Ma soeur... Mais je m’oublie, & je perds le respect, Ce nom, qui m’estoit cher, vous doit estre suspect, Madame, & votre Hymen, dont la pompe s’étale, Me deffend desormais de vous traiter d’égale. Demain l’heureux Drusus doit estre vostre Epoux : Fils du Maistre du Monde il n’estoit dû qu’à vous ; Et j’ay blâmé le sort qui vous estoit contraire, Jusqu’à vous abaisser à l’Hymen de mon frere. Je vous dirois pourtant, si j’osois aujourd’huy Alterer vostre joye en vous parlant de luy, Qu’adoré du Sénat, comme l’estoit mon Pere, Et par l’ordre d’Auguste adopté par Tibere ; (Je laisse à part sa gloire, & ne la compte pas :) Je croyois que Drusus fût un degré plus bas ; Que cette adoption, pour peu qu’on s’en prévale, Entre ces deux Rivaux laissoit quelque intervale ; Et qu’à rendre justice aux sublimes vertus, Le premier des Mortels estoit Germanicus. Une erreur si grossiere est enfin dissipée : J’apprens par vostre choix que je m’estois trompée, Madame : Et je viens rendre au merite éclatant, Qui vous met au dessus du sort qui vous attend, Tout ce qu’on peut devoir à l’Epouse d’un homme, Trouvé digne à vingt ans d’estre Consul de Rome. Madame, (puisqu’enfin vous m’ostez la douceur Que j’ay toujours trouvée à vous nommer ma Soeur,) Dans le trouble mortel dont mon ame est saisie Je n’apprehendois rien de vostre jalousie : Vous avez du chagrin, & voulez l’exhaler : C’est vostre amour qui parle. Et le mien va parler. J’aime Germanicus, Madame. Un mot si rude N’est pas l’effet honteux d’une indigne habitude ; Quoy que Grand par luy-mesme, & Fameux par son sang, Ce mot n’échape guère à celles de mon rang : Mais pour rendre justice au Heros qu’on m’arrache, S’il m’est doux de l’aimer, il est beau qu’on le sçache ; Et que tout l’Univers justifie aujourd’huy, Qu’il ne tient pas à moy, que je ne sois à luy. A Drusus qui vous plut l’Empereur me destine : Sa main vous eût charmée, & sa main m’assassine. Non qu’il ne soit grand homme, & qu’il n’ait des vertus : Quoy que fils de Tibere, on estime Drusus : On l’a veu dans l’Armée au sortir de l’enfance Signaler sa valeur, & montrer sa prudence : C’est un Heros naissant, un coeur noble, élevé ; Mais l’Amant que je perds en est un achevé : Rome n’a jamais veu, quoique l’envie en dise, Homme plus glorieux, ny gloire mieux acquise. Et pour son coup d’essay le Danube enchaisné, Fait voir à quels exploits les Dieux l’ont destiné. Je le perds ce Heros, & mon ame charmée A l’aimer tendrement s’estoit accoûtumée. Plust au Ciel que Cesar vous laissât à Drusus ! Cesar me l’offriroit que je n’en voudrois plus, Madame. Je l’aimay cet ingrat qui me quitte ; Et pour fixer ses voeux j’eus trop peu de merite. Je cherche à le haïr, & me dois cet effort. Car pour Tibere enfin je m’en plaindrois à tort : De sa haine pour moy, j’attendois une preuve. Il sçait d’où je descends, & de qui je suis veuve. De mon Ayeul Antoine Auguste fut jaloux : Tibere le parut de Caius mon Epoux : L’un qui pour Cleopatre osa trop entreprendre, A l’Empire du Monde avoit droit de prétendre : Et si l’autre eût vécu plus long-temps qu’il n’a fait, J’estois Impératrice, & Tibere Sujet. Voila par quels motifs il me trouve importune. Je l’ay veu de Caius, adorer la fortune ; S’attacher à sa Suite, & souvent prés de luy Redouter ma puissance, ou briguer mon appuy. Ce cruel souvenir le chagrine & le gesne : Plus je l’ay veu soumis, plus j’en attends de haine ; Et depuis que le Monde obeït à ses loix Il me rend les mépris qu’il reçeut autrefois. Mais pour Drusus...         Madame, il va bien-tost paroistre : En voyant tant d’appas son amour peut renaistre : Pour l’oster de mes fers essayer leur pouvoir. Je viens de le mander, & vous le pourrez voir. Un seul remors...         Adieu. Quoique l’ingrat m’oublie, Ma haine est foible encor & mon coeur s’en deffie : Et je le veux, si je puis, le haïr assez bien Pour le voir, le braver, & n’en redouter rien. Le prince vient.         Seigneur, ma main vous est promise, Et je puis avec vous parler avec franchise. M’aimez-vous?         Ah Madame ! en ce fatal instant Que mon sort seroit beau si vous m’aimiez autant ! De quelqu’espoir flateur que mon coeur s’entretienne, Vous ne vous donnez pas quoy que je vous obtienne, Mon hymen vous allarme, & vous vous trahissez ; On vous force à me prendre, & vous obeïssez, Quoique l’heur d’estre à vous rende ma gloire extrême, Ce bien semble usurpé s’il ne vient de vous-même ; Et parmy les Amans il n’est rien si cruel Que d’avoir de l’amour qui n’est pas mutuel. Ah Seigneur !         Poursuivez, sans que rien vous contraigne. Je lis dans vostre coeur, Germanicus y regne : En vain à vostre sort le mien doit estre joint ; Tant que vous l’aimerez vous ne m’aimerez point. Bien qu’à vostre vertu rien ne soit impossible, Mon Rival est aimable, & vous estes sensible ; Et de deux coeurs soûmis qui vous rendront des soins, Ce sera vostre Epoux qui vous plaira le moins. Je dois vous l’avoüer, & le puis sans faiblesse : J’ay pour Germanicus eu beaucoup de tendresse. L’ordre exprés d’Agrippa, de qui je tiens le jour, Contraignit mon devoir à souffrir son amour. Au bruit qu’en sa faveur faisoit la voix publique, Pleine d’un si grand nom, j’obeïs sans replique. Je vis Germanicus, c’est vous en dire assez ; Rome luy rend justice, & vous le connoissez. A ce premier aspect nos esprits se troublerent ; Aussi-bien que nos yeux nos coeurs se rencontrerent ; Et sur moy sa parole eut un si grand credit, Qu’ayant dit qu’il m’aimoit je crus ce qu’il me dit. Je vous avoûray plus, Seigneur : sa renommée Avant que de le voir m’ayant déjà charmée, Avec tant de merite il ne fut pas hay ; Et mon Pere jamais ne fut mieux obey. Accordez-moy, Seigneur, ce que j’ose prétendre : J’ay pour vous une estime aussi juste que tendre : Je n’ay point de regret d’avoir sçû vous charmer ; Mais donnez-moy le temps d’apprendre à vous aimer. Differez un hymen où l’on veut me contraindre : J’ay des restes d’amour que je tâche d’éteindre ; Et si Germanicus aigrit vostre courroux Laissez-le moy haïr avant que d’estre à vous. A le haïr, Madame, avez-vous quelque pente? Je ne vous promet pas que mon coeur y consente. Quand il faut à la haine abandonner ses jours, Le coeur à la raison n’obeït pas toûjours. Mais, Seigneur, si je puis, je vaincray ma foiblesse ; Je fuiray le Heros que j’aime avec tendresse ; Et je le haïray, puisqu’on le veut ainsi, De m’avoir voulu plaire, & d’avoir reüssi. Laissez-moy le loisir, Seigneur, l’amour l’ordonne, De reprendre le coeur qu’il faut que je vous donne. Un mois est peu de chose, il me suffit.         Helas ! Un mois est peu de chose à vous qui n’aimez pas ! Mais, Madame, aux Amans dont les flâmes paroissent, Plus un hymen est proche, & plus les desirs croissent. Quelque fausse vertu qu’on oppose à leur cours, S’ils ne sont à leur terme ils augmentent toûjours : Du bonheur qu’on attend l’ame est si possedée, Qu’on s’en forme à soy-même une flateuse idée : On aspire sans cesse à ce jour glorieux ; Et le dernier moment est le plus ennuyeux. Quelque peine pourtant que vostre ordre me cause, Je m’en vais pour un mois differer toute chose : A l’effort que je fais joignez-en un égal ; Songez plus à m’aimer qu’à haïr mon Rival. Ne vous souvenez pas qu’il eut l’heur de vous plaire, En pensant le haïr vous feriez le contraire. C’est moy qui vous en prie : & peut-estre entre nous, Devez-vous quelque chose à qui fait tout pour vous. A vos souhaits, Madame, il a daigné se rendre. Il a fait plus pour moy que je n’osois attendre. Luy tiendrez-vous parole, & pourrez-vous haïr... L’Empereur le commande, il faut bien obeïr. Ce n’est pas là répondre, & quoy qu’on se propose Pour haïr ce qu’on aime un mois est peu de chose : Vostre premier Amant vit toûjours soûs vos loix. Tu sçais bien qu’à l’aimer je ne mis pas un mois. Le terme est assez long pour avoir de la haine. On hait mal-aisément ce qu’on aima sans peine : Et si j’ose, aprés tout, m’expliquer sur ce point, Vous ne le pouvez pas, & ne le voulez point. Bientost Germanicus doit triompher dans Rome : Vous aspirez encor à voir un si grand homme ; Et si j’en sçais juger, pour le voir sans peril, Vostre coeur est trop tendre, & l’amour trop subtil. Mandez-luy qu’à ses voeux l’Empereur vous arrache : Il est au bord de l’Elbe où son Employ l’attache. Là son bras redoutable aux plus vaillants Germains, Du mal-heur de Varrus a vangé les Romains. Rien de plus glorieux n’embellit nos Histoires ; Par les Combats qu’il donne on compte les Victoires. Son retour sera prompt, l’Ennemy fuit ses pas. Ecrivez-luy, Madame, & ne l’attendez pas. Ne vous exposez point à des peines mortelles. Germanicus...         Demain j’en auray des nouvelles. Pison, qui sert ma flâme en attend aujourd’huy. J’ay beaucoup de sujet de me loüer de luy. Pison est sage, ardent, civil, soûmis, fidele : Par les soins qu’il me rend il m’instruit de son zele : Avec un coeur sincere il me dit ce qu’il croit : Ce qu’on m’écrit du Rhin, c’est luy qui le reçoit : Il veut ce que je veux ; craint ce que j’apprehende ; Et montre en ma faveur une bonté si grande, Un respect si profond...         Madame, le voicy. De peur de le contraindre éloigne toy d’icy. Quand je l’auray quitté je t’iray tout apprendre. Que venez-vous de me dire, & qu’ay-je lieu d’attendre ? Cher Pison.         Cette lettre, où sont peints vos secrets, Dés hier me fut renduë, & je l’apporte exprés. Je serois criminel, sçachant qui vous l’envoye, Si j’avois plus long-temps differé vostre joye. De vos rares bontez ce seroit abuser ; Et mon plus grand plaisir est de vous en causer, Madame.         Vostre zele a déja sceu paroistre. Il n’a pû jusqu’icy se bien faire connoistre. Ce zele impetueux, s’il osoit découvrir, Auroit peine, peut-estre, à se faire souffrir. Mais à vous en parler les moments que j’employe, Sont autant de moments que j’oste à vostre joye : Ne la differez point, contentez vostre esprit ; Et reglez vos desseins sur ce qu’on vous écrit. Ainsi que mon amour mon mal-heur est extrême ; Tandis que dans ces lieux je signale ma foy On dispose de ce que j’aime En faveur d’un autre que moy. L’effort que je me fis quand je quittay vos charmes, Vous coûta des soupirs ; vous arracha des larmes ; Le don de vostre coeur suivit l’offre du mien : Cependant prés de vous on cherche à me détruire ; Ceux que mon sort afflige ont soin de me l’écrire ; Et vous ne m’en écrivez rien. Vous me verrez dans Rome aussi-tost que ma Lettre, Disputer à Drusus ce qu’il vole à mes feux : L’Amour me joint à vous par de si puissans noeuds, Que de vostre secours j’ose tout me promettre. Je sçay que l’Empereur parlera contre moy : Le soin de son Armée est commis à ma foy ; Mais je laisse en ma place un plus grand Capitaine. Il doit approuver mon retour ; Et puisque j’ay servy sa haine, Je puis bien servir mon Amour.         GERMANICUS. Il vient, Pison !         Vostre ame en paroit toute émeuë ; Souhaitez-vous, Madame, ou craignez-vous sa veuë ? Je le veux voir.         De grace, examinez-vous bien. Je le veux voir, vous dis-je, & par vostre moyen. Eh, ne pourriez-vous point vous servir de quelqu’autre ? Et quel zele pour moy peut estre égal au vostre ? De semblables secrets souffrent peu de témoins. Vous les sçavez.         