Bonjour, Madame Moka ; vous n’avez pas grand monde. Il est encore de bonne heure, Monsieur. Monsieur Delalande n’est pas venu ici aujourd’hui ? Il est venu ce matin à cheval. Il m’avait dit qu’il viendrait cette après-dînée. Monsieur, le voilà. Ah, te voilà, Lalande. J’ai été te chercher chez Madame Delarue ; l’on m’a dit qu’on ne t’avait pas vu, et je suis venu voir ici. Qu’est-ce que tu as fait hier au Vingt-un ? J’ai perdu trente-neuf louis, ils n’y savent pas jouer ; il n’y a pas moyen de rien faire avec des gens comme cela. Et Madame des Bruyères a-t-elle gagné ? Oui, je crois qu elle a eu une douzaine de louis. Ah, tiens, n’est-ce pas la petite Aglaé qui passe, dans le vis-à-vis ? Je crois que oui. Il n’a tenu qu’à moi de souper avec elle, avant-hier ; mais je ne m’en suis pas soucié ; elle est trop blonde. Qu’est-ce qui l’a à présent ? Mais, tout le monde. N’est-ce pas le Chevalier de la Merville ? Bon, il y a longtemps qu’il ne l’a plus, elle a eu un Anglais depuis. Vas-tu aux Italiens aujourd’hui ? Je ne sais pas. Qu’est-ce qu’on donne ? Le Roi et le Fermier, avec les Soeurs rivales, je crois. Et aux Français ? Ma foi, je n’en sais rien. Je n’y vas jamais ; c’est un spectacle triste, et je ne donne pas dans l’esprit moi. Je crois que tu ne lis guère. Parbleu non, je n’ai pas le temps. Et puis que diable lire ? J’ai acheté pourtant la Bibliothèque de campagne ; mais c’est pour ceux qui viendront chez moi. Ah , c’est du moins quelque chose. Combien te coûte cet habit-là ? Ma foi, je n’en sais rien, je ne m’en informe seulement pas. À propos, as-tu vu mes derniers chevaux ? Lesquels ? Ceux que j’avais hier à la plaine ? Oui. Ils sont vilains. Vilains, oui, c’est ce qu’ils sont, et dressés ! Il n’y a rien de si agréable à mener ; j’ai pourtant envie de m’en défaire. Si tu veux les troquer contre mon cheval anglais... Quoi cette grande rosse que tu avais l’autre jour au Bois de Boulogne ? Oui une rosse ! Je ne le donnerais pas pour quatre-vingt louis. Allons donc ! Ah, voilà Despressins. C’est vrai. Je m’en vais l’appeller. Despressins ? Ah, et voilà Duval aussi ! Qu’est-ce que vous faites ici tous les deux ? Ma foi rien. Où as-tu dîné ? Dans la rue Saint-Louis. Chez qui cela ? Chez une vieille Tante à moi. Madame Moka est toujours jolie. Elle se porte mieux que cet hiver à la foire. Oui, Monsieur, Dieu merci, cela va assez bien à présent. Elle a été assez jolie au moins. Elle l’est bien encore. C’est dommage qu’elle aime son mari. Tu le crois ? Oui, on me l’a dit. Ah, je t’en réponds, je voudrais avoir autant de cinquante louis... À propos, Madame Moka, ce Monsieur que j’ai vû ici une fois, que vous disiez qui ne vous avait jamais parlé, vient-il encore ? Oui, Monsieur, tous les jours. Voila à-peu-près l’heure où il vient prendre du café. Et il ne t’a jamais rien dit non plus à toi ? Non, Monsieur, jamais ; il fait signer feulement, nous sommes accoutumés à cela. On lui verse du café, il le prend et il s’en va, après avoir payé, s’entend. Ah, je me rappelle ; c’est un homme qui... Oui, Monsieur. Parbleu, je suis curieux de le voir. Monsieur, si vous ne vous en allez pas, vous aurez ce plaisir-là. Hé bien, j’ai envie de le faire parler. Cet homme-là ? Tu seras bien fin, je le connais moi. Veux-tu parier dix louis ? Non. Pourquoi ? Je les parie moi ; mais aujourd’hui. Tout-à-l’heure s’il vient. Il ne tardera pas. Allons, voyons tes dix louis. Les voilà. Voilà les miens. Il n’y a qu’à les mettre entre les mains de Despressins. Je le veux bien. Tenez. Vois s’il y a dix louis ? Oui, oui ; hé bien à présent, je vous dirai que je suis pour celui qui parie qu’il ne parlera pas. Nous verrons. Ah, Monsieur, le voilà, le voilà qui vient. Il a parbleu raison, c’est lui-même. Oh, il ne manque jamais à moins qu’il ne pleuve à verse. Il prend son café bien tard. C’est son heure ordinaire. Range-toi donc de la porte. Je m’en vais. Et mes dix louis. Ce gaillard-là emporte les enjeux. Je m’en vais faire une visite ici près et je reviens savoir la réussite du pari. Ne sois pas longtemps. Je ne fais qu’aller et venir. Laissons passer notre homme sans faire semblant de rien. Monsieur, je vous attendais avec impatience, je suis charmé de vous voir. Monsieur, vous aimez beaucoup le café d’ici ? Monsieur, vous n’allez jamais à la campagne. Je crois que vous avez tort. Si vous preniez des eaux, cela serait peut-être bon pour votre main. Quel diable d’homme ! On ne sçait par où l’entamer. Aimez-vous un peu le spectacle ? Cela doit vous amuser , n’aimant pas à parler. Monsieur , pour faire connaissance avec vous, je voudrais bien que vous me fissiez le plaisir de venir dîner avec moi. Il n’est pas gourmand ! Monsieur, nous aurions des femmes fort jolies. Je crois que j’aurai bientôt tes dix louis. Pas encore. Attends, attends. Monsieur, il y a un homme qui vous cherche pour vous remettre cinquante louis d’une restitution qu’il est charge de vous faire. Il n’aime pas l’argent. Monsieur, il y a quelqu’un qui m’a dit que vous n’aimiez pas à vous battre. Parbleu , il parlera. Monsieur, quand reviendrez vous ici ? Je serais bien aise de causer avec vous ; car vous avez bien de l’esprit. Que le Diable l’emporte. Ah, ah, ah, ah. Est-ce que c’est un fou ? Dis donc toi ? Nous n’en savons rien, Monsieur. Hé bien, a-t-il parlé ? Oh pour cela, non. Allons, donne-moi mes vingt louis. Un moment. Mais n’as-tu pas parié que tu le ferais parler ? C’est vrai. Hé bien ? Comme je lui ai marché sur le pied, peut-être qu’il m’enverra dire qu’il veut se battre, il faut attendre. Nous sommes convenus qu’il parlerait aujourd’hui, qu’as-tu à dire ? C’est vrai ; mais si c’est par ce que je lui ai dit, qu’il parle demain, je le suppose, je n’aurai pas perdu. Tout de même. Non pas. Veux-tu parier encore dix louis ? Si tu veux. Finissons cette affaire-ci auparavant. Et comment ? Écoutez-moi, vous êtes deux nigauds tous les deux. Pourquoi cela ? Parce que cet homme qui s’appelle Monsieur Ledoux, ne pouvait pas vous répondre, vous lui auriez parlé cent ans. Il est peut-être muet ? Tu l’as dit. Il est sourd et muet de naissance. Que diable, il fallait donc nous le dire. J’ai voulu vous laisser parier. Tenez, voilà vos dix louis à chacun. Veux-tu que je te mène, où vas-tu ? Aux Italiens. Et bien j’irai aussi. Garçon, vois si mon carosse est là. Oui, Monsieur. Allons-nous-en. Bonjour, Madame Moka. Messieurs, je suis bien votre servante. Allons, passe.