De ma temerité Rome entiere surprise, Demande les raisons d’une telle entreprise, Le Peuple compatit à la juste douleur D'un amant éperdu, d’une mere en fureur : Il est temps d’informer Rome, Icile et Plautie Des droits qui m’ont permis d’enlever Virginie. Qu'ils aprennent, Seigneur, et sans plus differer... Helas !         Qui peut encor vous faire soûpirer ? Quel injuste chagrin et vous trouble et vous gesne ? Que craignez-vous ?         Je crains l’aspect d’une inhumaine. Je crains de nos projets le succés dangereux ; Que puis-je attendre enfin d’un amour malheureux, D'un amour dans mon cœur formé sans esperance, Et dont le desespoir accroist la violence ; Je me laissay surprendre aux yeux qui m’ont charmé, Sçachant depuis long-temps qu’Icile estoit aimé ; Quand le don de leur foy, quand leur amour si tendre Deffendoit à mes vœux de pouvoir rien pretendre. Dieux ! que n’entreprend point un cœur au desespoir  ?  Je ne me souvins plus des loix de mon devoir Et pour semer entr'eux un eternel divorce Mon amour employa l’artifice et la force. Je t’apris mes malheurs, ton amitié pour moy Déja par cent efforts m’assuroit de ta foy, Et contre Icile enfin ta haine inexorable Te rendoit à mes vœux encor plus favorable. Ainsi je t’engageay dans mes desseins secrets, Ton zele aveuglément a pris mes interests, Cependant quand je voy l’entreprise avancée Mille perils divers s’offrent à ma pensée ; Mais je tremble sur tout qu’un odieux Rival Au repos de mes jours ne soit encor fatal. De mon zele pour vous assuré dés l’enfance Vous m’avez honoré de vostre confiance, Seigneur, et vostre main par de nouveaux bienfaits A semblé chaque jour prevenir mes souhaits. Mais le plus grand de tous, Seigneur, je le confesse, C'est d’avoir employé mes soins et mon adresse, Pour rompre le bonheur qu’Icile s’est promis ; Je le hay plus luy seul que tous mes ennemis. Depuis que par sa brigue assurant ma disgrace Je l’ay vû dans nos Camps commander en ma place ; Et par l’injuste choix de Rome et du Senat Des honneurs qu’on me doit obtenir tout l’eclat. Que je serois heureux de le pouvoir detruire ! Je goûteray du moins le plaisir de luy nuire, Puisqu’enfin vôtre amour me permet aujourd’huy D'attacher à ses jours un éternel ennuy. Mais je n’aurois pas crû, quelque ardeur qui vous presse, Que le cœur d’Appius fit voir tant de foiblesse ; Tout flatte vos desirs, tout succede à vos vœux, Vous n’avez qu’à vouloir, Seigneur, pour estre heureux, Cependant un Rival que vostre amour accable Vous gesne et vous paroist encore redoutable ? Il vous le falloit craindre en cet instant cruel Que conduisant déja Virginie à l’autel, Par les liens sacrez d’un heureux Hymenée Il alloit à son sort joindre sa destinée, Lors que tout estoit prest ; la coupe, le couteau, La victime, l’encens, le Prestre, le flambeau : Quand Plautie elle même à ses desirs propice Pour l’hymen de sa fille offroit un sacrifice ; C'estoit alors, Seigneur, qu’on eût pû pardonner Le trouble où vostre cœur semble s’abandonner, Mais j’ay mis à ces nœuds un invincible obstacle, Et pour vous épargner ce funeste spectacle J'ay ravy la conqueste à cet heureux amant, Dans le Temple, à l’Autel, dans le même moment Qu'il formoit ce lien à vostre amour contraire, Et malgré les soûpirs et les pleurs d’une mere, Malgré tous les efforts d’un amant furieux, J'ay conduit,  j’ay remis Virginie en ces lieux. Vôtre repos enfin de vous seul va dépendre, Il ne vous reste plus, Seigneur, qu’à faire entendre Une fausse équité qui soûtiendra mes droits Et qui mettra le crime à l’ombre de nos loix. Parlons, et publions enfin que Virginie, N'est point du noble sang dont on la croit sortie, Que chez moy d’un esclave elle a receu le jour,  Qu’elle doit estre aussi mon esclave à son tour, Et suivant le destin de ceux qui l’ont fait naistre, Heriter de leurs fers et m’accepter pour maistre. Differons un éclat mortel à son honneur, Seule encor de son sort elle sçait la rigueur ; Peut-estre se voyant au bord du precipice, Son peril à mes vœux la rendra plus propice. N'exposons point sa honte aux yeux de l’Univers, Elle craint, il suffit, de tomber dans les fers, Elle fremit des maux d’un sort si déplorable. Profitez-donc, Seigneur, de ce temps favorable, Et donnant un cours libre à vos secrets soûpirs, Courez à Virginie expliquer vos desirs. Je me suis tu long-temps et veux me taire encore, Loin de faire éclatter ce feu qui me devore, Je doy plus que jamais le cacher en ce jour ; Tout m’y contraint, l’honneur, mon devoir, mon amour : Quel temps pour declarer ma temeraire flame : A quel trouble nouveau je livrerois son ame ? Je ne ferois helas ! qu’irriter ses douleurs, Mes discours grossiroient la source de ses pleurs, C'est assez qu’arrachée à l’amant qu’elle adore, Captive dans ces lieux elle ait apris encore, Qu’elle est preste à tomber dans la honte des fers, Ce seroit à la fois trop de malheurs divers : Attendons pour luy faire un aveu si terrible Que le temps ait rendu sa douleur moins sensible, Epargnons ses soupirs et cherchons un moment Où je trouve son cœur moins plein de son amant. Mais cachons-luy sur tout que c’est moy qui l’oprime, Et puisqu’enfin l’amour me couste un si grand crime Que j’en rougisse seul, ou que ma honte au moins N'ait dans tous mes remords que tes yeux pour témoins. Prenez garde, Seigneur, qu’une injuste contrainte Ne renverse à la fin tout le fruit de ma feinte, Vous nourrissez un feu prest à vous consumer,     Vous languirez toûjours...         Cesse de t’allarmer. J'ay mes raisons ; je veux qu’une action si noire, Loin de finir ma vie en releve la gloire, Déguisons ce forfait, couvrons-en la noirceur Et faisons admirer ce qui feroit horreur. Si la vertu souvent passe pour imposture Le crime imite aussi la vertu la plus pure, Et mon coupable amour sera mieux écouté, Sous un pretexte adroit de generosité. Je vay donc annoncer moy-même à Virginie Qu'à la tirer des fers la gloire me convie, Et que rien desormais ne la peut secourir, Que la main et la foy que je luy viens offrir ; Sous ces dehors flateurs je cacheray mon crime, Par là je gagneray son cœur ou son estime, Et l’on imputera par ce subtil détour, A la seule pitié les effets de l’amour. Je me rends au dessein que l’amour vous suggere, De nôtre intelligence il couvre le mystere ; Mais il faudroit aussi pour ne rien negliger, Eloigner un Rival qui cherche à se vanger. Prevenez les transports d’un amant en furie, Prest à tout hazarder pour sauver Virginie. Eh c’est où je l’attens. J'ay sçû déja prévoir Les effets de sa rage, et de son desespoir : Mais à nôtre dessein sa colere est utile, Aussi loin de bannir ce redoutable Icile, Bien loin de luy cacher l’objet de son amour,  Je pretens qu’il la voye, et même dés ce jour. Ouy, je veux qu’il joüïsse icy de sa presence Afin de le porter à plus de violence ; Cet objet douloureux aigrira sa fureur, Il voudra la vanger et finir son malheur, Ce Rival odieux pour servir ce qu’il aime A mes transports jaloux viendra s’offrir luy-même. Et dés le moindre effort qu’il osera tenter,  Sans bruit dans ce Palais je le fais arrester. Ah ! je prevoy...         Plautie, aux pleurs abandonnée, Seigneur, à vous attendre est toûjours obstinée, Elle veut vous parler, et ses frequens soûpirs... Qu'elle entre cependant pour flater ses desirs, Dans cet apartement conduisez Virginie, Allez, et dites-luy qu’elle y verra Plautie, Vous d’une Mere en pleurs évitez les transports, Eloignez-vous.         Seigneur, c’est mon dessein. Je sors. Ma presence sans doute aigriroit sa colere. Ah Seigneur, écoutez les douleurs d’une Mere, Et puisqu’aprés deux jours d’un mortel desespoir Vous avez bien voulu consentir à me voir, Pourray-je me flatter ?         Ne doutez point, Madame, Que je ne sois frapé du trouble de vostre ame ; J'ay craint avec raison de vous voir en ces lieux, Et que vostre douleur n’éclatast à mes yeux, J'ay fait plus, j’ay tâché long temps de me défendre De causer tant de pleurs que je vous vois répandre, Mais mon cruel devoir le plus fort dans mon cœur D'une pitié craintive est demeuré vainqueur, J'ay cedé, j’ay suivy la severe Justice : Enfin que vouliez-vous, Madame, que je fisse ? Chargé par tout l’Etat du pouvoir Souverain... Osez-vous vous parer d’un pretexte si vain ? Quoy ? vous ordonne-t’il ce devoir temeraire D'enlever sans pitié Virginie à sa Mere ? Dans le temps que son Pere à la guerre occupé Peut-estre va mourir pour ceux qui l’ont trompé, Mais pourquoy dans ces lieux retenez-vous ma fille, Pourquoy l’arrache-t’on du sein de ma famille ? Pour quel crime commis vos barbares soldats Viennent-ils la ravir au Temple dans mes bras ? Pourquoy...         De son destin n’estes-vous pas instruite ? Helas ! dans ce Palais tout le monde m’évite, En vain depuis deux jours errante dans ces lieux Les pleurs que j’ay versez ont épuisé mes yeux, En vain de tous costez mes cris se font entendre, De son destin encor je n’ay pû rien aprendre, Et je trouve par tout dans mes soins empressez Des Gardes interdits, des visages glacez, Qui redoutent ma veuë, et prest à se confondre Se dérobent à moy, sans daigner me répondre, Par vos ordres cruels...         