Helas ! Que n’en sçay-je un peu moins. A servir vostre Amour le plaisir que je goûte, M’est un plaisir fatal par le prix qu’il me coûte. Ce n’est pas que mon zele ait jamais chancelé ; A l’espoir de vous plaire, il s’est tout immolé ; Loin de me repentir de vous avoir servie, J’ay toûjours même zele, & toûjours même envie ; Et je meurs de regret de venir en ce lieu Pour y prendre vostre ordre, & pour vous dire adieu. Ce discours me surprend, & j’ay peine à comprendre.. Je me suis bien douté que j’allois vous surprendre. Mais je sens dans mon coeur des transports si confus... Si je m’expliquois mieux je vous surprendrois plus. Et si vous m’estimiez, vous de qui je dispose, D’un départ si soudain vous me diriez la cause. Avez-vous des raisons pour quitter ce sejour ? Manque-t-on de raisons quand on a de l’amour ? Une illustre Beauté m’a sçeu rendre sensible Pour partir de ce lieu, le prétexte est plausible. Mais vous estes secret, j’ignore vos amours. Et s’il se peut, Madame, ignorez-les toûjours. Aux succés de mes feux tant d’obstacles s’opposent, Que j’en fais un secret aux beaux yeux qui les causent. Mon amour jusqu’icy s’est si bien déguisé Qu’aussi-bien que mon coeur je m’y suis abusé. Quand je vis la Beauté, qui doit m’estre contraire, Je nommay bien-veillance un desir de luy plaire : Je me plus à la voir, & je connus ainsi Qu’en luy voulant du bien je m’en voulois aussi. Je crus donc que ce nom n’estoit plus legitme, Et que ma bien-veillance estoit lors pure estime : Mais j’avois des transports & des troubles secrets, Que pour l’estime seule on n’a presque jamais. De l’audace d’aimer ne pouvant me deffendre, J’appellay cette estime une amitié fort tendre : Mais j’entendois mon coeur qui me disoit tout bas, L’amitié rend tranquille, & je ne le suis pas. Dans cette inquietude où me plongeoit ma flâme, Je revis la Beauté, qui m’avoit touché l’ame : Mille appas differens paroissoient tour à tour ; Et ma tendre amitié fut changée en amour. Cet amour violent, quelque pur qu’il puisse estre, Je l’aurois étouffé si je l’avois vu naistre ; Mais sous tant de faux noms il déguisa le sien, Qu’il regnoit dans mon ame, & je n’en sçavois rien. Si vous eussiez parlé rien n’estoit difficile : Aux succés de vos feux je pouvois estre utile : Vous deviez à ma foy confier vos secrets. Hé quoy ! mes yeux, Madame, ont-ils esté muets ? Ne vous ont-ils rien dit d’une ardeur si puissante ? Au langage des yeux je ne suis pas sçavante : Mais si vostre destin en peut estre plus doux, Dites qui vous aimez, & je parle pour vous. Pour hâter le succés d’une flâme si pure, De vos rares vertus je feray la peinture : Nommez donc cet Objet qui vous a pû charmer ; Et je m’offre moy-même à vous en faire aimer. J’avois peur d’estre ingrate, & je me sens ravie De pouvoir vous servir, vous qui m’avez servie ; Ne vous obstinez point à vouloir vous trahir. Parlez.         Vous le voulez, & je vais obeïr. L’adorable Beauté qui captive mon ame, Peut estre comparée avecque vous, Madame : Quand je vous apperçois, j’apperçois tous ses traits ; Elle a vos mêmes yeux, & vos mêmes attraits ; Entre vous deux, enfin, la ressemblance est telle, Qu’estant auprés de vous je crois estre auprés d’elle : Vos appas et les siens lancent de mêmes coups ; Et pour estre aimé d’elle, il faut l’estre de vous. De moy, Pison ?         De grace ; achevez de m’entendre ; Mais calmez ce courroux, ou daignez le suspendre ; Et d’une ame tranquille, en ce malheureux jour, Punissez mon audace, ou plaignez mon amour. Je vous aime, Madame, & ce mot m’épouvante : Si c’est estre coupable, estes-vous innocente ? J’obeïs à mon sort, & ne m’en deffends pas ; Mais si j’ay de l’amour, vous avez des appas : Cet amour que j’étale a dû peu vous surprendre ; Si vous n’en donniez point, en aurois-je pû prendre ? Et qui des deux, enfin, fait un crime plus grand, Ou de l’oeil qui le donne, ou du coeur qui le prend ? Ah ! Pison, si mes yeux ont osé vous seduire, Puisque je l’ignorois deviez-vous m’en instruire ? Et ne sçaviez-vous pas qu’en trahissant leur sort, Avec le sang d’Auguste ils n’estoient pas d’accord ? En tout autre que vous il seroit punissable, Cet amour qui m’outrage, & qui vous rend coupable : Vous pouviez m’estimer, & me rendre des soins... Eh ! que n’ay-je pas fait pour aimer un peu moins ? A l’aspect impréveu d’un merite sublime, On n’a pas le loisir d’arrester à l’estime ; Comme un coeur qui s’enflâme ose plus qu’il ne croit, On se trouve à l’amour sans sçavoir qu’on y soit ; La raison & les sens ont beau faire divorce ; Quand les sens sont gagnez la raison est sans force : Et si c’est vous trahir que d’avoir tant d’ardeur, Le crime est de mon Astre, & non pas de mon coeur. Si mes foibles appas, qu’offencent vostre flâme, Ont osé s’abaisser jusqu’à toucher vostre ame, Je veux bien consentir qu’envers moy, sur ce point, Vous soyez peu coupable, ou ne le soyez point : Mais envers vostre Prince, outragé par ce crime, Qui pour vostre merite a tant conçu d’estime, Qui cherit tendrement un Amy supposé, Et qui croit si fidele un Rival deguisé ; Quand de tant de bien-faits sa bonté vous accable, Croyez-vous qu’envers luy vous soyez peu coupable ? Et ne songez-vous point que vous seriez perdu, Si quelqu’autre que moy vous avoit entendu ? Si ma temerité, qu’un seul mot peut confondre, A l’ardeur que je sens vous pressoit de répondre ; Si mon coeur prévenu, corrompant mon devoir, Pour flatter mon erreur concevoit quelqu’espoir ; Le Prince que je sers, dont la haine est à craindre, D’un Amy si perfide auroit lieu de se plaindre ; Et j’aurois du regret d’attirer ses mépris, Par un crime, inutile à l’amour que j’ay pris. Mais que n’ay-je pas fait en faveur de sa flâme ? Je l’ay peint à vos yeux tel qu’il est dans mon ame ; Et souvent à son feu sacrifiant le mien, Je me suis voulu mal à vous vouloir du bien. Pour vous le faire aimer j’ay tout mis en usage. Il est vray que mon coeur démentoit mon langage, Et de mon zele extrême estant presque jaloux, Quand je parlois pour luy, je soupirois pour vous : Quoy que ma passion n’ose rien s’en promettre, C’est un crime envers vous bien facile à commettre ; Et pour tout dire, enfin, quand il seroit plus noir, C’est m’en punir assez que d’aimer sans espoir. Laissez-moy me bannir. Mais de grace, Madame, Que ce soit de vos yeux, & non pas de vostre ame : Quoy qu’au sort d’un Epoux vous alliez vous unir, Ne me bannissez pas de vostre souvenir. Laissez-moy me flatter de ce bon-heur extrême, Que du moins, quelquefois vous direz en vous-même En parlant de Pison, en songeant à ses feux, Il fut moins criminel, qu’il ne fut malheureux. Mon départ est douteux à vous voir davantage : Adieu. Que cet adieu soit mon dernier hommage. Je vais partir sur l’heure, & je jure, en partant, Qu’aucun autre que moy n’aimera jamais tant. Adieu, Madame.         Ah ciel ! est-ce ainsi qu’on me laisse ? Pour vostre interest propre épargnez ma foiblesse, Madame. Jusqu’icy je n’ay rien mis au jour Qui soit honteux pour vous, excepté mon amour : Mais dans l’état funeste ou mon ame est réduite, Du desordre où je suis j’apprehende la suite. Vous voulez m’arrester, & vos voeux sont les miens ; Mais pour me retenir forgez-moy des liens. Quoy qu’avoir des Rivaux soit un sort déplorable, Si je n’en avois qu’un je serois consolable : Quand de vostre main seule il seroit possesseur, Je dirois en moy-même il m’en reste le coeur. Si du coeur au contraire il estoit le seul Maistre, De sa main, me dirois-je, il ne peut jamais l’estre ; Et de chaque costé rencontrant des appas, Je serois satisfait de ce qu’il n’auroit pas. Mon tranquille destin n’auroit rien de funeste ; Mais à quoy que j’aspire aucun bien ne me reste ; Et de mes deux Rivaux l’heur me rend allarmé, Puisque l’un vous épouse, & que l’autre est aimé. Au moins, pour m’arrester, dites qu’on vous immole ; Que le coeur où j’aspire est un bien qu’on vous vole ; Que le Fils de Cesar en dispose aujourd’huy ; Qu’il seroit tout à moy, s’il n’estoit tout à luy ; Et qu’enfin plus sensible à mon amour extrême... Partez, Pison, partez, je vous chasse moy-même. Vous m’estiez necessaire, & vous le sçaviez bien : J’attendois tout de vous, je n’en attends plus rien. Adieu ; contentez-vous d’une estime usurpée, Pour entrer dans mon ame elle est trop occupée. Les illustres Rivaux, dont vous estes jaloux, La déchirent sans cesse, & c’est assez, sans vous. En quelqu’autre climat que le Ciel vous appelle, Je sçay ce que pour moy vous avez eu de zele : Disposez du pouvoir que j’auray dans ce lieu. Je vous l’ordonne.     Helas ! Adieu, Madame.         Adieu. Mon amour te retient, & mon devoir te chasse. Obeïs au devoir, retire-toy de grace. Quoy ! me chasser, Madame, avec un si grand soin. O Ciel !         Germanicus ne doit pas estre loin, Je crains sa veuë.         Helas ! il suffit de le plaindre. D’un Amant si soumis vous n’avez rien à craindre. Quoique vous l’arrachiez à l’espoir d’estre à vous, D’une main qu’il adore il respecte les coups. Mais ne l’aimez-vous plus ? sa disgrace imprevuë... Et ne t’ay-je pas dit, que je craignois sa veuë ? Dans la dure contrainte ou mes voeux sont forcez, Dire que je le crains, c’est m’expliquer assez. Va de mon infortune instruire ce grand homme. Drusus, je te l’avouë, est retourné dans Rome : Mais ce charmant Sejour, ce Palais somptueux Que les soins de Luculle ont rendu si fameux ; Cette Maison celebre aux plaisirs destinée, Où se doit achever mon funeste hymenée ; Ces Jardins, admirez de tant de Nations, Par l’ordre de Cesar sont remplis d’Espions. Et le moyen, Albin, qu’un si grand Capitaine, Qui dans tout l’Univers se cacheroit à peine ; Le moyen qu’un Heros dont les premiers exploix Ont rangé le Danube, & le Rhin sous nos loix, Et laissant des Germains les Campagnes desertes, Vangé nos Legions, & reparé nos pertes, Cherche à me voir, me voye, & ne se montre pas, En des lieux où sa gloire a devancé ses pas ? Dût-il n’estre point veu, ma tendresse allarmée Me le peindroit sans cesse avec sa Renommée : Fidele à sa Valeur par tout elle le suit ; Et pour ne la pas craindre elle fait trop de bruit. Va rejoindre ce Prince, & dis luy qu’il m’oublie : Avant que de m’aimer, il aimoit Emilie, Elle est jeune, elle est belle, & d’un sang glorieux ; Paul-Emille, & Pompée ont esté ses Ayeux ; Je le pris dans ses fers ; mon malheur l’y renvoye : Un Amant tel que luy se retrouve avec joye : Il aura peu de peine à rentrer dans son coeur. Ce conseil, cher Albin, m’échappe avec douleur. Jusqu’au jour qui m’arrache à qui j’eusse aimé d’estre, Quelques voeux que je pousse ils vont tous à ton Maistre : C’est vers luy que je panche, & cent fois chaque jour, Ce que j’oste au devoir, je le donne à l’amour : Cest trahir son Rival ; mais Albin, en revanche, Nostre hymen achevé, c’est vers luy que je panche : Et je fais à mon tour, pour luy rendre l’espoir, Du débris de l’amour un hommage au devoir. Va revoir ce Heros, & dis luy qu’on m’immole ; Mais s’il m’aime toûjours que son coeur s’en console ;         460 Et que de mon exemple il se fasse une loy : Je perds bien plus en luy qu’il ne peut perdre en moy. Fais-luy voir que mon ame est dans un trouble extrême... Madame, il va paroistre, il le verra luy-même. Son amour vous l’ameine , il marche sur mes pas. Et que me dira-t-il que je ne sçache pas ? Pense-t-il qu’à ses yeux je captive mes larmes ? Il m’est trop cher, Albin, pour le voir sans allarmes : Je sens bien que mon feu n’est éteint qu’à moitié ; Si j’entends qu’il se plaigne il me fera pitié ; Ma raison de mes sens n’estant plus la maistresse, La pitié que j’auray seduira ma tendresse ; Et de cette tendresse où je crains le retour, On a qu’un pas à faire, & l’on est à l’amour. Qu’il me fuye.         