Monseigneur, L’Innocent Malheureux trouve du bonheur dans son infortune, en ce qu’estant mort indignement, il resuscite glorieusement sous vôtre nom, et triomphe de la calomnie apres avoir rendu l’ame par son effort. Dans cette nouvelle vie qu’il reçoit, je ne pouvois luy choisir un plus noble Protecteur que celuy qui la luy donne, et qui n’ayant pas moins de perfections que Crispe, a d’ailleurs beaucoup plus de felicité, et peut par son honneur relever celuy de l’autre. La naissance, Monseigneur, vous a mis d’abord dans une élevation, où la fortune ne peut mettre que de grands hommes ; mais vous avez d’ailleurs obtenu des charges qui nous font douter si vous estes plus illustre de vous mesme, ou par la bienveillance du Roy. Mais nous sortons de ce doute, considerant qu’estant issu d’une des plus grandes maisons de Guyenne, et aussi bien élevé qu’aucun Seigneur de tout le Royaume, vous ne pouviez manquer d’estre avantagé aupres de Louis le Juste, qui honore particulierement de ses faveurs ceux qu’il trouve desja grands par bonheur et par merite. Quand il n’y auroit que le souvenir de feu Monseigneur vôtre pere, vous seriez tousjours grandement considerable à cét Estat, comme estant successeur de celuy qui l’a tousjours servy avec autant de zele que de succés; et qui parmy les troubles n’a jamais eu que de bons mouvemens pour la Couronne. La charge qu’il a si long temps exercée avec une prudence égale à sa generosité, et le Collier de l’Ordre que ses vertus luy avoient fait donner, aussi bien que l’estime du plus grand de tous les Princes, témoignent evidemment que la loüange particuliere que je luy donne, sera suivie d’un Panegyrique public. D’ailleurs, la consideration de Madame, que nôtre Cour regarde comme un des plus beaux Soleils qu’elle ait produit, et qui est alliée de Monseigneur le Chancelier, monstre que la Justice mesme n’auroit plus de credit dans le monde si vous n’y aviez de l’honneur et de l’employ. Outre cela, vos qualitez personnelles semblent capables de vous donner des avantages que les autres ne tirent ordinairement que de l’extraction, et nous font juger qu’estant si noble de deux costez, vous le serez encore autant de vous mesme. Cette force de jugement, qui en vôtre jeunesse vous fait imiter la sagesse des plus âgez, et qui vous fait gouverner une Province en un temps où les autres peuvent à peine se gouverner soy-mesmes, nous fait voir aisêment que la nature mesme vous a instruit, et que l’experience s’est d’elle-mesme offerte à vous, au lieu que les autres sont en peine de l’acquerir. Le soin encore que vous avez eu de joindre les exercices de l’esprit avec ceux du corps, vous a mis dans une constitution ; qui fait que dans la paix et dans la guerre vous pouvez estre tousjours utile, et servir la France avec autant d’adresse que de valeur. Ce n’est pas mon seul sentiment qui vous donne ces loüanges, c’est l’opinion generale de tout le monde, qui espere tant de vous, Monseigneur, que personne n’ose dire ce que vous estes, sçachant que ce n’est qu’une partie de ce que vous devez estre. Cependant la cognoissance que j’ay de vos rares qualitez, jointe à l’inclination que j’ay à vous reverer, m’a fait croire que vous recevriez de bon œil l’offre que je vous fais de la Mort du fils du plus grand Empereur de Rome, lequel dans toute sa grandeur vient rendre hommage à la vôtre. Outre ces raisons generales, j’en ay de particulieres de vous dedier cét ouvrage ; L’une est, que l’ayant conceu en un païs que vôtre Charge vous rend sujet, je crois estre obligé à vous rendre des fruits de vôtre Province, et vous faire voir que si vous travaillez pour nôtre bien, nous travaillons pour vôtre gloire. J’ay encore voulu par là, vous témoigner le respect que mon pere et tous ceux de sa maison portent à la vôtre, et comme nous desirons vous estre doublement sujets, et par naissance, et par élection. Souffrez, Monseigneur, cette hardiesse, comme estant plustost un effet du zele que de la temerité de celuy qui est, Vostre tres-humble, et tres-obeïssant serviteur, Grenaille. Un Autheur du siecle passé, parlant de la Poësie se plaignoit avec raison, de ce que les Muses qui logeoient autrefois sur une double montagne, sembloient à peine ramper de son temps, et qu’au lieu d’animer les vers, elles estoient presque mortes. Nous pouvons dire que les Poëtes d’à present leur ont fait prendre un autre train, puis qu’ils les ont élevées sur le theatre où elles ont une veritable grandeur, au lieu que les monts ne leur en donnoient qu’une imaginaire. Tous les esprits qui ont un peu de genie l’employent d’abord à la Scene, les Odes et les Sonnets ne sont pas des pieces si communes que les Tragicomedies. Cela vient à mon avis du prix que la France donne aujourd’huy à cette sorte d’ouvrages, et de l’agréement de ce grand Ministre, qui se deschargeant du poids des affaires, prend quelquefois de nobles divertissemens en des sujets heroïques. Ceux qui sont capables de concevoir quelque chose de grand, aiment mieux consacrer leurs veilles au contentement de ce grand Heros, qu’aux loüanges de plusieurs autres personnes. On en peut encore apporter une autre raison, quoy qu’inferieure à celle-là, et c’est que les Acteurs qui representent les Poëmes Dramatiques, le font avec tant d’adresse et de splendeur, que chacun se persuade que c’est à eux qu’il appartient de donner la montre aux belles choses, et que ce qui les occupe une fois, passe tousjours pour relevé. Aussi voyons nous qu’une profession qui a tousjours eu de la vogue, semble estre maintenant toute Royale, estant sous la protection de sa Majesté. Sa troupe est plus honorée de nôtre temps, que les anciens Comediens ne l’estoient sous les Empereurs, aussi répond elle par son action, et par le nombre des personnes qui la composent, à tout ce qu’on peut attendre d’elle pour le contentement des plus grands Princes aussi bien que de tout le peuple. Il faut avoüer neantmoins, que si tous les Autheurs ont les mesmes pretensions, ils n’ont pas tous les mesmes succés. C’est que plusieurs veulent d’abord voler bien haut, sans avoir apris à marcher, d’où vient qu’ils s’abbaissent en s’élevant, et que pensant toucher le faiste, ils tombent dans le precipice. Ils veulent faire un chef d’œuvre sans avoir fait aucun essay. Ils n’ont jamais sceu composer une Elegie, et ils croyent pouvoir hautement exprimer les regrets d’une Princesse malheureuse. Ils ne sçavent pas combien un Poëme a de parties, et ils songent aux cinq actes du plus difficile de tous. Ils n’ont pas d’enthouziasme pour faire deux vers hardis, et ils croyent en avoir pour une piece de longue haleine. Ainsi donc ils ne courent pas dans la lice, mais plustost ils y choppent à châque pas, ils n’ont pas de suffisance, mais ils ont de la vanité. Ils prennent de belles matieres, mais ils leur donnent une bien chetive forme. Un ancien disoit, qu’il valoit mieux estre blâmé de quelques gens, que d’estre loüé par d’autres; mais on peut dire qu’il y a de beaux sujets qui perdent leur Majesté, pource qu’ils sont traittez par de foibles plumes. Puis que je mets la mienne en ce nombre, sans parler d’aucune autre en particulier, on doit croire que je fais plustost ma censure, que celle de ceux que je reconnois pour mes Maistres. On doit loüer ma sincerité, et non pas m’accuser, ou d’orgueil, ou d’imprudence. On peut dire encore, que la difficulté qui se rencontre à bien faire une piece de Theatre, vient aussi-tost de la nature de l’objet, que de l’insuffisance de l’Autheur. Il est certain, que comme une Tragedie a divers visages, qui n’ont pourtant qu’une vision, il faut estre bien clairvoyant pour luy donner toutes ses postures raisonnables. Ce beau corps comprend une infinité de beaux membres. Il embrasse le Politique pour faire tenir les conseils, et prendre de bonnes resolutions aux grands Monarques. La Morale y est employée pour esmouvoir les passions, et dispenser bien à propos l’esperance et le desespoir, l’amour et la haine. L’eloquence y regne pour produire tous les sentimens du cœur, et faire voir son ame dans ses paroles. La Logique y est necessaire pour ne faire jamais de mauvais raisonnemens sur un bon sujet, et employer plustost les termes dans leur sens que dans la rime. La connoissance de l’art Militaire s’y méle, par les duels ou les combats qui sont souvent les tristes evenemens, et qui causent ces belles intrigues qui sont suivies d’un admirable desnouëment. La Musique mesme est requise à un ouvrage qui consiste tout en nombres, qui est aussi bien fait pour l’oreille que pour le cœur, et qui doit ravir l’ame par l’oüie. Je ne parle point icy de l’Histoire, car tout le monde voit que pour prendre de beaux sujets il faut sçavoir de belles choses, et bien remarquer la substance et l’accessoire d’une action, pour bien reconnoistre les veritez qu’il faut suivre, et ce qu’on peut feindre dans un Poëme. Or pour donner tant de belles figures à un tableau, il faut qu’un Peintre soit bien expert, et qu’un Artisan ait ensemble du bon-heur et du sçavoir pour achever cét ouvrage. Outre que la nature luy doit avoir donné ce Caracthere qui a fait dire que les Orateurs se font par art, mais que les Poëtes naissent habiles, il faut encore que l’industrie enrichisse la nature, et que la nature s’efforce de surpasser l’industrie. Un homme donc qui se mesle de faire de ces rares productions, doit estre pourveu de toute sorte d’avantages. Il doit estre sçavant sans estre ny superficiel, ny aussi trop speculatif. La Sagesse luy doit apprendre des secrets dont la Cour et le commerce des hommes luy doivent fournir des exemples. Il doit avoir l’imagination bonne, mais elle doit ceder à la bonté de son jugement. Pour son esprit, devant tousjours feindre en quelque façon il doit estre bien subtil et bien avisé; Au reste ses passions doivent estre si bien faites, qu’il les puisse émouvoir et appaiser à sa volonté, et sans changer de cœur les employer à divers usages. Il faut qu’il fasse le Roy et l’esclave, la Reyne et la suivante, le Juge et le criminel, l’accusateur et l’Apologiste, sans se troubler ou changer de personnage. De plus, il doit estre circonspect pour garder la justesse aussi bien aux circonstances, qu’au principal de toutes les choses. Il faut qu’il fasse taire à propos les Souverains pour laisser parler les sujets, qu’il donne du temps à l’aversion aussi bien qu’aux plus douces affections, et qu’il fasse disparoistre les Acteurs avec autant d’applaudissements qu’ils ont paru sur le Theatre. En un mot, il doit estre parfaict Courtisan, comme parfaict Orateur, et il nous faut croire que ce qui a fait dire que la Poësie a quelque chose de Divin, c’est qu’il faut avoir une faveur presque surnaturelle pour en acquerir la perfection, et sembler moins homme que demy-Dieu. Ces fameux enthousiasmes qu’on nomme divines fureurs monstrent assez que mon opinion est aussi bien fondée sur l’experience qu’appuyée sur la raison. On peut recueillir de ce discours que plusieurs peuvent faire des Poëmes dramatiques, mais qu’il y a fort peu de gens qui les fassent dans la perfection qu’ils doivent avoir. Comme entre les Poëtes Latins nous n’avons qu’un Seneque qui ait reüssi en matiere de Tragedies, et que Sophocle et Euripide sont les seuls des Grecs qui y ayent heureusement travaillé, avoüons que la France n’est pas plus feconde aujourd’huy que l’Italie et la Grece. Tous ceux qui font des vers ne sont pas incomparables, et le nombre des Autheurs ne les rend pas tous excellents. Cette confusion ne mesle pas le merite et l’imperfection des uns et des autres. Nous en avons neantmoins quelques-uns qui ornent magnifiquement nôtre Theatre au lieu que les autres en prennent leur ornement. Tant d’illustre Morts qu’ils font resusciter avec admiration, seroient bien aises s’ils revenoient au monde, d’avoir eu jadis du malheur pour donner sujet aux ouvrages de tant de bons esprits qui le representent. On ne sçait qu’admirer plustost où l’argument de leurs pieces, ou la beauté qu’ils luy donnent. On peut dire seulement que leur art est encore plus admirable que la matiere, et qu’il n’y a point de riche sujet qui ne tire du prix de la façon qu’ils luy donnent. Je ne veux point, pour gagner les bonnes graces de quelqu’un faire des comparaisons odieuses, ny desobliger tous les Autheurs pour en loüer un en particulier. Je crois neantmoins que les autres seront tous de mon advis, quand je diray que Mr de la Calprenede, pour estre venu des derniers ne laisse pas de tenir le premier rang. Ce n’est pas l’amour du pays qui me fait parler, c’est la verité que j’aime plus que tout le reste. Je sçais bien que nôtre Guyenne l’avoüe pour son ornement, mais sa personne m’est plus considerable que sa naissance. Outre que parlant en faveur d’un homme que je n’ay jamais eu l’honneur de voir que dans ses écrits, on ne dira pas que je flatte celuy qui ne m’entend point estant maintenant bien éloigné de Paris, mais plustost que je donne au merite de ses œuvres ce que d’autres donneroient à la complaisance. Ce n’est pas que je n’honore la cause encore plus que l’effet, mais pour admirer l’effet à loisir, je veux un peu separer ses interests d’avecque ceux de sa cause. Je diray encore par prevention, qu’on ne doit pas mettre toute la loüange de cét Autheur dans ses ouvrages, veu qu’ils en font la moindre partie. Ce qui fait la profession de plusieurs ne fait que ses divertissemens, et les chef-d’œuvres qui occupent toute leur vie se font lors qu’il se délasse. Sa naissance l’a trop eslevé pour luy permettre de tirer sa gloire d’un employ où les roturiers pretendent aussi bien que tous les Nobles. Pour estre Poëte comme les autres, il ne doit pas cesser d’estre par dessus le commun des hommes. Il est bien aise de nous ravir, mais non pas de quitter son rang. Il ne veut pas que sa plume soit si bonne que son épée, ny qu’une Couronne de laurier semble ennoblir un beau Tymbre. C’est pourtant un cas merveilleux que cette illustre negligence qu’il affecte produise tant de belles choses, et que ne voulant esgaler personne à faire des vers, il esgale tout le monde. Mais de ces reflexions generales venons maintenant aux particulieres, pour voir changer mon opinion en evidence. Nous avons veu diverses pieces de cét excellent Autheur, chacune desquelles nous sembleroit incomparable, si elle n’avoit sa semblable de mesme main. La mort de Mithridate qui fut l’essay d’un si bon esprit passe pour un chef-d’œuvre au jugement des habiles. L’Autheur a tort de luy vouloir ravir ses ornemens par une modestie recherchée, on l’estime suivant ce qu’elle est, et non pas suivant le cas qu’il en fait. On ne defere pas à son opinion en ce qui le touche, pour ce qu’elle est injuste devant que de luy estre tant soit peu desavantageuse. Il suffit de dire que si cette piece n’estoit excellente elle n’auroit pas une approbation generale, et qu’elle n’eust jamais causé de si grandes émotions dans les ames des spectateurs, si elle n’eust esté le fruit d’un puissant genie. La mort des enfans d’Herodes ne cede point à la Mariane, quoy qu’on l’en nomme la Suite ; l’Autheur trouve dans son art les beautez que l’autre a rencontrées dans la matiere aussi bien que dans ses divines inventions, et pour n’avoir pas tant de femmes la Scene n’en est pas moins agreable. C’est là qu’on voit ces belles diversitez que causent les passions d’un fils jaloux de son pere, et d’un pere qui est jaloux de ses enfans. La tyrannie et la pitié, l’indulgence et la cruauté y sont meslées avec un si doux temperamment qu’on se réjoüit en s’affligeant, et on pleure dans sa joye. La Jeanne d’Angleterre est un sujet si meslé par les illustres occurrences, qu’on y remarque, que l’esprit en demeure perpetuellement surpris, bien qu’il prevoye d’abord tout ce qui doit arriver. Mais principalement on y voit de grands cœurs que les supplices rendent plus genereux, et qui ne sçavent non plus ceder au malheur qu’à la force des ennemis. D’autre part on voit une Princesse qui apprehende de regner, pource qu’il luy faut faire mourir une autre Reyne, et qu’estant son ennemie elle ne peut d’ailleurs resister aux mouvemens de l’affection que les merites de sa rivale luy donnent. J’ay oüy dire que l’Autheur fait un estat particulier de cette piece, aussi est-elle une image de sa generosité, mais il faut avoüer que son jugement en ce point est suivy de celuy de tous les autres. Je ne parleray point des autres pieces anciennes de sa façon pour dire un mot des modernes, non pas que les premieres ayent perdu leur grace portant tousjours leur merite, mais c’est que les suivantes ajoustent la nouveauté aux autres attraits qu’elles ont. Le Comte d’Essex pour estre un sujet plus recent, ne laisse pas d’estre admirable. Sa grace neantmoins ne luy vient pas tant de sa nouveauté, comme des admirables intrigues qu’on voit dans toute cette Tragedie. Le pouvoir d’une Reyne s’y debat si bien contre son amour, que lors qu’elle est vaincuë, on