Picard. Écoutez-moi. Je vous défends d’ici à huit jours d’aller chez votre femme. Huit jours ! C’est bien long. En effet, c’est fort pressé de faire un gueux de plus, comme si l’on en manquait. Si l’on nous ôte la douceur de caresser nos femmes, qu’est-ce qui nous consolera de la dureté de nos maîtres. Et vous, Flamand, retenez bien ce que je vais vous dire... Mademoiselle, la Saint-Jean n’est-elle pas dans huit jours. Non, Madame ; c’est dans quatre. Miséricorde ! Je n’ai pas un moment à perdre... Si d’ici à quatre jours (le terme est court) je découvre que vous ayez mis le pied au cabaret, je vous chasse. Il faut que je vous aie tous sous ma main, et que je ne vous trouve pas hors d’état de faire un pas et de prononcer un mot. Songez qu’il n’en serait pas cette fois comme de vendredi dernier. L’opéra fini, nous quittons la loge avant le ballet ; nous descendons Madame de Malves et moi. Nous voilà sous le vestibule. On appelle. On crie. Personne ne vient ; l’un est je ne sais où ; l’autre est mort yvre ; et sans un galant homme qui nous prit en pitié, je ne scais ce que nous serions devenues. Madame, est-ce là tout ? Vous Picard, allez chez le tapissier, le décorateur, les musiciens. Soyez de retour en un clin d’oeil, et s’il se peut, amenez-moi tous ces gens-là. Vous Flamand,... Quelle heure est-il ? Il est midi. Midi ? Il ne sera pas encore levé. Courez chez lui... Allez donc. Qui ? lui. Ô que cela est bête !... Monsieur Hardouin. Dites-lui qu’il vienne, qu’il vienne sur-le-champ ; que je l’attends, et que c’est pour chose importante. ... Beaulieu, par hasard, sauriez-vous lire ? Oui, madame. Avez-vous jamais joué la comédie ? Plusieurs fois. Vous déclameriez donc un peu ? Un peu. C’est vous ! Quand je vous aurais appelée, vous ne m’arriveriez pas plus à propos. À quoi vous serais-je bonne ? Embrassons-nous d’abord... embrassons-nous encore... Mademoiselle, approchez une chaise ; laissez-nous faire, et revenez, avec plumes, encre, papier ; il faut qu’il trouve tout préparé. Je descends de ma chaise ; je m’informe de votre demeure, et je viens. Je suis brisée. Un temps horrible ; des chemins abominables, des maîtres de postes insolents ; les chevaux de l’Apocalypse ; des postillons polis ; oui polis ; mais d’une lenteur à périr. « Allons donc, postillon: nous « n’avançons pas. À quelle heure, veux-tu que nous arrivions ? » Ils sont sourds ; ils n’en donnent pas un coup de fouet de plus, et nous avons mis trois journées, trois mortelles journées, à faire une route de quinze heures. Et pourrait-on, sans être indiscrète, vous demander quelle importante affaire vous amène ici, dans cette saison. Ce n’est rien de fâcheux, j’espère. Je fuis devant un amant. Quand on fuit devant un amant, ce n’est pas de la lenteur des postillons qu’on se plaint. Si c’était devant un amant de moi, vous auriez raison ; mais c’est devant un amant de ma fille. Votre fille est en âge d’être mariée ; et c’est une enfant trop raisonnable pour avoir fait un mauvais choix. Son amant est charmant ; une figure intéressante, de la naissance, de la considération, de la fortune, des moeurs, mon amie ! Des moeurs ! Ce n’est donc pas votre fille qui est folle. Non. C’est donc vous ? Peut-être. Et pourrait-on savoir ce qui empêche ce mariage ? La famille du jeune homme. Enterrez-moi, ce soir, toute cette ennuyeuse, impertinente et triste famille, toute cette clique maussade de Cranceys, et je marie ma fille demain. Je connais peu les Cranceys ; mais ils passent pour les meilleurs gens du monde. Qui le leur dispute ? Je commence à vieillir et je me flattais de passer le reste de mes jours, avec des gens aimables ; et me voilà condamnée à entendre un vieux grand-père, radoter des sièges et des batailles ; une belle-mère m’excéder de la litanie des grandes passions qu’elle a inspirées, sans en avoir jamais partagé aucune, cela va sans dire ; et du matin au soir deux fanatiques bigotes de soeurs se haïr, s’injurier, s’arracher les yeux sur des questions de religion auxquelles elles ne comprennent pas plus que leurs chiens. Et puis un grand benêt de magistrat, plein de morgue, idolâtre de sa figure, qui vous raconte, en tirant son jabot et ses manchettes, et en grasseyant, des histoires de la ville ou du palais qui m’intéresseront encore moins que lui ; et vous me croyez femme à supporter le ton familier et goguenard de son frère le militaire. Point d’assemblée ; point de bal ; je gage qu’on n’use pas là deux sizains de cartes dans toute une année. Tenez, mon amie ; la seule pensée de cette vie et de ces personnages me fait soulever le coeur. Mais il s’agit du bonheur de votre fille. Et du mien aussi, ne vous déplaise. Et vous avez pensé que votre fille perdrait ici sa passion. Je m’attends bien qu’ils s’écriront, qu’ils se jureront une constance éternelle, et que ces belles protestations iront et reviendront par la poste un mois, deux mois, mettons un an : mais l’amour ne tient pas contre l’absence. Un peu plutôt, un peu plus tard ; il se présentera un homme aimable qu’on rebutera d’abord ; qui me conviendra, et qui finira par lui convenir. Et par faire son malheur. Malheureuse par l’un ou par l’autre, qu’importe. Il importe beaucoup que ce soit de sa faute et non de la vôtre. Mais laissons cela ; nous aurons le temps de traiter cette affaire plus à fond. Je vous supplie seulement de ne pas achever d’entêter ma fille ; je vous connais ; vous en seriez bien capable. Et mon petit Hardouin, dites-moi ; le voyez-vous. Rarement. Qu’en faites-vous ? Rien qui vaille. Il court le monde. Il pourchasse trois ou quatre femmes à la fois. Il fait des soupers. Il joue. Il s’endette ; il fréquente chez les grands, et perd son tems et son talent peut-être un peu plus agréablement que la pluspart des gens de lettres. Où loge-t-il ? Est-ce que vous vous y intéresseriez encore ? J’en ai peur. Je comptais lui trouver, sinon une réputation faite, du moins en bon train. Si vous désirez le voir, il sera ici dans un moment, et je crois, pour toute la journée. Tant mieux. J’ai à lui parler d’une affaire qui me tient fort à coeur. Ne connaît-il pas ce marquis... Ce grand flandrin de marquis, à qui il ne manquait qu’un ridicule, celui de la bigoterie, et qui va le dos courbé, la tête penchée comme un homme qui médite les années éternelles, avec un énorme bréviaire sous le bras ?... Le Marquis de Tourvelle ? Lui-même. Je l’ignore. Je vais prendre un peu de repos dont j’ai grand besoin ; m’habiller et revenir. Vous me donnerez votre marchande de mode, et votre coiffeur, n’est-ce pas ? Vous voilà fraîche comme la rose, et je compte bien qu’un de ces matins vous me confierez le secret de se bien porter et de ne point vieillir. Au plaisir de vous revoir... Mais ne m’avez-vous pas dit que je pouvais vous être utile ? À quoi. Vous le saurez. Ne tardez pas de revenir. Elle est un peu folle ; et elle en fait les rôles à ravir. Et vous, dans quelle pièce avez-vous joué. Dans le Bourgeois Gentilhomme, la Pupille, le Philosophe sans le savoir, Cénie, le Philosophe marié. Et dans celle-ci, que faisiez-vous. Finette. Vous rappelleriez-vous un endroit... Un certain endroit où Finette fait l’apologie des femmes. Je le crois. Récitez-le. Soit, mais telles que nous sommes, Avec tous nos défauts, nous gouvernons les hommes, Même les plus huppés ; et nous sommes l’écueil Où viennent échouer la sagesse et l’orgueil. Vous ne nous opposez que d’impuissantes armes. Vous avez la raison, et nous avons les charmes. Le brusque philosophe, en ses sombres humeurs, Vainement contre nous élève ses clameurs ; Ni son air renfrogné, ni ses cris, ni ses rides, Ne peuvent le sauver de nos yeux homicides. Comptant sur sa science et ses réflexions Il se croit à l’abri de nos séductions ; Une belle paraît, lui sourit et l’agace ? Crac. Au premier assaut, elle emporte la place. Mais pas mal. Point du tout mal. Est-ce que madame se proposerait de faire jouer une pièce ? Tout juste. Oserais-je lui en demander le titre ? Le titre ? Je ne le sais pas. Elle n’est pas faite. On la fait apparemment. Non, je cherche un auteur. Madame ne sera embarrassée que du choix ; elle en a cinq ou six autour d’elle. Si vous saviez combien ces animaux-là sont quinteux ! Chacun d’eux aura sa défaite. Mais j’avais ouï dire que c’était une chose difficile à faire qu’une pièce. Oui ; comme on les faisait autrefois. Et vous revenez, sans m’amener personne ? Ahi ! Ahi ! Ahi ! Ahi ! il s’agit bien de cela. Mes ouvriers ? Je ne les ai pas vus. Il y a quatre marches à la porte de ce maudit tapissier. J’ai voulu les enjamber toutes quatre à la fois ; le pied m’a tourné ; je me suis donné une bonne entorse. Ahi ! Ahi ! Peste soit du sot, et de son entorse. Qu’on fasse venir Valdejou, et qu’il voie à cela. Ces contrariétés-là ne sont faites que pour moi. Au lieu de se donner une entorse aujourd’hui, que ne se cassait-il la jambe dans quatre jours ! Cela prend toujours mal son temps. Mais puisque Madame n’a point de pièce et qu’elle ne sait pas même, si elle en aura une, il me semble... Il vous semble ! Il vous semble ! Il me semble à moi qu’il faudrait se taire. Je n’aime pas qu’on me raisonne. Je sais toujours ce que je fais. Et ce que vous dites. Madame, je viens... C’est, je crois, de chez Monsieur Hardouin... Oui, Hardouin... Là, au coin de la rue... Au coin de la rue qu’elle m’a dite... Il demeure diablement haut ; et son escalier était diablement difficile à grimper... un petit escalier étroit. À chaque marche on touche à la muraille ou la rampe... J’ai cru que je n’arriverais jamais... J’arrive pourtant... « Parlez donc, mademoiselle ; cette porte n’est-ce pas celle de Monsieur, de Monsieur ?... Qui, Monsieur », me répond une petite voisine... jolie, pardieu, très jolie ; « un monsieur qui fait des vers ?... Oui, des vers... Frappez, mais frappez fort, il est rentré tard, et je crois qu’il dort. » Maudite brute, archibrute, finiras-tu ton bavardage. Viendra-t-il ? Ne viendra-t-il pas. Mais, madame, il n’est pas encore éveillé. Il faut d’abord que je l’éveille... Je me dispose à donner un grand coup de pied dans sa porte... et voilà la tête qui part la première ; la porte jetée en dedans ; moi, Flamand, étendu à la renverse ; le faiseur de vers s’élançant de son lit, en chemise, écumant de rage, sacrant, jurant et jurant avec une grâce ! Au demeurant bon homme, il me relève... Mon ami, ne t’es-tu point blessé. Voyons ta tête. Finis, finis, finis. Que t’a-t-il dit ? Que lui as-tu dit ? Est-ce que madame ne pourrait pas faire ses questions l’une après l’autre. Tant de questions à la fois, cela me brouille. Je n’y tiens plus. Je lui ai dit que Madame... Madame... Comme vous vous appelez... Là, votre nom... Sortez, vilain ivrogne. Moi, Flamand, un ivrogne !... Parce que je rencontre mon compère, celui qui a tenu le dernier enfant de ma femme... Oui, de ma femme... Il est bien d’elle... Et puis voilà un autre compère, le compère La Haye... Comment résister à deux compères ? À deux compères. Je les chasserai tous. Cela est décidé. Si madame est si difficile ; elle n’en gardera point. L’un s’éclope ; l’autre s’enivre et se fend la tête. Qu’on est à plaindre de ne pouvoir s’en passer ! Hé, madame, le voilà... Je le reconnais : c’est lui ; Monsieur... Monsieur le faiseur de vers, n’est-ce pas ?... C’est, ma foi, bien heureux. Mademoiselle, si vous n’avez pas la charité de lui donner le bras, il ne sortira jamais d’ici. Si ma porte eût résisté, il était mort. Allons, mademoiselle, obéissez à votre maîtresse. Donnez-moi le bras... Comme il est rond !... Comme il est ferme !... Il a la tête dure et le coeur tendre. Madame, puisque mademoiselle fait tout ce que vous lui dites... Tirez, tirez, insolent. Est-ce de votre part que ce laquais est venu ? Oui. Si je l’ai deviné, ce n’est pas de sa faute ; car il ne savait à qui il était ; d’où il venait, ce qu’il voulait. Puis comptez sur ces maroufles-là ! Il m’a fait grand tort. Je dormais si bien, et j’en avais si grand besoin. Il était près de cinq heures, quand je suis rentré, après la journée la plus ennuyeuse et la plus fatigante. Imaginez la lecture d’un drame détestable, comme ils sont tous ; la compagnie la plus triste, un souper maussade, et qui ne finissait point ; et un breland cher où j’ai perdu la possibilité, et essuyé la mauvaise humeur de gagnants dépités à chaque coup de n’avoir pas gagné davantage. C’est bien fait ; que ne veniez-vous ici. M’y voilà ; et toutes mes disgrâces seront bientôt oubliées, si je puis vous être de quelque utilité. De quoi s’agit-il ? De me rendre le plus important service. Vous connaissez Madame de Malves. Non pas personnellement ; mais on lui accorde d’une voix assez unanime de la finesse dans l’esprit, de la gaité douce, du goût, de la connaissance dans les beaux arts, un grand usage du monde, et un jugement sûr et exquis. Voilà les qualités qu’elle a pour tout le monde et dont je fais cas assurément ; mais je prise encore davantage celles qu’elle tient en réserve pour ses amis. Je vis avec quelques-uns qui la disent mère indulgente, bonne épouse et excellente amie. Il y a sept ans que nous sommes liées ; et je lui dois la meilleure partie du bonheur de ma vie. C’est auprès d’elle que je vais chercher et que je trouve un sage conseil, quand j’en ai besoin ; la consolation dans mes peines qui lui font quelquefois oublier les