A sa flâme épargnez ce supplice : Exiler sa douleur, c’est en estre complice. Il ne s’oubliera point à vostre auguste aspect : Cet Amant qui perd tout ne perd pas le respect. Il vous aime, & vous perd : Sa gloire est sans seconde S’il en coûte une larme aux plus beaux yeux du Monde : Et si lors qu’on l’arrache à de si doux liens, Vous poussez des soûpirs qui rencontrent les siens, Madame, encor un coup, permettez qu’il vous voye ; Endormez sa douleur par une ombre de joye ; A le voir autrefois vos beaux yeux se sont plûs, Vous l’aimiez.         Et crois-tu que je ne l’aime plus ? Voyez-le donc : ce bien est le seul qu’il implore, Au nom d’un peu d’amour, s’il vous en reste encore ; Et de peur de sa mort qui suivroit vos refus, Au nom de la pitié, si vous ne l’aimez plus. Le verray-je ?         Du moins c’est trop estre interdite : De l’absence du Prince, il est bon qu’on profite. Ou souffrez qu’il vous voye, ou donnez d’autres loix. Au moins ce sera donc pour la derniere fois. Ouy, Madame.         Qu’il vienne. Et si je luy fut chere, Que pour prix de l’effort qu’il me contraint de faire, Il ait soin de ma gloire, & ne l’expose pas. Toy, qui m’est si fidele, accompagne ses pas : Ameine icy ce Prince ; & de peur qu’on le voye, Prens la plus sombre route, & la plus seure voye. Un Guerrier si fameux, dans un lieu si suspect, Allarmeroit Tibere, à qui je dois respect. D’où me vient ce desordre, & pourquoy suis-je émeuë ? Pourquoy ? Fuis pour jamais cette fatale veuë : D’un Amant qu’on doit perdre écouter les soupirs, Loin d’éteindre ses feux, c’est croistre ses desirs. Je ne le veux point voir ; c’est en vain qu’il m’en presse : Si j’ay quelque vertu, j’ay beaucoup de tendresse ; Et de quoy qu’on se flatte entre de vrais Amans, La vertu la plus forte a de foibles momens. Je revoque mon ordre, & ne veux point qu’il vienne. Hola !         Quelle surprise est égale à la mienne ? C’est Pison !         Oüy, Madame : & malgré mon adieu, J’interromps mon voyage, & reviens en ce lieu. Si tantost à vos yeux j’ay montré ma foiblesse, Jusqu’à faire l’aveu d’un amour qui vous blesse, Plus soumis à present, j’y reviens à mon tour, Etaler mon respect, & non plus mon amour. Ce n’est pas que ma flâme obscurcit vostre lustre, Si le Ciel m’eut fait naistre en un rang plus illustre : Mais des droits de l’Amour aucun coeur n’est exempt ; Et ce que sent un Prince un autre homme le sent ; Soit qu’on naisse du Peuple, ou d’un sang qu’on renomme, Pour aimer comme j’aime il suffit qu’on soit homme. Ce n’est pas à son choixqu’on se laisse enflâmer : Nous naissons pour mourir, & vivons pour aimer : Et dequoy qu’envers vous ma passion m’accuse, La beauté de mon crime en doit faire l’excuse. Cet amour de mon coeur est banny pour jamais. Me le promettez-vous ?         Oüy, je vous le promets. Je suis guery, Madame ; & vous allez connoistre, Qu’il seroit mal-aisé de le pouvoir mieux estre. J’ay repris sur moy-même un empire absolu. C’est assez qu’une fois mon amour ait déplû. Je ne vous diray plus, puisque tout m’est contraire, Que mon sort est d’aimer, si le vostre est de plaire : Je ne vous diray plus, qu’asservy par vos yeux, Je regardois mes fers comme un bien precieux : Je ne vous diray plus, que l’amour qui m’enchaisne, Me fait voir un supplice à l’hymen qui vous gesne : Je ne vous diray plus qu’épris de vos appas... Vous ne le direz plus ! ne le dites-vous pas ? Dans le trouble inquiet , dont mon ame est atteinte, J’avois presque oublié que ma flâme est éteinte : Mon esprit dégagé reprenoit ses liens ; Et le feu de vos yeux rallumoit tous les miens. Suspendez leur pouvoir qui fait naistre ma peine, Pour apprendre en repos quel sujet me rameine : Et, tandis qu’en ce lieu nous voila sans témoins, Pour juger de mon zele apprenez tous mes soins. J’estois party de Rome, & déja l’ame émeuë, Je voyois l’Aventin disparoistre à ma veuë, Lorsqu’avec ce grand air, qui fait pâlir d’effroy, J’ay veu Germanicus avancer prés de moy. Malgré le desespoir où ma flâme est réduite, Vostre gloire en danger m’a fait blâmer ma fuite : Le retour de ce Prince alloit trop éclater ; Vous l’allez voir paroistre.         Et je veux l’éviter. Vous, Madame ?         Oüy, Pison, c’est en vain que j’hesite : Pour le voir sans allarme il a trop de merite. Quand de quelque vertu mon coeur seroit armé, Vous sçavez qu’à le vaincre il est accoûtumé. Ce n’est pas que ce coeur, si je l’en voulois croire, Ne promette à mes voeux d’avoir soin de ma gloire : Quoique Germanicus ait sur luy de pouvoir, De l’espoir du triomphe il flatte mon devoir : A ce devoir credule il fait sans cesse entendre, Qu’à ses loix, qu’il respecte, il est prest de se rendre ; Mais, s’il faut tout vous dire, il est si peu constant Qu’à l’Amour aussi-tost il en promet autant : Et je crois, contre un coeur qui chancelle, & qui tremble, Que l’Amour & l’Amant sont trop fort joints ensemble. Par pitié pour ma gloire allez donc l’avertir Qu’à le voir un moment je ne puis consentir. Mais à moins d’estre prompt vous perdez vostre peine : Il m’a fait prévenir, & je croy qu’on l’ameine : Albin, son Confident vient de sortir d’icy. Je vous l’apprens.         Madame, il me l’a dit aussi. C’est un homme discret, mais à quoy qu’il s’engage, Vostre gloire est d’un prix qu’il est bon qu’on ménage. Je n’ay pû sans douleur, malgré tous vos dédains, Voir un si grand dépost en de si foibles mains. Servez-vous de moy seul ; je vous sers avec joye : Et je rends grace au Ciel qui m’en offre une voye. A fuïr Germanicus vostre vertu consent ; Vous voulez qu’il l’apprenne, & vostre ordre est pressant : J’obeis sans replique ; & de peur qu’on l’ameine... N’a-t-il point demandé si je le perds sans peine ? L’ame toute agitée, & le coeur plein d’ennuy, Il s’est enquis à moy, si vous songiez à luy ? Si l’Epoux qu’on vous donne a pour vous tant de charmes ? Et si vous le perdez sans verser quelques larmes ? Qu’avez-vous dit ?         J’ay dit qu’il vous eût esté doux De n’aimer que luy seul, comme il n’aime que vous : Que son rare merite est gravé dans vostre Ame ; Et qu’un Prince absolu vous arrache à sa flâme. Et qu’a-t-il répondu ?         Ses soûpirs à l’instant... Mais, Madame, il viendra si vous m’arrétez tant. Ne vous exposez point à ce peril extréme : Les momens durent peu quand on voit ce qu’on aime. Si Drusus avec luy vous surprend sans témoins... Ah ! Pison, je m’égare, & l’on s’égare à moins. Allez luy dire... O Ciel ! le voicy.         Je vous laisse. Demeurez. Vous present j’auray moins de foiblesse. Si mon coeur se hazarde à rien faire de bas, Ayez soin de ma gloire, & ne le souffrez pas. Je promets, puisqu’en vain vous m’aimez l’un & l’autre, De traiter son Amour comme j’ay fait le vostre : Et m’aimant, sans espoir, il vous doit estre doux Qu’un Heros, comme luy, soit traité comme vous.         610 Enfin, Prince, vostre ame a lieu d’estre contente : Vos illustres exploits ont rempli nostre attente : Si l’on doit d’un grand coeur attendre un grand effet, On attendoit de vous ce que vous avez fait. Moy, qui pour vous, Seigneur, n’ay rien craint de funeste, Apprenant vos Combats, je devinois le reste ; Et souvent de ma joye étallant tout l’excez, En voyant mon visage on lisoit vos succez. Si de l’Elbe & du Rhin l’audace est confonduë, C’est à vous, plus qu’à moy, que la gloire en est dûë. Je dois moins les exploits que j’ay faits en tous lieux A l’effort de mon bras, qu’au pouvoir de vos yeux. L’impatient desir de revoir tant de charmes Animant ma valeur, favorisoit mes Armes : Plus de mes Ennemis succomboient sous mes coups, Plus je faisois de pas qui m’approchoient de vous : Dans l’espoir de m’y rendre, & d’avoir cette joye, Sur des corps expirans je frayois une voye ; Et trouvois moins de gloire à les priver du jour Immolez à l’Etat, qu’immolez à l’Amour. Je vous aime, & vous vois, mon bonheur est extréme... Adieu, Prince.     Me fuir !     Vous m’aimez ?         Je vous aime. Aucun autre sujet ne m’ameine en ce lieu : Vous aimer fait ma joye : Et vous, Madame ?         Adieu. Je crains trop un combat dont l’issuë est douteuse, Seigneur.         Et vostre fuite, est-elle point honteuse ? Aprés trois ans d’absence il m’eût esté bien doux De pouvoir plus long-temps demeurer prés de vous. Je m’estois assuré d’une ardeur mutuelle : Je croyois, comme vous, vostre flâme immortelle ; Et que vostre beauté, qu’on enleve à ma foy, Charmeroit tout le monde, & ne seroit qu’à moy. Cependant...         Ah ! Seigneur, laissez-moy l’innocence : Epargnez à ma gloire un soupçon qui l’offence : A mon coeur tout à vous n’imputez rien de bas ; Et si l’on vous trahit, ne m’en accusez pas. Vous m’aimez, je vous fuis, & je le dois sans doute : Mais vous ne sçavez pas quelle peine il m’en coûte : Vostre amour défiant en veut estre éclaircy. Empeschez que Drusus ne nous surprenne icy. Vous me connoissez, Prince, ou devez me connoistre : Quoy que sente mon coeur, mon devoir est le maistre. Quand par l’ordre d’un Pere il falut vous aimer, J’obeïs avec joye, & me laissay charmer : Aujourd’huy qu’à mes voeux on impose silence, J’obeïs avec peine, & me fais violence ; Et loin d’estre insensible à de si rudes coups, Je m’arrache à moy-même en m’arrachant à vous. En faveur de l’amour tout mon coeur se declare : A remplir mon devoir tout mon sang se prepare ; Et ces deux opposez sont d’illustres Tirans, Qui demandent de moy des efforts differents. Si j’écoute mon sang, que le feu deshonore, Mon devoir m’est trop cher pour vous aimer encore : Si j’entends de l’amour les conseils absolus, Je vous ay trop aimé, pour ne vous aimer plus : Ma vertu qui chancelle, en cet état réduite, Pour cacher sa foiblesse a recours à la fuite ; Et de peur que l’amour n’ébranlât le devoir, N’ose s’accoûtumer au plaisir de vous voir. Et que sera, Madame, à ma douleur mortelle L’inutile secours d’une pitié cruelle ? Ces regrets si touchans ont pour moy peu d’appas ; Rendez-moy vostre amour, & ne me plaignez pas. Me vouloir tant de bien, & ne m’en pouvoir faire, C’est me faire un honneur qui m’est peu necessaire. Mon Rival moins aimé vous épouse demain ; Quand j’aurois vostre coeur, il aura vostre main ; Devenu par l’Hymen la moitié de vous-même Vous ferez juste assez pour l’aimer, s’il vous aime ; De ce qui peut vous plaire il fera ses plaisirs ; Il vous rendra des soins ; préviendra vos desirs ; Vostre ame accoutumée à souffrir ses caresses, Luy rendra soins pour soins ; tendresses pour tendresses ; Et de tout son dépit vostre coeur de retour, Vous ferez par vertu ce qu’on fait par amour. Dans les bras d’un Epoux, possesseur de vos charmes, Qui de tant de plaisirs joüira sans allarmes, D’un soupir favorable honnorer ma douleur, C’est plaindre mon destin, sans le rendre meilleur. Si vous jettez les yeux sur mon affreux supplice, Peut-estre avoûrez-vous qu’on me fait injustice, Et me souhaiterez, comme à qui fait mes maux, Un Epouse adorable, & des plaisirs égaux : Mais à vostre vertu quelqu’effort qu’il en coûte, Ces plaisirs souhaitez, valent-ils ceux qu’il goûte ? Et de vostre pitié le secours apparent, Rend-il mon sort moins rude, & mon malheur moins grand ? Je vois avec douleur celle d’un si grand homme ; Mais que puis-je ?         