Cessez de m’accuser Et ne me forcez pas de vous desabuser, Quand je vous auray dit...         Quoy ? que pourrez-vous dire, Expliquez-vous.         Je sçay qu’il faut vous en instruire ; Mais, Madame, je crains de redoubler vos pleurs. Je vais vous annoncer le plus grand des malheurs : Cette fille, l’objet d’une amitié si tendre Que vous me demandez, que vous venez défendre, Cette fille qui fit vos plaisirs les plus doux, Un autre vous l’enleve, elle n’est plus à vous. Dieux ! qu’entens-je ? comment ?         Ce n’est plus un mistere, Je suis de Virginie ici depositaire ; Claudius sçait enfin la noire trahison, Qui la fit autrefois sortir de sa maison ; Où d’un esclave infame elle a receu la vie ; Oüy, Madame, voila le sort de Virginie, Cet esclave mourant, par ses remords pressé N'a pû dissimuler tout ce qui s’est passé, Le traître a declaré que dans vostre famille, Par un échange adroit il fit entrer sa fille, Et plusieurs Citoyens appellez à sa mort Sont prests de confirmer son funeste rapport, Cet étrange secret a droit de vous confondre. Je demeure stupide, et ne sçais que répondre, D'un autre, Virginie, auroit receu le jour ! Non, non, elle est ma fille, et j’en crois mon amour, Mon cœur fremit, mon sang s’émeut de cette injure,  Je sens trop fortement s’expliquer la nature, Et je cede à la voix de ces instincts secrets Qui parlant à nos cœurs ne les trompent jamais, Sur Virginie enfin, quoy qu’on ose entreprendre,  Contre tout l’Univers je sçauray la défendre. Ouvrez les yeux, Seigneur, un perfide aujourd’huy Pour me percer le cœur implore vostre appuy, Et vous le soûtenez ? quoy vostre propre gloire, De mes sacrez ayeux l’immortelle mémoire, De mon illustre Epoux les éclattans exploits, Son sang pour le pays répandu tant de fois, Les égards que l’on doit à la vertu trahie, N'ont pas dans vostre cœur défendu Virginie ; Ah ! rendez-moy Seigneur, ce tresor precieux,  Ma fille, seul present que j’ay receu des Dieux. Avec tant d’amitié dans mon sein elevée, De cent perils divers par moy seule sauvée, Pour qui j’ay pris enfin, tant de penibles soins, Seigneur, dont vos yeux mesme ont esté les témoins. Madame, à vos desirs je voudrois satisfaire, Inexorable loy d’un devoir trop severe Qui nous fait bien souvent condamner à regret Ceux pour qui nostre cœur se declare en secret. C'est à vous d’éviter le coup qui vous menace, Combattez Clodius, confondez son audace, Madame, et vous verrez les suplices tous prests Vous vanger d’un perfide, et punir ses forfaits, Cependant Virginie en ce lieu se doit rendre, On peut en liberté luy parler et l’entendre, Vous la verrez, Madame, avant que de sortir, Moy-mesme en ce moment je l’ay fait avertir, Elle entre, je vous laisse.         Ah quel comble de joye ! Madame, enfin le Ciel souffre que je vous voye, Quel plaisir de pouvoir en ces heureux momens, Oublier mes douleurs dans vos embrassemens. Ma fille, ils seroient doux pour le cœur d’une Mere ; Mais helas ! ils ne font qu’augmenter ma misere, Une crainte mortelle en corrompt les douceurs, Tremble, fremis, entens le plus grand des malheurs, Le traistre Clodius...         J'ay tout appris Madame. Si l’horreur de ce coup a pû fraper mon ame, Revenuë à l’instant de ce trouble soudain, J'ay veu pour m’en parer le remede certain, Ne craignez point pour moy l’horreur de l’esclavage,  Le sang a dans mon sein transmis vostre courage, Attentive aux leçons qu’ont tracé mes ayeux, Leur exemple sans cesse est present à mes yeux, De mes jours malheureux je finiray la course, Sans qu’aucune foiblesse en ternisse la source, Le plus cruel trépas me semblera trop doux, Mourant avec le nom que j’ay receu de vous. Non, non, je previendray ta funeste disgrace, J'admire de ton cœur la genereuse audace, Le dessein de mourir pour conserver ton rang, Est digne de ma fille, est digne de mon sang, Mais je n’en puis souffrir la cruelle pensée, Rome dans ton destin est trop interressée, Virginius déja par mes soins averty, Pour te venir défendre est sans doute party. Dés le mesme moment que tu me fus ravie, Sans prevoir les horreurs qui menacent ta vie, J'envoyay vers le camp, et je ne doute pas, Que ton pere vers nous ne s’avance à grands pas, Icile furieux, menace, prie, exhorte, Aux plus hardis projets sa tendresse l’emporte, Enfin pour te sauver il suffira de moy, Que ne pourray-je point en agissant pour toy, Nous attendons beaucoup du secours de leurs armes, Mais n’espere pas moins de celuy de mes larmes, De cet affreux Palais j’ouvriray les chemins, Je serviray de Chef aux premiers des Romains, Et mes brûlans soûpirs verseront dans leur ame, Cette boüillante ardeur qui m’anime et m’enflame, Adieu je cours...         Helas ! vous me quittez si tost, Madame...         J'en fremis, mais ma fille il le faut, Est-ce trop peu de maux, dont je suis déchirée, Seray-je d’avec vous encore separée ! Aprés tant de soûpirs, à peine je vous voy... Crois-tu qu’à te quitter je souffre moins que toy, Quand à partir d’icy je me crois toute preste, Malgré tous mes efforts ma tendresse m’arreste, Cet amour toutefois ardent à ton secours, Demande des effets, et non pas des discours, Je te quitte, ou plûtost je vais tarir tes larmes, Te rendre à ta famille, et finir nos allarmes, Le soin de te sauver m’arrache de ce lieu, On m’attend, et j’y vole, adieu ma fille, adieu. Camille connois-tu l’excez de ma misere, Quel triste sort !         Je crains bien moins que je n’espere, Les premiers des Romains se declarent pour vous, Contre vostre ennemy le Peuple est en courroux, Vostre Pere est aimé dans Rome, et dans l’armée, Le jeune Icile enfin, dont vous estes charmée, Et qui doit par l’hymen s’unir à vostre sort, Ne fera pas pour vous un inutile effort, Sans doute en ce moment...         Excuse ma foiblesse, Crois-tu qu’en ma faveur Icile s’interesse ? Crois-tu qu’il me conserve une fidelle ardeur, Mes disgraces peut-estre auront changé son cœur. Ah ! si le mien privé seulement de sa veuë, Ne resiste qu’à peine au chagrin qui me tuë, Dieux ! contre ma douleur où trouver du secours, Camille, s’il falloit le perdre pour toûjours ? N'importe en ce moment, quoy que le Ciel ordonne, A ses ordres sacrez mon ame s’abandonne, Je respecte les traits qui partent de sa main, Et je vay sans murmure attendre mon destin. Oui, vous pouvez, Seigneur, aussi bien que Plautie, Entrer dans ce Palais, parler à Virginie, Vous ne vous plaindrez plus de l’injuste pouvoir, Qui vous a jusqu’icy défendu de la voir, Dans cet apartement où l’on va la conduire, De tous vos sentimens elle pourra s’instruire ; Mais pourquoy la revoir ? mon esprit incertain, Ne comprend pas encor quel est vostre dessein, Je ne sçay que juger de vostre impatience, Quel interest vous porte à chercher sa presence, Seigneur, est-ce un effet de la seule pitié, Ou le simple devoir d’un reste d’amitié ? Car je ne pense pas dans sa misere extréme, Averty de son sort par Plautie elle-mesme, Quand le Ciel l’abandonne au plus cruel malheur, Que vous sentiez pour elle une honteuse ardeur. Non, je ne croiray point qu’un aussi grand courage, Puisse avilir ses vœux jusques dans l’esclavage, Qu'Icile jusques-là pût jamais s’abaisser. Severe que dis-tu ? Ciel ! qu’oses-tu penser ? Crois-tu de Clodius la noire calomnie ? Mais quand les Dieux auroient fait naistre Virginie, Dans la honte des fers, et dans un rang plus bas, Quel que fut son destin je ne changerois pas : Plus on veut l’abaisser, plus je sens que je l’aime, Si ses malheurs sont grands mon amour est extréme : Qu'ay-je fait jusqu’icy pour luy prouver ma foy, Je luy rendois des soins, qui n’eut fait comme moy ? Tout ne flattoit-il pas mes vœux, et ma tendresse, Gloire, biens, dignitez,  pouvoir, credit, noblesse, Sa main me donnoit tout, qui n’eut pû presumer, Que mon ambition me portoit à l’aimer ? Mais du moins aujourd’huy mon amour seul éclate, Et mon ambition n’ayant rien qui la flate, Je feray hautement triompher en ce jour, La generosité, la constance, et l’amour. Dieux ! qu’est-ce que j’entens ? vostre discours m’estonne, A quel fatal projet l’amour vous abandonne, Une fille sans nom, et qu’on va condamner... Parce qu’on la trahit, dois-je l’abandonner ? Et ne luy faisant voir qu’une amitié commune, Regler ma passion au gré de la fortune : S'il est des cœurs mal faits, et d’indignes amans, Qui suivent dans leurs vœux ces lâches sentimens. Pour moy n’en doute point, quand j’aime Virginie, C'est à d’autres objets que mon cœur sacrifie, Les grandeurs que le sort peut ravir en un jour, N'ont jamais attiré mes vœux ny mon amour, La fermeté d’esprit, la grandeur de courage, La pureté de cœur, voilà ce qui m’engage ; Ce qui dépend du sort est pour moy sans appas, Et j’aime les vertus qui n’en dépendent pas. Vous suivez trop, Seigneur, une aveugle tendresse. Ah ! ne t’oppose plus à l’ardeur qui me presse ; Cependant Virginie est long-temps à venir, Quel obstacle nouveau pourroit la retenir ? Quand verray-je cesser l’ennuy qui me devore, Neglige-t-elle helas ! un amant qui l’adore ? Dieux ! que puis-je penser de son retardement, Que je souffre de maux en ce cruel moment, Que je suis déchiré ! mais je la voy, Severe, Elle vient.         