LE MOLIERE d’Italie, M. Charles Goldoni est Auteur d’une Comédie sur Moliere même, et cettepièce qui porte le nom de son héros, a été représentée à Turin en 1751. M. Mercier l’a traduite ou plutôt imitée, l’a fait imprimer sous le même titre en 1776, et les Comédiens Français ont joué sur leur Théâtre, en 1787, une imitation en quatre Actes de cette imitation en cinq, sous le titre de la Maison de Moliere. J'appelle cette dernière une imitation, parce qu’ils ont transposé et abrégé plusieurs scènes du Moliere de M. Mercier. J'étais à la première représentation de cette Maison de Moliere, dont les trois premiers Actes réussirent parfaitement, et dont le quatrième n’aurait pas eu moins de succès, si les Comédiens n’avaient pas intercalé une représentation du Tartuffe entre le troisième et le dernier Acte de la pièce nouvelle. C'est par un noble zèle pour la gloire du créateur de la scène comique, qu’ils ont risqué cette innovation, et mon dessein n’est pas de les en blâmer. Cependant une représentation de neuf Actes parut trop longue aux spectateurs, et la Maison de Moliere, jouée depuis avec une pièce d’une moindre étendue, s’est soutenue sur le Théâtre. Je l’ai vue plus d’une fois, et toujours avec plaisir, et cette pièce m’a donné l’idée de celle que j’ose présenter au Public. Dès que Moliere m’eut apparu lui-même sur une scène où, jusqu’à ce moment, j’avois admiré ses chefs-d’œuvre, dès que j’eus entendu parler celui qui a si bien fait parler les divers personnages éclos de son imagination féconde, je pris les pinceaux, à mon tour, et sans dire, comme Le Corrège, et moi aussi, je suis Peintre, j’essayai néanmoins d’ajouter quelques traits à une image que j’adore. Il fallait, pour y réussir, trouver dans la vie de Moliere une époque qui fût favorable à mon dessein. M. Goldoni avait déjà pris la plus intéressante, celle où l’Auteur du Tartuffe, pressé entre deux Puissances également redoutables ; l’autorité de son Roi et la haine des hypocrites triompha de la seconde, en lui opposant la première, et il ne me restait plus qu’à glaner dans un champ où la moisson était déjà faite ; que dis-je ? Il me restoit à relire la vie de Moliere par Grimarest et les mémoires du temps ; je me remets donc à lire les mémoires du temps, et Grimarest qui, méprisé par quelques Auteurs, a pourtant été la source où ont puisé ces Auteurs mêmes, qui, ami et contemporain de Baron, paraît avoir écrit sous sa dictée, et après avoir relu, je n’ai pas de peine à me convaincre que l’événement qui causa la mort de Moliere est celui de sa vie qui lui fait le plus d’honneur. Tout le monde connaît cet événement, et il est inutile que je le raconte. Mais que ne puis-je graver dans tous les cœurs les belles paroles que répondit Moliere à sa femme et à Baron, lorsqu’ils le conjurèrent, les larmes aux yeux, de ne point jouer dans son Malade imaginaire, et de prendre du repos pour se remettre de ses fatigues ! Les voici telles que Grimarest les rapporte. « Comment voulez-vous que je fasse » leur dit-il ? «  Il y a cinquante pauvres ouvriers qui n’ont que leurs journées pour vivre, que feront-ils, si l’on ne joue pas ? Je me reprocherais d’avoir négligé de leur donner du pain un seul jour, le pouvant faire absolument ». Qu'on songe à la circonstance où il les prononça ces paroles admirables, et l’on conviendra qu’elles le rendent digne de tous les hommages. Que ne suis-je né avec son talent, pour les consacrer dans une pièce aussi admirable que les siennes, et que ne puis-je du moins les faire écrire en lettres d’or sur la porte de tous les cabinets où les Administrateurs des états travaillent en silence pour le bonheur des peuples ! J'ai été forcé de les altérer, et je les ai par conséquent affaiblies dans ma pièce ; mais une Comédie n’est point un récit historique ni une vie à la manière de Plutarque, et l’Auteur dramatique est souvent obligé de plier les vérités pour donner à son ouvrage plus de vraisemblance. Ces belles paroles, cependant, achevèrent de mettre le feu dans mon imagination déjà prête à s’enflammer. Je travaillai, nuit et jour, pour ne point la laisser éteindre, et quand ma pièce fut achevée, je courus la lire à des connaisseurs dont le jugement n’est point suspect. Quelques-uns me dirent que j’avais un peu trop altéré les faits historiques, et que ma Comédie avait presque l’air d’un Roman dialogué. Il ne me sera pas difficile de leur répondre. On sait, pour ne parler d’abord que de l’intrigue de ma Comédie, on sait, dis-je, que Moliere lut, un jour, sous son propre nom, une pièce de son camarade Brecour à sa bonne servante Laforêt, et que cette fille, guidée par un instinct qui ne la trompait jamais, dit que cette pièce était trop mauvaise, pour avoir été composée par son maître. J'ai appliqué cette anecdote à Chapelle, ami de Moliere, parce que Chapelle m’a paru un personnage plus intéressant à mettre au théâtre que Brecour, et de pareils changements doivent être permis, puisque, sans rien changer au fond, ils rendent les formes plus vraisemblables. Chapelle d’ailleurs, si l’on excepte son voyage qu’il a composé avec Bachaumont, n’a guères fait que des vers assez médiocres, et s’il faut en croire (1) l’estimable Commentateur de Moliere, celui-ci, étant pressé par Louis XIV pour la Comédie des Fâcheux, pria Chapelle de l’aider, et Chapelle y consentant lui apporta, quelques jours après, une scène détestable. On sait que Baron fut l’élève de Moliere, que Moliere eut une fille de la fille de la Bejart, et n’ai-je pas pu supposer que Baron en était amoureux, et que Moliere voulut les unir, sans rien avancer d’impossible ou d’extraordinaire. On sait le trait de bienfaisance de Moliere envers le Comédien Mondorge. M. de Voltaire l’a cité dans la vie qu’il a faite de Moliere, et qu’il destinait à une édition des Œuvres de ce grand homme. Je n’ai fait que rapprocher ce trait de l’époque de la mort de Moliere, à laquelle il fut antérieur, et si je blesse la chronologie, je ne crois pas offenser la raison. (1) Le Commentaire de M. Bret, sur les Œuvres de Moliere, est un des meilleurs Ouvrages de notre langue. Auteur lui-même de Comédies très-agréables, M. Bret apprécie avec autant de goût que de jugement tous les chefs-d’œuvre de son Auteur : il parle de ses défauts avec respect, de ses beautés avec amour, et une noble franchise est toujours son guide. Je n’ai bien connu Moliere qu’après avoir lu M. Bret. M. Bret est le premier qui ait vengé ce grand homme du reproche très-injuste que lui ont fait quelques-uns de ses ennemis d’avoir puisé le plan et même les scènes du Tartuffe dans une mauvaise farce italienne, intitulée : Il dottor Bacchetone. Il prouve invinciblement que cette farce n’est elle-même qu’une plate imitation du Tartuffe. Les recherches pénibles et nombreuses qu’il a faites à ce sujet, sont dignes des plus grands éloges. M. Bret ne se contente pas de juger et de commenter Moliere : il rapporte dans ses Avertissements et Observations les anecdotes les plus curieuses sur ce grand homme: il n’oublie rien de ce qui peut nous le faire envisager sous tous les aspects. On aime Moliere après avoir lu ces Avertissements, et l’on a pour M. Bret autant d’estime que de reconnaissance. Grimarest est mon garant pour la haine que Baron inspirait à la Moliere. On sait ce qu’il raconte à ce sujet ; il dit, en parlant de celle-ci, qu’elle ne fut pas plutôt Mademoiselle de Moliere, qu’elle crut être au rang d’une Duchesse. Et pourra-t-on d’après cela blâmer la hauteur et l’orgueil que j’ai donnés à la Moliere ? Quant aux autres personnages que j’introduis dans ma Comédie, on sait que le Docteur Mauvilain fut toujours l’ami de Moliere, et Montausier son admirateur, et j’ai pu amener dans sa maison Montausier et le Docteur Mauvilain. L'hypocrite Pirlon y vient sans doute pour apprendre, sur la mort de Moliere, quelques détails dont sa haine et son esprit de vengeance puissent tirer quelqu’avantage. Ce personnage d’ailleurs m’a paru si dramatique et si plaisant dans la maison de Moliere, que les Auteurs de cette pièce m’ont donné l’exemple de l’employer, et je ne pense pas qu’on fasse mal de suivre de bons exemples. Que n’ai-je pu aussi les imiter dans mon dénouement ! Quelques personnes eussent désiré que je fisse expirer Moliere sur le Théâtre ; mais outre que cette fin aurait altéré la vérité, puisqu’il mourut dans son lit et dans sa maison, n’aurait-on pas eu le droit, si j’avais suivi leur conseil, de comparer ma pièce au monstre d’Horace ; et ne trouverait-on pas ridicule et tout-à-fait hors des règles et de l’usage un Ouvrage dramatique, qui, commençant d’une manière assez comique, eût fini si tragiquement ? Ma Pièce a déjà assez de défauts, et je n’ai pas voulu qu’on pût lui reprocher une disparate aussi choquante. Mais c’est trop entretenir mes Lecteurs d’une bagatelle qui ne mérite, ni les honneurs ni les frais d’une dissertation. Parlons plutôt de la Maison de Moliere, qui m’a, comme je l’ai dit, donné l’idée de ma Comédie, et qui, à tous égards, lui est si supérieure. Quelques dames de l’extrêmement bonne compagnie m’ont assuré que cette Pièce les avait ennuyées à périr ; que c’était un Ouvrage qui n’avait pas le sens commun, et qu’elles donneraient leurs loges à leurs femmes chaque fois qu’on la jouerait. Quelques Messieurs d’un très bon ton ont été de l’avis de ces dames ; et moi, j’ai toujours été et je serai toujours de l’avis du public qui, dans les trois pre-miers Actes, a vivement partagé les alarmes que cause à un grand homme la défense inattendue de mettre au Théâtre son chef-d’œuvre ; de ce public qui s’est plu à voir ce grand homme dans l’intérieur de son domestique, et, pour ainsi dire en déshabillé ; qui a tressailli, qui a pleuré de joie avec ce grand homme, lorsque la Thorilliere vient lui annoncer que Louis XIV a levé les obstacles qui suspendaient la représentation de l’Imposteur. Et quel spectacle est plus touchant et plus noble, en effet, que de voir le génie aux prises avec ce qu’il y a de plus redoutable sur la terre ; un despote qui veut être obéi et l’envie qui le persécute ? Croit-on que l’intrigue de nos jolies petites Comédies, telles que la Feinte par amour, la Surprise de l’amour, Amour pour Amour, et tant d’autres, soient d’une plus grande importance ? Croit-on que la Coquette corrigée, la Coquette fixée et toutes les Coquettes du monde doivent plus exciter l’admiration et remuer plus fortement le cœur que le tableau vrai et naturel d’un caractère vertueux, et que le sort d’un sublime drame, fait pour éclairer et corriger les humains, n’intéresse pas davantage que le mariage d’un fat avec une petite maîtresse, le récit d’une anecdote de ruelle ou le dénouement d’un imbroglio tissu par des valets ? Je vais plus loin : une vieille tradition nous a appris que Boileau, interrogé par Louis XIV, qui voulait savoir quel était le plus grand homme de son siècle, répondit sans hésiter : Moliere. Et moi, j’ai osé me dire souvent que Moliere était encore le personnage le plus théâtral qu’on ait jamais transporté sur la scène française, et je ne doute point qu’on ne réussisse chaque fois qu’on l’y peindra avec vérité. Les vertus de Moliere sont connues depuis long-temps. Il étoit bon père, époux sensible, ami généreux, citoyen bienfaisant : sa vie a été pure comme le serait celle d’une de ces créatures privilégiées qui descendrait du Ciel et viendrait commencer et achever sur la terre les courtes et déplorables révolutions de la vie humaine. C'est beaucoup pour plaire sans doute ; mais peut être ce n’est pas tout. Il résulte de tout ce qu’on a écrit sur ce grand homme et de ce qu’il a écrit lui-même, que ses passions étaient extrêmes. On sait que celle de l’amour a fait le tourment de sa vie, et n’est-ce pas celle de la gloire, qui, poussée au dernier dégré, a soutenu son courage au milieu de toutes les contrariétés que ses ennemis lui ont fait éprouver ? Grimarest et la tradition nous apprennent que sa franchise tenait de la brusquerie, qu’il était né avec un tempéramment bilieux, quoique mélancolique, que son humeur allait souvent jusqu’à la colère ; et ce n’est pas sans raison qu’on a cru que le Misanthrope était Moliere lui-même, et qu’il s’était peint dans le sublime rôle d’Alceste. Qu'on lise ses chefs-d’œuvre avec attention, et l’on verra que cette humeur qui le dominait, il l’a donnée à presque tous ses personnages. Ce Misantrope que je viens de citer est en colère depuis le premier vers de son rôle jusqu’au dernier ; il rudoie, il gronde, il brusque tout le monde. Quelle véhémence et quelle âpreté dans ce début ! Celui du Tartuffe est dans le même genre. La vieille Madame Pernelle ne semble se ranimer que pour se plaindre de toute sa famille, que pour la gourmander, si je puis me servir de ce terme, et donner à chacun son paquet, comme l’a si bien dit Moliere lui-même dans une autre pièce : son courroux va même jusqu’à lâcher des jurements, tels que jour de Dieu ! morbleu ; termes toujours déplacés dans la bouche d’une femme, mais placés avec grace dans cette première scène. Le vieux Gorgibus ne parle pas avec plus de douceur dans les Précieuses ridicules. Le Chrysale des Femmes Savantes se laisse aller au même emportement, et la passion d’Arnolphe, autrement M. de la Souche, est si vive, qu’Orosmane, que le brûlant Orosmane ne me paraît pas plus amoureux de Zaïre que cet Arnolphe ne l’est de la naïve Agnès. On pourrait dire de La Fontaine qu’il avait dans ses Fables sa propre simplicité, et de Moliere qu’il eut l’impétuosité des principaux personnages de ses Comédies. On sait même qu’il poussait cette impétuosité jusqu’à la minutie. Si par hasard on lui dérangeait les moindres choses dans son cabinet, s’il ne les trouvait pas toutes dans l’ordre où il les avoit laissées, si on changeait un livre de place, on dit qu’aussitôt il entrait en fureur, qu’elle durait des semaines entières, et que même il cessait de travailler. Je ne doute point que la plupart de ces personnages, toujours hors d’eux-mêmes, n’aient fait le succès de ses belles Comédies ; et peut-être ne serait-il pas difficile d’en donner la raison. Outre qu’un personnage qui a de l’humeur, est presque toujours passionné, et qu’une passion quelconque exhale un feu qui vivifie, qui anime et qui subjugue les plus froids spectateurs ; j’ai souvent observé qu’on était porté à rire des gens qui se mettaient en colère, et si l’on veut en avoir un exemple, qu’on se rappelle la fameuse scène de MM. Piron, Collé et Gallet chez le Commissaire Lafosse. Après avoir été conduits chez lui par le guet, qui les avait trouvés se disputant dans la rue, le Clerc du Commissaire les interroge d’abord avec gravité ; ils répondent de même ; mais ils disent des choses si plaisantes, que la gravité du Juge se change en fureur, et alors le rire des trois accusés devient inextinguible, que dis-je ? Il gagne toute l’assemblée, et finit par élargir scandaleusement la bouche des alguasils qui les ont arrêtés. Ce ne sont pas toujours de bons mots ou des reparties vives et heureuses qui excitent la gaieté. Les Comédies étincelantes de traits d’esprit et de saillies ingénieuses, telles que le Méchant et quelques autres font sourire, mais elles n’épanouissent point la rate ; mais elles ne font point circuler la joie universellement. La véritable gaieté ou plutôt le vis comica résulte du choc de deux passions opposées qui se combattent et qui toutes deux ont tort. Je m’explique : lorsque deux hommes sensés ou qui au moins devraient l’être, se fâchent et s’injurient, ils descendent pour ainsi dire, de la hauteur de leur raison. L'homme alors redevient enfant, et charmés intérieurement de voir qu’il se dégrade et qu’il perd ses plus beaux avantages, les spectateurs s’en moquent, et la malice humaine les porte à manifester la pitié dérisoire qu’il inspire, et le plaisir secret qu’il fait naître. Il n’y a que la déraison bien prouvée qui excite le rire, et les passions poussées à l’extrême font-elles autre chose que déraisonner ? Moliere enfin était un homme passionné. Il a prouvé par ses Comédies que ces caractères réussissoient toujours au Théâtre ; et doit-on être surpris qu’il y ait beaucoup réussi lui-même, lorsque MM. Goldoni et Mercier nous ont offert le véritable original de toutes ces différentes copies ? Cet original aurait produit de bien plus grands effets, si ces MM. avaient choisi une époque plus avancée dans sa vie, s’ils l’eussent pris, par exemple ; un an ou deux après son mariage, s’ils eussent peint cet amour véhément et toujours contrarié que sa femme lui inspira, les querelles qu’il excita, les brouilleries et les raccommodements dont il fut cause. Quelle pièce admirable ne ferait-on pas en effet de Moliere, jaloux de sa femme, de Moliere amoureux ? Une femme de théâtre peut se conserver pure au milieu de la corruption ; mais elle est exposée à toutes les attaques, et qu’elle y succombe ou non, quel effroi ne doit point causer à un mari la foule des adorateurs qui l’environnent, et quel parti ne tirerait-on pas du plus passionné, du plus emporté de tous, de Moliere toujours placé entre sa jalousie naturelle et une épouse coquette ? Cette jalousie a d’abord frappé mon esprit comme le trait le plus apparent du caractère de Moliere, et j’ai voulu en faire usage ; mais j’ai senti en y réfléchissant, qu’une pareille tâche serait au-dessus de mes forces, et je laisse à d’autres le soin de la remplir. Quoique le domaine de Thalie ne soit point épuisé pour l’homme de génie, malgré toutes les moissons qu’on y a faites, quoique des palmes nouvelles y croissent sans cesse, et y reverdissent pour lui sur des palmes déjà cueillies, on ne peut se dissimuler néanmoins que les principaux caractères ont déjà été traités, et qu’il ne reste plus guères à manier que des caractères secondaires. Pourquoi donc ne suivrait-on pas une carrière déjà ouverte avec succès par quelques Littérateurs célèbres ? Pourquoi, au défaut des caractères, ne mettrait-on pas sur la scène française les grands hommes de tous les Etats, qui, depuis environ douze siècles, ont illustré la Nation ? Nos Rois vertueux, par exemple, nos vaillants Généraux, nos Ministres habiles et nos Auteurs immortels ? Henri IV nous a déjà charmés par sa noble loyauté, sa simplicité auguste et sa touchante sensibilité. Nos larmes coulent chaque fois que nous le voyons chez le paysan Michaut, essuyer furtivement les siennes, aux éloges qu’on fait du meilleur des Princes. M. Pilhes, dans le Bienfait anonyme, nous a fait adorer la bienfaisance de Montesquieu, et nous avons ri lorsqu’une main habile a levé à nos yeux le rideau qui couvrait l’intérieur de la maison de Moliere. Ne nous reste-t-il pas encore une foule de Citoyens et de Souverains fameux, dont la grande ombre ne demande qu’à être évoquée, et que nous pouvons faire mouvoir et agir sur notre Théâtre ? Charles V, Louis XII et Louis XIV y seraient-ils déplacés ? Croit-on que, si l’on y voyait le modeste Catinat attendre deux heures et demie dans l’antichambre d’un Commis, et que, si on l’entendait, lorsque le protecteur subalterne, le reconnoissant, lui balbutie des excuses, répondre, sans se fâcher, ces belles paroles; « ce n’est pas ma personne que vous avez tort de laisser dans votre antichambre; c’est un Officier, quel qu’il soit : ils sont tous également au service du Roi, et vous êtes payé pour leur répondre ». Croit-on même que, si on pouvait l’y surprendre jouant aux quilles avec ses soldats le jour de sa première victoire : croit-on, dis-je, que la peinture d’un pareil caractère n’enchanterait pas autant que celle d’un Marquis imaginaire qui trompe cinq ou six femmes à la fois, et s’applaudit de ses conquêtes ? Croit-on que le mot si connu de Turenne, et quand même ç'eût été George, fallait-il frapper si fort ? ne feroit pas autant rire que les proverbes de Moliere ? Et si on entendait le bon La Fontaine, dépouillé de tout, dire naïvement à son ami qui lui offre un asyle, j’y allais, croit-on que ces mots prononcés par des Acteurs intelligents et sensibles, n’exciteraient pas en nous la plus vive admiration et ne contribueraient pas à nous rendre meilleurs ? Pelisson, sacrifiant son honneur pour sauver l’honneur de son ami, Fénélon instruisant son royal élève ; J. J. Rousseau confessant noblement ses fautes, ne valent-ils pas les Valere, les Clitandre, les Damis et mille autres personnages éclos du cerveau des Poëtes et qui n’ont jamais eu d’existence réelle que dans quelques cercles où on les choisit, pour leur donner l’expression et la physionomie qui leur manquent ? Mais dira-t-on peut-être, il faudrait, en mettant ces grands Ecrivains sur la scène, donner à chacun le style de leurs Ouvrages : il faudrait leur prêter le langage qu’ils ont parlé dans leurs écrits, et il n’est pas facile d’imiter le faire des Rousseau, des Fénélon, des Pelisson, des La Fontaine, et toujours, comme dit si ingénieusement celui-ci, toujours on serait trahi par quelque bout d’oreille. L'objection est spécieuse, et l’on doit peu s’en embarrasser. Les Gens de Lettres les plus renommés ont parlé aussi simplement que les autres hommes, et ce n’est pas le style de leurs écrits qu’il faudrait imiter, mais celui de leur conversation. Le roitelet n’est pas obligé d’avoir le vol de l’aigle ; mais le roitelet a sa manière de voler, et il ne doit pas vouloir plus qu’il ne peut faire. S'il fait au contraire tout ce qu’il peut, on lui saura gré de ses efforts. Il y a grande apparence que les Dieux avaient un langage infiniment plus sublime que les mortels, et lorsqu’Homere se rend l’interprête de Jupiter, de Junon, de Vénus, etc. Il ne les fait point parler en vers plus harmonieux, plus corrects ou plus relevés qu’Agamemnon, Ajax, Hector et Achille ; que dis-je ? Si on introduisait Racine dans une Comédie, et qu’on lui prêtât les images pompeuses et les tours ambitieux du récit de Théramène, on ferait sifler un versificateur qui ne doit jamais l’être, et rien ne pourrait faire excuser un si ridicule contre-sens. Que celui donc qui mettra nos grands Auteurs sur le Théâtre, se contente de les peindre comme ils étaient : voilà l’important, et qu’il n’emprunte point une palette étrangère. Il arrivera de-là que la scène françoise, rivale du paisible Elisée, nous offrira ce qu’il y eut de plus grand et de plus vertueux sur la terre, et nous y verrons bientôt errer ces morts immortels dont les traits ne nous sont transmis que dans des gravures insipides ou des bustes inanimés. On sera peut-être surpris que j’aye ajouté au titre de ma Pièce la date de sa réception à la Comédie Française. J'ai eu plus d’une raison pour agir ainsi : la Comédie Française ne pouvait point refuser une Pièce en l’honneur de Moliere, une espèce d’apothéose de ce grand homme, sans manquer au respect dont tous ses membres sont pénétrés pour lui. Aussi n’en est-il pas un qui ne l’ait reçue avec des marques du plus vif intérêt ; pas un qui ne m’ait donné des conseils pour la rendre meilleure, et pour ne point leur faire de vains compliments, j’ai mis en tête qu’ils l’avaient reçue. Pouvais-je mieux leur témoigner ma reconnaissance. Ayant sçu d’ailleurs que quelques Littérateurs estimables devaient traiter le même sujet que moi, et ne pouvant avoir sur eux que le mérite de l’antériorité, j’ai fait imprimer mon Ouvrage pour prendre date, et pour m’assurer les seuls droits qu’on ne saurait me disputer. JE ne sais que penser de mon ami Chapelle. Veut-il me rendre fou ? Dans l’excès de son zèle, L'autre jour, il m’emporte un de mes manuscrits, Et me laisse un des siens. Messieurs les beaux esprits Prétendent, me dit-il, que, dans mes Comédies, Je blesse le bon ton, et qu’elles sont remplies De mots ignobles, bas, et de détails bourgeois. Il veut me corriger et m’apprendre les lois Du beau monde qu’il hante ; et, si je le dois croire, J'aurai moins de profit et beaucoup plus de gloire. C'est fort bien fait à vous, Monsieur l’Epicurien ! Votre projet sans doute est d’un homme de bien ; Mais de me réformer il n’est plus temps, je pense, Et vous perdrez ici toute votre science. On ne redresse point un arbre déja vieux, Et je ferais plus mal, pour vouloir faire mieux. Chapelle cependant n’arrive point, j’enrage. Si du moins il m’avait renvoyé mon Ouvrage ! J'en ai besoin. Holà !... Je suis d’une fureur ! CHAPELLE n’a-t-il rien envoyé ?         