Drusus va revenir de Rome. De peur de vous trahir, je vous le dit tout haut. Croyez-vous qu’il revienne ?     On l’attend.         Quoy ! si tost ! Pour calmer un transport, qui me seroit funeste, Vostre bonté, Madame, aura du temps de reste. Sauvez-moy de moy-même, & sans plus m’allarmer... Je vous l’ay déja dit, que puis-je, enfin ?         M’aimer. Vous aimer ! Ah, Seigneur, qu’osez-vous me prescrire ? Songez-y : des malheurs vous souhaitez le pire. Vous garder ma tendresse, & l’oser mettre au jour, C’est blesser ma vertu, sans flatter vostre amour : Car, enfin, quoy qu’aimé par l’aveu de mon Pere, A l’Epoux que j’auray je me dois toute entiere ; Et ne presumez pas qu’en un sort si cruel, Il échape à ma gloire un desir criminel. Par amour l’un pour l’autre, amortissons nos flâmes ; Arrachons de nos coeurs ce qui trouble nos ames ; Ne nous souvenons plus de ces tendres discours, Que nos yeux éloquens se faisoient tous les jours : Effaçons avec soin de nostre Ame obsedée, Tout ce qui de nos feux peut retracer l’idée ; Et si l’heur de m’aimer fait vos plus doux souhaits, Veüillez m’aimer assez pour ne m’aimer jamais. Plus je suis avec vous, plus j’ay l’ame attendrie : Ne me revoyez plus ; c’est moy qui vous en prie : Accordez cette grace à mes voeux empressez : Des maux que je vous fais, c’est me punir assez. Remenez-moy, Pison. Adieu, Prince.         Ah ! Madame ! A travers vos discours je penetre en vostre ame : Au Fils de l’Empereur vostre coeur fait la cour ; Et vostre ambition va trahir mon amour. Mon Rival prés du Trône, où j’ay droit de prétendre, Fait que jusques à moy vous craignez de descendre. Je ne murmure point, quel que soit vostre arrest : Mon amour qui vous plût, à present vous déplaist. Hé bien, Madame, allez, perdez-en la memoire ; A l’appas qu’on vous offre immolez vostre gloire : Ne vous souvenez plus que l’amour que je plains, Estant né de vos yeux, va mourir par vos mains. Je sçay bien que mon coeur, est indigne du vostre ; Mais, enfin, son rebut sera bon à quelque autre : Et puisque de l’amour vous passez au mépris, J’auray soin de me rendre à qui vous m’avez pris. La Princesse Emilie, indulgente à mon crime, Apprenant mon remords, me rendra son estime : Obligé pour vous plaire de luy manquer de foy,        745 Vous me coûtiez assez pour devoir estre à moy. Vos appas seducteurs corrompirent mon zele ; Pour me donner à vous, je fus ingrat pour elle ; Et d’un prix assez grand c’est payer vos attraits, Quand il en coûte un crime à qui n’en fit jamais. Je n’attendois pas, Prince, en un si sort si contraire, Un outrage si grand d’une bouche si chere : Ce reproche est sensible ; & si vous m’aimiez bien, A ma juste douleur vous n’ajoûteriez rien. Vous me connoissiez mal, si vous avez pû croire Qu’à l’éclat d’un haut rang j’immolasse ma gloire : Si le sort qui m’outrage eût voulu m’estre doux, Ma plus sensible joye eût esté d’estre à vous. Le bonheur qui m’échappe, est un bonheur insigne, Dont il faut que le Ciel ne me juge pas digne. La Princesse Emilie, exorable à vos soins, Aura plus de merite, & vous coûtera moins. A des fers qu’il fuyoit, remenez un rebelle : Loin de faire des voeux contre vous, ou contre elle, Je souhaite ardemment, vous ayant enflâmé, Qu’elle vous aime antant que je vous eusse aimé. Et pour derniere marque & d’amour, & d’estime, Si mes foibles appas vous coûterent un crime, Pour mettre en seureté vos sublimes vertus, Desormais, par respect, je ne vous verray plus. Remenez-moy.     Madame...         Ah ! que viens-tu m’apprendre ? Que le Fils de Cesar dans ce lieu se va rendre. Il arrive de Rome, & s’avance à grands pas. Sortez donc vite, Prince, & ne me perdez pas. Si Drusus... Ah ! Pison, il y va de ma gloire, Vous cherchez à me plaire, & je cherche à le croire : Pour conduire en secret ce Prince en d’autres lieux, C’est sur vous seul, enfin, que je jette les yeux. Sur moy ! Madame ?         Et vous, dans ce moment funeste, Seigneur, si du passé le souvenir vous reste, Par bonté, par justice, ou du moins par pitié, De son Appartement acceptez la moitié. Pour l’en faire sortir avec pleine asseurance, D’un moment favorable attendez la presence. Si Drusus l’apperçoit, l’apparence me perd ; Cependant tout mon crime est de l’avoir souffert. Comme au meilleur Amy que j’ay eu de ma vie, C’est mon honneur, Pison, qu’icy je vous confie : Et si j’ose avec vous m’expliquer à mon tour, Vous n’étes pas le seul que maltraite l’Amour. Dans vostre Appartement le Prince va se rendre ; J’ay devancé ses pas pour venir vous l’apprendre. Du secret qu’on luy cache il semble estre éclaircy ; Quelqu’un peut avoir veu Germanicus icy. Agripine du moins obstinée à le croire, A vos soins obligeans recommande sa gloire. Si le bien de luy plaire a pour vous des appas, Dans un si grand peril ne l’abandonnez pas. Quoy qu’au Fils de Cesar elle soit si fidelle, L’apparence d’un crime est un crime pour elle ; Et si l’on voit icy son Rival triomphant, Tout condamne Agripine, & rien ne la deffend. Assez loin de ce lieu je viens de le conduire : Pour la mettre en repos, retournez l’en instruire. Je l’aurois esté voir, pour luy donner avis Que le chemin de Rome est celuy qu’il a pris. Seur de mettre un obstacle à l’Hymen qu’il redoute, Je n’ay pû le contraindre à prendre une autre route. Dût-il rendre à jamais ses jours infortunez... La Princesse sçaura ce que vous m’apprenez, Seigneur ; & de ce pas je m’en vais tout luy dire. Le Prince qui paroît, fait que je me retire. Adieu. Souvenez-vous que l’on voit aujourd’huy Une fille d’Auguste implorer vostre appuy. Si j’en crois un grand bruit qui se vient de répandre, Mon Rival est dans Rome, ou du moins s’y va rendre. Prés du Mont Apennin Ruffus l’a rencontré : L’Empereur par luy-même en vient d’estre assuré. Vostre Rival, Seigneur ! Germanicus ?         Luy-même. Rome de son retour montre une joye extrême : Et déja le Senat qui se veut assembler, Des suprêmes Honneurs croit le devoir combler. D’un Consul seulement son audace est blâmée ; Il soûtient qu’à sa flâme il immole une Armée ; Que c’est insulter Rome, & braver sa grandeur ; Et qu’à sa discipline elle doit sa splendeur : Qu’un sçavant General promet, jure, & s’oblige De la faire observer, s’il voit qu’on la neglige ; Et que pour une faute, utile à son Païs, Manlius autrefois sacrifia son Fils. Mais le Peuple charmé, loin de vouloir l’entendre, Pour servir mon Rival, s’offre à tout entreprendre : Son zele impetueux, dont j’ay veu les effets, Luy prodigue des noms qu’Auguste n’eut jamais. On s’assemble par tout, & par tout on le nomme Le plus grand des Cesars ; l’Esperance de Rome ; L’inébranlable Appuy de l’Empire Romain ; Et pour dire encor plus, l’Honneur du genre humain. Ce bruit qui vous allarme est-il sceu d’Agripine ? Ce bruit m’allarme moins qu’on ne se l’imagine. Plût au Ciel... Vous m’aimez, & vous estes discret : Un secret sceu de vous, n’en est pas moins secret : Rome sçait que pour moy vostre zele est extrême : Agripine cent fois me l’a dit elle-même. Que je l’épouse ou non, je suis bien informé Qu’il ne tient pas à vous que je n’en sois aimé. Quand je vous ay surpris luy parlant de ma flâme, Il sembloit que ses yeux en causoient dans vostre ame : Pour luy mieux exprimer ce que sentoit mon coeur, Vostre zele obligeant empruntoit mon ardeur : Vous me l’aviez promis, & je vous le confesse ; Mais vous m’avez trop bien tenu vostre promesse. Moy, Seigneur ?         Oüy, Pison, je dois trop à vos soins : Je vivrois plus heureux si je vous devois moins. Car enfin, c’est en vain que l’Empereur s’obstine A vouloir que mon coeur soit le prix d’Agripine : J’admire ses appas, j’adore ses vertus ; Je croy l’avoir aimée, & je ne l’aime plus : Voila le grand secret que j’avois à vous dire. Les attraits de Livie ont sur moy trop d’empire. Mon coeur, qui dans ses fers a trop long-temps vécu, Par ses premiers vainqueurs, est de nouveau vaincu. J’apprehendois Livie, & je l’ay tantost veuë ; En voulant me parler son ame s’est émeuë ; Preste à me reprocher mon crime, & sa bonté, Un retour de tendresse a trahy sa fierté. Quoy que l’emportement pour son sexe ait de charmes, Son amour à ses yeux n’a permis que des larmes ; Et son tendre couroux, sa paisible douleur, Contre mon injustice ont revolté mon coeur. Je ne vous diray point, d’un objet qui sçait plaire, Quel effet une larme est capable de faire : Si vous avez aimé, Pison, vous sçavez bien Qu’aux pleurs d’une Maistresse on ne refuse rien : De ces pleurs tout-puissans le charme imperceptible, Dans le coeur le plus dur trouve un endroit sensible ; Et je me voudrois mal si des yeux pleins d’appas Répandoient une larme, & ne me touchoient pas. Ce retour vers Livie a droit de me surprendre : Vous luy devez le coeur que vous luy voulez rendre ; Mais aprés tout, Seigneur, à vous parler sans fard, Y songer à present, est y songer trop tard. Autant que je l’ay pû, j’ay condamné l’envie Qui vous fit pour une autre abandonner Livie : Vous passiez sous ses loix des momens assez doux : Elle n’aimoit, Seigneur, & n’aime encor que vous. Un amour si confiant pour un Amant rebelle, Vous préte un digne exemple à demeurer fidele : Tout parle en sa faveur ; mais enfin...         Ah ! Pison, Elle vient ; vos conseils ne sont plus de saison. Laissez-nous seuls.         Seigneur, vous auriez quelque peine A vous imaginer le sujet qui m’ameine. Je ne viens point icy par d’indignes soupirs Mandier le retour de vos ardens desirs : Je laisse en leur amour à d’obscures Princesses La honte de descendre à de telles bassesses ; Et le Fils de Cesar seroit trop acheté, S’il rentroit dans mes fers par une lâcheté. Soeur de Germanicus , Veuve d’un Fils d’Auguste, La fierté que je montre est peut-estre assez juste. Toute juste qu’elle est, je confesse pourtant, Que pour vous autrefois je n’en avois pas tant : Pour ne pas estre ingrate à l’amour le plus tendre Que pour une Princesse un Heros puisse prendre, (Car il faut l’avouër, estimé de chacun, Il sembloit qu’à l’Etat vous en promettiez un ;) Je vous aimay, Seigneur. Si j’osois vous le taire Vous pourriez m’accuser de n’estre pas sincere ; Et pour vous faire voir à quel point je la suis, Je sens que je vous hais autant que je le puis. Le trouble où je vous vois me découvre sans peine Que ma veuë en ce lieu vous allarme & vous gêne. Vous craignez qu’Agripine adresse icy ses pas : R’assurez-vous, Seigneur, je n’y tarderay pas. Je cherchois à vous perdre, & m’estois applaudie     D’avoir tant de témoins de vostre perfidie : Ces Billets d’un Ingrat, dont le coeur m’estois cher : D’autant plus criminels qu’ils ont l’art de toucher ; Ces Ecrits dangereux, dont j’ay fait mes delices, Qui pour charmer mes sens ont esté vos complices : Ces imposteurs, enfin, qui m’ont osé trahir ; Si je les faisois voir, vous feroient trop haïr. Je vous les rends. Mon coeur est assez magnanime Pour se faire un plaisir de cacher vostre crime : Et sans faire éclater un indigne courroux, Je vous laisse le soin de me vanger de vous. Le destin des Ingrats d’ordinaire est funeste. Et si de ma bonté la memoire vous reste, Et que vous l’opposiez à vostre trahison, Il suffira de vous pour m’en faire raison. Tenez, Prince.         