siennes ; et cette satisfaction si douce qu’on éprouve à confier ses instants de plaisir à quelqu’un qui sait les écouter avec intérêt. Hé bien, c’est incessamment le jour de sa fête. Et il vous faudrait un divertissement, un proverbe, une petite comédie. C’est cela, mon cher Hardouin. Je suis désespéré de vous refuser net, mais tout net ; premièrement parce que je suis excédé de fatigue et qu’il ne me reste pas une idée ; mais pas une. Secondement, parce que j’ai heureusement ou malheureusement une de ces têtes auxquelles on ne commande pas. Je voudrais vous servir que je ne le pourrais. Ne dirait-on pas qu’on vous demande un chef-d’oeuvre. Vous demandez au moins une chose qui vous plaise, et cela ne me paraît pas aisé ; qui plaise à la personne que vous voulez fêter, et cela est très difficile ; qui plaise à la société qui est faite aux belles choses ; enfin qui me plaise à moi, et je ne suis presque jamais content de ce que je fais. Ce ne sont là que les fantômes de votre paresse ou les prétextes de votre mauvaise volonté. Vous me persuaderez peut-être que vous redoutez beaucoup mon jugement ? Mon amie, j’en conviens, a le sentiment délicat, et le tact exquis ; mais elle est juste, et sera plus touchée d’un mot heureux que blessée d’une mauvaise scène ; et quand elle vous trouverait un peu plat, qu’est-ce que cela vous ferait ? Vous auriez tort de craindre nos beaux esprits dont nous suspendrons la critique, en vous nommant. Pour vous, monsieur, c’est autre chose. Après avoir été mécontent de vous-même, tant de fois ; vous en serez quitte pour être injuste une fois de plus. D’ailleurs, madame, je n’ai pas l’esprit libre. Vous connaissez Madame Servin ; c’est, je crois, votre amie. Je la rencontre dans le monde ; je la vois chez elle. Nous ne nous aimons pas ; mais nous nous embrassons. Sa bienfaisance inconsidérée lui a attiré une affaire très ridicule, et vous savez ce que c’est qu’un ridicule, surtout pour elle. N’a-t-elle pas découvert que j’étais lié avec son adverse partie ; et ne faut-il pas absolument que je la tire de là. J’ai même pris la liberté de donner rendez-vous ici, à mon homme. Tenez, mon cher Hardouin ; laissez faire à chacun son rôle. Celui des avocats est de terminer les procès ; le vôtre de produire des ouvrages charmants. Voulez-vous savoir ce qui vous arrivera ? Vous vous brouillerez avec la dame dont vous êtes le négociateur, avec son adversaire, et avec moi, si vous me refusez. Pour une chose aussi frivole ? C’est ce que je ne croirai jamais. Mais c’est à moi, ce me semble, à juger si la chose est frivole ou non ; cela tient à l’intérêt que j’y mets. C’est-à-dire que s’il vous plaisait d’y en mettre dix fois, cent fois plus qu’il ne faut... Je serais peu sensée, peut-être ; mais vous n’en seriez que plus désobligeant. Allons, mon cher, promettez-moi ; ou je vous fais une abominable tracasserie avec une de vos meilleures amies. Quelle amie ? Qui que ce soit, je ne ferai sûrement pas pour elle, ce que je ne ferai pas pour vous. Promettez. Je ne saurais. Faites la pièce. En vérité, je ne saurais. Le rôle de suppliante ne me va guère, et celui de la douceur ne me dure pas. Prenez-y garde, je vais me fâcher. Non, madame, vous ne vous fâcherez pas. Et je vous dis, moi, monsieur, que je suis fâchée, très fâchée de ce que vous en usez avec moi, comme vous n’en useriez pas avec cette grosse provinciale rengorgée qui vous commande avec une impertinence qu’on lui passerait à peine si elle était jeune et jolie ; avec cette petite minaudière qui est l’un et l’autre, mais qui gâte tout cela, qui ne fait pas un geste qui ne soit apprêté, qui ne dit pas un mot sans prétention, et qui est toujours aussi mécontente des autres que satisfaite d’elle-même ; avec ce petit colifichet de précieuse qui a des nerfs, non ce n’est pas des nerfs, mais des fibres, ce qui veut dire des cheveux ; dont on est effarouché d’entendre sortir de grands mots qu’elle a ramassés dans la société des savants, des pédants, et qu’elle répète, à tort et à travers, comme une perruche mal sifflée ; avec mademoiselle, oui, avec mademoiselle que voilà, qui vous donne quelquefois à ma toilette des distractions dont je pourrais me choquer, s’il me convenait, mais dont je continuerai de rire. Moi, madame ! Oui, vous. Il ne faut pas que cela vous offense. Ce bel attachement vous fait assez d’honneur. Il est vrai, madame, que je trouve mademoiselle très honnête, très décente, très bien élevée. Très aimable. Très aimable ; pourquoi pas. Aucun état n’a le privilège exclusif de cet éloge que je lui donne quelquefois, en plaisantant ; mais je la respecte assez, elle et moi-même, pour n’y pas mettre un sérieux qui l’offenserait. Mademoiselle, je vous prie, je vous supplie de vouloir bien intercéder pour moi, auprès de Monsieur Hardouin. Elle n’en sera pas dédite. Je suis piqué de mon côté. Sans la dépriser, ces femmes qu’elle vient de déchirer la valent bien. Voulez-vous que la pièce se fasse. J’aurais une étrange vanité, si j’osais me flatter d’obtenir ce que vous avez si durement refusé à madame. Expliquez-vous nettement ; cela vous fera-t-il plaisir ? On ne saurait davantage ; mais madame n’en pourrait être que très mortifiée. Qui sait si cela ne m’éloignerait pas de son service ? Ce ne serait pas demain ; mais petit à petit la délicieuse Mademoiselle Beaulieu deviendrait gauche, maladroite, maussade ; je ne me l’entendrais pas dire longtemps : je sortirais ; et je ne sortirais pas sans chagrin ; car malgré ses violences, madame est bonne, et je lui suis très attachée ; sans compter que votre complaisance ne serait pas secrète et ne pourrait être que mal interprétée. Tenez, monsieur, le mieux est de persister dans votre refus, ou de céder au désir de madame. De ces deux partis le premier est le seul qui me convienne. Je suis obsédé d’embarras. J’en ai pour mon compte. J’en ai pour le compte d’autrui. Pas un instant de repos. Si l’on frappe à ma porte, je crains d’ouvrir. Si je sors, c’est le chapeau rabattu sur les yeux. Si l’on me relance en visite, la pâleur me vient. Ils sont une nuée qui attendent après le succès d’une comédie que je dois lire au Français. Ne vaut-il pas mieux que je m’en occupe que de perdre mon temps à ces balivernes de société ? Ou ce que l’on fait est mauvais, et ce n’était pas la peine de le faire ; ou si cela est passable, le jeu des acteurs le rend plat. Il paraît que Monsieur Hardouin n’a pas une haute idée de notre talent. S’il faut, mademoiselle, vous en dire la vérité, j’ai vu les acteurs de société les plus vantés ; cela fait pitié. Le meilleur n’entrerait pas dans une troupe de province et figurerait mal, chez Nicolet. Voilà que je suis aussi piquée de mon côté. Savez-vous que je me mêle de jouer ? Tant pis, mademoiselle. Faites des boucles. Ne m’avez-vous pas dit que vous feriez la pièce, si je le voulais. Je ne sais si un poète est un fort honnête homme ; mais on a dit de tout temps qu’un honnête homme n’avait que sa parole. Je veux vous convaincre que l’auteur s’en prend souvent à l’acteur, quand il ne devrait s’en prendre qu’à lui-même. Je veux que vous vous entendiez siffler et que vous nous entendiez applaudir jusqu’aux nues. Mademoiselle me jette le gantelet, il faut le ramasser. J’ai promis de faire la pièce, et je la ferai. Hé bien, mademoiselle, avez-vous réussi ? Je crois vous en avoir laissé le temps et la commodité. Oui, madame ; elle a réussi, et la pièce se fera. Mademoiselle, je vous en suis infiniment obligée, et je vous en remercie. Vous voyez ; la voilà outrée, et je suis sûre de n’avoir pas un mois à rester ici. Je voudrois que les fêtes, les pièces et les poètes fussent tous au fond de la rivière. J’ai beau rêver, m’agiter, me tourmenter, il ne me vient rien. Voyons encore... Cela serait assez plaisant, mais usé... Ah, si Molière revenait ; avec tout son incroyable génie, combien il auroit de peine à obtenir le suffrage de gens qu’il a rendu si difficiles... Les autres ont tout pris... Me demander une de ces facéties, telle qu’on en joue au Palais Royal ou Bourbon ; n’est-ce pas me dire, Hardouin, ayez subito, subito, l’esprit et la facilité d’un Laugeon, la verve et l’originalité d’un Collé ? Voilà ce que je me laisse ordonner ; rien que cela... Je suis un sot ; tant que je vivrai, je ne serai qu’un sot ; et ma chaleur de tête m’empiégera comme un sot... Mais ne pourrais-je pas... Non, cela ne va pas à la circonstance... Et si je mettais en scène ce petit conte ? Encore moins ; ils le savent tous ; et quand il serait neuf pour eux, il ne cadre guère aux personnes ; et puis je n’ai que deux ou trois jours pour faire, pour copier les rôles, pour apprendre, pour jouer sans répéter... On dirait qu’ils s’imaginent qu’une scène se souffle comme une bulle de savon... Aussi cela ira Dieu sait comme. Monsieur, c’est un homme qui a le dos voûté, les deux bras et les deux jambes en forme de croissants ; cela ressemble à un tailleur, comme deux gouttes d’eau. Au diable. C’en est un autre qui a de l’humeur et qui grommelle entre ses dents ; il m’a tout l’air d’un créancier qui n’est pas encore fait à revenir. Au diable. C’en est un troisième, maigre et sec, qui tourne ses yeux autour de l’apartement, comme s’il le démeubloit. Au diable. Au diable. C’est... C’est le diable qui t’emporte... Que fais-tu là planté comme un piquet ? Et toi aussi, as-tu comploté avec les autres de me faire devenir fou ? C’est de la part de Madame Servin qui vous prie de ne pas oublier son affaire. J’y ai pensé. C’est une femme. Une femme ! Enveloppée dans vingt aulnes de crêpe. Je gagerais bien que c’est une veuve. Jolie ? Triste, mais assez bonne à consoler. Quel âge ? Entre vingt et trente. Faites entrer la veuve. Il y a encore deux personnages hétéroclites ; l’un en bottes fortes, et un fouet de poste à la main... C’est de Crancey. Faites entrer la veuve. L’autre, en bas jaune, en culotte noire, en veste de basin et en habit gris. Ils ont passé chez vous et on leur a dit que vous étiez ici. Ce dernier sera mon avocat bas-normand. Dis-leur qu’ils attendent ou qu’ils reviennent ; et faites entrer la veuve. Permettez, monsieur que je m’asseye. Je suis excédée de fatigue ; j’ai fait aujourd’hui les quatre coins de Paris ; et j’ai vu, je crois, toute la terre. Reposez-vous, madame... Elle est fort bien... Madame je n’ai pas l’honneur de vous connaître, mais faites-moi la grâce de m’apprendre ce qui vous a conduite ici. Ne vous trompez-vous pas. Je m’appelle Hardouin. C’est vous-même que je cherche. Je m’en réjouis... Le pied petit et des mains !... Madame, vous seriez mieux dans ce grand fauteuil. Je suis fort bien. Avez-vous le temps, monsieur, et aurez-vous la patience de m’entendre ? Parlez, madame, parlez. Vous voyez la créature la plus malheureuse. Vous méritez un autre sort, et avec les avantages que vous possédez, il n’y a point d’infortune qu’on ne fasse cesser. C’est ce que vous allez m’apprendre. Vous aurez sans doute entendu parler du capitaine Bertrand ? Qui commandait le Dragon, qui mit tout son équipage dans la chaloupe, et qui se laissa couler à fond avec son vaisseau. C’était mon époux. Il avait vingt-trois ans de service. C’était un brave homme ; et je n’ai jamais rien vu de plus intéressant que sa veuve. Que puis-je pour elle ? Beaucoup. J’en doute ; mais je le souhaite. Il m’a laissée sans fortune ; et avec un enfant ; je sollicite une pension qu’on n’a pas le front de me refuser. Et qui vous paraît mesquine. Madame, l’État est obéré. J’en suis satisfaite ; mais je la voudrais réversible sur la tête de mon fils. À vous parler vrai, votre demande et le refus du ministre me semble également justes. Si je venais à mourir, que deviendrait mon pauvre enfant ? Vous êtes jeune, vous êtes fraîche... Avec tout cela, on y est aujourd’hui ; on n’y est pas demain. Tout ce qu’il était possible de mettre de protection à mon affaire, je l’ai inutilement employé : des princes, des ducs, des évêques, des prêtres, des archevêques, d’honnêtes femmes... Les autres vous auraient mieux servie. Vous l’avouerai-je ? Je ne les ai pas dédaignées. C’est que tous ces gens-là ne savent pas solliciter. Et vous le savez, vous ? Très bien. Il y a des principes à tout. Il faut d’abord s’intéresser fortement à la chose. Et vous prendriez cet intérêt à la mienne ? Pourquoi pas, madame ? Rien ne me semble plus aisé. Ils ont des âmes de bronze ; il faut savoir amollir ces âmes-là. Et ce talent, qui est-ce qui le possède ? C’est vous, madame. Qui est-ce qui se soucie de l’employer pour autrui ? C’est moi... Oserais-je vous demander ce qui vous distrait ? Le succès de votre affaire. Que vous êtes bon ! Le point important ; le grand point ; le point essentiel... Quel est-il ?... (Que va-t-il me dire. Ressemblerait-il aux autres, et m’en aurait-on imposé ?) C’est... C’est de se rendre personnellement la grâce qu’on sollicite. Oui, personnelle. On est à peine écouté, même de son ami, quand on ne parle pas pour soi. Celui de qui mon affaire dépend est le votre ? Hé, vous avez raison. C’est Poultier ; et j’oserais presque répondre de toute sa bienveillance. Vous auriez la bonté de lui parler ? Assurément. Dieu soit loué ; on m’a dit vrai, lorsqu’on m’assurait que vous étiez l’ami de tous les malheureux. C’est aujourd’hui ou dans quelques jours la fête de la maîtresse de la maison. Il est ami du mari. Il