Enfin la nuit étend ses voiles sur toute la nature. Mon cher Léandre, voici l’heure ou, n’écoutant que ton amour et ton courage, tu vas t’élancer dans les flots et, sans autre guide que ce fanal que je viens d’allumer pour toi, tes robustes bras fendront les ondes, et te porteront dans ceux de ta bien-aimée. Avec quelle douce volupté je considère ce calme profond ! Comme la mer est paisible ! Comme l’air est pur ! Zéphire même n’ose l’agiter : tout se tait, tout est tranquille. Ô mon ami, tu ne dois entendre que la voix plaintive des alcyons, et le murmure des flots qui cèdent à tes efforts la lune bienfaisante te prête toute sa lumière ; l’onde, en la réfléchissant, semble vouloir la doubler. Ah ! Toute la nature doit s’intéresser a l’amant qui expose sa vie pour voir son amante. Je ne sais quelle terreur secrète se glisse malgré moi dans mon sein. Cher Léandre, ne viens pas aujourd’hui... Ne viens jamais, si tu risques de perdre le jour. Cette mer est si fatale ! Hellé, la malheureuse Hellé, trouva la mort dans ses flots : le bélier doré put à peine sauver son frère... Tu n’as rien, toi, que mes voeux et ton courage... S’il arrivait... Mais non, l’Amour, tous les dieux, doivent veiller sur toi. Belle Phoebe, ne quitte pas les cieux, éclaire la route dangereuse que mon amant doit parcourir montre-lui tous les écueils, fais-lui voir toujours la terre, ne souffre pas que le moindre nuage te dérobe un moment à ses yeux ; souviens-toi des peines que te causa l’amour, et sauve un amant aussi fidèle, aussi tendre que l’était Endymion. J’ai cru l’entendre et ce n’est qu’une vague qui a fuit palpiter mon coeur. Ô mon ami, redouble tes efforts ; que le feu qui te consume te rende insensible au froid de l’onde. Hâte-toi de sortir de cet élément perfide, viens rassurer ton épouse éperdue, viens la presser dans tes bras. Je crois te voir oui ; je te vois tu fends les flots avec vitesse ; tu laisses loin derrière toi un long sillon qui bouillonne ; les yeux toujours fixés sur ce fanal, tu reprends des forces à mesure que tu t’en approches : les astres, les étoiles, guides ordinaires du nautonier, n’existent point pour toi ; ton seul astre, c’est ce flambeau ; tu ne vois que lui dans le ciel, tu ne connais que moi sur la terre, et l’univers se réduit pour toi à la seule tour que j’habite. Mais l’amour égare mes sens. Léandre ne vient point je n’aperçois rien sur les flots. Peut-être n’est-il pas aussi tard que je l’imagine je me suis trompée moi-même j’ai cru qu’il arriverait plus vite en allumant plus tôt le flambeau. Cependant il me semble qu’il n’a jamais tardé si longtemps. J’ai déjà calculé cent fois l’instant de son départ, la durée de son trajet ; il devrait être ici. Encore si la mer était agitée, je pourrais croire que la frayeur l’a retenu... Peut-être n’est-il point parti... Peut-être de nouvelles amours... Ah ! Léandre, pardonne, pardonne ; j’ose douter de ton coeur mais que le moindre vent trouble les eaux, et je n’accuserai plus que Neptune. Pourquoi faut-il que nous qui n’avons qu’une âme, nous ayons deux parties ? De quoi nous sert d’être si près l’un de l’autre si nous sommes toujours séparés ? Oui j’aimerais mieux que l’univers entier fût entre nous deux. Mais le ciel devient plus sombre, la lune semble vouloir cacher sa tremblante lumière mon coeur se serre... Et si la tempête... Éloignons de funestes idées... Je me trompe sans doute ; la frayeur me fait voir des nuages qui n’existent point j’ai si souvent éprouvé que loin de mon amant le ciel ne m’a jamais paru beau ! Qu’entends-je ? Non, ce n’est point une illusion un bruit sourd semble sortir de l’abîme ; il s’avance avec les ténèbres, il devient éclatant, la mer s’agite, les vents commencent à mugir ils vont se déchaîner sur les vagues déjà blanchies. Dieux tout-puissants !... Les forces m’abandonnent ; chaque éclair, chaque coup de tonnerre porte la mort dans mon coeur... Malheureuse !... Il sera parti... Il sera parti... Cher Léandre retourne, il en est temps encore... Retourne vers ton rivage, ne songe qu’à sauver tes jours : je t’irai voir, l’amour me donnera des forces : je suis sûre de faire le trajet quand je t’aurai pour but de mon voyage. Je ne suis