Non, Monsieur. Qu'on me laisse !         IL me faut, en attendant qu’il vienne Me rapporter ma pièce, examiner la sienne. Il m’en a tant prié ! Lisons. Chapelle aussi S’avise d’être Auteur. Asseyons-nous ici, Et tâchons d’étouffer ma trop juste colère. De l’esprit, de l’esprit, comme à son ordinaire ! Encore de l’esprit, des traits vifs et brillants, Des détails fins, légers et des portraits saillants, Un jargon de ruelle, un ton de persiflage, Qui sans doute des sots obtiendra le suffrage ; Mais pas le sens commun, pas l’ombre de raison, Et de grands sentiments toujours hors de saison. Croit-il, mon pauvre ami, que, pour la Comédie, L’esprit soit suffisant ? Du bon sens, du génie, Voilà, voilà sur-tout les dons qu’il faut avoir. Tel qu’il est, en un mot, l’homme cherche à se voir, Et non tel qu’on l’a peint dans cette œuvre infidelle. Qui manque la copie est siflé du modèle. Je ne répondrais point que cet Ouvrage-là Ne réussît pourtant, qu’il ne plût, et voilà Comme de beaux esprits, Membres d’Académies, Quand je ne serai plus, feront des Comédies ! Ils uniront ensemble, et l’esprit et le cœur, La nature et l’amour, la peine et le bonheur : Leurs vers tout hérissés d’antithèses pointues, Rediront ce qu’ont dit, en phrases rebattues, Vizé, Balzac, Voiture et Monsieur Trissotin, Grands Auteurs dont on sait le malheureux destin. Mais achevons... Je crois qu’en chantant il s’annonce. Oh ! qu’il mériteroit une vive semonce ! EH bien ! m’apportez-vous mon manuscrit enfin ? Le voilà, mon ami, votre Ouvrage est divin. Divin ! Vous plaisantez : je n’ai point fait d’Ouvrage Dont je sois satisfait, et c’est ce dont j’enrage. Je m’étais figuré d’abord que vos écrits Fourmillaient de défauts ; mais j’en sens tout le prix, Depuis que j’en ai fait à tête reposée Un examen suivi. Votre prose est aisée ; Vos caractères, vrais, comiques, amusants, Et vous offrez par-tout des traits neufs et plaisants. Je voudrais pour beaucoup avoir votre génie. Quoi qu’en dise des sots la tourbe réunie, Votre bon homme Argan m’a sur-tout enchanté. Il se croit bien malade et crève de santé ; Et cette belle-mère intéressée, avide, Que j’aime à voir les traits de son ame sordide Si bien représentés ! Votre Diafoirus M'amuse infiniment par son docte Phœbus. Votre Purgon me charme, et, dans cette peinture J'ai par-tout admiré le ton de la nature. Vous ne croyez donc pas que j’aie à corriger Rien dans ma Comédie  ?         Il n’y faut rien changer. Pas un mot ?     Pas un mot.         Eh bien, je suis sincère : A la vôtre non plus je ne vois rien à faire ; Mais pour d’autres raisons.         Comment ! expliquez-vous. Je m’en garderai bien. A vous mettre en courroux Vous ne tarderiez pas ; et Dieu merci, ma femme Se fâche assez souvent.         Il est vrai que Madame N'est pas douce ; mais moi, je m’amuse de tout. De moi-même je ris quelquefois ; c’est mon goût. Boire la nuit, dormir la grasse matinée, A rien ne réfléchir, vivre au jour la journée, En deux mots me voilà. Sans projet ni chagrin J'entends tout, je vois tout avec un front serein ; Parlez donc franchement. Est-ce que mon Ouvrage Vous a paru mauvais ? Et de votre suffrage Me faudrait-il passer tout-à-fait ?         Tout-à-fait. « Franchement il est bon à mettre au cabinet ». Je me cite moi-même, en parlant de la sorte. Pardonnez ; mais, ma foi ! la vérité m’emporte, Et puis, vous le savez, je ne suis point flatteur. Votre style n’a rien de ce feu créateur, Qui distingua toujours les sublimes Poëtes : Il est semé d’éclairs, de clinquant, de bluetes ; Il éblouit souvent et n’échauffe jamais. Je n’ai pas, comme vous, l’art de peindre à grands traits, J'en conviens ; cependant il faut être équitable. Votre genre peut-être est le seul véritable. Si j’en crois néanmoins de célèbres Auteurs, De plus d’une manière on corrige les mœurs, Et, sans vous ressembler ou marcher sur vos traces, J'ai pu, tout comme vous, sacrifier aux graces. D'accord ; et puisqu’enfin vous ne me croyez pas, Voulez-vous essayer, pour sortir d’embarras, Un moyen des plus sûrs ? A ma bonne servante Je lis tous mes écrits. Elle n’est point savante, Elle n’a point d’esprit ; mais un jugement sain. Consulter Laforêt ! Quel bizarre dessein ! Mon ami, la nature est son guide fidèle, Et, pour plaire toujours, il faut n’écouter qu’elle. Je vais, si vous voulez, lui lire un Acte ou deux De votre Comédie.         Il serait hazardeux De tenter cette épreuve : elle est accoutumée A ce qui vient de vous, et votre renommée, Quand vous la consultez, lui fait trouver tout bien. Ne peut-on réussir par un autre moyen. Disons-lui que la Pièce est de moi.         Cette ruse Me plaît infiniment, et je n’ai plus d’excuse. Laforêt ! Laforêt !     QU'EST-CE ?         Tenez-vous là. Je vais lire une Pièce.         Oh ! j’aimons bien cela. Quand vous nous en montrais, je rions tant ! j’écoute Déjà de tout mon cœur. Alle est de vous ?         Sans doute. Elle est nouvelle même, et je voudrais savoir Ce que vous en pensez.         Je grillons de la voir. Lisais.         « L'Insouciant, Comédie en cinq Actes ». Ne vous pressez pas trop : par des chûtes exactes Marquez bien chaque vers.         D'accord. A son maintien, Je vois déjà qu’au titre elle ne comprend rien. « A C T E P R E M I E R. S C E N E P R E M I E R E. ROSETTE. Ton Maître est-il ici ? LAFLEUR.                     Non, il vient de sortir. ROSETTE. Tant pis ! LAFLEUR.             Pourquoi cela ? ROSETTE.                         Je venais l’avertir. Que Madame l’attend à souper. LAFLEUR.                         Oh ! je pense Qu'il ne s’y rendra pas : il n’est pas d’homme en France Qui soit plus invité. Chez nous, chaque matin, Trottent les billets doux. C'est un tapage, un train... Mais dans notre antichambre on a beau se morfondre, A personne jamais nous ne daignons répondre ; Et lorsque nous sortons, s’il faut ne rien céler, Nous ne savons encore où nous devons aller. Le hazard nous conduit selon sa fantaisie : Nous visitons Eglé, Célimene, Julie. Et notre seule étude est celle du plaisir. Vrais papillons, en vain on nous voudrait saisir ; Nous choisissons par fois la fleur la mieux éclose, Et nous volons toujours de l’œillet à la rose. ROSETTE. Ton maître est singulier, à ce qu’il me paroît, Et je crois mal aisé de faire son portrait. LAFLEUR. J'espère cependant esquisser son image : Il est insouciant, on ne peut davantage, C'est-à-dire, insensible à la peine, au bonheur, Cherchant la vérité, courant après l’erreur, Et n’écoutant jamais l’amour ni la nature... » Laforêt !         Vous voyez l’effet de la lecture : Elle dort tout debout.         Ah ! ah ! ah ! Laforêt ! J'en veux rire à mon tour ; c’est un excellent trait. Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! Laforêt !         Eh bien ! qu’est-ce ? Quoi ! vous dormez debout, lorsque je lis ma pièce ! Pardonnez-nous, Monsieur ; mais je n’ons rien compris A tous ces biaux discours, et je sommes d’avis Que vous jettiez au feu toutes ces fariboles. Il faut, pour m’égayer des choses qui soient drôles, Et ce Monsieur Lafleur a trop d’esprit pour moi. Eh bien, vous l’entendez ?         Elle a raison, ma foi ! Tu n’admires donc pas l’ouvrage de ton maître ? Oh ! pour celui-là, non.         Elle l’a fait paraître. Encore un coup, Monsieur, excusez si j’avons Un tantinet dormi : je nous y connaissons, Et vous n’avez rien fait qui soit moins agréable. Dites mieux, mon enfant, qui soit plus détestable : Mon dialogue est faux, et mes vers précieux, Entrelacés de mots prétendus gracieux, N'offrent rien à l’esprit que des billevesées, Que des phrases déjà sur le théâtre usées. De quel style sur-tout s’exprime mon valet ! Il parle comme un maître ; enfin tout m’en déplaît, Et déjà partageant votre fatigue extrême, Quand vous avez dormi, j’allais dormir moi-même. Le sommeil reviendrait : allez vous reposer, Seul avec mon ami je veux ici causer. EH bien, vous l’avez vu. C'est la simple nature Qui vient de vous juger. Après cette lecture Prétendez-vous encore à mon suffrage ?         Non. Qu'on se moque de moi je sens qu’on a raison. Vous ne l’ignorez pas, Moliere ; ma paresse Ne m’a jamais permis de soigner une pièce, Et d’en approfondir l’intrigue, les tableaux : Je n’ai pas vos talents et sur-tout vos pinceaux. Vous pourriez, comme un autre, avec du tems, des peines, Arranger une intrigue et filer quelques scènes ; Mais il faudrait d’abord choisir mieux vos sujets. C'est de-là seulement que dépend le succès. L'insouciant ! quel titre ! un pareil caractère Peut fournir tout au plus une esquisse légère. Il n’est qu’épisodique, et pour le bien traiter, C'est au fond du tableau qu’il faut le présenter. Voulez-vous réussir ? Peignez dans vos ouvrages L'homme de tous les lieux, celui de tous les âges Dessinez largement : que de tous vos portraits A Paris, comme à Londres, on admire les traits. Aux Peintres des boudoirs laissez la mignature, Et soyez, s’il se peut, grand comme la nature. Je suivrai ces conseils par la raison dictés ; Mais les sujets majeurs vous les avez traités. Un caractère neuf est devenu si rare ! Les pédants, les fâcheux, l’hypocrite, l’avare, Le bourgeois gentilhomme et les tuteurs jaloux Le misantrope enfin qui les surpasse tous, Que reste-t-il encore après de tels modèles ? Ce qu’il reste ? Du beau les sources immortelles Ne s’épuisent jamais, et l’esprit créateur Moissonne où glanerait un médiocre auteur. Ai-je peint l’envieux à l’œil cave, au teint blême, Qui se meurt des poisons qu’il distille lui-même ? Et ces nobles altiers, qui tyrans sous nos Rois, De l’humanité sainte ont usurpé les droits, Qui traînent dans les cours des noms qu’ils déshonorent, Et, pour mieux s’illustrer, l’un l’autre se dévorent ? Ai-je peint ces traitans qu’on voit avec éclat, Enfler leurs coffres-forts des trésors de l’Etat, Et qui meurent du luxe et martyrs et victimes ? De l’avide joueur ai-je tracé les crimes ? Ceux de l’ambitieux ? Ceux du vil séducteur, De l’adroit courtisan, de l’ingrat, du flatteur, De mille autres encor, qui brillent, disparaissent, Et, tous les cinquante ans expirent et renaissent, Pareils à ces essaims d’insectes qu’au printemps La chaleur renaissante éveille dans les champs ? POUR répéter, Monsieur, votre nouvelle pièce, On n’attend plus que vous.         Il faut que je vous laisse. Du manuscrit aussi le souffleur a besoin, Et de le demander on m’a commis le soin. Le voilà ; je vous suis.         D'après un tel message, Si vous ne m’eussiez point rapporté mon ouvrage, Vous le voyez ; parbleu j’étais joli garçon. IL vient de me donner une sage leçon, Je veux en profiter : oui, j’en croirai Moliere, Et je condamne au feu ma Comédie entière, Quel pénible métier que celui d’écrivain ! Il vaut mieux ne rien faire et sabler du bon vin. DU bon vin ! du bon vin ! voilà comme vous êtes ! Boire et passer vos nuits dans les jeux, dans les fêtes ; Voilà votre méthode, et c’est, graces à vous, Que je te touche au moment de perdre mon époux. Je le vois chaque jour dépérir et s’éteindre. Comment cela ? De moi vous auriez à vous plaindre ? Je ne le croyais pas. Moliere est mon ami, Et ce nœud qui m’est cher, par le temps raffermi, Veut que vous m’expliquiez en quoi je suis coupable. Moliere m’a caché...         Les plaisirs de la table N'ont jamais rien valu pour sa foible santé. Il était au régime : avec soin apprêté, Un lait doux humectait sa poitrine affoiblie. Vous vous êtes moqué de son genre de vie : Vous l’avez fait manger et boire autant que vous, Et, dans cet instant même, une incurable toux Le tourmente, l’oppresse ; il en perd la parole, Et je viens de le voir balbutier son rôle, Et, contre son usage, obligé de s’asseoir. Vous savez cependant qu’il doit jouer ce soir. Je suis de son état affligé ; mais j’espère Qu'il sera peu durable, et puis la bonne chêre Ne fut jamais fatale aux enfants d’Apollon : Horace en est la preuve, ainsi qu’Anacréon. Oui, c’est du vin d’Aï la mousse pétillante, Qui seule peut donner une santé brillante. Je l’éprouve à mon tour ; regardez bien mes yeux : On y voit éclater ce nectar radieux ; Mon visage est empreint de sa couleur vermeille, Le meilleur élixir est celui de la treille. Quel discours ! Vous parlez comme un franc libertin. Oh ! non ; mais comme un homme ennemi du chagrin. Voulez-vous maintenant que je vous parle en sage ? Ce n’est pas, croyez-moi, le bachique breuvage, Qu'au milieu d’un souper je verse à votre époux, Qui cause ses douleurs et fait naître sa toux ; C'est votre humeur, Madame, elle est un peu changeante Elle est impérieuse, et jamais indulgente. Ce discours vous surprend : pardonnez, mais je crois Qu'ami de votre époux, j’ai sur vous quelques droits Et que je puis vous dire une fois ma pensée. M'injurier chez moi !... quelle audace insensée ! Fâchez-vous, j’y consens ; je n’en rabattrai rien. Quand l’ame est en repos, le corps se porte bien. Moi, je me fâcherais ! et pourquoi, je vous prie ? Votre raison, Monsieur, à chaque instant varie : Vous êtes si souvent à la perdre exposé ! Bon ! le trait est malin, quoique peu déguisé ; Mais je n’en suis pas moins très-jaloux de vous plaire Et je sors pour calmer votre juste colère. Je vais à votre époux offrir tous mes secours : Pour prolonger les siens, je donnerais mes jours. CHAPELLE a t-il raison ? Je veux être maîtresse, Commander en ces lieux ; mais Moliere sans cesse Ne veut-il pas user d’un suprême pouvoir. Et me faire, dit-il, rentrer dans mon devoir ? Qu'il cède quelquefois, je céderai. Qu'entends-je ? C'est ma fille.         D'où vient cette pâleur étrange Qu'on voit sur votre front ? Moliere est-il plus mal ? Ah ! je crains qu’il ne touche à son terme fatal. Plus que jamais il souffre, et j’en suis désolée. Je le quitte à l’instant : sa toux est redoublée, Et ce qui doit sur-tout combler mon désespoir, Il s’y montre insensible, et, pour jouer, ce soir, Il vient de s’habiller.         Rassurez-vous, ma fille, Il faut qu’il y renonce et qu’il se déshabille. Votre père m’est cher. Je ne souffrirai pas Qu'au trépas il s’expose en feignant le trépas. Son rôle est fatiguant, et tout me persuade Qu'il faut se bien porter pour faire le malade. Je veillerai, vous dis-je, au salut de ses jours. Vous-même renoncez à de folles amours Dont je suis informée, et songez, pour me plaire, Qu'il vous faut obéir en tout à votre mère. C'est mon vœu le plus cher. A vos ordres soumis Mon cœur, sans votre aveu, s’est-il jamais permis De former un desir.         Oui, oui, Mademoiselle, Je connais votre humeur indocile et rebelle ; Mais je saurai bientôt vous mettre à la raison. M'oserez-vous nier que vous aimez Baron, Et qu’il ressent pour vous une égale tendresse ? Non.     Vous en convenez ?         Sans doute il m’intéresse ; Mais je ne savais pas que ce pur sentiment Fût un crime à vos yeux, et même en ce moment, J'ai peine à concevoir qu’il puisse vous déplaire. Baron, depuis long-temps, est l’ami de mon père : Il est son camarade, et son talent d’Acteur Prête un charme de plus aux talents de l’Auteur : Mon père l’a formé ; mon père l’idolâtre Et fonde sur lui seul l’espoir de son théâtre. Soit ; mais ignorez-vous qu’orgueilleux à l’excès, Il pense que lui seul doit avoir des succès ? Que nous sommes toujours d’un sentiment contraire, Et que dix fois le jour il me met en colère ? L'orgueil est un défaut ; mais un grand Comédien Est homme comme un autre, et peut avoir le sien. Baron fait un emploi qui le rend excusable. Des Conquérants, des Rois l’orgueil est pardonnable A les représenter Baron accoutumé En héros quelquefois se croyant transformé, Conserve leur fierté, même hors de la scène, Et n’en a point, je pense, une ame plus hautaine. Lui-même avec plus d’art ne pourrait s’excuser. Vous songez en secret peut-être à l’épouser. Eh bien ! je vous défends de nourrir dans votre ame Un espoir qui m’offense, et d’écouter la flâme Qu'au mépris de mes droits il a fait naître en vous. Je viens de vous choisir, d’ailleurs un autre époux. Le Marquis de Milflore est épris de vos charmes, Sitôt qu’il vous a vue, il a rendu les armes : A vous plaire, en un mot, tous ses vœux sont bornés. Eh quoi ! c’est un Marquis que vous me destinés ! Pourquoi non ? Il m’a fait les plus vives instances : Il vous aime, et l’amour rapproche les distances. Il est sûr d’obtenir bientôt mon agrément. J'abandonnerai donc le théâtre ?         Oui vraiment. On vous appellera Madame la Marquise. Vous aurez un hôtel, un nom. Je suis surprise Que vous ne sentiez pas l’excès d’un tel honneur. Des titres si pompeux ne font pas le bonheur, Et mon père d’ailleurs n’aime pas qu’on s’allie A de plus grands que soi.         Riez de sa folie. Votre père voit mal... Ah ! s’il avait mes yeux !... On peut me demander quels furent mes ayeux, Quelle est ma dot. Jamais on n’en doit faire accroire... De votre père, en dot, vous porterez la gloire. Moliere s’est rendu fameux par ses écrits : Il tient le plus beau rang parmi les beaux esprits : Ses ouvrages ; voilà ses titres de noblesse. Mon père de Baron approuve la tendresse, Et je crains qu’à vos vœux il ne consente pas. Eh bien ! Il faut aller le trouver de ce pas. Suivez-moi ; je prétends que vous m’aidiez vous-même A lui faire agréer Milflore qui vous aime. NON, ma femme, jamais je n’y consentirai Ma fille m’est soumise, et je la marierai Selon qu’il me plaira.         Mais songez donc, Moliere, Que ma fille aux honneurs s’ouvrira la carrière, Et que l’hymen s’unit avec le tendre amour Pour la faire bientôt parvenir à la Cour. Songez qu’incessamment...         La Cour ! voilà les femmes ! Elles veulent toujours être de grandes Dames Et toujours s’élever : ivres d’un vain éclat Elles ne savent point rester dans leur état, Je n’ai fait qu’indiquer dans une Comédie Ce travers singulier ; mais si je m’étudie A le représenter comme il s’offre à mes yeux, C'est vous que je peindrai ; je ne puis choisir mieux. Oui, ma femme, vous même.         Et vous ferez, je gage Une pièce ennuyeuse, un détestable ouvrage. Nous verrons.         Et pourquoi blâmer l’ambition Que je vous fais paroître en cette occasion ? Elle est noble, elle tend au bonheur de ma fille. N'a-t-on pas vu cent fois d’une obscure famille Les humbles rejettons par le sort transplantés, Eux-mêmes s’étonnant de leurs prospérités, Briller modestement à la première place Et leur éclat s’étendre aussi loin que leur race ? Ma femme, vous parlez comme feu Ciceron ; Mais quel sera le fruit de votre ambition ? Vous perdrez votre fille : elle est simple, ingénue : Si jamais les grandeurs lui donnent dans la vue, Elle deviendra vaine, altière comme vous ; Elle mettra sa gloire à nous mépriser tous Et se fera bientôt mépriser elle-même. Quelle obstination ! puisque le Marquis l’aime, Et puisqu’il est honnête, elle en prendra les mœurs, Et sera de la sorte à l’abri des censeurs. Et quel est ce Marquis ? Dans le siècle où nous sommes, Il est de faux dévots et de faux Gentilshommes : Je les ai démasqués ces imposteurs cruels, Qui méditent le crime à l’ombre des Autels. Du bon Monsieur Tartuffe on se souvient encore, Et si vous me fâchez, craignez tout pour Milflore. Jusques à ce moment de Messieurs les Marquis Je n’ai peint que les airs. Il court de certains bruits Que Milflore est de ceux dont la coupable adresse Usurpe les honneurs qu’on doit à la noblesse. Qu'il tremble : avec le temps chacun aura son tour, Et je puis peindre aussi les Tartuffes de Cour. Avec plus de respect parlez d’un homme illustre De qui les seuls ayeux font la gloire et le lustre. Les bruits qu’on a semés sont faux : avec le Roi Il chasse, m’a-t-on dit, et je suis sûre, moi, Que personne, à la Cour, n’a plus de droits peut-être D'obtenir la faveur et l’oreille du maître, Et que...         