personne. Ce que vous dites-là m’étonne. Connaissez-vous Saint-Franc ?         Oh ! Oui, Monsieur, très bien. Ce Saint-Franc est un fou, sa femme est une sotte, Et d’Inville leur fils n’est qu’un méchant vaurien. Est-il possible ? Ô Ciel !         Croyez vous qu’on radote ? De ce que je vous dis, j’ai bonne caution. Si vous saviez, Monsieur, quelle réception Ils viennent de me faire !         Ils ont grand tort, Madame. Mais, vous m’aviez troublé. Je craignais qu’à Saint-Franc Il ne fut arrivé quelque triste accident, Et vos discours ont alarmé mon âme. Comment ! Quelque accident, savez-vous bien, Monsieur, Que, quoique je sois encor fille, Il me doivent respect ; que je suis tante et soeur, Et la plus vieille, enfin, de toute la famille ? Je le crois : mais, Madame, puis-je voir Monsieur Saint-Franc ?         Ah ! Monsieur, je soupçonne, À l’air dont il a su me recevoir, Qu’il n’est pas en humeur de parler à personne. C’est pour l’entretenir sur un point important. Eh bien ! attendez un instant, Je vais vous le chercher. Aussi bien je m’apprête À lui laver un peu la tête. Oh ! Sa réception, je l’ai là sur le coeur. Non content d’un accueil tout rempli de froideur, Sans respect pour mon âge, il m’ose appeler folle ! Il la payera, Monsieur, j’en donne ma parole ; Et de plus de vingt ans, à compter d’aujourd’hui, Je ne mettrai les pieds chez lui. Saint-Franc, sans doute, aura reçu ma lettre, Il m’attendra.... C’est donc ici Que sur ton sort je vais être éclairci, O ma fille ! Et mon coeur a peine à se remettre Du trouble affreux dont il se sent saisir. Lorsqu’autrefois, ô fatal souvenir ! De mon bonheur la fortune jalouse Me sépara de mon épouse : En m’annonçant sa mort, on ne me parla point De cet enfant, gage de ma tendresse, Et pour qui la nature aujourd’hui m’intéresse ! Le silence cruel observé sur ce point, A fait, depuis quinze ans, le malheur de ma vie ! Hélas ! Si cette fille aujourd’hui m’est ravie, S’il faut renoncer à l’espoir De la retrouver, de la voir, S’il n’est plus rien qui m’attache à la terre, Dans le tel chagrin où mon coeur est plongé, Pourquoi le Ciel aurait-il prolongé Les jours d’un trop malheureux père ? Oui, c’est-là le contrat qui de notre bonheur Devait être garant. Ô ma chère Sophie ! Sophie ! ai-je entendu ! Me trompai-je ? Et mon coeur N’en croit-il pas trop vite une si chère envie ? Lien sacré qui devait nous unir, Sois le témoin des pleurs que tu nous fais répandre. Ses traits, sa voix, son nom.... tout me fait pressentir... Grand Dieu ! S’il se pouvait !...         Votre main va dépendre D’un père !     Ô Ciel ! D’un père !         Ah ! Ce doux souvenir Fait renaître l’espoir en mon âme ravie ! Il est, depuis quinze ans, l’objet de mes soupirs ; J’ai formé chaque jour les plus tendres désirs ! Pour le revoir j’aurais donné ma vie ! Et ce jour le ramène ! Ah ! Ce moment heureux Qui me rend à mon père, aura comblé mes voeux. Il comble aussi les miens. Embrassez-moi, ma fille ! Mon père ! Ô Ciel !         De quinze ans de chagrin, Mes chers enfants, ce beau jour est la fin. Ma fille !...         Oui, la voilà ; toujours dans ma famille Je te l’ai conservée.         Ah ! Digne et tendre ami ! Bénissons le moment qui nous rejoint ici. Madame, à nos désirs en ce jour tout prospère. Se peut-il ?         Vous savez la malheureuse affaire, Où Saint-Franc eut jadis un si triste succès, Et qui le contraignit à quitter l’Amérique ?... Eh bien !         J’ai fait revoir tout le procès, J’ai fait casser le jugement inique Qui t’avait condamné. J’ai sauvé ton honneur, Et les débris de ta fortune ; Je les ai fait valoir depuis avec bonheur, Sans éprouver disgrâce aucune. Bref, aujourd’hui ton bien monte à cent mille écus. Les voici. Reçois-les, sans discours superflus. De l’Amitié ce sont là les Étrennes. Ah ! Mon ami, je reconnais ton coeur ; Et sans remerciement, sans des paroles vaines, Le mien va s’acquitter au gré de son ardeur. D’une épouse qui t’était chère, À ses derniers moments j’ai reçu les soupirs ; À ta fille quinze ans j’ai tenu lieu de père, Et t’ai préparé les plaisirs De la tendresse la plus pure. Formée à la vertu, son âme est mon présent ; Elle est digne de toi, ton ami te la rend : C’est l’Étrenne de la Nature. Ah ! mon père !     Ah ! Monsieur !         Je vous entends. Rassurez-vous, mes chers enfants. En unissant ton fils avec ma fille, Je ne crois rien changer à tes arrangements. Reçois-nous tous les deux, Saint Franc, dans ta famille, Et que tes bons amis deviennent tes parents ! Vous, Monsieur, de son père acceptez ma Sophie ; Et pour couronner ce beau jour, Que le coeur et la main d’une amante ? Chérie, Soient les Étrennes de l’Amour. Mon cher ami !         Comment ! Vous êtes là, mon frère ? On vous cherche partout.         Que voulez-vous, ma soeur ? C’est un homme qui veut.... Ah ! vous voilà, Monsieur ! Pour vous servir, Madame.         Eh bien ! Quoi ! Cette affaire ?... Parlez-lui donc.     C’est fait, ma soeur.         Ah ! Ah ! C’est fait. Et ces enfants.... leur mariage ? Quand le terminez-vous ? N’est-ce qu’un vain projet ? Tout est fini, ma soeur.         Comment donc, s’il vous plaît ? Fini, sans m’en parler ! Sans avoir mon suffrage ! C’était pourtant le moins qu’on me fit cet honneur. Mais, selon vous, je suis folle. Oh ! J’enrage ! Pardonnez-moi ce mouvement d’humeur, Qui troublait mon esprit, sans prendre sur mon coeur. Un rien, souvent de l’homme le plus sage, Altère la tranquillité. Mais de ce digne ami, notre félicité Dans un moment devient l’ouvrage. Oh ! Pour le coup, Monsieur, embrassons-nous. Vous me gagnez le coeur.         Madame, il m’est bien doux D’avoir mérité votre estime. Et vous, mon frère, encor me refuserez-vous ? Votre transport est légitime, Et mon coeur le partage.         Allons, ma chère soeur, Et vous, mes chers enfants... Quel plaisir ! quel bonheur ! Ah ! je me reconnais.. Voilà de la tendresse ! Voilà du bon vieux temps la véritable ivresse. C’est ainsi qu’autrefois les amis, les parents, Réunis par d’heureux événements, Se témoignaient leur allégresse ! Ils négligeaient les compliments, Et préféraient une caresse : Ils avaient bien raison. Ce sont les sentiments Et les tendres embrassements Qui savent honorer, par une marque sûre, L’Amour, l’Amitié, la Nature.