la croit victorieuse. D’ailleurs les respects du Comte y couvrent si bien ses dédains, que ses fautes semblent estre vertueuses. Sa fin nous plaist toute tragique qu’elle est, pource qu’elle nous surprend aussi bien que luy, et qu’il meurt apres qu’on luy a donné la vie. Quoy que tout ce que j’ay dit jusques icy, soit plustost fondé sur la verité que ma simple opinion, j’ajoûteray neantmoins que l’Edouard estant la derniere piece de cét Autheur me semble la plus achevée. Nôtre Theatre n’a jamais paru plus parfaitement Royal qu’à cette occasion, ny plus triste sans causer de sinistres evenemens. Pour bien juger de cét ouvrage, il ne faut que le regarder en quatre faces, en son sujet et en sa disposition, en sa catastrophe et en sa representation. Je comprends sous ces quatre chefs limitez, des perfections veritablement infinies. Quand je ne dirois autre chose pour loüer la matiere de cette belle Tragedie, sinon qu’elle est prise de la vie d’un des plus grands Monarques que l’Angleterre ait jamais porté, je croirois assez persuader qu’elle est toute magnifique. Mais si l’on considere qu’outre la Majesté du sujet, les evenemens y sont tous extraordinaires, nous jugerons que celuy qui l’a choisi n’a pas eu moins de bonheur que de jugement. Cette Histoire semble un charme qui nous ravit, quand nous voyons un Roy qui devient esclave de sa sujette; un Pere qui confirme sa fille en ses bonnes resolutions en faisant semblant de l’en destourner; une Dame qui est soupçonnée d’estre cruelle envers son Roy, pource qu’elle est trop fidele à son honneur. En un mot, quand nous considerons un Prince doux et irrité, craintif et asseuré, qui menace de mort une femme à laquelle il se donne pur recompense. La disposition correspond à la beauté de l’invention, les passions ont de beaux commencemens, et de tres bonnes issuës. Un Roy consulte son honneur avant que de suivre son amour, le devoir est plustost regardé que l’inclination. On met des empeschemens à la passion pour mieux faire paroistre sa resistance. Les finesses sont subtilement tramées, mais elles sont bien découvertes, les Acteurs sont en aussi grande suspension que les Spectateurs. Les parties de cét ouvrage sont si bien jointes l’une à l’autre, qu’elles font un divin accord, quoy qu’elles semblent estre contraires. Au reste, les personnages y parlent tousjours conformément à leur condition. Un Prince fait l’Amant et le souverain, le fils et l’independant. Une Reine fait la jalouse et la condescendante, la sincere et la fine, la douce et la furieuse. Un homme d’Estat obeït au Roy sans offencer son sang qu’il attaque, il fait le Pere et le Politique, le Conseiller et celuy qui dissuade. Une femme sollicitée de son honneur, respecte la personne d’un Roy dont elle méprife les affections. Elle se resout à mourir à la Couronne pour ne vivre qu’à son devoir, et conserve son thresor en voulant perdre sa vie. Par tout le langage est masle sans estre rude, et où il est doux il n’est jamais effeminé. Les saillies neantmoins y surpassent les paroles, les mysteres ne se peuvent pas exprimer. La Catastrophe à mon avis, n’est pas moins agreable qu’elle est illustre. On y voit toutes les extremitez qu’ont les plus tragiques actions, et les plus doux démeslemens qu’on peut donner aux Comedies. Tant s’en faut qu’elle ensanglante le Theatre, qu’au contraire, il n’y a pas seulement un recit de sang ny de mort, et neantmoins on n’attend que quelque accident funeste, lors qu’on n’en voit qu’un heureux. Un Roy fait condamner celle qu’il épouse apres, celle qu’il nommoit sa meurtriere et incontinent sa chere moitié. Il trouve de l’innocence où il soupçonnoit du crime, le poignard qui luy faisoit peur luy frappe doucement le cœur pour aimer plus ardemment une Chasteté invincible. Nous sortons donc de peine par cette agreable metamorphose, qui change les tourmens en plaisirs, et les aversions en nopces et en amour. Finissons ces reflexions par la decoration du Theatre, qui paroist d’autant plus beau dans cette piece qu’il n’est chargé que des personnages qui la composent. La substance mesme de l’action fait toutes les beautez de la Scene, et l’Autheur trouve en la forme de son ouvrage, ce que plusieurs autres cherchent en des idées estrangeres de Perspective. Tout est majestueux en ces apparitions Royales, les entrées et les sorties sont si regulieres, que nous n’estimerions pas la veuë d’un Prince s’il ne nous l’ostoit bien à propos, ny les beautez d’une Dame si elle ne nous les cachoit pour exciter nôtre desir par un si doux intervalle. Je n’ay garde de toucher à ces unitéz qu’on affecte tant, pource que l’Autheur estant Maistre en cét art, n’a eu garde de faillir entre ce qu’il apprend aux autres par exemple et par precepte. L’unité d’action y est fort bien observée, puis que tout concourt à la fin des amours du Roy, qui d’illicites qu’elles estoient au commencement deviennent en fin legitimes. Il n’y a point là d’Episodes destachez, pour remplir un Theatre d’Acteurs inutiles, et qui ne paroissent une fois que pour ne paroistre plus. L’unité de lieu est bien estroitement gardée en un sujet dont l’Histoire se peut tout passer dans l’enceinte d’un Palais, et qui ne comprend en substance que des transports de haine et d’amour. Il n’y a point icy de combats affectez ; on n’y combat que cœur à cœur, et on y cache plus les armes qu’on ne les monstre. La reigle des vingt et quatre heures ne peut pas estre choquée, où le jour naturel semble observé. Vous diriez que cette Histoire arrive toute à la fois en toutes ses circonstances, tant l’Autheur nous la represente agreablement sans nous lasser où nous faire trop attendre. Mais je ne veux pas discourir davantage sur un sujet si connu, les belles choses se produisent assez par le charactere de leur excellence. Ce que j’en ay dit est plustost un effet de mon zele que de ma temerité, et fait plustost voir mon admiration que les loüanges d’un autre. J’estime neantmoins que mon opinion sera approuvée, pource qu’elle est legitime, et que ceux qui y trouveront à redire ne me blasmeront que de n’avoir pas assez hautement parlé de ce qu’ils estiment autant que moy. On s’estonnera sans doute de ce que pour donner ouverture à mon ouvrage, je louë ceux d’un autre Autheur, et mesle mes defauts avecque ses perfections. J’ay à respondre là dessus, que j’ay voulu mettre une belle teste à un chetif corps, et relever par la gloire d’autruy la bassesse de mon livre. Si faut-il neantmoins dire quelque chose en faveur de mon Poëme, afin de faire agréer mes vers par un peu de Prose, et couvrir en quelque façon mes fautes en les avoüant solemnellement. Crispe donc va paroistre dans la France apres tant d’illustres Morts que les vivans ont admirez ; son innocence est assez recommandable, mesme parmy les pechez de l’art qui la represente. Cette Tragedie cede à toutes les autres pour la beauté de la forme, mais elle en esgale plusieurs pour la Majesté du sujet ; La Chasteté n’est pas moins venerable que l’amour, et les combats qu’un homme fait pour resister aux caresses d’une femme, ne sont pas moins glorieux que ceux qui visent à fleschir sa cruauté. En un mot, la Vertu est tousjours plus prisable que le vice. Or devant que de parler plus avant de mon dessein, il faut que j’estale mon sujet, et que je décrive briefvement l’Histoire qui luy sert de fonds pour mieux descouvrir ce que j’y ay adjousté de mon invention pour la rendre plus dramatique. Un ancien disoit fort bien, que souvent un homme qui prend deux femmes se marie mal une fois, pource qu’il fait une marastre aux premiers enfans s’il fait une mere aux autres. Constantin qui en vertu de ses heroïques actions fut surnommé Grand par un éloge encor trop petit eu égard à ses merites, quoy qu’il semblast joüir de toutes les prosperitez, se ressentit neantmoins de ce malheur. Il se maria en premieres nopces à une Dame aussi habile que vertueuse, appellée Minervine, dont il eust deux jumeaux, Crispe et Helene, en qui la terre se pouvoit venter d’avoir produit deux Soleils, le Ciel n’en ayant qu’un seul. Les graces et les vertus sembloient croistre avec ces deux beaux rejettons du sang Imperial, et ils ne pouvoient apparemment recevoir aucun déchet que par trop de perfection. Minervine estant decedée, Helene mere de Constantin éleva ses enfans dans le Christianisme aussi bien que dans toute sorte de gentillesse, et l’Empereur qui n’avoit encore que des desseins pour embrasser nôtre Religion, épousa une Payenne. C’estoit Fauste fille de Maximien, persecuteur de l’Eglise, dont l’autre devoit estre le protecteur. Femme à la verité aussi belle que la Venus qu’elle adoroit, mais d’ailleurs plus impudique. Elle aimoit bien au commencement Constantin comme son époux, mais elle commença de regarder son fils Crispe de meilleur œil, et ne se contentant pas d’estre sa marastre, elle desiroit estre son amante. Neantmoins comme elle cachoit subtilement son feu deshonneste sous la couleur d’une vraye affection de Mere, et que dans les divers transports de son cœur, elle fut long temps à s’emporter jusques à l’impudence manifeste, toute la Cour estoit fort satisfaite de ses inclinations envers Crispe, et Constantin luy sçavoit gré sans y penser dans son infidelité. Ses mauvais desseins passoient pour des effets d’un bon naturel, et Crispe mesme s’imaginant que les privautez de Fauste n’estoient pas dangereuses comme celles d’une estrangere, appelloit faveur des tesmoignages d’une fureur déreglée, et bienseance des exces de la deshonnesteté. Il changea bien d’avis quand Fauste changea de façons de faire, et que des poursuites d’amour qu’elle luy faisoit couvertemente elle vint aux evidentes. Ce Prince quoy qu’interdit des discours de cette megere, trouve pourtant des paroles pour les blasmer, et de la force pour resister à ses violentes caresses. Elle le presse, il ne fleschit point, elle le prie, il la menace, elle l’adore, il la mesprise, elle enrage, il s’irrite, elle s’excuse pour l’accuser plus finement, il se retire de la Cour pour ne la pas rendre tout à fait inexcusable. Cette retraite du fils donna de violens soupçons au pere, et comme les Grand s’imaginent qu’ils vivent tousjours trop à l’opinion de leurs heritiers, il appelle d’abord complot ce qui n’estoit que respect et zele pour son service. Là dessus Fauste qui n’avoit pû rendre Crispe coupable avec elle, vient l’accuser de tous ses mauvais desirs, et pource qu’elle n’avoit pû forcer la pudicité de ce Prince, elle le charge d’avoir voulu attenter violemment sur son honneur. Et comme elle estoit aussi dissimulée que malicieuse, joignant les pleurs à ses plaintes, et des suspensions à ses discours ; elle persuade à ce pere trop credule, que l’innocence estoit attainte d’un tel crime, et que la malice estoit innocente. Constantin sans examiner davantage une affaire qui tournoit à son deshonneur comme à celuy de son fils, et qui alloit mettre sa maison en desolation, et tout l’Empire en desordre, commande à son Confident de faire mourir celuy à qui il avoit donné la vie. Cét Agent fait tout ce qu’il peut pour n’avoir pas cette commission, ou en suspendre l’effet, mais il ne peut pas disposer à sa volonté des intentions de son Maistre, et comme il se voit menacé de perdre son credit si Crispe ne perd le jour, il s’en va pour executer l’ordre de l’Empereur avec autant de regret que de promptitude. Crispe le voyant arriver luy fait des caresses sans songer au mal qu’il luy venoit faire, et dans un festin où ce Ministre l’invite, on luy sert des aprests de mort parmy la joye du banquet. Un venin fort penetrant fait en un moment éclipser ce beau Soleil, sans que les assistans sçachent la cause d’un si malheureux effet ; on peut voir neantmoins dans la douceur que ses yeux gardent mesme dans l’agonie, que Crispe mourant l’innocence meurt. Les nouvelles en estant portées en Cour, elle devient plus triste et muette qu’une sombre solitude, et quoy qu’on justifie cette action violente par la volonté et puissance de l’Empereur, on ne laisse pas de la juger punissable. Les deux Helenes n’ont plus de vie apres le decés de Crispe. Constantin mesme regrette celuy qu’il croit encore coupable, et voudroit mourir à l’instant pour pouvoir le resusciter ! Que l’innocence a de force dans la foiblesse ! on peut calomnier la vertu pour un temps, mais apres ses calomniateurs deviennent ses Panegyristes. La Cour estant dans cette rumeur, Fauste vient la tirer de peine en s’y mettant volontairement, et soit que la verité soit tousjours plus forte que l’artifice et le mensonge, ou qu’en fin quelque spectre l’effraye et l’oblige à descharger l’innocent ; elle vient confesser son propre crime, et avoüer la vertu de Crispe. C’est là que l’Empereur blâme sa credulité, et qu’il la nomme folie. C’est maintenant qu’il se juge malheureux, voyant qu’ayant perdu son fils, il luy faut perdre sa femme. La peut-il excuser sans peché puis qu’elle est coupable, et qu’il n’a pas voulu garantir Crispe de la mort qu’il n’avoit pas meritée ? Il commande qu’on la noye dans le bain pour laver un si noir forfait, et prenant le deüil pour le decés de son fils, toute sa Cour se resjoüit de celuy de Fauste. Voila en peu de mots la substance de cette tragique action, qui montre où peut aller le soupçon d’un pere mal informé, et la fureur d’une Marastre desesperée. On peut voir cette histoire plus au long dans les Autheurs qui ont escrit la vie de Constantin avec plus de sincerité que de complaisance. Ceux qui n’en ont osé parler de peur d’offencer la gloire du Protecteur de la foy, n’ont pas consideré que l’Histoire est un miroir qui represente indifferemment les vices et les vertus, et que de couvrir les defauts pour mettre au jour les perfections, c’est plustost estre flatteur que tesmoin de l’antiquité. Outre qu’il faut considerer que Constantin n’avoit pas encore esté baptisé que par desir, quand il se laissa emporter à cette foiblesse, et apres tout, la justice et l’amour de la chasteté, semblent avoir part à sa faute aussi bien qu’une credulité un peu trop severe. Au reste, j’ay reduit cette suite d’evenemens dans les limites du Poëme Dramatique, et si on y trouve quelque occurrence nouvelle dont les Historiens ne fassent pas de mention, il faut regarder que c’est un Poëte qui fait cette narration, et c’est à tort qu’il doit feindre suivant son art, mesme dans les Tragedies, s’il les trouve toutes faites. Il suffit que ce qu’il ajoûte à la deposition des autres, ne les contredise point en la substance des choses, et soit plustost un enrichissement du fonds, qu’une Fable du tout hors d’œuvre. Quand il s’esloigne du vray, il doit suivre le vray semblable. Ainsi l’on trouvera dans cette piece quelques Episodes qui semblent d’abord un peu destachez, mais qui neantmoins ont beaucoup de liaison avec tout le corps, et se rapportent au sujet, si ce n’est pas de droit fil, pour le moins indirectement, pour rendre la Scene plus agreable et plus honneste tout ensemble. Cette confidence entre Crispe et Procle est fort naturelle, puisque personne n’est sans amy ; et cette concurrence d’affections de Fauste et d’Adélaïde, causent de petits nœuds dont le desliement donne une peine au Lecteur, qu’il recherche en toutes les pieces de Theatre. Que si dans toute cette Tragedie j’ay meslé encore d’autres intrigues d’amour outre celles qui en font proprement le corps, ç’a esté pour adoucir la severité des evenemens funestes, et resjoüir un peu ceux que je dois faire pleurer. Et puis Crispe pour estre innocent, et pour refuser les offres d’une affection illegitime, ne laisse pas de pouvoir estre amoureux raisonnablement ; comme il y a de vicieuses amours, il y a de vertueuses inclinations, et Dieu auroit fait grand tord à notre nature, de luy donner une passion qui la rendit tousjours criminelle. J’ay fait parler Helene en saincte sur le Theatre, pource qu’elle l’estoit en effet, et que ce n’est pas un peché de rendre une Poësie plus Chrestienne que profane. Je sçay bien qu’il ne faut pas mesler temerairement la Religion avecque la Comedie ; mais j’estime d’ailleurs que les Poëtes ne sont pas dispensez de la probité, et que les vers qui ont autresfois servy à declarer les plus grands mysteres des Payens, ne doivent pas estre employez de nos jours, à travailler seulement pour l’idolatrie de nos amours. On remarquera que j’ay fait dire à Constantin le secret de son dessein à son principal Ministre, quoy qu’on die communément qu’il le luy dissimula ; mais je l’ay fait à escient pour excuser la precipitation de ce jugement, qui estant un peu concerté semble estre plus raisonnable, et le subjet participant à la faute semble amoindrir celle du Maistre. Et puis tous les sages Princes ont eu des amis du cœur à qui ils proposoient leurs desseins aussi franchement qu’à eux-mesme, et souvent pour avoir esté trop secrets en particulier, les Grands se sont perdus en public. Si un bon Conseiller est necessaire à toute