est à Paris, et il n’y aurait que les plus grandes affaires qui pussent l’empêcher de venir ici. Et vous intercéderiez pour moi ? Et vous rendriez mon affaire personnelle ? Je ne m’en charge qu’à cette condition ; ayez pour agréable de vous rappeler que je vous en ai prévenue et que vous y avez consenti... Ne m’avez-vous pas dit, madame, que vous aviez un enfant ? C’est le premier et le seul. Quel âge a-t-il ? Environ six ans. Il n’en peut guère avoir davantage. On aurait pu le croire, il y a six mois, mais depuis ce temps j’ai tant pleuré, tant fatigué, tant souffert. Je suis si changée. Il n’y paraît pas. Il revenait de la Chine. La Chine ne me sort plus de la tête. Nous l’en chasserons. Je puis compter sur vous ? Vous le pouvez ; mais pensez-y bien ; c’est à la condition que je vous ai dite, sans quoi je ne réponds de rien. Vous êtes un galant homme ; il n’y a là-dessus qu’une voix. Faites, dites tout ce qu’il vous plaira... Et puis faites une pièce, au milieu de tout cela ?... Mille pardons, cher des Renardeaux, de vous avoir fait attendre. Je vous le pardonne ; car elle est, ma foi, charmante. Vous avez encore des yeux. C’est tout ce qui me reste. Me voilà, à vos ordres ; hé bien, de quoi s’agit-il ? Je ne sais comment je puis rire ; car je suis profondément désolé. Votre pièce est tombée. C’est bien pis. Comment, diable ? J’avais une soeur que j’aimais à la folie, un peu dévote ; mais à cela près, la meilleure créature, la meilleure soeur qu’il y eût au monde. Je l’ai perdue. Et l’on vous dispute sa succession ? C’est bien pis. Comment, diable ! On en a disposé sans mon aveu. Elle vivait avec une amie. Celle-ci accoutumée au rôle de maîtresse de la maison, a tout pris, tout donné, tout vendu, lits, glaces, linge, vaisselle, meubles, batterie de cuisine, argenterie, et il ne me reste de mobilier non plus que vous en voyez sur ma main. Cela était-il considérable. Assez. Je ne sais quel parti prendre. Perdre une bonne partie de son bien, surtout quand on n’est pas mieux dans ses affaires que moi, cela me paraît dur. Attaquer l’ancienne amie d’une soeur, cela me semble indécent. Que me conseillez-vous ? Ce que je vous conseille ? De rester en repos. C’est bientôt dit. Demeurez en repos, vous dis-je. Savez-vous ce que c’est que votre affaire ? La même que celle que j’ai avec votre vieille amie, Madame Servin ; qui dure depuis dix ans ; qui en durera dix autres ; pour laquelle j’ai fait cinquante voyages à Paris ; qui m’y rappellera cinquante fois encore ; qui me coûte en faux frais à peu près deux cents louis ; qui m’en coûtera plus de deux cents autres ; et qui, grâces aux puissantes protections de la dame, ou ne sera jamais jugée, ou dont après la sentence, si j’en obtiens une, je ne tirerai pas le quart de mes déboursés. Ainsi vous ne voulez pas absolument que je plaide. Non, de par tous les diables qui emportent et votre ami, Madame Servin, et l’amie de votre soeur. Si c’était à recommencer, vous ne plaideriez donc pas ? Non... À quoi pensez-vous. À vous obliger, si je puis. Je n’aime pas à demeurer en reste avec mes amis. Il me vient une idée... Quelle ? Mais en retour du service que vous me rendez, en me dissuadant d’entamer une mauvaise affaire ; car je n’y pense plus ; si par hasard je finissais la vôtre ? Savez-vous que cela ne me seroit pas du tout impossible. J’y consens ; j’y consens de tout mon coeur ; et s’il ne vous fallait qu’une procuration en bonne forme, procuration par laquelle je vous autoriserais à terminer ; procuration par laquelle je m’engagerais à ratifier, sans exception, tout ce qu’il vous aurait plu d’arbitrer ; faites-moi donner encre, plume, papier ; et je la dresse, et je la signe. Voilà sur cette table tout ce qu’il vous faut... Mon cher des Renardeaux, bride en main. Je ferai de mon mieux, vous n’en doutez pas ; mais à tout événement, point de reproches. N’en craignez point. Que sait-on ? Ah, ah, ah, si l’avocat bas-normand savait que j’ai là, dans ma poche, la procuration de la dame ?... Voilà qui est fort bien ; mais la pièce que j’ai promise... Allons, il faut suivre sa destinée, et la mienne est de promettre ce que je ne ferai point ; et de temps en temps de faire ce que je n’aurai pas promis. La voilà. Je soussigné, Issachar des Renardeaux... Je ne doute point que cela ne soit à merveilles... Mais encore faut-il prendre lecture du titre en conséquence duquel on doit opérer. Cela est dans la règle. Je soussigné, Issachar... Est-ce que j’ai jamais suivi de règles. Vous n’en avez pas été plus sage. La règle, mon ami ; la règle, c’est la reine du monde. Au reste, que j’obtienne seulement le remboursement de mes frais qu’elle fera régler, avec de quoi meubler décemment ce petit corps de logis qui donne sur la rivière et sur la forêt ; qui doit vous inspirer les plus beaux vers du monde ; que, depuis dix ans, vous devez venir occuper et que vous n’occuperez jamais ; et je tiens quitte de tout Madame Servin, voyez, pour moi, pour ma femme, pour mes enfants, et leurs ayant causes, et leurs ayant causes. À propos, j’ai vu dans sa cour une chaise à porteur, le seul effet mobilier qui reste de feu Madame Desforges ma parente qui cessa de marcher longtemps avant que de mourir ; stipulez en sus la chaise à porteur. Ma femme commence à manquer par les jambes, et ce serait un cadeau à lui faire. N’oubliez pas la chaise à porteur. Je n’oublierai pas. Vous êtes distrait. Mon ami, je suis excédé de ce maudit pays-ci. La vie s’y évapore. On n’y fait quoi que ce soit de bien ; et je suis résolu d’aller vivre et mourir à Gisors. Vous viendrez vivre à Gisors ? À Gisors. C’est là que la gloire, le repos et le bonheur m’attendent. Vous viendrez mourir à Gisors ? À Gisors. Et moi je vous dis que les têtes comme la vôtre ne savent jamais ce qu’elles feront ; et que vous irez vivre et mourir où il plaira à votre mauvais génie de vous mener. Ne faites point de projets. Ma foi, j’en ai tant fait qui se sont évanouis, que ce serait le mieux ; mais on fait des projets ; comme on se remue sur sa chaise, quand on est mal assis. Et la dame, quand la verrez-vous ? Aujourd’hui. Elle est fine ; prenez garde qu’elle n’évente notre complot. Est-ce que cela vous viendrait à sa place, à vous avocat, et avocat bas-normand ? Peut-être ; je suis quelque fois délié. Et quand vous reverrai-je. Dans la journée. Où ? Ici. Vous habitez toujours votre grenier, rue de la Flèche ? Toujours. Adieu. Ne plaidez pas, entendez-vous ; et tirez de la dame Servin le meilleur parti que vous pourrez. J’ai trois enfants ; et elle n’a que sa fille, cette vieille folle qui est laide et méchante comme un singe malade ; et sourde en sus comme un pot. Elle est riche et je ne le suis pas. Adieu. Adieu. Et la chaise à porteur. Et la chaise à porteur... Me voilà seul enfin ; et je puis rêver. On a une peine à diable à pénétrer jusqu’à vous. C’est pis que chez un ministre ou son premier commis. Savez-vous qu’il y a deux heures que j’écume de rage dans cette antichambre. Avez-vous reçu ma lettre. Oui ; et vous, avez-vous reçu ma réponse ? Non. Comme vous voilà ! On vous prendrait pour un postillon. C’est que je le suis devenu, et que j’en ai fait l’apprentissage pendant quatre jours. Je suis un peu obtus. Je ne vous entends pas. Je le crois. Mon ami, je vous ai prévenu que Madame de Vertillac qui m’estime, qui m’aime, et qui me refuse opiniâtrement sa fille dont je suis aimé ; dans le dessein absurde de rompre cette passion... Qui ne finira qu’avec votre vie et celle de sa fille. Assurément ; l’emmenait à Paris. Après. Ah, vous n’avez jamais aimé, puisque vous ne devinez pas le reste. Vous êtes parti le premier, et leur avez servi de postillon. C’est cela. Et sa fille, vous a-t-elle reconnu ? Sans doute, mais sa surprise a pensé tout gâter ; elle pousse un cri. Sa mère se retourne brusquement : « Qu’avez-vous, ma fille ? Est-ce que vous vous êtes blessé ?... Non, maman ; ce n’est rien... » Ah, mon ami, avec quelle attention, je leur évitais les mauvais pas ! Comme j’allongeais le chemin, en dépit des impatiences de la mère ! Combien de baisers nous nous sommes envoyés, renvoyés, elle du fond de la voiture, moi de dessus mon cheval, tandis que sa mère dormait ! Combien de fois nos yeux et nos bras se sont élevés vers le ciel ! C’était autant de serments ! Quel plaisir à lui donner la main, en descendant de voiture, en y remontant ! Combien nous nous sommes affligés ! Que de larmes nous avons versé ! Et cet énorme chapeau, rabattu, vous dérobait aux regards de la mère ? Mais qu’avez-vous projeté. Tout ce qu’il est possible d’imaginer d’extravagant. Les voilà ! Sortez vite. Non, je reste. Je veux que cette femme me voie ; et connaisse par ce que j’ai fait, ce que je serais capable de faire. Mademoiselle, je ne vous conseille pas d’être de cette maussaderie, si vous voulez que je vous présente ailleurs. Ah ciel. Je suis prête à me trouver mal. Bonjour, mon cher Hardouin... Qu’avez-vous ? Est-ce avec ce visage-là qu’on reçoit ses anciens amis. Vous voilà tout déconcerté. Vous ne m’attendiez pas. Pardonnez-moi, madame, je vous savais à Paris. Et c’est moi qui vous préviens ? Je suis accablé d’affaires. Qu’est-ce que cet homme-là ? C’est notre postillon, je crois. L’ami, n’as-tu pas été mieux payé que tu ne nous as servies. Parle. Que veux-tu ? Un petit écu de plus. Dis à mon laquais de te le donner... C’est lui ! c’est mon persécuteur ; le maudit homme, cessera-t-il de me poursuivre ?... Monsieur, par hasard, est-ce que vous auriez été notre postillon ? Madame, j’ai eu cet honneur pendant toute la route. Et vous le saviez ? Il est vrai, maman. Vous le saviez ! Et vous ne m’en avez rien dit ? À sa place, qu’eussiez-vous fait ? Je ne suis plus surprise de sa lenteur à nous mener. Que je suis à plaindre ! Ils me feront devenir folle. Vous riez... Faut-il donc s’en retourner en province. Non, mais les marier à Paris ; et le plus tôt sera le mieux. Monsieur, ce procédé est indigne. Madame, pardons ; mille pardons. L’amour... L’amour, l’amour est un fou. Madame, qui le scait mieux que nous. Retirez-vous. Je ne veux ni vous entendre ni vous voir. Je crois que votre projet est de me tourmenter ici, comme vous avez fait depuis trois ans en province. Mais écoutez-moi, et ne perdez pas un mot de ce que je vais vous dire. Vous aimez ma fille ; si, sous quelque forme que ce soit, vous approchez de notre domicile ; si vous nous obsédez au spectacle, à la promenade, en visite ; si vous me causez le moindre souci ; je l’enferme dans un couvent pour n’en sortir que quand il ne sera plus en mon pouvoir de l’y retenir. Adieu. Adieu, mon ami. Cette extravagante, cette cruelle mère ne sait ni ce qu’un amant tel que moi peut oser ; ni jusqu’où sa rigueur dont tout le monde est indigné, peut conduire sa fille. Il me semble que sa propre expérience aurait dû la mieux conseiller ; car enfin... Madame de Vertillac, prenez-y garde. Nous ferons quelque extravagance d’éclat dont tout le blâme retombera sur vous, je vous en préviens. On dira... Ce que vous entendez, mon ami, je vous supplie de le rendre fidelement à Madame de Vertillac. Doucement. Modérez-vous ; et voyons, à tête reposée, s’il n’y auroit pas quelque moyen de finir notre peine. Elle passe pour avoir eu du goût pour vous. On croît même qu’une assez longue suite de successeurs ne vous a pas fait oublier. Priez, suppliez, ordonnez ensuite, car on en acquiert le droit avec les femmes. Que mon sort se décide et promptement ; ou je ne réponds de rien. Il faut y penser. J’y pense ; et plus j’y pense plus la chose me parait difficile. Quoi cette heureuse fécondité en expédients qui vous a fait tant de réputation... Et de haines. Cessera-t-elle pour votre ami ? Je suis devenu pusillanime, scrupuleux. Je vois ce que c’est. Vous avez encore des vues sur Madame de Vertillac ; comme elle pourrait bien en avoir sur vous ; et vous craignez... Je crains les reproches de ma conscience ; les vôtres ; mon âme est devenue timorée ; je ne me reconnais pas ; ah si j’étais ce que je fus ! Autrefois ! Et puis, je ne vois que des gens qui veulent la chose et qui ne veulent pas les moyens. Je n’en suis pas. Et vous me donneriez carte blanche. Sans balancer. Sans me questionner. Vous questionner ? Regardez-moi bien. Lorsqu’il s’agira de finir mon supplice et celui de mon amie ; fallût-il, les yeux bandés signer un pacte avec le diable, me voilà prêt. Ce n’est pas tout à fait cela. Mais première condition. Point de curiosité. Je n’en aurai point. Seconde condition. De la docilité. Qu’exigez-vous ? D’ignorer le domicile de ces femmes ; de les laisser en repos ; et de simuler un peu d’indifférence. Moi ! Moi ! Simuler de l’indifférence ! Cela est au-dessus de mes forces. Je ne saurais. C’est à m’attirer le mépris de la mère, et à faire mourir de douleur sa fille. Je ne saurais. Je ne saurais. Avez-vous oublié la menace de Madame de Vertillac. Je me soucie bien de ses menaces. Un couvent ! On brise les portes d’un couvent ; on en franchit les murs. Monsieur, l’amour est plus fort que l’enfer. Remettez-vous. Me voilà remis. Oui je suis remis. Vous conviendrait-il que Madame de Vertillac ; Madame de Vertillac, entendez-vous, vous suppliât à mains jointes d’avoir la bonté d’épouser mademoiselle sa fille. Me suppliât ! Oui, oui, vous suppliât ; sans trop présumer de mes forces, je pourrais, je