Puisque la terre (ô Roi des Rois la crainte) Qui ne refuse être à tes lois étreinte, De la grandeur de son saint nom s’étonne, Qu’elle a gravé dans sa double colonne : Puisque la mer qui te fait son Neptune, Bruit en ses flots ton heureuse fortune, Et que le Ciel riant à ta victoire Se voit mirer au parfait de ta gloire : Pourraient vers toi les Muses telles être, De n’adorer et leur père et leur maître ? Pourraient les tiens nous celer tes louanges ; Qu’on oit tonner par les peuples étranges ? Nul ne saurait tellement envers toi Se rendre ingrat, qu’il ne chante son Roi. Les bons esprits que ton père forma, Qui les neufs Soeurs en France ranima, Du père et fils se pourraient-ils bien taire, Quand à tous deux telle chose a pu plaire ? Lorsque le temps nous aura présenté Ce qui sera digne d’être chanté D’un si grand Prince, ains d’un Dieu dont la place Se voit au Ciel jà montrer son espace, Et si ce temps qui toute chose enfante, Nous eût offert ta gloire triomphante, Pour assez tôt de nous être chantée, Et maintenant à tes yeux présentée, Tu n’orrais point de nos bouche sinon Du grand HENRI le triomphe et le nom. Mais pour autant que ta gloire entendue En peu de temps ne peut être rendue : Que dis-je en peu ? Mais en cent mille années Ne seraient pas tes louanges bornées. Nous t’apportons (ô bien petit hommage) Ce bien peu d’oeuvre ouvré de ton langage, Mais tel pourtant que ce langage tien, N’avait jamais dérobé ce grand bien Des auteurs vieux : c’est une Tragédie, Qui d’une voix et plaintive et hardie Te représente un Romain Marc Antoine, Et Cléopâtre Égyptienne Reine : Laquelle après qu’Antoine son ami Étant déjà vaincu par l’ennemi, Se fut tué, jà se sentant captive, Et qu’on voulait la porter toute vive En un triomphe avecque ses deux femmes, S’occit. Ici les désirs et les flammes Des deux amants : d’Octavian aussi L’orgueil, l’audace, et le journel souci De son trophée empreints tu sonderas, Et plus qu’à lui le tien égaleras : Vu qu’il faudra que ses successeurs mêmes Cèdent pour toi aux volontés suprêmes, Qui jà le monde à ta couronne vouent, Et le commis de tous les Dieux t’avouent. Reçois donc (SIRE) et d’un visage humain Prends ce devoir de ceux qui sous ta main, Tant les esprits que les corps entretiennent, Et devant toi agenouiller se viennent ; En attendant que mieux nous te chantions, Et qu’à tes yeux saintement présentions Ce que jà chante à toi le fils des Dieux, La terre toute, et la mer, et les Cieux. Dans le val ténébreux, où les nuits éternelles Font éternelle peine aux ombres criminelles, Cédant à mon destin je suis volé naguère, Jà jà fait compagnon de la troupe légère, Moi (dis-je) Marc Antoine horreur de la grand’ Rome, Mais en ma triste fin cent fois misérable homme. Car un ardent amour, bourreau de mes moelles, Me dévorant sans fin sous ses flammes cruelles, Avait été commis par quelque destinée Des Dieux jaloux de moi, afin que terminée Fût en peine et malheur ma pitoyable vie, D’heur, de joie et de biens par avant assouvie. Ô moi dès lors chétif, que mon oeil trop folâtre S’égara dans les yeux de cette Cléopâtre ! Depuis ce seul moment je sentis bien ma plaie, Descendre par l’oeil traître en l’âme encore gaie, Ne songeant point alors quelle poison extrême J’avais ce jour reçu au plus creux de moi-même : Mais hélas ! en mon dam, las ! en mon dam et perte Cette plaie cachée enfin fut découverte, Me rendant odieux, foulant ma renommée D’avoir enragement ma Cléopâtre aimée : Et forcené après comme si cent furies Exerçant dedans moi toutes bourrelleries, Embrouillant mon cerveau, empêtrant mes entrailles, M’eussent fait le gibier des mordantes tenailles : Dedans moi condamné, faisant sans fin renaître Mes tourments journaliers, ainsi qu’on voit repaître Sur le Caucase froid la poitrine empiétée, Et sans fin renaissante à son vieil Prométhée. Car combien qu’elle fut Reine et de race royale, Comme tout aveuglé sous cette ardeur fatale Je lui fis les présents qui chacun étonnèrent, Et qui jà contre moi ma Rome aiguillonnèrent : Même le fier César ne tâchant qu’à défaire Celui qui à César compagnon ne pût plaire, S’embrasant pour un crime indigne d’un Antoine, Qui tramait le malheur encouru par ma Reine : Et qui encore au val des durables ténèbres Me va renouvelant mille plaintes funèbres, Échauffant les serpents des soeurs échevelées, Qui ont au plus chétif mes peines égalées : C’est que jà jà charmé, enseveli des flammes, Ma femme Octavienne honneur des autres Dames, Et mes mollets enfants je vins chasser arrière, Nourrissant en mon sein ma serpente meurtrière, Qui m’entortillonnant trompant l’âme ravie, Versa dans ma poitrine un venin de ma vie, Me transformant ainsi sous ses poisons infuses, Qu’on serait du regard de cent mille Méduses. Or pour punir ce crime horriblement infâme, D’avoir banni les miens, et rejeté ma femme, Les Dieux ont à mon chef la vengeance avancée, Et dessus moi l’horreur de leurs bras élancée : Dont la sainte équité, bien qu’elle soit tardive, Ayant les pieds de laine, elle n’est point oisive, Ains dessus les humains d’heure en heure regarde, Et d’une main de fer son trait enflammé darde. Car tôt après César jure contre ma tête, Et mon piteux exil de ce monde m’apprête. Me voilà jà croyant ma Reine, ains ma ruine, Me voilà bataillant en la plaine marine, Lorsque plus fort j’étais sur la solide terre : Me voilà jà fuyant oublieux de la guerre, Pour suivre Cléopâtre, en faisant l’heur des armes Céder à ce malheur des amoureux alarmes. Me voilà dans sa ville où j’ivrogne et putasse, Me paissant de plaisirs, pendant que César trace Son chemin devers nous, pendant qu’il a l’armée Que sur terre j’avais, d’une gueule affamée, Ainsi que le Lion vagabond à la quête, Me voulant dévorer, et pendant qu’il apprête Son camp devant la ville, où bientôt il refuse De me faire un parti, tant que malheureux j’use Du malheureux remède, et poussant mon épée Au travers des boyaux en mon sang l’ai trempée, Me donnant guérison par l’outrageuse plaie. Mais avant que mourir, avant que du tout j’aie Sangloté mes esprits, las las ! quel si dur homme Eût pu voir sans pleurer un tel honneur de Rome, Un tel dominateur, un Empereur Antoine, Qui jà frappé à mort sa misérable Reine De deux femmes aidée angoisseusement pâle Tirait par la fenêtre en sa chambre royale. César même n’eût pu regarder Cléopâtre Couper sur moi son poil, se déchirer et battre, Et moi la consoler avecque ma parole, Ma pauvre âme soufflant qui tout soudain s’envole, Pour aux sombres enfers endurer plus de rage Que celui qui a soif au milieu du breuvage, Ou que celui qui roue une peine éternelle, Ou que les pâles Soeurs, dont la dextre cruelle Égorgea les maris : Ou que celui qui vire Sa pierre sans porter son faix où il aspire. Encore en mon tourment tout seul je ne puis être, Avant que ce Soleil qui vient ores de naître, Ayant tracé son jour chez sa tante se plonge, Cléopâtre mourra, je me suis ore en songe À ses yeux présenté, lui commandant de faire L’honneur à man sépulcre, et après se défaire, Plutôt qu’être