Madame, au nom de ce que j’aime... En croirez-vous mon coeur, s’il dit que c’est vous-même ? Moy ! Seigneur ?         Vous pouvez, pour hâter mon trépas, Avoir la cruauté de ne me croire pas. Vous aimer, vous le dire, aprés mon inconstance, C’est vous faire, sans doute, une nouvelle offence ; Mais dussay-je estre en bute à tout vostre courroux, Il n’est rien de si vray que je n’aime que vous. Au nom des Dieux, témoins de cet amour extrême, Et pour dire encor plus, au nom de ce que j’aime ; Pour ne pas m’exposer à des maux infinis, Oubliez le forfait qui nous a desunis. Je sçay qu’en vous quittant je vous fis un outrage Que pardonne avec peine un genereux courage : A vos rares bontez mon coeur accoûtumé Goûtoit tranquillement la douceur d’estre aimé : Je vivois dans vos fers, & fus m’offrir à d’autres, Plus pesans mille fois que ne le sont les autres, L’Empereur le voulut, & pouvoit tout oser. Je ne le cite point pour me faire excuser. Si j’avois eu pour vous cet amour pur & tendre, Que depuis mes remords vos appas m’ont fait prendre, Les Dieux, joints à Cesar, qui m’a donné le jour, Me l’auroient arraché plûtost que mon amour. Mon retour dans vos fers rend leur gloire plus grande. Pour n’en plus échapper je vous les redemande. Daignez rendre le calme à mes sens agitez : J’ay repris mon amour, reprenez vos bontez : Ne desesperez point un coeur qui vous adore : S’il eut l’heur de vous plaire il vous doit plaire encore : Epris de vos vertus, charmé de vos attraits, Il est plus amoureux qu’il ne le fut jamais. J’en atteste des Dieux la majesté suprême ; J’en atteste...         Autrefois vous en usiez de même. Vos perfides sermens, tant de fois redoublez, Par vostre ingratitude ont esté violez. Non, non, le repentir où vostre ame est forcée, Ne rend pas son éclat à ma gloire offencée : Dans le rang où je suis, & du sang dont je sors, Ce seroit me trahir qu’accepter un remors. Epargnez-moy, Seigneur, la honte qu’il imprime ; ll n’est point de remords qui ne precede un crime : Et qui m’a fait l’affront de m’arracher sa foy, N’a plus rien à m’offrir qui soit digne de moy. Vous m’avez outragée, & ce m’est une joye Que d’un juste remords vostre coeur soit la proye. Je voudrois que le Ciel, pour combler mes souhaits, Vous forçât à m’aimer autant que je vous hais. Au moins à vostre tour vous verriez par vous-même Combien touche un mépris qui part de ce qu’on aime : Quoy que dans cet état la raison puisse offrir, C’est de tous les tourmens le plus dur à souffrir. Vous sentiriez, pour peu que vous soyez sensible, Ce qu’a de plus affreux le sort le plus terrible : Pour vous tiranniser tout prendroit mon party ; Et vous ne sentiriez que ce que j’ay senty. Hé bien, Madame, hé bien, si pour vous satisfaire Le retour de mes feux vous estoit necessaire, S’il faut vous adorer pour mieux sentir vos coups ; Ne perdez point de temps, Madame, vangez-vous. A d’éternels mépris abandonnez un traistre : J’ay pour vous un amour qui ne sçauroit plus croistre ; Et pour bien éprouver toutes vos cruautez Me voila dans l’état où vous me souhaitez. Je ne m’oppose point à cette juste envie : A qui vit sous vos loix c’est un bien que la vie : Tandis que vous m’aimiez j’en avois quelque soin ; Si vous ne m’aimez plus, je n’en ay plus besoin : Je vous l’offre avec joye, & la perdray sans peine, Si je fais en mourant expirer vostre haine ; Et qu’aprés mon trépas vostre couroux éteint, Laisse à mon triste sort la douceur d’estre plaint. A vostre amour trahy je dois ce sacrifice. Mon coeur qui fit le crime aura soin du supplice ; Et mon dernier soûpir, offert à vos appas, Justifiera...         Seigneur, ne m’attendrissez pas. Si je m’estois renduë à vos fausses tendresses Vous me seriez garend de toutes mes foiblesses. Contentez-vous du trouble où vous me reduisez : Je vous haïray trop si vous me seduisez. Cessez de m’étaller le remords qui vous gesne : Vous me faites douter du succez de ma haine ; Et preste à me vanger de vostre trahison Vous corrompez, ingrat, jusques à ma raison : Elle, mon coeur, & vous, tout cherche à me surprendre. Reprenez vos Ecrits, si vous les voulez prendre, Seigneur ; je risque trop à demeurer icy. Hé bien, je les reprens, vous le voulez ainsi. Mais s’il vous reste encor quelque ombre de tendresse, Souffrez que de nouveau mon coeur vous les adresse ; Et que tant de sermens une fois violez, Pour ne l’estre jamais vous soient renouvellez. Laissez-moy vous redire         Adorable Livie, Quand je songe aux honneurs qui me sont destinez, Je crois avoir perdu les momens de ma vie Que je ne vous ay pas donnez. Gloire, Plaisirs, Grandeurs, sans vous tout m’importune ; Je borne à vous aimer, mon plaisir, ma fortune ; J’en fais mon suprême bon-heur : Que toujours à mes voeux vostre bonté réponde, Et je renoncerois à l’Empire du Monde, Pour l’Empire de vostre coeur. Laissez-moy vous redire         Il est vray, ma Princesse, Cesar me sollicite à reprendre ma foy ; Il veut que j’aime ailleurs ; mais en vain il m’en presse ; L’Amour, plus absolu, m’impose une autre loy. Si je m’oublie assez pour vous estre infidele, Puissent les Dieux vangeurs prendre vostre querelle, Et me faire l’objet de leur juste couroux : Il n’est point de tourment qui me semble assez rude Pour punir mon ingratitude, Si je puis soûpirer pour une autre que vous. Genereuse Livie, en ce moment funeste Ne me condamnez pas à relire le reste : Ces Billets si cheris, tant qu’a duré ma foy, Sont autant de témoins qui parlent contre moy : Plus ils marquent d’amour, plus j’ay l’ame confuse. Je sçay que pour mon crime il n’est guere d’excuse ; Et quand il en seroit, si j’en osois donner, Vous auriez moins de gloire à me le pardonner. Tandis que vostre haine est encor suspenduë, Je laisse à vos bontez toute leur étenduë ; Et ne veux point, Madame, essayer par mes soins D’estre plus innocent, & de vous devoir moins. Je ne suis pas le seul dont on blâme l’audace, Ny le premier coupable à qui l’on a fait grace : Ne vous obstinez point à me la refuser ; J’ay le coeur assez grand pour n’en pas mal user : Et le crime fatal, que j’osois me permettre, M’a coûté trop de maux pour en jamais commettre. Rendez-moy vostre coeur, & calmez le couroux... Quand je vous le rendrois, ingrat, qu’en feriez-vous ? Vous épousez demain la Princesse Agripine : On l’arrache à mon frere, & on vous la destine : Pour son interest seul, je sçay tout sur ce point. Non, Madame, demain je ne l’épouse point. J’ay tantost veu Cesar. Agripine qu’il gesne, A l’hymen que je fuis ne consent qu’avec peine : Elle attend le Heros qui la sceut enflâmer ; Et demande du temps pour apprendre à m’aimer. Cesar, qui doit l’Empire à son Ayeul Auguste, N’a pû luy refuser une grace si juste : Le jour de nostre hymen est remis à son choix ; Et mon supplice, enfin, est differé d’un mois. Pour m’arracher, Madame, à cet hymen funeste, Rendez-moy vostre coeur, & je répons du reste. Avant qu’un mois s’écoule, & qu’il soit expiré, L’Empereur est mon Pere, & je l’attendriray. Chaque jour à ses pieds j’iray verser des larmes ; Chaque jour à ses yeux j’iray vanter vos charmes ; Sensible à mon amour il en sera l’appuy : Et vostre seul merite obtiendra tout de luy. Que si tant de douleur ne peut vous satisfaire, Au moins en m’oubliant songez à vostre frere : Il adore Agripine, & la veut adorer ; L’arracher à ses feux c’est le desesperer ; De son sort, & du mien je vous rends la maistresse. Seigneur, par trop d’endroits vous tentez ma foiblesse. C’est aprés vostre crime un nouvel attentat, Que d’appeler mon frere au secours d’un Ingrat. Je me deffendray mal pour peu qu’il vous appuye : Et de peur de me rendre il est temps que je fuye. Ma haine en sa faveur auroit peine à durer. Si je le rends heureux, qu’ay-je lieu d’esperer ? Deviendrez-vous sensible à l’ardeur qui m’anime ? En faveur de ce frere oublierez-vous mon crime ? Vous contenterez-vous des maux que j’ay soufferts ? Me sera-t-il permis de rentrer dans vos fers ? Rendez mon frere heureux, si vous le pouvez faire ; Une belle action n’attend point de salaire : Et s’il vous en faut un...     Hé bien, Madame ?         Adieu. La Princesse Agripine arrive dans ce lieu. Servez Germanicus, l’occasion est belle. Seigneur, je vous apporte une grande nouvelle. Je perds Germanicus, & le perds à regret ; Je vous honore trop pour en faire un secret. Je l’aimois tendrement. N’en prenez point d’allarmes : Puisqu’il faut pour jamais oublier tant de charmes, Pour m’en faire un devoir je suis preste demain En presence des Dieux de vous donner la main. O Ciel !         D’aucun soupçon n’ayez l’ame blessée Si je n’ay pas d’abord cette ardeur empressée, Ces desirs violens, & ces transports si doux, Qui deviennent permis en faveur d’un Epoux. Vostre bonté, Seigneur, à qui tout est possible, Avec un peu de temps me rendra plus sensible. Jusques-là, s’il se peut, souffrez que chaque jour Un austere devoir vous tienne lieu d’amour. Je n’abuseray point d’une bonté si rare : Et par la complaisance où mon coeur se prepare, Vous aurez de la peine à vous appercevoir, Si j’agis par amour, ou si c’est par devoir. Non, c’est trop vous gesner : L’Empereur pour vous plaire, Consent que pour un mois nostre Hymen se differe. Je l’ay veu par vostre ordre, & sans estre en couroux Il m’a promis...         