Le destin ne m’est plus si contraire, Madame, je vous voy, et je puis en ce jour, Faire encor à vos yeux éclatter mon amour, Qui l’eut crû que si prés d’un heureux Himenée, Nostre amour à ces maux deust estre condamnée. Mais suspendez l’effort de toutes vos douleurs, Que la joye un moment regne seule en nos cœurs : Pour moy, je l’avoüeray, quand le sort me menace, Du bien que je reçois je luy dois rendre grace, J'estois absent de vous, inquiet, desolé, Je vous vois, je vous parle, et je suis consolé ; Le trouble, la douleur qui déchiroit mon ame, Tout s’est evanoüy devant vos yeux, Madame, Ma presence fait-elle au moins dans vostre cœur, L'effet que vostre veuë...         Eh le puis je, Seigneur ? Puis-je de mes douleurs calmer la violence, Je les sens augmenter mesme en vostre presence, Ce qui devroit causer mes plaisirs les plus doux, Porte à mon triste cœur les plus sensibles coups : Jugez dans quels malheurs le Ciel me precipite, Oüy je sens qu’à vous voir ma tristesse s’irrite, Helas ! j’en connois mieux la perte que je fais, Car enfin je vous perds, et vous perds pour jamais. Ah ! Madame, éloignez cette injuste pensée, Par ce cruel discours ma flame est offensée, Pourquoy perdre un espoir à nostre amour si doux, Qui peut nous separer ?         Helas ! l’ignorez-vous ? C'est le funeste effort du destin qui me brave, Et si je sors du sang d’un malheureux esclave, Je voy qu’à vostre Hymen je ne dois plus penser, Qu'à cet espoir si doux, il me faut renoncer ; Oüy, Seigneur, nous cessons de vivre l’un pour l’autre, Mais Dieux ! que mon malheur est different du vostre, Vous ne perdez en moy qu’un cœur infortuné, Au comble des horreurs par le sort condamné, Et pour vous consoler de cette foible perte, Il est plus d’une voye à vostre amour offerte. Je ne vous parle point d’un Hymen plus heureux, Car je n’ose penser qu’un cœur si genereux, Aprés les doux transports d’une ardeur mutuelle, Puisse brûler jamais d’une flame nouvelle, Mais l’honneur immortel, qu’au milieu des combats, Vostre rare valeur promet à vostre bras, Le genereux desir de servir la patrie, Pourront de vostre esprit effacer Virginie, Ou si ces nobles soins ne peuvent l’en bannir, Pour en combattre au moins le triste souvenir, Vous pourrez opposer aprés vostre victoire, Aux chagrins de l’amour, les plaisirs de la gloire, Mais moy desesperée, en l’estat où je suis, Je sens de toutes parts augmenter mes ennuis, Je perds l’heureux espoir d’un illustre Hymenée, Et je perds avec luy le rang où je suis née, Enfin pour m’accabler dans ce funeste jour, Je voy d’intelligence, et la gloire, et l’amour. Ainsi vous renoncez à ce juste Hymenée, Que deviendra la foi que vous m’avez donnée ? Lié par mes sermens, et presque vostre Epoux,  N'auray-je...         Cette foy n’est plus digne de vous. Le sort injurieux...         Eh bien que peut-il faire ? Son pouvoir ne peut rien contre un amour sincere. Penseriez-vous à moy dans cet estat honteux. Ah croyez-moy, Madame, un peu plus genereux, Rendez plus de justice à mon ardente flame, Vostre merite seul l’alluma dans mon ame ; Et je jure à vos yeux qu’il n’est rien que la mort, Qui puisse desormais separer nostre sort, Que par tant de sermens engagés l’un à l’autre, Les Dieux mesme...         Ah ! Seigneur, quelle erreur est la vostre, Lorsque vous me verrez dans un rang odieux… J'auray le mesme cœur, j’auray les mesmes yeux,     Vous conserverés tout ce que mon cœur adore, Vous aurez vos vertus ; et vous aurez encore, Pour m’attacher à vous par un lien plus fort, Vos craintes, vos douleurs, les injures du sort : Oüy, pour serrer les nœuds d’une chaîne si belle, Vos disgraces auront une force nouvelle, Ah ! si c’est un devoir pour un cœur genereux, De plaindre, de servir, d’aider les malheureux, Pour mon cœur enflammé quelle douceur extréme, De soulager en vous le digne objet qu’il aime, De finir vos malheurs, et de pouvoir enfin, Vanger vostre vertu des affrons du destin. Ah ! Seigneur, cet aveu rend mon ame charmée, Quel plaisir de me voir si tendrement aimée, Mais quand l’amour pour moy vous porte à vous trahir, A vos vœux indiscrets, Seigneur, dois-je obeïr ? Non, non, remplissons mieux nos devoirs l’un et l’autre, Ma generosité doit seconder la vostre, Et refusant un bien que j’ay tant souhaité, Faire connoistre au moins que je l’ay merité. Que ce noble discours pleinement justifie, Le veritable sang dont vous estes sortie, Un cœur dans l’esclavage, et d’un vil sang formé, D'un courage si grand n’est jamais animé, Et quelque fier qu’il soit toûjours quelque foiblesse, Découvre tost ou tard sa premiere bassesse ; Mais finissez, Madame, un discours si cruel, Et qui rend envers moy vostre cœur criminel, Dieux ! est-ce là m’aimer que m’oster l’esperance ? Eh qu’a-t’il ce discours, Seigneur, qui vous offence ? Croyez que ce refus marque mieux mon amour, Que tout ce que j’ay fait jusqu’à ce triste jour, Ce n’est pas qu’en effet de mon dessein troublée, Par ce coup genereux je ne sois accablée, J'en fremis par avance, et jugez par mes pleurs...     Madame, par pitié cachez-moy vos douleurs, C'est trop de mes ennuis, et de vostre tristesse, Mais je la finiray, croyez-en ma promesse, Je perdray vos tyrans, et quel que soit leur rang, Ces pleurs que vous versez leur cousteront du sang. Ah ! Seigneur arrestez, où courez vous ?         Madame, Ne vous opposez point à l’ardeur qui m’enflame, Il faut que l’insolent qui vous ose insulter, Aprenne desormais à vous mieux respecter. Mais comment ?         C'est à moy de vanger vostre injure, C'est à moy de convaincre, et punir l’imposture, J'y cours, adieu, Madame.         Il court vous secourir, Les Dieux se sont lassez de vous voir tant souffrir. Madame, esperez tout du courage d’Icile. Ah ? que me fais-tu voir, et qu’ay-je fait Camille, Dieux ! devois-je d’Icile accepter le secours, Pour mes seuls interests j’ay hazardé ses jours, Que n’entreprendra point sa tendresse offencée, De cent perils mortels sa vie est menacée, Helas ! que ce seroit un secours odieux,    515 S'il brisoit ma prison en mourant à mes yeux ; Prevenons-le, essayons de finir ma disgrace, Nous mesme détournons le coup qui nous menace, Hastons-nous, empeschons mon amant de perir, Courons voir Appius, il peut nous secourir, Que ses yeux soient témoins de mes vives allarmes, Peut estre, sera-t’il, attendry par mes larmes ? Ne nous contraignons plus, le voicy.         Quoy, Seigneur, Ne calmerez-vous pas le trouble de mon cœur, Rendez-vous aux soûpirs que je vous fais entendre, Perdray-je tant de pleurs que vous voyez répandre, Et n’obtiendray-je point un utile secours, Qui des fers que je crains sauve mes tristes jours. Helas n’en doutez point vostre disgrace extréme, Plus que vous ne pensez me déchire moy-même, Et pour porter mon ame à finir vos mal-heurs, Vous n’avez pas besoin du secours de vos pleurs, Vostre seule jeunesse, et les soins d’une Mere, A qui mille raisons vous ont rendu si chere, D'un Pere si fameux les illustres exploits, Lors qu’ils parlent pour vous ont de puissantes voix ; Souvent par ces égards mon ame s’est emeuë, De vous rendre à leurs cris elle estoit resoluë, Si l’austere devoir d’un employ glorieux, Cette droite équité prescrite par les Dieux, Si la peur des remords qui suivent l’injustice, M'eut permis de vous faire un si grand sacrifice ; Et n’eut malgré l’effort d’une tendre pitié, Fait durer des malheurs dont je sens la moitié, Mais enfin plus je tâche à percer le mystere, Plus je trouve à vos vœux la justice contraire, Témoins, indices, droit, tout parle contre nous. Eh vous me porterez de si funestes coups, Helas ! Seigneur…         Mon ame est toûjours incertaine, La pitié me retient quand le devoir m’entraine, Sur tout tant de vertus, tant de charmes divers, Ne me semblent point faits pour languir dans les fers, Ainsi je vous soustiens au bord du precipice, Je crains de tous costez de faire une injustice, Auquel des deux partis que je donne ma voix, J'offense vos vertus, ou j’offence les loix. Helas ! pour me sauver, n’est-il aucune voye ? Madame, ouvrez la moy, j’y souscris avec joye, Parlez, si je le puis sans blesser mon devoir, Je feray pour vous plaire agir tout mon pouvoir, Inventez un moyen, ma puissance supréme, Va tenter...         Ah ! Seigneur, inventez le vous mesme ; Que je vous doive tout faites un noble effort, Je remets en vos mains tout le soin de mon sort : Hastez-vous, rasseurez mon ame impatiente. Hé l’accepterez-vous, si je vous le presente ? Si vous voulez sortir de cet affreux danger, Je ne voy qu’un chemin pour vous en dégager, Mais vostre cœur peut-estre à mes loix infidelle, Osera m’opposer une fierté rebelle : Cependant je vous jure, et j’atteste les Dieux, Que mon dessein, Madame, est juste et glorieux, Et que si vos refus le rendent inutile... Pour éviter les fers tout me sera facile : Pourquoy balancez-vous à me le proposer, En ce funeste estat puis-je rien refuser ? Ne me le cachez plus, si la pitié vous touche, Par où puis-je ?         