dans Rome en triomphe portée, L’ayant par le désir de la mort confortée ; L’appelant avec moi, qui jà jà la demande Pour venir endurer en notre pâle bande : Or’ se faisant campagne en ma peine et tristesse, Qui s’est faite longtemps compagne en ma liesse. Que gagnez-vous hélas ! En la parole vaine ? Que gagnez-vous hélas ! de vous être inhumaine ? Mais pourquoi perdez-vous vos peines ocieuses ? Mais pourquoi perdez-vous tant de larmes piteuses ? Qu’est-ce qui adviendrait plus horrible à la vue ? Qu’est-ce qui pourrait voir une tant dépourvue ? Permettez mes sanglots même aux fiers Dieux se prendre. Permettez à nous deux de constante vous rendre. Il ne faut que ma mort pour bannir ma complainte. Il ne faut point mourir avant sa vie éteinte. Antoine jà m’appelle, Antoine il me faut suivre. Antoine ne veux pas que vous viviez sans vivre. Ô vision étrange ! Ô pitoyable songe ! Ô pitoyable Reine, ô quel tourment te ronge ? Ô Dieux à quel malheur m’avez-vous alléchée ? Ô Dieux ne sera point votre plainte étanchée ? Mais (ô Dieux) à quel bien, si ce jour jr dévie. Mais ne plaignez donc point, et suivez votre envie. Ha pourrais-je donc bien moi la plus malheureuse ; Que puisse regarder la voûte radieuse, Pourrais-je bien tenir la bride à mes complaintes, Quand sans fin mon malheur redouble ses atteintes ? Quand je remâche en moi que je suis la meurtrière Par mes trompeurs appâts, d’un, qui sous sa main fière Faisait crouler la terre ? Ha Dieux pourrais-je traire Hors de mon coeur le tort que je lui pus faire Qu’il me donna Syrie, et Chypres, et Phénice, La Judée embaumée, Arabie, et Cilice, Encourant par cela de son peuple la haine ? Ha pourrais-je oublier ma gloire et pompe vaine, Qui l’appâtait ainsi au mal, qui nous talonne, Et malheureusement les malheureux guerdonne, Que la troupe des eaux en l’appât est trompée ? Ha l’orgueil, et les ris, la perle détrempée, La délicate vie efféminant ses forces, Étaient de nos malheurs les subtiles amorces ! Quoi ? pourrais-oublier que par raide secousse Pour moi seule il souffrit des Parthes la repousse, Qu’il eût bien subjugués et rendus à sa Rome, Si les songeards amours n’occupaient tout un homme, Et s’il n’eût en désir d’abandonner sa guerre Pour revenir soudain hiverner en ma terre ? Ou pourrais-je oublier que pour ma plus grand’ gloire, Il traîna en triomphe et loyer de victoire, Dedans Alexandrie un puissant Artavade Roi des Arméniens, vu que telle bravade N’appartenait sinon qu’à sa ville orgueilleuse, Qui se rendit alors davantage haineuse ? Pourrais-je oublier mille et mille et mille choses, En qui l’amour pour moi a ses paupières closes, En cela mêmement que pour cette amour mienne On lui vit délaisser l’Octavienne sienne ? En cela que pour moi il voulut faire guerre Par la fatale mer, étant plus fort par terre ? En cela qu’il suivit ma nef au vent donnée, Ayant en son besoin sa troupe abandonnée ? En cela qu’il prenait doucement mes amorces, Alors que son César prenait toutes ses forces ? En cela que feignant être prête à m’occire, Ce pitoyable mot soudain je lui fis dire ? Ô Ciel faudra-t-il donc que Cléopâtre morte Antoine vive encor ? Sus sus Page conforte Mes douleurs par ma mort. Et lors voyant son page Soi-même se tuer, tu donnes témoignage, Ô Eunuque (dit-il) comme il faut que je meure ! Et vomissant un cri il s’enferra sur l’heure. Ha Dames, aa faut-il que ce malheur je taise ? Ho ho retenez-moi, je je.         Mais quel malaise Pourrait être plus grand ?         Soulagez votre peine, Efforcez vos esprits.     Las las !         Tenez la rêne Au deUil empoisonnant.         À grand Ciel que j’endure ! Encore l’avoir vu cette nuit en figure Hé !         Hé, rien que la mort ne ferme au deuil la porte. Hé hé Antoine était.         Mais comment ? En la sorte.     En quelle sorte donc ?         Comme alors que sa plaie. Mais levez-vous un peu, que gêner on essaie Ce qui gêne la voix.         Ô plaisir que tu mènes, Un horrible troupeau de déplaisirs et peines ! Comme alors que sa plaie avait ce corps tractable Ensanglanté partout.         Ô songe épouvantable ! Mais que demandait-il ?         Qu’à sa tombe je fasse L’honneur qui lui est dû.     Quoi encor ?         Que je trace Par ma mort un chemin pour rencontrer son ombre Me racontant encor.         La basse porte sombre Est à l’aller ouverte, et au retour fermée. Une éternelle nuit doit de ceux être aimée, Qui souffrent en ce jour une peine éternelle. Ôtez-vous le désir de s’efforcer à celle Qui libre veut mourir pour ne vivre captive ? Sera donc celle-là de la Parque craintive, Qui au-défaut de mort verra mourir sa gloire ? Non non, mourons mourons, arrachons la victoire, Encore que soyons par César surmontées. Pourrions-nous bien être en triomphe portées ? Que plutôt cette terre au fond de ses entrailles M’engloutisse à présent, que toutes les tenailles De ces bourrelles Soeurs horreur de l’onde basse, M’arrachent les boyaux, que la tête on me casse D’un foudre inusité, qu’ainsi je me conseille, Et que la peur de mort entre dans mon oreille. Quand l’Aurore vermeille Se voit au lit laisser Son Titon qui sommeille ; Et l’ami caresser : On voit à l’heure même Ce pays coloré, Sous le flambeau suprême Du Dieu au Char doré : Et semble que la face De ce Divin variant, De cette ville fasse L’honneur de l’Orient, Et qu’il se mire en elle Plutôt qu’en autre part, La prisant comme celle Dont plus d’honneur départ, De pompes et délices Attrayant doucement Sous leurs gaies blandices, L’humain entendement. Car vit-on jamais ville En plaisir, en honneur, En banquets plus fertile, Si durable était l’heur ? Mais ainsi que la force Du céleste flambeau, Tirer à soi s’efforce Le plus léger de l’eau : Ainsi que l’aimant tire Son acier, et les sons De la marine Lyre Attiraient les poissons. Tout ainsi nos délices, La mignardise et l’heur, Allèchement des vices Tirent notre malheur. Pourquoi fatale Troie Honneur des siècles vieux, Fus-tu donner en proie Sous le destin des Dieux ? Pourquoi n’eus-tu Médée Ton Jason ? Et pourquoi Ariane guidée Fus-tu sous telle foi ? Des délices le vice À ce vous conduisait : Puis après sa malice Soi-même détruisait Tant n’était variable Un Protée en son temps, Et tant n’est point muable La course de nos vents : Tant de fois ne se change Thétis, et tant de fois L’inconstant ne se range Sous ses diverses lois, Que notre heur, en peu d’heure En malheur retourné, Sans que rien nous demeure, Proie au vent est donné. La rose journalière Quand du divin flambeau Nous darde la lumière, Le ravisseur taureau, Fait naître en sa naissance Son premier dernier jour, Du bien la jouissance Est ainsi sans séjour. Le fruit vengeur du père, S’est bien évertué De tuer sa vipère, Pour être après tué Joie, qui deuil enfante, Se meurtrît, puis la mort Par la joie plaisante Fait au deuil même tort. Le bien qui est durable C’est un monstre du Ciel, Quand son vueil favorable Change le fiel en miel. Si la sainte ordonnance Des immuables Dieux, Forcluse d’inconstance Seule inconnue à eux, En ce bas hémisphère Veut son