Qu’attendez-vous, Madame, à quelle extrémité Voulez-vous réserver ce secours tant vanté ? Qui doit rompre le coup dont le ciel nous menace. Vous voyez, nous touchons l’instant de ma disgrâce. Cependant ce secours est encore douteux, Peut-être imaginaire, et peut-être honteux. Nous auriez-vous flattés d’un espoir si propice Pour nous abandonner au bord du précipice, Et nous laisser périr en des extrémités Où pour vous obéir nous nous sommes jetés. C’est par votre ordre exprès que j’aime Bérénice, Si j’ai gagné son coeur c’est par votre artifice. Cependant je la perds, on la presse, et demain Le roi veut qu’à mon frère elle donne la main. Demain de vos deux fils la fatale journée Verra la mort de l’un, de l’autre l’hyménée : Ariarathe heureux, et moi prêt de mourir Vous imputer le coup qui me fera périr. Ah ! Mon fils que ce coup serait insupportable. Mais n’appréhendons point un sort si déplorable, Le mal est encor loin, et pour un changement Le temps...     Quel temps ? Demain :         Il suffit d’un moment. Oui, malgré les efforts de la puissance unie De notre Cappadoce et de la Bithynie, De votre oncle son père et du roi mon époux, Avant la fin du jour Bérénice est à vous. Hélas ! Combien de fois avecque la princesse Nous avez-vous flattés de la même promesse, Sans que depuis six mois qu’elle est en cette Cour Vous ayez rien tenté pour servir notre amour, Pour vous laisser choisir ce moment favorable Elle a sous des maux feints couvrant le véritable Reculé cet hymen, et su depuis six mois Abuser un amant, deux peuples et deux rois. Mais en vain, puisque enfin malgré son artifice On la presse, et demain il faut qu’elle obéisse. Puis donc qu’on ne saurait plus longtemps reculer Tyridate, il est temps d’agir, et de parler. Je vous aime, et pour vous je suis si bonne mère Qu’à peine je me sens l’être de votre frère, Puisque malgré l’amour que je dois à tous deux Vous avez toujours eu tous mes soins, tous mes voeux. Je ne sais quel démon ou quelle autre puissance Dans mon coeur entre vous met cette différence : Mais soit démon ou dieu, soit injustice ou fureur, Tyridate lui seul règne dedans mon coeur. Peut-être que privé par la faveur de l’âge De l’espoir de régner, c’est là votre partage, Et par cette amitié le ciel reconnaissant, Récompense le tort qu’il vous fit en naissant. Mais moins par ces raisons que quand je considère Quelle amitié le roi témoigne à votre frère, Combien auprès de lui vous êtes maltraité, Je crois que je vous dois cette inégalité. Vous voyez que demain votre père lui donne Par cet hymen le droit d’une double couronne, Et le comblant des biens qu’il devrait partager, Le traite seul en fils, et vous en étranger. Élevé dedans Rome où vous serviez d’otage Il vous voit sans tendresse ; et ce désavantage Vous donne par l’effort d’une juste pitié Comme au plus malheureux toute mon amitié. Puisqu’à mon mauvais sort je dois cet avantage, J’aimerai désormais le malheur qui m’outrage. Cette amitié, mon fils, vous ayant destiné À l’hymen dès longtemps promis à votre aîné, Je vous fis inconnu passer en Bithynie, Où l’amour déployant sa puissance infinie, La princesse vous plût, vous lui plûtes, ainsi Je pensais que déjà tout m’avait réussi : Croyant que de l’amour l’orgueilleuse puissance De vos jeunes esprits chasserait la prudence, Et qu’ainsi je pourrais sourdement achever L’hymen, qu’après, le temps eut contraint d’approuver ; Mais la princesse fut à mes voeux trop contraire : On la presse dès lors d’épouser votre frère, Son père à ce dessein l’envoie en cette Cour Où pendant les délais qu’a trouvés son amour, Que n’ai-je point tenté pour rompre un hyménée, Mortel pour moi, pour vous, pour cette infortunée, J’ai fait tout ce que peut conseiller la pitié, La crainte, le dépit, la haine, l’amitié : Tout ce que dans le coeur d’une mère et marâtre Peut inspirer, l’amour d’un fils qu’elle idolâtre, (Quand elle voit ce fils sur le point de périr) Contre ceux qu’elle abhorre et qui le font mourir. Mais en vain, et si vous n’y travaillez vous-même Nous ne saurions sortir de ce péril extrême ; Sans vous je n’y puis rien.         Sans moi, Madame, ô dieux! Qu’y puis-je ?         Ce que peut un amant furieux, Ce que peut un amant quand il voit qu’on s’apprête D’enlever à ses yeux son bien et sa conquête, Quand il voit son rival insolent, inhumain Contraindre sa princesse un poignard à la main. Dans ce piteux état vous voyez Bérénice, Ce n’est pas un hymen c’est pour elle un supplice. Secourez-moi, dit-elle, en vous tendant les bras. Et vous dites, que puis-je ? Ah ! Vous ne l’aimez pas, Si vous l’aimiez depuis que je vous encourage, Jaloux de repousser l’outrage par l’outrage, Vous auriez dans l’ardeur de prévenir ce mal Enfoncé mille coups au sein de ce rival. Hélas !         Est-ce l’amour qui l’emporte, ou qui cède? Mourra-t-il ce rival ? C’est l’unique remède. C’est l’unique remède?         Y devant recourir, Je l’ai souvent tenté sans vous le découvrir, Mais sans effet, Oronte a par sa vigilance Sauvé notre ennemi des traits de ma vengeance, Ou peut-être le ciel de votre honneur jaloux Pour vous le réserver l’a sauvé de mes coups. Allez donc, et voyez contre qui je vous presse, Contre un lâche qui veut contraindre la princesse, Et qui sans nul respect pour vous, pour son amour, Vous ravit Bérénice, un empire et le jour, Car quand votre douleur vous laisserait la vie, Un rival, un jaloux, l’aura bientôt ravie. Prévenons ces malheurs ; va mon fils, va mon fils, D’un si hardi dessein tu vois quel est le prix ; Cours, et sans écouter que ce que veut ta flamme Laisse-moi du succès le danger et le blâme. Après ce grand succès ne crains rien, j’ai de quoi Calmer en un moment la colère du roi. Mais avez-vous de quoi calmer par vos adresses De ce noir attentat les fureurs vengeresses. Pour vous avoir prêté l’oreille, non le coeur Déjà de ces bourreaux j’éprouve la rigueur. Je frémis à l’objet de ce conseil horrible, Moins que votre amitié, votre haine est terrible. Vous haïssez mon frère, et m’aimez, quel des deux Cette inégalité rend elle plus heureux, Ou lui quand de son sang votre haine est avide, Ou moi dont votre amour veut faire un parricide. Reprenez un amour qui fait honte à mon rang, Reprenez un amour qui veut souiller mon sang, Changez le nom de mère en celui d’ennemie ; Ayez soin de ma gloire et non pas de ma vie. Hélas ! Quels sentiments avez-vous pour vos fils ? C’est donc là cet hymen que vous m’aviez promis ? Mais qu’au-delà des miens tes malheurs je déplore Princesse...     L’aimez-vous ?         Me pressez-vous encore? Ô dieux !     Si vous saviez.         Je ne veux rien savoir. Ariarathe.         Est frère, et je sais mon devoir. Tu dois, Arsinoé, comme je suis traitée. Madame, à quel excès vous êtes-vous portée ? L’armer contre son frère, ô dieux !         Je ferais pis Pour perdre son rival.         Pour perdre votre fils Considérez l’objet de cette étrange haine. Que vous a fait ce fils ? Pardonnez grande reine, Si lorsque ces transports semblent vous démentir Je sors de mon respect pour vous en avertir. Quoi ? Celle qu’on voyait avec idolâtrie Digne sang des héros qu’adore la Syrie, Femme d’un puissant roi, fille d’Antiochus, Plus riche encor des noms qu’on donne à ses vertus, Peut tomber aujourd’hui dans ce désordre extrême : Arme un fils contre un fils.         Je suis toujours la même ; Ces grands noms dont on a flatté mes vanités Aujourd’hui seulement je les ai mérités. Pour te désabuser et me rendre ma gloire Apprends de mes malheurs la déplorable histoire, Ils ne sont pour mon mal connus en ce moment Que du perfide Oronte et de moi seulement. S’il te souvient encor de la sanglante guerre Dont le bithynien désola cette terre : Tu n’as pas oublié sous quel prétexte vain Il voulait lâchement ruiner son germain : Nous voyant sans enfants, il disait que son frère Destinait de longtemps cet empire à mon père : Et semant ces soupçons sut si bien ménager L’horreur qu’ont les États d’un monarque étranger Qu’après quelques combats il trouva tout facile, Abandonné, réduit à sa dernière ville, Pour détromper son peuple, et se justifier Le roi fut sur le point de me répudier ; Et pressé par les siens, oubliant sa tendresse, Il l’eût fait sans l’avis qu’il eut de ma grossesse. Ce bruit fit tant d’effort sur tous qu’en peu de temps Le roi fut en état de se remettre aux champs, On combat, l’ennemi perd tout son avantage, Son prétexte perdu lui-même il perd courage, Cède insensiblement, se retire, on poursuit, Partout où le roi va la victoire le suit, Il regagne en six mois la Cappadoce entière, Et va de l’ennemi délivrer la frontière ; Là Mithridate enflé par de nouveaux secours De ses heureux progrès allait rompre le cours, Et la guerre entre eux deux renaître plus cruelle, Quand j’accouchai d’un fils ; cette heureuse nouvelle Désarma Mithridate, et l’on fit ce traité Qui donne Bérénice à ce fils souhaité. Tu sais quels appareils, quelle magnificence De cet heureux enfant honorait la naissance ; Chacun montrait sa joie, et le roi de retour Ne me pouvait assez expliquer son amour. Hélas !         Vous soupirez, quelle douleur vous presse ? Hélas ! Que j’avais mal mérité sa tendresse, Je le trompais ce roi le meilleur des humains, Cet enfant qu’il avait toujours entre ses mains Qu’il nomma de son nom, (j’en dois mourir de honte) N’était pas notre fils.     Et de qui donc ?         D’Oronte. Quoi ? Madame, le prince...         Est né de ces malheurs Qui mirent avec moi tout ce royaume en pleurs Pour éviter l’affront dont j’étais menacée À suivre ce conseil je me trouvée forcée, Par l’adresse d’Oronte, à qui seul je le dois, Je feignis d’être grosse, et l’absence du roi Nous donnant tout moyen d’achever cette trame, Je fus mère d’un fils dont accoucha sa femme. Donc Ariarathe...         