Seigneur, je l’ay veu depuis vous. Je viens de le quitter. Et pour ne vous rien taire, L’effort qu’en ma faveur vous avez daigné faire, Ce que sur vos desirs vous avez de pouvoir, Suffit pour m’enseigner à faire mon devoir. Je suis preste à demain pour le grand Hymenée Qui doit à vostre sort unir ma destinée : Je l’ay dit à Cesar, & viens vous assurer Qu’il n’est plus à mon choix de pouvoir differer : Demain aux yeux de Rome il faut qu’il s’accomplisse. Et quoy que cet Hymen me doive estre un supplice, J’imposeray silence à ma juste douleur : Mes yeux ne diront rien du trouble de mon coeur : En vous donnant ma foy j’oubliray que j’immole Un Heros presque égal aux Dieux du Capitole : J’oubliray que ma main estoit deuë à ses soins ; Et si je ne vous aime, on le croira du moins. Pour prix d’un tel effort, & d’un tel sacrifice, Du reste de ce jour souffrez que je joüisse ; Et que si prés, Seigneur, de vivre sous vos loix, Je sois en liberté pour la derniere fois. Madame, j’obeïs. Ce que je viens d’entendre Me surprend d’autant plus que je n’osois l’attendre. Vostre bonté m’accable, & je jure à vos yeux... Quand j’auray veu Cesar je m’expliqueray mieux. Hé bien, Flavie, hé bien, seras-tu satisfaite ? Trouves-tu maintenant ma victoire imparfaite ? Ay-je assez bien rempli mon severe devoir ? A mes sens interdits reste-t-il quelque espoir ? Madame, je comprends quel chagrin vous devore Si pour Germanicus vous soûpirez encore : Mais vouloir que Drusus vous épouse demain ; Avec tranquilité luy donner vostre main ; Vous ranger sous ses loix avant qu’on vous en presse ; Prevenir ses soupçons ; menager sa tendresse ; Dérober tout espoir au grand Germanicus ; Tout cela dit assez que vous ne l’aimez plus. Attends, attends, Flavie, à tenir ce langage, Que le sort infléxible ait épuisé sa rage ; Et qu’aux yeux du Senat, comme je l’ay promis, D’un Tyran odieux j’aye épousé le fils. Dés-qu’il aura ma main, dût ce fils de Tibere Se montrer envers moy plus cruel que son pere, J’oubliray le Heros dont mon coeur est charmé ; Et je le haïray de l’avoir trop aimé. Jusques-là, je veux bien t’avoüer ma foiblesse, Il a tous mes desirs, & toute ma tendresse : Dans le coeur qu’on luy vole il a fait des progrés Qu’on ne détruira point tant qu’il en sera prés. Avant qu’à le revoir je sois accoûtumée Je veux que mon Hymen le renvoye à l’armée. L’amour que j’ay pour luy me deviendroit fatal, Si je ne me hâtois d’épouser son Rival. Depuis que je l’ay veu, la douleur qui l’accable M’a causé pour Drusus une haine implacable ; Et si durant un mois je le vois tous les jours, Mon amour & ma haine augmenteront toûjours. Je ne veux point aimer quand l’amour est un crime ; Je ne veux point haïr ce qu’il faut que j’estime ; Et puisque malgré moy l’on m’enchaîne à Drusus, Il est de mon devoir de fuïr Germanicus. Pour sauver ma vertu dans ce desordre extrême, Je fais ce que je puis, je m’immole moy-même : Je me perds. Mais, Flavie, un coeur comme le mien, Quand la gloire a parlé, ne consulte plus rien. Madame, pardonnez à mon impatience ; J’ay besoin en secret d’un moment d’audience : Ce que je dois vous dire est assez délicat Pour éviter la foule, & pour craindre l’éclat. Mes jours sont en danger, & ce mot doit suffire, Si quelqu’autre que vous sçait ce que je vais vous dire : Mais dussay-je mourir, tout me semblera doux Quand j’auray signalé l’amour que j’ay pour vous. Je mourray sans regret si l’objet que j’adore... Temeraire Pison, qu’allez-vous dire encore ? Ma coupable indulgence entretient vostre erreur : Mais si vous n’étouffez cette insolente ardeur ; Si jamais vous osez par vostre indigne hommage Faire au sang des Cesars un si cruel outrage ; Si vous deshonorez le peu que j’ay d’appas ; Si vous vous oubliez, je ne m’oubliray pas, Etouffez cette ardeur dont ma gloire murmure. Vous ne pouvez m’aimer sans me faire une injure. Car pour oser pretendre à vous voir mon époux, Le Ciel met trop d’espace entre Agripine & vous. Rentrez donc en vous-même, & voyez qui vous estes. Drusus ne sçaura point l’affront que vous luy faites : Quelque pitié qu’excite un si foible Rival, Il trahiroit son rang à vous en vouloir mal. Je luy veut épargner cette indigne vengeance. Mais par vostre respect meritez mon silence. A de moindres objets accoûtumez vos voeux ; Et ne me forcez point à plus que je ne veux. Aprés un tel avis je suis preste d’apprendre Ce que .vous témoignez me vouloir faire entendre ; Seure qu’à vostre orgueil, que je viens d’abaisser, Il n’échappera rien qui me puisse offencer. Malgré ce fier mépris, je ne perds pas l’envie De vous estre fidele au dépens de ma vie. Quoyque sous vostre empire un coeur puisse endurer, A toutes vos rigueurs j’ay sçû me preparer. Mon sort, que vos bontez pouvoient rendre moins rude, Est d’avoir plus d’amour que vous d’ingratitude ; Et vous condamnerez vostre injuste courroux, Quand vous aurez appris ce que je fais pour vous. Quoyque Germanicus soit la gloire de Rome, Et que le monde entier n’ait pas un plus grand homme ; Quoyque de sa défaite il ait vangé Varus ; Assujety le Rhin ; soumis Arminius ; Quoy qu’il ait des vertus dignes qu’on le revere ; Le bruit de ses exploits est suspect à Tibere : Et pour le Consulat il me fait designer, Si je veux cette nuit l’aller assassiner. L’assassiner, Pison !         Je l’ay promis, Madame. Tu l’as promis ! Sçais-tu que c’est m’arracher l’ame ? Pourras-tu sans remords te noircir à ce point ? Madame, au nom des Dieux ne vous emportez point. C’est me perdre.         Est-ce à tort, cruel, que je m’emporte ? Que je te perde, ou non, malheureux, que m’importe ? Si tu perds un Heros qu’adore l’Univers, Ce qui peut y rester vaut-il ce que tu perds ? Pour transmettre à ta race une gloire infinie, Le premier des Cesars épousa Calphurnie : La vertu des Pisons qu’on te voit dédaigner, Eut le bien de luy plaire, & l’honneur de regner : Et pour le Consulat qu’on te vient de promettre, Le plus noir des forfaits t’est facile à commettre ! Et tu vas acquerir, par un crime odieux, Ce que par leurs vertus ont acquis tes Ayeux. Ce que j’ay fait pour vous, vous permet-il de croire, Que je trahisse ensemble, & ma flâme, & ma gloire ? Et qu’osant violer les droits les plus sacrez J’immole insolemment ce que vous adorez ? Ne vous allarmez point. Quoy qu’on m’ait fait promettre, Ce forfait par un autre auroit pû se commettre : Et tandis que Cesar s’en remet à mes soins Un plus méchant que moy n’entreprend rien au moins. Si mon zele apparent n’eût abusé Tibere, Peut-estre pour ce crime eût-il choisi mon frere : J’ay honte de le dire, ennemy des vertus ; Pour complaire à Plancine il hait Germanicus. Appuyé de Tibere il le perdra sans doute, Si de la Germanie il ne reprend la route. Pour le chasser de Rome, employez aujourd’huy Le pouvoir absolu que vous avez sur luy. Depuis l’ordre cruel que Cesar m’a fait prendre J’ay vû Germanicus, mais sans luy rien apprendre : Je me suis contenté de luy faire sçavoir Qu’avec empressement vous cherchez à le voir. L’Empereur qui luy parle, & qui sçait l’art de feindre, Par de fausses bontez veut l’empêcher de craindre ; Et pour mieux déguiser ce qu’il a resolu, Pour demain avec luy vostre hymen est conclu. Quelque espoir qui le flatte ordonnez qu’il s’absente : C’est un appas mortel que Cesar luy presente : Cette fatale nuit finiroit son destin ; Et Rome sous Tibere a plus d’un assassin. Voila ce qu’en secret je voulois vous apprendre. Germanicus, Madame, en ce lieu se va rendre : C’est à vous, qui l’aimez, à faire un digne effort Pour dérober ce Prince à son malheureux sort. Ce que je vous demande, en faveur de mon zele, Est de m’aider vous-même à vous estre fidele ; Et de taire un secret qui pourroit me ravir L’honneur que je reçois quand je puis vous servir. Pardonnez, cher Pison, si l’horreur d’un tel crime Vous a pour un moment dérobé mon estime : Dans les premiers transports d’un si juste courroux, J’aurois fait même injure à tout autre que vous. Drusus d’un si grand crime est sans doute complice, Pison ?         L’en soupçonner, c’est luy faire injustice. Pour son propre interest le sensible Drusus Voudroit vous voir unie avec Germanicus. De l’état de son ame il m’a fait confidence ; Et je sçay... Mais adieu, Germanicus s’avance : Parlez-luy, le temps presse ; & sans faire aucun bruit, Empêchez que dans Rome il ne passe la nuit. Je ne sçay de quel oeil vous verrez un coupable, Dont l’amour violent rend le crime excusable : J’ay tantost, je l’avouë, avec un peu d’aigreur D’un injuste reproche accablé vostre coeur : Vous en avez pleuré : je l’ay veu : mais, Madame, La douleur de vous perdre interdit bien une ame ; Et dans un tel malheur un modeste courroux, Auroit mal exprimé ce que je sens pour vous. Quand on aime ardemment & qu’on perd ce qu’on aime, On se fait un plaisir de se perdre soy-même ; Et si par vostre hymen on m’eût desesperé, A de plus grands efforts je m’estois preparé. Mais Cesar, que j’ay veu, loin de m’estre contraire ; M’a reçu comme un fils attendu de son pere : J’ay quitté son armée, & ce crime est de ceux Dont en un General l’exemple est dangereux : Cependant sa tendresse excusant mon audace, Il ne m’en a parlé que pour me faire grace ; Et dans le Capitole il consent que demain Vous me combliez de gloire en me donnant la main. Que vois-je ? me trompay-je ? ou, pleurez-vous encore, Ma Princesse ?         Seigneur, si je ne vous adore, Si vous n’estes vous seul l’objet de tout mon soin, Me punissent les Dieux que j’en prends à témoin. Vous avez crû tantost ma confiance affoiblie : Cet outrage est cruel, mais, Seigneur, je l’oublie ; C’est un crime forcé dont mon coeur vous absout : L’amour qu’on desespere est capable de tout. O Ciel ! qui tant de fois a pris soin de sa gloire, Permets que ce Heros m’aime assez pour me croire : Sauve l’appuy de Rome ; & mets dans mes discours Un charme assez puissant pour conserver ses jours. Je vous aime, Seigneur, nul Romain ne l’ignore ; Je l’ay dit en tous lieux, & veux le dire encore : Cesar, Drusus, Livie, & Pison sçavent tous Si j’ay d’ambition que celle d’estre à vous. Mon coeur qui de vos voeux s’est attiré l’hommage, Voudroit même pouvoir vous aimer davantage ; Et si quelque douleur rend mes sens agitez, C’est d’avoir moins d’amour que vous n’en meritez. Vous allez en douter : le malheur qui m’accable, M’ôte jusqu’au plaisir de me rendre croyable ; Et d’infidelité vous m’allez soupçonner, Quand je vous auray dit qu’il faut m’abandonner, Moy, Madame ?         Seigneur, je souffre par avance, Tout ce qu’a de cruel cette fatale absence : Je prévoy tous les maux qui me vont accabler ; Et je ne puis enfin les prevoir sans trembler. Ma fortune demain ne sera plus douteuse ; J’épouseray Drusus ; je seray malheureuse ; Mais n’importe, partez, pour ne plus me revoir : Laissez en me quittant l’amour au desespoir : Je vous l’ordonne même avec un coeur tranquile : Il y va de vos jours, tout doit m’estre facile ; Et pour tromper le sort qu’il vous faut redouter, Je n’examine point ce qu’il doit m’en coûter. Et qui peut mettre obstacle au succez de ma flâme ? Excepté vos rigueurs, qu’ay-je à craindre, Madame ? Que pourra de Drusus l’inutile courroux ? Les bontez de Cesar me répondent de vous. Vous le verrez demain, pour consacrer ma gloire, D’un triomphe superbe honorer ma victoire : Je m’y suis opposé, mais sans rien obtenir ; Et je viens de sa part vous en entretenir. Demain Cesar, & moy...         Point de demain, de grace. D’un peril trop certain cette nuit vous menace. Seigneur, il faut sur l’heure abandonner ce lieu : Dût m’en coûter la vie en vous disant adieu. Il m’est trop important que vostre gloire éclate Pour voir d’un oeil jaloux l’honneur dont on vous flatte ; Avoir mis sous le joug tant de fiers Ennemis ; Les Ubiens défaits ; Les Bataves soûmis ; Et les peuples fameux de ces Plaines fecondes, Que l’Elbe, & le Danube arrosent de leurs ondes ; Les avoir tous, Seigneur, attaquez, & vaincus, C’est ce qu’on attendoit du grand Germanicus. Aprés de tels exploits le triomphe est bien juste ; Mais nous ne sommes plus sous le regne d’Auguste : Satisfait des lauriers moissonnez par son bras, Ceux qu’un autre cueilloit ne le chagrinoient pas. Mais depuis que des Dieux il augmente le nombre, Rome de sa splendeur ne conserve que l’ombre ; Et sous un Empereur qui ternit son éclat, S’estre acquis tant de gloire est un crime d’Etat. Partez, vous dis-je.         