crois, l’amener jusques là. Mais la fuir ! Mais jouer l’indifférence ! Mon ami, ne pourriez-vous pas m’imposer un rôle plus raisonnable et plus facile. Homme enragé, que vous demandai-je ? De ne sortir de votre logis, que quand je vous appellerai. Et cette détention durera-t-elle longtemps ? Un jour peut-être. Un jour sans la voir. Cela ne m’est point encore arrivé. Un mortel jour entier ! Qu’en pensera-t-elle ? Vous êtes un tyran. Allons, j’accorde le jour, mais pas une minute de plus. À propos, vous ne savez pas ce qui m’a passé par la tête lorsque je conduisais leur voiture. Au moindre signe de mon amie, je les enlevais toutes deux. Qu’eussiez-vous fait de la mère ? Je ne sais ; mais l’aventure eut fait un tapage enragé ; et il aurait bien fallu qu’elle m’accordât sa fille. Celle-ci ne l’a pas voulu. Je crains bien qu’elle ne s’en repente. Et vous formiez ce projet sans scrupule ? Aucun. Comment, vous êtes presque digne d’être mon confident. Allez. Renfermez-vous ; et pour paraître, attendez mes ordres suprêmes. Et je les recevrai avant la fin du jour. Avant la fin du jour. Combien je vais souffrir et m’ennuyer ! Que ferai-je ? Je relirai les lettres ; je lui écrirai ; je baiserai son portrait. Je... Adieu. Adieu. Quel tête ! Mais c’est ainsi qu’il faut aimer, ou ne s’en pas mêler. Non, je crois que le ciel, la terre et les enfers ont comploté contre cette pièce... Les obstacles se succèdent sans relâche... Un procès à terminer ; une pension à solliciter ; une mère à mettre à la raison. Et puis arranger des scènes, au milieu de tout cela... Cela ne se peut. Ma tête n’y est plus... Hé bien, qu’est-ce ? Encore quelqu’un ? Pour celui-ci, je ne sais ce qu’il est. Il est entré brusquement. Je lui demande ce qu’il veut ; point de réponse. Je le tire par la manche. Il me regarde et continue à se promener. Il a l’oeil un peu hagard. Il se parle à lui-même. Il fait des éclats de rire. Du reste il est très poli. Si ce n’est pas un fou, c’est un poète. Je n’y tiens plus. En dépit de votre prédiction, Monsieur des Renardeaux, vous me verrez à Gisors. Entrera-t-il ? Si c’était un jeune auteur qui eût besoin d’un conseil et qui vînt le chercher ici de la porte Saint-Jacques ou de Picpus, un homme de génie qui manquât de pain, car cela peut arriver. Hardouin, rappelle-toi le temps où tu habitais le faubourg Saint Médard, et où tu regrettais une pièce de vingt-quatre sols et une matinée perdue. Qu’il entre. Hé ! C’est vous, mon ami. Pourrait-on vous demander ce que vous faites ici. J’y enrage. Et vous qu’y venez-vous faire ? Je l’ignore. On m’a appelé, vite, vite et j’accours. Dieu soit loué, voilà ma pièce faite. Vous ignorez ce qu’on vous veut ; moi, je vais vous l’apprendre. C’est sous quelques jours la fête d’une amie. On se propose de la célébrer, et l’on va vous demander une petite pièce de société que vous ferez, n’est-ce pas. Et pourquoi pas vous ! Pourquoi ? Pour mille raisons dont voici la meilleure. Il m’a semblé que Madame de Chépy, l’amie de la maîtresse de la maison, ne vous était pas indifférente ; et j’ai pensé qu’il y aurait bien peu de délicatesse à vous ravir une aussi belle occasion de lui faire la cour. Et c’est pour m’obliger. Sans doute. Ainsi voilà la chose arrangée. Vous ferez la parade, le proverbe, la pièce, ce qu’il vous plaira, à charge de revanche. Je ne m’entends guère à cela. Tant mieux. Ce que je ferais ressemblerait à tout ; ce que vous ferez ne ressemblera à rien. Il y aura là des beaux esprits, des gens du monde. Je voudrais bien garder l’incognito. Je vais vous mettre à l’aise. Si vous réussissez, le succès sera pour votre compte ; si vous tombez, la chute sera pour le mien. Rien de plus obligeant. Mais payez le service réel que je vous rends d’un peu de confiance. N’est-il pas vrai qu’avec toutes ses fantaisies, ses caprices, ses brusqueries, Madame de Chépy est fort aimable. Je conviendrai de tout ce qu’il vous plaira ; je vous remercierai même, si vous l’exigez. Je n’exige rien. Je sais obliger sans ostentation et sans intérêt. Allons. Partez. Verrai-je Madame de Chépy. Non, si vous voulez rester anonyme. Mais écrivez-lui un billet honnête qu’elle puisse interpréter comme il lui plaira. Moins elle s’attendra à cette marque d’attachement plus elle en sera touchée. Écrivez là... Comédie, proverbe, parade, impromptu ; ce que vous voudrez ; pourvu que cela soit bien gai, et ne sente pas l’apprêt. Mais encore faudrait-il connaître l’héroïne du jour. Louez, louez. La louange est toujours bien accueillie. Est-on jeune ? Non. Vieille. Non. Tous les charmes que l’âge ne détruit pas, on les a. Vous pouvez tomber à bras raccourci sur les vices, sur les ridicules, sans nous effleurer ; vous étendre à votre aise sur les qualités de l’esprit et du coeur, sans qu’il y ait un mot de perdu. Insister surtout, sur l’usage du monde, la franchise, la bienfaisance, la discrétion, la politesse, la décence, la dignité et caetera et caetera. Je la connais peut-être. Ne serait-il pas, par hasard une femme que j’ai vue une fois ou deux chez Madame de Chépy, pendant sa maladie ? Ne s’appellerait-elle pas... Elle ou une autre, qu’est-ce que cela fait ? Donnez le billet, je vais le faire remettre ; et partez. Portez ce billet à Madame de Chépy, et revenez sur-le-champ... Ah, je respire ; me voilà soulagé d’un poids énorme. Je me sens léger comme un oiseau ; et je puis me livrer gaiement à l’affaire de mon avocat bas-normand. Pour celle-là, je la regarde comme finie. Celle de ma veuve souffrira peut-être de la difficulté ; mais nous verrons ; mon ami Poultier est un si bon homme. La dame de Vertillac me donnera du fil à retordre. Si c’était une autre mère, un peu raisonnable, un peu sensée ; mais c’est une folle ; c’est une femme violente ; et l’expédient que j’ai imaginé pourroit aisément produire l’effet opposé. S’il réussit, à la bonne heure ; s’il manque mon ami de Crancey n’en sera pas plus malheureux. Moi, je ne risque à cela que des invectives ; mais j’y suis fait. Je marche depuis vingt ans entre la plainte de mes amis, et mes propres remords... Dressons nos batteries. Il me faut... d’abord une lettre de moi à Crancey... La voilà faite. Il faut une réponse de Crancey... La voilà faite. « Je me lasse, mon ami. Je suis honnête ; mais l’homme le plus « honnête finit par prendre son parti... » Fort bien. Cette réponse de Crancey a la juste mesure, et me plaît... Mais il faut que celle-cy soit d’une autre main... Dans le trouble du premier moment, je disposerai de Madame de Vertillac je n’en doute pas ; mais elle est femme à revenir sur ses pas. Il me faudroit un dédit... Oui un dédit en bonne forme... Mais je n’entends rien à cela... Monsieur, me voilà. Écoutez. Cette lettre, celle-là ; vous vous assiérez à cette table, et vous me la copierez de votre plus belle écriture. Ensuite, vous courrez rue de la Flèche chez Monsieur des Renardeaux, et vous lui direz que je l’attends ici pour une affaire importante ; il croira que c’est la sienne. Vous lui direz qu’il vienne sur-le-champ... Au reste, si on ne le trouve pas, nous dresserons l’acte comme nous pourrons ; sauf à réparer le défaut de la forme, par la force du fond... Ah, si j’avais voulu, j’aurais été, je crois, un dangereux vaurien... Mais puisque mon premier commis de la marine ne vient pas, il faut que j’envoie chez lui... Non, il vaut mieux que j’y aille. Quel griffonnage ! Cela sait tout excepté peut-être lire et écrire... Voyons et tâchons surtout de ne pas faire de faute ; une virgule de plus ou de moins suffirait pour le faire sauter aux solives... Mais qu’est-ce que cela signifie ?... Il répond lui-même à une lettre qu’il s’est écrite... Monsieur Hardouin, vous vous ferez quelque mauvaise affaire. Vous vous mêlez de bien des choses. Il vous en arrivera mal. Fort bien. Courez vite chez des Renardeaux... Tous ces gens-là sont introuvables ; on m’a dit que le Poultier était ici, et nous le verrons, j’espère. Je vous l’avais bien dit, madame est d’une humeur empestée. J’ai cru que je ne viendrais jamais à bout de la coiffer. Et vous, monsieur, où en êtes-vous. C’est fait. Fort bien. Je viens de sa part vous casser aux gages, et vous prévenir qu’elle ne veut absolument rien de vous. Pourquoi cela ? Ou parce qu’elle a changé d’avis ; c’est un bon coeur ; mais une tête de girouette ; ou ce qui me semble plus vraisemblable, parce qu’elle compte sur le secours d’un autre. Acheverai-je ma commission ? Il n’y faut pas manquer. J’ai ordre d’ajouter qu’elle n’aura pas de peine à trouver un aussi mauvais poète, et qu’elle en aura moins encore à trouver un homme plus officieux. Mademoiselle, vous aurez la bonté de lui répondre de ma part que j’aurois le plus grand plaisir à me conformer à ses derniers ordres ; mais qu’ils arrivent un peu tard ; qu’au reste, il est plus aisé de brûler une pièce que de la faire... Vous souriez... Auriez-vous quelque chose de plus à me dire ? Oui. Qu’est-ce ? C’est que si je fais des boucles ; je fais aussi quelquefois des plaisanteries... Vrai, la pièce est faite. Non, elle se fait. Qu’est-ce que cet énorme bouquet ? Il est beau, très beau ; mais toutes ces roses ne vaudront jamais la touffe de lys, ou le seul bouton qu’elles nous cachent. S’il nous faut des couplets ; il nous faut aussi des bouquets, et nous sommes allés mettre au pillage les parterres de Monsieur Poultier. Comme il n’est jamais sûr de son temps, et que ses affaires pourraient l’arrêter à Versailles le jour de la fête de Madame de Malves ; il est venu présenter son hommage d’avance. Il est ici ? Je crois que je l’entends descendre. Monsieur Poultier ; Monsieur Poultier ; c’est Hardouin, c’est moi qui vous appelle. Un mot, s’il vous plaît. Vous êtes un indigne. Je ne devrais pas vous apercevoir. Y a-t-il deux ans que vous me promettez, de semaine en semaine, de venir dîner avec nous ? Il est vrai qu’on m’a dit que c’était par cette raison qu’il n’y fallait pas compter. Mais, rancune tenante, que me voulez-vous ? Auriez-vous un quart d’heure à m’accorder. Oui, un quart d’heure ; mais pas davantage. C’est jour de dépêches. Qui que ce soit qui vienne, je n’y suis pas. Qui que ce soit, entendez-vous. Cela semble annoncer une affaire grave. Très grave. Avez-vous toujours de l’amitié pour moi ? Oui, traître. Malgré tous vos travers, est-ce qu’on peut s’en empêcher ? Si je me jetais à vos genoux, et que j’implorasse votre secours, dans la circonstance de ma vie la plus importante, me l’accorderiez-vous ? Auriez-vous besoin de ma bourse ? Non. Vous seriez-vous fait encore une affaire. Non. Parlez, demandez ; et soyez sûr que, si la chose n’est pas impossible, elle se fera. Je ne sais par où commencer. Avec moi ? Allez droit au fait. Connaissez-vous Madame Bertrand. Cette diable de veuve qui, depuis six mois, tient la ville et la cour à nos trousses, et qui nous a fait plus d’ennemis en un jour, que dix autres solliciteuses ne nous en auraient fait en dix ans ? Encore trois ou quatre clientes comme elle, et il faudrait déserter les bureaux. Que veut-elle ? Une pension ? On la lui offre. Que voulez-vous ? qu’on l’augmente ? On l’augmentera. Ce n’est pas cela. Elle consent qu’on la diminue, pourvu qu’on la rende réversible sur la tête de son fils. Cela ne se peut ; cela ne se peut. Cela ne s’est pas encore fait ; cela ne doit pas se faire ; cela ne se fera point. Voyez donc, mon ami, vous qui avez du sens, les conséquences de cette grâce ? Voulez-vous nous attirer sur les bras cent autres veuves pour lesquelles votre Madame Bertrand aura fait la planche. Faut-il que les règnes continuent à s’endetter successivement ? Savez-vous qu’il en coûte presque autant pour les dépenses passées que pour les dépenses courantes ? Nous voulons nous liquider, et ce n’en est pas là le moyen. Mais quel intérêt pouvez-vous prendre à cette femme, assez puissant pour vous fermer les yeux sur la chose publique ? Quel intérêt j’y prend ? Le plus grand. Avez-vous regardé Madame Bertrand ? D’accord, elle est fort bien. Et si je la trouvais telle depuis dix ans ? Vous en auriez assez. Laissons la plaisanterie. Vous êtes un très galant homme, incapable de compromettre la réputation d’une femme et de faire mourir de douleur un ami. Ces gens de mer, peu aimables d’ailleurs, sont sujets à de longues absences. Et ces longues absences seraient fort ennuyeuses pour leurs femmes, si elles étaient folles de leurs maris. Madame Bertrand estimait fort le brave capitaine Bertrand, mais elle n’en avait pas la tête tournée, et cet enfant pour lequel elle sollicite la réversibilité de la pension, cet enfant... Vous en êtes le père. Je le suppose. Pourquoi diable lui faire un enfant. C’est elle qui l’a voulu. Cependant cela change un peu la thèse. Je ne suis pas riche ; vous connaissez ma façon de penser et de sentir. Dites-moi, si cette femme venait à mourir, croyez-vous que je pusse supporter les dépenses de l’éducation d’un enfant, ou me résoudre à l’oublier, à l’abandonner ? Le feriez-vous ? Non ; mais est-ce à l’État à réparer les sottises des particuliers. Si l’État n’avait pas fait et ne faisait d’autres injustices que celle que je vous propose ! Si l’on n’eût accordé et si l’on n’accordait de pension qu’aux veuves dont les maris se sont noyés pour satisfaire aux lois de l’honneur et de la marine, croyez-vous que le fisc en fût épuisé ? Permettez-moi de vous le dire, mon