sorte de gens, il l’est bien davantage à ceux qui font les affaires de tout le monde, et qui ne sont eslevez par dessus les autres hommes que pour mieux pourvoir à leur bien. Pour quelques reigles particulieres qu’on suit aujourd’huy avec autant d’adresse que de raison, elles ne seront pas icy parfaitement observées, mais aussi ne les choqueray-je pas manifestement. Le Theatre sur tout n’y est pas fort bien entendu, pource que j’ay plustost fait cette piece pour me donner du contentement, que pour luy donner des applaudissemens d’une representation magnifique. De sorte que si elle reçoit de l’approbation, c’est contre mon intention et mon esperance. Outre qu’ayant produit cét ouvrage à la campagne, où je ne voyois ny Poëtes ny Comedies, je ne pouvois pas faire un chef d’œuvre de Cour. L’unité de temps et de lieu semble icy plus reguliere, veu que toute l’Histoire se passe à Rome, et que la mort de Crispe arrivée prés de la Ville, est plustost racontée que mise en veuë ; d’ailleurs, il n’y a rien parmy tant d’incidens divers, qui sans contrainte et sans eslargissement, n’ait pû se passer en vingt-quatre heures. La bien-seance qui doit regner principalement en des Poëmes serieux, est suffisamment gardée presque en toutes les parties de celuy-cy; comme les douces passions n’y sont jamais molles ou dissoluës, les autres qui sont plus impetueuses ne sont jamais déreiglées que par mesure. Pour les pensées, j’ay creu qu’elles seroient assez belles, si elles estoient plus naturelles que recherchées, et si les pointes venoient plustost de la promptitude que de la quintessence de mon esprit. Les paroles n’estant que les images de l’ame, tiendront moins de l’affetterie que de la naïveté, et comme parlant François, je ne voudrois pas estre barbare, je ne veux pas aussi espuiser tous les secrets des Grammairiens pour faire de mauvais Poëmes. Outre que je ne suis pas né dans ces heureuses Provinces, qui font succer à leurs nourrissons le bien parler avec le laict ; j’estime que de pointiller sur des mots, c’est vouloir dire un peu trop agreablement, ne pouvant dire de bonnes choses. Ce n’est pas qu’il ne faille infiniment estimer ceux qui pour obliger la France, taschent de polir sa langue, mais je veux dire seulement que les Poëtes ne doivent pas moins regarder leur sujet que l’elocution. En fin j’avouë que cette piece venant de moy, ne peut pas estre sans une infinité de fautes, mais je défie le plus hardy Critique de l’art de m’y monstrer tant de défauts, que je n’en y reconoisse davantage. Ce n’est pas à dire que je croye pouvoir pecher impunément faisant des fautes par dessein; mais c’est que la Poësie est si delicate, que j’estime qu’un bon Poëte est plus difficile à trouver qu’un bon Orateur, et neantmoins celuy qui a esté le vray exemplaire de l’Eloquence, dit, que jamais homme n’a pü reüssir excellemment en sa profession. J’ay encore à dire là dessus, que les commencemens ne peuvent pas estre parfaits, on n’arrive pas au bout de la lice si tost qu’on entre dans la carriere, on ne peut pas faire des coups de Maistre sans avoir fait aucun essay. Ces Messieurs qui font aujourd’huy les miracles en matiere de Poësie, ont autresfois fait des pieces qui n’estoient pas extraordinaires, s’ils se surpassent maintenant, ils demeuroient autresfois au dessous d’eux-mesmes ; ils avoüent qu’ils ont esté jeunes devant que d’arriver à une parfaite maturité. Ils sont donc trop equitables pour exiger de nous, que nous volions d’abord sans avoir jamais perdu terre, et que nous les esgalions absolument, ayant assez de peine à les imiter. Nous ne pouvons pas faire les chef-d’œuvres pour voir seulement qu’ils en font, ny gagner en un mois des avantages qu’ils n’ont obtenus qu’apres des longues années. L’Honneste Fille encore qui voit le jour avec L’Innocent Malheureux, me peut servir d’excuse assez legitime, si j’ay eu plus de soin de representer les beautez d’une fille que d’un homme. J’avouë que cette Princesse a tellement occupé tout mon esprit, qu’à peine ay-je pû songer à ce Prince, et le bon-heur de celle-là, m’a esté plus considerable que le malheur de celuy-cy. En un mot, j’ay cru que Crispe ne seroit jamais mal venu estant en si bonne compagnie, et que son infortune l’avoit grandement obligé, de luy avoir fait changer la Cour de Rome à la nôtre. Et quand ce rencontre ne seroit pas un beau pretexte pour colorer mon dessein, l’amour qu’à un pere pour ses enfans, quelques laids qu’ils soient, authorise tousjours le zele qu’il a de les faire voir en public. Cette Tragedie est une de mes premieres productions, je l’aime quoy que je ne l’estime pas, je la donne au Lecteur, non pas croyant avoir bien fait, mais pour luy promettre de faire mieux. Et certes, si l’approbation commune donne à mon ouvrage le merite qu’il n’a pas, j’espere donner à quelque autre la perfection qui manque à celuy-cy, et faire voir que ne pouvant esgaler personne, je puis me surpasser moy-mesme. Je connois bien que la longueur de cette Prose ennuyera les curieux autant que mes vers, mais puis que j’ay fait une faute pour me tesmoigner publiquement defectueux, j’en veux faire une autre pour declarer ma sincerité. J’averty donc le Lecteur, qu’un Italien nommé Stephonius, a travaillé en Latin sur le sujet que je manie en François, et que la curiosité qui dés mon bas âge m’a porté à voir les Livres modernes aussi bien que la plupart des anciens, m’a fait lire autresfois, et estimer son ouvrage. Je puis dire neantmoins, que les notions qui m’en restent dans l’esprit sont si confuses, que je n’ay pû m’en servir distinctement, et que si nous nous sommes rencontrez, ou dans l’invention, ou dans la conduite, ç’a esté plustost à l’aventure que par dessein. Et par là je puis respondre à ceux qui diroient que le sujet que je traitte estant de mauvais exemple, n’est pas bon pour le Theatre, car outre que la punition y suit le crime, suivant les reigles ; cette Tragedie a esté representée devant plusieurs Cardinaux, et en un païs où les crimes enormes semblent estre aussi communs qu’ils semblent rares ailleurs. L’Hippolyte de Seneque est pareillement un chef-d’œuvre sur lequel on peut tirer l’idée de toute sorte de beaux ouvrages tragiques, et la conformité de son sujet avec le mien, peut avoir produit en plusieurs endroits de la ressemblance en la forme. Quoy qu’il en soit, je ne l’ay pas voulu lire de nouveau en composant cette piece, et s’il y a quelques traits pareils, je suis bien aise d’estre disciple d’un si grand Maistre, et de suivre au moins de loin celuy que je voudrois approcher.En fin puis qu’il n’y a rien sous le Soleil que le monde n’ait jadis veu, il n’est pas defendu de dire de vieilles choses, de travailler de mesme façon sur mesme matiere, et de chercher quelque thresor dans les mines que d’autres nous ont descouvertes. Tant s’en faut que je me rebutte d’estre imitateur des grands hommes des autres siecles ; qu’au contraire, je suy volontiers l’exemple des modernes s’il est bon, et comme je mesprise le dire des ignorans, je feray tousjours estat de la censure des Doctes. Je finis cette Preface par le tiltre de mon Livre, et dis, que si j’appelle Crispe, L’innocent malheureux, ce n’est pas que je croye que ce soit estre malheureux que d’estre innocent, veu qu’il n’y a point de vray bonheur que dans l’innocence. Mais je veux dire seulement, que comme nous croyons que les bons sont bien souvent malheureux en cette vie pource que Dieu les y laisse souffrir pour leur donner ailleurs le comble des contentemens ; ainsi Crispe a du malheur en ce monde, veu qu’au lieu d’y recevoir les recompences de la vertu, il n’y reçoit apparemment que les châtimens du vice. Je prie le Lecteur de supporter la faute que je viens de faire en l’ennuyant par cette ouverture, et de se representer qu’il estoit autresfois permis aux mauvais Peintres, de monstrer par escrit leur dessein quand il ne pouvoit pas paroistre dans leur tableau. Ils disoient qu’ils avoient peint un homme quand on ne le sçavoit pas distinguer d’avec un bœuf ; On ne peut justement refuser à la peinture Parlante, un droit qu’on donnoit à la Muette. LIsant dans tes écrits la fâcheuse poursuite, Que Fauste fait souffrir à ce Prince Innocent, Je crains bien que l’effort d’un charme si puissant N’ebranle la vertu de ton chaste Hippolyte. Mais d’autre part aussi voyant comme il evite Les infames attraits de cét amour pressant, Je suis ravy de voir qu’elle mesme ressent La beauté de son fils bien moins que son merite. Ton Livre fait des coups dont le contrepoison Rend aux esprits blessez soudain la guerison, Le remede prevaut au mal le plus extréme : Fauste avec ton langage eust pû faire broncher La mesme chasteté ; mais l’impudence mesme, Si Crispe eust dit tes vers n’eust sceu jamais pecher. P.L.P LE tiltre d’un si bel ouvrage Semble détruire tout le corps, Crispe trouvant son avantage A se voir mettre au rend des morts. Il est vray que l’amour infame De Fauste l’a mis au tombeau, Mais quand elle maudit sa flamme, Elle nous le produit plus beau. Aujourd’huy sur nôtre Theatre Il revit avec tant d’honneur, Que la rigueur de sa Marastre Luy peut tenir lieu de bonheur. De la Tour. Crispe n’eust jamais cru guerir De ce mal, dont la calomnie S’attendoit à faire pourrir Ses os avec ignominie, Mais si le voit-on refleurir Par la force de ton Genie. Si tu promets de secourir Tous ceux dont la gloire ravie, Indigne pourtant de perir Sentira le feu de l’envie ; Tout le monde voudra mourir Sur l’espoir d’une telle vie. P.L.P. Grenaille, cét ouvrage est beau Qui fait vivre dans le tombeau Un Prince que l’amour fit mourir par la haine ; Et Crispe ayant oüy tes vers, Quelque innocent qu’il soit, est aise de la peine Qui le fait renommer dedans tout l’Univers. Pisieux. Quel des deux a le plus d’honneur ? Ou Crispe qui mourant triomphe de l’envie, Ou l’Autheur qui luy fait rencontrer son bonheur Parmy les malheurs de sa vie ? C’est ce Vicomte Genereux Qui doit en ce rencontre emporter l’avantage, Puis que Crispe et l’Autheur ne semblent estre heureux Que pour luy venir rendre hommage. Pour voir un si Divin Soleil, Crispe est fort satisfait de revoir la lumiere, Et Fauste asseurément, s’il luy monstroit son œil, Changeroit sa flamme premiere. Ce Seigneur a des qualitez Que Crispe mesme doit juger incomparables, Et si ce Prince avoit moins de calamitez, Nous les croirions tous deux semblables. Mais ils different doublement, Car si Crispe reçoit de l’honneur dans ce Livre, Ce vicomte au contraire en fait tout l’ornement, Permettant au Mort de revivre. A Uzerche ce I. Septembre 1639 . Grenaille, frere de l’Autheur. Cette Marastre dangereuse Reüssit mal dans son projet, Puis qu’elle se rend malheureuse Haïssant Crispe sans sujet. Tant qu’elle choque l’innocence Peut-elle avoir de la vertu ? C’est doncques une recompence Que de s’en voir bien combattu. D’avoir pû meriter sa haine, C’est estre au comble du bonheur, Veu qu’elle ne semble estre humaine Que pour faire perdre l’honneur. Son intime, de Vaudrichard. Constantin se réjoüit de l’heureuse fin de toutes ses entreprises, qui doit neantmoins estre un commencement de malheur pour sa maison; la paix du dehors va causer la guerre audedans. Emile vient donner avis à l’Empereur, qu’un Prince de ses sujets s’est revolté contre luy. Il prend resolution de rompre ce qui ne veut pas plier. Helene mere de Constantin, sçachant bien le pouvoir qu’a Crispe sur l’Esprit de l’Imperatrice, avertit ce Prince de complaire en tout à Fauste, afin de luy faire agréer les bons desseins que son espoux a conceus pour la Religion. L’imperatrice sous pretexte d’aider les amours de Procle, s’informe de celles de Crispe, et charge ce confident de disposer son amy à correspondre aux affections de la plus grande Dame de l’Empire. Elle avouë en secret ce qu’elle cachoit en public, et se veut persuader qu’un amour illegitime est raisonnable. La jeune Helene la vient avertir du dessein qu’on a pris d’éloigner Crispe par une Charge specieuse ; elles en prennent un autre d’empescher l’execution. Adelaïde s’informe du sujet de l’éloignement de Crispe, et maudit en suite son esperance qui ne l’a flattée que pour l’affliger. L’INNOCENT MALHEUREUX, OU LA MORT DE CRISPE. Ce repos me plaist bien qui vient de mes travaux, Je n’ay plus d’ennemis, n’ayant plus de Rivaux ; J’ay dèstruit ces Tyrans qui pensoient tout destruire Et gagné tout d’un coup la Victoire et l’Empire. Mais ce n’est qu’à ce bras que je dois cet honneur, La Fortune n’a point de part à mon bon-heur ; Ce qu’on nomme Faveur, n’est que ma recompense, Et le Ciel seulement seconde ma vaillance. Nul ne peut desirer plus de prosperitez, Mais vous en avez moins que vous n’en meritez ; De toutes neantmoins la plus considerable Est que cet heureux sort n’a rien de variable ; Cette guerre nous cause une eternelle Paix ; Et vainquant une fois, vous vainquez pour jamais. Rome, et tous ses Estats mettent leur avantage Non plus à commander, mais à vous faire hommage. D’ailleurs l’Imperatrice agit si prudemment, Que deux partis divers n’ont qu’un seul mouvement, Vos enfans de deux lits la tiennent pour leur mere, Et dans leur difference, ils n’ont rien de contraire. Mais Crispe à son advis vous representant mieux, Comme il est le plus grand, est plus cher à ses yeux. Aussi l’unique bienque mon ame desire, C’est de voir ma maison en paix comme l’Empire, Un Prince peut tomber, quand le dernier Appuy Qui le doit soûtenir, s’éleve contre luy. Il arrive souvent qu’un double mariage S’il provient de l’amour, produit bien de la rage ; Et c’est un grand malheur quand on voit des parens, Qui se traitent bien moins en amis qu’en tyrans. Mais Fauste aymant mon fils autant qu’il la revere, Constantin desormais ne peut qu’estre heureux pere ; Il ne peut au dehors craindre aucun Ennemy. Se voyant au dedans puissamment affermy. Emile que dis-tu ?         Qu’une de vos Provinces D’un de vos Lieutenans a fait un de ses Princes, Sur le bord du Danube un peuple revolté, Veut opposer sa force à vôtre Majesté ? Il arme puissamment pour attaquer l’Empire. Il me faut travailler mesme quand je respire ; Je m’ennuyois déja de me voir en repos, La peine et la sueur me rendent plud dispos, Ce peuple soulevé ne desire combatre, Que pour avoir l’honneur que je songe à l’abatre, Je me vay disposer à domter son orgueil, Et sa vaine grandeur sera son vray cercueil. Vostre fils doit gagner cette belle Couronne. Assemblez le Conseil avant que j’en ordonne. C’est un objet bien rare à mes yeux de te voir. Je choque mon desir autant que mon devoir, Je m’accuse, Madame, entendant vôtre plainte ; Mais je ne peche point agissant par contrainte : Car Fauste me retient si long temps pres de soy, Qu’il ne m’en reste plus ny pour vous ny pour moy. Je t’excuse en effet, et ne me plains pas d’elle, C’est la Foy seulement qui la trouve rebelle ; Son esprit, et son corps sont parfaits à ce point, Que s’ils pouvoient changer, ils ne le seroient point. Mais ces excellens dons ne sont que dommageables, Si la Religion ne les rend venerables; Tasche doncques, mon fils, de luy gagner le cœur, Afin que par tes soins Dieu mesme en soit vainqueur. Tu luy dois témoigner de la reconnoissance, Et ne luy peux donner que cette recompense. T’aimant comme elle fait, elle aura mesmes vœux, Et voudra recevoir la Foy, si tu le veux. Croy que ton accortise aura beaucoup de force ; Qui resiste à l’effort, par fois cede à l’amorce. Suis avecque grand soin ses moindres sentimens, Et qu’en tout ses humeurs reglent tes mouvemens ; Il te la faut gagner par de si bons offices, Qu’en fin tous tes advis soient toutes ses delices. Il le faut avoüer, elle m’oblige tant, Qu’à peine l’Empereur en sçauroit faire autant ; Elle n’est pas marastre, elle m’est plus que Mere, Tout son plaisir consiste à me pouvoir complaire; Mais je puis bien aussi l’obliger à mon tour, En luy donnant la Foy pour prix de son amour. Je vois un naturel si haut et si sensible, Que de tous les grands biens il paroist susceptible ; Et l’on peut bien juger par ses affections, Que la mesme vertu forme ses passions. L’Empereur agira puissamment envers elle, Son pouvoir neantmoins a besoin de ton zele ; Puis donc que nous avons mesme dessein que luy, Pour l’achever bien tost, commençons aujourd’huy. Procle, ne te feins point ; c’est de la jeune Helene Que ton ame reçoit et sa joye, et sa peine : N’en fais pas un secret, tout le monde le dit ; Ton cœur a de l’amour, mais j’ay bien du credit ; Et secondant tes vœux, j’entreprendray l’affaire, Si comme tu cheris je te connois sincere. Madame, dés qu’on sent l’ardeur d’un si grand feu, Pour bien couvert qu’il soit, il paroist quelque peu, j’ay caché jusqu’icy le transport de mon ame, Apprehendant qu’il eust moins d’effet, que de blâme ; Mais je ne crains plus rien ayant un tel secours, Et tousjours vous verrez mon cœur dans mes discours. Descouvre moy si Crispe aime quelque Princesse, Et si faisant le froid, il n’a point de Maistresse ? Il n’est pas sans amour, ayant tant de beauté, Ny toy sans le sçavoir dedans la privauté. Je sçay bien ses desirs ; mais toutefois, Madame, Dans une belle humeur, il est du tout sans flame : Ouy son ame est sans feu quand Mars ne l’esmeut pas ; Et Venus luy déplaist, bien qu’il ait ses appas. Tous ses ressentimens ne sont que pour vous mesme, Je l’honore, dit-il, bien plus qu’elle ne m’aime ; Que mon pere est heureux possedant un objet, Qui derechef luy rend tout le monde sujet ! Puis que dans tous mes biens sa grandeur s’interesse, Il faut que tous mes vœux soient pour cette Princesse ; Il m’entretient ainsi de vos perfections, Qui font tous ses respects, et ses affections. Ce discours me plaist bien, et ce Prince m’oblige, Mais croy qu’en m’obligeant, neantmoins il m’afflige; Son Amour me seroit plus cher que son respect, L’un me soulageroit, où l’autre m’est suspect, Ces grands abaissemens qu’on voit en des personnes, Couvrent plus seurement les desirs des Couronnes ; Le veritable hommage est rendu par le cœur, S’il a moins d’apparence, il a plus de douceur. Madame, il vous cherit comme sa propre mere. Je voudrois qu’il m’aimât à l’esgal de son pere. Madame, asseurez vous qu’il ne luy peut ceder, Qu’au seul droict qu’un espoux a de vous posseder. Je prise son amour qui m’est si desirable, Mais quand il est plus franc, il est plus agreable ; Qu’il soit moins serieux conversant avec moy, Et si j’ay du pouvoir, je luy fais cette loy. Qu’il ne regarde pas l’esclat d’un Diadéme, Voyant le feu d’un cœur qui l’adore, et qui l’aime ; Quel danger trouve-t’il dans la proximité, D’avoir moins de reserve, et plus de liberté ? Si vous ne voyez pas son ame toute nuë, C’est que sa passion cede à sa retenuë. Cette vertu visible a beaucoup de pouvoir, Mais n’a jamais de droit qui s’oppose au devoir. Au reste va t’en dire à ce Prince adorable, Qu’il est autant aimé comme il peut estre aimable; Ajouste de ma part qu’une Dame aujourd’huy Dans un bon entretien m’a fort parlé de luy ; Qu’elle est de noble sang autant que je puis l’estre, Qu’on voit la Beauté mesme, en la voyant parestre, Que la Vaillance en fin doit ceder à l’Amour, La peine est pour le Camp, le plaisir pour la Cour. C’est vôtre Confidente, on a fort parlé d’elle. Non ; mais je vois par là qu’elle m’est infidele ; Ayme-t’elle si haut ?         