homme garder, Lors le sort improspère Ne le peut retarder, Que malgré sa menace Ne vienne tenir rang, Malgré le fer qui brasse La poudre avec le sang. On doit sûrement dire L’homme qu’on doit priser, Quand le Ciel vient l’élire Pour le favoriser, Ne devoir jamais craindre L’Océan furieux, Lorsque mieux semble atteindre Le marchepied des Dieux : Plongé dans la marine Il doit vaincre en la fin, Et s’attend à l’épine De l’attendant Dauphin. La guerre impitoyable Moissonnant les humains, Craint l’heur épouvantable De ses célestes mains. Tous les arts de Médée, Le venin, le poison, Les bêtes dont gardée Fut la riche toison : Ni par le bois étrange Le Lion outrageux, Qui sous sa patte range Tous les plus courageux : Ni la loi qu’on révère, Non tant comme on la craint, Ni le bourreau sévère, Qui l’homme blême étreint : Ni les feux qui saccagent Le haut pin molestant, Sa fortune n’outragent, Rendant les Dieux constants. Mais ainsi qu’autre chose Contraint sous son effort, Tient sous sa force enclose La force de la mort : Et malgré cette bande Toujours en bas filant, Tant que le Ciel commande En bas n’est dévalant : Et quand il y dévale, Sans aucun mal souffrir, D’un sommeil qu’il avale À mieux il va s‘offrir. Mais si la destinée Arbitre d’un chacun, A sa chance tournée Contre l’heur de quelqu’un : Le sceptre sous qui ploie Tout un peuple soumis, Est force qu’il foudroie Ses mutins ennemis. La volage richesse, Appui de l’heur mondain, L’honneur et la hautesse Refuyant tout soudain : Bref, fortune obstinée, Ni le temps tout fauchant, Sa rude destinée Ne vont point empêchant. Des hauts Dieux la puissance Témoigne assez ici, Que notre heureuse chance Se précipite ainsi. Quel était Marc Antoine ? Et quel était l’honneur De notre brave Reine Digne d’un tel donneur ? Des deux l’un misérable Cédant à son destin, D’une mort pitoyable Vint avancer sa fin : L’autre encore craintive Tâchant s’évertuer, Veut pour n’être captive Librement se tuer. Cette terre honorable, Ce pays fortuné, Hélas ! voit peu durable Son heur importuné. Telle est la destinée Des immuables Cieux, Telle nous est donnée La défaveur des Dieux. En la rondeur du Ciel environnée, À nul, je crois, telle faveur donnée Des Dieux fauteurs ne peut être qu’à moi : Car outre encor que je suis maître et Roi De tant de biens, qu’il semble qu’en la terre Le Ciel qui tout sous son empire enserre, M’ait tout exprès de sa voûte transmis, Pour être ici son général commis : Outre l’espoir de l’arrière mémoire Qui aux neveux rechantera ma gloire, D’avoir d’Antoine, Antoine, dis-je, horreur De tout ce monde, accablé la fureur : Outre l’honneur que ma Rome m’apprête, Pour le guerdon de l’heureuse conquête Il semble jà que le Ciel vienne tendre Ses bras courbés pour en soi me reprendre, Et que la boule entre ses ronds enclose, Pour un César ne soit que peu de chose : Or’ je désire, or’ je désire mieux, C’est de me joindre au saint nombre des Dieux. Jamais la terre en tout aventureuse, N’a sa personne entièrement heureuse : Mais le malheur par l’heur est acquitté, Et l’heur se paie par l’infélicité. Mais de quel lieu ces mots ?         Qui eût pu croire Qu’après l’honneur d’une telle victoire, Le dueil, le pleur, le souci, la complainte, Même à César eût donné telle atteinte ? Mais je me vois souvent en lieu secret Pour Marc Antoine être en plainte et regret, Qui aux honneurs reçus en notre terre, Et compagnon m’avait été en guerre, Mon allié, mon beau-frère, mon sang, Et qui tenait ici le même rang Avec César : nonobstant par rancune De la muable et traîtresse fortune, On vit son corps en sa plaie mouillé Avoir ce lieu piteusement souillé. Ha cher ami !         L’orgueil et la bravade Ont fait Antoine ainsi qu’un Ancelade, Qui se voulant prendre aux Dieux, D’un trait horrible et non lancé des Cieux, Mais de ta main à la vengeance adextre, Senti combien peut d’un grand Dieu la dextre. Que plaignez-vous si l’orgueil justement À l’orgueilleux donne son paiement ? L’orgueil est tel, qui d’un malheur guerdonne La malheureuse et superbe personne : Mêmes ainsi que d’une onde le branle, Lorsque le Nord dedans la mer l’ébranle, Ne cesse point de courir et glisser, Virevolter, rouler, et se dresser, Tant qu’à la fin dépiteux il arrive, Bruyant sa mort, à l’écumeuse rive. Ainsi ceux-là que l’orgueil trompe ici, Ne cessent point de se dresser ainsi, Courir tourner, tant qu’ils soient agités Contre les bords de leurs félicités. C’était assez que l’orgueil pour Antoine Précipiter avec sa pauvre Reine, Si les amours lascifs et les délices N’eussent aidé à rouer leurs supplices : Tant qu’on ne sait comment ces déréglés D’un noir bandeau se sont tant aveuglés, Qu’ils n’ont su voir et cent et cent augures, Pronostiqueurs des misères futures. Ne vit-on pas Pisaure l’ancienne Pronostiquer la petite Antonienne, Qui de soldats Antoniens armée Fût engloutie et dans terre abîmée ? Ne vit-on pas dedans Albe une image Suer longtemps ? Ne vit-on pas l’orage Qui de Patras la ville environnait, Alors qu’Antoine en Patras séjournait, Et que le feu qui par l’air s’éclata, Héraklion en pièces écarta ? Ne vit-on pas alors que dans Athènes En un théâtre on lui montrait les peines, Ou pour néant les serpents-pieds se mirent, Quand aux rochers les rochers ils joignirent, Du Dieu Bacchus l’image en bas poussée, Des vents qui l’ont comm’ à l’envi cassée, Vu que Bacchus un conducteur était, Pour qui Antoine un même nom portait ? Ne vit-on pas d’une flamme fatale Rompre l’image et d’Eumène et d’Attale, À Marc Antoine en ce lieu dédiées, Puis maintes voix fatalement criées, Tant de gésiers, et tant d’autres merveilles, Tant de corbeaux, et senestres corneilles, Tant de sommets rompus et mis en poudre, Que montraient-ils que ta future foudre, Qui ce rocher devait ainsi combattre ? Qu’admonestait la nef de Cléopâtre, Et qui d’Antoine avait le nom par elle, Où l’hirondelle exila l’hirondelle Et toutefois en sillant leur lumière N’y voyaient point ce qui suivait derrière ? Vante-toi donc les ayant pourchassés, Comme vengeur des grands Dieux offensés : Éjouis-toi en leur sang et te baigne, De leurs enfants fais rougir la campagne, Racle leur nom, efface leur mémoire : Poursuis poursuis jusqu’au bout ta victoire. Ne veux-je donc ma victoire poursuivre, Et mon triomphe au monde faire vivre ? Plutôt plutôt le fleuve impétueux Ne se rengorge au grand sein fluctueux. C’est le souci qui avec la complainte Que je faisais de l’autre vie éteinte, Me ronge aussi : mais plus grand témoignage De mes honneurs s’obstinant contre l’âge, Ne s’est point vu, sinon que cette Dame Qui consomma Marc Antoine en sa flamme, Fut dans ma ville en triomphe menée. Mais pourrait-elle à Rome être traînée, Vu qu’elle n’a sans fin autre désir, Que par sa mort sa liberté choisir ? Savez-vous pas lorsque nous échelâmes, Et que par ruse en sa Cour nous allâmes, Que tout soudain qu’en la Cour on me vit, En s’écriant une des femmes dit : Ö pauvre Reine ! Es-tu donc prise vive ? Vis-tu encor pour trépasser captive ? Et qu’elle ainsi sous telle voix