pas certaine du retour ; mais je t’aurai vu, je t’aurai sauvé, je mourrai satisfaite. Ô dieux ! Quels éclats ! Quelle tempête ! Les flots en fureur s’élancent contre les éclairs : le tonnerre se précipite sur les flots ; les vagues et les airs ne sont plus qu’un chaos sillonné de traits de feu. Tous les éléments sont confondus et mon amant combat peut-être seul contre toute la nature. Ô Neptune, ô Borée, apaisez-vous, épargnez-le ! Il ne vous offensa jamais ; un jour n’a jamais fini sans qu’il vous ait adressé des voeux. Vous connaissez l’amour souvenez-vous de Philyre, souvenez-vous d’Orithyie ; prenez pitié des maux que vous avez soufferts vous-mêmes. Que vous faut-il ? Que voulez-vous ? Je n’ai point de victime mais, si le sang est nécessaire pour vous apaiser, dites un mot, un seul mot, et ce poignard va percer mon coeur. Parlez ; Léandre est en danger, Léandre succombe peut-être ; par pitié, hâtez-vous de parler. Ils m’ont entendue. Les vents s’apaisent, la mer se calme ; les flots retombent à leur place, le ciel redevient serein, et je n’entends plus que le murmure des ondes qui gémissent encore de la fureur des aquilons. Ah ! Léandre, mon cher Léandre, as-tu souffert cette tempête ? Les dieux t’auront protège ; ils viennent de calmer la mer ; c’est la marque sûre de leur faveur. Léandre, tu vas venir, je vais te voir ; ah ! Comme je te presserai contre mon sein ! Combien tes périls vont ajouter de charmes à notre réunion ! Mais l’obscurité se dissipe l’on voit déjà l’orient se teindre d’une couleur vermeille ; l’amant de Céphale chasse devant elle les ténèbres, et Léandre n’arrive point. Le calme est revenu sur les flots, il ne l’est pas dans mon coeur. Brillante Aurore, daigne me pardonner si jamais je ne t’adressai des voeux. Léandre me quittait toujours à l’instant où tu paraissais ; pouvais-je désirer de te voir ? Deviens aujourd’hui ma bienfaitrice montre-moi mon amant ; et que ce jour que tu précèdes soit beau pour moi comme il va l’être pour toute la nature. Oui, je le vois ; c’est lui... Dieux immortels que ne vous dois-je pas ! Ah ! Je sens bien que toutes mes peines n’ont pas assez payé ce doux moment. Mais que vois-je ! Il s’éloigne... Il s’approche. Il semble lutter contre les flots... Mon sang se glace.... Je le distingue ses forces sont épuisées, ses bras lassés ne peuvent plus le soutenir... Léandre... Léandre... Entends ma voix, qu’elle prolonge tes forces ; encore un moment de courage, et tu seras dans les bras de ton épouse. Léandre tu ne m’entends pas... Tu ne peux plus résister... Léandre... Encore un effort... Il semble me tendre les mains, il semble implorer mon secours... Oui, je vais m’élancer vers toi... Oui... Je vais mourir ou te sauver... Je vais... Ciel ! Il a disparu ; mes yeux le cherchent en vain... Léandre... Mon cher Léandre... Il n’est plus... Il n’est plus ; les flots l’ont englouti ! Il n’est plus ; je ne le verrai plus ; je ne le verrai jamais ; il est mort pour moi. C’est moi, c’est moi qui l’assassine ! Dieux barbares qui vous jouiez de mes douleurs, qui sembliez écouter mes voeux pour rendre plus aiguë le trait dont vous me déchirez dieux de sang, dieux de malheur, puisse le destin plus fort que vous vous rendre tous les maux que je souffre ! Puisse votre immortalité ne servir qu’à les prolonger ! Et toi, mer affreuse, mer perfide, tu n’as jamais causé que des maux, tu n’as jamais respecté que le crime : le guerrier farouche, l’avide marchand sont en sûreté sur tes flots ; et tu fais périr l’amant fidèle qui ne te demandait que de le porter près de moi, qui t’invoquait tous les jours qui t’appelait sa bienfaitrice ! Va puisse ta fureur se tourner contre toi-même ! Puisse l’univers se dissoudre et retomber dans ton sein ! Puisse la terre combler ton lit, et le chaos te détruire et te remplacer ! Je ne le verrai plus ! Je ne le verrai jamais. Léandre, mon cher Léandre ! Et as-tu pensé que je pourrais te survivre ? As-tu pensé que je pourrais jamais regarder cette mer odieuse ? Non, je t’irai chercher jusque dans ses abîmes ; j’irai me rejoindre à la plus chère moitié de moi-même. Qui sait aimer sait mourir ; et cette mort est un doux moment, puisqu’elle me réunit à Léandre.