Vous sçavez son secret. Puis qu’elle me le cache, il doit estre indiscret ; Celle dont je parlois est de meilleure race, Elle a bien moins d’orgueil, mais elle a plus de grace ; S’il la pouvoit aymer, il me feroit plaisir, Car mes vœux sont de voir accomplir son desir. Madame, si son cœur mes discours ne rejette, Vous serez obeïe, et l’autre satisfaite. Flavie, tu sçais bien où visoit ce discours, Spurine adorant Crispe implore mon secours, Va la donc avertir, sans parler d’autre chose ; Que j’agis puissamment, et qu’elle se repose. Qui pourroit croire que c’est moy Que la perfection de Crispe desespere ? J’aime plus ce Fils que son Pere ? Le Droict me le defend, l’Amour m’en fait la loy, Injuste Droict, suis-je blasmable D’aimer plus en effet l’objet le plus aimable ? La Nature ne le veut pas ; C’est elle neantmoins qui m’en donne l’envie ; Elle m’oste, et me rend la vie, Me faisant trop aymer et craindre ses appas; Doux sang que tu sembles barbare, Nous unissant tous deux d’un nœud qui nous separe ! Crispe, que n’es-tu plustost né ? Ou pourquoy naissois-tu pour m’empescher de vivre ? Je te dois fuir, je te dois suivre ; Si l’un m’est defendu, l’autre m’est ordonné ; Donc si mon feu te semble infame, Accuse tes beautez aussi bien que ma flame ; Taschons pourtant de le cherir Non pas comme un époux, mais comme son image ; S’il est beau, je dois estre sage, Et pour vouloir aimer, faut-il vouloir perir ? D’ailleurs, l’Image estant plus belle, Dois-je avoir, ô mes yeux, un moindre amour pour elle ? Fauste est marastre seulement, Elle peut donc l’aimer autrement qu’une mere, S’il est la moitié de son Pere, En l’aimant, je cheris mon époux doublement ; Quoy donc ? luy seray-je infidele, Si pour le mieux aimer, je redouble mon zele ? Mais c’est trahir un Empereur, Pour servir un Tyran qui n’est qu’abominable ; Au pere pourray-je estre aymable, Et le fils me peut-il cherir que dans l’horreur ? Mon cœur tien ta flamme couverte, Voulant en gagner deux, je ferois double perte. C’est le Conseil de la raison, Mais mon aveuglement n’en peut pas voir la force ; Le devoir m’est moins que l’amorce; Et cherissant mon mal je hais ma guerison : J’ay de l’amour, j’ay de la honte, L’une me fait rougir, mais l’autre me surmonte. Tous les Dieux pour m’encourager Sans offenser les Loix, font de ces alliances; Loin de toutes ces differences Frere et sœur, mere et fils s’espousent sans danger. Pour moy je n’ayme pas de frere, Et ne poursuis qu’un fils dont je ne suis pas mere. Quel remede aura cet Amour Si je n’en puis parler, et ne puis pas m’en taire ? Il m’empesche d’estre sincere, Et me doit étouffer s’il n’est produit au jour ; Que Crispe l’apprenne luy mesme, Et se voyant aimé qu’il me tuë, ou qu’il m’aime. Madame, l’Empereur éloigne de nos yeux, Ce Prince qui faisoit et sa gloire, et nos voeux. Est-il disgracié ?         Sa grande renommée L’a fait choisir d’abord pour conduire l’armée. Je crains beaucoup pour luy ; le sort est dangereux, Mais souvent aux plus grands il est plus malheureux ; Et Crispe le veut-il ?         Comme il aime la gloire, Il fuit tous les plaisirs pour suivre la victoire. On croit vaincre souvent que l’on se voit vaincu, Et par fois les plus forts n’ont pas le plus vescu ; Si Crispe est genereux, la mort porte des armes, Qui n’espargnent non plus, la valeur que les charmes; Donc pour l’en preserver il le faut retenir ; On recherche un malheur qu’on tarde à prevenir. L’Empereur là dessus n’escoute point sa mere ; Madame, c’est en vain qu’elle a fait sa priere ; Mais vous estant son cœur, et reglant ses desirs, De grace conformez son ordre à nos plaisirs. Je m’y veux employer, l’affaire est importante, Et mon ressentiment la fait juger pressante. Je sçay que l’Empereur vous a dit son dessein; Il ne s’esclorra pas s’il n’est que dans mon sein. Est-il vray que son fils doit quitter sa presence, Et qu’un si doux sujet sort par la violence ? Ce Prince a-t’il peché pour estre ainsi banny, Et n’a-t’il de renom que pour estre terny ? C’est pour mieux l’honorer que l’Empereur l’envoye ; Vous faites vos douleurs de ce qui fait sa joye. Un Grand doit souhaiter de prendre ses esbats, Moins dedans une Cour, que parmy les Combats ; Choquant l’amour d’un fils pour aider son courage, Un pere si vaillant se monstre aussi fort sage. Mais que sera la Cour sans un si beau Soleil, Et qu’y peut-on plus voir s’il nous cache son œil ? Ce Prince estoit le Dieu des Seigneurs et des Dames, Et d’éloigner son corps, c’est leur ravir leurs ames. La mollesse n’est pas bonne pour un Vainqueur, Qui ne doit trouver rien de doux que la rigueur, Madame, il vaut bien mieux n’estre aimé de personne, Que de gagner un cœur, et perdre une Couronne. Il a vaincu tousjours quand il a combatu. Ces autres bons succés excitent sa vertu. Il peut perdre du sang faisant un grand carnage. Le mal qui vous fait peur augmente son courage. Trop de cœur quelquefois nous fait perdre le jour. Souvent on perd l’honneur, quand on a trop d’amour. Il doit doncques partir ?         L’affaire est resoluë, L’Empereur veut qu’il vainque.         Et je crains qu’on le tuë. N’est-il point de moyen, Monsieur, de l’empescher ? Esperez mieux de luy puis qu’il vous est si cher ; Quel droit peut revoquer cette belle ordonnance Que la Justice a faite avecque la Puissance ? Si j’avois du credit j’en suspendrois l’effet. Cette faveur rendroit Crispe mal satisfait. Chacun est bien content qu’on ait soin de sa vie. La vaillance resiste à cette lasche envie. Mettez vôtre repos à plaire à l’Empereur. Le funeste repos qui me met en fureur ! Que j’avois tort d’aimer un sujet trop aimable, Qui m’afflige plustost qu’il ne m’est favorable ? Je le perds en effet sans l’avoir possedé ; Et tout mon bien consiste à l’avoir regardé. Qu’on tombe bien souvent pensant toucher le faiste, Et qu’un grand calme attire une grande tempeste ! Allons le salüer pour mon dernier devoir, Mes yeux voyez-le encor, ne le devant plus voir. Fin du premier Acte. Constantin donne l’épée de General d’Armée à son fils, avec ordre de mourir ou de vaincre ; Crispe la prend, et témoigne que ses resolutions ont prevenu les desirs de son pere. Fauste se plaint à Constantin de ce qu’éloignant Crispe de la Cour il esbranle l’appuy de l’Empire, et empesche ce jeune Prince d’aller aux occasions d’honneur, pour avoir plus de loisir de l’aimer. Crispe croyant estre sur son depart, afflige autant sa grand’mere Helene en luy disant Adieu, qu’il se réjoüit de sa nouvelle charge. Ils changent tous deux de ressentiment, lors qu’Artaban vient arrester Crispe au poinct qu’il avoit ordre de marcher. Crispe s’en irrite sans pecher contre le respect. La jeune Helene et la Princesse Adelaïde, se conjouïssent sur cet arrest, qu’elles estiment heureux, et qui sera la cause des infortunes de Crispe. Fauste aprend de Procle que Crispe n’aime que les armes, et ne haït que les plaisirs. Adelaïde vient implorer le secours de Fauste pour gagner le cœur de Crispe, ne prenant pas garde qu’elle prie sa Rivale de luy ceder. Crispe avoüe en fin qu’il cede à l’amour ce qu’il avoit dissimulé, et que de Conquerant il devient serviteur d’une Princesse. SOuviens-toy bien, mon fils, des exploits de ton pere ; Constantin a bien fait, mais Crispe doit mieux faire ; Tu dois estre Empereur me devant succeder, Et si j’acquiers du bien tu le dois posseder ; Mais je veux que suivant les traces de ma vie, Tu merites l’Empire en dépit de l’envie : Car un grade d’honneur qu’on n’a pas merité, Est plustost un affront qu’un poinct de dignité. N’apporte pas ta teste, ou porte une Couronne, Pour l’avoir sans faillir, hazarde ta personne ; Prens cette épée en main, cet acier tout-puissant ; Pour avoir son esclat doit estre rougissant ; Les Barbares ont fait une esmeute nouvelle, Va faire voir ta force où la Gloire t’appelle. Pour faire vaillamment il me faut commencer A suivre un Conquerant qu’on ne peut devancer; Mais je n’ay point de peine à prodiguer ma vie, Si c’est mon vray bon-heur, comme c’est mon envie. La Cour ne m’est plus rien quand je songe aux combats : Et je crains seulement qu’on ne me choque pas; Il m’ennuie à present de tenir cette épée, Car je la vois briller, l’aimant mieux voir trempée. Vous perdez donc un fils pour gagner de l’honneur ? Un malheur recherché vous ravit ce bon-heur ? Mes enfans sont petits, les travaux de la guerre Vous élevant au ciel, vous courbent vers la terre ; Et si Crispe nous vient à manquer aujourd’huy, L’Empire est en danger de faillir avec luy ; N’ayant point d’ennemis vous allumez des guerres ? Et dans la paix de l’air excitez des tonnerres ? Ne vous offensez pas qu’il subisse une Loy Qui luy sera tousjours commune avecque moy ? Vivra-t’il dans la paix ? j’ay vécu dans la peine, Pour m’asseoir sur le thrône on m’a mis à la géne : Ma vie pour le moins estoit d’aussi grand prix, Le prisez-vous, Madame, avecque mon mespris ? Monseigneur n’a non plus de Rival que de Maistre, Et Crispe prés de vous ne me semble rien estre ; Toutefois si le Ciel vous eust fait Empereur, Vous causant beaucoup plus de plaisir que d’horreur, J’eusse mieux aimé voir couronner vôtre teste Dans la tranquillité que parmy la tempeste, Ainsi donc les Tyrans estans tous abbatus, Tout le monde adorant ou craignant vos Vertus, Laissez Crispe à la Cour.         Pour aimer les alarmes, Il faut haïr, Madame, un lieu si plein de charmes; La Cour peut ramollir la plus mâle vigueur, Vous l’aimez Courtisan, et je l’aime Vainqueur. Et puis quiconque veut se garder de surprise, Doit mesme dans la paix faire quelque entreprise : Sans avoir d’ennemis, on doit porter le fer, Ou l’on peut se voir vaincre, ayant pû triompher. Mais je viens maintenant d’aprendre des nouvelles, Qu’un Prince assujetty s’est fait chef des rebelles ; Puis donc qu’il se soûleve, il le faut abaisser ; Ma douceur l’aigrissant, mon fils le doit forcer. Vous avez d’autres chefs pour conduire l’armée. Mais Crispe doit luy seul faire sa renommée. Je frissonne d’horreur à vous l’oüir nommer. S’il se fait tant cherir, qu’il se fasse estimer Il est assez prisé, tout le monde l’adore. Et cette charge aussi fait voir que je l’honore. Mais s’il meurt à la guerre ?         Il mourra dans l’honneur. Vous serez malheureux.         Il aura du bonheur. Dans toute sa Faveur je crains quelque disgrace, Si quelqu’autre ne va commander en sa place. Tout le mal que je crains, c’est qu’estant à la Cour Il soûmette à la fin sa grandeur à l’Amour. Il n’en est pas touché.         Ne le peut-il pas estre ? Il n’a point de Maistresse.         Elle n’est pas à naistre. Il n’en aime pas une.         Au moins est-il aimé. Et quel seroit le cœur qui n’en seroit charmé ! Mais encor, Monseigneur, le nom de son Amante ? Elle est de vostre Cour.         Oüy, c’est ma Confidente ; Elle a de grands desseins, mais ce discours à part, Crispe me fait beaucoup souffrir par son depart ; Qu’on prenne mes enfans, que le vôtre demeure, Ma vie finira s’il arrive qu’il meure. Voyez comme mes yeux prevenant ses malheurs, Quoy qu’il ne souffre rien, jettent desja des pleurs ; Et ne serois-je pas du tout inconsolable, Si parmy nos bonheurs il estoit miserable ? Si je l’estime tant, c’est qu’estant pres de nous En voyant vôtre fils, je croy voir mon espoux. Contre ma volonté, je le donne à vos larmes ; Qu’il vive pres de vous éloigné des alarmes. Ayez soin neantmoins qu’il garde sa vigueur, Et que d’autre que vous ne possede son cœur. En cela comme en tout je vous seray fidele, Vôtre précaution s’accordant à mon zele, Ma Confidente mesme, et remarquez ce poinct, Sans voir choquer son feu, ne le cherira point. Mon cœur estoit pressé, mais je sens qu’il respire, Dans ma joye pourtant je rencontre un martyre, La guerre pour ce Prince a perdu son ardeur, Mais je crains d’autre part qu’il ait trop de froideur. O Mars ! si ta Venus a pû t’estre agreable, Et si pour la cherir tu t’és rendu traitrable ; Change en flammes d’amour le feu de sa fureur, Et qu’il aime l’amorce et haïsse l’horreur. Puis qu’en fin mon Amour doit ceder à ta gloire, Puisses-tu me quittant rencontrer la Victoire ! à te voir seulement on voudra t’obéïr, Il faut ne s’aimer pas pour te pouvoir haïr, Tant de belles Vertus et des attraits si rares Changeront en douceur l’humeur de ces Barbares. Ce n’est pas mon dessein non plus que mon desir, Recherchant du travail, de trouver du plaisir ; Qu’ils se defendent bien, je n’aime de conqueste Que celle que j’obtiens au peril de ma teste. Adieu Madame,     Adieu.         Seigneur, ne partez pas; La Cour arreste en fin vos desseins et vos pas. L’Empereur a changé sa premiere Ordonnance. C’est doncques sans effet que j’ay de la puissance ? On me donne une charge afin de me l’oster, On me dit que je marche expres pour m’arrester ; Qui commande l’armée ? est-il homme de marque ? Je suis fils d’Empereur quand il seroit Monarque ; Un pere a tout pouvoir sur ce qui m’appartient, Mais non pas pour m’oster l’honneur qu’un autre obtient. L’Imperatrice mesme a rompu l’entreprise. Cette opposition doit estre une surprise. Elle ne vous retient qu’afin qu’estant icy Vous viviez sans danger comme elle sans soucy. Un illustre danger m’est tousjours souhaitable, Comme un plaisir honteux ne m’est qu’abominable, Elle ne devroit pas acheter son bonheur Au prix de mon tourment et de mon deshonneur. L’Empereur resistoit d’abord à sa poursuite. Et pour la rompre en fin, je veux partir plus viste. Mais ses larmes apres l’ont si fort combatu, Que la foiblesse en fin emporte la vertu. Un Prince ne doit pas se soûmettre à sa femme, Ny pour la trop priser mettre un fils dans le blâme, On dira que c’est moy qui charmé de la Cour Ne sçaurois sans mourir, vivre ailleurs un seul jour ; Mon renom souffrira cette honteuse tache, Si j’estois genereux je passeray pour lasche ; Bien loin d’estre un grand Chef je seray Courtisan, Et l’Amour sans l’honneur sera mon partisan ; Je vay tout de ce pas obtenir ma dépesche, Car il n’est pas seant qu’une femme l’empesche. Croy que l’Imperatrice agit pour t’obliger, Et la desobligeant tu nous vas affliger, Reconnois en ce poinct l’amour qu’elle te porte. Qui me voudroit haïr m’aimeroit de la sorte, Sa grandeur va tousjours sur ses contentemens, Pourquoy n’auray-je pas les mesmes sentimens. Un pere ne doit pas trouver un fils rebelle. Je ne dois pas aussi n’obeïr que pour elle. Un honneur qu’on differe est encore asseuré. On nous éprouve encor quand il est differé. Mon fils, tu dois priser l’amour d’une marastre. Cet amour est trompeur puis qu’il est idolâtre. Il ne s’en ira pas, appaisons nos douleurs, La joye seulement doit avoir de nos pleurs. Elle l’a retenu.         