Hé quoy, voulez-vous que je croye Que l’espoir de me perdre est ce qui fait sa joye ? Et que de mon retour il feint d’estre charmé, Pour m’ôter tout sujet de paroistre allarmé ? Quoy qu’on vous en ait dit, jugez mieux de Tibere : Adopté pour son fils, il me tient lieu de pere : Des volontez d’Auguste il se fait une loy ; Et Drusus pour sa gloire, est moins son fils que moy. De quelque oeil qu’il le voye, en cette conjoncture, Drusus n’est qu’un present que luy fit la nature : Un fruit qu’il attendoit du conjugal lien ; Et dont pour s’agrandir il ne pretendoit rien : Mais, suivant ce qu’Auguste eut le soin de prescrire, Le don qu’il fit de moy fut suivy de l’Empire ; Et pour tout dire enfin, l’Univers est le prix, Des bontez qu’eût Cesar de m’accepter pour fils. Il est vray que ce Prince, au moins en ma presence, Entre Drusus, & moy met de la difference : De mes foibles exploits il parle avec chaleur ; Approuve ma conduite ; éleve ma valeur ; En un mot, je crois estre estimé de Tibere Comme l’étoit d’Auguste Agrippa vostre pere : Il m’aime, il m’en assure avec sincerité ; Et je serois ingrat si j’en avois douté. Plût au Ciel que vous-même eussiez vû ses caresses, Et ce qu’un si grand Prince a montré de tendresses ! Vous en seriez touchée, & loin de le haïr... Ah ! Seigneur, qu’un Heros est facile à trahir ! Et que lorsqu’on possede une vertu sublime, On se livre aisément aux embûches du crime ! En faveur de Cesar soyez moins prevenu, Seigneur ; depuis qu’il regne il vous est inconnu. Je vous l’ay déja dit, Rome changea de face, Aussi-tost que d’Auguste il occupa la place, Et que son artifice, aprés de vains refus, Herita de son rang, & non de ses vertus. Ne vous proposez point l’exemple de mon pere ; Auguste estoit son maistre, & le vostre est Tibere : L’un, malgré les perils dont il fut menacé, N’a jamais fait de crime où l’on ne l’ait forcé ; Et qu’on retranche un an de son illustre vie, J’abandonne le reste à la plus noire envie. Tant que du monde entier il fut seul possesseur, Ses secrets ennemis admiroient sa douceur : Et quand des plus méchans il resolut la perte, Loin d’affecter la fraude, il leur fit guerre ouverte. L’autre, dont l’Univers aujourd’huy prend la loy, En montant sur le Trône en a banny la foy : A sa Cour, où l’usage a permis les adresses, On endort ce qu’on hait par de fausses caresses ; A des maux que l’on cause on feint de prendre part ; Et ce que l’on veut perdre, on le perd avec art. Seigneur, si vous m’aimez, faites le moy paroistre ; Usez bien des momens dont vous estes le maître ; De vos fiers ennemis, trompez l’indigne espoir ; On en veut à vos jours ; la foudre est preste à choir ; A l’abry des lauriers laissez passer l’orage. Il ne m’est pas permis d’en dire davantage : Je vous en dis assez pour vous chasser d’icy. Que perdez-vous en moy pour balancer ainsi ? Seigneur.         Ce que je perds ! l’ignorez-vous, Madame ? Si le fils de Cesar vous arrache à ma flâme ; S’il faut qu’à cet affront le Ciel m’ait reservé ; Je perds ce que le Monde a de plus achevé. Je perds, si la fortune à ce point m’est cruelle, Des plus hautes vertus le plus digne modele ; Et pour dire encor plus, je perds, enfin, je perds Ce que du sang d’Auguste il reste à l’Univers. Non, Madame, mon coeur plein de vostre merite, Condamne vostre amour, s’il veut que je vous quitte : Mon trépas est douteux, & ne le sera plus Si je vous abandonne au pouvoir de Drusus. Rome, quoyqu’on m’appreste, est mon plus seur azile : Tout autre en vous quittant me seroit inutile : Mes jours, que vos bontez ont soin de menager, Eloigné de vos yeux, sont-ils hors de danger ? Mais c’est trop se livrer à de vaines allarmes ; Rassurez vostre esprit, & retenez vos larmes ; Drusus, que mon bonheur a dû rendre jaloux, Cherche par cette ruse à m’éloigner de vous : Je ne sçay que luy seul qui m’ose estre contraire ; Et pour craindre le fils, je suis trop cher au pere. Mon coeur reconnoissant ne peut trop l’avoüer, Des bontez de Cesar j’ay lieu de me loüer : Il vous rend à mes feux, & je ne puis sans crime, Soupçonner d’artifice un coeur si magnanime. Seigneur, à quelle honte allez-vous m’exposer ? Il va m’en coûter un pour vous desabuser. D’un amy genereux je vais trahir le zele : Pour vous prouver ma foy, je vais estre infidele : Mais quelque soit le crime où je dois recourir C’en seroit un plus grand de vous laisser perir. Dissipez vostre erreur, & connoissez Tibere : Ce Maître si chery qui vous tient lieu de pere, Qui semble à vostre gloire appliquer tous ses soins, Et qui, s’il vous aimoit, vous caresseroit moins ; Ce Tyran, car, Seigneur, quoy qu’il ait vostre estime, Pour ce Prince cruel ce titre est legitime : Et s’il ne l’avoit pas il faudroit luy donner, Puisqu’il veut cette nuit vous faire assassiner. Me faire assassiner ! Luy, Madame ? On vous trompe. Cesar...         Hé bien, cruel, souffrez qu’il vous corrompe : Où la mort vous attend precipitez vos pas : Croyez qui vous veut perdre, & ne me croyez pas. Je me flattois pourtant de cette triste gloire, Que loin d’avoir, Seigneur, tant de peine à me croire, Un Heros tel que vous, assuré de ma foy, Ne balanceroit pas entre Tibere & moy. Seigneur, quoyque pour moy vous soyiez tout de flâme, Souffrez que de Drusus je devienne la femme : Laissez-moy le punir d’avoir troublé vos feux. Il me rend malheureuse, & sera malheureux. Non que de ma vertu je ne sois assurée : Mais ma vie, & sa joye auront peu de durée ; Et quoyque je luy doive en qualité d’époux, Je mourray de regret de n’estre pas à vous. Voila de ma tendresse une preuve assez ample. Pour signaler la vostre imitez mon exemple : D’un coeur né pour la gloire effacez tous mes traits ; Et ne m’accablez point d’inutiles regrets. Aprés m’avoir aimé, devenir insensible, Si c’est pour un Heros un effort si penible ; Si vous en fremissez ; quel seroit vostre effroy, Si vous aviez le coeur aussi tendre que moy ? Et que m’importe, helas ! quand tout me desespere, Qui m’arrache le jour de vous, ou de Tibere ? Si j’échape à sa haine, expirer de douleur, Vous perdre, enfin, Madame, est-ce un moindre malheur ? Ne craignez pourtant rien de mon amour extrême : L’ordre que je reçois m’est une loy suprême : J’ay peur, si je restois plus long-temps en ces lieux, Que mon sort envers vous ne fût contagieux. Pour ne pas à l’orage exposer vostre teste, Je vay par mon exil écarter la tempeste ; Et laisser au Rival que vous me preferez Les appas dangereux que j’ay trop adorez. Si vous m’aimez encor, j’en attends une preuve : Vous avez assez mis ma confiance à l’épreuve, Madame ; à ma douleur n’offrez aucun secours ; Il suffit de mes maux pour terminer mes jours : Ne pleurez point : mon coeur prest à quitter vos charmes, Ne peut s’accoûtumer à voir couler vos larmes : Je ne partiray point si vous en soupirez ; Promettez-moy...         Seigneur, vous me desesperez. Dans l’état déplorable où mon ame est réduite, Je crains vostre presence, & je crains vostre fuite. Cher Prince, que je perds, & que j’aime toûjours, Pour la gloire de Rome ayez soin de vos jours : Et quel que soit l’azile, où vous alliez vous rendre, Contraignez vostre amour à venir me l’apprendre. De peur d’estre écoûté ne m’opposez plus rien. Je vous rends vostre coeur, & vous laisse le mien : Je ne puis vous l’ôter, quelque effort que je fasse. Venez, qu’en vous quittant, Prince, je vous embrasse ; Et que dans ce moment tous mes sens interdits... Partez, je ne sçay plus, Seigneur, ce que je dis. Vient-elle ? l’as-tu vûë ? & puis-je me promettre Qu’au dangereux Pison elle ait rendu ma lettre ? Si du trouble où je suis il peut estre averty, S’il peut... Germanicus ne sera point party. Quoyque d’une imposture il ne soit point capable, Un peu de défiance eût esté pardonnable. Mon coeur en le quittant ne se possedoit pas : Quelque Romain fidele auroit suivy ses pas : Dés hier j’aurois appris s’il s’éloigna de Rome ; Et ne douterois plus du sort d’un si grand homme. Juste Ciel, à sa perte aurois-tu consenty ! Ton soin... Non, ce Heros ne sera point party. Quand il me le promit il me trompoit sans doute : Je l’ay quitté, je sçay quels efforts il m’en coûte ; Et s’il est vray qu’il m’aime autant qu’il est aimé, Un départ si cruel l’auroit plus allarmé. Tu ne m’as point appris si tu voyois Flavie : Pour hâter son retour que ne l’as-tu suivie ? Je sçaurois maintenant ce que je veux sçavoir : Je n’aurois plus de crainte, ou n’aurois plus d’espoir ; Et tout autre destin me semblerois moins rude, Que l’affreuse rigueur de mon incertitude. De contenter mes voeux Flavie a peu de soin : Elle n’ignore pas quelle nuit j’ay passée ; Elle a sçû quels objets occupoient ma pensée. J’ay cru voir sur un Char Drusus victorieux : Un spectre encor sanglant s’est offert à mes yeux, “Si j’osay vous aimer, il m’en coûte la vie,             1570 M’a-t-il dit ; j’en ay fait confiance à Flavie ; Et si Germanicus voyoit encor le jour, Elle seroit... Flavie est enfin de retour. Helas ! Flavie, helas ! que tu m’as mise en peine ! Des malheurs que je crains viens me rendre certaine. Dis-moy ce qu’on a fait, & ce que l’on resout. Pison vient-il ? enfin éclaircy moy de tout. Desespere mon coeur, ou le rends plus tranquille. Parle.         J’ay fait à Rome un voyage inutile, Madame, & tous mes soins ont esté superflus. On ne m’a rien appris du grand Germanicus. Pour remplir mon devoir, & pour vous satisfaire, Je n’ay rien oublié de ce que j’ay pû faire : Mais que pouvoit mon zele en cette occasion ? Rome n’est que desordre, & que confusion. On y trouve par tout des espions infames, Dont l’art abominable est de sonder les ames ; Et d’arracher des coeurs par un subtil détour, Ce qu’on sent pour Tibere, ou de haine, ou d’amour. Ces méchans en faveur, par de lâches maximes D’un aussi méchant qu’eux applaudissent les crimes ; Servent sa tirannie ; & croiroient aujourd’huy Ne pas faire leur cour s’ils valloient mieux que luy. Que vous diray-je ? on tremble, & loin qu’on se hazarde A vouloir...         Parle-moy de ce qui me regarde. Parle-moy du Heros pour qui j’eus tant d’amour, Flavie ; & laisse-là l’Empereur & la Cour. Du secours de Pison que dois-je me promettre ? L’as-tu vû ? viendra-t-il ? a-t-il reçû ma Lettre ? S’il sçavoit ma douleur il seroit arrivé. Je l’ay cherché, Madame, & ne l’ay point trouvé, Je m’en suis informée avec un soin extrême ; J’ay vû tous ses amis, j’ay vû son pere même, On ne sçait à la Cour ce qu’il est devenu. On croyoit qu’en ce lieu vous l’auriez retenu. Drusus en est luy-même en des peines cruelles. Il ne peut quoy qu’il fasse en avoir des nouvelles. Pour le pompeux Hymen qu’on celebre aujourd’huy, On m’a dit que ce Prince avoit besoin de luy. En quelque lieu qu’il soit aucun n’en peut rien dire. On ignore...         Il suffit, souffre que je respire. Ce que je desirois, Flavie, est arrivé : Mes souhaits sont remplis : mon Amant est sauvé. Ciel, qui m’as écoûtée, & qui loin de l’orage As mis en seureté ton plus parfait ouvrage, Aux depens de ma vie acheve ton bonheur : Ainsi que de ses yeux bannis moy de son coeur. Helas ! si sa tendresse est égale à la mienne, Suivy de son amour, que crois-tu qu’il devienne ? Par les maux que je sens je comprens ses douleurs. Il en mourra. Qu’il vive, & qu’il s’engage ailleurs. Que d’un plus digne objet son ame possedée De mes foibles appas luy dérobe l’idée : Voila quels sont mes voeux : & pour estre exaucez Dieux ! à qui je les faits ils me coûtent assez. Tout grand qu’est mon malheur, il n’est pas sans remede, Flavie ; un peu de joye à ma douleur succede : Tu n’as point vû Pison ; mon coeur est r’assuré : Avec Germanicus Pison s’est retiré. Soit qu’il ait redouté la fureur de Tibere, Soit que son zele ardent n’ait songé à me plaire ; De ce Prince sans doute il a suivy les pas. Je voudrois qu’il fût vray, mais je ne le crois pas. Si j’ose m’expliquer, mon erreur est extrême, Ou bien Germanicus n’est point party luy-même. Le soupçonner de fuir, c’estoit luy faire tort, Madame, il vous adore, & ne craint point la mort. S’il vous eût obéïe, il eût trahi sa flâme. Ne me déguise rien. L’as-tu vû ?         