Il ne faut qu’un mot de vostre bouche : Oüy, dés ce mesme jour vous briserez vos fers, Vous mesme finirez tous vos malheurs divers, Et porterez si haut l’éclat de vostre vie, Qu'aux premieres de Rome il pourra faire envie, Si vous voulez...     Et quoy ?         Me prendre pour Epoux, Et par des nœuds sacrez m’attacher tout à vous, Venez, allons au Temple, et que mon Hymenée, Repare le malheur de vostre destinée, Que Clodius contraint de respecter mon choix, N'ose plus exposer ses temeraires droits, Venez, en partageant ma puissance supréme, Vous acquerir des droits sur Clodius luy-mesme, Et prendre sur ses jours à couvert de ses coups, La mesme authorité qu’il veut avoir sur vous. Qu'entens-je juste Ciel ! et le pourray-je croire, Que de soupçons, Seigneur, mortels à vostre gloire, Je vois enfin, je vois la cause de mes pleurs, Et je connois la main d’où partent mes malheurs, Clodius n’a point seul commencé ma disgrace, C'est un bras plus puissant qui soustient son audace, Seigneur, vous m’entendez.         Ah ! que soupçonnez-vous ? Au moment que ma main vous dérobe à ses coups Que pensez-vous de moy.         Ce qu’il falloit vous-mesme, Me déguiser toûjours avec un soin extréme, Mais c’est pousser trop loin ce funeste entretien, Faites vostre devoir, et je feray le mien. Qu'avez-vous fait, Seigneur, et que faut-il attendre. Ah ! l’ingrate à mes vœux refuse de se rendre. Quoy, Seigneur, vostre rang, vos soins, vostre grandeur, L'offre de vostre main n’ont pû toucher son cœur. Si la seule grandeur satisfaisoit une ame, Helas ! serois-je en proye à ma cruelle flame, Inutile puissance ! importune grandeur, Qui ne peut m’asseurer d’un solide bonheur. Malgré tout mon pouvoir mon ame est à la gesne, J'aime, j’offre ma main, je trouve une inhumaine, Je me voy dédaigner, et mon amour confus, Remporte seulement la honte d’un refus. D'un discours impreveu, Virginie allarmée, A suivy le panchant de son ame enflammée, Mais ne vous troublez point de ce premier transport, D'un amour irrité, c’est le dernier effort. Laissez passer, Seigneur, sa premiere surprise, Laissez luy peser tout d’une ame un peu remise. Lorsque d’un oeil tranquile, et moins preoccupé, Son cœur verra le coup dont il seroit frapé, D'un costé vostre Hymen, vostre gloire en partage, De l’autre les horreurs qui suivent l’esclavage, Son orgueil confondu par des emplois si bas, Eh doutez-vous, Seigneur, qu’elle ne change pas, Quand mesme à vostre Hymen il faudroit la contraindre, De vostre cruauté, pourroit-elle se plaindre ? Vous ne la contraindrez, que pour la mieux servir, A ses propres desirs il vous la faut ravir, Et l’arrachant par force à cette erreur qu’elle aime, Establir son bon-heur en dépit d’elle-mesme. Je te doy tout, suivons ce conseil important, Il determine un cœur, irresolu, flottant ; Ne nous contraignons plus par ce vain artifice, Tost ou tard on sçaura quelle est mon injustice, Ne ménageons plus rien, satisfaisons nos vœux, Et ne nous chargeons pas d’un crime infructueux, De mon amour dépend le bonheur de ma vie, Il n’importe à quel prix j’obtienne Virginie, Allons encor un coup luy presenter ma main, Allons mettre à ses pieds le pouvoir souverain, Et si sa flame encor la seduit ou l’abuse, Forçons-la d’accepter l’honneur qu’elle refuse. Madame, où courez-vous, vous verray-je toûjours, D'une douleur mortelle entretenir le cours ? Sourde à tous nos conseils, desesperée, errante, Loin d’adoucir vos maux chaque instant les augmente, Un chagrin devorant precipite vos pas, Vous courez en cent lieux où vous n’arrestez pas, Tantost parmy le peuple, et tantost solitaire, Tout ce que vous voiez ne fait que vous déplaire, Aux discours des Romains touchez de vos malheurs, Vous avez seulement répondu par des pleurs, Leurs soins officieux...         Eh que puis-je répondre, Leurs discours et leurs soins ne font que me confondre, Pour flatter ma disgrace, ils m’en viennent parler, Et leur zele ne sert qu’à la renouveller, Leur pitié m’assassine, et me devient funeste, Je ne voy point d’objet que mon cœur ne deteste, En public, en secret, une égale douleur, Accable ma raison, et déchire mon cœur : Si je vay me cacher au sein de ma famille, Tout m’y semble odieux, je n’y vois plus ma fille, Sans elle mon Palais m’est un desert affreux, Et quand pour adoucir un sort si rigoureux, Pleine de desespoir je cours, je vole au Temple, Helas ! par un destin qui n’eut jamais d’exemple, Cet azile sacré contre tous nos malheurs, Qui toûjours des humains soulage les douleurs, La presence des Dieux irrite ma disgrace, Puisque mes tristes yeux y remarquent la place, Où ces Dieux ont permis que des monstres cruels, M'ayent ravy ma fille au pied de leurs Autels ; Comment calmer les maux où mon malheur m’expose, Tout retrace à mes yeux la perte qui les cause, Quoy que je fasse enfin pour charmer mes ennuis, Je rencontre par tout les horreurs que je fuis. Mais Madame souffrez…         J'ay tout perdu Fulvie, Et ne puis que traîner une importune vie, Tandis que Virginie a lieu d’aprehender, Au severe Appius je cours la demander ; Non que j’ose esperer qu’il daigne me la rendre, Je ne veux seulement que l’obliger d’attendre, Que mon Epoux du Camp soit icy de retour, Helas ! ce seul espoir r'asseure mon amour, Si je puis le revoir, mes douleurs, et mes craintes, Ne me donneront plus que de foibles atteintes, Courrons donc essayer... Mais que vois-je grands dieux ? Quel objet imprevu se presente à mes yeux ? C'est Appius que suit mon ennemy perfide, Ah ! je ne sçais que trop le dessein qui le guide, Il luy parle en secret... J'en fremis...         Ah ! Seigneur, Ecoutez-vous encor la voix d’un imposteur, Que dit-il ? ose-t’il comblant sa perfidie, Vous presser d’oprimer la triste Virginie ? Ne previendrez-vous pas son funeste dessein, Presterez-vous le bras pour me percer le sein ? Me refuserez-vous le secours que j’implore, Seigneur, entre nous deux balancez-vous encore ; Faudra-t’il qu’à mes pleurs on puisse reprocher, Qu'ils n’ont pas eu la force, helas ! de vous toucher, Dans le temps qu’à vos yeux je suis presque mourante, Mon extréme douleur sera-t’elle impuissante, D'un barbare projet vous connoissez l’Autheur, Et mes tristes soûpirs, mes transports, ma fureur, Mon desespoir mortel, mon ardente priere, Tout vous prouve, Seigneur, l’amitié d’une Mere, Faut-il d’autres raisons pour vous persuader ? Il en est mille encore à qui tout doit ceder, Considerez Seigneur... Mais mon ame troublée, Succombe à tant de maux dont elle est accablée, Ma parole se perd... je cede à mes douleurs... Helas... je ne vous puis parler que par mes pleurs. J’ose encor me flatter malgré tant d’artifice, Que vous suivrez, Seigneur, la severe Justice, Je ne vous dis plus rien pour soûtenir mes droits, Vingt témoins differens ont d’assez fortes voix, Donnez-moy Virginie, et forcez au silence, Une femme en fureur dont la plainte m’offense : Et qui s’authorisant de l’amour maternel, Cache sous ce pretexte un dessein criminel, Ne differez-donc plus... venez...         Tay-toy parjure, N'ajoûte point encor l’outrage à l’imposture, Seigneur, si mes soûpirs peuvent vous émouvoir, Eloignez Clodius que je ne sçaurois voir, Plus que tous mes malheurs sa funeste presence, De mes profonds ennuis aigrit la violence, Vous me verrez sans doute expirer en ces lieux, Si plus long-temps ce traistre est present à mes yeux. Oüy, Madame, je vais soulager vostre peine, Sortez. Retirez-vous dans la chambre prochaine, Je sçauray prononcer lorsqu’il en sera temps. Vous differez encor, Seigneur,  je vous entens, Vous n’osez de Plautie augmenter la misere, Mais un Chef des Romains doit estre plus severe, Juste à recompenser, intrepide à punir, Il doit voir le passé sans craindre l’avenir, Sans qu’aucun interest le retienne ou l’anime, Et la pitié d’un Juge est souvent un grand crime, Puisque la vostre icy combat vostre devoir, Seigneur je vay d’un autre implorer le pouvoir, Vostre retardement me servira d’excuse, Si je demande ailleurs le bien qu’on me refuse. Vous le voyez, Madame, il va chercher ailleurs, L'inévitable arrest qui comble vos malheurs, J'ay craint de prononcer cet arrest si funeste, Et dans vos déplaisirs cette douceur me reste, Qu'une autre main au moins vous portera les coups, Dont mon cœur allarmé fremit déja pour vous. Eh quoy vostre pitié sera t’elle inutile, Ne peut-elle, à mon sang assurer un azile, Ne peut-elle, Seigneur, détourner loin de moy, Ces coups dont vostre cœur a déja quelque effroy, Dans mes justes desirs me seriez vous contraire, Servirez vous plustost l’ennemy que la Mere : Il demande ma fille, et sur quoy ? par quels droits, Son esclave a parlé, mais il n’a point de voix, Un homme que le sort dans les fers a fait naistre, N'a d’autre volonté que celle de son maistre, Plustost mort que vivant comblé d’un long ennuy, Il ne peut ny parler ny vivre que pour luy. Seigneur, sans écouter ce suspect témoignage, De l’amour d’un Espoux, rendez moy le saint gage, Pour prononcer au moins attendez son retour, Vous le verrez sans doute avant la fin du jour : C'est luy qui soutiendra les droits de sa famille, C'est à luy de deffendre et de sauver sa