ravie Voulait trancher le filet de sa vie, Du cimeterre à son côté pendu, Si saisissant je n’eusse défendu Son estomac jà déjà menacé, Du bras meurtrier à l’encontre haussé. Savez-vous pas que depuis ce jour même Elle est tombée en maladie extrême, Et qu’elle a feint de ne pouvoir manger, Pour par la faim à la fin se ranger ? Pensez-vous pas qu’outre telle finesse Elle ne trouve à la mort quelque adresse ? Il vaudrait mieux dessus elle veiller, Sonder, courir, épier, travailler, Que du berger la vue gardienne Ne s’arrêtait sur son Inachienne, Que nous nuira si nous la confortons, Si doucement sa faiblesse portons ? Par tels moyens s’envolera l’envie De faire change à sa mort de sa vie : Ainsi sa vie heureusement traitée Ne pourra voir sa quenouille arrêtée : Ainsi ainsi jusqu’à Rome elle ira, Ainsi ainsi ton souci finira. Et quant aux plains, veux-tu plaindre celui Qui de tout temps te brassa tout ennui ? Qui n’était né sans ta dextre divine, Que pour la tienne et la nôtre ruine ? Te souvient-il que pour dresser la guerre Tu fus haï de toute notre terre, Qui se piquait mutinant contre toi, Et refusait se courber sous ta loi, Lorsque tu pris pour guerroyer Antoine, Des hommes francs le quart du patrimoine, Des serviteurs la huitième partie De leur vaillant : tant que jà divertie Presque s’était l’Italie troublée ? Mais quelle était sa plainte redoublée, Dont il tâchait embraser les Romains, Pour ce Lépide exilé par tes mains ? Te souvient-il de cette horrible armée Que contre nous il avait animée ? Tant de Rois donc qui voulurent le suivre, Y venaient ils pour nous y faire vivre ? Pensaient-ils bien nous foudroyer exprès, Pour déplorer notre ruine après ? Le Roi Bocchus, le Roi Cilicien, Archélaüs Roi Cappadocien, Et Philadelphe, et Adalle de Thrace, Et Mithridate usaient-ils de menace Moindre sur nous, que de porter en joie Notre dépouille et leur guerrière proie, Pour à leurs Dieux joyeusement les pendre, Et maint et maint sacrifice leur rendre ? Voilà les pleurs que doit un adversaire Après la mort de son ennemi faire. Ô gent Agrippe, ou pour te nommer mieux, Fidèle Achate, était donc de mes yeux Digne le pleur ? Celui donc s’effémine Qui jà du tout l’efféminé ruine. Non non les plains céderont aux rigueurs, Baignons en sang les armes et les coeurs, Et souhaitons à l’ennemi cent vies, Qui lui seraient plus durement ravies : Quant à la Reine, apaiser la faudra Si doucement que sa main se tiendra Da forbannir l’âme séditieuse Outre les eaux de la rive oublieuse. Je vois desor en cela m’efforcer, Et son désir de la mort effacer : Souvent l’effort est forcé par la ruse Pendant Agrippe aux affaires t’amuse. Et toi loyal messager Proculée, Sonde par tout ce que la fame ailée Fait s’acouter dedans Alexandrie Qu’elle circuit, et tantôt bruit et crie, Tantôt plus bas marmotte son murmure, N’étant jamais loin de telle aventure. Si bien partout mon devoir se fera, Que mon César de moi se vantera. Ô s’il me faut ores un peu dresser L’esprit plus haut et seul en moi penser : Cent et cent fois misérable est celui Qui en ce monde a mis aucun appui : Et tant s’en faut qu’il ne fâche de vivre À ceux qu’on voit par fortune poursuivre, Que moi qui suis du sort assez content Je suis fâché de me voir vivre tant. Où es-tu, Mort, si la prospérité N’est sous les cieux qu’une infélicité ? Voyons les grands, et ceux qui de leur tête Semblent déjà défier la tempête, Quel heur ont-ils pour, une frêle gloire ? Mille serpents rongears en leur mémoire, Mille soucis mêlés d’effrayement, Sans fin désir, jamais contentement : Dès que le Ciel son foudre pirouette, Il semble jà que sur eux il se jette : Dès lors que Mars près de leur terre tonne, Il semble jà leur ravir la couronne : Dès que la peste en leur règne tracasse, Il semble jà que leur chef on menace : Bref, à la mort ils ne peuvent penser Sans soupirer, blêmir, et s’offenser, Voyant qu’il faut par mort quitter la gloire, Et bien souvent enterrer la mémoire. Ou celui-là qui solitairement En peu de biens cherche contentement, Ne pâlit pas si la fatale Parque Le fait penser à la dernière barque : Ne pâlit pas, non si le ciel et l’onde Se rebrouillaient au vieil Chaos du monde. Telle est telle est la médiocrité Où gît le but de la félicité : Mais qui me fait en ce discours me plaire Quand il convient exploiter mon affaire ? Trop tôt trop tôt se fera mon message, Et toujours tard un homme se fait sage. De la terre humble et basse, Esclave de ses cieux, Le peu puissant espace N’a rien de plus vicieux Que l’orgueil, qu’on voit être Haï du Ciel son maître. Orgueil qui met en poudre Le rocher trop hautain : Orgueil pour qui le foudre Arma des Dieux la main, Et qui vient pour salaire Lui-même se défaire. À qui ne sont connues Les races du Soleil, Qui affrontaient aux nues Un superbe appareil, Et montagnes portées L’une sur l’autre entées ? La tombante tempête Adversaire à l’orgueil, Escarbouilla leur tête, Qui trouva son recueil Après la mort amère Au ventre de sa mère. Qui ne connaît le sage Qui trop audacieux, Pilla du feu l’usage Au chariot des cieux, Cherchant par arrogance Sa propre repentance. Qu’on le voise voir ore Sur le mont Scythien, Où son vautour dévore Son gésier ancien : Que sa poitrine on voie Être éternelle proie Qui ne connait Icare Le nommeur d’une mer, Et du Dieu de Patare L’enfant, qui enflammer Vint sous son char le monde, Tant qu’il tombât en l’onde. De ceux-là les ruines Témoignent la fureur Des saintes mains divines, Qui doivent faire horreur À l’orgueil, digne d’être Puni de telle dextre. A-t-on pas vu la vague Au giron fluctueux, Alors qu’Aquilon vague Se fait tempétueux, Presque dresser ses crêtes Jusqu’au lieu des tempêtes ? Qu’on voie de l’audace Phébus se courrouçant, Éclaircissant la trace Qui son char va froissant, Dessous ses flèches blondes Presque abîmer les ondes. A-t-on pas vu d’un arbre Le copeau chevelu, Où la maison de marbre Qui semble avoir voulu Dépriser trop hautaine L’autre maison prochaine ? Qu’on voie un feu céleste Cette cime arrachant, Et par mine moleste Le palais trébuchant, La plante au chef punie, L’autre au pied démunie. Mais Dieux (ô Dieux) qu’il vienne Voir la plainte et le dueil De cette Reine mienne, Rabaissant son orgueil : Reine, qui pour son vice Reçoit plus grand supplice. Il verra la Déesse À genoux se jeter : Et l’esclave Maîtresse Las son mal regretter ! Sa voix à demi morte Requiert qu’on la supporte. Elle qui orgueilleuse Le nom d’Isis portait, Qui de blancheur pompeuse Richement se vêtait, Comme Isis l’ancienne, Déesse Égyptienne. Ore presque en chemise Qu’elle va déchirant, Pleurant aux pieds s’est mise De son César, tirant De l’estomac débile Sa requête inutile. Quel coeur, quelle pensée, Quelle rigueur pourrait N’être point offensée, Quand ainsi l’on verrait Le retour misérable De la chance muable ? César en quelle sorte La voyant sans vertu, La voyant demi-morte, Maintenant soutiens-tu Les assauts que te donne La pitié qui t’étonne ? Tu vois qu’une grand’ Reine, Celle-là qui guidait Ton compagnon Antoine, Et partout