Est comme je te l’ai dit Fils de mon artifice, et non pas de mon lit. Et Tyridate ?     Hé ! Quoi ?         Tyridate est-il vôtre ? La naissance de l’un fait donc douter de l’autre, Si je suppose un fils, serons-nous accusés De n’avoir point des fils qui ne soient supposés, Tyridate est à nous, mais hélas quelle grâce Dois-je au ciel de ce fils quand on remplit sa place ? Cet enfant malheureux aussitôt qu’il est né, Tout unique qu’il est rencontre son aîné. Il fallait, justes dieux, par grâce ou par vengeance Me priver de ce fils ou hâter sa naissance. Pardonnez une erreur dont mes sens abusés Croyaient au lieu d’un seul deux enfants supposés. Dois-tu pas les connaître à cette différence Qu’on ne peut imputer qu’à leur seule naissance : J’aime l’un, je hais l’autre, et bientôt de son sang Je signerai qu’elle est sa fortune et son rang. Vous voulez donc sa mort, est-ce la récompense Des biens que vous devez à sa fausse naissance ? Elle a sauvé l’État, affermi votre amour, Et pour tant de bienfaits vous le privez du jour. Madame.         Pour payer ce que tu viens de dire Il peut tout espérer s’il renonce à l’Empire. Mais au point où son père a porté son orgueil, Je vois bien qu’il lui faut le trône ou le cercueil, Et je dois aujourd’hui creuser son précipice, Ou le voir dès demain épouser Bérénice. Vous pouvez l’éviter sans le faire mourir. Apprends-moi ce secret.         Allez tout découvrir, Faites connaître au roi le faux Ariarathe, C’est le meilleur pour lui, pour vous, pour Tyridate. Ah ! que tu connais mal l’excès de mon malheur, Dis que c’est l’impossible, et non pas le meilleur, Prévenu par Oronte, encore que j’éclate, Sachant quels sentiments j’ai pour Ariarathe, Combien j’aime son frère, et combien je le hais, Le roi qui l’aime trop ne me croira jamais ; Et quand il en serait convaincu dans son âme, Penses-tu qu’il voulût découvrir cette trame ? Mithridate aussitôt n’en tirerait-il pas Un prétexte à pouvoir envahir ses États ? Si peu qu’il eût de droit le rendrait invincible, Et peut-on en trouver qui semble plus plausible ? Ou ces deux fils sont faux, dirait-il, ou tous deux Sont également vrais ; et du plus malheureux Comme prince et parent épousant la querelle, Ce roi nous porterait une guerre immortelle, Qui ne pourrait finir que cet ambitieux N’eût chassés et le père et le fils de ces lieux, Ainsi pour éviter les mains de Mithridate Il faut ou voir régner, ou perdre Ariarathe. Il ne régnera point : mais aussi mes efforts Pour le priver du jour ne sont pas assez forts. Pour en venir à bout j’ai tenté l’impossible ; Oronte à tous mes traits le rend inaccessible, M’observe de si près que j’y travaille en vain, Si mon fils pour ce coup ne me prête sa main. N’attendez point d’un fils où la gloire préside Ce noir assassinat, ce lâche parricide, Si du moins il ne perd la moitié de l’horreur Par l’éclaircissement d’une fatale erreur. Un coeur ne hait pas moins quand la vertu le guide, Les seuls noms d’assassin, que ceux de parricide. Ainsi s’il le connaît pour en tirer raison Il voudra la justice et non la trahison, Et voulant malgré moi le perdre à force ouverte, C’est trahir mon secret et hâter notre perte. Donc qu’espérer ?         J’espère et malgré son devoir Beaucoup de son amour tout de son désespoir. Mais quand bien à ce point il porterait sa rage, Mithridate toujours...         N’en dis pas davantage, Sans ce nouvel obstacle où je n’ose penser Assez d’autres soucis viennent m’embarrasser. Et mon coeur accablé de leur foule pesante Cherche qui les dissipe et non qui les augmente. Mais dois-je voir encor ces objets odieux? Bérénice toujours vous amène en ces lieux, C’est elle à qui l’on doit vos fréquentes visites ; Elle est au même état auquel hier vous la vîtes, Mais malgré sa tristesse et son peu de santé À contenter le roi son esprit est porté, Et demain vous aurez ce qu’on exige d’elle. Aussitôt que du roi j’en ai su la nouvelle Voulant devoir ce bien à vos soins seulement, J’ai couru vous porter mon premier compliment : Mais comme l’on doit tout quand on doit la naissance, À mon devoir plutôt qu’à ma reconnaissance, Vous devez imputer ces visites, ces soins, Qui moins fréquents peut-être importuneraient moins. Vous me devez bien moins pour vous avoir fait naître Que pour d’autres faveurs que vous pouvez connaître Et vous devriez enfin répondre à ces bienfaits, Selon votre devoir et selon mes souhaits : Oronte qui les sait a dû vous les apprendre. De ceux que je connais vous pouvez tout attendre ; Et s’il en est quelque autre il me sera plus doux, Bien plutôt que de lui de l’apprendre de vous. Il n’est pas encore temps.     Madame...         Je vous laisse, Adieu, l’on ne voit point aujourd’hui la princesse. En vain, Oronte, en vain je tâche à la flatter, Mes respects et mes soins ne font que l’irriter. N’attendez point, Seigneur, d’autre accueil de la reine. Que puis-je avoir commis qui mérite sa haine, Mon respect qui m’impute un désordre si grand Ne sait où s’appuyer.         C’est ce qui me surprend, Puisqu’il faut toutefois en deviner la cause ; Vous êtes un obstacle à ce qu’elle propose ; Votre frère a son coeur, et depuis peu de jours J’ai su qu’elle avait pris soin de ses amours, Je vous l’ai déjà dit, il aime Bérénice, La reine veut qu’enfin cet hymen réussisse ; Et vos jours qui lui sont un obstacle éternel Sont devenus l’objet d’un dessein criminel ; La cruelle qu’elle est en veut à votre vie, Combien de fois pour rompre une si noire envie Contre l’assassinat, contre la trahison, Vous ai-je garanti du fer et du poison ? Mais puisqu’elle s’y prend à haine découverte Je ne me promets plus d’empêcher votre perte, D’elle et de votre frère en ce dessein unis... Que dois-je redouter de pareils ennemis ? Ce qu’on craint d’un rival, ce qu’on craint d’une reine Qu’on choque.     Sans dessein.         Si pour avoir sa haine Il suffit qu’on la choque, il n’importe comment Le dessein, le hasard, choquent également, Elle est femme Seigneur.         Mais elle est mère, Oronte. Et ce nom profané la doit couvrir de honte. Et ce nom de regret me doit faire mourir, Quand je vois que je crains ce que je dois chérir. Pour ne la craindre plus, mais la chérir en mère, Ne pouvant la fléchir désarmez sa colère, Avertissez le roi, c’est le plus sûr pour tous ; Si je donnais conseil à tout autre que vous Il serait moins bénin, mais bien plus salutaire ; Je lui conseillerais d’agir et de se taire, De perdre sans tarder qui menace vos jours, Et sans aller du roi mendier du secours Malgré tous les respects...         Arrête et considère Que tu presses un fils qui se plaint de sa mère, Qui cherche à l’adoucir, et non à l’irriter, À calmer ses rigueurs, non à les mériter. Mais quels sont ces bienfaits dont me parlait la reine? Tu dois m’en avertir.     Dieux !         Tire-moi de peine. Parle.         C’est perdre temps, Seigneur, à m’en presser, Ou la reine par là veut vous embarrasser, Ou vous donnant sujet d’accuser mon silence Me perdre auprès de vous, je nuis à sa vengeance, Il faut qu’elle m’éloigne ou me rende suspect. Je suis peu curieux et connais ton respect, Ainsi malaisément peut espérer la reine, Ni de m’embarrasser ni de me mettre en peine. Vois le roi de ma part, Oronte, et souviens-toi Que je saurai payer ce que tu fais pour moi ; Et qu’un amour plus fort que ma reconnaissance M’attache à ton destin plus qu’Oronte ne pense. Votre sort est le mien, et les destins d’un fils À ceux d’un père aimé ne sont pas mieux unis. Oui je t’aime, malgré la juste défiance Qui devait t’éloigner de notre confidence ; Bien que fille d’Oronte, à qui dans cette Cour J’ai sujet plus qu’à toi de cacher mon amour. Si tu me plus d’abord, j’ai cru t’ayant connue Que tu m’aimais, tu sais si je me suis déçue. Écoute donc le reste, et vois si sous les cieux Jamais plus justement on se plaignit aux dieux, Et si jamais l’amour a fait de misérable, Qui fut de son malheur si peu que moi coupable. Promise à l’héritier de ces puissants États Par la loi d’une paix qui finit nos débats, J’accoutumais mon coeur dès ma plus tendre enfance À régler ses désirs sur mon obéissance ; Et réussis si bien que ce coeur prévenu Dès lors qu’il sut aimer aimait un inconnu. Un des miens trop jaloux d’étreindre cette chaîne, M’en donna le portrait de la part de la reine, Et me dit que pressé d’une pareille ardeur, Du procédé des grands accusant la longueur, Ce prince désirait, sans se faire connaître, De voir celle pour qui les dieux l’avaient fait naître. Il vint, et se cachant à tout autre qu’à moi, Je le vis, je l’aimai, je lui donnai ma foi : Mais las ! Pour me tromper d’accord avec sa mère, Tyridate avait pris la place de son frère, Et je ne sus jamais sa fourbe et mon erreur Que quand l’ingrat se fut assuré de mon coeur. Ce fut lorsque ses pleurs me le firent connaître, Il me désabusa, quand je ne pouvais l’être, Et sa douleur encor me sut si fort toucher, Que cette trahison me le rendit plus cher : Il me promit alors, et la reine par lettre Tout ce, qu’en cet état un amant peut promettre, Qu’elle romprait l’hymen de son frère et de moi. Je le crus, de nouveau je lui donnai ma foi ; Mais de la lui tenir est hors de ma puissance, Demain...         Je vois encor luire quelque espérance ; Il aura vu la reine, et sans doute... mais las Avec quel nouveau trouble il dresse ici ses pas ! Que me dit cet abord si rempli de tristesse ! Que m’annoncent ces pleurs, Tyridate ?         Princesse Tremblez à cet abord, je porte des malheurs Qui passent tout l’effroi que vous donnent ces pleurs. Il faut, il faut quitter cette chère espérance Qui nourrissait nos feux, qui leur donna naissance : Je vous perds, si ce mal est sensible et mortel, Le remède qu’on m’offre est encor plus cruel, Aussi je ne viens pas comme autrefois, Madame, En faveur de la mienne exhorter votre flamme. À trouver des délais pour éloigner un jour Qui doit m’ôter la vie, en m’ôtant votre amour. Vous en avez trop fait, et privé d’espérance Je viens vous rendre entière à votre obéissance, Vous rendre à ce devoir, qui donne à mon aîné L’amour, le cher amour que vous m’aviez donné. Quoi Prince ?         