Non, Madame. Mais Albin est à Rome, & je l’ay rencontré. Aussi-tost qu’à mes yeux le hazard l’a montré, De l’ordre que j’avois je me suis souvenuë. Il s’en est peu falu qu’il ne m’ait méconnuë : A la fin l’ame émeuë, & le coeur interdit, J’iray voir la Princesse, est tout ce qu’il m’a dit. J’ay vû dans ses regards un desordre funeste ; Et je doute... Je crains de vous dire le reste. Parle, je te l’ordonne, ou cesse de me voir. Je crains plus de malheur, que je n’en puis sçavoir. Ne me dérobe pas la douceur de me plaindre. C’est croître ma douleur que la vouloir contraindre. Finis l’incertitude où flottent mes esprits. Germanicus est mort ?         Je n’en ay rien appris, Madame. Mais enfin s’il faut parler sans feindre, Pour un Prince si cher vous avez lieu de craindre. On a fait en tumulte assembler le Senat : On parle sourdement de quelque assassinat. Ah, Dieux !         On ne dit point, tant on craint sa colere, A quelle illustre vie en a voulu Tibere ; Car à chaque forfait dont il s’ose flétrir, Ce que Rome a de grand est ce qu’il fait perir. Jamais sous un Tiran les coupables ne tremblent ; Ils ne s’attaquent point à ceux qui les ressemblent ; Mais prés d’un Empereur sous le vice abbatu, C’est un crime à punir qu’avoir trop de vertu. Si pour Germanicus Rome craint quelque chose, Ce qu’il a de merite en est la seule cause. Jusqu’icy cependant on ignore son sort. On l’ignore ! Dis tout. Germanicus est mort. C’est me nier en vain ce qu’il faut que je sçache : Jamais de ses pareils le trépas ne se cache : L’Univers, dont leur bras fut toûjours le soûtien, Pour douter de leur sort les observe trop bien : Par tout où les conduit l’ardeur qui les seconde, Ils attachent sur eux les yeux de tout le monde ; Et bien-tost dans ce lieu le Senat desolé M’apprendra par ses pleurs, si l’on s’est immolé Un Heros qui n’aguere idolâtré dans Rome, Entre les Dieux & luy ne voyoit aucun homme. Me l’apprendra ! que dis-je ? en doutay-je ? non, non, Les crimes de Tibere ont fait tout son renom. Depuis qu’à ses desirs les destins sont propices, Il ne s’est signalé que par des injustices. Le lâche aura dans l’ombre, au gré de ses souhaits, Par le plus noir de tous couronné ses forfaits. Il aura... Quel soupçon dans mon coeur vient de naître ? Seroit-il vray, grands Dieux ! que Pison fût un traître ? Luy de qui tant de fois le zele peu commun... Il m’aime, il l’a fait voir ; n’importe c’en est un. Pour vanger son amour que sa rage surmonte, Il a fait ce grand crime, & se cache de honte : Aux fureurs d’un Tiran son desespoir s’est joint. Je ne m’étonne plus s’il ne se montre point : Il me craint. Va méchant ta crainte est inutile : A qui veut l’imiter Cesar offre un azile ; Et tu peux hautement pretendre au Consulat, Aprés l’heureux succez d’un si noir attentat. Flavie, as-tu compris la grandeur de ma peine ? Albin de vostre sort va vous rendre certaine, Il vient.         Hé bien, Albin, ce que j’aimois est mort ? Germanicus...         Pison a terminé son sort, Madame.         Le perfide ! Et tu ne peux me dire En quel endroit fatal l’assassin se retire ? J’irois, malgré Cesar qui se fait son appuy, Exprimer dans son sang l’horreur que j’ay pour luy. Aprés tous ses exploits quel opprobre pour Rome De voir sous de tels coups expirer un tel homme ! Ce trépas vû des Dieux ayant dû les toucher, Que ne le vangent-ils, s’ils n’ont pû l’empécher ? Albin, pour m’accabler satisfaits mon envie : Comment Germanicus a-t’il perdu la vie ? Le Perfide Pison osa-t’il l’attaquer ? De peur de m’attendrir tu n’oses t’expliquer. Parle ; je sçay sa mort, je puis sçavoir le reste. Me preservent les Dieux d’un employ si funeste ! Donnez moins de creance à des rapports confus. Germanicus respire, & Pison ne vit plus. Et Pison ne vit plus !     Non, Madame.         Qu’entens-je ? Germanicus le pleure, & peut-estre le vange. Pison en le servant a fini son destin. Je ne puis sans fremir en nommer l’assassin. Pour jetter dans vostre ame une horreur legitime, Je vais vous étaller la noirceur de son crime ; Et de Pison mourant vous tracer un portrait, Qui vous fasse oublier l’affront qu’il vous a fait. Quoyque Germanicus crût sa mort asseurée, Et qu’en le caressant l’Empereur l’eût jurée ; Ne pouvant l’éviter s’il quittoit vos appas, Il la voyoit venir, & ne la fuyoit pas. Si de quelque douleur son ame estoit frapée, C’estoit du seul regret de vous avoir trompée ; Et de s’estre attiré de si tendres adieux Sans avoir eu dessein d’abandonner ces lieux : Mais ce Prince, sensible à vos justes allarmes, Vouloit en vous trompant vous épargner des larmes ; Et par le feint départ que son coeur projettoit, Calmer l’inquietude où son sort vous jettoit. En sortant d’avec vous il fut revoir Tibere ; Qui profanant toûjours le sacré nom de pere, D’abord qu’il l’apperçoit luy presente la main : Et pour hâter l’effet de son lâche dessein Dans un Appartement où la richesse abonde, Marqué dans le Palais pour l’Heritier du monde, Le conduit avec pompe, & veut que son aspect Aux premiers de sa Cour imprime du respect. Il le quitte : & soudain à force d’artifices Contre un fils si fameux anime ses complices. De crainte d’éclairer le plus noir des forfaits On diroit que le jour disparoît tout exprés : Il fait place à la nuit, qu’une main criminelle Au premier des humains alloit rendre éternelle, Si Pison, toûjours prest à faire son devoir, De la part de Drusus ne l’estoit venu voir, Pour luy dire en secret que Cesar par envie Armoit des assassins pour attaquer sa vie : Et pour tout rendre aisé dans l’horreur de la nuit, Qu’il devoit le mander sans escorte, & sans bruit. De peur d’estre accusé d’avoir trahy Tibere, Il se retire ensuite, & défend qu’on l’éclaire. A peine est-il sorty qu’un grand bruit nous surprend : Sans en estre effrayé Germanicus l’entend : Sensible à ma priere, avant que de paroître Il me permet de voir quel sujet le fait naître ; Et Pison, dont le sang crioit vengeance aux Dieux, Est le premier objet qui m’a frapé les yeux. Que je le plains, Albin, & que son sort me touche ! Je me suis à l’instant approché de sa bouche. Son coeur prest d’expirer luttoit contre la mort : Cependant à ma voix il m’a connu d’abord. Si pour Germanicus ta passion est forte, De son Appartement empêche qu’il ne sorte, M’a-t’il dit. C’est à luy qu’en vouloit l’assassin Qui par un crime horrible a finy mon destin. De la main de mon frere... A ce mot il soûpire ; Et durant quelque temps demeure sans rien dire. A la fin, quoyque foible, il éleve sa voix ; Et faisant un effort pour la derniere fois : Mon frere, poursuit-il, à la gloire insensible, A pour Germanicus une haine invincible : Et m’ayant vû sortir de son Appartement, Aprés m’avoir dans l’ombre atteint mortellement, Reconnois, m’a-t’il dit, la main qui t’assassine : C’est celle de Pison ; du mari de Plancine ; Et si dans ce moment je ne t’eusse attaqué, Mon frere te cherchoit qui ne t’eût pas manqué. De Cesar, qui te hait, devenu le complice, Je luy fais avec joye un si grand sacrifice. Meurs. A ces mots le lâche, assisté de Rufus, Croyant au lieu de moy perdre Germanicus, Me releve de terre ; & de l’indigne épée Que d’un sang plus illustre il vouloit voir trempée, Resolu d’assouvir sa coupable fureur, Me perce en tant d’endroits, sans toucher à mon coeur, Qu’il semble que le sort en souffrant ma ruine, Ait voulu respecter l’image d’Agripine ; Et me donner le temps d’implorer sa bonté, Pour avoir le pardon de ma temerité. Apprens luy, cher Albin, qu’il m’eût esté facile De prolonger le cours d’une vie inutile, Et de me garentir d’un si funeste sort ; Si l’aveu de mes feux n’eût merité la mort. De ses justes mépris me voyant la victime, Un trépas immortel éternisoit mon crime : Ne pouvant de ma flâme interrompre le cours Je mourois à toute heure, & l’adorois toûjours. Puisqu’à Germanicus j’ay conservé la vie, D’un bonheur assez grand ma disgrace est suivie : Ils sont nez l’un pour l’autre, & mes sinceres voeux... Adieu. Le juste Ciel puisse les rendre heureux. Ce souhait achevé d’un soûpir tout de flâme, Il prepare avec joye un passage à son ame ; Et seur qu’en vous servant il va perdre le jour, Prend les traits de la mort pour des traits de l’amour. Cher Pison, qui m’aimois d’une amitié si pure, Pardonne à mon orgueil ce qu’il t’a fait d’injure ; Et pour prix de tes soins dignes d’un autre sort Daigne accepter les pleurs que je donne à ta mort. Ou venez-vous, Seigneur, & quelle est vostre envie ? L’infortuné Pison vient de perdre la vie : Des desseins de Cesar sa mort vous éclaircit. Fuyez, Seigneur.         Albin m’en a fait le recit, Madame, & le Senat par un ordre équitable, Pour vanger ce trépas fait chercher le coupable. Cesar qui de ce crime a lieu d’estre surpris... Cesar, Seigneur ! Albin vous a-t-il tout appris ? Vous a-t’il dit ? ... Cesar est surpris de ce crime ! Que je vous plains, Seigneur, d’estre si magnanime. Tout ce que dit Cesar vous doit estre suspect. Prince, il est vostre Pere, & je perds le respect : Mais de sa cruauté vous avez connoissance. Epargnez-le, Madame, au moins en ma presence ; Et si quelque forfait vous le rend odieux, Souffrez que mon devoir en détourne mes yeux. L’assassin de Pison, puisqu’il s’est fait connoître, A l’aspect des tourmens se dédira peut-estre : Suspendez jusques-là vostre ressentiment ; Et des mains de Cesar recevez vostre Amant. Pour vous faire paroître une bonté de Pere Il me rend ma Princesse, & vous donne à mon frere : Pour vous en assurer il nous envoye icy. Il nous veut perdre tous, puisqu’il en use ainsi. Je le connois, Seigneur, ses bontez sont à craindre. Ne craignez rien ; Cesar s’est expliqué sans feindre. Nous sortons du Palais, où le peuple irrité Redemandoit mon frere, & s’estoit revolté : Il alloit s’échaper à quelque violence, S’il ne l’eût appaisé par sa seule presence. Cesar, qui de ce trouble a craint l’évenement, S’est resolu sans peine à ce grand changement : Et ce qu’a fait Drusus en faveur de mon frere, A reparé sa faute, & calmé ma colere. Je n’ay plus, ma Princesse, à combattre que vous. Cesar s’est declaré ; j’ay vaincu son couroux : Vous seule à mon bonheur pouvez estre contraire ; Vous seule...         Non, Seigneur, j’ay le coeur trop sincere : Je vous aime : ce mot vous répond de ma foy ; Et je me dois à vous si l’on me rend à moy. Mais l’Empereur...         Madame, il est au Capitole ; C’est dans ce lieu si saint qu’il veut tenir parole : Le Senat l’accompagne ; & voicy le grand jour Qu’avec impatience attendoit nostre amour. Puisqu’à nous rendre heureux la fortune conspire, Ne donnons pas au sort le temps de la dédire : Allons au Capitole où Cesar nous attend ; Et craignons les retours de son esprit flottant. Vous, cependant, Albin, qui m’estes si fidele, Au pere de Pison allez offrir mon zele ; Parlez luy de son fils, & faites un effort, Pour marquer la douleur que me cause sa mort.