Que j’admire son zele, Et que j’ay peine à croire une douce nouvelle ? Elle le voit tousjours, et le veut tousjours voir, Et n’a que pour luy seul de cœur ny de pouvoir ; En outre elle parloit de quelque mariage à dessein d’arrester par l’amour son courage. He Dieux ! quelle Princesse auroit assez d’appas Pour pouvoir arrester son cœur comme ses pas ? L’Imperatrice seule a pouvoir de luy plaire. Mais il veut une femme, et Fauste n’est que mere. Elle doit luy choisir celle qu’il doit aimer ; Sondez bien ses secrets pour nous en informer. Et c’est là mon malheur d’estre sa Confidente, Car ce nom me defend d’estre sa concurrente ; Si je cheris ce Prince elle me peut haïr, Croyant que mon amour ne tend qu’à la trahir. Mais aussi n’aimer pas celuy qui me possede ? Il faut que pour ce poinct ma Princesse me cede, Ou qu’elle m’abandonne, et que j’aye un seul bien; C’est d’estre toute à Crispe et de n’estre plus rien. Et puis, elle ne peut s’opposer à ma flamme, Qu’elle soit sa marastre, et je seray sa femme ; Elle m’assistera bien loin de m’empescher, Et m’en fera cherir, puis qu’elle le tient cher. Qui pourroit-elle aider mieux que sa Confidente ? En me desobligeant seroit-elle obligeante ? J’estime que son cœur ne fait rien que pour moy, Et qu’elle veut donner son beau Fils à ma Foy. Son cœur n’aime donc rien que l’horreur des alarmes ! Et met toute sa joye à rejetter les charmes ? L’estrange naturel qui fait ses déplaisirs De toutes ces douceurs qui font tous les desirs. S’il peut s’en rencontrer une qui vous égale, Madame, il est content d’aimer vôtre Rivale, Mais vous n’en ayant point, et n’en pouvant avoir, Comment peut-il aimer ce qu’il ne peut pas voir ? Ces doux ressentimens, au moins comme je pense, Viennent bien moins de luy que de ta complaisance, Tu penses m’abuser par ce bel entretien, Et pour gagner mon cœur tu me donnes le sien, Mais Procle, à mon humeur, croy que la flatterie Tient moins lieu de plaisir que de supercherie. Madame, vous pourrez connoistre par effet Que mon discours est vray comme il vous satisfait, Procle s’abuseroit en trompant sa Princesse, Car sa perte soudain puniroit sa finesse, On surprend des Esprits indignes de respect, Je vous honore trop pour vous estre suspect ; Vous possedez ce fils beaucoup plus que son pere. Il n’aura doncques pas de peine à me complaire ; Que si j’ay du pouvoir autant que tu m’as dit, Et que sa volonté s’accorde à mon credit, Je luy veux faire aimer la merveille du monde, Qui ne cede à pas une, et n’a point de seconde, Dans la Cour où je suis on voit briller son œil, Les astres sont autour, c’est l’unique soleil, Je luy diray bien plus. Pour te parler d’Helene, Ce qui lie ton cœur, tient le sien à la chaine, Elle t’aime si fort depuis mon entretien Qu’elle n’a point de vœu, Procle, qui ne soit tien. Crispe se reconnoit obligé dans moy mesme, Madame, ayant receu cette faveur extreme. Je m’en vay publier l’effect d’une bonté Qui n’a rien de pareil sinon vôtre beauté. Madame, je ne puis plus cacher un mystere, Et vous me disant tout, je ne vous dois rien taire ; Pour vous estre inconnu mon feu n’est pas honteux, Mais c’est qu’allant bien haut l’effet en est douteux. Le feu s’éleve fort en quel lieu qu’on le voye,    505 Parle pour voir changer toutes tes pleurs en joye : Va-t’en sçavoir, Flavie, où Crispe est si long-temps. J’ayme un grand de la Cour.         Tes vœux seront contens Dy moy ses qualitez.         Il est incomparable, Madame, il est vaillant plus qu’il n’est agreable. Son nom ?         Ses qualitez vous le font bien sçavoir, On ne voit rien de grand que lors qu’on le peut voir. C’est doncques l’Empereur.         Pour si haut que j’aspire, Mes vœux sont au dessous du faiste de l’Empire. C’est Crispe à mon advis.         Ce beau nom me blessant Fait voir le mal caché que mon ame ressent. Tu devois donc plustost me declarer ta peine. Je pensois l’étouffer la croyant estre vaine, Mais mon feu s’augmentant jusqu’à l’extremité Peut-il estre excessif et sembler limité ? Ce Prince ne dépend que de vôtre puissance, Vous faites son amour comme mon esperance ; Donc si vous desirez voir mon esprit guery, Donnez-moy pour Amant ce noble Favory. Mes effets ont déja prevenu ta demande. La faveur qu’on avance est tousjours la plus grande. J’acheveray bien-tost ce que j’ay commencé, Et ton feu par ta foy sera recompencé ; Souviens-toy seulement que dans la confidence Tu dois cacher ta flamme et monstrer ta prudence, Presque toute la Cour a connu ton secret, L’Amour pour s’asseurer doit paroître discret. Bien qu’il soit malaisé, Madame, qu’une Amante Toute aveugle qu’elle est puisse estre fort prudente ; Je tascheray pourtant de contraindre mes feux Pour conformer tousjours mes desirs à vos vœux. Maintenant pour pouvoir mieux avancer l’affaire ; Je fais mes interests de ce qui t’a pû plaire, Et je vais travailler à gagner cét Amant Comme si ton supplice estoit mon vray tourment. Peut-on assez priser une telle Princesse ? L’effet t’étonnera bien plus que la promesse. Procle, tu m’aymes bien, mais tu cheris ma sœur, C’est aussi mon dessein de t’en voir possesseur ; Adelaïde aussi me semble si parfaite, Qu’il me faut dans ma force avoüer ma défaite ; Je ne semblois haïr que les contentemens, Mais enfin je me vois au nombre des Amans. Il n’est point de grandeur ny de beauté si rare Qui me puisse toucher si je vous la compare ; Et dans le beau dessein que j’ay de vous servir, Rien ne m’agrée ailleurs, bien loin de me ravir. Je ne crois pas pourtant que mon amour vous blesse Quand vous prisant sur tout, j’honore une Maistresse ; Il est vray qu’ayant veu qu’elle est de vôtre sang, Un Prince peut à peine aspirer à son rang ; Mais si mon cœur l’obtient de vous pour recompence, Je l’aymeray tousjours moins que vostre alliance: Et quoy que cét Hymen nous rende bien-heureux, C’est pour vous seulement qu’elle aura tous mes vœux. Fauste au surplus vous doit parler de quelque Dame. Son discours me plaira s’il s’accorde à ma flamme ; Mais hors d’un seul objet je n’en sçaurois plus voir, Et ce n’est mon humeur non plus que moin devoir. Cette Marastre agit pour vous avec grand zele. Souvent plus il est grand plus il est infidele: Mais pour voir les effets de tant de beaux desirs, Et changer à la fin tous nos feux en plaisirs ; Va-t’en voir ma Princesse, et sans te mettre en peine, Croy que me la gagnant tu gagneras Helene. Fin du second acte. Fauste fait appeller Crispe pour luy declarer un dessein qu’elle veut et ne peut cacher : Adelaïde sert à ce Ministere, et s’interesse pour Fauste, croyant que Fauste ne s’interesse que pour elle. Fauste ouvre son cœur à Crispe par des termes couverts, et puis dans une impudence manifeste, ses poursuites neantmoins ne reçoivent que des rebuts, enfin elle s’excuse pour accuser l’innocent. Fauste voyant son amour desesperé le convertit tout en haine, et se resout à perdre dans la paix ce foudre de guerre qu’elle avoit fait retenir. Crispe resout avec Procle sa retraite de la Cour sans en donner de cause apparente que sa manifeste melancolie, il y joint le bien de l’Estat et de la maison de son Pere. Constantin se rejoüit avec Artaban de la nouvelle qu’il a receuë de la cessation des troubles, et des sousmissions des rebelles. Procle rendant raison de la retraite de Crispe, l’Empereur entre en soupçon quand l’autre l’en veut delivrer. Fauste accuse en effet Crispe du crime qu’elle seule a voulu commettre, et fait semblant d’appaiser l’Empereur afin de l’aigrir davantage contre son fils. VA dire à ton Amant que je luy veux parler, C’est pour te l’acquerir, et pour me consoler. Si mon Espoux sçavoit les desseins de mon ame, Le tiendroit-il pour fils, me tiendroit-il pour femme ? N’importe ; je ne puis resister à ces feux, Et laissant mon devoir il faut suivre mes vœux. Mais déja la rougeur me monte sur la face, Pour gracieux qu’il soit j’en crains quelque disgrace : Il me doit rebutter, ne le ferois-je pas S’il avoit mon Amour, si j’avois ses appas ? Il faut tout hazarder, mon mal est trop sensible Pour ne me porter pas à tenter l’impossible ; Crispe voyant l’excés de ma calamité Ne s’étonnera pas de cette extremité. Beau Crispe dont l’honneur et la grace est extréme, Cher Prince qui n’as point d’ennemy qui ne t’aime ; Je t’ay fait appeller voulant t’ouvrir un cœur Lequel vainquant par tout, te tient pour son vainqueur, Crispe fait maintenant tous les vœux d’une Dame, Qui fait avecque moy méme corps et méme ame, Elle m’égale en tout, si tu veux l’honorer, Ou plustost la cherir, je te veux adorer. Vous ne pretendez-pas à ce conte que j’aime, Madame, s’il n’est rien de si grand que vous-méme. Je ne me picque pas qu’elle usurpe mes droits, Afin de meriter de vivre sous tes loix. Si vous luy permettez de vous estre semblable, Vous seule neantmoins me semblez adorable. Quelque autre, à ce qu’on dit, t’oste ta liberté ? Mon cœur est bien attaint, mais non pas arresté ; Je mesure mon feu pour des sujets que j’aime, Mais mon zele envers vous paroist toujours extréme. Fay-le moy doncques voir dans son extremité. Mon respect n’en peut voir qu’un effet limité. Quitte ce vain respect pour contenter ma flamme. Il me souvient toujours de qui vous estes femme. Crispe n’est pas mon fils si l’autre est mon époux ; Fay donc ce que je dy pour faire comme nous ? Quoy ?         Fay voir à mon cœur que ta flamme est extréme Aimant ce bel objet qui semble estre moy-méme. C’est contraindre mon cœur que de luy faire aimer Un objet hors de vous qu’il ne peut estimer, Si je suis tout à vous pourrois-je estre à quelque autre, Ou bien pretendez-vous que je ne sois plus vôtre ? Je sçay qu’Adelaïde a quantité d’attraits, Et je resiste mieux aux armes qu’à ses traits ; Mais si je la cheris c’est comme une Maistresse, Et vous comme ma Mere, et comme ma Princesse. Je n’entens-pas parler de cette autre beauté, Mais plustost de…Mon cœur n’a plus de liberté. Vous avez tout pouvoir bannissez toute crainte. Te faisant ce discours tu fairas quelque plainte. Je ne puis m’irriter de vos contentemens, C’est vôtre déplaisir qui fait tous mes tourmens. Adelaïde au prix, quoy que ma Confidente, Méme à ton jugement ne sera que suivante ; Enfin c’est le party le plus grand de ma Cour ; Qui voyant tes respects recherche ton amour ; Mais ton cœur estant pris je ne te l’ose dire. Vous me pouvez toujours parler avec empire. Tu le peux deviner à me voir seulement. Madame, j’ay besoin d’un autre truchement. Je crains de t’offenser te faisant une grace, Il faut que mon époux te cede un peu sa place. Au lieu de luy ravir le premier de ses droits, S’il estoit mon sujet je le luy cederois ; Madame, je ne puis entendre ce langage, Ne m’avantagez-pas à son desavantage. Ne pense pas aussi que mon intention Soit de voir l’Empereur dans la sujettion ; S’il faut perdre l’honneur il faut que l’on me prive, Et c’est moy seulement qui veux estre captive. Enfin m’aimes-tu bien ?         Tout autant que je peux, Si c’est moins que je dois, n’en blâmez pas mes vœux. Donne m’en une marque aussi douce que belle. Dites quelle vous peut estre la plus fidele. Si vous me commandez d’affronter le trépas, La vie m’est à charge avec tous ses appas; J’immole à vos plaisirs toute ma renommée, J’aime mieux vous servir que commander l’armée : Voulez-vous que jamais Crispe ne soit qu’à vous, Et que pour vous servir j’abhorre d’estre époux ? Ce n’est pas mon desir de contraindre tes flammes, Si tu sers librement la plus grande des Dames ; Et sans prendre autrement le nom de son époux, Je voudrois qu’en effet tu luy fusses plus doux. L’Empereur seul a droit sur ce bonheur supréme, Et le nom et l’effet doit estre pour un méme. Qu’il en garde le nom, et fais m’en voir l’effet. Ce plaisir pretendu me rend mal satisfait. Tu ne me promettois que pour tromper ma flamme. Je promettois en fils, vous demandez en femme. Crispe n’est pas mon fils.         Constantin m’a produit. Et je pretens par là provigner ce beau fruit. Quoy ? priser tant le fils pour mépriser le Pere ? C’est pour te plaire en tout, que je veux luy déplaire. Madame, avec l’honneur vous perdez la raison. Les sentimens d’honneur ne sont pas de saison. J’ay caché si long-temps que je ne puis plus taire Ce que tu croy forfait, et qui n’est que Mystere. Mais les plus inhumains ont d’autres sentimens ! C’est qu’ils n’ont jamais veu ces beaux lineamens. Vous voulez m’éprouver.         Voy ce cœur que tu brûles ! Il n’est que trop sincere, approche, tu recules ! Les Cieux peuvent-ils voir et souffrir ce dessein ! Ils peuvent bien souffrir ce Tyran dans mon sein. Dieu vangeur vous entend.         Les Dieux sont mes exemples, Les suivant je ne peux meriter que des Temples. Jupiter n’a-t’il pas pour épouse Junon ? En elle femme et sœur ne font qu’un méme nom. Apres cela tu crois que je serois infame, Si Crispe me nommoit sa Marastre et sa femme, Au contraire, je croy que si c’est mon bonheur, Comme on n’en peut douter, c’est mon plus grand honneur. Enfin les animaux ont-ils quelque avantage Qu’on puisse nous ôter sans nous faire un outrage ? Certes vôtre sagesse est sans comparaison Puisque les animaux fondent vôtre raison ; Si vos Dieux estoient vrais, on verroit la tempeste Pour vous guerir le cœur vous écraser la teste ; Mais vous n’avez de Dieux sinon ceux qui sont faux, Et qui loin de punir approuvent vos defaux. C’est Crispe qu’à bon droit Dieu juge abominable, Ayant permis ainsi qu’il vous parût aimable. Ciel ! tu m’as fait du bien pour me faire du mal, Tu me favorisois pour m’estre plus fatal ; Je vois dans cét amour que tu m’avois en haine, Puis-je rien esperer si ma grace est ma peine ? Foudroye maintenant ces deux chefs malheureux, Que ton feu maintenant vienne esteindre ces feux; Oüy je suis criminel d’avoir causé sa flamme, Et ce corps doit perir qui brûle ainsi son ame. Croy que si mon époux me sembloit aussi beau Je ne t’aimerois pas.         Si suis-je son tableau. Mais il est moins parfait.         Vostre poursuite est vaine, Cét amour ne peut rien meriter que ma haine ; Je vous dois resister si je suis si parfait, Et ma vertu ne peut approuver ce forfait. Prince par ces genoux que tu vois que j’adore, Modere un peu l’excés du feu qui me devore ; Ou bien si ta froideur étouffe ton amour, Sans prendre de mon feu fais moy perdre le jour. Demander un tel crime avec de telles larmes ! Et pour perdre l’honneur employer tant de charmes ! Tu méprises mes vœux ?         Les peut-on estimer ? Tu peux donc me haïr ?         Mais vous peut-on aimer ? Tu t’en repentiras.         Jamais la repentance Ne peut suivre que ceux qui commettent l’offence. Si tu ne m’aimes pas garde toy de perir. Et si vous m’aimez plus gardez vous de mourir. Cruel ! tu ne veux pas appointer ma requeste. Sans doute l’Empereur la doit trouver honneste. Je me rends au devoir confessant que j’ay tort, Et vois que mon amour a merité ma mort. Prince pardonne moy, j’aurois eu moins de flamme Si ton corps eust semblé moins parfait à mon ame ; Je prise ta vertu si je plain mon malheur, Mon plaisir pretendu fait ma vraye douleur ; Ce crime apparemment passe pour execrable, Mais trop d’affection le peut rendre excusable ; Le forfait est fort beau quand on semble pecher Pour tenir un sujet trop aimable trop cher. Donc l’aimant je n’ay pû meriter que sa haine ? Et je me vois en peine Pour avoir eu dessein de luy faire plaisir ? Si devant alleger il afflige mon ame, Je dois changer de flamme, Et brûler de cholere et non plus de desir. Cét ingrat me prisoit moins que ma Confidente, Est-elle plus puissante ? Ou bien peut-estre elle a de plus charmans appas ? Qu’il la nomme Venus aussi bien que sa Reine, Je suis leur souveraine, Et qui ne m’aime point ne me merite pas. Un rebut ! faut-il pas pour cette grande offence Une grande vangeance ? Oüy, si Crispe jadis m’a fait mourir d’amour, Je veux que maintenant que je suis inhumaine Il meure par ma haine, Et que perdant ma grace il perde aussi le jour. Mais ; s’il est vertueux le punir d’un supplice Qui n’est que pour le vice ? Il me faut regarder que ce fascheux refus Vient de trop de respect non de manque de zele, Et que s’il m’est rebelle, C’est que m’obeïssant il se verroit confus. Cesse de l’excuser raison trop importune, Car il perd sa fortune Perdant l’occasion d’un si rare bienfait, Comme devant pour luy ma flamme estoit extréme Ma haine est tout de méme, Et je pretends perir ou le perdre en effet. Je te plain neantmoins, Prince jadis aimable Toujours incomparable, Si tu te recognois je te veux pardonner ; Mais en cas que toujours ta rigueur persevere Je me rendray severe, La fureur et l’amour me semblant l’ordonner. Tu ne m’as donc déplû que pour plaire à ton Pere, Et tu le devois faire ; Et moy pour me vanger d’un si mortel affront, Je pretends que celuy qui t’a donné la vie Te l’oste par envie, Et tout mon deshonneur s’en ira sur ton front. Vous retirer, Monsieur, sans le dire à personne ? Ce projet vous rendra suspect à la Couronne. Je voudrois avoir fait icy moins de discours, Je ne maudirois pas aujourd’huy mes amours. Vôtre amour n’a jamais esté que fort prospere. Pour l’avoir trop esté, Procle, il me desespere ; Mais, adieu, cher Amy.         