Aimez en lui son rang et son mérite, Et tout ce dont pour lui le ciel vous sollicite, Que ce noeud glorieux vous comble de plaisirs, Et vous fasse oublier ma perte et mes soupirs : Trop heureux si pour moi le ciel inexorable, Cède pour votre bien aux voeux d’un misérable, Trop heureux...         Tu veux donc, perfide, me quitter ? Si vous m’aimez encor, tâchez de m’imiter. Tâchez de me haïr ; vous le ferez sans doute, Si vous songez aux maux que mon amour vous coûte, Que n’avez-vous souffert, que n’ai-je point commis Pour me rendre vos yeux justement ennemis ? Rappelez, rappelez la trahison insigne Qui m’acquit votre amour, et qui m’en rend indigne, Et pour vous en venger par haine ou par mépris Arrachez-moi le coeur que je vous ai surpris : Pour un lâche trompeur, pour ce fourbe exécrable, Soyez cruelle autant que vous fûtes aimable. Par haine, par justice, ou du moins par pitié Reprenez...         Qu’attendez-vous de mon inimitié ? La mort : vivre sans vous n’est pas en ma puissance ; Mourir aimé de vous, mon trépas vous offense : Ainsi dans un état si digne de pitié Je demande la mort à votre inimitié. Si je l’obtiens, réduit à perdre ce que j’aime J’oppose à mon malheur un désespoir extrême, Et ce secours fidèle aux maux trop rigoureux Me tirera bientôt du rang des malheureux. Mais vous m’aimez ; charmé du coup qui me délivre ; J’en frémis quand je crains qu’il vous force à me suivre. Haïssez, haïssez, faites-vous cet effort, Pour laisser à mes maux le secours de la mort. Hélas ! Quel est mon sort, si parmi tant d’alarmes Dans votre seule haine il peut trouver des charmes. Que ne puis-je à ton gré t’aimer et te haïr ? Tu veux doncques deux fois, parjure, me trahir, Et tu me rends un coeur que je ne puis reprendre, Toi qui me l’as volé quand j’ai pu le défendre, Sont-ce là les serments, ingrat, que tu m’as faits ? Que puis-je ?         Va, cruel, tu ne m’aimas jamais. Hélas !         J’en crois tes pleurs, tu m’aimes, mais confesse Qu’il faut que cette amour ait beaucoup de faiblesse, Qui te fait souhaiter qu’on se puisse haïr, Qui te fait préférer l’affront de me trahir À l’utile secours qu’on offre à notre flamme. Hélas ! Si ce secours dont je frémis dans l’âme Se pouvait justement expliquer à vos yeux, Que j’aurais peu de peine à me rendre odieux, Et jeter dans votre âme une horreur légitime Pour celui qu’on a cru capable de ce crime. Ne me commandez point que je le mette au jour, Non que je veuille encor conserver votre amour : Votre haine, madame, est la dernière grâce Que j’oppose aux rigueurs du coup qui me menace ; Mais afin de laisser toute votre amitié À ceux que nos malheurs ont trouvés sans pitié. Hélas ! Quelle amitié voulez-vous que je donne À qui fit nos malheurs et qui nous abandonne ? Car enfin c’est la reine...         Épargnez-lui l’horreur D’un coup qui met l’amour et le sang en fureur. Et puisqu’il faut mourir, souffrez...         À votre honte, Confessez pour le moins que mon feu vous surmonte Que votre amour est faible auprès de mon ardeur ! Quand il faut qu’un rival vous arrache mon coeur, Alors que je vous vois sur le point de vous rendre, Je fais armes de tout afin de m’en défendre. D’un amour innocent injurieux tyrans, Intérêts de l’État, trône, sceptre, parents, Je croirais vous pouvoir abandonner sans crime, Si par cette révolte injuste ou légitime Je pouvais renouer des noeuds presque brisés, Vous avez le remède, et vous le refusez ? Oui, j’ose y renoncer, et n’ai pas la puissance D’écouter mes transports contre mon innocence. Jugez quel est ce coup qui combat mon devoir, S’il devient même horrible à tout mon désespoir. Donc je n’obtiendrai rien. Ces pleurs, cette tendresse... Laissez à ma vertu généreuse Princesse Ce reste de vigueur où mon coeur s’affermit ; Ne m’offrez pas des pleurs, dont ma gloire frémit. Malgré l’horreur du coup où ce bel oeil m’anime, Mon devoir étonné se rend presque à ce crime, Retenez mon esprit sur un pas si glissant ; Si vous m’aimez, souffrez Tyridate innocent ; Et puisque mon trépas est un coup nécessaire... Adieu mon frère vient.         Me fuyez-vous mon frère ? J’avais pris congé d’elle, et dois à vos bontés Ce respect...         Il le veut, Tyridate, arrêtez. Il importe à tous trois que je rompe un silence Qui cache à notre amour sa dernière espérance. Puisqu’il faut m’expliquer que ce soit devant vous. Madame...         Contre un coup qui doit tomber sur nous, Je tente tous moyens, et n’aurai pas le blâme D’en refuser quelqu’un au secours de ma flamme. Je l’aime ; ce secret longtemps dissimulé Nous punit bien du trop, que nous l’avons celé, Par une trahison fatale à l’un et l’autre, Sa mère m’envoya son portrait pour le vôtre, Je lui donnai mon coeur, et prenant votre nom, Il vint en Bithynie en recevoir le don. Depuis me détrompant, j’ai pris son imposture Pour adresse d’amour autant que pour injure, Et je n’ai pu haïr dans un choix glorieux Ni l’erreur de mon coeur ni celle de mes yeux. Je l’aime ; et je le perds ; telle est ma destinée, Mon coeur doit être à vous par les lois d’hyménée ; Mais si vous le voulez recevoir de ma main, Pour me le rendre il faut l’arracher de mon sein. Mon hymen à ce prix a-t-il pour vous des charmes ? Souillé du sang d’un frère, et trempé de mes larmes, S’il est digne de vous, je l’accepte et demain J’obéis aux traités, et vous donne la main. Parlez, Prince.         Il est temps que ce trouble finisse, Que votre amour trahi s’apprête à mon supplice : Vengez-vous d’un rival qui vous vole son coeur, Et gagnez par ma mort ce que j’ai par l’erreur. Enfin je reconnais qu’un soupçon légitime M’avait fait pressentir la moitié de ce crime : Je m’en doutais, mon frère, et je venais ici Pour rendre sur ce point mon esprit éclairci, Mais nous nous vengerons d’une mortelle offense, Le roi vient à propos pour hâter ma vengeance : J’en conçois un moyen qui vous fera rougir. Quoi mon frère ?         Je sais comme je dois agir ; Je n’écoute personne, et moins vous que tout autre. Ah ! L’infidèle.         Hélas ! Quel malheur est le vôtre ? Qu’avez-vous fait ?         Voyant qu’il nous traite si mal, Que je chéris l’erreur qui m’ôte à ce rival ! Enfin le jour s’approche ; où votre hymen Princesse Achevant dès demain la commune allégresse Par la foi des traités nous assure la paix. Que tout s’accorde mal à vos justes souhaits ! Seigneur, mais je connais vos bontés, et j’espère Ce qu’un fils trop aimé peut attendre d’un père. C’est sur ce grand amour que je fonde mes voeux. Parle, et sois assuré de tout ce que tu veux. Seigneur, on m’a trahi, je demande justice ; Par la faveur du rang j’attendais Bérénice ; J’ai cru que son amour d’accord avec le mien Finirait enfin le choix de mon père et du sien ; Mon frère cependant m’enlève la princesse. Passant en Bithynie avecque tant d’adresse, Il sut prendre mon nom, et le titre d’aîné, Qu’il m’arrache ce coeur qui m’était destiné ; Ainsi ce grand espoir ne sert qu’à me confondre. Quoi perfide !     Seigneur...         Que pourrais-tu répondre ? Fuis traître, et me cachant un crime plein d’horreur, Épargne un parricide à ma juste fureur. Tu me l’avais bien dit, cher Oronte, l’infâme ! Où nous réduit encor sa téméraire flamme ? Mais j’y saurai pourvoir, et la mère et le fils Ne se vanteront pas de nous avoir trahis. Quoi ? Seigneur, j’attendais l’effet de ma prière ; Je veux que ma vengeance...         Oui tu l’auras entière. Rappelez donc mon frère, et qu’aux yeux de tous deux Je me venge en amant trahi, mais généreux. Je ne veux plus d’un coeur dont un autre est le maître ; Puisqu’il est mon rival, je veux cesser de l’être ; Et j’impute à fureur ces violents transports Qui sur deux coeurs unis font d’injustes efforts. Qu’il vienne de mes mains recevoir la princesse. Qu’entends-je ?         Désormais que votre crainte cesse, Madame, et pardonnez un feint ressentiment, Par qui j’ai dû punir votre déguisement. Ah ! Prince.         Meurs soupçon que mon coeur désavoue. Souffrez.         Ariarathe, est-ce ainsi qu’on me joue ? Est-ce à vous maintenant à disposer d’un bien Qui doit être l’appui de votre heur et du mien ? Voulez-vous derechef ramener sur nos terres Les sanglantes horreurs de nos premières guerres ? Si dans votre berceau la guerre a pris sa fin Ne souillez pas l’honneur d’un si noble destin, Et soyez à jamais par un respect fidèle Le lieu glorieux d’une paix immortelle. Seigneur...         