ami ; vous êtes d’une probité trop rigoureuse. Vous craignez d’ajouter une goutte d’eau à l’océan. Si cette grâce était la première de cette nature, je ne la demanderais pas. Et vous feriez bien. Mais des prostituées, des proxénètes, des chanteuses, des danseuses, des histrions, une foule de lâches, de coquins, d’infâmes, de vicieux de toute espèce épuiseront le trésor, pilleront la cassette, et la femme d’un brave homme... C’est qu’il y en a tant d’autres qui ont aussi bien mérité de nous que le capitaine Bertrand, et laissé des veuves indigentes avec des enfants. Et que m’importent ces enfants que je n’ai pas faits, et ces veuves en faveur desquelles ce n’est pas un ami qui vous sollicite ? Il faudra voir. Je crois que tout est vu ; et vous ne sortirez pas d’ici que je n’aie votre parole. À quoi vous servira-t-elle ? Ne faut-il pas l’agrément du ministre. Mais il a de l’estime et de l’amitié pour vous. Et vous lui confierez... Il le faudra bien. Cela vous effarouche, je crois ? Un peu. Ce secret n’est pas le mien. C’est celui d’un autre, et cette autre est une femme. Dont le mari n’est plus. Vous êtes un enfant... Savez-vous comment votre affaire tournera. Je dirai tout. On sourira. Je proposerai la diminution de la pension, à condition de la rendre réversible. On y consentira. Au lieu de la diminuer, nous la doublerons. Le brevet sera signé sans avoir été lu ; et tout sera fini. Vous êtes charmant. Votre bienfaisance me touche aux larmes. Venez, que je vous embrasse. Et votre brevet se fera-t-il longtemps attendre ? Une heure, deux heures peut-être. Je vais travailler avec le ministre. Il y a beaucoup d’affaires, mais on n’expédie que celles que je veux. La vôtre passera la première, et dans un instant, je pourrais bien venir moi-même vous instruire du succès. Je ne saurais vous dire, combien je vous suis obligé. Ne me remerciez pas trop. Je n’ai jamais eu la conscience plus à l’aise. Voilà en effet une belle récompense pour un homme de lettres qui a consumé les trois quarts de sa vie d’une manière honorable et utile, à qui le ministère n’a pas encore donné le moindre signe d’attention, et qui sans la munificence d’une souveraine étrangère... Adieu, je pourrais, je crois, vous rappeler votre promesse ; mais je ne veux pas que l’ombre d’intérêt obscurcisse ce que vous regardez comme un bienfait. Vous retrouverai-je ici. Assurément, si j’ai le moindre espoir de vous y revoir. Mon ami. Qu’est-ce qu’il y a. Cette confidence au ministre... Vous chiffonne, je le conçois, mais elle est indispensable. Vous croyez ? Et voilà comment il faut s’y prendre, quand on veut obtenir. Je n’avais qu’à dire à Poultier « Cette femme ne m’est rien. Je ne la connais que d’hier ; je l’ai rencontrée, en courant le monde, chez des personnes qui s’y intéressent. On sait que je vous connais ; on a pensé que je pourrais « quelque chose pour elle. J’ai promis de vous en parler. Je vous en « parle. Voilà ma parole dégagée. Faites du reste ce qui vous conviendra. « Je ne veux ni vous compromettre, ni vous importuner. » Poultier m’aurait répondu froidement, « Cela ne se peut, » et nous aurions parlé d’autre chose... Mais Madame Bertrand approuvera-t-elle le moyen dont je me suis servi. Si par hasard elle était un peu scrupuleuse ?... Je l’oblige, il est vrai ; mais à ma manière qui pourrait bien n’être pas la sienne... Au demeurant que ne s’en expliquait-elle ? Ne lui ai-je pas exposé mes principes. Ne lui ai-je pas demandé, ne m’a-t-elle pas permis de me rendre son affaire personnelle ? Qu’ai-je fait de plus ?... Si Poultier pouvait m’envoyer ou plutôt m’apporter le brevet avant le retour de la veuve, la bonne folie qui me vient... J’arrive ici pour y faire une pièce, car Madame de Chépy comptait me chambrer tout le jour et peut-être toute la nuit ; elle avait bien pris son moment... À propos il faut envoyer chez Surmont pour savoir où il en est ; je ne voudrais pourtant pas que la fête manquât. Monsieur des Renardeaux est allé chez un premier magistrat, mais il en reviendra dans un moment, et vous l’aurez. Allez chez Monsieur de Surmont, dites-lui que je l’attends ici dans la journée avec ce qu’il m’a promis, et que si le rôle de Mademoiselle Beaulieu est prêt, il le lui envoie, parce qu’elle a peu de mémoire. Chez Monsieur de Surmont ! À une lieue ! Il me prend pour un cheval de poste. Retiendrez-vous bien tout cela ? Parfaitement. Répétez-le-moi. Allez chez Monsieur de Surmont lui dire que vous l’attendez chez vous avec ce qu’il scait bien ; et que si le rôle de Mademoiselle Beaulieu est prêt, de vous l’envoyer ; de le lui envoyer tout de suite. De vous, de lui, lequel des deux ? De vous l’envoyer. Non, butor ; non, c’est de le lui envoyer à elle ; et ce n’est pas chez moi ; c’est ici que je l’attends, lui de Surmont. Sauf votre respect, monsieur, je crois que vous n’avez pas dit comme cela. Cela ferait sauter aux nues. Allez. Ils font une sottise et pour la réparer, ils en disent une autre. C’est qu’il faudrait toujours écrire... Mais voilà ma veuve ; elle arrive un peu plutôt que je ne la désirais. Vous allez dire, monsieur, que ceux qui n’ont qu’une affaire sont bien incommodes ; mais si je vous importune, ne vous gênez point du tout ; je reviendrai dans un autre moment. Non, madame, les malheureux et les femmes aimables ne viennent jamais à contretemps chez celui qui est bienfaisant et qui a du goût. Pour les femmes aimables, cela peut être vrai ; quant aux malheureux, il m’est impossible d’être de votre avis. Si vous saviez combien de fois j’ai lu sur les visages, malgré le masque officieux dont ils se couvraient, « Toujours cette veuve ! Que vient-elle faire ici ? J’en suis excédé ; elle s’imagine qu’on n’a dans la tête qu’une chose, et que c’est la sienne. » À peine m’offrait-on une chaise. On s’élançait au-devant de moi, non par politesse, mais pour ne me pas laisser le temps d’avancer. On m’arrêtait à la porte, et là on me disait entre les deux battants. « J’ai pensé à votre affaire ; je ne la perds pas de vue. Comptez sur ce qui dépendra de moi... Mais monsieur... Madame je suis désolé de ne pouvoir vous retenir plus longtemps. Je suis accablé »... Je faisais ma révérence ; on me la rendait ; et j’ai quelquefois entendu le maître dire à ses domestiques, « J’avais consigné cette femme. Pourquoi l’a-t-on laissé passer ? Si elle reparaît, je n’y suis pas ; je n’y suis pas. » Vous me parlez là de gens sans âme et sans yeux. Tout en est plein. Mais ce n’est rien que cela. J’ai trouvé des gens pires que ceux dont je viens de vous parler. On n’ose dire à quel prix ils mettent leurs services ; cela fait horreur. Malgré leur peu de délicatesse, je les conçois plus aisément. En vérité, monsieur, vous êtes presque le seul bienfaiteur honnête que j’aie rencontré. Hélas, madame, peu s’en faut que je ne rougisse de votre éloge. Non, monsieur, sans flatterie, tel on vous avoit peint à moi, tel je vous ai trouvé. Ce sont mes amis qui vous ont parlé ; et l’amitié est sujette à s’aveugler et à surfaire. S’ils avoient été vrais, ou plutôt s’ils m’avoient connu, comme je me connais, voici ce qu’ils vous auraient dit : « Hardouin a l’âme sensible ; lui présenter une occasion de faire le bien ; c’est l’obliger ; et s’il avait eu le bonheur d’être utile à une femme pour laquelle il s’avouât du penchant, il craindrait tellement de flétrir un bienfait que cette considération suffirait pour le réduire à un très long silence. » Oserais-je, monsieur, vous faire une question. J’ai passé chez le premier commis du ministre, et j’ai appris qu’il était ici. Et voulez savoir si je l’ai vu. Oui, madame, je l’ai vu. Hé bien, monsieur ? Notre affaire souffre des difficultés ; mais elle n’est point ; mais point du tout désespérée. Et vous croyez... Madame, attendons ; ne nous flattons de rien. Au lieu de nous bercer d’une attente qui pourrait être vaine, ménageons-nous une surprise agréable. C’est de la part de Monsieur Poultier que je vous salue. Il m’a chargé de vous remettre ce paquet en main propre, et de vous prévenir que dans un moment il serait ici. Notre sort est là dedans. Je tremble. Et moi aussi. Ouvrirai-je ? Ouvrez, ouvrez vite. C’est le brevet de votre pension, signé du ministre. Elle est de mille écus. Le double de ce qu’on m’avait offert. Oui, j’ai bien lu ; et réversible sur la tête de votre fils. La force me manque. Permettez que je m’assied. Monsieur, un verre d’eau. Je me trouve mal. Vite un verre d’eau. J’ai donc enfin de quoi subsister ! Mon enfant, mon pauvre enfant ne manquera ni d’éducation ni de pain. C’est à vous, monsieur que je le dois ; pardonnez, monsieur, je ne saurais parler ; la violence de mon sentiment m’embarrasse la voix.Je me tais. Mais regardez, voyez et jugez. Vous n’avez jamais été de votre vie aussi touchante et aussi belle. Ah que celui qui vous voit dans ce moment est heureux, j’ai presque dit est à plaindre de vous avoir servie ! Me permettrez-vous d’attendre ici Monsieur Poultier. Il faut faire mieux. Cet enfant deviendra grand ; qui sait si quelque jour, il n’aura pas besoin de la faveur du ministre et des bons offices du premier commis. Mon avis serait que vous allassiez le chercher et que vous le présentassiez à Monsieur Poultier. Vous avez raison, monsieur ; à ce sens froid qui vous permet de penser à tout, il est aisé de voir que l’exercice de la bienfaisance vous est familier. Je cours prendre mon enfant. Comme je vais le baiser ! Si je ne vous apparais pas dans un quart d’heure, c’est que je serai morte de joie. Permettez, madame. Non, monsieur ; non. Je me sens beaucoup mieux. Donnez le bras à madame jusqu’à sa voiture. Moi, un bon homme, comme on le dit ! Je ne le suis point. Je suis né foncièrement dur, méchant, pervers. Je suis touché presque jusques aux larmes de la tendresse de cette mère pour son enfant, de sa sensibilité, de sa reconnaissance ; j’aurais même du goût pour elle ; et malgré moi, je persiste dans le projet peut-être de la désoler... Hardouin, tu t’amuses de tout ; il n’y a rien de sacré pour toi ; tu es un fieffé monstre... Cela est mal, très mal... Il faut absolument que tu te défasses de ce mauvais tour d’esprit... Et que je renonce à la malice que j’ai projetée ?... Ho non... Mais après celle-là plus, plus. Ce sera la dernière de ma vie. Seule ! Seule. Qu’avez-vous fait de votre fille ? Ma fille, nous en parlerons tout à l’heure ; mais il faut d’abord que je vous entretienne d’une chose qui presse et qui pourrait m’échapper. Vous avez été lié d’amitié avec le Marquis de Tourvelle ? Oui, avant que le Grisel ne lui barbouillât la tête. L’êtes-vous encore ? Peu. J’ai quelque espoir de le voir aujourd’hui. Écoutez-moi bien. Il est devenu collateur d’un excellent bénéfice. Je le sais ; le prieuré de Préfontaine. Eh bien, le sot marquis ne veut-il pas conférer ce prieuré à un certain abbé Gaucher, Gauchat, sulpicien renforcé, à face blême, à cheveux plats, théologien sublime ! Mais que m’importe toute sa théologie, s’il est triste, ennuyeux à périr et sans la moindre ressource dans la société ? Vous avez raison ; il ne faut pas souffrir cela. Vous emploierez tout ce que vous avez d’autorité sur l’esprit du marquis en faveur de l’abbé Dubuisson, garçon charmant, chez qui j’irai faire le reversis qui sera suivi d’un excellent souper. Si la table de l’abbé est délicate, c’est que sa conversation est encore plus amusante. Personne ne sait mieux les aventures scandaleuses et ne les raconte avec plus de décence, et si je ne craignais d’être médisante, je vous dirais qu’il est excellent chansonnier et le bon, le tendre, l’intime ami de notre intendante qui se charge en échange des petits couplets de l’abbé. De Tourvelle connaît-il le Gauchat et votre Dubuisson. Non, l’un n’est jamais sorti de son séminaire, et l’autre est trop bonne compagnie pour lui. Il suffit ; à présent venons à votre fille. Vous êtes en affaire ; je reviendrai. Non, non, restez. Je suis à vous dans le moment... C’est un ami avec qui j’en use sans conséquence. Et votre fille. J’ai pensé que ces petites oreilles-là seraient au moins superflues pour ce que nous avions à nous dire, et je viens de les déposer chez notre amie, Madame de Chépy. La pauvre enfant, que je la plains. Faites dire à Monsieur de Crancey de se rendre sur-le-champ chez Madame de Chépy où il trouvera bonne compagnie. C’est pour qu’on ne vienne pas nous interrompre. Tout juste. Hé bien que dites-vous de ce Crancey. Je dis qu’il a la tête tournée de votre fille et que ce n’est pas un grand malheur. Une dissimulation de quatre jours ! Je ne pardonnerai jamais ce mystère à ma fille. Mais parlons d’abord de nous, ensuite nous parlerons d’elle. Je me doute bien que, depuis notre cruelle séparation, votre coeur ne vous êtes pas resté. Point de question de ma part, sur ce point, parce que vous me mentiriez peut-être. Aucune de la vôtre, s’il vous plaît, parce que je serais femme à vous dire la vérité. Mais votre temps, votre talent. Ma foi, je les donne à tous ceux qui en font assez de cas pour les accepter. C’est ainsi que la vie se passe sans acquérir ni réputation ni fortune. Si la fortune vient à moi, je ne la repousserai pas ; mais on ne me verra jamais courir après elle. Quant à la réputation, c’est un murmure qui peut flatter un moment, mais qui ne vaut guères la peine qu’on s’en soucie, surtout quand on quitte Tartufe