Quoy me celez vous rien ? Je te cache le mal pour te dire le bien. C’est n’aimer qu’à demy.         Tu dois lire en mon ame ; Mais de te dire tout je ne le puis sans blâme. Vostre desir s’oppose aux vœux de l’Empereur. Bien loin de m’agréer sa Cour m’est en horreur. Fauste s’offencera, puisque son entremise A fait rompre tantost une méme entreprise. Elle ne m’arrestoit que pour ses interests, Et pour eux, Procle, aussi, croy que je disparais. Avertis l’Empereur que son fils se retire Pour l’heur de sa maison, comme de son Empire. Donc vous me delaissez ? non, Monsieur, je vous suis, Car comme à vos douceurs j’ay part à vos ennuis. Tu sçais que sans amy mon cœur ne sçauroit vivre. Ce m’est plus que mourir que de ne vous pas suivre. Pour rendre neantmoins ce voyage asseuré, Tu dois suivre la Cour quand je la quitteray. Les troubles ont cessé, mais ils peuvent renaistre, Ce peuple m’est sujet, mais n’aime pas son Maistre. Il me sert par caprice, et prend la liberté De ne suivre mes loix que par sa volonté. Nonobstant ses sermens il peut m’estre infidele ; Et la mort seulement convertit un rebelle. Pour dompter l’Allemagne avec tous ses mutins, Si mon creditest vain, employons les destins. Faisons mourir tous ceux qui choquent mon Empire, Méprisant ma douceur qu’ils éprouvent mon ire, Et qu’en voyant leurs Chefs condamnez au trépas, Qu’on apprenne que c’est de ne m’obeïr pas. Où la clemence est foible, il faut estre severe, Il faut que tout perisse, ou bien qu’on vous revere ; Mais regnant par amour on acquiert plus d’honneur, Le Maistre et le sujet y trouvant leur bonheur. Envoyez quelque Prince en ces lieux qu’on peut craindre, Il regira les cœurs, ou les pourra contraindre, Et sans toucher au sang qu’il vous faut épargner En se faisant bien craindre, il vous faira regner. Cette charge est pour Crispe, il doit tenir ma place Tous en doivent attendre, ou la mort, ou la grace Grand Prince, vôtre fils vient de se retirer. Mais contre mon dessein on l’a fait demeurer. C’est depuis deux momens.         Sans le dire à personne ? Leve moy les soupçons que son depart me donne. Il le fait, m’a-t’il dit, avec grande raison, Pour le bien de l’Estat et de vôtre Maison. Ce depart me plairoit, mais il semble une fuite, Et dans ma seureté j’en dois craindre la suite. Il vous est trop acquis pour vous estre suspect. Procle, s’il a du zele, il n’a point de respect. L’effet vous en plairoit, dit-il, sçachant la cause. C’estoit donc son devoir d’en dire quelque chose. Vous le sçaurez toujours.         Mais il est à propos De bien-tost le sçavoir pour avoir du repos : A-t’il rien dit à Fauste.         Il a craint sa poursuite, Et pour ne la pas voir il est party plus viste. Elle sçait son depart et non pas son secret, Car s’il estoit sa joye, elle a bien du regret. Connoissant tant son cœur tu sçais toute l’affaire, Puis qu’il le faut sçavoir n’en fais pas un Mystere. Grand Prince, je n’ay pû luy faire ouvrir le sein, Il me faut comme à vous deviner son dessein. Si je vois arriver du mal de sa retraite, Je puis bien le punir et m’en prendre à sa teste ; Pour m’esclaircir du tout suis-le dés aujourd’huy, Ne viens plus à la Cour où reviens avec luy. On ne sçauroit jamais avoir trop d’affeurance, Et tel se voit trompé qui vit sans défiance. Sonde si dans la Ville on a sceu son projet, Et s’il est mécontent, quel en est le sujet. Je vay tout de ce pas en sçavoir des nouvelles. Mon fils s’en iroit-il soûlever nos rebelles ? Bien loin de me defendre il s’en va m’attaquer ! Mais il est trop bien né pour me vouloir chocquer. Fauste vous aviez tort d’arrester son courage ; C’est qu’aimant son époux elle aime son image ; Mais qu’ay-je à craindre enfin ? suis-je pas Empereur ? Un fils me feroit-il redouter sa fureur ? D’où vient que ces beaux yeux qui font mon allegresse, De riants qu’ils estoient, sont couverts de tristesse ? C’est pour vous, Monseigneur, que découlent ses pleurs, Si j’avois moins d’amour, j’aurois moins de malheurs ; Toujours dans vôtre honneur mon bonheur s’interesse, Et de le voir chocqué, c’est le mal qui me blesse. Si vous le découvriez je le pourrois guerir. Mais vous ne pourriez pas l’entendre sans mourir, Vôtre fils, ha ! ce mot m’arreste et me fait taire. Mon fils s’est retiré, n’est-ce pas le mystere ? Faut-il vous offencer, qu’il fasse à son plaisir, Et suivant son devoir il suive son desir. J’avois mesme dessein, mais vous l’avez fait rompre, Quoy qu’il ait le cœur, la Cour l’eust pû corrompre. Dans cét illustre feu que l’on voit dans ses yeux, On reconnoit son Pere avec tous ses ayeux ; Mais estant trop aimé, comme il est trop aimable, L’honneste alloit ceder son cœur à l’agreable ; Ne vous picquez donc pas s’il aime son honneur, Et faites vos plaisirs de son propre bon-heur. Son sejour me touchoit bien plus que sa retraite, Je deplore à present qu’il ne l’ait plustost faite ; Mais, vôtre fils à part, Grand Prince, mon regret Ne se peut découvrir, ny demeurer secret. Madame, en me parlant vous parlez à vous mesme, Et je me tais, Seigneur, pource que je vous aime, Je ne puis à present vous nommer mon époux, Depuis qu’un scelerat offence un nom si doux ; Et je veux à present vous estre si fidele, Que mesme ma vertu vous semble criminelle, C’est d’un grand de la Cour que je pleure l’erreur, Non y participant, mais en ayant horreur. Peut-on bien dans ma Cour faire de si grands crimes ? Les Grands croyent par fois les rendre legitimes. Parlez plus franchement.         Grand Prince, je le veux Si vôtre sentiment est conforme à mes vœux ; Faites grace à celuy que vous sçaurez coupable. J’y consens si son crime au moins en est capable. Pour vous confesser tout, c’est bien un grand delit Que de vous offencer jusques sur vôtre lit ; On m’a sollicitée à vous estre infidele, Je serois sans honneur si j’eusse esté sans zele ; Mais j’ay dit constamment nonobstant cét effort, Que je souffrirois moins cét affront que la mort, Je vous en donne avis.         Vous m’offencez, Madame, Luy vouloir pardonner, c’est n’estre pas ma femme ; Je jure par le Dieu que je sers de nouveau, Qu’il mourra ce jourd’huy si je n’entre au tombeau ; Ha ! que c’est estre doux à des humeurs sauvages, On flatte leurs excés en flattant leurs courages ; C’est un monstre inhumain qui conçoit de ces feux, Mais s’ils luy semblent doux, ils luy seront affreux : Et quiconque voudra differer son supplice, Y participera comme estant son complice. Vouloir fouler mon lit ? le lit de l’Empereur ? C’est moins un trait d’amour que d’extréme fureur ; Et ne pretend-on pas m’oster le Diadéme, Puis qu’on me veut ravir la moitié de moy-mesme ? Je cede volontiers mon thrône et mon pouvoir, Car je prise bien plus l’honneur de vous avoir. L’affaire est importante à nous comme à l’Empire, Pour oster tout le mal, Madame, il faut tout dire : Le nom, la qualité de ce grand criminel, Pour qui punir c’est peu qu’un supplice eternel ? Oserez-vous l’oüir si je vous l’ose dire, Ou punir un méchant sans souffrir un martyre ? Je sçay que la justice est aveugle en effet, Mais sans voir la personne, elle voit le forfait. Si l’Empire est taché de son ignominie ? Mon Empire ne peut voir sa gloire ternie. S’il estoit de mon sang, ce que je ne croy pas, Je l’épancherois tout, je couperois mon bras. C’est Crispe.         C’est ! C’est Crispe ! O funeste nouvelle ? Cieux ? suis-je trop credule, ou m’est-elle infidele ? De ma femme aujourd’huy mon fils veut estre époux ; Que ne suis-je donc mort ? que ne l’étouffez-vous ? Un si grand criminel est exempt de supplice ? Ce Dieu qu’on croit si juste a si peu de justice ? Oüy, c’est Crispe en effet, car ce n’est pas mon fils, Ou le Ciel a puny la faute que je fis ; Quand pour produire un fils qui meritast l’Empire, J’engendray seulement un sujet à son ire. Ou plustost en voyant ces signes apparens, Je dois croire en effet qu’il est fils des Tyrans ; S’il est mien, je me vois dans quelque horrible offence, Puis qu’un monstre inhumain en a pris sa naissance. Dieux ! que vous ay-je fait ! l’ay-je doncques produit ! Enfer ouvre ton sein, brûle l’arbre et le fruit. Grand Prince, je ne puis supporter cét orage, Qui rend des yeux si doux approchans de la rage ; S’il est vray que ce Prince ait commis ce forfait, Mon refus a puny tout le mal qu’il a fait, Comme en vôtre faveur j’aymois son avantage, Je luy parlois d’amour pour quelque mariage ; Il m’a dit là-dessus que seule il m’honoroit, Et s’il aimoit ailleurs que son cœur m’adoroit : J’ay pris pour compliment ce trait de fantaisie, Croyant dans m’a froideur qu’il fut sans frenesie, Mais il m’a répondu qu’il seroit comme vous, Et n’estant pas mon fils qu’il vouloit m’estre époux ; Mon rebut échauffoit sa premiere poursuite, Et je n’ay pû sauver mon honneur qu’à la fuite. J’ay debattu long temps si je vous le dirois, Pendant que du plaisir que je vous causerois, De me voir en effet épouse legitime, Il naistroit du regret de voir d’ailleurs son crime ; Apres tout redoutant un semblable attentat, Et prisant mon honneur plus que tout vôtre Estat, J’ay creu que je devois pour n’estre pas surprise, Vous découvrir icy toute son entreprise. Je croy qu’il se repent d’un forfait plein d’horreur, Sa raison ayant moins agy que sa fureur ; S’éloignant de la Cour il s’est puny luy-mesme, Quoy qu’il vous ait fait tort, si faut-il que je l’aime ; Ne le poursuivez pas jusqu’à l’extremité, Il n’a pas fait de mal, bien qu’il l’ait souhaitté, C’est le crime d’un fils, donc punissez-le en pere, Et laissez l’impuny si vous me voulez plaire. Vous avez trop d’amour pour ceux qu’il faut haïr, Luy puis-je pardonner s’il a pû me trahir ? Sans que ce discours vient d’un excés d’indulgence, Je vous croirois d’abord de son intelligence ; Apres un tel affront appaiser mon courroux ! D’estre rude en ce poinct c’est encore estre doux ; Tu mourras, tu mourras, traistre, fils parricide, Je te seray cruel, puis que tu m’es perfide. Fin du troisième Acte. Artaban tâche de détourner Constantin de la resolution qu’il a prise de vanger l’honneur de sa femme par la mort de son fils, mais en fin la jalousie l’emporte sur l’amour de pere. Artaban déplore le credit qu’il a, puis qu’il n’est dans la faveur que pour estre dans le crime. Il aime neantmoins mieux quitter la vertu que la Cour. Fauste continuë à rendre odieux celuy qu’elle n’a pû faire consentir à son amour detestable, et asseure Adelaïde que Crispe ne paye son feu que de mine et de froideur. Helene mere de Constantin, vient excuser Crispe envers Fauste sur la promptitude de son depart, et la prie d’adoucir le pere pour sauver le fils, elle promet de s’y employer pour mieux tromper les uns et les autres. Emile vient sonder si l’Empereur a changé de resolution, et n’en rapporte que la premiere réponse. Helene fille de l’Empereur, luy vient raconter une forme de vision qu’elle a euë sur la mort de son frere ; Constantin luy dissimule ce qui en est, avec autant de regret que de constance. Il a de la haïne et de l’amour pour son fils innocent, qu’il croit neantmoins coupable. Fauste vient interceder pour Crispe, avec Helene mere de l’Empereur, et en defendant l’innocence couvre mieux sa malice. Procle ayant veu mourir son amy, se resout de ne plus vivre, que pour en porter les nouvelles à sa Maistresse, et vanger une si injuste mort. Il annonce cette funeste avanture par un silence affecté. Artaban, c’est conclu, mais puis qu’il doit mourir, Quels moyens prendrons-nous pour le faire perir ? Grand Prince, il ne faut pas avancer la vangeance, Souvent elle ne suit que de trop prés l’offence. Peut-on sans faire un crime excuser ce forfait ? Non ; mais il faut devant s’informer bien du fait. Puis-je douter jamais de la foy de ma femme ? Croyez-vous qu’un bon fils ait une mauvaise ame ! S’il n’a pas fait de mal le peut-elle accuser ? Combien qu’elle l’accuse, il se peut excuser. Je ne le veux pas voir.         De punir un coupable Sans l’oüir, ce n’est pas estre Juge équitable. L’oüir ! je ne veux plus le voir qu’il ne soit mort. Mais le pouvez vous voir mourir si c’est à tort. A tort ! ayant voulu soüiller ainsi ma couche ? Pour le sçavoir il faut l’entendre de sa bouche. Pourroit-il avoüer devant moy ce forfait ? Peut-il avoir esté si coupable en effet ! Fauste l’a trop aimé pour le rendre coupable ? Les marastres toujours ont le cœur variable. Son depart prouve assez qu’il se croit criminel. Son sejour a monstré qu’il ne peut estre tel. Tu t’entens avec luy.         Je defends l’innocence. Il est donc innocent ?         Pour le moins je le pense. Quels seront les meschans, si de fouler mon lit C’est un trait d’innocence et non pas un delit ! Je l’appelle innocent, pource que la justice Ne l’a pas jusqu’icy convaincu d’aucun vice. Et j’entens, Artaban, que sans autre respect Il soit bien-tost puny, pource qu’il m’est suspect. Quand il auroit failly, sa faute est pardonnable, Un crime sans effet est toujours reparable. C’est un mal que sa mort peut seulement guerir ; Si vous estes son pere il ne doit pas perir : S’il ne vit pas en fils, pourquoy vivrois-je en pere ? Il vous peut agréer s’il vous a pû deplaire. Pour me plaire, Artaban, il me faut contenter ; Or mon plaisir sera de le voir tourmenter. C’est la raison qui parle ; écoutez la nature, Vous voulez dans ce fils vous mettre à la torture ; Et puis son deshonneur rejaillira sur vous. Pourveu qu’il souffre bien tous ses maux me sont doux, Je n’ay jamais produit un fils si detestable ; S’il estoit mon image, il me seroit semblable ; Ainsi le deshonneur ne peut estre qu’à luy. Mais enfin s’il perit, vous perdez vôtre apuy ; Vous vous perdez vous mesme en le pensant détruire ; Et vous en prenez moins à Crispe qu’à l’Empire. Tu nommes mon apuy qui me veut renverser ? Qui ne voit mes plaisirs que pour les traverser ? Il est meilleur pour moy de voir punir ma race, Que si dedans mon lit un fils prenoit ma place ; Et j’ayme beaucoup mieux détruire mon Estat, Que de le laisser vivre apres cét attentat ; Ce n’est rien de regner si l’on regne sans gloire, Et qu’on dure long temps pour flétrir sa memoire. Ce coup diffamera par tout vôtre maison. Mais on dira par tout que je suy la raison. Les attraits d’un beau-fils nuiront à vôtre femme. Luy seul courant danger encourra tout le blâme. S’il est le seul coupable, on ne le croira pas. Il faudra bien le croire ayant veu son trépas. Ce discours semble trop retarder son supplice ; Si tu ne le poursuis je te croiray complice. Ce mot encore, Sire, on se peut repentir. Non pas de m’avoir plû, mais de me repartir. Je t’ay dit mon secret, sois moy doncques fidelle, Et montre toy plustost trop zelé que rebelle. Quel credit qui n’est bon que pour faire du mal ? Et m’est avantageux pour m’estre plus fatal ! Je pers la probité si Crispe perd la vie, Et s’il vit, je subis ou la haïne, ou l’enuie ; Toutefois il vaut mieux perir, Que de perdre d’un coup doublement l’innocence, Et si le Prince doit mourir Il faut que par sa mort le subjet le devance. Mais d’ailleurs je ne puis que me desesperer ; Car ma mort du trépas ne le peut delivrer, Et de causer deux morts n’en devant causer qu’une ; C’est vouloir l’obliger par un autre infortune ; Luy seul donc souffrira la mort, Mon mal ne luy pouvant estre que dommageable ; Et combien qu’il n’ait point de tort, Les Grands n’en trouvant point peuvent faire un coupable. Cher Prince, excuse moy si tu meurs de poison, C’est contre mon desir comme contre raison, Mais si tu dois perir veux-tu que je perisse ? Oüy, je desirerois recevoir ton supplice ; Mais si ton pere ne veut pas Que d’autre que son fils de ton mal se ressente ; Et s’il ordonne ton trépas, Ma main obéïssant mon ame est innocente. Il est vray qu’il a tort de s’éloigner ainsi, S’il en a du plaisir j’en ay bien du soucy. En cas qu’on me l’eust dit, j’eusse empesché sa fuite, Mais il s’en est allé sans témoins et sans suite, Qui le gagne le perd, je l’obligeois assez, Son cœur reconnoit mal tant de bienfaits passez ; Au reste à ton amour il est impenetrable, Et l’aimant tu ne peux qu’estre fort miserable. Comme je luy parlois d’agréer ton ardeur, Il ne m’a témoigné que beaucoup de froideur ; Et pour t’oster enfin tout sujet d’esperance, Ayant sceu ton dessein il sort de ta presence. Justes Cieux ! pôuvez-vous brûler ainsi mon cœur, Si moy n’estant qu’amour, Crispe n’est que rigueur ? Croyrois-tu qu’il rejette un amour legitime, Pour en aimer ailleurs une autre dans le crime ? Il poursuit une Dame inégale à son rang, Et qu’il ne peut cherir qu’il ne choque le sang ; Cette nouvelle donc qui n’est que trop certaine, Te doit laisser pour luy moins d’amour que de haïne. Ah ! qu’elle a de bonheur, quoy qu’il soit defendu. Soit-il bonheur ou non, c’est ce qui l’a perdu. Perdu ! vous devinez quelque étrange infortune : Le nom de cette Dame.         