Vous voulez donc qu’il soit de qualité ? J'y consens ; mais sachez une autre vérité Beaucoup plus importante, et vous perdrez l’envie De voir bientôt ma fille avec Milflore unie. Pour rendre fortuné le lien conjugal, Il faut, tant que l’on peut, épouser son égal. George Dandin le prouve avec clarté : je pense Y montrer les dangers d’une mésalliance. Cette pièce vous donne une bonne leçon. Profitez-en.         Ma foi ! je n’y vois rien de bon. Soit ; mais je ne veux point d’un Marquis pour ma fille ; Un Marquis n’entrera jamais dans ma famille. Je sais que Baron l’aime, et qu’elle aime Baron, Et je le lui destine.         Eh quoi ! ce fanfaron Qui, fier de son talent, méprise tout le monde ? Votre refus toujours sur son orgueil se fonde ; Mais, Madame, mon père a des talents aussi, Dont il peut être fier, puisqu’ils ont réussi, Et lorsque vous l’aimiez, quand le nom de Moliere Surprit et captiva votre ame toute entière, Si l’on vous eût offert un Marquis pour époux, Auriez-vous sans regret renoncé...         Taisez vous. Et pourquoi, s’il vous plaît, la forcer au silence ? Une mère doit-elle user de violence ? Elle raisonne juste ; il est permis, je crois, Lorsque l’on n’a point tort de défendre ses droits. Ce trait est si naïf, que j’en veux faire usage, Et je le placerai bientôt dans quelqu’ouvrage, Poursuis, ma chère enfant. Laissez-la s’expliquer, Votre fille vous aime et ne veut point manquer A ce qu’elle vous doit.         Qu'a-t-elle encore à dire ? Madame, j’ai tout dit.         Je souffre le martyre Puisque vous la servez de tout votre pouvoir, J'ai des droits qu’à mon tour je veux faire valoir. Qu'elle épouse Milflore ou Baron, peu m’importe ; Je ne m’en mêle plus. Ma crainte la plus forte Est que vous ne tombiez malade gravement, Si toujours dominé par votre entêtement, Vous jouez aujourd’hui dans votre Comédie. Votre santé n’est pas assez bien rétablie Pour le rôle d’Argan. Ainsi je vous prévien Qu'aujourd’hui je renonce à jouer dans le mien. Madame, la Duparc (2) remplira votre place : Elle sait votre rôle. (2) Actrice du temps de Molière.         Eh bien ! qu’elle le fasse ! Qu'elle soit de vos maux et complice et témoin ! Ne pouvant l’empêcher, d’un plus utile soin Je me vais acquitter. On m’a dit la demeure Du Docteur Mauvilain.     Qu'entends-je ?         Dans une heure Et peut-être plutôt vous le verrez ici. Ma foi ! c’est me réduire à vous crier, merci. Un Médecin !.. ma femme ! ô Ciel ! quelle incartade N'est-ce donc pas assez pour moi d’être malade ? Vous avez beau railler.         Prenez pitié de moi. Non, non ; un Médecin... mais qu’est-ce que je voi ? Baron ! je ne saurais supporter sa présence. Sortons ; chez le Docteur allons en diligence. QU'EST-CE, mon cher Baron ? vous paraissez rêveur. Ah ! j’ai sujet de l’être.         Et quel est le malheur Qui fait naître chez vous cette mélancolie ? Daignez me l’expliquer ; votre ami vous en prie. Vous connoissez Mondorge ?         Oui, c’est un Comédien Pauvre à la vérité ; mais honnête homme.         Eh bien ! Il est plus que jamais plongé dans la détresse. Je sais qu’aux malheureux votre cœur s’intéresse, Et je viens vous prier...         Mon camarade ! ô ciel ! Qu'il vienne, qu’il paraisse !         Il est essentiel Qu'il ne se montre pas. Quand la peine est extrême, On craint d’être importun.         Doute-t-il que je l’aime ? Non ; mais si vous voulez être son bienfaiteur... Si je le veux ! sur l’heure.         Epargnez la pudeur : Dont son front, à vos yeux se couvrirait peut-être, D'une rougeur subite il ne serait pas maître... Je vous entends, Baron, et je serai discret. Cacher le bienfaiteur, c’est doubler le bienfait. Eh bien ! de ses besoins causons même en silence. Qu'est-ce qu’il lui faudrait.         Il fait son tour de France, Jouant la Comédie à Marseille, à Bordeaux : Il dépense beaucoup en habits, en chevaux : Les voyages sont chers.         Très-chers. Quels sont ses rôles ? Ceux de Rois. Il pourrait avec quinze pistoles Demain se mettre en route.         Il faut les lui porter. De ma part : les voilà.         Puis, il faut ajouter Ces vingt-cinq de la vôtre.         Et de la mienne douze. De l’obliger aussi te voilà donc jalouse ? Oh ! que j’aime à te voir ces généreux desirs ! Il me reste l’argent de mes menus plaisirs. Puis-je mieux l’employer ? D'ailleurs je vous imite, Et faire son devoir n’est pas un grand mérite. Vous l’entendez, Moliere. Ah ! que ces mots sont doux Pour mon cœur qui l’adore ! Elle est digne de vous ; Sans cesse elle le prouve, et ma vive tendresse... Je conçois à quel point elle vous intéresse : Vous pourrez en parler ; mais dans un autre instant. Songez que, près d’ici, Mondorge vous attend, Et qu’il faut, avant tout, soulager l’infortune. La louange en effet doit paraître importune A la vertu modeste, et je m’en vais soudain Remettre en votre nom...         Attendez ; j’ai dessein De joindre un habit neuf à la modique somme Que va de notre part toucher cet honnête homme. Si j’en crois mes soupçons, il n’est pas trop vêtu, Et le froid n’a jamais respecté la vertu. L'habit qu’on m’apporta, la semaine dernière, Est d’une bonne étoffe et doublé de manière A résister long-temps aux rigeurs des saisons, Sans faire à Laforêt connaître mes raisons, Dites-lui qu’à l’instant je veux qu’elle le donne A notre pauvre ami, que c’est moi qui l’ordonne. Ah ! que je suis charmé de la commission ! QUE de délicatesse et de discrétion Il vient de nous montrer ! et combien l’un et l’autre Vous m’avez enchanté !         Cet éloge est le vôtre : O mon père ! c’est vous, vous qui le méritez : Vos exemples par nous viennent d’être imités : C'est vous qu’il faut louer.         Loin de lui faire un crime De son ardeur pour vous, je l’aime, je l’estime Plus que jamais, ma fille, et je veux qu’aujourd’hui Un fortuné lien vous unisse avec lui. Si ma mère pourtant à cet hymen s’oppose... Et que m’importe à moi que sur tout elle glose ? Le Marquis, dont sans cesse elle vante le nom, Montre-t-il, après tout, les vertus de Baron ? Aurait-il d’un ami prévenu la misère ? Mondorge est malheureux. Baron le traite en frère, Et sans l’humilier, il vole à son secours. Que de tels procédés sont rares de nos jours ! Le pauvre est dédaigné. Ce n’est que la richesse, Le rang ou le crédit qu’on loue avec bassesse, Et l’on me blâmerait de peindre ces travers ? Vous n’êtes pas au bout. Tremblez, hommes pervers ! ON m’envoie en ces lieux pour savoir si Moliere Dans sa pièce jouera.         Demande singulière ! Sans doute ; qu’on allume et qu’on se tienne prêt. Je vous suis à l’instant.         QUOI ! mon père, en effet Vous jouerez aujourd’hui, lorsqu’avec tant de peine Je vous ai vu tantôt répéter votre scène ? D'une cruelle toux votre organe affecté M'inspire une frayeur...         Ma fragile santé Chaque jour, j’en conviens, s’affaiblit davantage ; Mais de l’humanité les maux sont le partage : Il faut les supporter ; il faut savoir souffrir, Et l’on vit seulement pour apprendre à mourir. On ne le sait que trop : il faut que chacun meure. Mais pourquoi, sans sujet, hâter sa dernière heure ? Pourquoi vous exposer à des périls certains, Et ne pas éviter un malheur que je crains ? Je me sens beaucoup mieux que ce matin. J'espère Que ma toux est passée.         Ah ! croyez-moi, mon père ; Elle peut revenir ; elle peut vous forcer D'abandonner la scène, et vous devez penser Qu'un pareil accident a des suites cruelles. Non, vous dis-je, calmez ces alarmes mortelles ; Rassurez-vous, ma fille, et venez avec moi ; On nous attend tous deux.     Vous jouerez ?         Je le doi. Non, vous ne jouerez point ; non ; j’ai trop d’épouvante Pour vous laisser sortir. Votre fille tremblante Vous conjure à genoux de rester en ces lieux. Ecoutez mes terreurs comme un avis des cieux Qui veulent conserver un père à sa famille. Ils ne trompent jamais et sur-tout une fille. Si je respire enfin, et si je vois le jour, De vous seul je le tiens, et je dois, à mon tour, Veiller sur votre vie. Ah ! mon père, de grace, Soyez moins insensible au sort qui vous menace, Et ne réduisez point mon cœur au désespoir. Pour la dernière fois je tremble de vous voir. Relève-toi, ma fille ; à ton amitié tendre Je ne puis résister, mais daigne au moins m’entendre ; Et terminons enfin ces douloureux débats. Ils seront terminés, si vous ne jouez pas. Je le voudrais en vain. Ecoute-moi, te dis-je, Et ne m’interromps pas d’un seul mot, je l’exige. Né de parents obscurs, dès mes plus jeunes ans, J'eus l’amour de la gloire ; et de mes seuls talents, Je voulus emprunter toute ma renommée : Un Conquérant l’obtient en guidant une armée, Et chef de Comédiens, par de joyeux écrits Je me rendis célèbre, avant d’être à Paris, J'aurais vu cependant mes tristes destinées A deux ou trois succès obscurément bornées, Si l’on ne m’eût aidé, si l’amour de mon art N'eût de même enflammé la Duparc, la Bejart, La Grange, la de Brie et plus d’un autre encore Dont l’amitié m’est chère autant qu’elle m’honore. Ces Acteurs renommés, l’un de l’autre rivaux, Ont acquis quelque bien ; mais ceux que mes travaux Soutiennent chaque jour et chaque jour font vivre, Ceux qui manquent de tout, faut-il que je les livre Au besoin qui souvent naît d’un pénible emploi ? Tous ces infortunés sont pères comme moi ; Leur sort est dans mes mains, et par ma négligence Dois-je de leur famille augmenter l’indigence, Et les priver enfin du prix de leurs efforts ? Ah ! ne m’expose point à sentir un remords, Et laisse moi remplir un devoir nécessaire. Nécessaire ! et pourquoi ? Prétendent-ils, mon père, Que vous vous immoliez pour conserver leurs jours. Non : mais c’est moi qui dois venir à leur secours : Je dois être leur père encor plus que leur maître. Peuvent-ils l’exiger ? Ils doivent vous connaître. Mondorge partira chargé de vos bienfaits, Et l’on n’ignore pas que toujours les effets Suivent votre promesse.         Obliger de sa bourse, Est un petit mérite ; et l’homme sans ressource A des droits infinis sur les cœurs généreux. Ce n’est pas l’argent seul qui sert les malheureux. Ma fille, on donne plus quand on a l’ame bonne ; Payer de ses talents, payer de sa personne, Voilà, dans ce moment, quel est mon vrai devoir. Ainsi mes pleurs sur vous n’auront aucun pouvoir. DE Mignard à l’instant on m’apporte une lettre …………………………………………………………. Encore un embarras ! « Vous savez, mon cher Moliere, que je travaille depuis long-temps à votre portrait ; l’amitié qui nous unit et votre grande réputation me faisaient une loi d’y mettre tout le soin dont je suis capable, et cette loi a été ma règle unique : je l’ai achevé enfin, et si vous voulez m’attendre chez vous aujourd’hui, je vous le ferai porter, afin que vous m’en disiez votre avis. Ce n’est jamais en vain que je vous ai consulté sur mes ouvrages. Si vous trouvez à redire à celui ci, je le retoucherai et vous prouverai par ma docilité les sentiments respectueux et tendres que vous m’avez toujours inspirés ».         Pour attendre Mignard, Je ne resterai point. Qu'on aille de ma part Le lui faire savoir :         Eh quoi ! lorsqu’il desire.... ! Ma fille, vous avez sur moi beaucoup d’empire. Quand vous avez voulu me retenir ici,      Je vous ai refusée et votre mère aussi, Et, pour voir si Mignard m’a peint d’après nature, J'y resterais ! non, non ; ce serait faire injure A ma fille, à ma femme, et je connais leurs droits : Ainsi que l’amitié la nature a ses loix. JE quitte Laforêt, et ma surprise est telle, Qu'à peine j’en reviens. Rien n’égale son zèle. Cette fille est honnête et vous aime vraiment. Oui ; mais, pour trop m’aimer, elle fait mon tourment. A me désobéir, elle passe sa vie : Je me brouille avec elle et me reconcilie Au moins dix fois le jour.         Son obstination Plus que jamais éclate en cette occasion. Malgré vous, de vos droits elle veut faire usage. Mondorge allait partir : il suspend son voyage. Laforêt ne veut point lui remettre l’habit Que vous lui destinez.         Et qu’est-ce qu’elle dit Pour ses raisons ?         Que sai-je ? elle abonde en paroles. Mais encor ?         Ces raisons vous paraîtront frivoles, Et j’y vois néanmoins un air de vérité. Vous êtes trop humain, trop rempli de bonté, A ce qu’elle prétend. Elle se plaint sans cesse Que vous ne sentez point le prix de la richesse, Que vous vous ruinez ; et, pour vous empêcher... Eh bien, il faut que j’aille, à mon tour la prêcher. Toujours me contrôler ! Je lui ferai connaître Si l’on remplit ainsi les ordres de son maître... Répétez cependant la scène, où, de tous deux, Quand je feins d’être mort, en regrets vertueux S'exhale la douleur et touchante et sincère : Il faut la bien savoir ; rien n’est plus nécessaire. « O Ciel ! quelle infortune ! quelle atteinte cruelle ! hélas ! faut-il que je perde mon père, la seule chose qui me restait au monde, et qu’encore, pour un surcroît de désespoir, je le perde dans un moment où il était irrité contre moi ! Que deviendrai je, malheureuse ! Et quelle consolation trouver après une si grande perte » ? « S C E N E X X I, du Malade Imaginaire. ANGÉLIQUE, CLÉANTE. (BARON, faisant le rôle de Cléante dans le Malade Imaginaire). Qu'avez-vous donc, belle Angélique, et quel malheur pleurez-vous ? Hélas ! je pleure tout ce que, dans la vie, je pouvais perdre de plus cher et plus précieux. Je pleure la mort de mon père. O Ciel ! quel accident ! quel coup inopiné ! hélas ! après la demande que j’avais conjuré votre oncle de faire pour moi, je venais me présenter à lui, et tâcher par mes respects et par mes prières, de disposer son cœur à vous accorder à mes vœux. Ah ! Cléante, ne parlons plus de rien : laissons-là toutes les pensées du mariage. Après la perte de mon père, je ne veux plus être du monde, et j’y renonce pour jamais. Oui, mon père, si j’ai résisté tantôt à vos volontés, je veux suivre du moins une de vos intentions, et réparer par-là le chagrin que je m’accuse de vous avoir donné. » Quel naturel ! j’en suis dans un étonnement Qui ne peut s’exprimer. Permettez qu’un moment J'interrompe mon rôle. Eh quoi ! Mademoiselle, Est-ce que vous sentez une douleur réelle ?      Au désordre qui règne en vos sens éperdus,      On dirait qu’en effet votre père n’est plus. Ce n’est plus l’art enfin ; c’est la nature même. Soyez moins étonné. Sur ce père que j’aime J'ai des pressentiments qui me glacent d’effroi. Il souffre ; il est malade, et je ne sais pourquoi Je crains que, dès ce soir, la mort ne nous l’enlève. La même crainte, hélas ! dans mon ame s’élève. Il faudrait l’empêcher de jouer aujourd’hui. Et peut-on sur ce point rien obtenir de lui ? Il vient de rejetter mes vœux et ma prière. JE suis, vous le savez, un ami de Moliere, Et, quoique Médecin, j’ai souvent le bonheur De le voir, de l’entendre.         Ah ! Monsieur le Docteur, Qu'à propos vous venez ! une toux obstinée L'a fait beaucoup souffrir toute la matinée. Il faudrait lui donner quelqu’ordonnance.         Moi ! Je m’en garderai bien : il rirait trop, ma foi, Si je voulais droguer sa poitrine oppressée. Un semblable projet est loin de ma pensée. Son état cependant m’alarme. Si j’en croi Votre mère qui sort à l’instant de chez moi, Sa vie est en danger : des symptômes funestes, Depuis deux ou trois mois en menacent les restes. Je voudrais le sauver ; que dis-je ? Il est certain Que, s’il refuse encor de voir un Médecin, C'est un homme perdu.     Vous l’entendez ?         Je tremble Qu'il ne rentre à l’instant et ne nous voie ensemble. Il croirait que je viens ici pour le guérir. Assurez-le donc bien qu’il s’expose à périr, Si d’Argan, en ce jour, il veut jouer le rôle. J'ai lu dans Galien et la moderne école De Salerne... Qu'entends-je ? Il arrive en toussant. Donnez-lui cet avis ; il est intéressant. MONDORGE part content, et je le suis moi-même. J'ai rempli mon devoir envers l’ami que j’aime. Mais un autre me reste. Avez-vous répété ? Oui, mon père.         Baron est encor affecté De quelque grand chagrin.         O mon ami ! mon maître Pourrais-je m’empêcher de le faire paraître. Je tremble pour vos jours. Vous savez que d’Argan Le rôle est difficile et sur-tout fatigant, Et vous vous disposez à le jouer !         Sans doute. Quand on fait son devoir, qu’est-ce que l’on redoute ? Le devoir avant tout.         Votre devoir n’est pas D'affronter la douleur, d’insulter au trépas ; Par des travaux nombreux la source de la vie, Se montrant, chaque jour, en vous plus affaiblie Semble vous commander un utile repos. Lorsqu’on a quelque droit à des lauriers nouveaux, Et qu’on n’est pas encor au bout de sa carrière, On pourrait lâchement retourner en arrière ! Non, non ; je ne suis point de ces faibles esprits Qu'appaise un peu de gloire obtenue à vil prix. La gloire est une soif qui toujours me dévore, Et je voudrais mourant m’en abreuver encore. Ce n’est pas que je tende au puéril honneur D'être par-tout cité comme un sublime Auteur. Non, je veux méprisant une vaine fumée, Devoir à la vertu toute ma renommée.      D'ailleurs, mes chers enfants, ensemble nous jouerons ! Vous serez près de moi : qu’ai-je à craindre ? Partons. NON, non ; vous resterez.         Oh ! quel nouveau supplice ! Lorsque vous répétiez, caché dans la coulisse, Je vous ai vu tantôt sur vos genoux tremblants Vous soutenir à peine, et même, en ces instants Vous ne m’annoncez pas une santé bien forte. Vous avez l’air souffrant.         Morbleu ! que vous importe ? Si je souffre, tant mieux. De quoi vous mêlez-vous ? Voulez-vous qu’à la fin, je me mette en courroux ? Aisément pour cela ma force se ranime.      C'est moi qui vous ai fait quitter votre régime : Votre femme tantôt me l’a dit aigrement, Et s’il vous arrivait quelque triste accident, On m’en accuserait. Dans sa douleur mortelle, Chacun de vos amis s’en prendrait à Chapelle, Et quoique je ne sois rien moins que Médecin, Chacun verrait en moi peut-être un assassin : On dirait hautement, il a tué Moliere, Pour l’avoir obligé de vivre à sa manière Chacun me maudirait ; et vous ne voulez pas Qu'ici vous retenant !...         Eh bien ! entre mes bras Jettez-vous, mon ami. Si le Ciel l’abandonne, Et s’il meurt aujourd’hui, Moliere vous pardonne ; Mais je ne mourrai point. Dissipez votre effroi : Le Ciel n’est point injuste ; il veillera sur moi. IL compte vainement se soustraire à mon zèle. Suivons ses pas, volons où l’amitié m’appelle. LAFORET ! Laforêt ! où donc est cette fille ? Quel désespoir pour elle et toute la famille ! VOUS avez appellé, je crois.         Certainement. Je viens d’être témoin d’un triste événement, Moliere étoit malade, et, malgré nos instances, Il a voulu jouer.         Je sommes dans les transes. Ah ! Monsieur, j’ons bien peur qu’il ne se trouve mal. Votre crainte est fondée : en ce moment fatal, Il est dans un état !...         Ah ! notre pauvre maître ! J'allons le secourir.         Il va bientôt paraître. Restez ; il est conduit par sa fille et Baron, Et peut avoir besoin de vous dans la maison. Et d’où vient son désastre ?         A la fin de la pièce, Je l’ai vu pâle et prêt à tomber en faiblesse En prononçant juro : dès-lors il aurait dû De la scène sortir, et laisser suspendu Un divertissement à sa santé funeste ; Mais, malgré ses douleurs, il continue, il reste : Pour cacher sa souffrance au public assemblé, Il redouble d’efforts, et bientôt accablé, Quand la toile est baissée, il chancelle, il succombe : J'accours, et sans vigueur entre mes bras il tombe, En proie à des tourments qu’on ne peut appaiser : Un crachement de sang finit par l’épuiser ; Mais j’entends quelque bruit... En ces lieux on l’amène. Un fauteuil ? des coussins ?... comme il marche avec peine ! O combien de vos soins je suis reconnaissant ! Ma fille, la douleur, sous son bras tout puissant, Vient de courber ma tête. Un intérêt si tendre, Le plaisir de vous voir, celui de vous entendre, Tout fait rentrer l’espoir dans mon cœur alarmé. Pour vous aimer encor, je me sens ranimé. Mais où donc est Chapelle ?         Ah ! pardon, ma paupière Ne peut que par dégrés s’ouvrir à la lumière. Pardon, mon cher ami, je ne vous voyais pas... Et ma femme en ces lieux n’a point porté ses pas ? Elle n’est point encor rentrée.         Ah ! puisse-t-elle Ignorer mes tourments ! Dans l’excès de son zèle Elle m’accablerait de reproches. Je veux Epargner, s’il se peut, des chagrins à tous deux. D'ailleurs mon accident n’a rien que je redoute, Et sur ma guérison je ne suis plus en doute. De vos soins, mes amis, elle sera l’effet. Mais qui frappe si fort ? Vois un peu Laforêt. Oui, j’espère demain remonter sur la scène : Ma force est revenue, et j’ai la tête saine. Laisserez-vous entrer le Docteur Mauvilain ? Qu'il entre comme ami, non comme Médecin. MA visite n’a pas le bonheur de vous plaire ; Je le soupçonne au moins. A mon art salutaire Moliere n’a voulu jamais ajouter foi. Le grand art d’Hypocrate est sans pouvoir sur moi, J'en conviens ; mais toujours à l’amitié fidèle, Mon plaisir le plus doux fut de vivre pour elle. Dites moi donc comment vous vous portez.         Fort bien. Vos enfants, votre femme ?         A merveille : je vien... Vous aviez un procès de grande conséquence. Quand le jugera-t-on ?         La prochaine séance. Il faudrait...         Votre fille est aimable. Un époux Lui conviendrait je crois, vous en occupez-vous ? Oui ; mais un autre objet auprès de vous m’attire. Souffrez que mes conseils... Quoi ! je vous vois sourire ! Moliere, il n’est plus temps de plaisanter sur nous. Ah ! nous sommes perdus, s’il se met en courroux. Rien n’est plus dangereux qu’un Docteur en colère. Fort bien ; à mes dépens cherchez à vous distraire. Dans ce joyeux projet je vous ai secondé ; Vous en souvenez-vous ? Par ma science aidé Vous avez employé nos bizarres formules Et des mots qui souvent nous rendent ridicules, Mais vous vous portiez bien, et je vous vois souffrir Raillez-moi donc ; et moi, je viens pour vous guérir. Son zèle doit vous plaire.         