fille. Brisera-t’on des nœuds que le sang a formez, Ces saints nœuds par l’amour, par le temps confirmez, En condamnant la fille on condamne le Pere, Et peut-on luy ravir ce sacré caractere, Que la forte nature a pris soin de graver, Et dont mesme les Dieux ne sçauroient le priver. Moderez les terreurs de vostre ame craintive, Puisque vous le voulez j’attendray qu’il arrive, Madame, mais enfin que fera vostre Espoux, Que déja ma pitié n’ait pas tenté pour vous, Pour tacher de vous rendre une fille si chere, Je n’ay pas attendu les larmes de sa mere. J'avois formé tantost un genereux dessein, Et que les Dieux sans doute avoient mis dans mon sein, J'allois avec éclat reparer sa misere, Mais elle a refusé ce conseil salutaire, Et preferé les fers qui menacent ses jours, A la necessité d’accepter mon secours. Que dites vous, Seigneur, l’ingrate Virginie, Refuse le secours qui la rend à Plautie ? Et sans égard pour vous, sans tendresse pour moy, Elle ayme mieux subir une si dure loy ? Elle se livre entiere au destin qui la jouë, Seigneur, s’il est ainsi mon cœur la desavouë, Mais ne puis je sçavoir ce dessein glorieux, En faveur de ma fille inspiré par les Dieux. Je la voy qui paroist, elle peut vous l’aprendre, Mais songez que des fers rien ne la peut deffendre, Si toûjours obstinée en son premier dessein, Elle fuit les biens-faits qui partent de ma main. Qui pourra m’expliquer ce trouble et ce silence,  Du discours d’Appius, que faut-il que je pense, Ma fille, devois tu refuser le secours, Qui te rend à Plautie, et rassure tes jours. Ah ! quand vous le sçaurez ce secours si funeste, Vous le détesterez comme je le déteste, Dieux ! à quel prix cruel, à quelle extremité, Le perfide Appius a mis ma liberté ! Dure, dure toûjours le mal-heur qui me presse, Si je n’en puis sortir que par cette bassesse. Comment. Que pretend il ? quel injuste dessein ? Me forcer malgré moy de luy donner la main, Il n’a pu me cacher sa tyrannique flame, Ses yeux et ses discours m’ont découvert son ame. Que vous diray je enfin, vos craintes, mon mal-heur, Sont les tristes effets de sa coupable ardeur. O coup ! O trahison à jamais inouye, Peut-on jusqu’à ce point pousser la perfidie. O Ciel ! as-tu permis que le cœur d’un Romain, Ait osé concevoir cet horrible dessein. Helas ! dans quel état le tyran m’a laissée, Le plus sensible effort de ma douleur passée, Tout ce que j’ay souffert ne sçauroit égaler, Les maux dont son amour commence à m’accabler : Mais grands Dieux ! quel sera le désespoir d’Icile, Quand de la trahison averty par Camille, Il sçaura qu’Appius ne s’arme contre moy, Qu'afin de me contraindre à violer ma foy. Ah pour tirer raison d’un si cruel outrage, Que n’entreprendront point sa haine et son courage, Dans quels nouveaux perils se va t’il engager, Sans doute en ce moment tout prest à se vanger, Il va...         Consolez-vous et retenez vos larmes, Madame je sçais tout, et conçois vos allarmes, Mais les gemissemens sont icy superflus,     Appius perira, vous ne le craindrez plus, Nos genereux amis partagent nostre offense, Et brulent d’en tirer une prompte vangeance, D'abord que le tyran sortira du Palais, Tout son sang repandu lavera ses forfaits, Et dans le désespoir, Madame, qui me guide, Moy seul je perceray le cœur de ce perfide, Attendez cet effort de ma juste fureur. O Ciel ! quel doux espoir je sens naistre en mon cœur, Vous allez immoler la main qui nous outrage, Mais Dieux ! en quel dessein vostre amour vous engage, Vous vous flattez en vain de pouvoir l’accabler. Cessez, Seigneur, cessez de nous faire trembler, De ce fatal projet vous seriez la victime, Et quand vous perdriez le tyran qui m’opprime, Qu'Appius périroit, croiez que son trépas, D'un esclavage affreux ne me sauveroit pas, Neuf tyrans resteroient qui pour vanger sa perte, Prendroient pour nous punir l’occasion offerte, Je verrois ces cruels armez contre vos jours, Se prester à l’envy de funestes secours, Et presenter enfin à mon ame estonnée Vostre mort, et les fers où je suis destinée. Ne vous allarmez point, craignez moins leur pouvoir, Madame, j’ay preveu tout ce qu’il faut prevoir, Perdre un de nos Tyrans sans accabler les autres, Ce seroit redoubler vos perils et les nostres, Pour terminer l’horreur de vostre triste sort, De tous les Decemvirs j’ay resolu la mort, Et sans borner mes coups à la perte d’un homme, Je veux avec vos fers rompre encor ceux de Rome, Vous vanger l’une et l’autre, et remplir en ce jour, Les devoirs de ma gloire, et ceux de mon amour : Je remarque à vos yeux quelle extréme surprise, Jette dans vos esprits une telle entreprise, Sans doute vous croyez que ce hardy projet, Est de mon desespoir un temeraire effet, Qu'aujourd’huy seulement j’en ay conceu l’idée, Mais d’un noble courroux mon ame possedée A formé dés longs-temps ce genereux dessein, L'amour ne l’a point seul fait naistre dans mon sein ; Seulement les malheurs que pour vous j’apprehende, Me font precipiter une action si grande. Quand je tremble pour vous, rien ne peut m’arrester, Et je suis assez fort pour tout executer, Nos Tyrans separez dans nos camps, dans la ville, Rendent de ce projet le succez plus facile, Horace, Numitor, Valere et Lœlius, Doivent au Tribunal immoler Oppius : Je dois accompagné d’une nombreuse escorte, De ce Palais fatal environner la porte, Dont Appius sortant par mille coups certains Nous previendrons l’horreur de ses lâches desseins ; Les Chefs, et les soldats n’attendent à l’Armée, Que d’oüïr de nos faits parler la Renommée : Et dés le mesme instant de nos exploits jaloux, Impatiens, heureux, et hardis comme nous, Vous les verrez poussez d’une ardeur magnanime, Se disputer l’honneur d’abattre une victime, Et sur huit ennemis confondans leurs efforts, A chacun des Tyrans asseurer mille morts, Le Peuple fatigué d’un pouvoir tyrannique, Est tout prest de finir la misere publique. Déja pour l’animer j’ay sceu peindre à ses yeux, Les funestes horreurs qui desolent ces lieux, Les sacrez Tribunaux ouverts à l’avarice, Le commerce honteux qu’on fait de la Justice, Le Senat depeuplé des Anciens Senateurs, Leur puissance donnée à d’indignes flatteurs, Le crime triomphant, l’innocence tremblante, Du sang de ses Heros Rome toûjours fumante, Les tragiques effets du fer et du poison, La violence jointe avec la trahison, La pudeur exposée à de coupables flames, Les vestales en proye à des monstres infames : Tous nos Temples detruits, deserts, ou prophanez ; Les augures confus, les Prestres consternez : Enfin des maux plus grands, un joug moins suportable, Que ne fut de Tarquin le regne abominable. Le Ciel me favorise, et je puis en ce jour Servir la Republique en servant mon amour, Si je reviens vainqueur, ma gloire est infinie, J'affranchis ma patrie, et j’acquiers Virginie, Et s’il faut succomber dans un si noble effort, Où pourrois-je trouver une si belle mort ? Je n’ose condamner l’ardeur qui vous entraîne, Je vous aime, et je crains, mais j’ay l’ame Romaine, L'interest du païs doit icy prevaloir : Tout cede dans mon cœur à ce premier devoir, Je ne vous aurois pas hazardé pour moy-mesme, Mais je consens pour luy d’exposer ce que j’aime, Le genereux amour qui regne dans mon coeur : Ne veut point d’un Amant enchaîner la valeur, Je brûle comme vous de voir Rome sauvée, De voir vostre vertu jusqu’aux Cieux elevée, Joignez tous les devoirs de Heros et d’Amant, Ils se peuvent entre eux secourir puissamment, Leur union vous offre une double victoire ; Du costé de l’amour, du costé de la gloire, De toutes parts enfin vous serez couronné, Comme illustre Guerrier, comme Amant fortuné. Les Romains admirant cette grande victoire, Dresseront des Autels, Seigneur, à vostre gloire, Et moy n’en doutez point à vostre heureux retour, Je prens sur moy le soin de couronner l’amour. Ah ! souffrez...         Mais helas ! que je suis insensée, Je me laisse seduire à ma douce pensée ; Peut-estre que le sort nous menace tous deux, Le plus juste party n’est pas toûjours heureux : N'importe, allez Seigneur, et si la destinée, Marque de vostre mort cette triste journée, Je jure que mon sang par ma main répandu, Dans le vostre aussi-tost se verra confondu, Que mon bras...         Eloignez cette funeste image, J'accepte seulement vostre premier presage. J'espere qu’aujourd’huy, content, victorieux, Madame, je viendray vous tirer de ces lieux, Adieu.         Je vous suivray, Seigneur, et mon courage, Veut avoir quelque part dans ce fameux ouvrage. Quoy vous voulez vous-mesme…         Oüy, je veux que mes cris, Reveillent la vertu des Romains assoupis, Je veux leur inspirer les transports de mon ame, Sans doute ils rougiront en voyant une femme, Moins timide cent fois, et plus Romaine qu’eux, Tâcher de ranimer cet esprit genereux Qu'a versé dans leur sein le sang de leurs ancestres, Sans cesse revolté contre d’injustes Maistres. Ah ! songe quel triomphe, et quel bonheur pour nous Si tandis que l’on voit mon invincible Epoux, Des perils du dehors, nous sauver, nous deffendre, L'on voit en mesme temps son épouse, et son gendre, Affranchir Rome encor du joug des Decemvirs : Et le sort secondant nos soins et nos desirs, Nostre famille seule asseurant sa memoire, D'un Empire si saint faire toute la gloire. Je conçois la grandeur d’un si noble dessein, Mais helas ! que je crains qu’on ne le tente en vain, Je crains...         