Ah ! ce mot m’importune, Comme il ne peut l’aimer que par un grand forfait, Je ne puis t’en parler que dans un mesme effet ; Tu l’apprendras pourtant plustost que tu ne penses, Et perdras tous tes vœux perdant tes esperances. Crispe s’est mal conduit en partant de ce lieu, Sans nous en avertir, et sans vous dire adieu ; La prudence n’est pas vertu de la jeunesse, Sa promptitude agit plustost que son adresse, Madame, s’il vous semble estre peu circonspect, Que son depart pourtant ne vous soit plus suspect ; Je sçay qu’il vous cherit autant qu’il vous honore, Et pour vous seulement la Cour luy plaist encore. Sa presence m’estant un agreable objet, Son absence m’afflige à tres-juste sujet ; Ne croyez pas pourtant que son depart m’offence, Son plaisir m’est encor plus cher que sa presence ; C’est plustost l’Empereur qui s’en est irrité, Et nomme trahison une legereté. Comme j’ayme ce Prince en quel lieu qu’il puisse estre, Jusqu’au poinct que luy seul a pû le reconnaistre. J’ay tâché par douceur d’appaiser son courroux, Mais je l’aigrissois plus le voulant rendre doux ; S’il ne revient bien-tost, je crain pour sa personne ; Prenez en bonne part, lavis que je vous donne. Ce Prince est trop bien né pour couver dans le sein, Parmy tant de bonté quelque mauvais dessein; Je n’ay pas pû sçavoir ce qui peut luy deplaire, Mais il estoit en peine aussi bien qu’en colere. Je ne vois pas au moins qu’on l’ait desobligé. C’est de trop de plaisir qu’il est donc affligé. J’estime apres avoir bien pesé cette affaire, Que pour sauver le fils, il faut gagner le pere. Aydez-nous donc, Madame, à sauver un sujet Dont les respects vous ont toujours eu pour objet. Quoy qu’en se retirant il m’ait bien affligée, Au poinct que j’attendois d’en estre soulagée ; Je veux l’aider, Madame, et tiens à grand bienfait De pouvoir l’obligeant vous servir en effet. Ainsi vôtre clemence à nulle autre seconde, Gagnant un seul sujet gagnera tout le monde. Artaban tarde trop à faire un si bon coup, Qui me doit affliger et réjoüir beaucoup. Il m’a dit que dé-ja l’affaire est avancée, Et qu’il peut l’achever comme elle est commencée ; Selon que vous voudrez, ou la vie, ou la mort. Les dés sont trop avant pour faire un autre sort. Je me coupe le bras, mais un bras qui m’est traistre, Qui m’est rival au lit, veut estre ailleurs mon Maistre ; Je me crain neantmoins que Crispe s’en doutant, Tournera contre nous les pieges qu’on luy tend ? Un Grand ne doit rien craindre ; Artaban m’est fidelle, Et Dieu hait comme moy cette ame criminelle. Seigneur, à qui je dois et l’honneur et le jour, Et qui joignez si bien la grandeur à l’amour ; Ne vous estonnez pas si parmy vôtre joye, Vous voyez maintenant qu’en mes pleurs je me noye. J’approuve tes sanglots, sçachant que ta douleur Prend sa source d’amour, non de quelque malheur, Tu regrettes ton frere, et tu blâmes sa retraite, Je crain quelque accident qui luy pend sur la teste. Quel malheur ? de quel lieu luy pourroit-il venir ? Le present luy rit bien, mais je crain l’avenir. Ma fille, as-tu bien sceu le mal qu’on luy veut faire ? Non ; mais le cœur me dit qu’on m’en fait un mystere. Comment ?         Mon frere, helas, estant party d’icy, J’ay cherché du repos pour charmer mon soucy ; Lors il m’a semblé voir Minervine ma mere, Qui m’a dit ; tu ne dois jamais plus voir ton frere, Un cœur qui l’adoroit recherchera sa mort, Pour avoir trop bien fait, il aura tout le tort. Sortant de ce repos je me trouve à la géne, Crispe estoit tant aimé, qui peut l’avoir en haine ? Vous l’avez estimé moins encor que chery, Fauste en faisoit son Dieu comme son favory ; S’il meurt donc ce sera par la main d’un barbare ; Mais il conserveroit une vie si rare, Et quelque fier qu’il soit, s’il n’est plus qu’inhumain, Mon frere est trop charmant pour mourir de sa main. J’adoucissois ainsi ma premiere tristesse Mais plus je l’affoiblis, et plus elle me presse, M’avertissant fort bien qu’il faut moins s’asseurer Lors que la seureté semble tousjours durer, J’ay crû que je devois en avertir un pere, Qui cherissant la sœur doit plus cherir le frere : Détournez, Monseigneur, un si malheureux sort ; Crispe ne peut mourir qu’on ne vous mette à mort, Vous perdrez avec luy l’heritier de l’Empire, Vôtre mere et sa sœur vont perir s’il expire ; Fauste qui ne vivoit qu’en voyant ses apas, Ne pourra le voir mort sans souffrir le trépas. Je l’aimois plus que tous ; s’il meurt à cette heure ; Ma fille, ne crains pas que de long temps il meure, Il est vray que j’avois quelque aigreur contre luy, Mais il m’a plainement satisfait ce jourd’huy. J’ay pour luy de l’amour, si j’estois en colere, Et Crispe desormais ne me sçauroit déplaire. Je m’en vay publier ma joye et son bonheur, En dépit de l’enuie il vivra dans l’honneur. Qui peut trahir son cœur ? j’ay pour luy de la haine, Mais j’ay bien de la peine A soûtenir d’ailleurs les assauts de l’amour ; Sans perir je ne puis perdre ainsi mon image, Et si Crispe m’outrage Il me semble pourtant estre digne du jour. Je voudrois qu’Artaban eut une autre ordonnance Pour user de clemence ; Ou je seray Tyran si j’estois Empereur ! Mon fils m’ayant haï pour cherir mes delices, Peut-on voir des supplices Qui ne semblent trop doux pour punir sa fureur ? Pauvre sœur je te plains, et connois que ta mere T’avertit du mystere ; Mais pesant bien aussi l’horreur de son forfait, Elle ne juge pas qu’il puisse estre excusable, Ny son époux blâmable, Si comme il l’a produit il le perd en effet. Crispe, je sens pourtant que songeant à ta peine Mon ame est à la géne ; Ah ! qu’il est bon pour moy que tu souffres du mal, Sans que ton Juge soit témoin de ta souffrance, Car mesme en ton absence Je sens que ton destin me doit estre fatal. Pour conserver pourtant les droits de la justice, Il faut que tout perisse. Si vôtre fils, grand Prince, a failly contre vous, Soyez pere envers luy si vous m’estes époux ; J’aime mieux son salut que voir vôtre vengeance, Et s’il est affligé je suis sans allegeance ; Un Prince qui ravit les cœurs comme les yeux, Ne vit pas dans la Cour long temps sans envieux ; Il n’est point de vertu que l’on ne calomnie, Ce qu’on peut asseurer contre luy, je le nie ; Et crois asseurément que son plus grand forfait, C’est d’estre trop aimable et d’avoir trop bien fait. Et quoy qu’il ait peché, vous estes tousjours pere, Que l’amour envers luy vainque vôtre colere ; En fin pour m’obliger d’un bienfait eternel, Donnez à mes desirs ce noble Criminel. Il n’aura plus de mal.         O clemence infinie, Qui doit punir l’offence, et la laisse impunie ! Quel de ces deux malheurs, Procle, dois-tu choisir ! Voyant ton amy mort tu ne sçaurois plus vivre ; D’ailleurs ne vivre pas, c’est contre le desir De celuy qui mourant t’empescha de le suivre ; Crispe ne voulut point quand il souffrit la mort Que j’eusse ma part de sa peine, Je veux doncques faire un effort Pour n’avoir pas ma vie en haine. Mais las ! Crispe estant mort quel plaisir puis-je avoir ? Comme je l’ay perdu, je perdray mon Helene, Et je vis neantmoins seulement pour la voir, Et d’abord la voyant je la dois mettre en peine ; Ne vaut-il donc pas mieux que je meure à l’instant Pour la garantir d’un supplice, Que si pour estre trop constant Je la tuois par un service ? Toutefois de perir sans luy conter la mort De celuy qui m’en fit une expresse ordonnance, Ce seroit sans sujet me mettre dans le tort, Et tromper mon amour comme son esperance : Il faut donc maintenant que je l’aille trouver Pour l’affliger quoy que je l’aime, Et puis je pretens achever Mon malheur avec elle mesme. Mais helas ! que je crains que mes premiers propos Ne l’obligent soudain à perdre la parole ! Ne vaudroit-il pas mieux la laisser en repos, Que de l’aller blesser par un discours frivole ? Il faut dissimuler un si cruel trespas ; Pour insensiblement le dire, Et que Procle n’agissant pas, Elle se cause son martyre. Procle m’estoit connu, mais je le méconnoy, Ses joyes sont ailleurs, et ses pleurs sont pour moy. Si Procle est affligé, vous causez sa tristesse. Si faisois-je devant toute son allegresse. Mais depuis quelque temps le sort est bien changé. A quelque autre party, Procle, s’est-il rangé ! Je suis trop honoré de vous faire service, Mais vôtre frere et vous m’estes un grand supplice. Crispe que t’a-t’il fait ?         Ne m’en demandez rien. Qui peut avoir rompu cét intime lien ? Vous n’aviez en deux corps qu’un seul cœur, et qu’une ame ? Pour bon amy qu’il fust, il est du tout sans flamme. Quelque grand accident vous a donc separez. Et nous separera lors que vous le sçaurez, Car je pretens mourir.         Mais que fait-il encore ? Il ne vous aime plus, personne ne l’honore. Je sçay bien que mon cœur ne l’a pas offencé ; Si mon pere s’aigrit son courroux est passé. Il ne vous sçauroit voir.         Et moy je passionne, De voir Crispe plustost que toute autre personne. Vous ne le verrez plus qu’avecque déplaisir. Quelque mal que j’attende, au moins j’ay ce desir. Je ne puis en parler qu’avecque violence, Et vous le pourriez voir dedans la complaisance ? Il ne peut retourner ny s’en ressouvenir, Il faudroit le porter pour le faire venir. Je croy qu’il est blessé.         Son corps est sans blessure, Crispe n’a point de mal, c’est Procle qui l’endure. Il s’en est fuy peut estre ?         Il est allé bien loin. Tu montres que ton cœur en eust bien peu de soin. Peu de soin; ha ! Dieu sçait si mon cœur le deplore. Fais-moy donc tout sçavoir, tu sçais que je t’adore. Enfin Crispe.     Poursuis.         Il me faudroit mourir. Si je te fais du mal, je puis bien t’en guerir. Crispe, Madame ; il faut encore des larmes, Crispe n’a plus icy de grandeurs ny de charmes. Vous lirez maintenant le reste dans mes yeux, Qui sans autre discours vous en parleront mieux. Je prevois un malheur à voir ta contenance, Et mon songe sans doute, aura trop de creance, Procle, mon frere est mort ?         Vous mesme l’avez dit, Car pour vous l’annoncer j’estois trop interdit. Crispe mon frere est mort, ce beau corps est sans ame ! Dieux ! il me faut perir, c’est trop peu que je pâme ; Nous nâquimes tous deux à mesme poinct de temps, De mourir avec luy, c’est le bien que j’attens. Il me faut soûtenir cette belle Princesse, Accablé que je suis du regret qui me presse. Ceux qui sont les plus grands, ont les plus grands malheurs, Et s’ils ont des plaisirs, ils ont plus de douleurs. Madame, vous mourez, au contraire il faut vivre, Car Crispe vous defend comme à moy de le suivre. Vôtre decés n’est pas pour le resusciter, Et si c’est un Grand mort, il le faut regretter. Qu’il est vray que l’amour de deux n’en fait qu’un mesme ? Quoy que Crispe soit mort, je croy qu’il est moins blesme. Ton cœur me le celoit me pensant obliger ? Je differois tousjours à vous tant affliger. Affliger; c’en est fait, Helene n’a de vie Que pour voir dans ce jour qu’elle luy soit ravie. Et comment est-il mort ?         Par l’effet du poison. Il n’eust sceu redouter que quelque trahison. Que dira l’Empereur, mais que dira sa femme ? Sont-ils pas pour mourir si l’autre a rendu l’ame ? Helene aussi ma mere ; ha ! ce seul souvenir M’empesche de parler et de me soûtenir. Fin du quatriesme Acte. Fauste semble s’affliger avec Helene mere de son mary, sur le sujet de la mort de Crispe, et neantmoins s’en réjoüit en effet. La conscience pourtant l’oblige à regretter celuy qu’elle haïssoit, et à le justifier en s’accusant elle mesme. Elle dissimule cependant à sa confidente, le vray sujet de ses transports. Artaban rendant conte de sa commission, semble s’en repentir quand son maistre en est bien content. Helene mere de l’Empereur, vient se plaindre à luy d’une mort dont il est le seul autheur ; il accuse son fils au lieu de s’en affliger. Il suspend son jugement entre l’incertitude et la verité, ne pouvant croire ce qu’il voit quand Fauste vient descharger Crispe, en se chargeant volontairement du crime qu’elle luy avoit imposé. Helene sa fille augmente sa colere contre sa femme, demandant le corps de son frere, et la vengeance de sa mort, ce qu’il ne peut refuser, c’est pourquoy il condamne la criminelle qui avoit fait condamner l’innocent. Procle cause presque trois morts differentes, en racontant la mort de Crispe aux Princesses Helene et Adelaïde. Helene mere de l’Empereur, qui suivant la raison demandoit vengeance contre Fauste, suivant la pitié vient requerir sa grace. Mais on porte la nouvelle de la mort de cette Megere, quand l’autre demandoit la vie pour elle. Oui, Madame, sa mort me semble déplorable, Mais sa faute autrement sembloit irreparable. Madame, en l’offençant vous m’offencez aussi, L’excusiez-vous devant pour l’accuser ainsi ? Mon cœur parle bien moins que l’interest du pere. Croyez qu’il n’en a point, Madame, en cette affaire. Quoy qu’il en soit, Madame, au moins son fils est mort. Cela n’est que trop vray, mais c’est toujours à tort. L’Empereur se craignoit de quelque intelligence ; Il l’étouffe avec luy, c’est un trait de prudence. L’Empereur n’ayant point minuté ce forfait, L’on ne peut sans peché le charger de l’effet. Si ne s’émeut-il pas de voir Crispe sans vie. Si verrez-vous pourtant sa mort bien poursuivie : Et le Ciel est menteur s’il ne met pas à mort Ceux qui firent mourir sa joye et mon support. Je voudrois de ma part aider à la vengeance, Et mes douleurs pourroient trouver de l’allegeance ; Mais je n’ay pas le cœur.         De vanger l’Innocent ? Celuy qui veut couvrir un forfait, y consent. Vôtre cœur n’a donc plus pour luy que de la haïne ? Trop d’amour envers luy m’a failly mettre en peine. Puis qu’il pretendoit estre autant que l’Empereur, Quel cœur pourroit aimer cét excés de fureur ? Madame, avec raison je regrette sa perte, Mais ne l’excusez point sa faute est découverte ; Et puis il ne faut pas en matiere d’Estat, Employer son credit pour un tel attentat. Il n’est plus d’innocent si mon fils est coupable, Fauste, Helene, en un mot, chacun est execrable. Cher Prince tu peux voir si tu devois cherir Ces yeux qui sans pleurer t’ont regardé perir ! Mais son sang neantmoins vous fera voir, Madame, Que du forfait qu’on dit, quelque autre en a le blâme. Donc le sang de ce mort m’apprendra mon devoir ? Invisible qu’il est, il me semble le voir, Qui me dit par reproche ; ha ! marastre infidelle, Tu ne seras plus mere estant si criminelle ; Je vois encor briller ses yeux, Combien que le trespas les ait rendus fort sombres, Et qui semblent blâmer les Cieux, De me pouvoir souffrir ailleurs qu’entre les ombres. Pardonne-moy, cher Crispe, au moins apres ta mort Mon amour immortel me fait voir que j’ay tort ; Je devois moins t’aimer ou t’estre moins severe, Et ne te perdre pas, si tu m’avois peu plaire ; Ta vertu causa tes tourmens, Et dans tout son bonheur, Fauste fut malheureuse, T’ostant tous les contentemens Afin de contenter sa fureur amoureuse. Si j’ay causé sa mort ne dois-je pas mourir ? Et le puis-je survivre ayant pû le cherir ? L’Innocent a souffert le supplice du crime, Mais je dois l’endurant le rendre legitime ; Et je ne sçaurois plus rien voir, Ayant eu tant d’amour ensemble et tant de haine, Et tout le monde doit sçavoir Que si j’ay fait le mal, j’en porte bien la peine. Mourons donc maintenant puis que c’est la raison, Vangeons par le poignard ce qu’a fait le poison, Allons jusqu’aux Enfers satisfaire à son ombre, Les Furies y sont, et je seray du nombre ; Que peuvent-elles avoir fait Qui ne semble estre doux l’opposant à ma rage ? Et peut-on commettre un forfait, Qui prés du mien ne soit plustost vertu qu’outrage. Mais ne devant plus vivre, il ne faut pas mourir, Le mal subsiste encor, et je le dois guerir ; Comme j’ay cy-devant chargé son innocence, Je la dois décharger suivant ma conscience ; Crispe, je m’en vay t’excuser, Et par mesme moyen me rendre inexcusable ! Mon époux, j’ay pû t’abuser, Tu ne peux doncques pas m’estre qu’impitoyable ? Vos regrets maintenant ont un plus grand effort, Vous ressentez du mal d’ailleurs que de la mort. Je ne m’en émeu pas ayant sceu la nouvelle, Me doutant que ce fust quelque bruit infidele ; Maintenant que je voy la verité du fait Je ne puis plus me feindre.         On le voit en effet. A quoy visent pourtant ces pleurs et ce courage ? Ce sont moins des regrets que des transports de rage ? Il faut suivre mon Crispe, et mourir comme luy. C’est vouloir doublement le meurtrir aujourd’huy : Puis que vous ne faisiez avec luy qu’un cœur mesme ? Mon decés fera voir qu’encore mort je l’aime. Il faut vivre et vanger cét enorme forfait. Je m’en vay découvrir l’unique autheur du fait. L’affaire a reüssi suivant mon esperance. Si crains-je bien l’effet d’une telle ordonnance. Un Empereur ne peut craindre d’autre pouvoir. Je dois craindre toujours de choquer mon devoir. N’est-ce pas ton devoir de rendre obeïssance A celuy qui peut tout.         