Oui, j’aime sa franchise. Me guérir ! et comment ?         Il faudrait sans remise Vous saigner, vous purger.         Saignaré, purgaré. Prendre au moins un remède.         Et clistérisaré. A merveille, Docteur ! l’ordonnance est hardie. Est-ce que nous jouons encor la Comédie ? Et faites-vous ici le rôle de Purgon ? Vous y réussirez ; vous prenez son jargon, Et même, en ce moment, vous avez sa figure : Vous le représentez, ma foi ! d’après nature. Ah ! quel homme ! il voit peu son extrême danger. Quel plaisir trouvez-vous à me faire enrager ? Moliere, je vous aime, et sur ce qui vous touche Vous essayez en vain de me fermer la bouche. Riez, si vous voulez, encor de mon sermon. La région du foie et celle du poumon Est chez vous attaquée, et j’ai tout lieu de craindre... Eh bien mon cher Docteur, il n’est plus tems de feindre. Vous savez ce qu’un jour je répondis au Roi Qui me parlait de vous. Je suis de bonne foi, Et, sans y rien changer, je vais vous le redire : « Suivez-vous ses avis ? Non, repliquai-je, Sire Et je guéris toujours ». Je pense qu’aujourd’hui Il en sera de même. Un doux espoir m’a lui Dès que j’ai vu ma fille,         Et ce cher camarade S'intéresser à moi. Puis-je être encor malade ? De tout ce qui m’est cher, je me vois entouré. C'est le cœur qui fait vivre, et par lui je vivrai. Je le desire. Au moins daignez, mon cher Moliere, Souffrir que je vous fasse encore une prière. Le grand air peut vous nuire : il faudrait promptement Aller vous renfermer dans votre appartement, Et là...         C'est bien parler, et pour le coup je pense Qu’enfin il vous échappe une bonne ordonnance. Conduisez-moi, ma fille, et vous, mon cher Baron, Restez pour recevoir ma femme : il serait bon De lui cacher l’état où son époux se trouve. Malgré son humeur brusque, elle m’aime, et j’éprouve Un chagrin si réel, quand je la vois souffrir, Qu'à ses yeux maintenant je craindrais de m’offrir. A vos moindres desirs vous me verrez souscrire. Pour nous, suivons ses pas, et, quoiqu’il puisse dire, Allons lui prodiguer nos utiles secours Et tâchons, malgré lui, de prolonger ses jours. MOLIERE jusqu’au bout garde son caractère. Il hait les Médecins, et quand leur ministère Pourrait de ses douleurs alléger le fardeau, Il les plaisante même aux portes du tombeau. Il voit sans s’émouvoir la fin de sa carrière. MONSIEUR de Montausier, inquiet sur Moliere, Vient ici pour le voir.         Monsieur de Montausier ! Qu'il sera doux pour moi de le remercier. Il est si vertueux ! Montausier est un homme Tel qu’on en vit jadis aux beaux siècles de Rome. DE Moliere toujours j’estimai les talents, Et la plus juste crainte a passé dans mes sens, Lorsqu’une toux funeste, à la fin de son rôle, A failli tout-à-coup lui couper la parole. Comment va-t-il ? Ici, moi-même, exprès je vien     Pour le savoir.         Hélas ! il ne va pas trop bien : Tant pis ! est-ce qu’il est en danger de la vie ? Nous le craignons : sa force est presqu’anéantie. Heureusement pour lui qu’il ne voit point son mal, Et qu’il marche, en riant, sur l’abîme fatal. Ce serait pour la France une perte réelle Que la mort de Moliere, et ma frayeur est telle, Qu'ici je resterai jusqu’à ce qu’on m’ait dit S'il est mieux ou plus mal.         Vous en serez instruit Incessamment, je pense, et de la même crainte Si je ne sentais point aussi mon ame atteinte, J'irais...         Non, demeurez : respectons les douleurs Du malheureux qui souffre, et cachons-lui nos pleurs. A quel point votre cœur partage nos alarmes ! Qui plus que le génie aurait droit à mes larmes ? COMMENT se porte-t-il ?         C'est vous, Monsieur Pirlon ! Ciel ! Et que venez-vous faire en cette maison ? Moliere m’a jadis immolé sur la scène ; Je m’en souviens encor ; mais je n’ai point de haine. Dieu veut que l’on pardonne à tous ses ennemis ; Qu'à ses moindres devoirs on se montre soumis, Et je viens pour savoir comment va le cher homme. Assez mal.         Ah ! tant pis ! ses talents qu’on renomme Et qu’admire sans cesse un monde peu chrétien, Ont pu scandaliser pourtant les gens de bien : Moliere a, je l’avoue, un talent agréable, Mais de combien d’erreurs il s’est rendu coupable ! Quel est cet insensé qui raisonne si mal ? C'est Tartuffe.     Tartuffe !         En propre original. Laissez-moi lui parler : laissez-moi le confondre. On devrait vous punir, au lieu de vous répondre. Est ce ainsi que l’on vient insulter un mourant ? Votre discours m’indigne autant qu’il me surprend. On reconnaît, Monsieur, que vous êtes du monde, Que sur ses vains plaisirs votre plaisir se fonde Et que la Comédie a pour vous mille appas. Oui, j’aime le Théâtre, et ne m’en cache pas. J'ai toujours honoré la noble poësie, Et l’on sait que je hais sur-tout l’hypocrisie. Mon nom est Montausier.         Monsieur le Duc, eh quoi Un homme tel que vous, en faveur près du Roi, Vient chez un Comédien dont l’indiscrete audace Mériterait...         Tout doux : expliquons-nous, de grace, Sans mettre en nos discours de partialité Je chéris les beaux arts moins que la vérité. En quoi donc, s’il vous plaît, Moliere est-il coupable ? Et quel crime a commis ce génie admirable ? Serait-ce en vous jouant qu’il a blessé l’honneur. Et lui reprochez-vous son sublime imposteur ? Mais dans le Misantrope il m’a joué moi-même ; On me l’assure au moins, et cependant je l’aime, Autant que je l’estime, et loin de l’accabler, J'ai dit qu’à son héros je voudrais ressembler. Oui, Monsieur, ses talents ont sur moi tant d’empire, Que de moi-même enfin je lui permets de rire, Et s’il peut des humains corriger les travers, Je défendrai toujours et sa prose et ses vers. Je suis pour mon prochain tout rempli d’indulgence, Et je crois cependant qu’il n’est personne en France, Qui plus que cet Auteur ait offensé le Ciel. Dans mes discours, Monsieur, je ne mets point de fiel. Je le vois.         Mais je dois dénoncer un coupable. On fait aimer le vice en le rendant aimable, Et Moliere par-tout le couronne de fleurs. J'ai cru qu’il le peignait des plus noires couleurs ; Et de vous le prouver il me serait facile. Quoi ! vous approuveriez les graces de son style ? Et pourquoi non, Monsieur ? Est-ce un crime à vos yeux Que d’écrire en vers doux, aisés, harmonieux ? Je ne dis pas cela ; mais ce qu’en lui je blâme, C'est de les employer à décrire la flamme D'un amour tout mondain, et que, dans son courroux, Punit le juste Ciel de notre encens jaloux. Que vous connaissez mal la divine clémence, Si vous imaginez qu’un tendre amour l’offense ! Nommez, nommez, plutôt la fausse piété, Et l’infame avarice et l’orgueil indompté, Et l’altier Misantrope et ses humeurs bizares, Et la présomption de ces tuteurs barbares, Qui pensant que, pour eux, Dieu créa la beauté, La tiennent dans les fers, et dont l’autorité, S'élevant quelquefois jusques à la licence, Pour la première fois fait rougir l’innocence. Voilà, Monsieur, voilà les vices, les erreurs Qui peuvent provoquer les célestes rigueurs ; Voilà ceux que poursuit, que terrasse Moliere ! Ces monstres, parmi nous, levaient leur tête altière, Au glaive de Thémis tout fiers d’être échappés D'un joyeux anathême il les a tous frappés : Ils ont senti les traits de sa verve féconde, Et, comme un autre Alcide, il a purgé le monde. J'ai peine à concevoir ce prodige inoui Et d’un éclat trompeur je vous crois ébloui. Moliere, à vous entendre, en attaquant les vies, A tout le genre humain a rendu des services. Je doute cependant qu’il ait un but moral. Il n’a point, j’en conviens, cet orgueil doctoral, Qui distingue souvent les Charlatants en titre : Entre le Ciel et l’homme il craindrait d’être arbitre. Il ne vient point armé d’un zèle doucereux, Saintement abréger les jours d’un malheureux, Lui faire le procès à son heure dernière, Et du Ciel pour jamais lui fermer la carrière ; Mais quiconque le lit avec attention, Pourrait-il ne pas voir que son intention Est celle d’un mortel d’une probité rare ? C'est en le punissant qu’il corrige l’avare : Il fait plus dans Tartuffe : il montre avec clarté Jusqu’où mène l’excès de la crédulité ; Et qui n’admire point dans les Femmes Savantes De l’abus de l’esprit ces peintures vivantes, Et ces traits avec art sur le sexe lancés, Qui lui disent tout haut : renoncez, renoncez A l’érudition dont le vain étalage Vous rend plus orgueilleux, sans vous rendre plus sage ? Ainsi parle Moliere. On voit sous ses pinceaux Pêle-mêle tomber les méchants et les sots. Le vice, à son aspect, d’épouvante recule. Oui ; mais il a rendu la vertu ridicule, Et dans le Misantrope on est fâché de voir Alceste bafoué. Fidèle à son devoir Alceste le remplit avec exactitude. Et ne voyez-vous pas qu’une vertu trop rude ; Fatiguante, à la longue, importune les yeux ; Qu'il faut haïr le vice et non les vicieux, Et que Moliere enfin, dans cette œuvre admirable Veut qu’on soit vertueux, sans cesser d’être aimable, Que l’on soit indulgent, et que l’aménité Est le premier lien de la société ? Mais j’entends quelque bruit : sans doute on va m’apprendre... CIEL ! Isabelle en pleurs ! à quoi dois-je m’attendre ! Laissez-moi, laissez-moi ; je n’ai plus qu’à mourir. Je viens de voir mon père à son dernier soupir, Et sa fille, s’il meurt, n’aspire qu’à le suivre. Pourquoi ce désespoir ?... Moliere encor peut vivre, Et la parque n’a point encor tranché ses jours, Espérez tout de l’art dont les heureux secours... Je n’espère plus rien.         O ma chère Isabelle ! Chassez de votre cœur cette crainte mortelle, Et souffrez que nos soins...         Ciel ! ne m’épargnez pas, Si mon père, en ce jour, doit subir le trépas, Et terminez aussi ma trop longue carrière ! MIGNARD envoie ici le portrait de Moliere. Le portrait de mon père ! ah ! qu’on offre à mes yeux Sans tarder un moment un don si précieux. Et Mignard va bientôt venir ici lui-même. C'est mon père ! c’est lui ! dans mon malheur extrême Je puis encor le voir... De grace, laissez-moi Seule avec ce portrait.         Son ordre est une loi ! Sortons ; ne troublons pas sa douleur davantage. L'infortune est sacrée.         O respectable image ! Toi, qui m’offres les traits du père le plus cher, Mes larmes devant toi peuvent donc s’épancher ! Le sort va me ravir ce père que j’adore. Tu me restes, par toi, je le revois encore, Et je puis, à mon gré, t’exprimer mes douleurs ! Que ne peux-tu sur toi sentir couler mes pleurs ! Entendre mes soupirs, et leur répondre même ! D'autres vont t’admirer ; moi, je fais plus, je t’aime Et je voudrais jamais ne m’éloigner de toi. O portrait révéré ! Sois toujours avec moi ! L'amitié te créa pour calmer ma souffrance. En proie à tous les maux, n’ayant plus d’espérance Sans doute à ma tendresse un miracle était dû. Tel qu’il est dans mon cœur le pinceau l’a rendu. PLEURE, pleure, ma fille, à ta douleur sincère Je viens mêler la mienne. Il est trop vrai ; ton père… Ah ! ce mot a suffi pour me donner la mort. QUE vois-je ?... ô triste effet de la rigueur du sort ! La mère est dans les pleurs : la fille évanouie... Madame, hâtez-vous de la rendre à la vie. Et vous conduisez-les dans leur appartement. VOUS, amis de Moliere, et dont, en ce moment, Je partage la peine, enlevez cette image ; C'est le reste chéri d’un grand homme, d’un sage : Il attend les honneurs qui sont dûs aux talents, Retournons au théâtre, et de nobles accents Faisons-le retentir en l’honneur de Moliere. Couronnons de lauriers une tête si chère Et qu’une apothéose y consacre à jamais Ses vertus, son génie et sur-tout nos regrets. FIN. CETTE Pièce fut reçue à la Comédie Française le 31 Janvier 1788. L’auteur dit, dans la préface de la première édition, que pour prendre date il la faisait imprimer ; elle parut imprimée en effet dans le courant de la même année. Tous les journalistes d’alors en rendirent compte et en firent plus ou moins l’éloge, plus ou moins la critique. Les auteurs du journal de Paris, qui ont toujours été de bons juges en matière de littérature, en parlèrent de la sorte dans la feuille du 9 Août 1788. « Le succès qu’a obtenu la Maison de Molière, représentée l’année dernière sur le théâtre Français a fait naître, sans doute, l’idée de la pièce que nous annonçons. Une courte analyse mettra le public à portée de juger si Molière mourant doit être mis à côté de la Maison de Molière. La scène se passe dans la maison de ce grand homme, au moment où sa comédie du Malade imaginaire, sa dernière pièce, jouit du succès le plus brillant ; il en a prêté le manuscrit à son ami Chapelle qui ne l’a point vu représenter et qui lui-même a laissé à Molière une comédie de sa composition intitulée : l’Insouciant. Molière ouvre la scène en se promenant à grands pas, impatienté de ce que Chapelle ne lui rapporte pas le manuscrit dont il a le plus grand besoin. En attendant qu’il arrive, il s’assied auprès d’une table, lit tout bas les premières scènes de l’Insouciant, et voici le jugement qu’il en porte : De l’esprit, de l’esprit, comme à son ordinaire ! Encore de l’esprit, des traits vifs et brillants, Des détails fins, légers, et des portraits saillants : Un jargon de ruelle, un ton de persifflage, Qui sans doute des sots obtiendra le suffrage ; Mais pas le sens commun, pas l’ombre de raison ; Et de grands sentimens toujours hors de saison. Croit-il, mon pauvre ami, que pour la comédie L’esprit soit suffisant ? Du bon sens, du génie, Voilà, voilà sur-tout, les dons qu’il faut avoir. Tel qu’il est, en un mot, l’homme cherche à savoir, Et non tel qu’on l’a peint dans cette œuvre infidèle. Qui manque la copie est sifflé du modèle. Je ne répondrais point que cet ouvrage-là Ne réussît, pourtant, qu’il ne plût, et voilà Comme de beaux esprits, membres d’académies, Quand je ne serai plus, feront des comédies ! Ils uniront ensemble, et l’esprit et le cœur, La nature et l’amour, la peine et le bonheur : Leurs vers tout hérissés d’antithèses pointues, Rediront ce qu’ont dit, en phrases rebatues, Vizé, Balzac, Voiture et monsieur Trissotin, Grands auteurs dont on sait le malheureux destin… On sent bien que Molière n’a pas pu dire toutes ces choses et employer le mot de persifflage, qui n’existait pas de son temps ; mais le fond de ce couplet est très judicieux, et on y trouve des vers heureux, tel que celui-ci : Qui manque la copie est sifflé du modèle. Chapelle arrive en fredonnant un air à boire, il rend à Molière le manuscrit du Malade imaginaire, et lui fait de cette pièce un éloge franc et naïf. Molière, non moins vrai que son ami, lui dit que l’Insouciant est une mauvaise pièce, et Chapelle ne se tenant pas pour battu, desire qu’elle soit lue à la bonne servante Laforêt, comme un ouvrage de son maître : la proposition est acceptée ; mais à peine Molière a lu une vingtaine de vers de l’Insouciant, que Laforêt, qui n’y comprend rien, baille à plusieurs reprises et s’endort même, quoiqu’elle soit debout. Molière s’interrompt pour rire de l’attitude ingénue ; Chapelle en rit de même de tout son cœur. On réveille la bonne servante ; et les deux amis étant restés seuls, Molière conseille à Chapelle de choisir des sujets plus heureux, et lui donne, sur l’art de la comédie, de fort bonnes leçons. Chapelle lui dit : Je suivrai ces conseils, par la raison dictés, Mais les sujets majeurs vous les avez traités. Un caractère neuf est devenu si rare ! Les pédans, les fâcheux, l’hypocrite, l’avare, Le Bourgeois Gentilhomme et les tuteurs jaloux, Le Misantrope, enfin, qui les surpasse tous… Que reste-t-il encore après de tels modèles ? MOLIERE. Ce qu’il reste ? du beau les sources immortelles Ne s’épuisent jamais, et l’esprit créateur Moissonne, où glanerait un médiocre auteur. Ai-je peint l’envieux à l’œil cave, au teint blême, Qui se meurt des poisons qu’il distile lui-même ? Et ces nobles altiers, qui, tirans sous nos rois, De l’humanité sainte ont usurpé les droits ; Qui traînent dans les cours des noms qu’ils déshonorent, Et pour mieux s’illustrer, l’un l’autre se dévorent ? Ai-je peint ces traitans qu’on voit avec éclat Enfler leur cofre-fort des trésors de l’état, Et qui meurent du luxe et martyrs et victimes ? De l’avide joueur ai-je tracé les crimes ? Ceux de l’ambitieux ? Ceux du vil séducteur, De l’adroit courtisan, de l’ingrat, du flatteur, De mille autres encore, etc. Toutes les situations de cette pièce sont prises dans la vie de Molière, que l’auteur a suivie fidèlement ; il suffira d’en donner une idée : on sait que Molière, quelque temps avant sa mort, fut attaqué d’une toux opiniâtre, qui en fut pour ainsi dire l’avant coureur. Il veut, malgré cette toux, jouer ce jour même le rôle d’Argant dans le Malade imaginaire ; sa femme, sa fille, son ami Chapelle et son camarade Baron, employent toute leur éloquence pour le dissuader de ce projet ; il répond que son devoir est de jouer, et que, d’ailleurs, il y a dans sa troupe une vingtaine de malheureux ouvriers qui manqueraient de pain si la nouveauté n’est point représentée, et il vole au théâtre presque sûr d’y trouver la mort. Il revient dans le troisième acte pâle, défiguré et soutenu par Baron et sa fille ; leur soins lui rendent une partie de ses premières forces ; mais il est obligé de rentrer dans son appartement, et quelque momens après le duc de Montausier vient lui-même pour savoir de ses nouvelles : il est suivi de l’hypocrite Pirlon, avec lequel il a une scène intéressante, que nous regrettons de ne pouvoir pas rapporter. On apporte enfin sur le théâtre le portrait que Mignard a fait de Molière son ami : Cette image chérie augmente les inquiétudes de la fille de Molière sur l’état de son père : elle adresse au tableau une apostrophe, interrompue par l’arrivée de Chapelle et de plusieurs acteurs qui viennent, les larmes aux yeux, annoncer que Molière n’est plus. Cet ouvrage a quelques défauts ; mais nous devons avouer que le caractère de Molière est très-bien conçu et très-bien soutenu ; celui de Chapelle est plus vrai et plus intéressant que dans La Maison de Molière ; il y a d’ailleurs dans l’ouvrage des vers très-heureux comme on a pu le voir par ceux que nous avons cités : et la scène de Laforêt, qui dort toute debout, pourrait produire au théâtre un effet très-comique. » Les auteurs du journal de Paris ne se sont point trompés, La Mort de Molière a été représentée à Genêve, à Dijon, à Bordeaux, à Lyon, à Marseille, à Reims, à Toulouse, etc. et par-tout la scène de Laforêt qui dort a produit l’effet le plus comique. Nous ne doutons pas qu’elle n’eût le même succès à Paris, si quelque grand théâtre de cette grande ville voulait s’emparer de cette pièce et la faire représenter avec le soin qu’elle mérite. On nous a dit qu’elle avait été jouée une seule fois sur le théâtre de Molière rue St-Martin (3) et que les spectateurs l’avaient vivement applaudie : pourquoi n’aurait-elle pas le même sort au théâtre de la rue de Louvois, sur celui de la République ? Ce qui nous porte à croire qu’elle y serait bien accueillie, c’est la lettre que le célèbre MOLÉ écrivit à l’auteur, et que nous allons transcrire en entier, parce qu’elle honore autant celui qui l’a écrite que celui à qui elle est adressée. « Combien je regrette, monsieur, d’avoir tant tardé à lire La Mort de Molière ! La pièce vient de me faire le plus grand plaisir ; beau style, conduite simple, doux intérêt, cet ouvrage, ou je me trompe, doit faire autant d’honneur à Molière et à la comédie, que de plaisir au public ! Oui, oui, je jouerai Molière, je tâcherai de m’élever jusqu’à ce sublime personnage. Il a un point de difficulté assez rare : c’est une teinte de faible santé sur tout le rôle et à la dernière scène ; la gaieté philosophe d’un homme prêt à mourir jointe au genre de naturel de Molière, tout cela fait un grand engagement vis-à-vis de l’auteur et du public. Si je (3) Ce théâtre ayant été fermé le 3 Ventôse de l’an 5, les représentations de cette pièce ont été interropues. n’ai pas le bonheur de surmonter ces difficultés, j’ai au moins le mérite de les connaître et de les craindre, mais je m’en fie à mon zèle qui m’a quelquefois bien servi, et cette pièce m’en paraît mériter un de sentiment véritable. J’ai l’honneur d’être etc. » Mardi 12 Août 1788. La difficulté dont parle Molé dans sa lettre spirituelle a été sentie par tous les acteurs qui ont joué le rôle principal de la Mort de Molière, mais la plupart en ont triomphé ; entr’autre monsieur Chazel à Valencienne et monsieur Féréol à Reims, où il a embelli ce rôle de toutes les grâces d’un talent noble, véhément et délicat. L’auteur a ajouté à sa pièce un quatrième acte qui pourrait être intitulé l’Apothéose de Molière, et qui fait de l’effet à la représentation lorsque les costumes y sont bien observés, lorsque le Parnasse n’y est point éclairé par quelques mauvais lampions, et que les Muses et Apollon y paraissent avec l’éclat et la majesté qui leur conviennent. La Mort de Molière, cependant, a été et peut être encore représentée sans le quatrième acte, et nous en prévenons messieurs les directeurs de spectacles, afin qu’ils ne se privent pas des trois premiers, supposé qu’ils n’aient pas dans leurs magasins assez d’habits et de décoration pour faire jouer la pièce entière. P.S. Nous avions à peine achevé d’écrire cet AVIS qu’on nous a appris que la Mort de Molière venait d’être représentée avec beaucoup de succès à Paris sur le théâtre des jeunes Élèves. Nous avons appris que les directeurs de ce petit théâtre, qui ne négligent rien de ce qui peut plaire au Public, y avaient mis beaucoup de soin et de zèle, que tous les acteurs avaient parfaitement joué, et que le citoyen Belval entr’autres avait montré dans le rôle de Molière une intelligence supérieure. Paris, 9 Ventôse an X. Vous dites dans votre feuille du 30 Pluviôse dernier que la