N'attendez plus un secours inutile, Madame, c’en est fait, on nous enleve Icile ; Un traistre qu’il croyait ferme en ses interests, Vient d’instruire Appius de ses desseins secrets, Dans le moment qu’Icile alloit tout entreprendre ; On l’a mis hors d’estat de vous pouvoir deffendre, De sa juste colere on previent les effets, On le vient d’arrester en sortant du Palais. O Ciel !         Cruel destin ! quelle perseverance ? Puis-je aprés un tel coup avoir quelque esperance ? Vous le voyez, Madame, il n’est plus de secours, Il est temps de finir mes déplorables jours, Icile est arresté, le Ciel nous est contraire, Il nous prive à la fois de l’Amant et du Pere ; C'en est fait, je me livre à mon seul desespoir. Ah ! prens sur toy ma fille un peu plus de pouvoir, Mourir lorsque le sort rend la vie importune, C'est l’ordinaire effet d’une vertu commune : Mais vivre en essuyant ses plus funestes coups, Luy faire voir un cœur plus grand que son courroux, C'est-là que la vertu doit briller davantage, Dans ces extremitez éclate un grand courage, Que te diray-je, enfin, tu dois par ces efforts, Me prouver qu’en effet c’est de moy que tu sors. Qu'exigez-vous de moy ? pourquoy vouloir Madame, Faire durer les maux qui déchirent mon ame, La mort les eût finis : loin de vous allarmer, A ce juste dessein vous deviez m’animer, Preste à souffrir des fers l’affreuse ignominie, Rien ne semble à mon cœur si cruel que la vie : Helas ! pour me tirer du gouffre où je me voy, Quelles mains ! quels amis voudront s’armer pour moy. Tout les Romains,  ta cause est la cause commune, Il s’agit de leur sort comme de ta fortune, Le perfide Appius a commencé par nous, Mais demain sur quelque autre il portera ses coups, Si tous nos citoyens armez pour ta deffence N'asseurent leur repos en vangeant nostre offense, Je vay par un recit des maux que je prevoy Faire trembler les cœurs des Meres comme moy : Je vay les allarmer pour toute leur famille, Par l’exemple inoüy des malheurs de ma fille, Je vay tout animer contre Appius, enfin,     Je cours perir moy mesme, ou changer ton destin. Secondez Dieux puissans ce desir legitime, Que si pour vous fléchir il faut une victime, Frapez me voilà preste, et par un prompt effort, Epargnez-moy des maux plus cruels que la mort. Ouy ce Rival heureux par la fin de sa vie, Bien-tost à vos transports livrera Virginie, Que tardez-vous, Seigneur, à le faire perir ? Vangez-vous des tourmens qu’il vous a fait souffrir, Craignez-vous par sa mort de vous charger d’un crime, Croyez-vous...         Non, je croy sa peine legitime, N'a-t’il pas hautement par un lâche attentat, Assemblé ses amis, voulu troubler l’Etat, Sa perte en ce moment est juste et necessaire, Mais Virginie…         Eh bien craignez-vous sa colere, Detrompez-vous, Seigneur, peut-estre qu’aujourd’huy, Elle attend un pretexte à renoncer à luy ; Peut-estre qu’en secret sensible à vostre gloire, Son cœur déja charmé vous cede la victoire, Mais l’honneur fier Tyran de ses vœux les plus doux, L'empesche seulement de s’unir avec vous. Epargnez-luy, Seigneur, la cruelle contrainte, D'entendre d’un Amant la pitoyable plainte, Perdez-le, et par sa mort asseurez-vous d’un cœur, Déja presque insensible à sa premiere ardeur, Et qui pour se donner n’attend plus rien peut-estre, Que l’éclat d’un amour qui doit parler en maistre. Quelle honte pour moy, s’il faut que mon amour, Pour vaincre mon Rival luy ravisse le jour ; Quel triomphe pour luy, quelle gloire immortelle, De n’avoir jamais veu Virginie infidelle, D'avoir gardé son cœur, enfin d’avoir vaincu, Ma grandeur, et mes feux tant qu’il aura vescu. Et qu’importe, Seigneur, quel scrupule vous presse. J'aime pour mon malheur avec trop de tendresse, Enfin de mon Rival je me vangeray mieux, Si je puis épouser Virginie à ses yeux : J'attens icy l’ingrate, et ne veux plus luy taire, De nos desseins secrets le dangereux mystere ; Je vay tout employer pour ébranler sa foi, Priere, soin, respect, amour, menace, effroy. J'espere que des fers l’épouvantable image, Et qu’Icile mourant fléchiront son courage, Je vay luy faire voir son Amant enchaîné, Aux plus cruels tourmens, à la mort condamné, Il est instruit déja que pour sauver sa vie, Il doit en ma faveur parler à Virginie, Qu'il ne peut qu’à ce prix échaper à la mort, Peut-estre mon Rival fera-t’il cet effort. Que je serois heureux si par cette foiblesse, Il ne meritoit plus l’objet de sa tendresse, Qu'en la tenant de luy j’eusse encor la douceur, D'avoir fletry sa gloire, et fait trembler son cœur, Cependant, cours amy, t’informer dans la Ville, Des discours, des desseins des Partisans d’Icile, Examine avec soin, observe exactement, Les démarches qu’ils font, leur moindre mouvement : Va, tu m’aprendras tout, comme témoin fidelle, Virginie entre, il faut m’expliquer avec elle. Madame, il faut enfin vous découvrir mon cœur, Il faut de mon amour vous declarer l’ardeur, En ce moment fatal je ne sçaurois plus feindre, Depuis assez longtemps je cherche à me contraindre, Pour vous j’ay tout trahy gloire, devoir, employ, L'amour fait tous mes soins, et mon unique loy, Je suy les mouvemens d’une aveugle tendresse, Et si vostre pitié pour moy ne s’interesse, Songez que rien ne peut ébranler mon dessein, Que je ne perdray pas toute ma gloire en vain, Songez...         Vous m’aimez donc, Seigneur, et vostre flame Par d’illustres effets se declare à mon ame. Barbare, de quel front m’osez-vous presenter Une main attachée à me persecuter ? Je fremis à la voir cette main violente, Qui m’arracha des bras d’une mere tremblante, Qui m’a déja causé tant de malheurs divers, Et pour toucher mon cœur me presente des fers : Comment avez-vous crû qu’au mépris de ma gloire Mon cœur lâche et cedant une indigne victoire, D'un si funeste Hymen voulût former les nœuds, Et joindre l’innocence à vos crimes affreux. Ah cruelle ! est-ce à vous de parler de mes crimes, Leur seule cause helas ! les rend trop legitimes, Est-ce à vous de montrer à mon cœur abbatu, Qu'il a soüillé sa gloire et trahy sa vertu ? M'osez-vous reprocher mon ardeur criminelle, Vous qui rendez mon cœur à son devoir rebelle, Vous qui seule causez mes forfaits odieux, Ah ! je puis justement en accuser vos yeux, Leur demander raison des malheurs de ma flame, De mon repos perdu, du trouble de mon ame, D'avoir de mon esprit malgré mes soins prudens, Effacé les leçons de plus de quarante ans, Et d’avoir fait enfin par un coup effroyable, D'un Souverain heureux un Amant miserable. Aussi n’esperez pas de pouvoir m’abuser, Je connois la raison qui vous fait m’accuser, Pour un heureux Rival vostre ardeur empressée, Fait que de tous mes soins vous estes offensée : Cet Icile l’objet de vos ardens souhaits, Me deffend...         Oüy je l’aime autant que je vous hais. Vous me tyrannisez, il m’a toûjours servie, Il fait tout le bon-heur, vous l’horreur de ma vie : Et je voyois enfin dans cet illustre Epoux, Encor plus de vertus que de crimes en vous. On conserve sans peine une entiere innocence, Quand un bon-heur constant, previent nostre esperance, Icile satisfait dans ses vœux les plus doux, Tranquille, glorieux, enfin aimé de vous ; A-t’il pû jusqu’icy se charger d’aucun crime ? Mais si de vos mépris déplorable victime, Accablé des tourmens que mon cœur a soufferts, Il avoit ressenty tout le poids de mes fers, Si vous l’aviez contraint d’aimer sans esperance, Qu'il eut eu comme moy la supréme puissance : Cet Icile à vos yeux digne de vostre foy, Seroit peut-estre encor plus coupable que moy, Ah ! son bon-heur allume un courroux dans mon ame, Qui pourroit... mais songez à répondre à ma flame, Autrement malgré moy...         Favorable retour, Vostre courroux me plaist bien plus que vostre amour, Menacez, accablez l’impuissante innocence, Je crains moins les tourments qu’un amour qui m’offence, Je prefere mes maux à d’injustes bien-faits, Armez vostre fureur, j’en brave les effets. Hé bien, pour me vanger de vostre ingratitude, Vos malheurs ne sont pas un supplice assez rude, Et je veux desormais vous porter d’autres coups, Moins funestes pour moy, mais plus cruels pour vous, Je jure qu’il n’est rien que ma fureur ne tente, L'Amant me répondra des mépris de l’Amante ; C'est luy qui rend pour moy vostre cœur si cruel, Et puisque vous l’aimez, il est trop criminel. Il faut par un seul coup accabler l’un et l’autre ; Je perceray son cœur qui me ravit le vostre, Pour gouster à la fois le plaisir sans egal, De punir vos dédains, et de perdre un Rival. Helas Seigneur...         