Hors de ma conscience. La conscience veut qu’on suive la raison. La raison defendoit de donner ce poison. Mon fils devoit souffrir pour me tirer de peine. L’innocent devoit-il estre mis à la géne ? L’innocent, prevenu d’un horrible forfait ? S’il vous parust coupable, il fut chaste en effet. Tu l’excuses encor avec ton eloquence ! Je parle moins pour luy que sa propre innocence. Tu pretens m’irriter m’en discourant ainsi. Ceux qui l’ont veu mourir vous le diront aussi. Sa mort devoit toujours ressembler à sa vie. Il est mort dans l’honneur, s’il est mort par envie. Il est mort dans l’honneur m’ayant fait cét affront ? L’innocence toujours a paru sur son front. L’impudence par fois prend le nom d’innocence. Jamais tant de douceur ne viendroit d’impudence. Il a toujours nié ce crime.         On l’a prouvé. Mais vous ne voyez pas s’il n’est que controuvé. L’accusateur est grand.         Et fait un grand coupable. Fauste estoit hors de blâme.         Et l’autre irreprochable. Si Dieu l’eust veu sans crime, eust-il permis sa mort ? Les Dieux permettent bien qu’on leur face du tort ? Qu’a-t’-il dit en mourant ?         Qu’il n’estoit pas coupable D’une horreur dont un Monstre à peine estoit capable. Il devoit ainsi dire au lieu de s’en aller. La Cour reconnoistra qu’il le devoit celer. Cependant il est mort sans qu’on le reconnaisse. Le Soleil a ses rais sans qu’il nous apparaisse. Mais il ne tarde pas à luire dans les Cieux. Et possible ce mort dessillera vos yeux. Qu’il dessille les siens qui n’ont plus de lumiere ? Je cede neantmoins à ma flamme premiere ; J’aime encore mon fils, et bien qu’il m’ait picqué, J’ay du regret pour luy de ce qu’il m’a choqué ; Je pleure pour sa mort combien qu’elle soit juste, Et mesme criminel, Crispe me semble auguste ; Resistons neantmoins à ces lasches douleurs, La justice est sans yeux, qu’elle soit donc sans pleurs. Et vous vivez encor, le Prince estant sans ame ? Qu’ay-je fait pour mourir qui soit digne de blâme ? Qu’avoit fait vôtre fils ?         Il avoit bien du tort, Puis que son pere mesme a procuré sa mort. Quel tort pouvoit avoir un fils plein d’innocence ? De l’appeler ainsi, c’est doubler son offence. Et quelle est cette offence ?         Elle est noire à ce poinct, Que son enormité fait qu’on n’en parle point. Vôtre cœur peut-il rien celer à vôtre mere ? Ce fils ne tenoit plus Constantin pour son pere. Il vous honoroit tant.         Oüy pour me mépriser. Il estoit tout à Fauste.         Oüy pour la courtiser. Pouvez-vous accuser une si pure flamme ? L’innocent souhaittoit d’estre époux de ma femme. Quels en sont les témoins ?         Ceux qui le sçavent bien. Et qui por l’excuser n’en disent pourtant rien. Fauste ne dira pas que Crispe soit coupable. Ny qu’un si prompt depart ne le rende blâmable. Les objets le cherchoient, il en trouvoit ailleurs. Il n’en rencontroit pas peut estre de meilleurs. Pour voir de grands malheurs ne cherchons pas les Fables, On peut trouver icy des Phedres veritables. Possible on l’a chargé des attentats d’autruy, Quel autre eut osé faire un tel crime que luy ? Fauste dans son amour pour se tirer de peine, A fait voir à ce coup sa prudence et sa haine ; Je voy bien que son zele estoit pernicieux, Elle le cherissoit pour le rendre odieux. Il ne faut pas blamer ma femme en ma presence. Fauste aussi n’y doit pas accuser l’innocence. Je demande justice, et pour vous et pour moy. Devant qu’en voir l’effet il faut sçavoir pourquoy. Il faut icy vanger la mort de l’innocence. Il n’est mort d’aujourd’huy qu’un Monstre d’impudence ! Apres que Crispe est mort il faut faire perir Cét esprit qui l’aimoit pour le faire mourir. Il faut s’en prendre à moy.         Vous estes excusable, S’il est mort innocent, c’est moy qui suis coupable. C’est moy qui l’accusay du crime que je fis, Voulant un autre époux, je vous ostay ce fils. Rappellez vos esprits ; une forte pensée De la mort de mon fils l’a renduë insensée. Non, je n’ay pas perdu l’usage de raison, Mais j’ay perdant ce fils perdu vôtre maison. Vos discours en deux temps n’ont pas de ressemblance. Je dis la verité n’ayant plus d’impudence. Je le sollicitay, mais il me resista, Et l’amour me quittant la fureur m’emporta. Lors je vins l’accuser pour colorer mon crime, Croyant qu’estant couvert il seroit legitime ; J’ay fait ce que j’ay pû pour cacher mes excés, Mais je meurs mille fois ayant sceu son decés. Il m’oste le repos aussi bien que la vie, De jour comme de nuit je m’en vois poursuivie. Ne l’apperçoit-on pas qui d’un regard affreux, Vient m’arracher le cœur et me pocher les yeux ? S’il n’estoit que douceur, il n’est plus que vengeance, Aussi ne suis-je plus un objet de clemence : Acheve donc, cher Prince ; hé ! tu ne le veux pas, Mais pour mieux me punir retardes mon trépas ! O Manie !     O fureur !         Si Crispe est debonnaire, Il me faut irriter la fureur de son Pere, j’ay mis ton fils à mort, fais moy doncques mourir, L’innocent n’estant plus, ne dois-je pas perir ? Comme elle aimoit mon fils elle le pretend suivre, Et pour le suivre ailleurs, elle ne veut plus vivre : C’est pourquoy n’ayant point d’autre cause de mort, Pour se faire coupable elle fait un effort. Je vous estime trop pour vous croire sincere, Sous ce mal apparent vous couvrez un mystere : Ce discours n’est qu’opprobre et que temerité. Qu’il soit tel, je le veux, mais c’est la verité ; Je cherissois ton fils, non pas comme une mere, Mais comme une marastre, ou comme une Megere; Je le veux suivre ailleurs, mais c’est moins par amour, Qu’en effet me voyant estre indigne du jour. Artaban dois-je croire à ce rapport infame ? C’estoit une marastre.         Oüy, mais c’estoit ma femme. Elle avoit le cœur bon.         Et le Prince estoit beau. Mais quoy, pour le cherir l’avoir mis au tombeau ? Vivez apres avoir veu perir vôtre image, Ce sont là de beaux fruits d’un second mariage ; Il vous ravit un fils digne d’estre Empereur, Pour ne vous engendrer que des sujets d’horreur. Dedans vôtre equité vous vous rendez coupable, D’aviser seulement si je suis excusable : Vous redoublez encor le crime que j’ay fait, Quand vous me laissez vivre ayant veu mon forfait. Vous voyez, Monseigneur, dans l’effet de mon songe, Que c’est la verité qu’on appelloit mensonge ; Mon frere toutefois n’est mort que par moitié, Achevez donc sa mort par haine ou par pitié : C’est pour me voir vivante en ce lieu que je pleure, Je nâquis avec luy pour mourir à mesme heure ; La nature eust grand tort de nous unir tous deux, Si je vis malheureuse, et s’il est mort heureux ; Je vous declare encor que s’il fut dans l’offence, Sa sœur pareillement n’est plus dans l’innocence ; Mais avant que perir, que j’embrasse son corps, Pour me voir avec luy mettre au nombre des morts. Donc pour avoir suivy les humeurs d’une femme Tout couvert de Laurier, on vous couvre de blâme ? Rappellez maintenant un Prince si parfait, Et le resuscitez, s’il est mort en effet. Ce seroit mon desir, s’il n’estoit impossible, Et nous le reverrions sans qu’il est invisible ; Ah mon fils ! voy ton pere en peine de ta mort, Et que s’il en est cause, un autre en a le tort. Ma haine a moins agy qu’un zele de justice, J’aimois mieux te voir mort que soupçonné d’un vice. J’ay failly neantmoins ne considerant pas, ue ton défaut estoit d’avoir eu trop d’appas. Que ne m’est-il permis de t’embrasser encore ! Mes vœux sont indiscrets, il faut que l’on t’adore. Je t’immole aujourd’huy, celle qui t’accusa, Et trompe son espoir comme elle m’abusa : Megere tu pensois en t’accusant toy-mesme, Excuser finement une malice extréme. Tu mourras neantmoins, et loin de t’estre doux, Je seray ton bourreau si je fus ton époux : Meschante pour cela tu rompis le voyage D’un fils que tu voulois reserver à ta rage ? Prens, prens tous tes enfans pour perir avec toy, Crispe témoigne assez qu’ils ne sont pas à moy. Tu fis mourir celuy qui n’estoit pas coupable, Lave donc cette erreur dans un sang execrable. Ce dernier coup perdra du tout vôtre maison. Je la veux voir perir puis que c’est la raison. Vous consolez vos maux par de grandes miseres. Pour punir un tel crime on fait trop de mysteres. Sa peine tarde trop.         Il est vray qu’il est lent, Tout supplice m’est doux, bien qu’il soit violent. Maintenant que nos yeux ont épuisé nos larmes, Dy nous comment mourut ce vainqueur loin des armes. Vous me faites mourir me demandant sa mort ; Pour vous faire plaisir je vay faire un effort. Vous avez bien apris qu’elle fut sa retraite, Et quoy qu’on la blâmast qu’elle estoit fort honneste ; Quoy qu’il fut bien content d’avoir quitté la Cour, Il maudissoit souvent le plaisir et l’amour ; Je croyois que son cœur vous trouvoit inhumaine, Et que vôtre froideur avoit causé sa haine ; Mais pour dire le vray, je ne le pûs sçavoir, Car sa langue en ce poinct cedoit à son devoir : Il se plaignoit pourtant, et disoit à chaque heure, Si je suis tant aimé, faut-il pas que je meure ? Lors je luy repartois, si l’on vous aime tant, Au lieu de mourir triste, il faut vivre content. Artaban là-dessus vint au nom de son pere, Et pour mieux le surprendre il taschoit de luy plaire : J’estois ravy de voir, qu’encore l’Empereur Eust pour luy de l’amour ayant eu de l’aigreur ; Cét Agent luy disoit que Fauste estoit sans ame, Et s’il ne revenoit qu’elle iroit sous la lame. Le Prince à ce discours n’avoit plus de couleur, Mais on nommoit amour un effet de douleur. Ce traistre confident sur le soir le convie Pour luy donner la mort dans l’aprest de la vie. On parle en ce festin de plaisir et d’honneur, Et le Prince au dehors est remply de bonheur ; Mais il a son malheur ay dedans de luy-mesme, Son visage de vif à l’instant devient blesme. Il chancelle.     Je meurs.         Il tombe renversé, Et sans sembler malade, il paroist trespassé. Artaban s’en estonne au moins en apparence, Nous prenons mille fois et perdons esperance ; On s’oppose à son mal pour empescher sa mort, Mais nous voyons nos soins trompez par son effort. Se souvint-il de nous devant que rendre l’ame ? Je fais la curieuse, et je sens que je pâme. Je m’escrie en pleurant, Crispe vous me laissez ! Et puis-je vivre icy si vous y trépassez ? A ces mots s’éveillant, il ouvre la paupiere, Et n’a pas peur de moy comme de la lumiere. Et puis se relevant d’une masle vigueur, S’il s’en va perdre l’ame, il semble prendre cœur ; On croit voir un Soleil regardant son visage, Le mal l’affoiblissant augmente son courage ; Et puis d’une voix forte, et d’un tres-doux accent, Que tous sçachent, dit-il, que je meurs innocent. Mon trépas neantmoins aura bien sa vengeance, Et mort je feray voir si je vis dans l’offence. Là-dessus il m’embrasse, et me baisant deux fois ; C’est pour toy, me dit-il, que j’ay repris la voix ; Mourant dans ton amy tu dois pourtant survivre, Ma mort estant injuste il la faudra poursuivre, Je ne t’en diray pas toutefois le secret, Ay-je esté si méchant si je suis si discret  ? Aime toujours ma sœur, honore ma Maistresse. Que ce doux souvenir me cause de tristesse. Apres de tels propos ses yeux s’abbaissent fort, Nous le croyons vivant et nous le voyons mort ; Il me parle de vous, quand la douleur le presse, Dans ses convulsions encore il me caresse, Il se meurt de foiblesse, et je me meurs d’ennuy, Voyant que par son ordre il faut vivre apres luy ; Je pers à tout le moins la voix dessus sa bouche, Il semble un homme encor, mais je semble une souche. Il expire à la fin, je ne puis respirer, Et ne peux plus agir pouvant tout endurer. On croit que mesme mal me cause mesme peine, Mais pour mon plus grand mal cette creance est vaine. On le leve aussi-tost, on le fait visiter, L’autheur de sa mort tasche à le resusciter ; Mais enfin il est mort, en un moment la terre Perd en luy son Soleil et son foudre de guerre; Je voulois conserver ses restes precieux, Et perdre la lumiere ayant fermé ses yeux ; Mais suivant mon amour comme son ordonnance, Je suis venu vous voir et haster sa vengeance ; Et puis que son vouloir est conforme à mes vœux, Madame, recevez mes larmes et mes feux. Je n’aimois que luy seul, je n’aimeray qu’Helene, Il passoit pour mon Prince, et vous serez ma Reine. Oüy, Procle, je me rends à ce doux compliment, Et sans qu’il faut mourir nous vivrions doucement. Allons nous informer si Fauste est étouffée, Mon amour de sa mort doit dresser son trophée. C’est en vain, c’est en vain qu’on la pretend sauver, Ce forfait est trop noir, ce bain le doit laver. Vos enfans crient-là, nous n’aurons plus de mere. Qui veüille à ses enfans choisir un autre Pere. C’est contre mon desir que je demande un don, Mais la Foy nous aprend qu’il faut faire pardon ; Fauste pour elle mesme est vrayment punissable, Trois innocens pourtant la rendent excusable ; Ils sont foibles encor, ne la leur ostez pas, Ou vous les tuez tous pour venger un trépas. Pardonner ! si mon fils avec tant d’innocence Plus que les scelerats éprouva ma vengeance ! Vous ne l’aimez donc plus, ou ce n’est qu’à demy, Si vous pleurez sa mort plaignant son ennemy. Le sang m’enseigne l’un, et le Ciel m’aprend l’autre. Mon sentiment pourtant n’est pas conforme au vôtre. Mais la mettant à mort vous estes pour mourir, Et perdant tout son sang Constantin va perir. C’est un sang corrompu que j’épanche à cette heure, J’ay bien perdu devant le bon sans que j’en meure ? Dedans la probité son mal ne me plaist pas, Mais j’ay bien de la peine à pleurer son trépas. Qui peut sans m’offencer defendre une Megere ? Qui de pere m’a fait un Tyran sanguinaire ? On vient de l’étouffer.         Quel excés de malheur ? Où je me fais du mal pour calmer ma douleur ; Je peris par moitié sans pourtant rendre l’ame, Je vis ayant veu morts et mon fils et ma femme, Je suis au moins content qu’apres un tel effet, Si je suis affligé mon fils soit satisfait ? Et que si l’innocent est mort par ma puissance, Le forfait bien puny vange ainsi l’innocence. On a porté le corps de Crispe.         Le devoir Aussi bien que l’amour nous oblige à le voir, Estant mort méprisé qu’il vive dans la gloire, Et que dans sa défaite il trouve sa victoire. FIN. LOUIS PAR LA GRACE DE DIEU Roy de France et de Navarre, A nos amez et feaux Conseillers, les Genstenans nos Cours de Parlement de Paris, Tholoze, Bordeaux, Roüen, Grenoble, Dijon, Aix, Rennes, Preuost de Paris, Baillifs, Senerchaux, et autres nos Justiciers et Officiers qu’il appartientdra, Salut. Nostre bien amé François de Grenaille, nous a tres-humblement fait remonstrer qu’il desireroit donner au public un liure qu’il a composé, intitulé l’Innocent Malheureux, ou la Mort de Crispe et iceluy faire imprimer, s’il nous plaisoit luy octroyer nos Lettres à ce necessaires. A ces causes, desirant fauoriser l’exposant, Nous luy auons permis et octroyé, et de nostre grace speciale, permettons et octroyons par ces presentes, de faire imprimer ledit livre en tels characteres, et en tels volumes, et par tel Imprimeur que bon luy femblera, durant le temps et espace de cinq ans, à compter du jour et datte que ledit Livre sera achevé d’imprimer. Luy donnons en outre pouvoir de ceder et transporter le present Privilège à qui il advisera. Faisant tres-expresses inhibitions et defenses à tous Imprimeurs et Libraires de ce Royaume, et autres personnes de quelque qualité et condition qu’elles soient, autre que celuy qui aura droict dudit Exposant de faire imprimer ledit Livre en aucun lieu de nostre obeïsance durant ledit temps sans le consentement dudit de Grenaille, ou de celuy qui aura droict de luy, sous pretexte d’augmentation, correction, ou changement, en quelque sorte et maniere que ce soit, ny mesme d’en extraire aucunes pieces, ou d’en contrefaire le tiltre et frontispice, à peine de quinze cens livre d’amende, et de confiscation des Exemplaires contrefaits, et de tous despens, dommages et interests. Voulons en outre qu’en faisant mettre au commencement ou à la fin du Livre ces presentes, ou un bref extraict d’icelles, qu’elles soient tenuës pour deuëment signifiées, et que foy y soit adjoustée, à la charge de mettre deux Exemplaires dudit Livre en nostre Bibliotheque publique, et un dans celle de nostre tres-cher et feal le sieur Seguier Chevalier, Chancelier de France. Si vous mandons, et tres expressement enjoignons faire joüir dudit Privilege ledit Exposant, ou celuy qui aura droict de luy, cessant ou faisant cesser tous troubles et empeschemens au contraire : Car tel est nostre plaisir. Donne’ à Paris le trentiesme jour de Septembre, l’an de grace mil six cens trente-neuf, et de nostre Regne le trentiesme. Par le Roy en son Conseil, De Gyves. Ledit sieur de Grenaille a cedé et transporté tous les droicts à luy accordez par sa Majesté dans ce present Privilege, à Jean Paslé Imprimeur et Libraire en l’Université de Paris, pour en joüir par ledit Paslé durant le temps porté par iceluy, et ce suivant la convention faite entr’eux.