veille c’est-à-dire le 29 Pluviôse, on a représenté sur le théâtre des jeunes Elèves, rue de Thionville, une pièce en l’honneur de Molière, intitulée : Il n’est plus ! et qu’elle a obtenu un succès brillant et mérité. Vous semblez le lendemain affaiblir cet éloge et même le rétracter en disant que toutes les pièces où l’on fait parler des hommes célèbres sont ordinairement assez froides, et qu’il est difficile qu’elles inspirent beaucoup d’intérêt. Permettez-moi de n’être point de votre avis par respect pour votre avis même. Comment pourroit-il se faire en effet que la pièce en trois actes en vers, intitulée : Il n’est plus, ou la Mort de Molière, fût froide et sans intérêt, puisque de votre aveu elle a obtenu à la première représentation un succès brillant et mérité. Je conviens avec vous qu’il y a des personnages célèbres qui sont froids au théâtre, tel a paru le bon la Fontaine, lorsqu’on a voulu le représenter au théâtre du Vaudeville ; la Fontaine, vous le savez, étoit un bon-homme assez indifférent sur toutes les choses de la vie, mais Molière étoit un passionné pour la vertu, pour la gloire, pour l’humanité, pour ses amis, pour sa femme, etc. Et des hommes semblables sont-ils jamais froids au théâtre ? Malheserbes, dans le Voyageur inconnu, l’Abbé de l’Epée, dans la pièce de ce nom, et sur-tout Henri IV, dans la Partie de Chasse, n’ont-ils inspiré aucun intérêt ? Ne les voit-on pas tous les jours avec le plus vif plaisir, et ne partage-t-on pas toutes leurs affections et toutes leurs peines ? Le citoyen Cubières-Palmézeaux a eu un avantage sur les auteurs des pièces que je viens de citer ; Molière étoit misantrope et un peu brusque, et cette nuance de caractère ne produit-elle pas le plus grand effet dans le Bourru bienfaisant, dans l’Amant bourru, et sur-tout dans le Misantrope ? Reste à savoir, me direz-vous, si le citoyen Cubières a bien tiré parti de son sujet ; c’est vous-même qui avez décidé la question, citoyen Rédacteur, en disant que la Mort de Molière avoit eu un succès brillant et mérité. De quelle manière, en effet, Molière est-il peint dans cette pièce ? comme père, comme époux, comme ami, comme poëte, comme directeur de troupe, etc. Aucune nuance de son caractère n’y est oubliée, et toutes m’y paroissent fondues avec un art admirable et une chaleur d’expression qui ne pouvoit appartenir qu’à Molière lui-même. La plaisanterie n’y est point omise malgré l’intérêt pressent qui y règne. La scène du 3è acte, où Molière, prêt à mourir, ne s’inquiète point de sa propre santé, mais de celle du docteur Mauvilain son ami, et lui demande le premier comment il se porte ; toute cette scène est d’un excellent comique et m’a paru tracée de main de maître. Salut et estime. QUINEY. Vous avez traduit ou plutôt imité la pièce de Charles Goldoni, intitulée : Il Molière, qui fut représentée pour la première fois à Turin en 1751. Votre imitation fut représentée par les comédiens français en 1784, et le fut avec beaucoup de succès sous le titre de la Maison de Molière ; elle en aurait beaucoup davantage si les comédiens, sans vous consulter, n’avaient point transposé (4), corrigé, et abrégé plusieurs scènes de votre comédie, s’ils n’avaient pas cru, selon leur noble usage, avoir plus de génie que l’auteur. Quoiqu’il en soit, dès que Molière m’eut apparu lui-même sur une scène où, jusqu’à ce moment, j’avais admiré ses chef-d’œuvres, dès que j’eus entendu parler celui qui fait si bien parler les divers personnages éclos de son imagination féconde, je pris les pinceaux, à mon tour, et sans dire comme le Corrège « Et moi aussi, je suis peintre » j’essayai néanmoins d’ajouter quelques traits à une image que j’adore. Il fallait, pour y réussir, trouver dans la vie de Molière une époque qui fut favorable à mon dessein. Monsieur Goldoni avait déjà pris la plus intéressante : celle où l’auteur du Tartuffe, pressé entre deux puissances également redoutables, l’autorité de son roi et la haine des hyppocrites, triompha de la seconde en lui opposant la première ; et il ne me restait plus qu’à glaner dans un champ où la moisson était déjà faite. Que dis-je ? il me restait à lire la Vie de Molière par Grimarest et les mémoires du temps ; je me remets à lire les mémoires du temps, et Grimarest qui, méprisé par quelques auteurs, a pourtant été la source où ont puisé ces auteurs mêmes, qui, ami et contemporain de Baron paraît avoir écrit sous sa dictée, et après avoir relu, je n’ai pas de peine à me convaincre que l’évènement qui causa la mort de Molière est celui de sa vie qui lui fait le plus d’honneur. Vous connaissez cet évènement, et il est inutile que je le raconte. Mais, que ne puis-je graver dans tous les cœurs les belles paroles que répondit Molière à sa femme et à Baron, lorsqu’ils le (4) Mercier se plaint avec raison dans la préface de la Maison de Molière, de ces transpositions, corrections et abréviations. Et Mercier n’est pas le seul qui ait le droit de se plaindre. Qu’aurait dit Molière ? s’il avait vu son Dépit amoureux composé par lui en cinq actes, recomposé en deux par les comédiens ? Qu’aurait dit Piron, s’il avait vu son chef-d’œuvre de la Métromanie avoir deux éditions toutes différentes, l’une conforme à la première impression et l’autre à la représentation ? Qu’auraient dit tant d’autres ?... conjurèrent, les larmes aux yeux, de ne pas jouer dans son Malade imaginaire et de prendre du repos pour se remettre de ses fatigues ! Les voici telles que Grimarest les rapporte : « Comment voulez-vous que je fasse, leur dit-il, il y a cinquante pauvres ouvriers qui n’ont que leur journée pour vivre, que feront-ils, si l’on ne joue pas ? Je me reprocherais d’avoir négligé de leur donner du pain un seul jour, le pouvant faire absolument. » Qu’on songe à la circonstance où il les prononça, ces paroles admirables, et l’on conviendra qu’elles le rendent digne de tous les hommages. Que ne suis-je né avec son talent ou avec le vôtre, pour les consacrer dans une pièce aussi admirable que les siennes, et que ne puis-je du moins les faire écrire en lettre d’or sur la porte de tous les cabinets où les administrateurs des états travaillent en silence pour le bonheur des peuples ? J’ai été forcé de les altérer et par conséquent de les affaiblir dans ma pièce ; mais une comédie n’est point un récit historique, ni une vie à la manière de Plutarque et l’auteur dramatique est souvent obligé de plier les vérités pour donner à l’ouvrage plus de vraisemblance. Ces belles paroles, cependant, achevèrent de mettre le feu dans mon imagination déjà prête à s’enflamer. Je travaillai, nuit et jour, pour ne point la laisser éteindre, et quand ma pièce fut achevée, je courus la lire à des connaisseurs dont le jugement n’est point suspect. Quelques-uns me dirent que j’avais un peu trop altéré les faits historiques et que ma comédie avait l’air d’un roman dialogué. Il ne me sera pas difficile de leur répondre : On sait, pour ne parler d’abord que de l’intrigue de ma comédie, on sait, dis-je, que Molière lut, un jour, sous son propre nom, une pièce de son camarade Brécour à sa servante Laforêt, et que cette fille, guidée par un instinct qui ne la trompait jamais, dit que cette pièce était trop mauvaise, pour avoir été composée par son maître. J’ai appliqué cette anecdote à Chapelle, ami de Molière, parce que Chapelle m’a paru un personnage plus intéressant à mettre au théâtre que Brécour, et de pareils changements doivent être permis, puisque, sans rien changer au fond, ils rendent les formes plus vraisemblables. Chapelle, d’ailleurs, si l’on excepte son voyage qu’il a composé avec Bachaumont, n’a guères fait que des vers assez médiocres, et s’il faut en croire (5) l’estimable commentateur de Molière, celui-ci étant pressé par Louis XIV pour la comédie des Fâcheux, pria Chapelle de l’aider, et Chapelle y consentant lui apporta, quelques jours après, une scène détestable. (5) Le commentaire de monsieur Bret, sur les œuvres de Molière, est un des meilleurs ouvrages de notre langue. Auteur lui-même de comédies très-agréables, M.Bret apprécie avec autant de goût que de jugement tous les chef-d’œuvres de son auteur : il parle de ses défauts avec respect, de ses beautés avec amour, et une noble franchise est toujours son guide. Je n’ai bien connu Molière qu’après avoir lu M. Bret. M.Bret est le premier qui ait vengé ce grand homme des reproches très-injustes que lui ont fait quelques-uns de ses ennemis d’avoir puisé le plan et même les scènes du Tartuffe dans une mauvaise farce italienne, intitulée : Il dottore Bachetone. Il prouve invinciblement que cette farce n’est elle-même qu’une platte imitation du Tartuffe. Les recherches pénibles et nombreuses qu’il a faites à ce sujet, sont dignes des plus grands éloges. M.Bret ne se contente pas de juger et de commenter Molière : il rapporte dans ses avertissements et observations les anecdotes les plus curieuses sur ce grand homme : il n’oublie rien de ce qui peut nous le faire envisager sous tous les aspects. On aime Molière, après avoir lu ces avertissemens, et l’on a pour M.Bret autant d’estime que de reconnaissance. Cailhava par son commentaire fera bientôt naître en nous le même sentiment ; c’est l’homme de France qui a le mieux étudié Molière et qui le connaît le mieux. Vous savez que Baron fut l’élève de Molière, que Molière eut une fille de la fille de la Béjart, et n’ai-je pas pu supposer que Baron en était devenu amoureux, et que Molière voulut les unir, sans rien avancer d’impossible ou d’extraordinaire ? On connaît le trait de bienfaisance de Molière envers le comédien Mondorge. Voltaire l’a cité dans la Vie qu’il a faite de Molière, et qu’il destinait à une édition des œuvres de ce grand homme. Je n’ai fait que rapprocher ce trait de l’époque de la mort de Molière, à laquelle il fut antérieur, et si je blesse la chronologie, je ne crois pas offenser la raison. Grimarest est mon garant pour la haine que Baron inspirait à la Molière. On sait ce qu’il raconte à ce sujet ; il dit, en parlant de celle-ci, Qu’elle ne fut pas plutôt mademoiselle de Molière, qu’elle crut être au rang d’une duchesse ; pourra-t-on, d’après cela, blamer la hauteur et l’orgueil que j’ai donnés à la Molière ? Quant aux autres personnages que j’introduis dans ma comédie, on sait que le docteur Mauvillain fut toujours l’ami de Molière, et Montausier son admirateur, j’ai donc pu amener dans sa maison Monstausier et le docteur Mauvilain. L’hyppocrite Pirlon y vient sans doute pour apprendre sur la mort de Molière quelques détails dont sa haine et son esprit de vengeance puissent tirer quelqu’avantage. Ce personnage, d’ailleurs, m’a paru si dramatique et si plaisant dans votre Maison de Molière, que vous m’avez donné l’exemple de l’employer, et je ne pense pas qu’on fasse mal de suivre de bons exemples. Que n’ai-je pu aussi vous imiter dans mon dénouement ! Quelques personnes eussent désiré que je fisse expirer Molière sur le théâtre ; mais outre que cette fin aurait altéré la vérité, puisqu’il mourut dans son lit et dans sa maison, n’aurait-on pas le droit, si j’avais suivi leurs conseils, de comparer ma pièce au monstre d’Horace ; et ne trouverait-on pas ridicule et tout-à-fait hors des règles et de l’usage d’un ouvrage dramatique qui, commençant d’une manière assez comique, eût fini si tragiquement ? Ma pièce a déjà assez de défauts, et je n’ai pas voulu qu’on pût lui reprocher une disparate aussi choquante. Mais c’est trop entretenir mes lecteurs d’une bagatelle qui ne mérite ni les honneurs ni les frais d’une dissertation. Parlons de la Maison de Molière, qui m’a, comme je l’ai dit, donné l’idée de ma comédie, et qui, à tous égards, lui est si supérieure. Quelques dames de l’extrêmement bonne compagnie m’ont assuré que cette pièce les avait ennuyées à périr ; que c’était un ouvrage qui n’avait pas le sens commun, et qu’elles donneraient leurs loges à leurs femmes chaque fois qu’on la jouerait. Quelques messieurs d’un très-bon ton ont été de l’avis de ces dames ; et moi, j’ai toujours été et je serai toujours de l’avis du public qui, dans les trois premiers actes, a vivement partagé les allarmes que cause à un grand homme la défense de mettre au théâtre son chef-d’œuvre ; de ce public qui s’est plu à voir ce grand homme dans son domestique, et pour ainsi dire en déshabillé ; qui a tressailli, qui a pleuré de joie avec ce grand homme lorsque Latorilière vient lui annoncer que Louis XIV a levé les obstacles qui suspendaient la représentation de l’Imposteur. Quel spectacle est plus touchant et plus noble, en effet, que de voir le génie aux prises avec ce qu’il y a de plus redoutable sur la terre ; un despote qui veut être obéi et l’envie qui le persécute ? Croit-on que l’intrigue de nos jolies petites comédies, telles que la Feinte par amour, Amour pour amour, la Surprise de l’amour, et tant d’autres soient d’une plus grande importance ? Croit-on que la Coquette corrigée, la Coquette fixée et toutes les coquettes du monde doivent plus exciter l’admiration et remuer plus fortement le cœur que le tableau vrai et naturel d’un caractère vertueux ? que le sort d’un sublime drame, fait pour éclairer et corriger les humains, n’intéresse pas davantage que le mariage d’un fat avec une petite maîtresse, le récit d’une anecdote de ruelle ou le dénouement d’un imbroglio tissu par des valets ? Je vais plus loin : une vieille tradition nous a appris que Boileau interrogé par Louis XIV, qui voulait savoir quel était le plus grand homme de son siècle, répondit sans hésiter : Molière. Et moi, j’ai osé me dire souvent que Molière était encore le personnage le plus théâtral qu’on ait jamais transporté sur la scène française ; et je ne doute point qu’on ne réussisse chaque fois qu’on l’y peindra avec vérité. Les vertus de Molière sont connues depuis long-temps. Il était bon père, époux sensible, ami généreux, citoyen bienfaisant : sa vie a été pure comme le serait celle d’une de ces créatures privilégiées qui descendrait du ciel pour commencer et achever sur la terre les courtes et déplorables révolutions de la vie humaine. C'est beaucoup pour plaire, sans doute, mais peut être ce n’est pas tout. Il résulte de tout ce qu’on a écrit sur ce grand homme et de ce qu’il a écrit lui-même, que ses passions étaient extrêmes. On sait que celle de l’amour a fait le tourment de sa vie ; et n’est-ce pas celle de la gloire qui, poussée au dernier dégré, a soutenu son courage au milieu de toutes les contrariétés que ses ennemis lui ont fait éprouver ? Grimarest et la tradition nous apprennent que sa franchise tenait de la brusquerie, qu’il était né avec un tempéramment bilieux, quoique mélancolique, que son humeur allait souvent jusqu’à la colère ; ce n’est pas sans raison qu’on a cru que le Mi-/ /-santrope était Molière lui-même, et qu’il s’était peint dans le sublime rôle d’Alceste. Qu'on lise ses chef-d’œuvres avec attention, et l’on verra que cette humeur qui le dominait, il l’a donnée à presque tous ses personnages. Ce Misantrope que je viens de citer est en colère depuis le premier vers de son rôle jusqu’au dernier ; il rudoie, il gronde, il brusque tout le monde. Quelle véhémence et quelle âpreté dans ce début ! Celui du Tartuffe est dans le même genre. La vieille Madame Pernelle ne semble se ranimer que pour se plaindre de toute sa famille, que pour la gourmander, si je puis me servir de ce terme, et donner à chacun son paquet ; comme l’a si bien dit Molière lui-même dans une autre pièce : Son courroux va même jusqu’à lâcher des juremens, tels que jour de dieu ! morbleu ! termes toujours déplacés dans la bouche d’une femme, mais placés avec grace dans cette première scène. Le vieux Gorgibus ne parle pas avec plus de douceur dans les Précieuses ridicules. Le Chrysale des Femmes Savantes se laisse aller au même emportement, et la passion d’Arnolphe, autrement M. de la Souche, est si vive, qu’Orosmane, que le brûlant Orosmane ne me paraît pas plus amoureux de Zaïre que cet Arnolphe ne l’est de la naïve Agnès. On pourrait dire de La Fontaine qu’il avait dans ses Fables sa propre simplicité, et de Molière qu’il eut l’impétuosité des principaux personnages de ses comédies. On sait même qu’il poussait cette impétuosité jusqu’à la minutie. Si par hazard on lui dérangeait les moindres choses dans son cabinet, s’il ne les trouvait pas toutes dans l’ordre où il les avait laissées, si on changeait un livre de place, on dit qu’aussitôt il entrait en fureur, qu’elle durait des semaines entières, et que même il cessait de travailler. Je ne doute point que la plupart de ces personnages, toujours hors d’eux-mêmes, n’aient fait le succès de ses belles comédies ; et peut-être ne serait-il pas difficile d’en donner la raison : Outre qu’un personnage qui a de l’humeur est presque toujours passionné, et qu’une passion quelconque exhale un feu qui vivifie, qui anime et qui subjugue les plus froids spectateurs. J'ai souvent observé qu’on était porté à rire des gens qui se mettaient en colère ; et si l’on veut en avoir un exemple, qu’on se rappelle la fameuse scène de MM. Piron, Collé et Gallet chez le commissaire Lafosse. Après avoir été conduits chez lui par le Guet, qui les avait trouvés se disputant dans la rue ; le Clerc du Commissaire les interroge d’abord avec gravité ; ils répondent de même ; mais ils disent des choses si plaisantes, que la gravité du juge se change en fureur, et alors le rire des trois accusés devient inextinguible ; que dis-je ? il gagne toute l’assemblée, et finit par élargir scandaleusement la bouche des alguasils qui les ont arrêtés. Ce ne sont pas toujours de bons-mots, ou des reparties vives et heureuses qui excitent la gaîté : les comédies étincelantes de traits d’esprit et de saillies ingénieuses, telles que le Méchant et quelques autres font sourire, mais elles n’épanouissent point la rate ; mais elles ne font point circuler la joie universellement. La véritable gaîté, ou plutôt le vis comica, résulte de deux passions opposées qui se combattent, et qui toutes deux ont tort. Je m’explique : lorsque deux hommes sensés, ou qui au moins devraient l’être, se fâchent et s’injurient, ils descendent, pour ainsi dire, de la hauteur de leur raison. L'homme alors redevient enfant, et charmés intérieurement de voir qu’il se dégrade et qu’il perd ses plus beaux avantages ; les spectateurs s’en mocquent, et la malice humaine les porte à manifester la pitié dérisoire qu’il inspire, et le plaisir secret qu’il fait naître. Il n’y a que la déraison bien prouvée qui excite le rire, et les passions poussées à l’extrême font-elles autre chose que déraisonner ? Molière enfin était un homme passionné. Il a prouvé par ses comédies que ces caractères réussissent toujours au théâtre ; doit-on être surpris qu’il y ait beaucoup réussi lui-même, lorsque M. Goldoni et vous, vous nous avez offert le véritable original de toutes ces différentes copies ? Cet original aurait produit, peut-être, de bien plus grands effets, si vous aviez choisi une époque plus avancée dans sa vie ; si vous l’eussiez pris, par exemple; un an ou deux après son mariage, si vous eussiez peint cet amour véhément et toujours contrarié que sa femme lui inspira, les querelles qu’il excita, les brouilleries et les raccommodemens dont il fut cause. Quelle pièce admirable ne ferait-on pas en effet de Molière jaloux de sa femme, de Molière amoureux ? Une femme de théâtre peut se conserver pure au milieu de la corruption ; mais elle est exposée à toutes les attaques, et qu’elle y succombe ou non, quel effroi ne doit point causer à un mari la foule des adorateurs qui l’environnent ? et quel parti ne tirerait-on pas du plus passionné, du plus emporté de tous, de Molière toujours placé entre sa jalousie naturelle et une épouse coquette ? Cette jalousie a d’abord frappé mon esprit comme le trait le plus apparent du caractère de Molière, et j’ai voulu en faire usage ; mais j’ai senti en y réfléchissant, qu’une pareille tâche serait au-dessus de mes forces, et je laisse à d’autres le soin de la remplir. Quoique le domaine de Thalie ne soit point épuisé pour l’homme de génie, malgré toutes les moissons qu’on y a faites, quoique des palmes nouvelles y croissent sans cesse, et y reverdissent pour lui sur des palmes déjà cueillies, on ne peut se dissimuler néanmoins que les principaux caractères ont déjà été traités, et qu’il ne reste plus guères à manier que des caractères secondaires. Pourquoi donc ne suivrait-on pas une carrière déjà ouverte avec succès par quelques littérateurs célèbres ? Pourquoi, au défaut des caractères, ne mettrait-on pas sur la scène Française les grands hommes de tous les états, qui, depuis environ douze siècles, ont illustré la nation ? Nos rois vertueux, par exemple, nos vaillants Généraux, nos ministres habiles et nos auteurs immortels ? Henri IV nous a déjà charmés par sa noble loyauté, sa simplicité auguste et sa touchante sensibilité. Nos larmes coulent chaque fois que nous le voyons chez le paysan Michaud, essuyer furtivement les siennes, aux éloges qu’on fait du meilleur des princes. Vous nous avez fait adorer la bienfaisance de Montesquieu à Marseille, qu’un certain M. Pilhes vous a si maladroitement pillé dans son Bienfait anonyme, et nous avons ri lorsque vous avez levé le rideau qui couvrait l’intérieur de la maison de Molière. Ne nous reste-t-il pas encore une foule de citoyens et de souverains fameux dont les ombres ne demandent qu’à être évoquées, et que nous pouvons faire mouvoir et agir sur notre théâtre ? Charles V, Louis XII et Louis XIV y seraient-ils déplacés ? Croit-on que, si l’on y voyait le modeste Catinat attendre deux heures et demie dans l’antichambre d’un commis, et que, si on l’entendait, lorsque le protecteur subalterne, le reconnaissant, lui balbutie des excuses, répondre, sans se fâcher, ces belles paroles : « ce n’est pas ma personne, que vous avez tort de laisser dans votre antichambre, c’est un officier, quel qu’il soit : ils sont tous également au service du roi, et vous êtes payé pour leur répondre ». Croit-on même que, si on pouvait le surprendre jouant aux quilles avec ses soldats, le jour de sa première victoire, croit-on, dis-je, que la peinture d’un pareil caractère n’enchanterait pas autant que celle d’un marquis imaginaire qui trompe cinq ou six femmes à la fois, et s’applaudit de ses conquêtes ? Croit-on que le mot si connu de Turenne : Et quand même ç'eût été George, fallait-il frapper si fort ? ne ferait pas autant rire que les proverbes de Molière ? Et si on entendait le bon Lafontaine, dépouillé de tout, dire naïvement à son ami qui lui offre un asyle : J'y allais, croit-on que ces mots prononcés par des acteurs intelligens et sensibles, n’exciteraient pas en nous la plus vive admiration, et ne contribueraient pas à nous rendre meilleurs ? Pélisson, sacrifiant son honneur pour sauver l’honneur de son ami, Fénélon instruisant son royal élève ; J.