Bonjour, Monsieur Delépine. Comment vous va aujourd’hui ? Ah, Monsieur Desgrais, je ne vous voyais pas. Qu’est-ce que vous avez donc ? J’ai bien du chagrin. Ce pauvre Monsieur Cinq-pieds est mort. Cinq-pieds est mort ? Oui, vraiment, à Nemours. Et qu’est ce qu’il faisait là ? Il s’y était retiré, pour deviner des logogriphes. Pour deviner des logogriphes ? Oui, et c’est ce qui l’a tué. Je ne comprends pas cela. Il avait choisi ce genre d’occupation-là, et c’était pour n’être pas distrait , qu’il avait abandonné Paris, pour Nemours. Je conçois qu’on y est plus tranquille. Il mit une si grande application à ce qui ne devait être pour lui qu’un amusement, qu’il en perdait le boire et le manger. Le dernier logogriphe lui a fait passer huit jours et huit nuits de suite, sans pouvoir le deviner ; cela lui a échauffé le sang, en trois jours de temps il est mort. C’est affreux ! Voilà comme est mort ce pauvre Homère. Qu’est-ce que c’était que Monsieur Homère? Quoi ! vous ne connaissez pas Homère, le poète Grec ? Ah, mon Dieu, je ne le connois pas ? Je le regretterai toute ma vie. C’était un homme cela ! Quelles images ! Quelle poésie ! Ah, ne m’en parlez pas, les larmes me viennent aux yeux , d’abord que j’y pense. Et qui pleurera-t-on, si ce n’est un aussi grand homme ? Et vous croyez que Monsieur Cinq-pieds est mort comme lui ? Quoi, ne vous souvenez-vous pas qu’il mourut de regret de n’avoir pas pu deviner une énigme que lui avaient proposé des Pêcheurs dans une des Îles Soporades ? Ah, mon Dieu, oui, vous me le rappelez ; que c’était un bon homme ! C’est un excellent homme, qu’il faut dire. Ah ! Quand on dit qu’il dormait quelquefois, c’est qu’il était aveugle, et l’on s’y méprenait, ah ! Monsieur, les grands hommes auront toujours des envieux, mais qu’ils imitent Homère ceux qui disent cela ; qu’ils imitent sa bonté et sa reconnaissance, comme il célébrait dans ses ouvrages tous ceux à qui il avait quelque obligation ! Ah ! Quel homme ! Quel homme ! Qui est-ce qui aurait inventé l’épopée de nos jours ? Ah, personne , personne ! Aristote n’en veut pas convenir ; mais il dit pourtant que c’est lui qui l’a enseignée aux Poètes. L’épopée ? Oui, l’épopée ! L’épopée, sans lui n’aurait jamais parue ! Nous n’eussions jamais connu l’épopée ! Non, non, l’épopée ! Ah, ah, ah ! Eh, mes amis, qu’est-ce qui vous est donc arrivé ? Ah, ah, ah ! Mais dites donc ? Je n’ai jamais vu une douleur pareille. Nous pleurons, ons, ons, ons ons... Achevez donc. Ce pauvre ho , ho , ho , ho... Et qui donc ? Ho, ho , ho. ... Je ne vous comprends point. Vous ne pouvez pas, ah, ah, ah, nous blâmer. Oui, quand vous saurez, hé , hé , hé... Que nous pleurons, ho , ho, ho... Ho, ho, ho... je ne peux pas prononcer son nom. Vous parlez bien pourtant. C’est, est ; est, est. Homère. Homère ? Je ne le connais pas. Quoi, vous ne le connaissez pas ? Non, était-ce un de vos parents ? Homère, le Poëte ? C’est Homère que vous pleurez ? Oui , vraiment. Mais vous êtes donc fous ? Foux ? Et qui trouvez-vous qu’on doive autant regretter ? Oui, je conviens que c’étAit un grand homme. Un homme incomparable ! Un homme qu’on doit être bien fâché de savoir mort. Il y a si longtemps ! Sa mémoire vit bien encore. Et elle vivra toujours. Ah, si nous le voyions un moment, tout aveugle qu’il était !... Il ne l’avait pas toujours été. Ah c’est bien vrai ! Ses ouvrages le prouvent, quelles descríptions de la Nature ! Quel profit il avait tiré de ses voyages ! C’est lui qui nous a dit le premier que la Terre était une île environnée d’eau. Ho, ho, ho. Et que le Soleil se levait et se couchait dans l’Océan. Han , han , han. Il est vrai qu’il savait la Géographie !... Tout, tout ce qu’on peut savoir. Son Iliade !... Son Odyssée !... Il connaissait le sein des mers, les enfers... L’Olympe ! Quelle Mythologie ! Hi, hi, hi, hi. Arrêtez donc. Prêtez-moi un mouchoir. Je n’ai que le mien. Ni moi non plus. Nous en étions à l’épopée , hé, hé , hé ! Oui, quand vous êtes arrivés, hé , hé, hé ! À l’épopée ! Hé , hé , hé ! Hé , hé , hé , hé. Comment donc vais-je faire ? À l’épopée ! Hé, hé, hé, hé ! Messsieurs, achetez de mes beaux mouchoirs. Des mouchoirs ? Ils viennent bien à propos, j’en ai grand besoin. Combien me vendrez-vous ce mouchoir-là ? Six francs, Monsieur. Six francs, c’est trop cher. Combien en voulez-vous donner ? Je vous en donnerai trois livres. Monsieur, je ne le peux pas, en conscience. Il est à vous pour cent sols , si vous voulez. Non, je n’en donnerai pas davantage. Mais, Monsieur, vous ne me le laisserez pas ? Si vous me le donnez pour trois livres ; car sans cela je n’en ai plus que faire, j’aurai le temps d’en aller chercher un chez moi. Mais, Monsieur, vous l’avez sali. Hé bien, voilà trois livres ou rien. Mais, Monsieur, Monsieur ? Monsieur Delépine, voulez-vous venir aux Tuilleries , pour nous dissiper un peu, nous en avons besoin. Très volontiers, je ne demande pas mieux.