Vous connaissez ce que j’attends de vous : Obéissez mon fils, ou craignez mon courroux. Elle n’ignore pas les lois de sa naissance, Ni ce qu’un père attend de son obéissance ; Ni ce qu’à son devoir demandent par ma voix Nos désordres passés, deux États et deux rois. Nous l’attendons de vous, Madame, et je m’assure Qu’on ne peut en douter sans vous faire une injure. Adieu, comptez la reine entre vos ennemis. Mère, dont le conseil trop barbare à tes fils Perd l’un par trop d’amour, l’autre par trop de zèle, Qui sèmes entre nous une guerre immortelle, Qui mère ou sans enfants fatale à ma maison, Mêlez dans mon bonheur toujours quelque poison... Mais je la vois, sans doute elle a vu Tyridate, Et cet ardent courroux qui dans ses yeux éclate, Vient des transports qu’en lui le mien aura produit. Venez voir à quel point Tyridate est réduit. Madame il vous sied bien de venir vous en plaindre ; Il n’a pas la moitié des peines qu’il doit craindre ; Et ce fils criminel pour qui vous soupirez Doit sentir tous les maux que vous lui procurez. Mais craignez encor pis de ce désordre extrême, Qui doit faire trembler, moi, mes fils et vous-même, Qui trouble la nature, et qui fait ennemis Le mari de la femme, et le père de fils. Le semez-vous ici par zèle ou par colère ? Que vous connaissez mal les bontés d’une mère ! Loin d’exciter ici quelque division, Je tâche d’y former une étroite union. Le trouble de vos fils tout ce désordre est vôtre ; N’en peut-on aimer l’un, sans abandonner l’autre ? Cherchez l’égalité, si vous voulez la paix ; Pour réunir vos fils, séparez vos bienfaits. Et sans tout accorder à la faveur de l’âge, Au plus infortuné laissez quelque avantage, Ne lui dérobez pas toute l’amour du sang ; Qu’il garde Bérénice en perdant votre rang. Que l’un règne en ces lieux ; et l’autre en Bithynie ; Et partageant ainsi tant de puissance unie, Que l’on admire en vous dans un si juste choix Un père qui fut sans fils père de deux grands rois. Vous ne manquez jamais, à qui veut vous entendre, De mauvaises raisons à vous pouvoir défendre ; Mais vous devez enfin sortir d’un embarras Qui d’un trouble éternel menace nos États. Laissez à mon amour le soin de Tyridate ; Par ces empressements, en qui le vôtre éclate, Par ce zèle imprudent vous faites aujourd’hui Plus que votre fureur n’aurait fait contre lui. Pour tromper votre haine et lui rendre justice, Je veux qu’Ariarathe épouse Bérénice ; Et lui cédant ma place au trône où je me sieds, Je veux qu’il vous y voie et son frère à ses pieds : Il aura dès demain le sceptre et la princesse : N’estimez point, Madame, ou fureur ou faiblesse Le don que je lui fais du pouvoir souverain, Tous nos malheurs passés m’inspirent ce dessein, Le motif en est juste, en dépit de l’envie. Demain que tout soit prêt pour la cérémonie. Ô dieux ! Quel coup de foudre ? Oronte écoutez moi. Je cours exécuter les volontés du roi. Pensez-vous que je souffre une telle injustice ? Quoi votre fils aura le sceptre et Bérénice ? Je serai son esclave, et mon fils son sujet, Oronte renversez ce funeste projet ; Ôtez ce grand sujet à ma haine infinie, Ou demain au milieu de la cérémonie, Vous verrez de ma main choir ce fils supposé Aux yeux de son vrai père, et d’un père abusé. Détrompez promptement le faux Ariarathe ; Arrachez-lui l’espoir qu’il ôte à Tyridate, Ou sans plus différer, un trait de ma fureur Va prévenir l’effet d’une fatale erreur. Aussi bien c’en est trop.         Oui, c’en est trop, madame. Mais le roi vous connaît, il a lu dans votre âme, Et sachant pour son fils quels sont vos mouvements Il préviendra l’effet de vos ressentiments. Pour son fils ! Dis le tien.     Le mien ?         Oui le tien, traître. L’impudent de quel front l’ose-t-il méconnaître ? Quoi lâche ?         Vos transports redoublent devant moi. Adieu ; je vais pourvoir à ce que veut le roi. Demain nous nous verrons à la cérémonie. Oui, oui tu m’y verras, toute feinte bannie, Te le faire avouer, perfide, par sa mort, Quand tu le verras choir par un mortel effort, Lors ce fils, découvert par les larmes d’un père, Fera voir s’il est tien, ou si j’étais sa mère. Ton zèle peut bien feindre, et non pas ta douleur. Suivons sans différer cette noble chaleur, Allons lui faire voir ce qu’en sa juste haine Peut oser une femme, une mère, une reine. Mais où m’emportez-vous inutiles transports ? Je recours vainement à ces sanglants efforts. Parlons. Dieux que le soin d’une juste vengeance Fera des malheureux, si je romps le silence ? Toi plus que tous, cher fils, que je veux conserver, Faut-il que je t’expose, afin de te sauver ? Ah ! Que tu dois coûter à mon amour extrême, S’il faut te racheter toi-même par toi-même. Je voulais être mère, et le ciel l’a permis ; Ne la serai-je plus parce que j’ai deux fils ? Si l’un d’eux supposé m’a fait paraître mère, Soyons-la dignement en détrompant un père ; Arrachons ses faveurs et son affection À ce fils adopté par mon ambition ; Et s’il faut hasarder celui que j’ai fait naître, Pour être bonne mère il faut cesser de l’être. Vous que le droit d’aînesse et vos propres grandeurs Rendent trop justement contraire à mes ardeurs. Vous que j’avais trahi, me céder la princesse ! Certes j’en suis surpris mon frère, et je confesse, Bien qu’encor vos bontés me laissent malheureux, Que je ne puis payer cet effort généreux. Vous ne me devez rien, et ce sont-là, mon frère, Des générosités qui ne me coûtent guère. Lorsqu’en votre faveur j’importunai le roi, Si je parle pour vous, je travaille pour moi. Ma foi m’engage ailleurs, et charmé d’Euridice Je me sers, plus que vous, et plus que Bérénice, Quand je tâche de rompre un hymen où mon coeur Tout glorieux qu’il est rencontre son malheur. Notre étroite amitié sans doute est offensée, De vous avoir si tard découvert ma pensée, Mais par ce que ce crime est commun entre nous, Je n’en fais point d’excuse, et n’en veut point de vous. Usons mieux qu’en discours du moment qui nous reste Pour rompre cet hymen à tous deux si funeste, Voici le triste jour qu’y destine le roi. Que ferons-nous, mon frère, et pour vous et pour moi, Tout le peuple déjà dans le temple se presse, L’orgueil que sa naissance inspire à la princesse Lui donne du respect pour la foi du traité, Et la fait repentir d’avoir tant résisté. En ces extrémités réduits à la prière Allons nous prosterner aux pieds de notre père. L’aveu de mon amour, les pleurs de l’amitié Sont pour lui des objets à toucher sa pitié. Vous le connaissez mal si vous osez le croire, Il aime trop l’État, il aime trop sa gloire ; Il aime trop la vôtre, et m’estime trop peu, Vous allez seulement l’aigrir par cet aveu. Cachez-lui votre amour, ménagez sa tendresse, Et d’un oeil mieux ouvert regardant la Princesse Jaloux de vos grandeurs, et plus soumis au roi, Perdez le souvenir d’Euridice et de moi. J’ai l’oeil assez ouvert pour voir sans injustice Ce que vaut un Royaume avecque Bérénice : Mais pour craindre leur perte et le courroux du roi J’estime trop un frère, Euridice et ma foi. Allons sans plus tarder partager sa colère, Mais aussi partageons les bontés de ma mère, Vous me l’avez promis.         J’y ferai mon pouvoir, Et dût-elle fermer son coeur à ce devoir, Le fermer à mes voeux, vous aimez Euridice, Suffit pour l’obliger à vous rendre justice, Croyant qu’un même objet eut pu nous enflammer, Elle m’aimait assez pour ne pas vous aimer ; Mais elle s’en va perdre, étant mieux avertie, Les transports d’une haine à demi ralentie ; Encore à ce matin elle me l’a promis. Vous ne vous plaindrez plus que j’abhorre mon fils. M’a-t-elle dit, allant employer chez mon père Le secours dont toujours elle a fait son mystère. Je la vois.         Ma présence offense encore ses yeux, Je vous laisse, sans moi vous la fléchirez mieux. Puissé-je réparer par ce petit service Ce qu’a fait contre vous l’amant de Bérénice. Éviter mon abord, me fuir, me rejeter, S’obstiner si longtemps à ne pas m’écouter, Ah ! De mon mauvais sort rigueur insupportable, Ô reine infortunée et mère misérable. Madame, qu’avez-vous ?         Le roi me fuit, mon fils, Et les dieux contre nous ne sauraient faire pis. Ce sont traits d’un malheur, qui, si je l’ose dire, Jette tout son venin au moment qu’il expire. Celui qui me poursuit et dont vous vous plaignez A perdu tous les traits qu’il n’a pas épargnés. Maintenant aux abois mon amour triomphante Rit des derniers efforts de sa rage mourante, Je n’ai plus de rival.         Quoi ? Mon fils il est mort. Qu’en effet justement tu peux braver le sort. Ah ! Prenez des pensers plus dignes de ma mère, Sachez que si la mort m’avait ôté mon frère, Ou quelque autre que moi vous le ferait savoir, Ou vous ne l’apprendriez que de mon désespoir. Je n’ai plus de rival ; mais le ciel plus propice Sans m’ôter mon aîné me laisse Bérénice : Sa foi l’engage ailleurs, et j’ai su d’aujourd’hui Les secrètes amours d’Euridice et de lui. Cet objet à tout autre a soustrait sa franchise. Pour la fille d’Oronte ? Ô dieux quelle surprise ! Et son père le souffre.         Il ignore leurs feux, Mais ces feux sont trop beaux pour être malheureux. Loin de les condamner par cet amour de mère Qui vous rendit toujours ma fortune si chère, Par les tristes soupirs et par les tendres pleurs Que vous ont si souvent arrachés mes malheurs ; Par le secours promis aux voeux de la princesse, Regardez ce cher frère avec plus de tendresse ; Et puisque son hymen me doit faire régner, L’achevant commencez à la lui témoigner. Oronte dans l’ardeur d’agrandir sa famille À votre simple aveu doit accorder sa fille ; Et comme sur le roi vous et lui pouvez tout J’espère qu’aisément vous en viendrez à bout, Quand le ciel au bonheur d’un si généreux frère N’aurait pas attaché tout le bien que j’espère, Avec la même ardeur que je fais aujourd’hui Dût-ce être contre moi je parlerais pour lui, Puis donc que son bonheur doit finir mes alarmes Achevez son hymen, et rendez à ses larmes L’amitié que sans crime on ne lui peut ôter, Et que de tour son sang il voudrait acheter, Vous me l’avez promis.         