et le Misanthrope pour courir à Jérôme Pointu. Le bon goût est perdu. Mais vous êtes devenu philosophe. Et triste. Triste, et pourquoi ? Ils disent tous que la sagesse est la source de la sérénité. La mienne s’afflige de la folie. Vous n’y pensez pas ? Les fous ont été créés pour l’amusement du sage ; il faut en rire. On passerait son temps à rire de ses amis. Hardouin, prenez-y garde ; vous couvez une maladie, vous changez de caractère. Quoi, si vous vous trouviez, à votre insu, dans une de ces circonstances critiques qui portent la désolation au fond du coeur d’une mère, vous me conseilleriez de n’envisager la chose que du côté plaisant, et de faire le rôle de Démocrite. Non, mais je n’en suis pas là ; et je ne vous permettrai jamais de prendre aux passants, l’intérêt que vous me devez. J’ai vu de Crancey. Vous a-t-il parlé de moi ? C’est la plus belle âme, la plus ingénue ! J’ai sa confiance au point que s’il avoit commis un crime, je crois qu’il me l’avouerait. Et de ma fille, que vous a-t-il dit ? Tenez, mon cher Hardouin ; j’aime de Crancey ; mais le reste de la famille, je l’ai en horreur, et je ne me résoudrai jamais à vivre avec ces gens-là. Tant pis ! Tant pis ! Ah, ne voilà-t-il pas que votre héracliterie vous reprend. Allons, éclaircissez ce front chargé d’ennui. Livrez-vous au plaisir de revoir une première amie qui vous a toujours regretté. Vous étiez bien jeune. Il y a déjà des années... Vous vous taisez ?... Savez-vous que ce silence et ce maintien commencent à me soucier. Ne craignez rien, Hardouin. Je ne suis pas venue pour vous rappeler les plus beaux jours de ma vie et peut-être de la vôtre. Si vous avez un engagement ; il faut y être fidèle ; j’ai des principes. De Crancey m’a écrit, et je lui ai répondu. Je ne connois pas encore son style ; cela doit être bien emporté, bien tendre. Est-ce que vous me refuseriez la lecture de ces lettres. Non ; si je pouvois attendre, de votre part, un peu de modération et d’impartialité. Là, mon amie, quand vous jetteriez les hauts cris ; ce qui serait fait n’en serait pas moins fait ; et toutes vos fureurs ne répareraient rien. Que voulez-vous dire ? Les lettres ; les lettres ; il faut que je les voie, sans délai. Je ne me suis proposé ni de vous offenser, ni d’excuser votre fille ; mais si j’osais vous rapeller au temps de votre mariage, vous concevriez qu’avec un esprit droit, une âme honnête, la meilleure éducation ; l’opiniâtreté déplacée des parents, leurs persécutions, leurs délais peuvent amener un accident. Ciel, qu’ai-je entendu ! Les lettres, pour Dieu, mon cher ami les lettres. Les voilà ; mais je ne vous les confierai que sur votre parole d’honneur de ne parler de rien à de Crancey, ni à votre fille ; de vous conduire avec elle, comme une mère indulgente et bonne, la vôtre, se conduisit avec vous ; de consulter avec moi sur le meilleur et le plus prompt expédient de tout réparer, et de n’éclater, s’il faut que vous éclatiez, que lorsque nous serons sortis d’embarras. Votre parole d’honneur. Je la donne : je me tairai ; et que lui dirais-je à elle ? J’ai perdu le droit de me plaindre. Ah, ma pauvre mère, combien elle a dû souffrir ; c’est à présent que je l’éprouve. Qui l’aurait imaginé d’une enfant aussi timide, aussi innocente. Vous l’étiez autant qu’elle. D’un jeune homme aussi sage, aussi réservé ? Feu Monsieur de Vertillac ne l’était pas moins. Je ne sais comment cela se fit. Votre fille le sait encore moins. Mères, pauvres mères, veillez bien sur vos enfants ? Mais il veut que je signe un dédit ? Est-il fou ? Ce n’est plus à lui à redouter mon refus. Il me tient pieds et poings liés, et c’est à moi à trembler du refroidissement qui suit presque toujours les passions satisfaites. Vous voyez mal. Souffrez que je vous le dise. De Crancey connaît toute l’impétuosité de votre caractère et il craint de perdre celle qu’il aime, même après un événement qui doit lui en assurer la possession. Cela est tout à fait honnête et délicat. Où est ce dédit. Vite, vite que je le signe, et qu’on me les mène à l’église... Il était donc écrit que je vivrais avec les Crancey ! Faites entrer Monsieur des Renardeaux. L’affaire m’a paru si pressante que je suis venu droit ici. La dame Servin... Mettez-vous là, et dressez-nous un dédit entre une mère qui veut bien accorder sa fille à un galant homme qui la demande en mariage ; mais la mère a des raisons bonnes ou mauvaises de se méfier de la légèreté du jeune homme. Cela est prudent, très prudent. Le nom de la mère. Marie-Jeanne de Vertillac. C’est madame. Veuve ? Veuve. Le nom de la fille. Henriette. D’un premier, d’un second lit. D’un premier, sans plus. Majeure, mineure ? Mineure, je crois. Oui, mineure. Cela finira-t-il ? Et le jeune homme ? Majeur, très majeur. Tant mieux ; sans cela, une feuille de chêne, et cet écrit seraient tout un. La somme du dédit. La plus forte, la plus forte. Madame est-elle bien sûre de ne pas changer d’avis. Eh, malheureusement trop sûre. Dix mille écus ? Vingt mille écus ? Trente, quarante, cent, tout ce qu’il vous plaira. Allons, vingt mille écus. La somme est honnête, et en cas d’événement, il ne faut pas s’exposer à une réduction que la loi ne manquerait pas d’ordonner. À présent, il n’y a plus qu’à signer. Vous voilà dans les grandes affaires. Je vous laisse. Permettez que je dépose mon uniforme ici ; et je vous reviens. Allons, mon amie ; il faut absolument terminer le supplice de ces deux charmants enfants-là ; n’avez-vous point de remors de l’avoir fait durer si longtems. Le supplice ! J’en suis désolée. Dieu soit loué, le bon sens vous est revenu. Et vous, Monsieur Hardouin, au lieu de vous promener en long et en large, comme vous faites, approchez ; et joignez votre joie à la nôtre. Ah madame. Ah maman. Ma très bonne maman. Est-ce qu’il faut corrompre un si beau moment par de l’humeur ? Je n’y tiens plus. Vous m’avez donné votre parole d’honneur. Ah mon amie, les enfants ! Les enfants ! Je meurs de douleur. Mais c’est un délire. À ma place, vous étoufferiez de rage. À votre place, je serais la plus heureuse des mères. Ma mère, j’aime tendrement Monsieur de Crancey, et je l’obtiendrai pour époux ; ou je jure, devant Dieu et devant vous de n’en avoir point d’autre. Et vous ferez bien. Mais je préfèrerai toujours votre bonheur au mien. Si vous vous repentez de votre consentement, retirez-le. Il n’y a rien de fait. Quelle impudence ! Oserai-je vous demander, madame, quel jour sera le plus heureux de ma vie. Vous ne scavez que trop, monsieur, que le plus voisin sera le mieux. Mon ami, que je vous embrasse encore. Je vous dois plus que la vie qui n’est rien sans le bonheur ; et point de bonheur pour moi sans mon Henriette. Mais dites-moi donc, tenez-vous les âmes des mortels dans votre main ? Êtes-vous un dieu ? Êtes-vous un démon. L’un plutôt que l’autre. Comment avez-vous pu, dans un moment, persuader Madame de Vertillac auprès de laquelle des sollicitations de plusieurs années, sollicitations de toute ma famille, sollicitations de la sienne, sollicitations d’une multitude de personnes distinguées étaient restées sans effet ? Quelle nouvelle à leur apprendre !... Quelle joie pour mes parents, pour mes amis et pour les siens. Approchez de cette table et lisez. Un dédit ! Quoi cette femme qui a rejetté ma main avec tant d’opiniâtreté, c’est elle à présent qui craint que je ne la retire. Serait-ce une précaution qu’elle prend contre son caprice ? Après une épreuve de plusieurs années, douterait-elle de ma constance ? Plus j’y pense ; plus je m’y perds. Permettez que je m’empare de ce précieux papier. Non. Il serait presque malhonnête qu’il passât entre vos mains ; et j’en serai le dépositaire, s’il vous plaît. C’est le garant de ma félicité, de la félicité d’Henriette, signée de la main de sa mère. Vous méfiez-vous de moi. Après l’intérêt que vous avez pris à mon sort, et le service que vous m’avez rendu, la moindre inquiétude serait d’un ingrat. Je vous le laisse. Gardez-le. Mais gardez-le bien ; n’allez pas l’égarer. Si le feu prend à la maison, car qui sait ce qui peut arriver, je suis si malheureux, ne sauvez que le dédit. Mon ami, cette femme n’est pas la moins capricieuse des femmes ; elle a de l’humeur. Selon toute apparence, elle n’a pas été libre ; qui scait si elle ne sera pas tentée de revenir sur ses pas ? Cela ne sera pas. Quoi qu’il en arrive, mon dessein, vous le pensez bien, n’est pas de faire usage de ce papier ; mais elle l’ignore ; mais il suffirait... Mais il faut se délivrer, avec toute la célérité possible, des soins minutieux qui précèdent les mariages, il faut se séparer sur-le-champ ; il faut... Vous avez raison ; mais il faut avant tout voir Henriette ; voir Madame de Vertillac. Je suis libre à présent ; et je puis disposer de moi sans attendre vos ordres ? Je le pense. Mon ami, je vous trouve un peu soucieux. On le serait à moins. Il y a dans votre conduite je ne sais quoi d’énigmatique qui s’éclaircira sans doute. Je le crains. Monsieur le Marquis je vous salue. Les beaux jours ne sont pas plus rares, on ne vous voit plus. Qu’êtes-vous devenu depuis notre dernier souper ? C’était, je crois, chez la petite débutante. Les temps sont bien changés. Mon cher, j’ai été jeune comme vous, le tourbillon m’emportait comme vous, mais je m’en suis tiré ; j’ai connu la vanité de tous ces amusements ; vous la connaîtrez, et vous vous en tirerez comme moi. Madame de Malves y est-elle ? Je le crois. Je la vois, je lui fais mon compliment et je m’enfuis. C’est aujourd’hui le père Élisée. J’aurais pourtant quelque chose à vous dire. Pourvu que cela ne soit pas long. Le père Élisée ! Mon ami, le père Élisée ! Ils vont se trouver tous les trois ensemble. Je les vois. D’abord ils garderont un profond silence. Mais cette femme violente, ne se contiendra pas longtemps. Non, il n’y faut pas compter. D’abord ils n’entendront rien à ces lettres ni à ce dédit. Ensuite ils s’expliqueront... Quelle sera la surprise de la fille ! quelles seront les fureurs de la mère. De Crancey, lui, rira... Et vous, Monsieur Hardouin, que direz-vous ?... Nous verrons. Il faut attendre l’orage... Vous rêviez là bien profondément. Je rêvais, oui, je rêvais et si vous voulez que je vous le confesse, je rêvais à toutes ces fausses joies du monde... J’en suis las et très las. Vous l’avouerai-je à mon tour ? J’ai toujours bien espéré de vous, car je vous ai remarqué des sentiments de religion ; au milieu de vos égarements vous avez respecté la religion. Courage, mon cher Hardouin, point de mauvaise honte, ce qui m’est arrivé vous arrivera ; les brocards pleuvront sur vous, il faut s’attendre à cela ; mais il faut aller à Dieu quand il nous appelle, les moments de la grâce ne sont pas fréquents. Quand vous aurez pris intrépidement votre parti, venez me voir, je vous mettrai entre les mains d’un homme, ah ! quel homme !... Mais il faut que je vous quitte. Le père Élisée, et après le père Élisée, je nomme à ce prieuré de Préfontaine pour lequel on me sollicite de tous les côtés. Mais à propos, on dit de par le monde, on m’a dit que vous le destiniez à un abbé Gauchat, et j’en suis vraiment affligé. L’abbé Gauchat est un de mes compagnons d’étude. Il fait de jolis vers, il fréquente la bonne compagnie, il joue, il a d’excellent vin de Champagne dont il n’est pas économe, et il attend ce bénéfice pour faire usage de son revenu, mais entre nous un usage détestable. C’est l’abbé Dubuisson que vous voulez dire. Fi donc ! L’abbé Dubuisson est un homme doué de toutes les vertus et de toutes les connaissances de son état, et qui par ses moeurs fait l’édification de son séminaire où il a toujours vécu. Que m’apprenez-vous là ! Je gagerais bien que c’est une petite dévote de vingt ans qui vous a recommandé le Gauchat. Il est vrai, et une dévote dont la chaleur m’a paru suspecte. Et avec laquelle... Mon témoignage ne vous le paraîtra pas quand vous saurez que le Gauchat est de ma Province et peut-être un peu mon parent du côté de ma mère ; ainsi, si je ne consultais que les liaisons du sang, c’est pour lui que je vous parlerais, mais il s’agit bien de cela ! Il n’y a déjà que trop de mauvais dépositaires du patrimoine des pauvres, sans en augmenter le nombre. Le patrimoine des pauvres ! Le patrimoine des pauvres !... Venez que je vous embrasse pour le service important que vous me rendez. Quelle balourdise j’allais commettre ! Je manquerai le père Élisée, mais l’abbé Dubuisson aura le prieuré, je vous en réponds. Adieu, mon ami. Si vous m’en croyez, vous écouterez le mouvement salutaire de votre conscience, et le plutôt sera le mieux. Je sers le vice, je calomnie la vertu... oui, mais le vice aimable, la vertu simulée. Entre nous ce Gauchat est un cafard ; et de tous les reptiles malfaisants, le cafard m’est le plus odieux... Ma veuve ne vient point avec son enfant... Point de nouvelles ni de Poultier ni de Surmont, ni de Mademoiselle Beaulieu... Ce benêt de laquais aura fait sa commission tout de travers. Aussi pourquoi n’avoir pas écrit ?... Voyons à tout ce monde-là. Maman, de grâce, expliquez-vous. Vos reproches, quels qu’ils soient, me seront moins cruels que cette indignation muette qui vous oppresse et qui me désole. Retirez-vous. C’est une faute ; mais mademoiselle en est tout à fait innocente. Elle dormait peut-être ? Elle était léthargique ? Elle veillait et