Pour vous la menace est terrible, Je vous frape à la fin par vostre endroit sensible, Mais ne m’accusez point, c’est vous qui l’ordonnez Et c’est par vos mépris que vous l’assassinez. Il mourra donc, Seigneur, et c’est moy qui l’opprime, N'importe, je suivray cette chere victime, Et par ce grand effet d’une immortelle foy, Je le vangeray bien si vous brulez pour moy, Vostre esprit libre alors de sa jalouse envie, Verra qu’un mesme coup aura finy ma vie, Et j’auray ce plaisir parmy tous mes mal-heurs, Que la mort d’un Rival vous coutera des pleurs. Madame, prevenons un mal-heur si funeste, Du temps que je vous donne employez mieux le reste, Icile en ce moment va parestre à vos yeux, J'ay moy mesme ordonné qu’on l’ameine en ces lieux. Il vient.         Derobez vous au coup qui vous menace, Icile, par vos soins meritez vostre grace ;     Madame, songez y, vous sçavez mon dessein, Il me faut dés ce soir son sang ou vostre main, Je sors pour un moment ; Gardes qu’on se retire : Vous avez entendu ce qu’il vient de nous dire, Cessons de nous flatter, voicy le jour affreux, Où l’on va pour jamais nous separer tous deux, De nostre heureux Hymen l’esperance est perduë, Je ne puis qu’un moment jouïr de vostre veuë, Et vous n’ignorez pas à quel funeste prix, Ce dernier entretien vient de m’estre permis. Je sçay que contre moy on met tout en usage, Mesme pour essayer d’ébranler mon courage, On a fait en passant étaler à mes yeux, De mon trépas certain l’apareil odieux ; Et les tristes apprests des tourmens redoutables, Dont la rigueur des loix punit les grands coupables ; Mais parmy ces objets mon cœur sans s’émouvoir, N'a songé seulement qu’au plaisir de vous voir : Madame qu’il m’est doux de vous parler encore, De pouvoir attendrir la beauté que j’adore ; Et de voir une fois, au moins avant ma mort, Vos yeux donner des pleurs à mon funeste sort ; Car ne présumez pas que mon ame étonnée, Vienne vous conseiller un honteux hymenée, Si le lache Appius estoit digne de vous, J'oserois vous prier d’en faire vostre Epoux, Je vous immolerois mon amour et ma vie, Je serois trop heureux de vous avoir servie, Et d’avoir en mourant pû mettre entre vos mains La supreme puissance, et le sort des Romains ; Ne pensez pas aussi que je vienne, Madame, Pour vous solliciter en faveur de ma flame, Vostre bonté pour moy feroit tomber sur vous, La fureur d’un Rival tout puissant et jaloux. Sauvez-vous...         Arrestez, en ce mal-heur extreme, Je pretens désormais me conseiller moy mesme ; Je voy ce qu’il faut faire et ne balance plus Vos conseils et vos soins sont icy superflus, Je sçay par ou finir vos maux et ma misere, Et dés ce mesme jour...         Quoy ? que voulez vous faire, Par où pretendez vous nous pouvoir secourir ? Qu'avez vous resolu, Madame ?         De mourir, Ah Ciel !         Le sort nous force à perir l’un et l’autre, Mais souffrez que ma mort precede au moins la vôtre ; Je le veux, vostre cœur ne doit point l’envier, Le plus foible des deux doit mourir le premier, J'ay du courage assez pour m’immoler moy mesme, Et n’en ay point pour voir expirer ce que j’ayme. Ah renoncez Madame à ce cruel dessein ! J'en fremis...         Vous tremblez, et vous estes Romain. Ouy, je tremble sans doute, et je vous le confesse, Mais mon cœur s’aplaudit d’avoir cette foiblesse, Je verrois vos beaux yeux se fermer pour jamais. Ah plutost...         Le trépas fait mes plus doux souhaits, Mourons, puisqu’il le faut genereux et fidelles, Emportons au tombeau nos ardeurs mutuelles ; Servons de noble exemple aux siecles à venir, D'une foy que la mort n’aura pû des-unir, Remportons du Tyran une entiere victoire, Mourons, et me laissant partager vostre gloire, Faisons que l’univers deplore nostre mort, Et forçons le Tyran d’envier nostre sort. Non, Madame, vivez... Mais le Tyran s’aproche, C'en est fait, de ma mort l’instant fatal est proche, Le suplice m’attend au sortir de ce lieu, L'appareil est tout prest, et pour jamais adieu, Je ne vous verray plus... mais je vous prie encore, C'est le dernier souhait d’un cœur qui vous adore, De vouloir...         Quel succés aura vostre entretien, Qu'avez vous resolu, parlez, Icile.         Rien. C'est donc là tout l’effet d’une telle entreveuë, C'est ainsi que pour moy vous l’avez resoluë, J'ay cru que par vos soins je recevrois sa foy. Je n’ay pas seulement daigné penser à toy, Comment t’es tu flatté que pour sauver ma vie, Je viendrois pour tes feux parler à Virginie ; J'ay dû mieux employer un temps si precieux, Qu'à servir d’un Tyran les desseins odieux. Ah perfide ! ta mort, mais une mort cruelle, Punira de ton cœur l’audace criminelle, Rien ne te peut sauver, c’en est fait.         Haste toy, La mort n’a rien d’affreux ny de triste pour moy, Mais que dis-je ? ma mort encor plus que ma vie, De ton amour jaloux excitera l’envie, Je mouray plaint, heureux, et sans estre trahy. Tu vivras criminel, malheureux, et hay. Cesse de te flatter, en vain ta tyrannie, S'attache à separer Icile, et Virginie, En vain d’un feu si beau tu veux rompre le cours, L'amour plus fort que toy nous rejoindra toujours. Oüy, vous serez unis... mais c’est vous faire grace, Il faut bien autrement confondre vostre audace, Vous voulez m’irriter, un trépas éclattant, Est le supréme bien que vostre amour attent, Mais vous vous abusez, mon adroite colere, Par un long chatiment cherche à se satisfaire : Je pretens que vos cœurs endurent chaque jour, Mille tourmens divers, mille maux tour à tour ; Vous craindrez pour sa vie, il craindra pour la vôtre, Ainsi vous tremblerez sans cesse l’un et l’autre, Et pourveu que l’effet réponde à mes projets, Vous mourez mille fois sans expirer jamais, Qu'on les ramene.     Adieu, Seigneur.         Adieu, Madame. C'en est fait, bannissons la pitié de mon ame, Ne songeons qu’à vanger le mépris...         Ah ! Seigneur. Plautie…     Et bien.         Craignez sa fatale douleur. On la voit en tous lieux de Romaines suivie, A tous nos Citoyens demander Virginie ; Ces femmes à l’envy par de tristes accords, Expriment leurs regrets en des termes si forts, Qu'il semble que chacune ayant perdu sa fille, Déplore les malheurs de sa propre famille ; Les unes par des pleurs exhalent leur courroux, D'autres pour animer le peuple contre vous, Poussent jusques au Ciel mille cris pitoyables, Plusieurs pour éviter des disgraces semblables : Embrassent leurs enfans, et courent les cacher, Craignant que de leurs bras on les vienne arracher : Enfin à les sauver leur amitié s’empresse, Et la peur de les perdre augmente leur tendresse ; D'ailleurs les Partisans de vostre heureux Rival, Sement par tout un bruit qui vous seroit fatal ; On dit que c’est l’amour, et non pas ma priere, Qui vous fait enlever Virginie à sa Mere ; Pour vous justifier dans l’esprit des Romains, Il faut dés ce moment la remettre en mes mains, Attendant que ce bruit avec le temps s’efface... Vien, suy-moy, nous verrons ce qu’il faut que je fasse. Quoy l’on me traîne icy ? quel injuste projet. Aux ordres d’Appius j’obeïs à regret, Madame, mais...         O Dieux ! quelle fureur l’anime, C'en est fait, ce Tyran marche de crime en crime, Il retient Virginie, et me fait arrester. Madame à cet effort il a dû se porter, Le soin de son salut l’a forcé d’y souscrire, Il n’a pû s’en deffendre, et j’oseray vous dire, Que son cœur inquiet a long-temps balancé, Mais d’un peril trop grand il s’est veu menacé ; Vos pleurs estoient plus forts que les armes d’Icile, Déja de toutes parts on voyoit dans la ville, Les femmes à l’envy sur vos pas s’assembler, Déja...         Quoy nos clameurs l’ont pû faire trembler, Il craint nostre douleur dont les plus fortes armes, N'ont esté que des vœux, des soûpirs, et des larmes, Mais voila le destin des Tyrans tels que luy, Ils traînent avec eux un eternel ennuy ; Et c’est des justes Dieux un ordre legitime, Que la crainte sans cesse accompagne le crime : Sa rage va sans doute éclatter contre moy. Fuyons Camille. Ah Ciel ! est-ce vous que je voy, Madame, quel dessein icy vous a conduite : Mais toy-mesme, quelle est la raison de ta fuite, Qu'a fait nostre ennemy ? Qu'est-ce qui s’est passé. Madame, mon Arrest vient d’estre prononcé. Que dis-tu ?         Le Tyran sans égard pour sa gloire, De ses derniers sermens oubliant la memoire ; A suivy les conseils de son funeste amour, Et n’a pas de mon Pere attendu le retour ; Par son ordre tantost conduite en sa presence, J'ay conçeu les raisons de son impatience. J'ay jugé que l’excez d’un amour criminel, M'alloit abandonner au sort le plus cruel, L'effet n’a point trompé mon presage sinistre, Appius m’a livrée à son lâche Ministre, Il a fait Clodius le Maistre de mon sort, Pour éviter les fers, je ne voy que la mort, Il faut mourir, Madame, et que cette journée, Termine mes malheurs avec ma destinée. Quel funeste dessein ! n’est-il point de secours, Dieux tous puissans...         