-J. Rousseau confessant noblement ses fautes, ne valent-ils pas les Valères, les Clitandres, les Damis et mille autres personnages éclos de l’imagination des poëtes, et qui n’ont jamais eu d’existence réelle que dans quelques cercles, où on les choisit pour leur donner l’expression et la physionomie qui leur manquent ? Mais, direz-vous peut-être, il faudrait, en mettant ces grands écrivains sur la scène, donner à chacun le style de ses ouvrages : il faudrait leur prêter le langage qu’ils ont parlé dans leurs écrits, et il n’est pas facile d’imiter le faire des Rousseau, des Fénélon, des Pélisson, des Lafontaine, toujours, comme dit si ingénument celui-ci, toujours on serait trahi par quelque bout d’oreille. L'objection est spécieuse, et l’on peut aisément y répondre : les gens de lettres les plus renommés ont parlé aussi simplement que les autres hommes, et ce n’est pas le style de leurs écrits qu’il faudrait imiter, mais celui de leur conversation. Le Roitelet n’est pas obligé d’avoir le vol de l’Aigle ; mais le Roitelet a sa manière de voler, et il ne doit pas vouloir plus qu’il ne peut faire. S’il fait au contraire tout ce qu’il peut, on lui saura gré de ses efforts. Il y a grande apparence que les dieux avaient un langage infiniment plus sublime que les mortels ; et lorsqu’Homère se rend l’interprête de Jupiter, de Junon, de Vénus, etc. il ne les fait point parler en vers plus harmonieux, plus corrects ou plus relevés qu’Agamemnon, Ajax, Hector et Achille ; que dis-je ? si on introduisait Racine dans une comédie, et qu’on lui prêtât les images pompeuses et les tours ambitieux du récit de Théramène, on ferait siffler un versificateur qui ne doit jamais l’être, et rien ne pourrait faire excuser un si ridicule contre-sens. Que celui donc qui mettra nos grands auteurs sur le théâtre, se contente de les peindre comme ils étaient : voilà l’important, et qu’il n’emprunte point une palette étrangère. Il arrivera de là que la scène Française, rivale du paisible Elysée, nous offrira ce qu’il y eut de plus grand et de plus vertueux sur la terre ; et nous y verrons bientôt errer ces morts immortels dont les traits ne nous sont transmis que dans des gravures insipides ou des bustes inanimés. Que dis-je ? quand vous avez mis sur la scène Philippe II, Louis XI, etc., vous leur avez prêté votre langage, c’est-à-dire un style fleuri, correct et harmonieux ; on les a promptement reconnus, et les lecteurs ne se sont pas avisés de dire : Est-ce bien ainsi que parlait le tyran de la France ? Est-ce bien ainsi que s’exprimait le tyran du Midi ? Continuez donc, mon cher concitoyen, à évoquer sur le théâtre les ombres des hommes qui ont transmis leurs noms à la postérité, soit en bien ou en mal, et que, graces à vos mâles pinceaux, le théâtre devienne ainsi un supplément à l’histoire. Je vous suivrai de loin, dans cette carrière périlleuse, bien moins pour vous imiter, que pour applaudir à vos triomphes. CUBIÈRES-PALMÉZEAUX. Je déclare avoir cédé au citoyen Hugelet la pièce ayant pour titre : LA MORT DE MOLIÈRE, Pièce historique en quatre actes et en vers, de ma composition ; laquelle pièce il peut imprimer, vendre et faire cendre en tel nombre d’exemplaires qu’il lui plaira ; me réservant les droits d’Auteur par chaque représentation que l’on pourra donner sur les différens Théâtres de la République. Paris, ce 30 Pluviôse an 10 de la République française. CUBIÈRES-PALMÉZEAUX Je déclare que je poursuivrai tous contrefacteurs et distributeurs d’éditions contrefaites qui ne porteroient pas le fleuron qui est au frontispice de la présente Pièce, et qui indique les lettres initiales de mon nom. HUGELET. LA MORT DE MOLIÈRE. 1802 JE ne sais que penser de mon ami Chapelle ; Veut-il me rendre fou ? Dans l’excès de son zèle, L'autre jour, il m’emporte un de mes manuscrits, Et me laisse un des siens. Messieurs les beaux esprits Prétendent, me dit-il, que dans mes comédies, Je blesse le bon ton, et qu’elles sont remplies De mots ignobles, bas, et de détails bourgeois, Il veut me corriger et m’apprendre les lois Du beau monde qu’il hante ; et, si je dois l’en croire, J'aurai moins de profit et beaucoup plus de gloire. C'est fort bien fait à vous, monsieur l’épicurien ! Votre projet, sans doute, est d’un homme de bien ; Mais de me réformer il n’est plus temps, je pense, Et vous perdrez ici toute votre science. On ne redresse point un arbre déjà vieux, Et je ferais plus mal, pour vouloir faire mieux. Chapelle, cependant, n’arrive point, j’enrage. Si du moins il m’avait renvoyé mon ouvrage ! J'en ai besoin. Holà !... Je suis d’une fureur… Chapelle n’a-t-il rien envoyé ?         Non, Monsieur. Qu'on me laisse !         Il me faut, en attendant qu’il vienne Me rapporter ma pièce, examiner la sienne. Il m’en a tant prié… Lisons. Chapelle aussi S'avise d’être auteur. Asseyons-nous ici, Et tâchons d’étouffer ma trop juste colère. De l’esprit, de l’esprit, comme à son ordinaire ! Encore de l’esprit, des traits vifs et brillants, Des détails fins, légers, et des portraits saillants ; Un jargon de ruelle, un ton de persifflage, Qui sans doute des sots obtiendra le suffrage ; Mais pas le sens commun, pas l’ombre de raison, Et de grands sentimens toujours hors de saison. Croit-il, mon pauvre ami, que pour la comédie, L'esprit soit suffisant ? Du bon sens, du génie, Voilà, voilà sur-tout, les dons qu’il faut avoir. Tel qu’il est, en un mot, l’homme cherche à se voir, Et non tel qu’on l’a peint dans cette œuvre infidèle. Qui manque la copie est sifflé du modèle. Je ne répondrais point que cet ouvrage là Ne réussît, pourtant, qu’il ne plût, et voilà Comme de beaux esprits, membres d’académies, Quand je ne serai plus, feront des comédies ! Ils uniront ensemble, et l’esprit et le cœur, La nature et l’amour, la peine et le bonheur : Leurs vers tout hérissés d’antithèses pointues, Rediront ce qu’ont dit, en phrases rebatues, Vizé, Balzac, Voiture et monsieur Trissotin, Grands auteurs dont on sait le malheureux destin… Mais, achevons... Je crois qu’en chantant il s’annonce. Oh ! qu’il mériterait une vive semonce ! Eh bien ! m’apportez-vous mon manuscrit, enfin ? Le voilà, mon ami, votre ouvrage est divin. Divin ! Vous plaisantez : je n’ai point fait d’ouvrage. Dont je sois satisfait, et c’est ce dont j’enrage. Je m’étais figuré d’abord que vos écrits Fourmillaient de défauts, mais j’en sens tout le prix, Depuis que j’en ai fait à tête reposée Un examen suivi. Votre prose est aisée ; Vos caractères, vrais, comiques, amusans, Et vous offrez par-tout des traits neufs et plaisans. Je voudrais pour beaucoup avoir votre génie. Quoi qu’en dise des sots la tourbe réunie, Votre bon homme Argant m’a sur-tout enchanté : Il se croit bien malade et crève de santé. Et cette belle-mère intéressée, avide ; Que j’aime à voir les traits de son âme sordide Si bien représentés ! Votre Diafoirus M'amuse infiniment par son docte Phœbus. Votre Purgon me charme, et dans cette peinture J'ai par-tout admiré le ton de la nature. Vous ne croyez donc pas que j’aie à corriger Rien dans ma comédie ?         Il n’y faut rien changer. Pas un mot ?     Pas un mot.         Eh bien, je suis sincère, A la vôtre non plus je ne vois rien à faire ; Mais pour d’autres raisons…         Comment ! expliquez-vous ? Je m’en garderai bien. A vous mettre en courroux Vous ne tarderiez pas ; et Dieu merci, ma femme Se fâche assez souvent.         Il est vrai que Madame N'est pas douce ; mais moi, je m’amuse de tout. De moi-même je ris quelquefois; c’est mon goût. Boire la nuit, dormir la grace matinée, A rien ne réfléchir, vivre au jour la journée, En deux mots me voilà. Sans projet ni chagrin, J'entends tout, je vois tout avec, un front serein; Parlez donc franchement. Est-ce que mon ouvrage Vous a paru mauvais ? Et de votre suffrage Me faudrait-il passer tout-à fait ?         Tout-à-fait. Franchement il est bon à mettre au cabinet. Je me cite moi-même, en parlant de la sorte, Pardonnez ; mais, ma foi ! la vérité m’emporte. Et puis, vous le savez je ne suis point flatteur Votre style n’a rien de ce feu créateur, Qui distingua toujours les sublimes poëtes : Il est semé d’éclairs, de clinquant, de bleuettes ; Il éblouit, souvent, et n’échauffe jamais. Je n’ai pas, comme vous, l’art de peindre à grands traits, J'en conviens ; cependant il faut être équitable. Votre genre peut-être est le seul véritable : Si j’en crois néanmoins de célèbres auteurs, De plus d’une manière on corrige les mœurs ; Et, sans vous ressembler, ou marcher sur vos traces, J'ai pu, tout comme vous, sacrifier aux graces. D'accord ; et puisqu’enfin vous ne me croyez pas, Voulez-vous essayer, pour sortir d’embarras, Un moyen des plus sûrs ? à ma bonne servante Je lis tous mes écrits. Elle n’est point savante, Elle n’a point d’esprit, mais un jugement sain. Consulter Laforêt ! quel bizarre dessein ! Mon ami, la nature est son guide fidèle ; Et pour plaire toujours, il faut n’écouter qu’elle. Je vais, si vous voulez, lui lire un acte ou deux De votre comédie.         Il serait hazardeux De tenter cette épreuve : elle est accoutumée A ce qui vient de vous ; et votre renommée, Quand vous la consultez, lui fait trouver tout bien. Ne peut-on réussir par un autre moyen ? Disons-lui que la pièce est de moi.         Cette ruse Me plaît infiniment, et je n’ai plus d’excuse. Laforêt ! Laforêt !     Qu’est-ce ?         Mettez-vous là. Je vais lire une pièce.         Oh ! j’aimons bien cela ! Quand vous nous en montrais, je rions tant ! j’écoute Déjà de tout mon cœur. Alle est de vous ?         Sans doute. Elle est nouvelle, même, et je voudrais savoir Ce que vous en pensez.         Je grillons de la voir. Lisais.         « L'INSOUCIANT, Comédie en cinq actes ». Ne vous pressez pas trop : par des chûtes exactes Marquez bien chaque vers.         D'accord. A son maintien, Je vois déjà qu’au titre elle ne comprend rien. ”ACTE PREMIER. SCENE PREMIERE. ROSETTE. Ton Maître est-il ici ? LAFLEUR.                     Non, il vient de sortir. ROSETTE. Tant pis. LAFLEUR.     Pourquoi cela ? ROSETTE.                     Je venais l’avertir. Que madame l’attend à souper. LAFLEUR.                         Oh ! je pense Qu'il ne s’y rendra pas : il n’est pas d’homme en France Qui soit plus invité. Chez nous, chaque matin, Trottent les billets doux. C'est un tapage, un train... Mais dans notre antichambre on a beau se morfondre, A personne jamais nous ne daignons répondre ; Et lorsque nous sortons, s’il faut ne rien céler, Nous ne savons encore où nous devons aller. Le hazard nous conduit selon sa fantaisie : Nous visitons Eglé, Célimène, Julie. Et notre seule étude est celle du plaisir. Vrais papillons, en vain on nous voudrait saisir ; Nous choisissons par fois la fleur la mieux éclose, Et nous volons toujours de l’œillet à la rose. ROSETTE. Ton maître est singulier, à ce qu’il me paraît, Et je crois mal aisé de faire son portrait. LAFLEUR. J'espère cependant esquisser son image : Il est insouciant, on ne peut davantage, C'est-à-dire insensible à la peine, au bonheur, Cherchant la vérité, courant après l’erreur, Et n’écoutant jamais l’amour ni la nature...” Laforêt !         Vous voyez l’effet de la lecture : Elle dort tout debout. (riant) Ah ! ah ! ah ! Laforêt ! J'en veux rire à mon tour ; c’est un excellent trait. (riant). Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! (appellant) Laforêt !         Eh bien ! qu’est-ce ? Quoi ! vous dormez debout, lorsque je lis ma pièce ! Pardonnez-nous, monsieur ; mais je n’ons rien compris A tous ces beaux discours, et je sommes d’avis Que vous jettiez au feu toutes ces fariboles. Il faut, pour m’égayer, des choses qui soient droles, Et ce Monsieur Lafleur a trop d’esprit pour moi. Eh bien, vous l’entendez ?         Elle a raison, ma foi ! Tu n’admires donc pas l’ouvrage de ton maître ? Oh ! pour celui-là, non.         Elle le fait paraître. Ce valet qui reçoit tant de coups de bâton, Par un dieu goguenardqui lui vole son nom Et même son visage, et puis ce maître Jacques Qui change de métier en changeant de casaque ; Ce bon monsieur Jourdain, de noblesse entêté, Dont Nicole se mocque avec tant de gaité, Qui vouliont de la cour imiter les usages : Et Covielle et Scapin voilà les personnages Qui m’amusiont toujours.         Mais Rosette et Lafleur Sont de la même main.         Eh ! pardine, monsieur Pourquoi le répéter ? J’en sommes bien fâchée, C’est le culot qu’on trouve au fond de la nichée. Encore un coup, monsieur, excusez si j’avons Un tantinet dormi : je nous y connaissons, Et vous n’avez rien fait qui soit moins agréable. Dites mieux, mon enfant, qui soit plus détestable. Ce jugement est dur : quelque facilité Brille dans un endroit que vous avez cité ; Et vos rimes sur-tout ont charmé mon oreille. Oui, je rime si bien que Laforêt sommeille. Vous dormiriez encore, allez vous reposer, Seul avec mon ami je veux ici causer. Eh bien, vous l’avez vu. C'est la simple nature Qui vient de vous juger. Après cette lecture Prétendez-vous encore à mon suffrage ?         Non. Qu'on se mocque de moi je sens qu’on a raison. Vous ne l’ignorez pas, Molière, ma paresse Ne m’a jamais permis de soigner une pièce, Et d’en approfondir l’intrigue, les tableaux : Je n’ai pas vos talens et sur-tout vos pinceaux. Vous pourriez, comme un autre, avec du tems, des peines, Arranger une intrigue et filer quelques scènes ; Mais il faudrait d’abord choisir mieux vos sujets : C'est de là seulement que dépend le succès. L'Insouciant ! quel titre ! un pareil caractère Peut fournir tout au plus une esquisse légère. Il n’est qu’épisodique, et pour le bien traiter, C'est au fond du tableau qu’il faut le présenter. Voulez-vous réussir ? Peignez dans vos ouvrages L'homme de tous les lieux, celui de tous les âges Dessinez largement : que de tous vos portraits A Paris, comme à Londres, on admire les traits. Aux Peintres des boudoirs laissez la mignature ; Et soyez, s’il se peut, grand comme la nature. Je suivrais ces conseils par la raison dictés, Mais les sujets majeurs vous les avez traités. Un caractère neuf est devenu si rare ! Les pédans, les fâcheux, l’hypocrite, l’avare, Le Bourgeois Gentilhomme et les tuteurs jaloux, Le Misantrope enfin, qui les surpasse tous… Que reste-t-il encore après de tels modèles ? Ce qu’il reste ? Du beau les sources immortelles Ne s’épuisent jamais, et l’esprit créateur Moissonne où glanerait un médiocre auteur. Ai-je peint l’envieux à l’œil cave, au teint blême, Qui se meurt des poisons qu’il distile lui-même ? Et ces nobles altiers, qui, tyrans sous nos rois, De l’humanité sainte ont usurpé les droits ; Qui traînent dans les cours des noms qu’ils déshonorent,     Et, pour mieux s’illustrer, l’un l’autre se dévorent ? Ai-je peint ces traitans qu’on voit avec éclat, Enfler leur cofre-fort des trésors de l’état, Et qui meurent du luxe et martyrs et victimes ? De l’avide joueur ai-je tracé les crimes ?      Ceux de l’ambitieux ? Ceux du vil séducteur, De l’adroit courtisan, de l’ingrat, du flatteur, De mille autres encor, qui brillent, disparaissent, Et tous les cinquante ans expirent et renaissent, Pareils à ces essaims d’insectes qu’au printemps La chaleur renaissante éveille dans les champs ? Pour répéter, Monsieur, votre nouvelle pièce, On n’attend plus que vous.         Il faut que je vous laisse. Du manuscrit aussi le souffleur a besoin, Et de le demander on m’a commis le soin. Le voilà, je vous suis.         D'après un tel message, Si vous ne m’eussiez point rapporté mon ouvrage, Vous le voyez, parbleu j’étais joli garçon. Il vient de me donner une sage leçon, Je veux en profiter : oui, j’en croirai Molière ; Et je condamne au feu ma comédie entière, Quel pénible métier, que celui d’écrivain ! Il vaut mieux ne rien faire et sabler du bon vin. Du bon vin ! du bon vin ! voilà comme vous êtes ! Boire et passer vos nuits dans les jeux, dans les fêtes ; Voilà votre méthode, et c’est graces à vous, Que je te touche au moment de perdre mon époux. Je le vois chaque jour dépérir et s’éteindre. Comment cela ? De moi vous auriez à vous plaindre ? Je ne le croyais pas. Molière est mon ami, Et ce nœud qui m’est cher, par le temps raffermi, Veut que vous m’expliquiez en quoi je suis coupable. Molière m’a caché...         Les plaisirs de la table N'ont jamais rien valu pour sa faible santé. Il était au régime ; avec soin apprêté, Un lait doux humectait sa poitrine affaiblie ; Vous vous êtes mocqué de son genre de vie : Vous l’avez fait manger et boire autant que vous, Et, dans cet instant même, une incurable toux Le tourmente, l’oppresse, il en perd la parole, Et je viens de le voir balbutier son rôle, Et, contre son usage, obligé de s’asseoir. Vous savez cependant qu’il doit jouer ce soir. Je suis, de son état, affligé, mais j’espère Qu'il sera peu durable ; et puis la bonne chère Ne fut jamais fatale aux enfants d’Apollon : Horace en est la preuve, ainsi qu’Anacréon. Oui, c’est du vin d’Aï la mousse pétillante, Qui seule peut donner une santé brillante. Je l’éprouve à mon tour ; regardez bien mes yeux : On y voit éclater ce nectar radieux ; Mon visage est empreint de sa couleur vermeille : Le meilleur élixir est celui de la treille. Quel discours ! vous parlez comme un franc libertin. Oh ! non, mais comme un homme ennemi du chagrin. Voulez-vous maintenant que je vous parle en sage ? Ce n’est pas, croyez-moi, le bachique breuvage, Qu'au milieu d’un festin je verse à votre époux, Qui cause ses douleurs et fait naître sa toux ; C'est votre humeur, madame, elle est un peu changeante Elle est impérieuse, et jamais indulgente. Ce discours vous surprend : pardonnez, mais je crois Qu'ami de votre époux, j’ai sur vous quelques droits Et que je puis vous dire une fois ma pensée. M'injurier chez moi !... quelle audace insensée ! Fâchez-vous, j’y consens ; je n’en rabattrai rien. Quand l’ame est en repos, le corps se porte bien. Moi, je me fâcherais ! et pourquoi, je vous prie ? Votre raison, monsieur, à chaque instant varie : Vous êtes si souvent à la perdre exposé ! Bon ! le trait est malin, quoique peu déguisé ; Mais je n’en suis pas moins très-jaloux de vous plaire Et je sors pour calmer votre juste colère : Je vais à votre époux offrir tous mes secours : Pour prolonger les siens, je donnerais mes jours. Chapelle a t-il raison ? je veux être maîtresse, Commander en ces lieux ; mais, Molière sans cesse Ne veut-il pas user d’un suprême pouvoir. Et me faire, dit-il, rentrer dans mon devoir ? Qu'il cède, quelquefois, je cèderai. Qu'entends-je ? C'est ma fille.         D'où vient cette pâleur étrange Qu'on voit sur votre front ? Molière est-il plus mal ? Ah ! je crains qu’il ne touche à son terme fatal. Plus que jamais il souffre, et j’en suis désolée. Je le quitte à l’instant ; sa toux est redoublée, Et ce qui doit sur-tout combler mon désespoir, Il s’y montre insensible, et pour jouer ce soir Il vient de s’habiller.         Rassurez-vous, ma fille, Il faut qu’il y renonce et qu’il se déshabille. Votre père m’est cher : je ne souffrirai pas Qu'au trépas il s’expose en feignant le trépas. Son rôle est fatiguant, et tout me persuade Qu'il faut se bien porter pour faire le malade. Je veillerai, vous dis-je, au salut de ses jours. Vous-même renoncez à de folles amours Dont je suis informée, et songez, pour me plaire, Qu'il vous faut obéir en tout à votre mère. C'est mon vœu le plus cher. A vos ordres soumis, Mon cœur, sans votre aveu, s’est-il jamais permis De former un desir ?         Oui, oui, mademoiselle, Je connais votre humeur indocile et rebelle ; Mais je saurai bientôt vous mettre à la raison. M'oserez-vous nier que vous aimez Baron, Et qu’il ressent pour vous une égale tendresse ? Non.     Vous en convenez ?         Sans doute il m’intéresse, Mais je ne savais pas que ce pur sentiment Fût un crime à vos yeux, et même en ce moment, J'ai peine à concevoir qu’il puisse vous déplaire. Baron, depuis long-temps, est l’ami de mon père ; Il est son camarade, et son talent d’acteur Prête un charme de plus aux talens de l’auteur : Mon père l’a formé, mon père l’idolâtre Et fonde sur lui seul l’espoir de son théâtre. Soit ; mais ignorez-vous qu’orgueilleux à l’excès, Il pense que lui seul doit avoir des succès ? Que nous sommes toujours d’un sentiment contraire, Et que dix fois le jour il me met en colère ? L'orgueil est un défaut ; mais un grand comédien Est homme comme un autre et peut avoir le sien. Baron fait un emploi qui le rend excusable. Des conquérants, des rois l’orgueil est pardonnable ; A les représenter, Baron accoutumé, En héros quelquefois se croyant transformé, Conserve leur fierté même hors de la scène, Et n’en a point, je pense, une ame plus hautaine. Lui-même avec plus d’art ne pourrait s’excuser. Vous songez en secret peut-être à l’épouser ? Eh bien ! je vous défends de nourrir dans votre ame Un espoir qui m’offense, et d’écouter la flame Qu'au mépris de mes droits il a fait naître en vous. Je viens de vous choisir, d’ailleurs, un autre époux. Le marquis de Milflore est épris de vos charmes ; Sitôt qu’il vous a vue, il a rendu les armes ; A vous plaire, en un mot, tous ses vœux sont bornés. Eh quoi ! c’est un marquis, que vous me destinez ? Pourquoi non ? Il m’a fait les plus vives instances : Il vous aime, et l’amour rapproche les distances. Il est sûr d’obtenir bientôt mon agrément. J'abandonnerai donc le théâtre ?         