vous avez usé de violence ? Elle ignorait... Et voilà l’effet de cette funeste réserve de nos parents ! Et pourquoi ne pas nous dire de bonne heure... Hé qu’eussiez-vous dit à votre fille qui l’eût sauvée de mon désespoir ? Vous me l’enleviez ! Je la perdais ! Et c’est sur une grande route ! Dans un lit d’auberge !... Maman, me permettriez-vous de parler. Non. Mourez de honte, et taisez-vous. Madame. Vous, monsieur ; parlez, arrangez bien votre roman. Mentez ; mentez ; mentez encore. Mais songez que j’ai de quoi vous confondre. Approchez. Reconnaissez-vous cette écriture. C’est celle d’Hardouin. Et cette lettre ? Je ne sais de qui elle est. Vous ne l’avez point écrite. Non. Mais on y parle en votre nom ! Mais elle est signée de vous. J’en conviens. Il y a de l’Hardouin dans ceci. Ma fille, regardez-moi. Regardez-moi fixement... Malheureuse enfant. Avoue. Avoue tout. Jette-toi à mes pieds. Demande grâce. Hélas, je n’ai que trop bien appris à connaître la subtilité de ces serpents-là. L’excuse de ta faiblesse est au fond de mon coeur. Maman, que je sache du moins l’aveu que vous attendez. Interrogez votre fille. Elle est prête à vous répondre. Quoi, vous n’avez pas cédé... Tenez, lisez ; lisez tous deux... Mais elle ne rougit point ; elle ne pâlit point. Ils ne se déconcertent pas. Rassurez-vous, maman. C’est une calomnie ; c’est une insigne calomnie. Vous ne m’en imposez point ? Non, maman. Et toute cette trame serait l’ouvrage d’Hardouin ! Je crois qu’il aurait pu mettre un peu plus de délicatesse dans les moyens de m’obliger. Mais il est mon ami, mais il voyait ma peine... Où est le scélérat ? Où est-il ? Quelque part qu’il soit, il faut que je le trouve. Il a beau fuir ; je le suivrai partout. Rien ne me contiendra, en présence de toute la terre je parlerai ; j’exposerai son indignité. Toutes les portes lui seront fermées ; je le déshonorerai... Et cela vous paroît plaisant, à vous Monsieur de Crancey... Allez, ma fille, avec un peu de pudeur, vous rougiriez jusques dans le blanc des yeux. Quel bruit ! Qu’est-ce qu’il y a ? Votre fille baisse la vue ; Monsieur de Crancey ne demanderait pas mieux que d’éclater ; la fureur vous transporte. Que vous est-il donc arrivé, depuis un moment ? Où est Hardouin ? Que sais-je ? Chez moi, peut-être. J’ai une femme de chambre qui n’est pas mal. Et à qui il fait quelque chose de pis ou de mieux que de supposer un enfant. Chez vous ? Retournons ; retournons. Ce témoin-là ne sera pas de trop. Est-ce que la tête lui tourne ? Monsieur, qui êtes-vous ? Madame, qu’est-ce qu’il y a pour votre service ? Connaîtriez-vous un certain Monsieur Hardouin. Beaucoup. Tant pis pour vous. Ce Monsieur Hardouin ne pourriez-vous pas me le livrer vif, ou mort ce qui me conviendroit davantage. Je le cherche. Et moi aussi. Si vous le trouvez, je m’appelle Madame de Vertillac, envoyez-le-moi, chez Madame de Chépy, afin que je le tue, puisque vous ne voulez pas me le tuer. C’est une folle... Mais où sera-t-il allé ? Ah vous voilà ? D’où venez-vous ? De cents endroits. Auriez-vous, par hasard, passé chez une Madame de Chépy qui demeure ici. Non. On m’a chargé de vous y envoyer. Il y a là une femme qui vous attend avec impatience, pour vous tuer. Allez vite. Ce n’est rien. Mon ami, un autre que moi vous remercierait et j’en remercierais peut-être un autre que vous ; mais vous allez tout à l’heure recevoir la véritable récompense de l’homme bienfaisant. Vous allez jouir du plus beau des spectacles, celui d’une femme charmante transportée de son bonheur. Vous allez voir couler les larmes de la reconnaissance et de la joie. Elle tremblait comme la feuille à l’ouverture de votre paquet ; elle s’est trouvée mal à la lecture de son brevet. Elle voulait me remercier. Elle ne trouvait point d’expression. La voici qui vient avec son enfant. Permettez que je me retire. Pourquoi. Ces secousses-là sont douces ; mais trop violentes pour moi. J’en suis presque malade le reste de la journée. Et de peur d’être malade, vous aimez mieux aller chez Madame de Chépy vous faire tuer. Monsieur, permettez... Mon fils, embrassez les genoux de monsieur. Madame, vous vous moquez de moi... Cela ne se fait point... Je ne le souffrirai pas. Sans vous, que serais-je devenue ? Et ce pauvre petit ! C’est son père ! C’est à ne pouvoir s’y méprendre ; qui a vu l’un voit l’autre. J’espère, monsieur, qu’il en aura la probité et le courage ; mais il ne lui ressemble point du tout. Nous pourrions avoir raison tous deux. Ce sont ses yeux, même couleur, même forme, même vivacité. Mais, non, monsieur. Monsieur Bertrand avait les yeux bleus, et mon fils les a noirs. Monsieur Bertrand les avait petits et renfoncés ; et mon fils les a grands et presque à fleur de tête. Et les cheveux ! Et le front ! Et la bouche ! Et le teint ! Et le nez ! Mon mari avait les cheveux châtains ; le front étroit et quarré ; la bouche énormément grande ; les lèvres épaisses, et le teint enfumé. Mon fils n’a rien de cela. Regardez-le donc. Ses cheveux sont bruns-clairs, son front haut et large ; sa bouche petite et ses lèvres fines ; pour le nez, Monsieur Bertrand l’avait épaté, et celui de mon fils est presque aquilin. C’est son regard vif et doux. Son père l’avait sévère et dur. Combien cela fera de folies ! Grâces à vos bontés, j’espère qu’il sera bien élevé ; et grâces à son humeur naturelle, j’espère qu’il sera sage. N’est-il pas vrai, Binbin, que vous serez bien sage. Oui, maman. Combien cela nous donnera de chagrin ! Que cela fera couler de larmes à sa mère. Est-il vrai, mon fils. Non, maman. Monsieur, j’aime maman de tout mon coeur ; et je vous assure que je ne la ferai jamais pleurer. Quelle nuée de jaloux, de calomniateurs, d’ennemis, j’entrevois là ! Des jaloux, je lui en souhaite, pourvu qu’il en mérite. Des calomniateurs et des ennemis ; s’il en a, je m’en consolerai, pourvu qu’il ne les mérite pas. Comme cela aura la fureur de dire tout ce qu’il est de la prudence de taire. Pour ce défaut-là ; j’en conviens, c’était bien un peu celui de son père. Et puis gare la lettre de cachet, la Bastille ou Vincennes. Je vous salue, madame. Je suis trop heureux de vous avoir été bon à quelque chose. Bonjour, petit. On vous rappellera peut-être un jour mes prédictions. Je suis bien aise de vous revoir. Je tremblais pour votre vie. Je n’ai pas été là. Est-ce que vous ne soupez pas avec nous ? Je n’oserais m’engager. Restez. J’ai à démêler avec la furibonde en question, avec Madame de Chépy, et beaucoup d’autres, des querelles qui vous amuseront. Insurgents Je n’en doute pas ; vous êtes surtout excellent, quand vous avez tort. Mais ces insurgents nous tracassent, et il faut que j’aille... À Passy ? Quel homme est-ce ? Comme on l’a dit ; un acuto quakero. Je n’en reviens pas ; ou il n’a jamais vu mon mari ; ou il prend un autre pour lui... Monsieur, me pardonnerez-vous une question. Quelle qu’elle soit. Vous allez mal penser de moi. Votre ami, Monsieur Poultier a le coeur excellent ; mais a-t-il la tête bien saine ? Très saine. Et quelle raison auriez-vous d’en douter ? Ce qui vient de se passer entre nous. Il aura été distrait ; c’est le défaut de sa place et non le sien. Vous aurez voulu déployer votre reconnaissance ; il ne vous aura pas écoutée, parce qu’il met peu d’importance aux services qu’il rend. Il est blasé sur ce plaisir. C’est quelque chose de plus singulier. À peine suis-je entrée que, sans presque me regarder, sans s’apercevoir si je suis assise ou debout - ; toute son attention se tourne sur mon fils. C’est qu’il aime les enfants ; moi, je suis pour les mères. Il se met ensuite à tirer son horoscope, et à lui prédire la vie la plus troublée et la plus malheureuse ; des jaloux, des calomniateurs, des ennemis de toutes les couleurs ; des querelles avec l’église, la cour, la ville, les magistrats, bref la Bastille ou Vincennes. Cela m’étonne moins que vous. Est-ce qu’il serait astrologue ? Non, mais grand physionomiste. Le bon, c’est qu’il me soutient que cet enfant ressemble, comme deux gouttes d’eau, à son père dont il n’a pas le moindre trait. Pardonnez-moi, madame, c’est une chose qui m’a frappé comme lui. Jugez vous-même. Les formes de mon visage et celles de Monsieur votre fils sont tout à fait rapprochées. Qu’est-ce que cela prouve ? Vous ne ressemblez point à Monsieur Bertrand. Quoi, vous ne devinez rien ? Est-ce que Monsieur Poultier aurait donné quelque interprétation bizarre, au vif intérêt que vous avez daigné prendre à mon sort, et à celui de mon enfant ? Soupçonnerait-il ? Il ne soupçonne pas. Il est convaincu. Tâchez, monsieur, de me débrouiller cette énigme. Il n’y a point là d’énigme. Vous rappelleriez-vous ce qui s’est dit entre nous, lorsque je me suis chargé de votre affaire ? Ne vous ai-je pas prévenue qu’un des moyens, le seul moyen de réussir, c’était de se rendre la chose personnelle ? N’en êtes-vous pas convenue ? Ne m’avez-vous pas permis expressément d’en user ? Et quel intérêt plus vif et plus personnel que celui d’un père pour son enfant ? Qu’entends-je ! Ainsi votre ami me croit... Vous croit... J’avoue que cela me fait un peu trop d’honneur ; mais, madame, quel si grand inconvénient y a-t-il à cela ? Vous êtes un indigne, un infâme, un scélérat ! Et vous m’avez crue assez vile pour accepter une pension à ce prix ? Vous vous êtes trompé, je saurai vivre de pain et d’eau ; je saurai mourir de faim, s’il le faut ; j’irai chez le ministre ; je foulerai aux pieds, devant lui, cet odieux brevet ; je lui demanderai justice d’un insigne calomniateur, et je l’obtiendrai. Il me semble que madame fait bien du bruit pour peu de chose... Elle ne songe pas qu’il n’y a que Poultier, le ministre et sa femme qui le sachent ; et je vous réponds de la discrétion des deux premiers. J’en ai trouvé de bien méchants ; voilà le plus méchant de tous. Je suis perdue ! Je suis déshonorée ! Mettons la chose au pis. Le mal est fait, et il n’y a plus de remède. Plus vos cris seront aigus, plus cette histoire aura d’éclat. Ne serait-il pas mieux d’en recueillir paisiblement le fruit que d’apprêter à rire à toute la ville. Songez, madame, que le ridicule ne sera pas également partagé. Ce sens froid me met en fureur ; et si je m’en croyais, je lui arracherais, les deux yeux. Ah, madame, avec ces jolies mains-là ! Qu’est-ce ceci ? D’un côté un homme interdit ; de l’autre, une femme qui se désole. L’ami, est-ce une délaissée. Non. Elle est trop aimable, et vous êtes trop jeune pour que ce soit une mécontente. Vous êtes un impertinent ; vous êtes un sot ; et cet homme-là est un scélérat avec lequel je ne vous conseille pas d’avoir quelque chose à démêler. Elle a de l’humeur. Et notre affaire ? Finie. Et vous avez mis la dame Servin à la raison ? Dix mille francs, et tous les frais de procédure payés. J’aurais pu porter mes demandes jusqu’où il m’aurait plu. La loi est formelle. Celui qui admire... Mais dix mille francs, cela est honnête. Et la chaise à porteur. Et la chaise à porteur. Fort bien. Mais tandis que vous terminiez mon affaire, je m’occupais de la vôtre. Je persiste dans mon premier avis. Je ne plaiderais pas. Mais si vous avez résolu le contraire ; je crois qu’il y auroit un biais à prendre. Que voulez-vous dire avec votre biais ? Je ne vous entends pas. N’avez-vous pas perdu votre soeur ? Moi ! J’ai perdu ma soeur ; et qui est-ce qui vous a fait ce mauvais conte-là. Pardieu ; c’est vous. Ma soeur est pleine de vie. Quoi, vous ne m’avez pas dit que son amie... Chansons, chansons. Est-ce qu’on fait de ces chansons-là à un vieil avocat, bas-normand, et qui est quelquefois délié ? Vous êtes un fripon ; un fieffé fripon. Je gagerais que, quand je vous ai donné ma procuration ; vous aviez en poche la procuration de la dame. Et vous devinez cela ? Madame, joignez-vous à moi et étranglons-le. Et deux. Ah si j’avais su... J’y perds dix mille francs... Oui dix mille francs... Vous avez été l’ami de la dame Servin ; mais non le mien. Je ne désespère pas qu’elle ne m’en dise autant. Mais nous verrons... Mais nous verrons... Il y a lésion ; il y a lésion d’outre moitié... Il y a la voie d’appel. Il y a la voie de rescision. En faveur des innocents. Puisque monsieur donne ses audiences chez moi, aurait-il la bonté de m’y admettre, et de m’apprendre s’il est bien satisfait de la manière dont il oblige ses amis. Et trois. Pas infiniment, madame ; et cela n’encourage pas à servir. Mais venons au fait ; de quoi Madame de Chépy se plaint-elle ? Elle se plaint de ce que Monsieur Hardouin lui permet de le compter au nombre de ses amis ; qu’elle arrive à Paris malade et pour six semaines ; de ce qu’on daigne à peine une fois s’informer de sa santé ; et qu’on choisit tout juste ce tems pour se renfermer dans une campagne, et s’exténuer l’âme et le corps, à quoi faire ? Peut-être un mécontent. Peut-être deux. Un autre et moi. Ce n’est pas Monsieur Hardouin qui me cherche ; c’est Madame de Chépy qui court après lui. À force d’émissaires, enfin elle parvient à le déterrer. Elle est installée chez une femme charmante qui l’estime et qui l’aime ; elle désire lui témoigner sa sensibilité pour toutes les attentions, par une petite fête. Elle a recours à son ancien ami Monsieur Hardouin, et ce qu’il a fait pour vingt autres qui ne lui sont rien ; qu’il connaît à peine ; il le refuse à Madame de Chépy pour l’offrir à sa femme de