Et je fais mon possible Pour vous paraître mère, et mère plus sensible, Mais si ce seul hymen rend vos voeux satisfaits Résolvez-vous mon fils à ne les voir jamais. Sans lui nous pouvons vaincre un destin si contraire Tandis séparez-vous des intérêts d’un frère : Dont par l’ordre du ciel la vie et la grandeur Ne sauront compatir avec votre bonheur, Et qui réduit mon coeur à ce désordre extrême De le perdre pour vous, ou vous perdre s’il aime. Ne m’aimez donc jamais s’il faut que votre amour L’expose à tant de haine et lui coûte le jour. Je romps de ce moment avecque ma fortune, Si votre amour pour lui ne la lui rend commune. Oui quelque traitement qu’il reçoive de vous Notre étroite amitié le partage entre nous ; Et dans l’attachement que j’ai pour ce cher frère S’il n’est plus votre fils, vous n’êtes plus ma mère. Tu trembles à ces mots, Princesse, tu frémis, Ton malheur cependant s’apprête à faire pis. Ramasse ici ta force et songe pour ta gloire Que ce nouveau combat t’apprête une victoire, C’est le même destin autrefois éprouvé, C’est le même destin heureusement bravé. Tu triomphas de lui dans cette même ville, Alors que ton adresse étant ton seul asile Par ce fils supposé que tu sus mettre au jour, Tu sauvas ta grandeur, ta gloire et ton amour. Quelques vaines frayeurs qui te viennent surprendre Songe que la fortune est au point de se rendre, Agis sans te troubler, malgré lui vois le roi. Parle, mais quel bonheur le conduit devers moi ! Arsinoé le suit : que je suis agitée ! Dieux favorables dieux m’auriez-vous écoutée ? De quel étonnement ton discours m’a frappé. La croirai-je, Madame, et m’avez-vous trompé ? Ce cher fils qui naissant désarma Mithridate, Par qui je vis, je règne : enfin Ariarathe Est-il mon fils ?         Seigneur, de quel oeil verrez-vous Votre femme coupable embrasser vos genoux ? Puisque enfin son rapport n’est qu’un rapport fidèle, Et qu’il n’est que trop vrai que je suis criminelle, Non pas pour vous avoir autrefois abusé Que ne devez-vous point à ce fils supposé, Mais mon crime est d’avoir trop gardé le silence, Et caché trop longtemps cette fausse naissance. Au point où me réduit ce secret révélé Votre crime envers moi n’est que d’avoir parlé. Que ne me laissez-vous le reste de ma vie Dans une erreur si douce et si digne d’envie ? Ignorant ce secret, hélas ! J’avais deux fils, En qui nos différents aisément assoupis, Brillait une vertu si pleine et si constante Qu’ils avaient de bien loin surpassé mon attente. Enfin deux fils en qui malgré l’ordre du sort J’espérais de durer au-delà de la mort, Et par leurs actions toutes pleines de gloire À nos derniers neveux transmettre ma mémoire. Mais las ! Où me réduit ce secret révélé ? Rendez-moi le bonheur que vous m’avez volé. Ce secret révélé vous sauve Tyridate. Ce secret révélé m’arrache Ariarathe ; Ah ! Si notre repos vous eût été plus cher, Pour Tyridate même il fallait le cacher. Oui, oui pour son repos, pour le mien, pour le vôtre, Pensez-vous m’ôter l’un sans que vous m’ôtiez l’autre ? Et qui m’assurera dans ce grand embarras Si l’un est supposé que l’autre ne l’est pas ? Moi ?         Vous croirai-je vous sa mortelle ennemie ? Qui veut tantôt sa mort, tantôt son infamie. Ma haine vous suffit pour démêler leur sort, Pourrais-je le haïr jusqu’à vouloir sa mort S’il était votre fils et si j’étais sa mère ? Pourrais-je tant l’aimer si je n’étais son père ? C’est en moi connaissance, et c’est en vous erreur. C’est en moi sans nature, et c’est en vous fureur. Ce serait en effet une fureur damnable ; Mais de ce procédé me jugez-vous capable ? Ai-je vécu d’un air à craindre d’un époux Le cruel traitement que je reçois de vous ? Hélas ! Que la mémoire en est bien effacée. Non, mais vous démentez votre gloire passée. Est-ce la démentir que vous désabuser ? Vouloir m’offrir un fils, ou me le supposer, N’est-ce pas vouloir faire ou s’accuser d’un crime ? L’une et l’autre action est si peu légitime Que quelque souvenir qui me parle pour vous, Je dois tout redouter de qui fait de tels coups. Mais parlez, où tendait cette fausse naissance ? Pourquoi nous la cacher sous un si long silence ? Ou pourquoi d’aujourd’hui seulement l’éventer. J’ai mes raisons, Seigneur, daignez les écouter. Parle, va-t-en au temple, et fait venir Oronte. Pour trancher un récit qui me couvre de honte, Je vous trompai, Seigneur, je supposai ce fils : Mais ma gloire où l’amour fit tout ce que je fis. Je vous voyais perdu ; je me voyais perdue, Et par lui la victoire à vos armes rendue, Vos États recouverts, vos ennemis chassés, Si je vous fis du tort, le réparent assez. Aussi le juste ciel qui vit mon innocence, Jugea mon action digne de récompense. D’un véritable fils il bénit notre amour : Tyridate naquit presque aux yeux de la Cour. Peut-être que pour lors des malheurs dégagée, Où ma stérilité m’avait seule plongée, Je devais révéler ce secret important : Mais, ô le faible appui que le jour d’un enfant ! Sachant à quels périls l’enfance est exposée Combien la garde en est peu sûre et malaisée, Et que mon fils mourant nous allait rejeter Aux maux que nous venions à peine d’éviter ; Je me tus, sachant bien, Seigneur, que sur deux vies Ma puissance et la vôtre étaient mieux affermies, Et que contre les miens, contre vos ennemis, C’était un grand rempart que les jours de deux fils : Je me tus, attendant un temps plus favorable, Où le Bithynien étant moins redoutable, Je puisse en sûreté ce secret révéler, M’assurant qu’à l’instant que je voudrais parler, Vous me croiriez sans peine, ou qu’Oronte le traître Lui-même m’aiderait à détromper son maître. Et j’ai cru faire assez en attendant ce jour De pouvoir de mon fils faire naître l’amour. Mais aujourd’hui voyant que malgré mon adresse On veut qu’Ariarathe épouse la princesse, Et s’acquière en perdant votre fils à vos yeux Un titre pour régner malgré vous en ces lieux. Je parle...         C’était peu du premier artifice Pour rompre, malgré moi, l’hymen de Bérénice, Est-ce l’égalité que vous vouliez trouver ? Hier vous ne parliez plus de le désavouer : Vous souffriez qu’il régnât et vantiez ma tendresse Pourvu qu’à Tyridate il cédât la princesse. Il la cède.         Et ce coup de sa tendre amitié Aurait touché des coeurs capables de pitié. C’est un coup de l’amour qu’il a pour Euridice, Qui romprait cet hymen mieux que mon artifice. Quoi ? La fille d’Oronte a captivé son coeur ? Il est donc mon fils, il n’aime pas sa soeur. Il ne la connaît pas, et leur père lui-même N’apprendra pas leurs feux sans un désordre extrême Pour vous tirer d’erreur...         C’est peu de vos avis, Et si vous prétendez de me ravir mon fils, Encor que comme époux je vous aime et respecte, Il me faut des témoins d’une foi moins suspecte, Où sont-ils ?         Ce secret qu’on ne peut trop couvrir, Fut connu de fort peu, qu’Oronte a fait périr. Doncques en ce secret si fatal à ma gloire Oronte est avec vous le seul que je dois croire, Il faut le voir, je sais quel zèle il a pour moi. Où me réduisez-vous s’il faut croire à sa foi ? Où me réduisez-vous s’il faut croire à la vôtre ? De deux fils je perds l’un, et je doute de l’autre ; Tyridate naquit presque aux yeux de la Cour : Mais avec plus de bruit son frère vint au jour ; Si naissant il chassa l’ennemi de nos terres, En le désavouant vous nous rendrez nos guerres, Mithridate plus fort qu’il ne le fut jamais, Me perdra, si je manque au traité de la paix. Il suffit que la fille épouse Tyridate. Il connaît, il estime, il aime Ariarathe ; Il le veut pour son gendre, et pour dire encor mieux Il est fier, remuant, avide, ambitieux, Qui se promet déjà l’Empire de la terre, Aimé de mes sujets, qui craignant cette guerre, Et prenant nos deux fils pour deux fils supposés Nous remettrons aux fers que nous avions brisés. Reprenez un secret qui nous couvre de honte ; J’en douterais encor à le tenir d’Oronte ; Et si vous ne portez un coeur dénaturé, Perdez l’inimitié qui vous l’a suggéré : Le croire c’est ma perte ; en douter c’est ma gloire. Ainsi je n’en crois rien, et je n’en veux rien croire. Adieu, si vous m’aimez, si vous aimez la paix Gardez votre secret et n’en parlez jamais. Quoi ? Seigneur.         Laissez-moi si vous voulez me plaire. Ménageons-nous encor, et craignons sa colère. Qu’un front se pare en vain d’une vaine fierté Quand le trouble d’un coeur dément sa fermeté ! Bien loin qu’à ma raison ma volonté commande, Il faut qu’à ses clartés elle-même se rende. En vain dans mon malheur je cherche à me flatter, J’en suis trop éclairci pour en pouvoir douter. C’est la mère qui parle, et quoi que je me die Qu’elle a toujours été, qu’elle est son ennemie ; Sa haine me convainc, loin de la condamner. Mais pourquoi consent-elle à le voir couronner, Pourvu qu’à Tyridate il cédât Bérénice ? Mais pourquoi recourt-elle à ce lâche artifice, Lors même qu’il la cède, et qu’ailleurs amoureux Pour rompre cet hymen il s’accorde avec eux ? Hé ! Pour cet étranger je perdrais Tyridate ? Ah ! Traître d’étranger, le cher Ariarathe ! Non, non, il est mon fils, on ne peut me l’ôter ; La raison me convainc : l’amour me fait douter ; Je veux qu’il soit mon fils, et je tâche à le croire, Mais c’est trahir mon sang ; mais c’est trahir ma gloire. Raison, amour, nature, intérêts de l’État, Quel succès à mon coeur promet votre combat ? Si je n’ose douter, et ne puis rien connaître D’un fils, qui, s’il ne l’est, est si digne de l’être. Que peut avoir le roi qui paraît si troublé ? Tout est-il prêt ?         Seigneur, le peuple est assemblé ; L’on attend plus que vous, le prince et la princesse Je veux qu’un double hymen redouble l’allégresse, J’aime trop mes enfants pour gêner leur amour ; Tous deux auront leur part à l’heur de ce grand jour ; Oronte, mon aîné soupire pour ta fille, Je veux que son hymen honore ta famille, Et m’acquittant vers toi récompense des soins Que je ne puis payer, si je te donne moins. Quoi ? Ma fille Seigneur.         Il l’adore, elle l’aime. Dieux ! Me réserviez-vous à ce désordre extrême ? Je croyais te surprendre et non pas t’affliger, Mais à voir ta douleur, je ne sais que juger, Que cache cet hymen qui soit si redoutable ? Ce n’est pas un hymen, c’est un crime effroyable. Las ! Il n’est que trop vrai.         Qu’ai-je dit ? Oui Seigneur C’est un crime envers vous qui me comble d’horreur. En rompant les traités ces amours vous hasardent, Je prévois des malheurs...         Ces raisons me regardent. Dis les tiennes, ou bien sans plus dissimuler, Confesse, il est ton fils, il est temps de parler. La reine m’a tout dit.         