Les Dieux nous sont cruels et sourds, Je n’espere plus rien, et mon ame asseurée, Au plus grand des tourmens est enfin preparée ; Clodius me poursuit, des Gardes furieux Viendront dans un moment m’enlever de ces lieux, Vous allez voir, Madame, une troupe barbare... Ah ! quel spectacle encor pour mes yeux se prepare, Ma fille, je verray de farouches soldats, Une seconde fois t’arracher de mes bras : Je t’entendray gemir, et ma tendresse oisive... Non malgré leurs efforts il faut que je te suive, En vain ces inhumains voudront nous separer. Madame, à cet effort il faut vous preparer, Je conçois par les pleurs dont vostre amour m’honore, Quelle vive douleur, quel chagrin vous devore, Et je ne voy que trop qu’une tendre pitié, Vous fait de tous mes maux ressentir la moitié : Cependant retenez vos soûpirs et vos larmes, Au fond de vostre cœur renfermez vos allarmes, Clodius va venir faites un noble effort, De tous vos deplaisirs moderez le transport, Nos regrets, les ennuis où nous sommes en proye, D'un ennemy cruel redoubleroient la joye, Ne permettez donc pas que ses barbares yeux, Joüissent des douleurs de nos derniers adieux ; Aussi bien prés de luy la plainte seroit vaine, C'est l’amour d’Appius qui dans les fers m’entraine, J’avois tantost preveu la rigueur de mon sort, Et j’allois m’en sauver par une juste mort : Vous n’avez pas voulu, vous vous estes troublée, Vos discours, vos soûpirs, vos pleurs m’ont accablée ; Voyez le triste effet de vos funestes soins, J'ay souffert plus long-temps, je n’en mouray pas moins, Et ce qui dans mon sort m’afflige d’avantage, Je mourois libre alors, je meurs dans l’esclavage. Ne me reproche point ce funeste secours, Que n’aurois-je point fait pour conserver tes jours, Je me flattois... Mais Ciel ! nostre ennemy s’avance. Madame, au nom des Dieux évitez sa presence, Laissez-moy seule, allez, ne vous exposez pas, Aux affronts d’un Perfide, aux transports des soldats, Il ne reste plus rien pour combler ma misere, Que de voir leur fureur outrager une mere. Moy, que je t’abandonne en cette extremité ? Que j’aille loin de toy chercher ma seureté, Ah ! plûtost le trépas...         Tu viens icy perfide, Quel dessein criminel te conduit et te guide, Monstre inhumain, viens-tu me déchirant le flanc, M'accabler, me ravir le plus pur de mon sang ; Ta barbare fureur jusqu’en ces lieux me brave, Veux-tu ?         Je viens icy pour prendre mon esclave, Cette fille est à moy, je suis son maistre enfin, Appius à mes loix a soûmis son destin, Gardes qu’on la conduise.         Ah ! quelle tyrannie, Leurs criminelles mains vont saisir Virginie, Osez-vous...         Arrestez, ne portez point vos mains, Sur le sang glorieux des plus fameux Romains. N'aprochez point de moy, je vous suivray sans peine Dans le honteux estat où le destin m’entraîne, Trahie, abandonnée, en proye à vos fureurs, Je n’ay que ma vertu contre tous mes malheurs : Mais elle me suffit : je puis tout avec elle, Adieu, Madame, adieu, vostre douleur mortelle, Ebranle ma constance, et me fait plus trembler, Que l’approche des fers qui me vont accabler. Prenez soin de vos jours, j’auray soins de ma gloire. J'ose esperer qu’un jour ma déplorable histoire, Aprenant ma disgrace aux siecles à venir, Laissera de mon sort un digne souvenir ; Et faira confesser à la plus noire envie, Que d’illustres Ayeux m’avoient donné la vie, Adieu.     Je cours...     Souffrez...         Quoy l’on m’ose arrester, Inhumains, c’en est trop, je ne la puis quitter, Souffrez que dans les fers je suive Virginie, Sans ma fille je hais, et mon rang, et ma vie : Par rage ou par pitié percez mon triste flanc, Aprés m’avoir ravy la moitié de mon sang, Achevez, repandez tout celuy qui me reste ; Helas ! heureuse encor en ce moment funeste, Si je pouvois au moins par une prompte mort, Arracher Virginie aux horreurs de son sort, Ou tourner sur moy-mesme en m’exposant pour elle, De son affreux destin l’influence cruelle ; Je ne puis la sauver, la suivre, ny mourir, Cruels aucun de vous ne veut me secourir, Mais que vois-je ? comment...         Tout a changé de face, Madame, vous verrez finir vostre disgrace, Reprenez de l’espoir déja les Dieux plus doux, M'ont accordé le bien d’arriver jusqu’à vous, Icile est libre enfin, sa prison est forcée, J'ay veu par ses amis sa garde dispercée, Et sans perdre de temps les armes à la main, Vers l’injuste Appius il s’est fait un chemin ; Ils sont aux mains, Madame, et le Ciel équitable, Fera perir sans doute un tyran detestable ; De vostre esprit troublé dissipez la terreur, Tout semble vous promettre un tranquille bonheur, Appius prevenu d’une aveugle furie, Par ses meilleurs soldats fait garder Virginie, Et resté presque seul, abandonné, troublé ; Sous les efforts d’Icile il doit estre accablé, Contre tant d’ennemis il ne peut se deffendre, Icile m’a pressé de courir vous l’apprendre, Et de vous avertir, Madame, qu’en ces lieux, Vous le verrez bien-tost venir victorieux, Je cours le retrouver.         Non je pretens vous suivre, Courons, que j’aille voir la main qui nous delivre, Aussi bien dans ces lieux on ne me retient plus. Je voy fuïr à ce bruit mes Gardes éperdus ; Allons... mais c’en est fait, et mon ame ravie... Ouy, c’en est fait, Madame, Appius est sans vie, Je viens de le punir, enfin tout est sauvé, Et déja vostre Epoux dans Rome est arrivé. Virginius !         Madame on vient de me l’apprendre, Le bruit de son retour partout s’est fait entendre, Mais que fait Virginie ? on ne m’en a rien dit, Elle seule sans cesse occupe mon esprit. Clodius escorté d’une troupe cruelle, S'en est saisi, Seigneur.         Ah courons aprés elle ! Courons la délivrer, et qu’aux yeux des Romains, Le traistre Clodius soit puny par mes mains, Que je puisse gouster le plaisir et la gloire, Que prepare à mon cœur une pleine victoire. Hastez-vous donc, Seigneur ;         Que viens-tu m’annoncer, Dy-moy, que fait ma fille, où l’as-tu pû laisser. Vostre fille ?         Aprenez-nous, où faut-il que je vole, Où sont nos ennemis, que mon bras les immole, Que Virginie enfin ne les redoute plus, Que j’aille...         Moderez des transports superflus, Il n’est plus temps.     Comment ?         L'aimable Virginie. Eh bien ! qu’est ce ?         A mes yeux vient de perdre la vie. Ciel, qu’est-ce que j’entends ? Ah destin rigoureux ! Quel coup ?         De tous mes maux voicy le comble affreux, Que puis-je craindre aprés ce que je viens d’apprendre, Grands Dieux ?         Virginius venoit pour la deffendre, Au moment qu’il l’a veuë au milieu des soldats ; Ce spectacle cruel a retenu ses pas : Il s’arreste, et du peuple il aprend que sa fille Vient d’estre pour jamais ravis à sa famille, Qu'elle est soûmise aux fers du traistre Clodius, Et sans doute exposée aux transports d’Appius. A ce fatal recit son desespoir extréme, Fait qu’il veut la sauver, ou se perdre luy mesme : Il attaque luy seul plus de mille ennemis, Le succez répond mal à ce qu’il s’est promis, On le saisit d’abord, il se voit sans épée, Hé que sert, a-t’il dit, à ma valeur trompée, L'inutile bon-heur de mes autres exploits, Puisque je suis vaincu cette dernière fois ; Mais helas ! permettez cruels, dans ma disgrace, Si je perds Virginie, au moins que je l’embrasse, De cet embrassement la puissante douceur, D'un cœur desesperé flatera la douleur ; On le laisse, il y court, la joint malgré la presse, Par ses embrassemens il marque sa tendresse ; Je le suis, et j’entens qu’elle luy dit, Seigneur, Ah ! donnez-moy la mort, et sauvez ma pudeur. Virginius surpris, admire son courage, Il soûpire à la fois, et d’amour, et de rage, A tes desirs cruels, dit-il, puis-je obeïr, Mais ne t’obeïr pas ce seroit te trahir, Satisfaisons ton ame, et malgré ma foiblesse, Dérobons ta pudeur au peril qui la presse : Par un coup rigoureux prouvons nostre amitié, Montrons-nous inhumains par excés de pitié, Et que tout l’Univers sçachant que je suis pere, Admire mon courage, et plaigne ma misere, Aprés ces tristes mots, égaré, furieux, Il promene par tout ses regards curieux, Il voit, cherche avec soin ; ah disgrace impreveuë ! Un funeste cousteau se presente à sa veuë ; Il le prend, et poussé d’une indiscrete ardeur De sa constante fille il veut percer le cœur, Mais en vain pour ce coup son courage s’apreste. Quand il croit l’achever sa tendresse l’arreste : Car à peine a-t’il veu le coûteau prés du sein, Que la nature semble avoir glacé sa main, Il demeure immobile, à ce triste spectacle, On court, à son dessein chacun veut mettre obstacle, Virginie en tremblant voit venir ce secours, Qui hazarde sa gloire en conservant ses jours, Elle se haste alors de terminer sa vie, S’élance sur le fer, et d’une main hardie, Prend celle de son pere, et poussant le coûteau, S'en frape, tombe, et s’ouvre un chemin au tombeau. Helas !         Virginius aprés ce sacrifice, De ce sang precieux demande la justice ; Il prend entre ses bras ce corps ensanglanté, Le fait voir aux Romains, le peuple epouvanté, Fremit en regardant cette victime offerte, De tous les Decemvirs il conspire la perte, Il court de tous costez vanger vostre malheur : Clodius a deja ressenty sa fureur, Et moy je suis venuë en ce lieu vous aprendre, Les funestes horreurs que vous venez d’entendre, Heureuse si ma mort avoit pû devancer, La douleur que je souffre à vous les annoncer. Ainsi pour mon amour Virginie est perduë, Voilà cette union que j’avois attenduë, Mourons, mais d’une mort qui soit utile à tous, Portons sur nos Tyrans ma rage avec mes coups, Allons, Madame, allons, et courons l’un et l’autre, Faire parler par tout ma douleur et la vostre, Allons, que mille morts marquent ce triste jour, Puisque Rome l’exige aussi bien que l’amour.