commandait, Heureuse se vient dire, Si tu voulais l’occire. Las, hélas ! Cléopâtre, Las, hélas ! Quel malheur Vient tes plaisirs abattre, Les changeant en douleur ? Las las, hélas ! (ô Dame) Peux-tu souffrir ton âme ? Pourquoi pourquoi fortune, Ô fortune aux yeux clos, Es-tu tant importune ? Pourquoi n’a point de repos Du temps le vol étrange, Qui ses faits brouille et change ? Qui en volant saccage Les châteaux sourcilleux, Qui les princes outrage Qui les plus orgueilleux, Rouant sa faux superbe, Fauche ainsi comme l’herbe ? À nul il ne pardonne, Il se fait et défait, Lui mêmes il s’étonne, Il se flatte en son fait, Puis il blâme sa peine, Et contre elle forcène. Vertu seule à l’encontre Fait l’acier reboucher : Outre telle rencontre Le temps peut tout faucher : L’orgueil qui nous amorce Donne à sa faux sa force ? Voulez-vous donc votre fait excuser. Mais de quoi sert à ces mots s’amuser ? N’est-il pas clair que vous tâchiez de faire Par tous moyens César adversaire, Et que vous seule attirant votre ami, Me l’avez fait capital ennemi, Brassant sans fin une horrible tempête Dont vous pensiez écerveler ma tête ? Qu’en dites-vous ?         Ô quels piteux alarmes ! Las que dirais-je ! Hé, jà pour moi mes larmes Parlent assez, qui non pas la justice, Mais de pitié cherchent le bénéfice. Pourtant, César, s’il est à moi possible De tirer hors d’une âme tant passible, Cette voix rauque à mes soupirs mêlée Écoute encor l’esclave désolée, Las ! qui ne met tant d’espoir aux paroles Qu’en ta pitié, dont jà tu me consoles. Songe, César, combien peut la puissance D’un traître amour, même en sa jouissance : Et pense encor que mon faible courage N’eût pas souffert sans l’amoureuse rage, Entre vous deux ces batailles tonnantes, Dessus mon chef à la fin retournantes. Mais mon amour me forçait de permettre Ces fiers débats, et toute aide promettre, Vu qu’il fallait rompre paix, et combattre, Ou séparer Antoine ou Cléopâtre Séparer, las ! ce mot me fait faillir, Ce mot me fait par la Parque assaillir. Ah ah César, ah.         Si je n’étais ore Assez bénin, vous pourriez feindre encore Plus de douleurs, pour plus bénin me rendre : Mais quoi, ne veux-je à mon merci vous prendre ? Feindre hélas ! ô.         Ou tellement se plaindre N’est que mourir, ou bien n’est que feindre. La douleur Qu’un malheur Nous rassemble, Tel ennui À celui Pas ne semble, Qui exempt Ne la sent : Mais la plainte Mieux bondit, Quand on dit Que c’est feinte. Si la douleur en ce coeur prisonnière Ne surmontait cette plainte dernière, Tu n’aurais pas ta pauvre esclave ainsi : Mais je ne peux égaler au souci, Que pétillant m’écorche le dedans, Mes pleurs, mes plaints, et mes soupirs ardents. T’ébahis-tu si ce mot séparer, A fait ainsi mes forces retirer ? Séparer (Dieux) séparer je l’ai vu, Et si n’ai point à ces débats pourvu ! Mieux il te fût (ô captive ravie) Te séparer même durant sa vie ! J’eusse la guerre et sa mort empêchée, Et à mon heur quelque atteinte lâchée, Vu que j’eusse eu le moyen et l’espace D’espérer voir secrètement sa face : Mais mais cent fois, cent cent fois malheureuse, J’ai jà souffert cette guerre odieuse : J’ai j’ai perdu par cette étrange guerre, J’ai perdu tout et mes biens et ma terre : Et si ai vu ma vie et mon support, Mon heur, mon tout, se donner à la mort, Que tout sanglant jà tout froid et tout blême, Je réchauffais des larmes de moi-même, Me séparant de moi-même à demi Voyant par mort séparer mon ami. Ha dieux, grands Dieux ! Ha grands Dieux !         Qu’est-ce ci ? Quoi ? La constance être hors de souci ? Constante suis, séparer je me sens, Mais séparer on ne me peut longtemps : La pâle mort m’en fera la raison, Bientôt Pluton m’ouvrira sa maison, Où même encor l’aiguillon qui me touche Ferait rejoindre et ma bouche et sa bouche : S’on me tuait, le dueil qui crèverait Parmi le coup plus de bien me ferait, Que je n’aurais de mal à voir sortir Mon sang pourpré et mon âme partir. Mais vous m’ôtez l’occasion de mort, Et pour mourir me défaut mon espoir Qui s’alentit d’heure en heure dans moi, Tant qu’il faudra vivre malgré l’émoi : Vivre il me faut, ne crains que je me tue, Pour me tuer trop peu je m’évertue. Mais puisqu’il faut que j’allonge ma vie, Et que de vivre en moi revient l’envie, Au moins César vois la pauvre faiblette, Qui à tes pieds, et derechef se jette : Au moins César des gouttes de mes yeux Amollis-toi, pour me pardonner mieux : De cette humeur la pierre on cave bien, Et sur ton coeur ne pourront-elles rien ? Ne t’ont donc pu les lettres émouvoir Qu’à tes deux yeux j’avais tantôt fait voir, Lettres je dis de ton père reçues, Certain témoin de nos amours conçues ? N’ai-je donc pu détourner ton courage, Te découvrant et maint et !maint image De ce tien père à celle-là loyal, Qui de son fils recevra tout son mal ? Celui souvent trop tôt borne sa gloire Qui jusqu’au bout se venge en sa victoire. Prends donc pitié, tes glaives triomphants D’Antoine et moi pardonnent aux enfants. Pourrais-tu voir les horreurs maternelles, S’on meurtrissait ceux qui ces deux mamelles, Qu’ore tu vois maigres et déchirées, Et qui seraient de cent coups empirées, Ont allaité ? Orrais-tu mêmement Des deux côtés le dur gémissement ? Non non, César, contente-toi du père, Laisse durer les enfants et la mère En ce malheur, où les Dieux nous ont mis. Mais fûmes-nous jamais tes ennemis, Tant acharnés que n’eussions pardonné, Si le trophée à nous se fût donné ? Quant est de moi, en mes fautes commises Antoine était chef de mes entreprises, Las qui venait à tel malheur m’induire, Eussé-je pu mon Antoine éconduire ? Tel bien souvent son fait pense amender, Qu’on voit d’un gouffre en un gouffre guider : Vous excusant, bien que votre avantage Vous y mettiez, vous nuisez davantage, En me rendant par l’excuse irrité, Qui ne suis point qu’ami de vérité. Et si convient qu’en ce lieu je m’amuse À repousser cette inutile excuse : Pourriez-vous bien de ce vous garantir, Qui fit ma soeur hors d’Athènes sortir, Lorsque craignant qu’Antoine son époux Plus se donnât à sa femme qu’à vous, Vous le paissiez de ruse, et de finesses De mille et mille et dix mille caresses ? Tantôt au lit exprès emmaigrissiez, Tantôt par feinte exprès vous pâlissiez, Tantôt votre oeil votre face baignait Dès qu’un jet d’arc de lui vous éloignait, Entretenant la feinte et sorcelage, Ou par coutume, ou par quelque breuvage : Même attiltrant vos amis et flatteurs Pour du venin d’Antoine être fauteurs, Qui l’abusaient sous les plaintes frivoles, Faisant céder son profit aux paroles. Quoi ? disaient-ils, êtes-vous l’homicide D’un pauvre esprit, qui vous prend pour sa guide ? Faut-il qu’en vous la Noblesse s’offense, Dont la rigueur à celle-là ne pense, Qui fait de vous le but de ses pensées ? Ô qu’ils sont mal envers vous adressées ! Octavienne a le nom de l’épouse, Et cette-ci, dont la flamme jalouse Empêche assez la vite renommée, Sera l’amie en son pays nommée : Cette divine, à qui rendent hommage Tant de pays joints à son héritage. Tant purent donc vos mines et adresses, Et