Oui, vraiment. On vous appellera madame la marquise. Vous aurez un hôtel, un nom. Je suis surprise Que vous ne sentiez pas l’excès d’un tel honneur. Des titres si pompeux ne font pas le bonheur ; Et mon père, d’ailleurs, n’aime pas qu’on s’allie A de plus grands que soi.         Riez de sa folie. Votre père voit mal... Ah ! s’il avait mes yeux !... On peut me demander quels furent mes ayeux, Quelle est ma dot. Jamais on n’en doit faire accroire. De votre père, en dot, vous porterez la gloire. Molière s’est rendu fameux par ses écrits : Il tient le plus beau rang parmi les beaux esprits : Ses ouvrages ; voilà ses titres de noblesse. Mon père, de Baron, approuve la tendresse ; Et je crains qu’à vos vœux il ne consente pas. Eh bien ! Il faut aller le trouver de ce pas. Suivez-moi ; je prétends que vous m’aidiez vous-même A lui faire agréer Milflore, qui vous aime. FIN DU PREMIER ACTE. NON, ma femme, jamais je n’y consentirai : Ma fille m’est soumise, et je la marierai Selon qu’il me plaira.         Mais songez donc, Molière, Que ma fille aux honneurs s’ouvrira la carrière, Et que l’hymen s’unit avec le tendre amour Pour la faire bientôt parvenir à la cour. Songez qu’incessamment...         La cour ! voilà les femmes ! Elles veulent toujours être de grandes dames Et toujours s’élever : ivres d’un vain éclat, Elles ne savent point rester dans leur état. Je n’ai fait qu’indiquer dans une comédie Ce travers singulier ; mais si je m’étudie A le représenter comme il s’offre à mes yeux, C'est vous que je peindrai ; je ne puis choisir mieux : Oui, ma femme, vous même.         Et vous ferez, je gage Une pièce ennuyeuse, un détestable ouvrage. Nous verrons.         Et pourquoi blâmer l’ambition Que je vous fais paraître en cette occasion ? Elle est noble, elle tend au bonheur de ma fille. N'a-t-on pas vu cent fois d’une obscure famille Les humbles rejettons, par le sort transplantés, Eux-mêmes s’étonnant de leurs prospérités, Briller modestement à la première place, Et leur éclat s’étendre aussi loin que leur race. Ma femme, vous parlez comme feu Ciceron, Mais quel sera le fruit de votre ambition ? Vous perdrez votre fille : elle est simple, ingénue : Si jamais les grandeurs lui donnent dans la vue,      Elle deviendra vaine, altière comme vous ; Elle mettra sa gloire à nous mépriser tous Et se fera bientôt mépriser elle-même. Quelle obstination ! Puisque le marquis l’aime, Et puisqu’il est honnête, elle en prendra les mœurs, Et sera de la sorte à l’abri des censeurs. Et quel est ce marquis ? Dans le siècle où nous sommes, Il est de faux dévots et de faux gentilshommes : Je les ai démasqués ces imposteurs cruels, Qui méditent le crime à l’hombre des autels : Du bon monsieur Tartuffe on se souvient encore, Et si vous me fâchez, craignez tout pour Milflore. Jusques à ce moment de messieurs les marquis Je n’ai peint que les airs. Il court de certains bruits Que Milflore est de ceux dont la coupable adresse Usurpe les honneurs qu’on doit à la noblesse. Qu'il tremble : avec le temps chacun aura son tour, Et je puis peindre aussi les tartuffes de cour. Avec plus de respect parlez d’un homme illustre De qui les seuls ayeux font la gloire et le lustre. Les bruits qu’on a semés sont faux : avec le Roi Il chasse, m’a-t-on dit, et je suis sûre, moi Que personne, à la Cour, n’a plus de droits peut-être D’obtenir la faveur et l’oreille du maître, Et qui…         Vous voulez donc qu’il soit de qualité ? J'y consens ; mais sachez une autre vérité Beaucoup plus importante, et vous perdrez l’envie De voir bientôt ma fille avec Milflore unie. Pour rendre fortuné le lien conjugal, Il faut, tant que l’on peut, épouser son égal. Georges Dandin le prouve avec clarté : je pense Y montrer les dangers d’une mésalliance. Cette pièce vous donne une bonne leçon : Profitez-en.         Ma foi, je n’y vois rien de bon. Soit ; mais je ne veux point d’un marquis pour ma fille ; Un marquis n’entrera jamais dans ma famille. Je sais que Baron l’aime, et qu’elle aime Baron, Et je le lui destine.         Eh quoi ! ce fanfaron Qui, fier de son talent, méprise tout le monde ? Votre refus, toujours, sur son orgueil se fonde ; Mais, madame, mon père a des talens aussi, Dont il peut être fier, puisqu’ils ont réussi, Et lorsque vous l’aimiez, quand le nom de Molière Surprit et captiva votre âme toute entière, Si l’on vous eût offert un Marquis pour époux, Auriez-vous, sans regret, renoncé...         Taisez vous. Et pourquoi, s’il vous plaît, la forcer au silence ? Une mère doit-elle user de violence ? Elle raisonne juste ; il est permis, je crois, Lorsque l’on n’a point tort de défendre ses droits. Ce trait est si naïf, que j’en veux faire usage, Et je le placerai bientôt dans quelqu’ouvrage, Poursuis, ma chère enfant. Laissez-la s’expliquer ; Votre fille vous aime et ne veut point manquer A ce qu’elle vous doit.         Qu'a-t-elle encore à dire ? Madame, j’ai tout dit.         Je souffre le martyre Puisque vous la servez de tout votre pouvoir, J'ai des droits qu’à mon tour je veux faire valoir : Qu'elle épouse Milflore ou Baron, peu m’importe ; Je ne m’en mêle plus. Ma crainte la plus forte Est que vous ne tombiez malade gravement ; Si toujours dominé par votre entêtement, Vous jouez aujourd’hui dans votre comédie. Votre santé n’est pas assez bien rétablie Pour le rôle d’Argan. Ainsi je vous prévien Qu'aujourd’hui je renonce à jouer dans le mien.         Ma toux vient par accès, Ne le savez-vous pas ? elle me laisse en paix Souvent une heure entière, une demi-journée ; Et comme j’ai toussé beaucoup la matinée, Je suis calme, ce soir, et mon rôle ira bien. Quant à moi je renonce à jouer dans le mien. Madame, la Duparc remplira votre place : Elle sait votre rôle.         Eh bien ! qu’elle le fasse ! Qu'elle soit de vos maux et complice et témoin ! Ne pouvant l’empêcher, d’un plus utile soin Je me vais acquitter : on m’a dit la demeure Du docteur Mauvilain.     Qu'entends-je ?         Dans une heure Et peut-être plutôt, vous le verrez ici. Ma foi ! c’est me réduire à vous crier merci. Un médecin ! ma femme ! O ciel ! quelle incartade N'est-ce donc pas assez pour moi d’être malade ? Vous avez beau railler.         Prenez pitié de moi. Non, non ; un médecin... mais qu’est-ce que je voi ? Baron ! je ne saurais supporter sa présence : Sortons ; chez le docteur allons en diligence. Qu’est-ce, mon cher Baron ? vous paraissez rêveur. Ah ! j’ai sujet de l’être.         Et quel est le malheur Qui fait naître chez vous cette mélancolie ? Daignez me l’expliquer ; votre ami vous en prie. Vous connaissez Mondorge ?         Oui, c’est un comédien Pauvre, à la vérité, mais honnête homme.         Eh bien ! Il est plus que jamais plongé dans la détresse. Je sais qu’aux malheureux votre cœur s’intéresse, Et je viens vous prier...         Mon camarade ! ô ciel ! Qu'il vienne, qu’il paraisse !         Il est essentiel Qu'il ne se montre pas. Quand la peine est extrême, On craint d’être importun.         Doute-t-il que je l’aime ? Non ; mais si vous voulez être son bienfaiteur... Si je le veux ! sur l’heure.         Epargnez la pudeur : Dont son front, à vos yeux, se couvrirait peut-être ; D'une rougeur subite il ne serait pas maître... Je vous entends, Baron, et je serai discret. Cacher le bienfaiteur, c’est doubler le bienfait. Eh ! bien, de ses besoins donnez-moi connaissance ; Qu'est-ce qu’il lui faudrait ?         Il fait son tour de France, Jouant la comédie à Marseille, à Bordeaux : Il dépense beaucoup en habits, en chevaux : Les voyages sont chers.         Très-chers. Quels sont ses rôles ? Ceux de rois. Il pourrait avec quinze pistoles Demain se mettre en route.         Il faut les lui porter. De ma part: les voilà.         Puis, il faut ajouter Ces vingt-cinq de la vôtre.         Et de la mienne douze. De l’obliger aussi te voilà donc jalouse ? Oh ! que j’aime à te voir ces généreux desirs ! Il me reste l’argent de mes menus plaisirs, Puis-je mieux l’employer ? D'ailleurs je vous imite, Et faire son devoir n’est pas un grand mérite. Vous l’entendez, Molière ! Ah ! que ces mots sont doux Pour mon cœur qui l’adore ! Elle est digne de vous ; Sans cesse elle le prouve, et ma vive tendresse... Je conçois à quel point elle vous intéresse : Vous pourrez en parler, mais dans un autre instant. Songez que, près d’ici, Mondorge vous attend, Et qu’il faut, avant tout, soulager l’infortune. La louange, en effet, doit paraître importune A la vertu modeste ; et je m’en vais soudain Remettre en votre nom...         Attendez ; j’ai dessein De joindre un habit neuf à la modique somme Que va, de notre part, toucher cet honnête homme. Si j’en crois mes soupçons, il n’est pas trop vêtu, Et le froid n’a jamais respecté la vertu. L'habit qu’on m’apporta la semaine dernière, Est d’une bonne étoffe, et doublé de manière, A résister long-temps aux rigueurs des saisons, Sans faire à Laforêt connaître mes raisons, Dites-lui qu’à l’instant je veux qu’elle le donne A notre pauvre ami, que c’est moi qui l’ordonne. Ah ! que je suis charmé de la commission ! Que de délicatesse et de discrétion Il vient de nous montrer ! et combien l’un et l’autre Vous m’avez enchanté !         Cet éloge est le vôtre : O mon père ! c’est vous, vous qui le méritez : Vos exemples, par nous, viennent d’être imités :      C'est vous qu’il faut louer.         Loin de lui faire un crime De son ardeur pour vous, je l’aime, je l’estime Plus que jamais, ma fille ; et je veux qu’aujourd’hui Un fortuné lien vous unisse avec lui. Si ma mère, pourtant, à cet hymen s’oppose... Et que m’importe, à moi, que sur tout elle glose ? Le marquis, dont sans cesse elle vante le nom, Montre-t-il, après tout, les vertus de Baron ? Aurait-il d’un ami prévenu la misère ? Mondorge est malheureux. Baron le traite en frère, Et sans l’humilier, il vole à son secours. Que de tels procédés sont rares de nos jours ! Le pauvre est dédaigné. Ce n’est que la richesse, Le rang ou le crédit, qu’on loue avec bassesse, Et l’on me blâmerait de peindre ces travers ? Vous n’êtes pas au bout : tremblez, hommes pervers ! On m’envoie en ces lieux pour savoir si Molière Dans sa pièce jouera ?         Demande singulière ! Allez ; point de relâche et qu’on se tienne prêt. Je vous suis à l’instant.         Quoi ! mon père, en effet Vous jouerez aujourd’hui, lorsqu’avec tant de peine Je vous ai vu tantôt répéter votre scène ? D'une cruelle toux votre organe affecté M'inspire une frayeur...         Ma fragile santé Chaque jour, j’en conviens, s’affaiblit davantage ; Mais de l’humanité les maux sont le partage ; Il faut les supporter ; il faut savoir souffrir, Et l’on vit seulement pour apprendre à mourir. … Non, vous ne jouerez point ; non ; j’ai trop d’épouvante Pour vous laisser sortir. Votre fille tremblante Vous conjure à genoux de rester en ces lieux. Ecoutez mes terreurs comme un avis des cieux Qui veulent conserver un père à sa famille ; Ils ne trompent jamais, et sur-tout une fille. … Eh ! bien soit : terminons ces douloureux débats. Ils seront terminés, si vous ne jouez pas. Je le voudrais en vain. Ecoute moi, te dis-je, Et ne m’interromps pas d’un seul mot, je l’exige : Né de parens obscurs, dès mes plus jeunes ans, J'eus l’amour de la gloire ; et de mes seuls talens, Je voulus emprunter toute ma renommée. Un conquérant l’obtient en guidant une armée, Et chef de comédiens, par de joyeux écrits Je me rendis célèbre, avant d’être à Paris : J'aurais vu, cependant, mes tristes destinées A deux ou trois succès obscurément bornées, Si l’on ne m’eût aidé, si l’amour de mon art N'eût de même enflamé la Duparc, la Béjart, Lagrange, la Debrie et plus d’un autre encore Dont l’amitié m’est chère autant qu’elle m’honore. Ces acteurs renommés, l’un de l’autre rivaux, Ont acquis quelque bien ; mais ceux que mes travaux Soutiennent chaque jour et chaque jour font vivre, Ceux qui manquent de tout, faut-il que je les livre Au besoin, qui souvent naît d’un pénible emploi ? Tous ces infortunés sont pères, comme moi ! Leur sort est dans mes mains, et par ma négligence Dois-je de leur famille augmenter l’indigence, Et les priver, enfin, du prix de leurs efforts ? Ah ! ne m’expose pas à sentir un remords. …. En pouvez-vous connaître ?         Obliger des sa bourse Est un petit mérite ; et l’homme sans ressource A des droits infinis sur les cœurs généreux. Ce n’est pas l’argent seul qui sert les malheureux, Ma fille : on donne plus quand on a l’ame bonne ; Payer de ses talens, payer de sa personne, Voilà, dans ce moment, quel est mon vrai devoir. Ainsi mes pleurs sur vous n’auront aucun pouvoir ? Je vous dois mon bonheur, et c’est le compromettre Que d’aller…         De Mignard, à l’instant on m’apporte une lettre Encore un embarras ! “Vous savez, mon cher Molière, que je travaille depuis long-temps à votre portrait ; l’amitié qui nous unit, et votre grande réputation me faisaient une loi d’y mettre tout le soin dont je suis capable, et cette loi a été ma règle unique : je l’ai achevé, enfin, et si vous voulez m’attendre chez vous aujourd’hui, je vous le ferai porter, afin que vous m’en disiez votre avis.Ce n’est jamais en vain que je vous ai consulté sur mes ouvrages. Si vous trouvez à redire à celui ci, je le retoucherai et vous prouverai par ma docilité les sentiments respectueux et tendres que vous m’avez toujours inspirés”.         Pour attendre Mignard, Je ne resterai point. Qu'on aille de ma part Le lui faire savoir.         Eh quoi ! lorsqu’il desire.... Ma fille, vous avez sur moi beaucoup d’empire ; Quand vous avez voulu me retenir ici, Je vous ai refusée et votre mère aussi ; Et, pour voir si Mignard m’a peint d’après nature, Je resterais ? non, non ; ce serait faire injure A ma fille, à ma femme, et je connais leurs droits ; Ainsi que l’amitié, la nature a ses loix. Je quitte Laforêt ; elle se plaint sans cesse, Que vous ne sentez point le prix de la richesse, Que vous vous ruinez ; et pour vous empêcher… Eh bien ! il faut que j’aille à mon tour la prêcher. Toujours me contrôler ! Je lui ferai connaître Si l’on remplit ainsi les ordres de son maître… Répétez, cependant, la scène où, de tous deux, Quand je feins d’être mort, en regrets vertueux S’exhale la douleur et touchante et sincère : Il faut la bien savoir ; rien n’est plus nécessaire. « O ciel ! quelle infortune ! quelle atteinte cruelle ! hélas ! faut-il que je perde mon père, la seule chose qui me restait au monde, et qu’encore, pour un surcroît de désespoir, je le perde dans un moment où il était irrité contre moi ! Que deviendrai-je, malheureuse ! Et quelle consolation trouver après une si grande perte ? » « SCENE XXI, du Malade Imaginaire. Qu'avez-vous donc, belle Angélique, et quel malheur pleurez-vous ? Hélas ! je pleure tout ce que, dans la vie, je pouvais perdre de plus cher et plus précieux : je pleure la mort de mon père. O ciel ! quel accident ! quel coup inopiné ! Hélas ! après la demande que j’avais conjuré votre oncle de… Eh quoi ! vous hésitez ! vous oubliez sitôt ?... Etudiez, mon cher, vous serez sans défaut. Pardonnez, vous savez que j’adore Isabelle, Je suis toujours distrait quand je joue avec elle. « Faire pour moi, je venais me présenter à lui, et tâcher, par mes respects et mes prières, de disposer son cœur à vous accorder à mes vœux. Ah ! Cléante, ne parlons plus de rien : laissons-là toutes les pensées de mariage. Après la perte de mon père, je ne veux plus être du monde ; et j’y renonce pour jamais. Oui, mon père, si j’ai tantôt résisté à vos volontés, je veux suivre du moins une de vos intentions, et réparer par là le chagrin que je m’accuse de vous avoir donné. » Quel naturel ! j’en suis dans un étonnement… Quelle cruelle toux ! Je vous quitte un moment Pour aller embrasser mon ami, qui voyage ; Continuez tous deux d’embellir mon ouvrage. Au désordre qui règne en vos sens éperdus, On dirait qu’en effet votre père n’est plus : Ce n’est plus l’art, enfin, c’est la nature même. Soyez moins étonné : sur ce père que j’aime, J’ai des pressentimens qui me glacent d’effroi. Il souffre, il est malade ; et je ne sais pourquoi Je crains que, dès ce soir, la mort ne nous l’enlève. La même crainte, hélàs ! dans mon ame s’élève. Il faudrait l’empêcher de jouer aujourd’hui. Eh peut-on sur ce point rien obtenir de lui ? Il vient de rejetter mes vœux et mes prières. Je suis, vous le savez, un ami de Molière, Et, quoique médecin, j’ai souvent le bonheur De le voir, de l’entendre.         Ah ! monsieur le docteur, Qu'à propos vous venez ! Une toux obstinée L'a fait beaucoup souffrir toute la matinée. Il faudrait lui donner quelqu’ordonnance.         Moi ! Je m’en garderai bien : il rirait trop, ma foi, Si je voulais droguer sa poitrine oppressée. Un semblable projet est loin de ma pensée. Son état, cependant, m’alarme. Si j’en croi Votre mère, qui sort à l’instant de chez moi, Sa vie est en danger : des symptômes funestes, Depuis deux ou trois mois en menacent les restes. Je voudrais le sauver ; que dis-je ? il est certain Que, s’il refuse encor de voir un médecin, C'est un homme perdu.     Vous l’entendez ?         Je tremble Qu'il ne rentre à l’instant et ne nous voie ensemble ; Il croirait que je viens ici pour le guérir. Assurez-le donc bien qu’il s’expose à périr, Si d’Argan, en ce jour, il veut jouer le rôle. J'ai lu dans Galien et la moderne école      De Salerne... Qu'entends-je ? Il arrive en toussant. Donnez-lui cet avis, il est intéressant. Mondorge part content, et je le suis moi-même. J'ai rempli mon devoir envers l’ami que j’aime ; Mais un autre me reste. Avez-vous répété ? Oui, mon père.         Baron est encore affecté De quelque grand chagrin.         O mon ami ! mon maître ! Pourrais-je m’empêcher de le faire paraître ? Je tremble pour vos jours. Vous savez que d’Argan Le rôle est difficile et sur-tout fatiguant, Et vous vous disposez à le jouer !         Sans doute. Quand on fait son devoir, qu’est-ce que l’on redoute ? Le devoir avant tout.         Votre devoir n’est pas D'affronter la douleur, d’insulter au trépas. Par des travaux nombreux la source de la vie, Se montrant chaque jour en vous plus affaiblie, Semble vous commander un utile repos. Lorsqu’on a quelques droits à des lauriers nouveaux, Et qu’on n’est pas encore au bout de sa carrière, On pourrait lâchement retourner en arrière ? Non, non ; je ne suis point de ces faibles esprits Qu'appaise un peu de gloire obtenue à vil prix : La gloire est une soif qui toujours me dévore, Et je voudrais, mourant, m’en abreuver encore. Ce n’est pas que je tende au puéril honneur D'être par-tout cité comme un sublime auteur : Non. Je veux, méprisant une vaine fumée, Devoir à la vertu toute ma renommée. D'ailleurs, mes chers enfans, ensemble nous jouerons ! Vous serez près de moi ; qu’ai-je à craindre ? partons. Non, non, vous resterez.         Oh ! quel nouveau supplice ! Lorsque vous répétiez, caché dans la coulisse, Je vous ai vu, tantôt, sur vos genoux tremblants Vous soutenir à peine ; et même en ces instants, Vous ne m’annoncez pas une santé bien forte. Vous avez l’air souffrant.         Morbleu ! que vous importe ? Si je souffre, tant mieux. De quoi vous mêlez-vous ? Voulez-, qu’à la fin je me mette en courroux ? Aisément, pour cela, ma force se ranime. C'est moi qui vous ai fait quitter votre régime : Votre femme, tantôt, me l’a dit aigrement ; Et s’il vous arrivait quelque triste accident, On m’en accuserait. Dans sa douleur mortelle, Chacun de vos amis s’en prendrait à Chapelle ; Et quoique je ne sois rien moins que médecin, Chacun me blâmerait ; le monde est si malin ! On dirait hautement : il a tué Molière, Pour l’avoir obligé de vivre à sa manière. Chacun me maudirait ; et vous ne voulez pas Qu'ici vous retenant...         Eh bien ! entre mes bras Jettez-vous, mon ami. Si le ciel l’abandonne, Et s’il meurt aujourd’hui, Molière vous pardonne ; Mais je ne mourrai point. Dissipez votre effroi : Le ciel n’est point injuste; il veillera sur moi. Vous, qui de la raison entendez le langage, Loin de vouloir l’éteindre, enflamez mon courage ; Je dois, par mes travaux, soutenir mes acteurs, Faire trembler le vice et réformer les mœurs. Quelle verve ! quel feu presqu’au bord de la tombe… A ses travaux, pourtant, je crains qu’il ne succombe, Je veux, pour son salut, ne rien faire à demi ; Le plus fameux docteur en sait moins qu’un ami. FIN DE L’ACTE II. LAFORET ! Laforêt ! où donc est cette fille ? Quel désespoir pour elle et toute la famille ! Vous avez appellé, je crois.         Certainement. Je viens d’être témoin d’un triste évènement, Molière était malade, et malgré nos instances, Il a voulu jouer.         Je sommes dans les transes. Ah ! Monsieur, j’ons bien peur qu’il ne se trouve mal. Votre crainte est fondée : en ce moment fatal, Il est dans un état !...         Ah ! notre pauvre maître ! J'allons le secourir.         Il va bientôt paraître. Restez ; il est conduit par sa fille et Baron, Et peut avoir besoin de vous dans la maison. Et d’où vient son désastre ?         A la fin de la pièce, Je l’ai vu pâle et prêt à tomber en faiblesse En prononçant Juro : dès-lors il aurait dû De la scène sortir, et laisser suspendu Un divertissement à sa santé funeste ; Mais, malgré ses douleurs, il continue, il reste : Pour cacher sa souffrance au public assemblé, Il redouble d’efforts, et bientôt accablé, Quand la toile est baissée, il chancelle, il succombe : J'accours, et sans vigueur entre mes bras il tombe, En proie à des douleurs qu’on ne peut appaiser : Un crachement de sang finit par l’épuiser. Mais, j’entends quelque bruit... en ces lieux on l’amène. Un fauteuil ! des coussins. Comme il marche avec peine ! O combien de vos soins je suis reconnaissant ! Ma fille, la douleur, sous son bras tout-puissant,      Vient de courber ma tête. Un intérêt si tendre, Le plaisir de vous voir, celui de vous entendre, Tout fait rentrer l’espoir dans mon cœur alarmé. Pour vous aimer encor, je me sens ranimé. Mais où donc est Chapelle ?         