Que vous a dit la reine ? Dans quels nouveaux périls nous engage sa haine ? Ne crains pas d’avouer, officieux trompeur, Un crime, à qui je dois ma vie et ma grandeur : En me donnant ton fils tu sauvas cet Empire ; Le connaître et l’aimer est le but où j’aspire ; Confesse, il est ton fils, et l’hymen de sa soeur Est-ce crime odieux qui te fait tant d’horreur. Seigneur à ce discours je ne puis rien comprendre. Hé bien s’il n’est ton fils accepte-le pour gendre, Sûr du consentement d’Euridice et de lui, Je veux que cet hymen s’accomplisse aujourd’hui ; Va-t-en à ces amants en porter la nouvelle. Ah ! Que tu connais mal le coeur d’un infidèle, S’il faut donner ce nom, à qui se voit permis Jusqu’à tromper son roi, pour couronner son fils. Il m’a surpris, mais non ; jusqu’à rompre un silence, Qui conserve mon fils, lui cache sa naissance : Car il a trop de coeur, s’étant crû fils de roi, Pour vivre, s’il connaît qu’il est sorti de moi. Pour couronner ce fils ; pour tromper la vengeance Que la reine fondait sur sa reconnaissance, Je verrais sans pâlir, et sans être troublé Les horreurs dont jadis le soleil a tremblé. Et le roi proposant un hymen qu’il déteste, Croit me faire parler par celles de l’inceste. Ah ! Je vais le presser avecque tant d’ardeur, Que par là je prétends confirmer son erreur ; S’il le consent, bien loin que mon coeur en frémisse, Voyant avec mon fils couronner Euridice, Tout mon sang sur le trône, un si rare bonheur De l’inceste à mes yeux effacera l’horreur. Je le verrai régner, ce fils que je lui donne, Ce fils, que je ne puis quitter qu’à la couronne. Mais pour elle je feins, je me cache, et je crois Que tout cède aux douceurs d’être père d’un roi. Aussi dans mon dessein l’inceste m’encourage, On goûte mieux le bien qui coûte davantage ; Et ce bonheur pour moi si grand, si souhaité, À moins que d’un tel crime, était mal acheté. Ainsi chère Euridice au fort de nos alarmes Naît cet heureux moment, ce moment plein de charmes ; Qui pour servir un frère, et hâter notre bien Couronne des désirs, qui n’espérait plus rien. Il semble que le ciel lassé de tant de plaintes, N’a d’un trouble éternel entretenu nos craintes, Qu’afin qu’un prompt espoir à notre amour rendu Réparât les délais d’un bien trop attendu. Tout ce que nos désirs trouvaient de résistance Devient l’heureux secours d’une longue espérance ; Le roi, la reine, Oronte en pressent le succès. Que le bien m’est suspect qui flatte avec excès ! Et que je plains un coeur toujours prêt à se rendre Aux appas d’un espoir, dont il doit se défendre ! Pour moi qu’un tel espoir trouble, et n’aveugle pas, J’en soupçonne l’excès quand j’en goûte l’appas. Il souffre dans mon coeur un peu de défiance ; Et si tôt que sur lui je prends quelque assurance, J’écoute la chaleur, dont ma mère autrefois Combattit mon amour ainsi que votre choix : Ma fille, c’est en vain qu’un faux espoir te flatte, Il faut une princesse au choix d’Ariarathe, S’il osait consentir à te donner la main, Ton père avec justice en romprait le dessein. Vous voyez toutefois qu’avec transport lui-même Vient de nous préparer à ce bonheur suprême, Pour en presser l’effet il va trouver le roi, Si vous m’aimiez, si près de régner avec moi ; D’un autre mouvement vous paraîtriez atteinte. Puisqu’à défaut d’amour vous imputez ma crainte, Je veux la surmonter, et croire comme vous Qu’Oronte, que le roi, que les dieux sont pour nous. Sûre de leur aveu souffrez que plus contente Je demande le sien à ma mère mourante. Après avoir blâmé nos feux et nos soupirs, Si jamais le succès répond à tes désirs, (Me dit-elle en mourant) va savoir de Nicandre Ce qu’avant cet hymen il t’importe d’apprendre. Il conserve un billet où ton sort est écrit, Votre amour... à ce mot la parque la surprit ; Je vis mourir ses yeux, aussitôt que sa bouche. Son corps...         Trop fortement ce souvenir vous touche. Pardonnez des soupirs qui sortent malgré moi. Nicandre m’opposant ses serments et sa foi D’aujourd’hui seulement m’a donné cette lettre, Sur le bruit de l’hymen qu’on vient de nous promettre, Je brûle de l’ouvrir, mais un autre dessein Dans le même moment en retire ma main. Je ne sais si je dois la brûler ou la lire, Ma curiosité fuit ce qu’elle désire : Et pour ne perdre pas un trop superbe espoir Je dérobe à mes yeux ce qu’ils craignent de voir : Ne cesserez-vous point de vous être contraire ? Craindre tantôt le roi, puis Oronte, ou sa mère, Redouter un billet, trembler incessamment, Est-ce vivre ? Est-ce aimer ?         C’est aimer tendrement. Que sur la mienne enfin votre amour s’affermisse, Donnez.     Mon père vient.         Laissez-nous Euridice. Hé bien mon père !         Ô dieux ! D’où me vient cet honneur ? Mon Prince ?         Pour moi seul c’est un rare bonheur, Que serais-je sans vous ? C’est de vous seul mon père Que j’attends aujourd’hui tout le bien que j’espère. Il le sait, il s’en loue, ô transports ! Ah ! mon fils Qui vous a dit ?     Vous.     Moi ?         Vous me l’avez promis, Si près de notre hymen ; je crois qu’avec justice Je puis nommer le mien le père d’Euridice. Justes dieux ! De quel coup m’avez-vous accablé ? D’où vient ce changement ?         Dieux que je suis troublé ! Qu’est-ce Oronte ? Parlez.         Au point que je vous aime, L’excès de mon amour rend mon désordre extrême, Oui, Seigneur, cet amour est si grand et si fort Que le seul nom de fils répond à son transport : Et quand je vois qu’en vain il tâche à satisfaire, Et les désirs du fils et le zèle du père, Son effort ne produit que trouble et que soupirs. Vous pouvez toutefois répondre à mes désirs, Si vous m’aimez en fils faites-le moi paraître. Je borne mes désirs à la gloire de l’être. Hâtez notre hyménée, et pressez ce moment Qui donne à ces deux noms un meilleur fondement. Ils en ont un bien fort : mais je tremble sans cesse, Qu’il vous soit odieux, parce qu’il vous abaisse, Peut-être seriez-vous fâché d’être mon fils. L’honneur de ma naissance est pour moi d’un tel prix, Que je mourrais cent fois, plutôt que d’en descendre ; Mais je n’en descend point devenant votre gendre, Cet hymen où mon coeur rencontre tant d’appas, Élève votre fille et ne m’abaisse pas. Que dois-je devenir ? Quelle est mon espérance ? S’il ne peut, sans mourir, apprendre sa naissance. Qui vous rend interdit Oronte ?         Je vous plains, Puisque l’ordre du roi renverse vos desseins. Comment ?         Il faut aller épouser la princesse. Quoi perfide ? Est-ce là l’effet de ta promesse ? Et d’où vient dans le roi ce soudain changement ? L’amour qu’il a pour vous en est le fondement. Seigneur, en refusant d’épouser la princesse, Vous perdez la couronne avec le droit d’aînesse. Tyridate est heureux, et va tirer à soi Ce qu’unissait en vous et l’un et l’autre roi, Et riche des grandeurs que son frère abandonne, Il met dessus sa tête une double couronne. Qui lui cachait tantôt cet obstacle odieux ? L’amour qui l’aveuglait lui dessille les yeux. Vous deviez détourner cette atteinte mortelle. Je dois plutôt rougir d’avoir trahi mon zèle ; J’ai servi votre amour tout injuste qu’elle est ; Plus par ambition que pour votre intérêt : Mon amour et ma foi se sont laissés surprendre Aux titres glorieux de beau-père et de gendre ; Mais de votre grandeur un père plus jaloux Rallume dans mon coeur l’amour qu’il a pour vous. Quel zèle ? Quel amour qui m’enlève Euridice ? Il ne vous ôte rien vous rendant Bérénice. Prenez-vous intérêt à trahir votre sang ? J’en prends à le défendre, et servir votre rang, J’en prends à triompher des fureurs d’une mère ; J’en prends à détourner les menaces d’un père. Sachant votre pouvoir je crains peu son courroux. Mais je ne m’en sers point pour agir contre vous. N’écouterez-vous point une juste prière ? Non, je n’écoute point ce qui vous est contraire. Hé bien ! Allez sans vous je fléchirai le roi. Quand vous l’aurez fléchi que pouvez-vous sans moi ? Car ne présumez de changer mon courage. Je vois encor en vous mon bien et mon ouvrage, Et je prends intérêt d’en conserver l’éclat, Plus que tous vos parents, que le roi, que l’État, Euridice est ma fille, et sachez que mon zèle Est plus puissant pour vous que le sang n’est pour elle ; Si vous vous obstinez contre votre devoir, Songez que dans mes mains je tiens tout votre espoir, Et ne m’obligez pas par un coup déplorable À rendre de mon zèle une preuve effroyable. Ôte-toi de mes yeux, fuis barbare, ou ma main Préviendra par ta mort l’horreur de ton dessein. Ces menaces, Seigneur, n’ont rien qui m’intimide, Si mon zèle pour vous commet ce parricide. Perçant d’un même fer ce misérable flanc, Je saurai m’en laver avec mon propre sang ; Lors par le triste objet de ce grand sacrifice, Qui confondra mon sang à celui d’Euridice, Jugez si ce refus est justice ou faveur, Jugez si tous mes soins sont amour ou fureur. Soit amour, soit fureur qui pour moi s’intéresse, Mon coeur tout en courroux succombe à sa tendresse, Je vois qu’il me trahit, et je ne puis haïr Celui dont l’amitié le force à me trahir. Si c’est amour pour moi qui fait toute ma peine, Ôte-le moi cruel, et me laisse ta haine : Ou plutôt pour me perdre, aime moi malgré moi, Garde un zèle barbare et cruel comme toi. Mais apprends s’il m’arrache à la beauté que j’aime, Que mon amour saura t’en punir sur moi-même. Je crains peu ses transports, il suffit que le roi Las de nous soupçonner s’accorde avecque moi Il lui rend Bérénice, et j’évite l’inceste. Dans quel état encor déplorable et funeste Me laisse le combat d’une fatale erreur, C’est mon sang, c’est mon fils, si j’écoute mon coeur ; Mais puis-je l’avouer ? Puis-je traiter de père Un fils qui ne l’est plus si j’écoute sa mère ? Oronte prends pitié d’un père malheureux. Je te demande encor cet aveu généreux, Crois-tu qu’il te serait trop honteux de reprendre Un fils qui m’est si cher que je n’ose le rendre ? Crois-tu que cet aveu fasse tort à ton sang ? Je l’aime encor assez pour lui