de ceux-là les plaintes flatteresses, Qu’Octavienne et sa femme et ma soeur, Fut déchassée, et déchassa votre heur. Vous taisez-vous, avez-vous plus désir Pour m’apaiser d’autre excuse choisir ? Que diriez-vous du tort fait aux Romains, Qui s’enfuyaient secrètement des mains De votre Antoine, alors que votre rage Leur redoublait l’outrage sur l’outrage ? Que diriez-vous de ce beau testament Qu’Antoine avait remis secrètement Dedans les mains des pucelles Vestales ? Ces maux étaient les conduites fatales De vos malheurs : et ore peu rusée Vous voudriez bien encore être excusée. Contentez-vous Cléopâtre, et pensez Que c’est assez de pardon, et assez D’entretenir le fuseau de vos vies, Qui ne seront à vos enfants ravies. Ore, César, chétive je m’accuse, En m’excusant de ma première excuse, Reconnaissant que ta seule pitié Peut donner bride à mon inimité, Que jà pour moi tellement se commande, Que tu ne veux de moi faire une offrande Aux Dieux nombreux, ni des enfants aussi Que j’ai tourné en ces entrailles-ci. De ce peu donc de mon pouvoir resté Je rends je rends grâce à ta majesté : Et pour donner à César témoignage, Que je suis sienne et le suis de courage, Je veux ; César, te déceler tout l’or, L’argent, les biens, que je tiens en trésor. Quand la servitude Le col enchaînant, Dessous le joug rude Va l’homme gênant : Sans que l’on menace D’un sourcil plié, Sans qu’effort on fasse Au pauvre lié, Assez il confesse, Assez se contraint, Assez il se presse Par la crainte étreint. Telle est la nature Des serfs déconfits, Tant de mal n’endure De Japet le fils. L’ample trésor, l’ancienne richesse Que vous nommez, témoigne la hautesse De votre race : et n’était le bonheur D’être du tout en la terre seigneur, Je me plaindrais qu’il faudra que soudain Ces biens royaux changent ainsi de main. Comment, César, si l’humble petitesse Ose adresser sa voix à sa hautesse, Comment peux-tu ce trésor estimer Que ma Princesse a voulu te nommer ? Cuides-tu bien, si accuser je l’ose, Que son trésor tienne si peu de chose ? La moindre Reine à ta loi fléchissante Est en trésor autant riche et puissante, Qui autant peu ma Cléopâtre égale, Que par les champs une case rurale Au fier Château ne peut être égalée, Ou bien la motte à la roche gelée. Celle sous qui tout l’Égypte fléchit, Et qui du Nil l’eau fertile franchit, À qui le Juif, et le Phénicien, L’Arabien, et le Cilicien, Avant ton foudre ore tombé sur nous, Soulaient courber les hommagers genoux : Qui aux trésors d’Antoine commandait, Qui tout ce monde en pompes excédait, Ne pourrait-elle avoir que ce trésor ? Crois, César, crois qu’elle a de tout son or, Et autres biens tout le meilleur caché. À faux meurtrier ! À faux traître, arraché Sera le poil de ta tête cruelle, Que plût aux Dieux que ce fut ta cervelle ! Tiens traître, tiens.     Ô Dieux !         Ô chose détestable ! Un serf un serf !         Mais chose émerveillable D’un coeur terrible.         Et quoi, m’accuses-tu ? Me pensais-tu veuve de ma vertu Comme d’Antoine. Aa traître !         Retiens-la, Puissant César, retiens-la donc.         Voilà Tous mes bienfaits. Hou ! Le dueil qui m’efforce, Donne à mon coeur langoureux telle force, Que je pourrais, ce me semble, froisser Du poing tes os, et tes flancs crevasser À coups de pied.         Ô quel grinçant courage ! Mais rien n’est plus furieux que la rage D’un coeur de femme. Et bien, quoi, Cléopâtre ? Êtes-vous point jà saoule de le battre ! Fuis-t-en ami, fuis-t-en.         Mais quoi, mais quoi ? Mon Empereur, est-il un tel émoi Au monde encor que ce paillard me donne ? Sa lâcheté ton esprit même étonne, Comme je crois, quand moi Reine d’ici, De mon vassal suis accusée ainsi, Que toi, César, as daigné visiter, Et par ta voix à repos inciter. Hé si j’avais retenu des joyaux, Et quelque part de mes habits royaux, L’aurai-je fait pour moi las malheureuse ! Moi, qui de moi ne suis plus curieuse ? Mais telle était cette espérance mienne, Qu’à ta Livie et ton Octavienne De ces joyaux le présent je ferai, Et leur pitiés ainsi pourchasserai, Pour (n’étant point de mes présents ingrates) Envers César être mes avocates. Ne craignez point, je veux que ce trésor Demeure vôtre : encouragez-vous or’, Vivez ainsi en la captivité Comm’ au plus haut de la prospérité. Adieu : songez qu’on ne peut recevoir Des maux, sinon quand on pense en avoir. Je m’en retourne.         Ainsi vous soit ami Tout le Destin, comm’ il m’est ennemi. Où courrez-vous, Séleuque, où courez-vous ? Je cours, fuyant l’envenimé courroux. Mais quel courroux ? Hé Dieu si nous en sommes ! Je ne fuis pas ni César ni ses hommes. Qu’y a-t-il donc que peut plus la fortune ? Il n’y a rien, sinon l’offense d’une. Aurait-on bien notre Reine blessée ? Non non, mais j’ai notre Reine offensée. Quel malheur donc a causé ton offense ? Que sert ma faute, ou bien mon innocence ? Mais dis-le nous, dis, il ne nuira rien. Dit, il n’apporte à la ville aucun bien. Mais tant y a que tu as gagné l’huis. Mais tant y a que jà puni j’en suis. Étant puni en es-tu du tout quitte ? Étant puni plus fort je me dépite, Et jà dans moi je sens une furie, Me menaçant que telle fâcherie Poindra sans fin mon âme furieuse, Lorsque la Reine et triste et courageuse Devant César aux cheveux m’a tiré, Et de son poing mon visage empiré : S’elle m’eût fait mort en terre gésir, Elle eût prévu à mon présent désir, Vue que la mort n’eût point été tant dure Que l’éternelle et mordante pointure, Qui jà déjà jusques au fond me blesse D’avoir blessé ma Reine et ma maîtresse. Ô quel heur à la personne Le Ciel gouverneur ordonne, Qui contente de son sort, Par convoitise ne sort Hors de l’heureuse franchise, Et n’a sa gorge soumise Au joug et trop dur lien De ce pourchas terrien. Mais bien les antres sauvages, Les beaux tapis des herbages, Les rejetons arbrisseaux, Les murmures des ruisseaux, Et la gorge babillarde De Philoméle jasarde, Et l’attente du Printemps Sont ses biens et passetemps Sans que l’âme haut volante, De plus grand désir brûlante Suive les pompeux arrois Et puis offensant ses Rois, Ait pour maigre récompense Le feu, le glaive, ou potence, Ou plutôt mille remords, Conférés à mille morts. Si l’inconstance fortune Au matin est opportune, Elle est importune au soir, Le temps ne se peut rasseoir, À la fortune il accorde, Portant à celui la corde Qu’il avait par avant mis Au rang des meilleurs amis : Quoi que soit, soit mort ou peine, Que le Soleil nous ramène En nous ramenant son jour : Soit qu’elle fasse séjour, Ou bien que par la mort griève Elle se fasse plus briève : Celui qui ard de désir S’est toujours senti saisir. Arius de cette ville, Que cette ardeur inutile N’avait jamais retenu : Ce Philosophe chenu, Qui déprisait toute pompe, Dont cette ville se trompe, Durant notre grand’ douleur A reçu le bien et l’heur : César faisant son entrée, A la sagesse montrée L’heur et la félicité, La raison, la vérité, Qu’avait en soi ce bon maître, Le faisant même à sa dextre Côtoyer, pour être à nous Comme un miracle entre tous. Séleuque, qui de la Reine