Ah ! pardon, ma paupière Ne peut que par dégrés s’ouvrir à la lumière. Pardon, mon cher ami, je ne vous voyais pas.... Et ma femme, en ces lieux, n’a point porté ses pas ? Elle n’est point encor rentrée.         Ah ! puisse-t-elle Ignorer mes tourmens ! Dans l’excès de son zèle Elle m’accablerait de reproches. Je veux Epargner, s’il se peut, des chagrins à tous deux. D'ailleurs, mon accident n’a rien que je redoute, Et sur ma guérison je ne suis plus en doute : De vos soins, mes amis, elle sera l’effet.     Mais, qui frappe si fort ? Vois un peu, Laforêt. Oui, j’espère demain remonter sur la scène : Ma force est revenue, et ma tête est plus saine. Laisserez vous entrer le Docteur Mauvilain ? Qu'il entre comme ami, non comme médecin. Ma visite n’a pas le bonheur de vous plaire ; Je le soupçonne, au moins. A mon art salutaire Molière n’a voulu jamais ajouter foi. Le grand art d’Hypocrate est sans pouvoir sur moi, J'en conviens ; mais toujours à l’amitié fidèle, Mon plaisir le plus doux fut de vivre pour elle. Dites moi donc comment vous vous portez.         Fort bien. Vos enfans, votre femme ?         A merveille : je vien... Vous aviez un procès de grande conséquence. Quand le jugera-t-on ?         La prochaine séance. Il faudrait...         Votre fille est aimable : un époux Lui conviendrait, je crois ; vous en occupez-vous ? Oui ; mais un autre objet auprès de vous m’attire. Souffrez que mes conseils... Quoi ! je vous vois sourire ! Molière, il n’est plus temps de plaisanter sur nous. Ah ! nous sommes perdus, s’il se met en courroux. Rien n’est plus dangereux qu’un docteur en colère. Fort bien ; à mes dépens cherchez à vous distraire ; Dans ce joyeux projet je vous ai secondé ; Vous en souvenez-vous ? Par ma science aidé      Vous avez employé nos bizarres formules, Et des mots qui souvent nous rendent ridicules : Mais vous vous portiez bien, et je vous vois souffrir ; Raillez-moi donc ; et moi, je viens pour vous guérir. Son zèle doit vous plaire.         Oui, j’aime sa franchise. Me guérir ! et comment ?         Il faudrait, sans remise, Vous saigner, vous purger.         Saignaré, purgaré. Prendre au moins un remède.         Et clistérisaré. A merveille, docteur ! l’ordonnance est hardie. Est-ce que nous jouons encor la comédie ? Et faites-vous ici le rôle de Purgon ? Vous y réussirez; vous prenez son jargon, Et même, en ce moment, vous avez sa figure : Vous le représentez, ma foi ! d’après nature. Ah ! quel homme ! il voit peu son extrême danger. Quel plaisir trouvez-vous à me faire enrager ? Molière, je vous aime, et sur ce qui vous touche, Vous essayez en vain de me fermer la bouche. Riez si vous voulez encor de mon sermon. La région du foie et celle du poumon Est chez vous attaquée, et j’ai tout lieu de craindre... Eh bien mon cher docteur, il n’est plus temps de feindre. Vous savez ce qu’un jour je répondis au roi Qui me parlait de vous. Je suis de bonne foi, Et, sans y rien changer, je vais vous le redire : “Suivez vous ses avis ? –Non, repliquai-je, sire ; Et je guéris toujours”. Je pense qu’aujourd’hui Il en sera de même. Un doux espoir m’a lui Dès que j’ai vu ma fille, et ce cher camarade S'intéresser à moi. Puis-je être encor malade ? De tout ce qui m’est cher, je me vois entouré. C'est le cœur qui fait vivre, et par lui je vivrai. Je le desire. Au moins daignez, mon cher Molière, Souffrir que je vous fasse encor une prière. Le grand air peut vous nuire : il faudrait promptement Aller vous renfermer dans votre appartement, Et là...         C'est bien parler ; et pour le coup je pense Qu’enfin il vous échappe une bonne ordonnance. Conduisez-moi, ma fille ; et vous, mon cher Baron, Restez pour recevoir ma femme : il serait bon      De lui cacher l’état où son époux se trouve. Malgré son humeur brusque, elle m’aime, et j’éprouve Un chagrin si réel, quand je la vois souffrir, Qu'à ses yeux, maintenant, je craindrais de m’offrir. Je suis peu loin, je crois, de mon heure dernière ; Imitons le soleil au bout de sa carrière ; Lançons des traits plus vifs : aux pâles envieux Que mon dernier regard fasse baisser les yeux. A vos moindres desirs vous me verrez souscrire. Pour nous, suivons ses pas, et, quoiqu’il puisse dire, Allons lui prodiguer nos utiles secours Et tâchons, malgré lui, de prolonger ses jours. Molière, jusqu’au bout, garde son caractère : Il hait les médecins ; et quand leur ministère Pourrait de ses douleurs alléger le fardeau, Il les plaisante, même aux portes du tombeau. Il voit sans s’émouvoir la fin de sa carrière. Monsieur de Montausier, inquiet sur Molière, Vient ici pour le voir.         Monsieur de Montausier ! Qu'il sera doux pour moi de le remercier ! C’est un républicain ; lorsqu’il vient au théâtre, C’est pour les vieux romains, dont il est idolâtre ; Ennemi des flatteurs, avec vivacité, A la cour du monarque il dit la vérité. Ami de tous les arts, au goût toujours fidèle, De talens, de vertus c’est un vivant modèle. De Molière, toujours, j’estimai les talens, Et la plus juste crainte a passé dans mes sens, Lorsqu’une toux funeste, à la fin de son rôle, A failli tout-à-coup lui couper la parole. Comment va-t-il ? ici, moi-même, exprès je vien Pour le savoir.         Hélas ! il ne va pas trop bien. Tant pis ! Est-ce qu’il est en danger de la vie ? Nous le craignons : sa force est presqu’anéantie. Heureusement pour lui qu’il ne voit point son mal, Et qu’il marche, en riant, sur l’abîme fatal. Ce serait pour la France une perte réelle Que la mort de Molière, et ma frayeur est telle, Qu'ici je resterai jusqu’à ce qu’on m’ait dit S'il est mieux ou plus mal.         Vous en serez instruit Incessamment, je pense, et de la même crainte Si je ne sentais point aussi mon ame atteinte, J'irais...         Non, demeurez : respectons les douleurs Du malheureux qui souffre, et cachons-lui nos pleurs. A quel point votre cœur partage nos alarmes ! Qui, plus que le génie, aurait droit à mes larmes ? Comment se porte-t-il ?         C'est vous, Monsieur Pirlon ! Ciel ! Et que venez-vous faire en cette maison ? Molière m’a jadis immolé sur la scène ; Je m’en souviens encor, mais je n’ai point de haine. Dieu veut que l’on pardonne à tous ses ennemis ; Qu'à ses moindres devoirs on se montre soumis, Et je viens pour savoir comment va le cher homme. Assez mal.         Ah ! tant pis ! Ses talens qu’on renomme, Et qu’admire sans cesse un monde peu chrétien, Ont pu scandaliser, pourtant, les gens de bien : Molière a, je l’avoue, un talent agréable, Mais de combien d’erreurs il s’est rendu coupable ! Quel est cet insensé, qui raisonne si mal ! C'est Tartuffe.     Tartuffe !         En propre original. Laissez-moi lui parler : laissez-moi le confondre. On devrait vous punir, au lieu de vous répondre. Est ce ainsi que l’on vient insulter un mourant ? Votre discours m’indigne, autant qu’il me surprend. On reconnaît, monsieur, que vous êtes du monde, Que sur ses vains plaisirs votre plaisir se fonde ; Et que la comédie a pour vous mille appas. Oui, j’aime le théâtre, et ne m’en cache pas. J'ai toujours honoré la noble poésie ; Et l’on sait que je hais surtout l’hypocrisie. Mon nom est Montausier.         Monsieur le duc, eh quoi ! Un homme tel que vous, en faveur près du roi, Vient chez un comédien, dont l’indiscrète audace Mériterait...         Tout doux : expliquons-nous, de grace, Sans mettre en nos discours de partialité ; Je chéris les beaux arts moins que la vérité. En quoi donc, s’il vous plaît, Molière est-il coupable ? Et quel crime a commis ce génie admirable ? Serait-ce en vous jouant, qu’il a blessé l’honneur. Et lui reprochez-vous son sublime Imposteur ? Mais dans le Misantrope il m’a joué moi-même ; On me l’assure, au moins, et cependant je l’aime, Autant que je l’estime, et loin de l’accabler, J'ai dit qu’à son héros je voudrais ressembler. Oui, monsieur, ses talens ont sur moi tant d’empire, Que de moi-même, enfin, je lui permets de rire, Et s’il peut des humains corriger les travers, Je défendrai toujours et sa prose et ses vers. Je suis pour mon prochain tout rempli d’indulgence, Et je crois cependant qu’il n’est personne en France, Qui plus que cet auteur ait offensé le ciel. Dans mes discours, monsieur, je ne mets point de fiel. Je le vois.         Mais je dois dénoncer un coupable. On fait aimer le vice, en le rendant aimable ; Et Molière, partout, le couronne de fleurs. J'ai cru qu’il le peignait des plus noires couleurs ; Et de vous le prouver il me serait facile. Quoi ! vous approuveriez les graces de son style ? Et pourquoi non, monsieur ? Est-ce un crime à vos yeux Que d’écrire en vers doux, aisés, harmonieux ? Je ne dis pas cela ; mais ce qu’en lui je blâme, C'est de les employer à décrire la flame D'un amour tout mondain, et que, dans son courroux, Punit le juste ciel, de notre encens jaloux. Que vous connaissez mal la divine clémence, Si vous imaginez qu’un tendre amour l’offense ! Nommez, nommez, plutôt, la fausse piété, Et l’infâme avarice et l’orgueil indompté, Et l’altier misantrope et ses humeurs bizarres, Et la présomption de ces tuteurs barbares, Qui pensant que pour eux Dieu créa la beauté, La tiennent dans les fers, et dont l’autorité, S'élevant quelquefois jusques à la licence, Pour la première fois fait rougir l’innocence. Voilà, monsieur, voilà les vices, les erreurs Qui peuvent provoquer les célestes rigueurs ; Voilà ceux que poursuit, que terrasse Molière ! Ces monstres, parmi nous, levaient leur tête altière, Au glaive de Thémis, tout fiers d’être échappés D'un joyeux anathême il les a tous frappés : Ils ont senti les traits de sa verve féconde, Et, comme un autre Alcide, il a purgé le monde. J'ai peine à concevoir ce prodige inoui, Et d’un éclat trompeur je vous crois ébloui. Molière, à vous entendre, en attaquant les vies, A tout le genre humain a rendu des services… Je doute, cependant qu’il ait un but moral. Il n’a point, j’en conviens, cet orgueil doctoral Qui distingue souvent les charlatans en titre : Entre le ciel et l’homme il craindrait d’être arbitre. Il ne vient point armé d’un zèle doucereux, Saintement abréger les jours d’un malheureux ; Lui faire le procès à son heure dernière, Et du ciel, pour jamais, lui fermer la carrière ; Mais quiconque le lit avec attention, Pourrait-il ne pas voir que son intention Est celle d’un mortel d’une probité rare ? C'est en le punissant, qu’il corrige l’avare : Il fait plus dans Tartuffe : il montre avec clarté Jusqu’où mène l’excès de la crédulité. Et qui n’admire point dans les Femmes Savantes De l’abus de l’esprit ces peintures vivantes, Et ces traits avec art sur le sexe lancés, Qui lui disent tout haut : Renoncez, renoncez A l’érudition, dont le vain étalage Vous rend plus orgueilleux, sans vous rendre plus sage ? Ainsi parle Molière. On voit sous ses pinceaux Pêle-mêle tomber les méchants et les sots. Le vice, à son aspect, d’épouvante recule. Oui ; mais il a rendu la vertu ridicule. Et dans le Misantrope on est fâché de voir Alceste bafoué. Fidèle à son devoir, Alceste le remplit avec exactitude. Et ne voyez-vous pas qu’une vertu trop rude, Fatiguante, à la longue, importune les yeux ; Qu'il faut haïr le vice, et non les vicieux ; Et que Molière, enfin, dans cette œuvre admirable, Veut qu’on soit vertueux sans cesser d’être aimable, Que l’on soit indulgent, et que l’aménité Est le premier lien de la société ? Mais j’entends quelque bruit : sans doute on va m’apprendre... Ciel ! Isabelle en pleurs ! à quoi dois-je m’attendre ? Laissez-moi, laissez-moi, je n’ai plus qu’à mourir. Je viens de voir mon père à son dernier soupir, Et sa fille, s’il meurt, n’aspire qu’à le suivre. Pourquoi ce désespoir ?... Molière encor peut vivre, Et la Parque n’a point encor tranché ses jours ; Espérez tout de l’art, dont les heureux secours... Je n’espère plus rien.         O ma chère Isabelle ! Chassez de votre cœur cette crainte mortelle, Et souffrez que nos soins...         Ciel ne m’épargnez pas, Si mon père, en ce jour, doit subir le trépas, Et terminez aussi ma trop longue carrière ! Mignard envoie ici le portrait de Molière. Le portrait de mon père ! Ah ! qu’on offre à mes yeux Sans tarder un moment un don si précieux. Et Mignard va bientôt venir ici lui-même. C'est mon père ! c’est lui ! dans mon malheur extrême Je puis encor le voir !... De grace laissez-moi Seule avec ce portrait.         Son ordre est une loi ! Sortons ; ne troublons pas sa douleur davantage. L'infortune est sacrée.         O respectable image ! Toi qui m’offres les traits du père le plus cher, Mes larmes devant toi peuvent donc s’épancher ! Le sort va me ravir ce père que j’adore : Tu me restes, par toi je le revois encore, Et je puis, à mon gré, t’exprimer mes douleurs ! Que ne peux-tu, sur toi, sentir couler mes pleurs ! Entendre mes soupirs, Et leur répondre, même ! D'autres vont t’admirer, moi je fais plus, je t’aime, Et je voudrais jamais ne m’éloigner de toi. O portrait révéré ! sois toujours avec moi ! L'amitié te créa pour calmer ma souffrance. En proie à tous les maux, n’ayant plus d’espérance, Sans doute à ma tendresse un miracle était dû. Tel qu’il est dans mon cœur, le pinceau l’a rendu. Pleure, pleure, ma fille, à ta douleur sincère Je viens mêler la mienne. Il est trop vrai, ton père… Ah ! !! ce mot a suffi pour me donner la mort. Que vois-je ? ô triste effet de la rigueur du sort ! La mère est dans les pleurs : la fille évanouie... Madame, hâtez-vous de la rendre à la vie. Et vous, conduisez-les dans leur appartement. Vous, amis de Molière, et dont en ce moment Je partage la peine, enlevez cette image ; C'est le reste chéri d’un grand homme, d’un sage : Il attend les honneurs qui sont dûs aux talens, Retournons au théâtre, et de nobles accens Faisons-le retentir, en l’honneur de Molière. Couronnons de lauriers une tête si chère, Et qu’une Apothéose y consacre à jamais Ses vertus, son génie et sur-tout nos regrets. Fin de l’Acte III et de la Mort de Molière. OUI, notre ami n’est plus, une crise funeste Vient de trancher ses jours ; mais un espoir me reste, Le génie a le droit de ne jamais périr, Molière vit encor, pourquoi donc tant gémir ? Cessons, amis, cessons de répandre des larmes Et de remplir nos cœurs d’inutiles alarmes. Molière vit encore, au lieu de le pleurer, Par un tribut plus noble il le faut honorer. Je viens d’imaginer une innocente fête Que, tout près de ces lieux, par mon ordre on apprête, Et pour la célébrer vous vous joindrez à moi. Vous pouvez y compter.         Tout nous en fait la loi. Pour rendre à sa mémoire un solemnel hommage, J’ai fait, sur le Parnasse, élever son image. Sur le Parnasse ! il est un peu loin de ces lieux. La maison d’un poëte est le temple des Dieux. Et Molière, d’ailleurs, n’a-t-il pas son théâtre, Où ces divinités, dont on est idolâtre, Où Mercure, Momus, les Muses, Apollon, Apparaissent, par fois, comme au sacré valon ? Ici, vous allez voir, graces au machiniste, Tout le Pinde assemblé. Mais soyez donc moins triste. Et comment voulez-vous que j’oublie aujourd’hui Les nœuds chers et sacrés qui m’attachaient à lui ? Molière fut mon maître, il me donnait sa fille, Par les plus doux liens, j’entrais dans sa famille, Et je lui devais tout : que dis-je ? ses vertus Tenaient ses ennemis à ses pieds abbatus. Ils vont se relever, insulter à sa cendre, Et dans la tombe, en paix, il ne pourra descendre. Le sombre fanatisme et le farouche orgueil, Lui refusent déjà les honneurs d’un cercueil : Et celui dont la Grèce eût fait l’apothéose, Ne peut avoir d’asyle où sa cendre repose. Vengeons-le, mes amis, à ce noble mortel, Au défaut d’une tombe élevons un autel ; Plus sages, plus heureux que nos faibles ancêtres, Sachons mourir enfin sans le secours des prêtres. Oui, j’aime de Baron le courageux transport ; Entrons-nous dans la vie, entrons-nous dans la mort, Formons-nous les liens d’un tendre mariage ? Un prêtre est toujours là, qui vient, selon l’usage, Nous unir, nous bénir, nous donner des leçons… C’est nous en dire assez, je vous entends.         Passons. Vous brûlez d’épouser la fille de Molière Vous l’aurez : il m’a dit à son heure dernière… Ah ! je perds tout espoir.         Tout espoir ! arrêtez ; Ses moindres vœux, par moi, seront exécutés, De votre destinée il m’a rendu l’arbitre : Mais à son amitié Mignard eut plus d’un titre, Je le vois qui s’avance et qui vient avec nous… Moi, je viens, mes amis, le pleurer avec vous. Molière ne vit plus !...         Vous l’avez fait revivre : C’est à tort que votre ame à la douleur se livre. Je l’ai vu, ce portrait, ce chef-d’œuvre nouveau Qu’a tracé de Mignard le sublime pinceau. Quelle grace ! quel feu ! tout Molière y respire. Son talent sur mon cœur a le plus doux empire. Que n’a-t-il pu de même enchaîner les méchants Jaloux de son repos, à ses derniers instants ; Qui, même après sa mort, par leurs cris fanatiques Veulent épouvanter ses mânes poétiques : Les dévots sont en feu : déjà de toutes parts Ils courrent dans la ville, avec des yeux hagards. Monsieur l’abbé Pirlon, leur disciple fidèle, Qui de monsieur Tartuffe a fourni le modèle, Soulève contre lui tout le peuple irrité. Des dévots, à ce point, manquent de charité ? Le prélat de Paris ne veut pas qu’on l’enterre ; Il ne veut point couvrir son corps d’un peu de terre ; Et des auteurs sifflés, le burlesque troupeau, D’épitaphes sans sel barbouille son tombeau. Raison de plus, amis, pour lui rendre l’hommage Que de nous, en ce jour, réclame son image. Un célèbre sculpteur, le premier de son art, Emprunta l’autre jour le portrait de Mignard ; Ce tableau l’enflama ; d’une main noble et fière Sur le marbre il rendit tous les traits de Molière, Couronnons ce marbre.         Oui, mais de monsieur Pirlon Qui le vengera ?         Qui ? les Muses, Apollon. Quel autre s’illustra par de plus grands services ? A l’exemple des dieux, il fit la guerre aux vices ; Il amuse, il instruit : gracieux et savants, Ses ouvrages, des mœurs, sont les tableaux vivants. Comme il peint à grands traits les enfans d’Esculape ! Aucun de leurs défauts à sa gayeté n’échappe ; Ni leur petit savoir, caché sous de grands mots, Ni leur talent surtout pour attraper les sots ; Et quoi qu’on m’ait nommé dieu de la médecine, J’admire les portraits où sa main les dessine, Et je ris le premier des travers de Purgon. Je ris, lorsqu’empruntant le mystique jargon, Il offre le miroir au perfide hypocrite, Qui, de s’y voir honteux, et s’indigne et s’irrite, Et qui, toujours à craindre et toujours rugissant,     Se débat sous les coups d’un vainqueur tout-puissant : Telle autrefois ma main, conduite par la gloire, En terrassant Pithon, dédaigna sa victoire. Ma voix a rassemblé les Muses en ces lieux Pour élever Molière au rang des demi-Dieux. Celle que vous voyez avec une couronne, Et que toujours, des ris, le cortège environne, C’est Thalie : elle vient par un hymne flatteur, La première, fêter notre immortel auteur. Oui, je dois tout au grand Molière ; Déjà, de l’emporter sur moi, Ma sœur, Melpomène, était fière : Je ne redoute plus sa loi. Il a créé mon art en France, Art ignoré jusqu’aujourd’hui, Plaute, Aristophane, Térence, Tous les trois revivent en lui. Molière a peu souvent fréquenté Melpomène ; Mais de Racine, amis, sur la tragique scène, C’est lui qui, le premier, guida les pas tremblants, Et Paris, de Baron, lui devra les talens. Un Racine ! un Baron ! quels trésors pour la France ! Pour le chanter aussi, Melpomène s’avance. Molière n’eut point l’avantage D’agiter mon noble poignard, Il fit peut-être davantage, Il forma les maîtres de l’art. C’est en vain, ma chère Thalie, Que tu prônes tes nourissons, Baron, et l’auteur d’Athalie, Devront leur gloire à ses leçons. Les talens de Molière ont droit à nos suffrages ; Les Muses, par leurs chants, acquitent nos hommages, Mais, je rougirais trop d’oublier ses vertus, Et pour les célébrer j’ai fait trois impromptus. Allons, mon cher Baron, plus de mélancolie, Et joignant votre voix à la voix de Thalie, Du charme qui leur manque, embellissez mes vers. Vous, si vous desirez d’augmenter nos concerts, Tenez, monsieur le duc, un couplet doit suffire, Pour rendre clairement ce que le cœur veut dire. Aurez-vous la bonté de chanter celui-ci ? Avec bien du plaisir.         Je vais chanter aussi. Molière, à l’amitié fidèle, Toujours en sentit le pouvoir ; C’était peu : martyr de son zèle, Il meurt pour remplir son devoir. Cher aux filles de l’harmonie, Son nom est partout répandu ; Il faut des lauriers au génie, Et plus encor à la vertu. J’était né dans la foule obscure, Et Molière, par ses leçons, M’apprit à rendre la nature ; Je suis un de ses nourissons. Par elle j’obtiendrai peut-être Quelque gloire, dans l’avenir, Quand on a Molière pour maître, Pourrait-on ne pas réussir ? Lorsque je vois une couronne Au front de cet auteur fameux Et qu’une Muse la lui donne, Cette Muse comble mes vœux. Mais c’est peu que, dans une fête, On lui prodigue ces honneurs, Si la couronne est sur sa tête, Il a des autels dans nos cœurs. L’exemple de Chapelle est excellent à suivre ; Il fait des impromptus qui valent un gros livre ; Et sans avoir reçu le souffle d’Apollon, Je vais suivre ses pas dans le sacré valon.     Vous voyez que la troupe est fière D’avoir célébré les talens ; Mais vous ne verrez point Molière Rentrer au nombre des vivans : Qu’au vain espoir qui nous énivre Succède un sentiment plus doux, C’est vous qui le faites revivre, Notre maître aujourd’hui, c’est vous.