laisser son rang. Joignons pour éviter qu’un tel secret n’éclate, Bérénice à ton fils, ta fille à Tyridate, Ainsi par cet aveu qui signale ta foi Mon fils devient ton gendre, et le tien devient roi, Oronte ouvre ton coeur à cet espoir sublime : Rends à mon amitié cet aveu légitime ; Et ne m’oblige pas d’arracher malgré moi Ce que tu dois donner aux prières d’un roi. Seigneur, tous ses appas pourraient tenter quelque autre, Qui se donnant un fils, que le ciel a fait vôtre, Croirait d’un faux aveu raffermir votre coeur, Charmer ses déplaisirs, et tromper se fureur. Mais je ne serai point ni lâche ni timide, Jusqu’à faire un aveu plus noir qu’un parricide ; Car vous ôter un fils si cher à votre amour C’est plus que vous ôter et l’Empire et le jour. Hé ! Quel autre intérêt m’oblige de me taire ? Est-ce qu’il m’est honteux de me dire son père ? Est-ce que mon silence assure dans sa main L’espoir ambitieux du pouvoir souverain ? Ah ! Si j’osais, Seigneur, sans passer pour un traître, Ou me croire son père, ou me vanter de l’être, Il me serait plus doux de m’en être loué, Que de voir sur le trône un fils désavoué, Près d’un fils si charmant et si digne qu’on l’aime, Un père parlerait en dépit de lui-même. La nature et l’amour ont beau dissimuler, Le temps où leurs transports les forcent de parler : Cependant pour cacher ma gloire et sa naissance Depuis vingt ans ma bouche eut gardé le silence ? Si j’ai pu jusqu’ici déguiser mes transports, Si le sang fait sur moi de si faibles forts ; Quand même je serais celui qui l’a fait naître, Je me ferais juger trop indigne de l’être ; Je le désavouerais de peur d’être blâmé, De n’aimer pas un fils si digne d’être aimé. Seigneur, sortez d’erreur faites-vous cette grâce : Ne me contraignez point à prendre votre place : Et d’être malgré moi le vrai maître d’un bien, Qui fait votre bonheur, et qui ferait le mien. Tu triomphes Oronte, et mon coeur se doit rendre Aux clartés dont encor il voulait se défendre, Soit surprise, ou raison, il m’est trop glorieux De me rendre à moi-même un bien si précieux ; Et je résisterais à la nature même, Si sa voix s’obstinait à m’ôter ce que j’aime. Si je suis abusé, je chéris mon erreur. Que la reine en dispose au gré de sa fureur, Quoi qu’elle ose me dire, et quoi qu’elle entreprenne J’en croirai mon amour moins suspect que sa haine. Mais je la vois venir, évitons son abord. Ah ! De grâce arrêtez, faites-vous cet effort. Mon coeur a triomphé de son inquiétude : Ne le rejetez plus dans cette incertitude. C’est trop vous écouter, et c’est trop m’abuser. S’il consent un hymen qu’il devrait refuser, Croirai-je que ce fils est frère d’Euridice ? Quiconque comme lui fait monter sa malice Jusqu’à vous déguiser une fatale erreur, Peut bien souffrir l’inceste et le voir sans horreur. Mais, Seigneur, écoutez, et qu’enfin la nature Confonde devant vous son horrible imposture. Tu te vois grand, Oronte, et j’ai fait ta grandeur ; Mais quel autre intérêt t’eût acquis ma faveur ? Si ce fils supposé par sa fausse naissance Ne t’eût fait mériter cette reconnaissance ? Les soins de l’élever et ceux que je lui rends, Pour qui ce fils me doit autant qu’à ses parents, M’ont acquis justement cette haute fortune, Dont l’éclat vous irrite autant qu’il m’importune. Mais dis-moi quel motif te fit son gouverneur ; Quels exploits, quels travaux précédaient cet honneur ? De vous seule je tiens cette faveur insigne, Et quand vous me montrez que j’en étais indigne, Un reproche si vain et si hors de saison Étale vos bienfaits, et non ma trahison. Tu me flattes, perfide, et me braves dans l’âme. Mais qu’as-tu fait du fils dont accoucha ta femme ? Pourquoi faut-il encor revoir son triste sort ? Vous savez qu’en naissant il rencontra la mort, Et qu’à peine il vivait lorsqu’il cessa de vivre, Vous savez que ce coup m’eût contraint de le suivre, Si le vôtre en naissant si cher à nos désirs N’eût réparé sa perte et borné mes soupirs. Ce prince a fait depuis mes plus chères délices. Maintenant (grâce aux dieux à mon amour propices) Vous le désavouez, vous l’osez rejeter, C’est un fils orphelin, que je puis adopter : Laissez-le moi,Seigneur, ne soyez plus sa mère ; Au défaut de tous deux je veux être son père. Ah ! Ce nom et ce fils n’appartiennent qu’à moi. C’est le sien.         C’est le vôtre, et sera votre roi. Ah ! Périsse plutôt...         Vous menacez, Madame. Je menace, et veux bien vous découvrir mon âme, Tant que j’ai cru de vaincre une mortelle erreur, J’ai feint et j’ai dompté ma trop juste fureur ; Mais autant que souffrir que par votre injustice Son fils arrache au mien le sceptre et Bérénice ; Au défaut du poison, de la flamme et du fer J’irai dedans vos bras moi-même l’étouffer. Et moi puisqu’on s’emporte avec tant d’insolence, Me réglant désormais sur cette violence, Je défendrai mon fils avec tant de rigueur, Que ma justice ira plus loin que ta fureur : Je vais dedans le temple achever l’hyménée, Qui fera respecter sa tête couronnée. Tandis, quelque malheur dont il sente les coups, Sans en chercher l’auteur, sans l’imputer qu’à vous, Je jure qu’égalant le supplice à l’offense Sur le vôtre du mien je prendrai la vengeance ; Votre cher Tyridate à vos yeux égorgé Vous laissera punie et son frère vengé. Perdez, Prince, cette indigne croyance. En vain vous me voulez déguiser ma naissance : Ce langage muet de mots entrecoupés, De transports retenus, de soupirs échappés, Où si naïvement la nature s’est peinte, Parlent plus puissamment que ne fait votre feinte ; Ne refusez donc plus de commettre à ma foi La garde d’un secret qui n’importe qu’à moi. S’il n’importe qu’à vous pourquoi donc vous le taire ? Ah ! Cessez de vouloir que je sois votre père ; Ne me demandez plus avecque tant d’ardeur Un aveu si contraire aux voeux de votre coeur ; Consultez-le ce coeur, seul il peut vous répondre ; Ses moindres mouvements ont de quoi vous confondre. Cet orgueil que le ciel coula dans votre sang, Cet amour des vertus dignes de votre rang Qui séparent les rois des naissances vulgaires, Sont de votre grandeur les brillants caractères ; Tout y répond en vous, hormis la lâcheté D’avoir osé douter de cette vérité. Hé bien ! Contre un soupçon dont ma gloire s’offense Je vais rendre combat hors de votre présence ; Et vais près d’Euridice apprendre de mon coeur Si je la dois traiter de maîtresse ou de soeur. Pour rendre le repos à mon âme éperdue Ne me défendez plus le bonheur de sa vue. L’empire que l’amour lui donne sur mes sens Peut seul rendre le calme à mes esprits flottants, Et dans le voeu constant de l’aimer et lui plaire Je serai par son choix son amant ou son frère. Vous n’êtes pas son frère ; et la reine vous perd Si vous l’aimez après ce secret découvert. Prenez vos sûretés contre son artifice : Puisque le roi le veut, épousez Bérénice. Au point où près de lui la reine vous a mis Il vous faut obéir pour paraître son fils. Il le faut, mais tandis qu’auprès de la princesse Le roi pour la convaincre épuise son adresse, Qu’il tâche à l’obliger d’obéir au traité Je dois m’y disposer aussi de mon côté. Mon coeur est dans les mains de ma chère Euridice, Je dois l’en retirer, s’il faut que j’obéisse, Dans la nécessité que j’ai de la quitter, Elle aura la bonté de n’y pas résister. Souffre donc un adieu qui m’acquitte envers elle ; Après je ne prends plus conseil de ton zèle, Mais ne refuse pas...         Je vous rendrai content. Vous, conduisez le prince, où ma fille l’attend. Tout fléchit, tout fait joug à ma bonne fortune, Ce jour, ce jour heureux... ô présence importune ! Arrête, pour ouïr non les justes douleurs D’une reine en courroux, mais d’une mère en pleurs Et souffre au grand succès que le destin t’envoie Qu’un moment ma douleur interrompe ta joie. Tu triomphes, Oronte, et le ciel a permis Que tout prit contre moi le parti de ton fils ; Le mien, dont j’espérais un secours favorable Aussi bien que le roi me traite de coupable, Et d’une vieille erreur follement amoureux S’offense d’un secret qui le rendrait heureux ; Dans ces extrémités en faveur d’une mère Une reine descend jusqu’à la prière : Après les vains efforts d’un courroux avorté Triomphe en me voyant implorer ta bonté. Nous sommes seuls, rempli de bonheur et de gloire, Si ton ambition ne t’ôte la mémoire, Quitte un lâche artifice où tu t’es obstiné ; Osé avouer un fils à demi couronné, N’ayant plus de ma part aucun sujet de crainte Tu dois être au-dessus d’une si basse feinte. Hé bien nous sommes seuls ; fondez-vous quelque espoir Sur un aveu qui vient échauffer mon devoir ? Il est mon fils : jugez par votre amour de mère Jusques où doit aller le zèle de son père ; Pour le faire régner je n’épargnerai rien. Qu’il règne, j’y consens, mais ne perds pas le mien : Laissez-lui la princesse avec la Bithynie ; Que le tien règne ici sans crainte et sans envie, Près d’un roi désormais par moi-même abusé. Ce sort est assez doux pour un fils supposé. C’est beaucoup obtenir de qui veut sa ruine : Mais je soupçonne fort la main qui l’assassine. Oronte ne serait Oronte, qu’à demi, S’il daignait recevoir des dons d’un ennemi : J’en reconnais l’appas, et saurai m’en défendre. Si du Bithynien mon fils n’est pas le gendre, Il doit craindre, ou le roi sortant de son erreur, Ou votre fils régnant, ou bien votre fureur. Votre haine est trop juste, et trop enracinée Pour s’assurer à moins que de cette hyménée. Mithridate lui seul peut faire sans effroi Régner ici mon fils malgré vous et le roi : Et d’ailleurs nos traités joignent cette couronne À celle que l’hymen de sa fille nous donne ; On ne peut séparer ces deux trônes unis. Qu’attends-tu ?         