Recevait le patrimoine En partie, et qui dressait Le gouvernement, reçoit, Et outre cette fortune Qui nous est à tous commune, Plus griève infélicité Que notre captivité. Mais or’ ce dernier courage De ma Reine est un présage, S’il faut changer de propos, Que la meurtrière Atropos Ne souffrira pas qu’on porte À Rome ma Reine forte, Qui veut de ses propres mains S’arracher des gens Romains. Celle-là dont la constance A pris soudain la vengeance Du serf, et dont la fureur N’a point craint son Empereur : Croyez que plutôt l’épée En son sang sera trempée, Que pour un peu moins souffrir À son déshonneur s’offrir. Ô saint propos, ô vérité certaine ! Pareille aux dés est notre chance humaine. Penserait donc César être du tout vainqueur ? Penserait donc César abâtardir ce coeur, Vu que des tiges vieux cette vigueur j’hérite, De ne pouvoir céder qu’à la Parque dépite ? La Parque et non César aura sur moi le pris, La Parque et non César soulage mes esprits, La Parque et non César triomphera de moi, La Parque et non César finira mon émoi : Et si j’ai ce jourd’hui usé de quelque feinte, Afin que ma portée en son sang ne fut teinte. Quoi ? César pensait-il que ce que dit j’avais Peut bien aller ensemble et de coeur et de voix ? César César César , il te serait facile De subjuguer ce coeur aux liens indocile : Mais la pitié que j’ai du sang de mes enfants, Rendaient sur mon vouloir mes propos triomphants, Non la pitié que j’ai si par moi misérable Est rompu le filet à moi jà trop durable. Courage donc courage (ô compagnes fatales) Jadis serves à moi, mais en la mort égales, Vous avez reconnu Cléopâtre princesse, Or’ ne reconnaissez que la Parque maîtresse. Encore que les maux par ma Reine endurés, Encore que les cieux contre nous conjurés, Encore que la terre envers nous courroucée, Encore que fortune envers nous insensée, Encore que d’Antoine une mort misérable, Encore que la pompe à César désirable, Encore que l’arrêt que nous fîmes ensemble, Qu’il faut qu’un même jour aux enfers nous assemble, Aiguillonnât assez mon esprit courageux D’être contre soi-même un vainqueur outrageux, Ce remède de mort, contrepoison de dueil, S’est tantôt présenté davantage à mon oeil : Car ce bon Dolabelle ami de notre affaire, Combien que pour César il soit notre adversaire, T’a fait savoir (ô Reine) après que l’Empereur Est parti d’avec toi, et après ta fureur Tant équitablement à Séleuque montrée, Que dans trois jours préfix cette douce contrée Il nous faudra laisser, pour à Rome menées Donner un beau spectacle à leurs efféminées. Ha mort, ô douce mort, mort seule guérison Des esprits oppressés d’une étrange prison, Pourquoi souffres-tu tant à tes droits faire tort ? T’avons-nous fait offense, ô douce et douce mort ? Pourquoi n’approches-tu, ô Parque trop tardive ? Pourquoi veux-tu souffrir cette bande captive, Qui n’aura pas plutôt le don de liberté, Que cet esprit ne soit par ton dard écarté ? Hâte donc hâte-toi, vanter tu te pourras Que même sur César une dépouille auras : Ne permets point alors que Phébus qui nous luit En dévalant sera chez son oncle conduit, Que ta soeur pitoyable, hélas à nous cruelle, Tire encore le fil dont elle nous bourrelle : Ne permets que des peurs la pâlissante bande Empêche ce jourd’hui de te faire une offrande, L’occasion est sûre, et nul à ce courage Ce jour nuire ne peut, qu’on ne te fasse hommage. César cuide pour vrai que jà nous soyons prêtes D’aller, et donner témoignage des quêtes. Mourons donc, chères soeurs, ayons plutôt ce coeur De servir à Pluton qu’à César mon vainqueur : Mais avant que mourir faire il nous conviendra Les obsèques d’Antoine, et puis mourir il faudra, Je l’ai tantôt mandé à César ; qui veut bien Que Monseigneur j’honore, hélas ! et l’ami mien. Abaisse-toi donc ciel, et avant que je meure Viens voir le dernier dueil qu’il faut faire à cette heure : Peut-être tu seras marri de m’être tel, Te fâchant de mon dueil étrangement mortel. Allons donc chères soeurs : de pleurs, de cris, de larmes, Venons-nous affaiblir, afin qu’en ses alarmes Notre voisine mort nous soit ores moins dure, Quand aurons demi fait aux esprits ouverture. Mais où va dites-moi, dites-moi damoiselles, Où va ma Reine ainsi ? Quelles plaintes mortelles, Quel souci meurtrissant ont terni son beau teint ? Ne l’avait pas assez la sèche fièvre atteint ? Triste elle s’en va voir des sépulcres le clos, Où la mort a caché de son ami les os. Que séjournons-nous donc ? Suivons notre maîtresse. Suivre vous ne pouvez, sans suivre la détresse. La grêle pétillante Dessus les toits, Et qui même est nuisante Au vert des bois Contre les vins forcène En sa fureur, Et trompe aussi la peine Du laboureur : N’étant alors contente De son effort, Ne met toute l’attente Des fruits à mort. Quand la douleur nous jette Ce qui nous point, Pour un seul sa sagette Ne blesse point. Si notre Reine pleure, Lequel de nous Ne pleure point à l’heure ? Pas un de tous. Mille traits nous affolent, Et seulement De l’envieux consolent L’entendement. Faisons céder aux larmes La triste voix, Et souffrons les alarmes Tels que ces trois. Jà la Reine se couche Près du tombeau, Elle ouvre jà la bouche : Sus donc tout beau. Antoine, ô cher Antoine, Antoine ma moitié, Si Antoine n’eût eu des cieux l’inimitié, Antoine Antoine, hélas ! Dont le malheur me prive, Entends la faible voix d’une faible captive, Qui de ses propres mains avait la cendre mise Au clos de ce tombeau n’étant encore prise : Mais qui prise et captive à son malheur guidée, Sujette et prisonnière en sa ville gardée, Ore te sacrifie, et non sans quelque crainte De faire trop durer en ce lieu ma complainte, Vu qu’on a l’oeil sur moi, de peur que la douleur Ne fasse par la mort la fin de mon malheur : Et afin que mon corps de sa douleur privé Soit au Romain triomphe en la fin réservé : Triomphe, dis-je, las ! Qu’on veut orner de moi, Triomphe, dis-je, les ! que l’on fera de toi. Il ne faut plus desor de moi que tu attendes Quelques autres honneurs, quelques autres offrandes, L’honneur que je te fais, l’honneur dernier sera Qu’à son Antoine mort Cléopâtre fera. Et bien que toi vivant la force et violence Ne nous ait point forcé d’écarter l’alliance, Et de nous séparer : toutefois je crains fort Que nous nous séparions l’un de l’autre à la mort, Et qu’Antoine Romain en Égypte demeure, Et moi Égyptienne dedans Rome je meure. Mais si les puissants Dieux ont pouvoir en ce lieu Où maintenant tu es, fais fais que quelque Dieu Ne permette jamais qu’en m’entraînant d’ici On triomphe de toi en ma personne ainsi : Ains que ce tien cercueil, ô spectacle piteux, De deux pauvres amants nous raccouple tous deux. Cercueil qu’encor un jour l’Égypte honorera, Et peut-être à nous deux l’épitaphe fera. Ici sont deux amants qui heureux en leur vie, D’heur, d’honneur, de liesse, ont leur âme assouvie : Mais en fin tel malheur on les vit encourir, Que le bonheur des deux fut de bientôt mourir. Reçois reçois-moi donc avant que César parte, Que plutôt mon esprit que mon honneur s’écarte. Car entre tout le