chambre. Monsieur, madame, qu’en pensez-vous ? Ce n’est que cela ? Et s’il vous en coûtait dix mille francs, comme à moi ? Et s’il vous en coûtait l’honneur comme à moi. Je les trouve plaisants tous deux, l’un avec sa pièce ; l’autre avec ses dix mille francs. Mais, madame, si la pièce était faite. Oui, si ? Mais elle ne l’est pas ; et quand elle le serait, si elle m’est inutile, à présent qu’il n’y a rien d’arrangé, et que tous mes acteurs sont en déroute. Ce n’est pas de ma faute. Et l’humeur enragée ; et la migraine que cela m’a donné ; c’est peut-être de la mienne. Je suis né, je crois, pour ne rien faire de ce qui me convient, pour faire tout ce que les autres exigent, et pour ne contenter personne, non personne, pas même moi. C’est qu’il ne s’agit pas de servir ; mais de servir chacun à sa manière, sous peine de se tourmenter beaucoup pour n’engendrer que des ingrats. C’est bien dit. Rien n’est plus vrai. Et vous attendez peut-être de la reconnaissance de Madame de Vertillac. Pourquoi pas ? La voici, je vous en préviens. Elle va vous le dire. Monsieur, qu’est-ce que ces lettres que vous m’avez montrées ? Qu’est-ce que ce dédit que monsieur a dressé et que vous m’avez fait signer ? Répondez. Répondez. Je n’ai pas trop mémoire de tout cela. Monsieur de Crancey, ne vous ai-je pas écrit ? Ne m’avez-vous pas répondu. Vous avez eu avec moi un procédé auquel on ne sait quel nom donner. Celui d’abominable est trop doux. Jamais un homme honnête s’est-il permis de pareils expédients ? Les circonstances et le caractère des personnes n’en laissent pas toujours le choix. Qu’a-t-il donc fait à celle-ci. Il ne lui aurait pas fait pis qu’à moi. Je l’en défie. Il me traduit mon enfant comme une fille sans moeurs ! Diable. Il traduit monsieur que voilà pour un vil séducteur. Diable ! Il me met dans l’alternative ou de perdre une portion considérable de ma fortune ou de disposer de la main de ma fille à son gré. Diable. Il fait pis ; il m’humilie ; après m’avoir plongé un poignard dans le coeur, il s’amuse gaiement à le tourner... Éloignez-vous monsieur ; éloignez-vous au plus vite ; vous entendriez de moi des choses que je serois peut-être honteuse de vous avoir dites. Voilà l’histoire du moment. Mais c’est au temps que j’en appelle. J’ai causé une peine cruelle à madame j’en conviens ; mais j’en ai fait cesser une longue et plus cruelle. J’en appelle à Monsieur de Crancey et à mademoiselle. Voilà mes juges. J’ai ramené madame à l’équité et à sa bonté naturelle. Et sous quelque face que mon procédé soit considéré, s’il en résultait à l’avenir son propre bonheur, celui de mademoiselle sa fille, celui de Monsieur de Crancey, celui de deux familles. Cela sera, mon ami ; madame, cela sera, n’en doutez pas. Alors, madame verroit les choses comme elles sont ; se ressouviendrait des reproches amers qu’elle m’adresse ; et j’ose me flatter qu’elle en rougirait. En attendant, monsieur, vous vous êtes manqué à vous-même. Vous l’avez dit, mon amie, vous l’avez dit. Avec tout son esprit, l’imbécile a ignoré ce qu’il avait conservé d’empire sur mon coeur. J’aurai de la peine à me repentir d’une faute à laquelle je dois un aussi doux aveu. Êtes-vous folle ? Vous venez pour l’accabler d’injures ; et vous lui dites des douceurs. Et voilà comme nous sommes toutes, avec ces monstres-là ! À l’air de celle-ci, je gage que c’est encore une mécontente. Pourriez-vous m’apprendre, monsieur, quel est l’insolent qui a écrit cela ? La voilà. C’est fait. Je vous l’apporte. Cela est gai. Cela est fou, et pour un amusement de société, j’espère que cela ne sera pas mal... Voilà nos acteurs apparemment. La troupe sera charmante. Une, deux, trois... C’est précisément le nombre qu’il me faut... mais je les trouve tous diablement tristes... Mesdames, si je vous ai fait attendre, je vous en demande mille pardons. Voilà un incognito bien gardé. Ma foi, je n’y pensais plus. Messieurs, j’ai travaillé sans relâche. Il m’a été impossible d’aller plus vite ; encore cette bagatelle était-elle en ébauche dans mon portefeuille. On copiait les rôles à mesure que j’écrivais... Il me faut d’abord deux amants, et deux amants bien doux, bien tendres, bien tourmentés par des parents bizarres, et les voilà. Souvenez-vous Monsieur que vous êtes d’une violence dont le Saint-Albin du « Père de famille » n’approche pas... Cela ne me coûtera rien. Ensuite une veuve bien emportée, bien têtue, bien folle, bonne pourtant. Ce rôle vous conviendrait-il ? Bonne ! Pour mon malheur, je ne le suis que trop. Hé ! Vous voilà dans le costume que j’aurais désiré. Vous êtes, madame, une jeune et jolie veuve qui joue la douleur de la perte d’un mari bourru qu’elle n’aimait pas. Et vous, monsieur, vous êtes... Laissez-moi en repos. Vous monsieur, vous serez, s’il vous plaît, un vieil avocat. Bas-normand, ridicule et dupé. Tout juste, toute juste. Je n’avais pas pensé à le faire bas-normand ; mais l’idée est heureuse, et je m’en servirai. Ne pourriez-vous pas, monsieur, me dispenser de faire en un jour, deux fois le même personnage ; car je trouve que c’est trop d’une. Rond, gros, replet, bien épais ; non, non... je ne pourrais vous remplacer. Ah, mademoiselle, je compte que votre rôle vous aura plu ; car je vous ai faite rusée, silencieuse, discrète surtout. Mais il ne fallait pas oublier que j’étais honnête et décente. C’est une licence de théâtre. Mon ami, j’y suis ; tu y es aussi, et voilà ton rôle. Il n’est pas court, je t’en préviens. Tu ne me réponds pas. Parle donc. Est-ce que je me serai tué à faire une pièce qu’on ne jouera pas ? J’en ai le soupçon. Cela est horrible, abominable. Elle est peut-être mauvaise. Bonne ou mauvaise, elle est faite ; il faut qu’on la joue, ou je la fais imprimer sous ton nom. Le tour seroit sanglant. Bravo ! Combien sommes-nous ici ; dix, en le comptant, sans ceux qui sont absents et ceux qui surviendront, et pas un seul qu’il n’ait servi et avec lequel il ne soit brouillé. Parlez vrai. C’est de Madame Servin. Et ma prédiction s’est accomplie. J’en suis enchantée. Et ma chaise à porteur ? Vous l’aurez, mais à une condition. Quelle ! Vous voyez la récompense que j’obtiens de mes services. Je suis attaqué de tous côtés et je reste sans défense. Monsieur l’avocat de Gisors se placera dans ce grand fauteuil à bras. Chacun des plaignants portera devant lui les griefs ; et il nous jugera. J’y consens. J’ai fort à propos déposé dans votre antichambre mon bonnet quarré et ma robe de palais. Je vous constitue huissière audiencière. Appellez les partis. Il y a plainte de la veuve Madame Bertrand, contre le Sieur Hardouin. Qu’elle paraisse. Quels sont vos griefs ? De quoi vous plaignez-vous. De ce que le Sieur Hardouin que voilà, se dit père de mon enfant. L’est-il. Non. Levez la main ; et affirmez. Et de ce que, sous ce titre usurpé, il sollicite une pension. L’obtient-il ? Oui. Condamnons la dite dame Bertrand à restituer la façon. Il y a plainte des dame et demoiselle de Vertillac, et Sieur de Crancey, contre le dit Sieur Hardouin. Monsieur le juge, je ne me plains de rien. Que les dame et demoiselle de Vertillac paraissent. Quels sont vos griefs ? De quoi vous plaignez-vous. C’est un homme horrible, abominable... Point d’injures. Au fond ; au fond. Bonne amie, parlez pour moi. Pour consommer un mariage auquel une mère s’opposoit ; il a supposé la fille grosse. Il a contrefait des lettres. Il l’a liée par un dédit. Je sais. Que le dédit soit lacéré sur-le-champ ; que le Sieur Hardouin, la demoiselle de Vertillac et le Sieur de Crancey se jettent au pied de Madame de Vertillac ; et que la dame de Vertillac les relève et les embrasse. Que ferais-je ? Bonne amie. Ce que le juge ordonne, et ce que votre coeur vous dit. Et toi double traître, il faut t’embrasser aussi. Il y a plainte de Madame de Chépy contre le dit Sieur Hardouin. Je sais. Renvoyés dos à dos, sauf à se retourner en temps et lieu. Il y a plainte du Sieur des Renardeaux avocat, juge et partie contre le Sieur Hardouin. Le Sieur des Renardeaux pardonnera au Sieur Hardouin à la condition que le dit Sieur Hardouin le mettra, sans délai ni prétexte aucuns, en possession d’une certaine chaise à porteur et qu’il subira une retraite de deux mois au moins à Gisors, pour n’y rien faire ou pour y faire ce que bon lui semblera. Il y a plainte du Sieur de Surmont, bon ou mauvais poète, contre le Sieur Hardouin. Qu’il paraisse. Quels sont vos griefs ? De quoi vous plaignez-vous ? De ce que l’on me demande une pièce ; qu’on se fait un mérite d’un service que je rends ; que je m’enferme toute une journée, pour faire la pièce ; et quand je l’apporte, qu’on me déclare qu’elle ne se jouera pas. Condamnons le Sieur Hardouin qui a commandé la pièce qu’on ne jouera pas, à une amende de six louis, applicable aux cabalistes du parterre de la Comédie Française, sans compter les gages du chef de meute, à la première représentation de la pièce que le poète, bon ou mauvais, de Surmont fera et qu’on jouera. Il y a plainte d’une Mademoiselle Beaulieu contre les Sieurs de Surmont et Hardouin, conjointement. Qu’elle paraisse. Quels sont vos griefs ? De quoi vous plaignez-vous. D’un vilain rôle, d’un rôle malhonnête ; à chaque ligne, à chaque mot, ma pudeur alarmée... Condamnons le Sieur de Surmont, poète indécent, à s’observer à l’avenir ; et pour le moment, à prendre la main de mademoiselle, sans la serrer, et à la présenter à l’amie de sa maîtresse, pour en obtenir quelque grâce, si le cas y échoit. Bravo ! Bravo ! Bravo ! Paix-là. Paix-là. Paix-là. Monsieur Hardouin, je n’ai qu’un mot à vous dire. Vous vous êtes fait un jeu cruel de m’en imposer. Je ne sais quels sont vos principes, mais vous ne tarderez pas à connaître ce que cette imposture a d’odieux, et vous en aurez un long repentir. Monsieur le Marquis, présentez vos griefs à la cour, et il en sera fait justice sur-le-champ. Serviteur. C’est Madame de Vertillac qui a causé mon erreur en brouillant les noms. Mais vous êtes-vous trompé de bonne foi ? Je ne fais pas autre chose. Ah ! Ah, ah, cela est aussi trop comique. J’en écrirai demain à mon intendante ; comme elle en rira ! Allons, Mademoiselle, le juge a prononcé. Il faut obéir à Justice. Non, monsieur ; non. Je ne me fie point à vous. Il vous échappera quelques indécences qui me feront rougir et qui blesseraient Madame de Malves qui n’est pas faite à ce ton-là. Ne craignez rien. Vos enfants sont-ils là ? Oui. Madame, vous êtes toujours indulgente, et nous avons pensé que vous le seriez encore davantage aujourd’hui. Je me suis chargé de vous apprendre une nouvelle et de vous demander deux grâces. La nouvelle et la première des grâces, c’est de faire pardonner à mademoiselle d’avoir caché à sa maîtresse qu’elle n’était pas mariée. Mais, monsieur ; je ne le suis pas non plus. Vous direz qu’il faut qu’elle épouse le père. S’il n’y est encore qu’un, cela se ferait. Mais ces demoiselles se sont mises à la mode. Chacun de nos enfants a son père. Monsieur vous extravaguez. Autant de pères que d’enfants, ni plus ni moins. L’autre grâce, c’est de vous présenter ces enfants. Il n’arrive pas souvent à une fille honnête de mener à sa suite un petit troupeau d’enfants. Permettez aux nôtres d’entrer... Mademoiselle avez-vous assez rougi, sans savoir de quoi... Faites entrer vos petits ; madame y consent. Madame, permettez à l’innocence de vous offrir... L’hommage de la malice. Ne voilà-t-il pas que vous me brouillez et que je ne sais plus où j’en suis. Je ne vous aurais pas soupçonnée de perdre si facilement la tête. Mais j’ai fait le compliment, et il faut qu’il se dise. L’année prochaine... Allons, petits, présentez vos bouquets à madame. Parmi ces enfants-là, n’y en aurait-il pas un que vous aimeriez mieux que les autres. Montrez-le-moi, afin que je le baise. C’est Monsieur Poultier ! C’est lui !... Monsieur, je suis une femme honnête. Sans ma triste aventure, jamais je n’aurais approché de votre perfide ami. Je ne le connais que d’aujourd’hui. Ne croyez rien de ce qu’il vous a dit. Tant pis pour elle. Et cet enfant ? Parlez donc. Cet enfant ? Le cruel homme, parlera-t-il. Cet enfant ? Il est charmant. Je ne vous ai pas dit qu’il fut de moi ; mais que je le supposais. En conscience, il faut que je le restitue au capitaine Bertrand. Le traître ! Comme il m’a dupé ! Lorsque vous teniez Binbin sur vos genoux... J’étais bien ridicule. Mais qui est-ce qui n’y aurait pas donné. Il en avait les larmes aux yeux. Monsieur l’avocat de Gisors, plaidez donc pour moi. C’est sa mine hypocrite, qu’il fallait voir ; c’est son ton pathétique qu’il fallait entendre, lorsqu’il s’affligeait de la mort de sa soeur ! Plus, plus de confiance en celui qui peut feindre avec tant de vérité. Quand je pense à mon désespoir, à son sens froid, à ses consolations cruelles ! Me voilà réhabilitée dans votre esprit ; mais le ministre ? Mais sa femme ? Et vous donnez dans cette confidence. Pourquoi non ? C’est qu’elle ne s’est point faite. Le scélérat ! L’insigne scélérat ! Je croyais m’amuser de lui, et c’est lui qui me persiffloit. Est-il bon ? Est-il méchant ? L’un après l’autre. Comme vous, comme moi, comme tout le monde. Et je n’ai point à rougir... Non, non, madame.... Mais je venais partager votre joie et je crains de l’avoir troublée. Nous chantions quelques couplets à l’honneur de Madame de Malves et nous allons les reprendre.