La douceur de voir régner mon fils. Mais ce fils régnera sans connaître son père. Qu’il règne il me suffit, c’est tout ce que j’espère. Sera-t-il moins mon fils s’il ne me connaît pas ? Sa gloire et son bonheur auront-ils moins d’appas ? Quand un père inconnu couronne un fils qu’il aime, La nature en secret s’applaudit elle-même, Se vante tous les soins qui lui servent d’appui, Voit son sang sur le trône, et croit régner en lui. Mais tu seras toujours son sujet.         Je veux l’être, Pour voir en même temps sa reine et son maître. Va, monstre d’impudence et d’infidélité. Ma présence déplaît à votre majesté. Arrête ; encor un coup en toi-même repasse La honte et les périls qui suivent ton audace, En trahissant ton roi, ta reine, ton pays, Tremble pour toi perfide, et tremble pour ton fils : Sans qu’aucun intérêt désormais me retienne, J’irai chercher partout et sa perte et la tienne, Et quand pour vous le roi se fermerait les yeux, Crains ou mon désespoir, ou la foudre des dieux ; Pour de pareils forfaits au défaut de la terre Leur redoutable main n’est jamais sans tonnerre. Quelle honte pour moi de couronner mon fils ? Appelez-vous trahir sa reine et son pays, Quand vous donnant mon fils je vous tirai de peine, Je sauvai par ce don mon pays et ma reine, Et s’il sauva l’État, si servant votre amour, À Tyridate même il a donné le jour, Cet État est à lui, c’est son bien, sa conquête ; Mais soit honte, ou péril qui menacent ma tête, Un père pour son fils ne doit rien épargner, Et l’on doit tout oser lorsque c’est pour régner ; Par quelques actions que sur le trône on monte, La gloire qui les suit en efface la honte, Et de quelque façon qu’un grand coeur puisse agir, De crimes couronnés ne font jamais rougir. J’achèverai le mien, et l’ayant su conduire Où votre désespoir ne pourra le détruire, Son succès quel qu’il soit me sera glorieux. Il est beau de n’avoir à craindre que les dieux ; Et sans rien redouter du côté de la terre Oser d’un front égal attendre le tonnerre. Crains encor pour ton fils, plus que les dieux.     Qui ?         Moi. Avant la fin du jour il sera votre roi. Sois témoin d’un destin que l’amitié suggère. Hé bien mon fils...         Quittez ce vain titre de mère. Vos deux fils sont unis par de si fermes noeuds, Que désavouant l’un vous les perdrez tous deux : Aussi loin d’espérer d’un si lâche artifice Le bonheur sans pareil d’épouser Bérénice, J’y renonce, Madame, et je jure à ses yeux Qu’avant que le soleil abandonne ces lieux, Sans attendre du roi le courroux légitime, Si vous m’aimez, ma mort punira votre crime. Hé bien, meurs, fils ingrat, fils indigne du jour, Qui reconnais si mal l’excès de mon amour ; Pour ta punition désavoue une mère, Et prends un étranger pour ton prince et ton frère ; J’y consens, mais...         Perfide, enfin ta trahison A versé son venin sur toute la maison ; Et méprisant les lois que je sus te prescrire, Tu subornes mon fils, n’ayant pu me séduire : Mais frémis à l’objet de mon juste courroux. Princesse, sa fureur a passé jusqu’à vous. Dites que ses clartés ont passé dans mon âme : Aussi plutôt la mort que cet hymen infâme, Qui joint indignement par un horrible choix L’ignominie au trône, Oronte au sang des rois. Je vous l’ai déjà dit, ignorant sa naissance, Je soumettais mon choix à mon obéissance Mais ce secret fatal si près de me trahir, M’affranchit du devoir qui m’eût fait obéir. Donc sur l’illusion des faveurs d’une mère Vous rompez les traités faits avec votre père ; Mon fils Ariarathe est indigne de vous. S’il était votre fils il serait mon époux. Qu’il soit donc votre époux, que rien ne vous retienne : Je le tiens pour mon fils, ma foi vaut bien la sienne, Sa haine persuade, on croit ce qu’elle dit ; La nature est en moi suspecte et sans crédit. Faut-il que mon rapport vous semble moins fidèle ? Ne pouvant m’assurer ni sur vous ni sur elle, Je doute, et dans ce doute, il suffit que mon coeur Voit mon rang en péril, ma gloire et mon bonheur. Puis-je sur cet hymen prendre quelque assurance ? Quand il faut déposer grandeur, repos, naissance, Je frémis à l’objet d’un choix si hasardeux. Dites plutôt d’un choix qui s’oppose à vos voeux. Vous aimez Tyridate, et votre amour rebelle Embrasse aveuglément tout ce qui fait pour elle ; Mais je ferai périr ce criminel espoir, Qui vous fait révolter contre votre devoir : Vous l’aimez toutes deux ; il suffit : et ma haine Trouve dans votre amour ma vengeance et sa peine. Qu’on l’ôte de leurs yeux.         Seigneur, c’est votre sang. Le seul Ariarathe est digne de ce rang. Mais...         Mais Oronte, enfin je veux me satisfaire, Faites venir le prince.         Agréable colère ! Heureux, heureux, Oronte.         Ah ! Madame, ah ! Seigneur. Quel étrange accident m’annonce ta douleur ? Ariarathe...     Achève.     Est mort.         Ô ! Ciel propice. Ah ! Cruelle.         Seigneur, les dieux me font justice. C’est un coup de ta haine, et non de leur pouvoir, Qui contre ta fureur arme mon désespoir. Tu m’as ravi un fils, parricide exécrable ; Choisis à ton forfait un supplice semblable. N’accusez point, Seigneur, la reine de sa mort ; Le ciel à d’autres mains réservait cet effort ; Euridice le perd.     Euridice !         Euridice ! Dieux !         Elle est de sa mort l’innocente complice ; Mais las ! En quel état l’a réduit ce malheur ? Tantôt sans mouvement, sans pouls, et sans couleur, Plus morte mille fois que le mort qu’elle embrasse, Elle semble accuser le ciel de sa disgrâce ; Puis tout à coup criant, cher frère, cher amant ; Furieuse elle court...         Parle plus clairement. Le prince allait rêvant au bruit de sa naissance Avec son Euridice en faire confidence, Quand en entrant chez elle et la voyant en pleurs Il frémit, et se croit certain de ses malheurs. Elle court l’embrasser, lui parle de sa mère, Le mouille de ses pleurs, et le caresse en frère ; Mais d’un air où ce prince aperçoit clairement Qu’en caressant son frère elle plaint son amant. Euridice (dit-il d’une voix abattue) Pour venger votre amant du frère qui me tue : Je me sens et le coeur, et le bras assez fort. Alors se dégageant de ses mains, sans effort (Car déjà la douleur dont elle était troublée La laissait sans vigueur) il tire son épée, L’enfonce dans son sein, tombe, et d’un ton changé, Euridice (dit-il) votre amant est vengé. À ces mots revenant de sa douleur extrême Avec un grand hélas elle tombe de même. On accourt à ce bruit, nous entrons.         Justes dieux ! Fut-il jamais objet plus touchant sous les cieux ? Le prince tout mourant secourait Euridice, Et quand nous lui voulions rendre le même office, Laissez-moi (disait-il) et secourez ma soeur, Mourant un jour plutôt j’évitais mon malheur, Je mourais votre prince, et je meurs fils d’Oronte ; Mais n’ayant pu la fuir, j’abrège au moins ma honte. Laissez couler ce sang, cet abject, ce vil sang, Qu’un juste désespoir a tiré de ce flanc, Je le donne à la reine, au prince, à Bérénice, À l’État, plus qu’à tous à ma chère Euridice. Euridice l’objet de mes plus chers désirs, Il fallait détester nos voeux et nos soupirs. Il fallait qu’à l’espoir de mon âme enflammée Succédât la douleur de vous avoir aimée : Vivre avec vous sans vous, aimer et n’aimer pas ; Mon coeur à ses rigueurs préfère le trépas. Euridice... Ce mot lui coupe la parole ; Il meurt.         Et dans sa mort ce qui plus me désole, Il meurt sur un soupçon, sur un bruit mal conçu, Que vous avez semé, que mon fils a reçu : Il meurt appréhendant de vivre dans la honte, Il meurt, parce qu’il croit être le fils d’Oronte. Reine as-tu fait périr ou son fils, ou le mien ? Pleures-tu pour mon fils, Oronte, ou pour le tien ? Seigneur.     Parle.         Seigneur, ces soupirs et ces larmes D’une forte douleur vaines et faibles armes Se donnent à mon prince, et non pas à mon fils ; Vous qui savez par qui ses jours vous sont ravis, Vous qui pouvez punir ; qui voyez la coupable, Pour venger votre fils commandez...         Exécrable... Seigneur écoutez tout. Malgré tous ses efforts Le ciel pour le convaincre a fait parler des morts. L’amour dans cet écrit cherchant son aventure Découvrit des secrets cachés à la nature : C’est lui qui d’Euridice a dissipé l’erreur, Et qui d’Ariarathe a causé le malheur. Euridice, ma main te l’apprend à regret, Le prince Ariarathe est mon fils et ton frère, Évite son hymen, mais ménage un secret Qui coûte le jour à ta mère. Barsine.         Ô ! Désespoir, Barsine c’est donc toi Qui m’enlèves mon fils sur le point d’être roi, Ton trépas qu’avança ma juste défiance Fut trop lent pour ma gloire, et peu pour ma vengeance, Tu devais expirer dès que mon fils fut né, Ou pour l’allègement d’un père infortuné Tu devrais vivre encor, afin mère perfide Que ma rage sur toi punit ce parricide : Seigneur, mon désespoir te dit ma trahison, J’ai voulu pour mon fils détruire ta maison. Apprête des tourments à ce malheureux père, Sa mort m’a mis au point de braver ta colère. Cher fils.         Qui ne serait touché de son malheur ? Où t’en vas-tu ?     Mourir.         Madame en ma faveur. Je pardonne aisément ce qu’a fait la nature. Vis Oronte avec moi, la reine t’en conjure. Moi qui n’avais vécu que pour le voir régner, Lorsque mon fils est mort je pourrais m’épargner ; Si perdant Tyridate, et la reine et vous-même J’eusse pu pour mon fils ravir le diadème, Ma main sur tant de morts eût fondé son appui ; Cet espoir m’a fait vivre, et je tombe avec lui : Je le suis pour ma gloire et pour votre vengeance. Sauvez-le.         Pourrez-vous oubliant mon offense Donner ce que j’ai fait contre vous aujourd’hui À l’amour des vertus qu’on admirait en lui. Oublions le passé ; songez à Tyridate. Princesse, en attendant l’aveu de Mithridate, Pour un hymen qui doit borner notre douleur, Donnons quelques moments à plaindre ce malheur. Bien que ce fils vivant ait causé vos alarmes ; Sa mort me semble encor trop digne de vos larmes. Il avait des vertus dignes d’un autre sort ; Et je crois mon bonheur trop payé par sa mort.