mal, peine, douleur, encombre, Soupirs, regrets, soucis, que j’ai souffert sans nombre, J’estime le plus grief ce bien petit de temps Que de toi, ô Antoine, éloigner je me sens. Voilà pleurant elle entre en ce clos des tombeaux Rien ne voyent de tel les tournoyants flambeaux. Est-il si ferme esprit, qui presque ne s’envole Au piteux écouter de si triste parole ? Ô cendre bien heureuse étant hors de la terre ! L’homme n’est point heureux tant qu’un cercueil l’enserre. Aurait donc bien quelqu’un de vivre telle envie, Qui ne voulût ici mépriser cette vie ? Allons donc chères soeurs, et prenons doucement De nos tristes malheurs l’heureux allègement. Plus grande est la peine Que l’outrageux sort Aux amis amène, Que de l’ami mort N’est la joie grande, Alors qu’en la bande Des esprits heurés, Esprits assurés Contre toute dextre, Quitte se voit être Des maux endurés. Chacune Charite Au tour de Cypris, Quand la dent dépite Du sanglier épris, Occit en la chasse De Myrrhe la race, Ne pleurait si fort, Qu’on a fait la mort D’Antoine, que l’ire Transmis au navire De l’oublieux port. Les cris, les plains Des Phrygiennes Étant aux mains Mycéniennes, N’étaient pas tels, Que les mortels Que pour Antoine Fait notre Reine. Mais ore j’ai crainte, Qu’il faudra pleurer Notre Reine éteinte, Qui ne peut durer Au mal de ce monde, Mal qui se seconde, Toujours enfantant Nouveau mal sortant : On la voit délivre Du désir de vivre, Mille morts portant. Tantôt gaie et verte La forêt était, La terre couverte Sa Cérès portait : Flore avait la prée De fleurs diaprée, Quand tout ceci Tout soudain voici Cela qui les pille, L’hiver, la faucille, Et la faux aussi. Jà la douleur Rompt la liesse, La joie et l’heur À ma Princesse, Reste le teint Qui n’est éteint : Mais la mort blême L’ôtera même. Elle vient de faire L’honneur au cercueil, Ô quelle a pu plaire Et déplaire à l’oeil, Plaire quand les roses Ont été décloses, Avec le Cyprès, Mille fois après Baisotant la lame, Qui semble à son âme Faire les apprêts. Versant la rosée Du fond de son coeur, Par les yeux puisée, Et puis la liqueur Que requiert la cendre : Et faisant entendre Quelques mots lâchés, Bassement mâchés, Pour fin de la fête Mêlant de sa tête Les poils arrachés. Elle a déplu, Pour ce qu’il semble Qu’elle n’a pu Que vivre ensemble : Et que soudain De notre main Lui faudra faire Un même affaire. Ô juste Ciel, si ce grief maléfice Ne t’accusait justement d’injustice, Par quel destin de tes Dieux conjuré, Ou par quel cours des astres mesuré, A le malheur pillé telle victoire, Qu’en la voyant on ne la pourrait croire ? Ô vous les Dieux des bas enfers et sombres, Qui retirez fatalement les ombres Hors de nos corps, quelle pâle Mégère Était commise en si rare misère ? Ô fière Terre à toute heure souillée Des corps des tiens, et en leur sang touillée, As-tu jamais soutenu sous les flancs Quelque fureur de courages plus grands ? Non, quand tes fils Jupiter échelèrent, Et contre lui serpentins se mêlèrent. Car eux pour être exempts du droit des cieux Voulurent même embûcher les grands Dieux, Desquels en fin fièrement assaillis, Furent aux creux de leurs monts recueillis. Mais ces trois ci, dont le caché courage N’eût point été mécru de telle rage, Qui n’étaient point géantes serpentines, En redoublant leurs rages féminines, Pour au vouloir de César n’obéir, Leur propre vie ont bien voulu trahir. Ô Jupiter ! Ô Dieux ! Quelles rigueurs Permets-tu donc à ces superbes coeurs ? Quelles horreurs es-tu fait ores naître, Qui des neveux pourront aux bouches être, Tant que le tour de la machine tienne Par contrepoids balancé se maintienne ? Dites-moi donc vous brandons flamboyants, Brandons du Ciel toutes choses voyant, Avez-vous pu dans ce val tant instable Découvrir rien de plus épouvantable ? Accusez-vous maintenant ô Destins, Accusez-vous ô flambeaux argentins : Et toi Égypte à l’envi matinée, Maudis cent fois l’injuste destinée : Et toi César, et vous autres Romains Contristez-vous, la Parque de vos mains A Cléopâtre à cette heure arrachée, Et malgré vous votre attente empêchée. Ô dure, hélas ! et trop dure aventure, Mille fois dure et mille fois trop dure. Ha je ne puis à ce crime penser, Si je ne veux en pensant m’offenser : Et si mon coeur à ce malheur ne pense, En le fermant je lui fais plus d’offense. Écoutez donc, Citoyens, écoutez, Et m’écoutant votre mal lamentez. J’étais venu pour le mal supporter De Cléopâtre, et la réconforter, Quand j’ai trouvé ces gardes qui frappaient Contre sa chambre, et sa porte rompaient : Et qu’en entrant en cette chambre close, J’ai vu (ô rare et misérable chose !) Ma Cléopâtre en son royal habit, Et sa couronne, au long d’un riche lit Peint et doté, blême et morte couchée, Sans qu’elle fût d’aucun glaive touchée, Avec Éras sa femme, à ses pieds morte, Et Charmium vive, qu’en telle sorte J’ai lors blâmée : Aa Charmium, est-ce Noblement fait ? Oui oui c’est de noblesse De tant de Rois Égyptiens venue Un témoignage. Et lors peu soutenue En chancelant, et s’accrochant en vain, Tombe à l’envers, restant un tronc humain. Voilà des trois la fin épouvantable, Voilà des trois le destin lamentable : L’amour ne veut séparer les deux corps, Qu’il avait joints par longs et longs accords : Le Ciel ne veut permettre toute chose, Que bien souvent le courageux propose. César verra perdant ce qu’il attend, Que nul ne peut au monde être contant : L’Égypte aura renfort de sa détresse, Perdant après son bonheur, sa maîtresse : Mêmement moi qui suis son ennemi, En y pensant, je me pâme à demi, Ma voix s’infirme, et mon penser défaut : Ô qu’incertain est l’ordre de là-haut ! Peut-on encores entendre De toi troupe quelque voix ? Peux-tu cette seule fois De ton dueil la plainte rendre, Vu que hélas ! Tant douloureuse, De son support le plus fort Tu ne remets qu’en la mort, Mort hélas à nous heureuse ? Mais prends prends donc cette envie Sur le plus blanc des oiseaux, Qui sonne au bord de ses eaux La retraite de sa vie. Et en te débordant même, Dépite-moi tous les cieux, Dépite-moi tous leurs Dieux, Auteur de ton mal extrême. Non non, ta douleur amère, Quand j’y pense, on ne peut voir Si grande, que quelque espoir Ne te reste en ta misère. Ta Cléopâtre ainsi morte Au monde ne périra, Le temps la garantira, Qui déjà sa gloire porte, Depuis la vermeille entrée Que fait ici le Soleil, Jusqu’aux lieux de son sommeil Opposés à ma contrée, Pour avoir plutôt qu’en Rome Se souffrir porter ainsi, Aimé mieux s’occire ici, Ayant un coeur plus que d’homme. Mais que dirai-je à César ? Ô l’horreur, Qui sortira de l’étrange fureur ! Que dira-t-il de mourir sans blessure En telle sorte ? Est-ce point par morsure De quelque Aspic ? Aurait-ce point été Quelque venin secrètement porté ? Mais tant y a qu’il faut que l’espérance Que nous avions, cède à cette constance ? Mais tant y a qu’il nous faudra ranger Dessous les lois d’un vainqueur étranger, Et désormais en notre ville apprendre De n’oser plus contre César méprendre. Souvent nos maux font nos morts désirables, Vous le voyez en ces trois misérables.