Il y a long-temps qu’on auroit vû paroître sur la Scene ce sujet, qui est un des plus grands et des plus beaux de l’antiquité , si nos meilleurs Autheurs avoient crû pouvoir en surmonter les difficultez  ; mais quand on est jeune on est toujours temeraire . Et l’on est quelquefois heureux. D'ailleurs comme l’on sçait assez que la qualité d’Autheur n’est pas celle qui m’honnore le plus, j’ay voulu traiter un sujet dont la réussite me déterminast à travailler pour le Theatre, ou à employer mes momens de loisir à quelque occupation qui me fust plus convenable. Madame la Princesse de Conty , chez qui j’ay eu l’honneur d’estre élevé, me choisit elle-même ce sujet préferablement à beaucoup d’autres. J'y ay donné tous mes soins; et ce qui me confirme encore dans la bonne opinion que j’en ay, c’est qu’on le voit encore paroistre tous les jours sur la Scene avec autant de plaisir et d’applaudissemens que dans les premieres representations , je puis dire que cet Ouvrage a esté si generalement approuvé de tout le monde, que je ne répondray pas seulement à la mauvaise critique de ceux qui ont condamné Thoas et Thomiris; l’un est dans Euripide , sans lequel il n’y auroit point de Piece , et je me suis assez bien trouvé de l’autre pour ne m’en pasrepentir . La perte que fit le Theatre, en perdant Mademoiselle de Champmesle , m’avoit empesché de faire imprimer cette Piece; mais depuis qu’une jeune Actrice, qui a paru ces jours passez, nous en a rafraîchy la mémoire , je me suis laissé vaincre par les pressantes sollicitations de mes amis, qui, avec mes autres Ouvrages, m’ont persuadé de donner encore celuy-cy au public, me flattant que la lecture ne luy en fera pas moins de plaisir que la representation. Par Grace et Privilege du Roy, donné à Versailles le douziéme Fevrier 1699. Signé, Par le Roy en son Conseil, LE FEVRE. Il est permis à PIERRE RIBOU Marchand Libraire à Paris, de faire imprimer le Recueil des Tragédies du Sieur de la Grange, pendant le temps de huit années, à compter du jour que chaque Tragédie sera achevée d’imprimer pour la premiere fois ; Pendant lequel temps faisons tres expresses défenses à toutes personnes de quelque qualité et condition qu’elles soient, de faire imprimer, vendre ny debiter d’autre Edition que de celle de l’Exposant, ou de ceux qui auront droit de luy, à peine de quinze cens livres d’amende, payables sans deport par chacun des contrevenans, et de tous dépens, dommages et interests, et autres peines portées plus au long par lesdites Lettres de Priviliege. Registré sur le Livre de la Communauté des Imprimeurs et Marchands Libraires de Paris le 26. Fevrier 1699. Signé, C. BALLARD, Syndic. Achevé d’imprimer pour la premiere fois le 20. Mars 1699. Seigneur, voicy le jour si longtemps souhaité, Où conduit par l’hymen à la felicité, Thoas, l’heureux Thoas, épouse ce qu’il aime. C'estoit peu qu’éloigné de la grandeur suprême, Par vos seules vertus, sans le secours du sang, Vous eussiez pû monter à cet auguste rang : C'estoit peu que de voir les Scythes indomptables, Vous soûmettre à l’envy leur rives redoutables, Pour vous faire un destin digne de vos exploits, Et donner une épouse au plus grand de nos Rois. Nous avons vû Diane en ces lieux adorée, Dans un éclat pompeux, par la route azurée, Vous amener, Seigneur, cette auguste beauté, De qui vostre constance a vaincu la fierté. Tout vous rit : la splendeur qui dans ces lieux éclate, Est relevée encor par celle du Sarmate, Dont les Ambassadeurs honorent vostre Cour. Enfin pour vous combler de gloire ce grand jour... A-t-on tout préparé ? verray-je la Princesse, Hidaspe ?         Elle est encore aux pieds de la Deesse. Tandis que de ce Grec à la mort destiné, On couronne de fleurs le front infortuné. Pleine d’un feu divin dans l’enceinte sacrée, Au fond du Sanctuaire elle s’est retirée ; Où son cœur attentif semble se préparer, Au mystere sanglant qu’elle va celebrer. Mais que vois-je ! en ce jour de gloire et d’allegresse, Qui n’attend que ce sang qu’éxige la Deesse, Pour faire que sans crime un Roy victorieux Possede enfin un cœur reservé pour les Dieux : Lors qu’à ces nœuds sacrez il n’est rien qui s’oppose, De ce sombre chagrin qui peut être la cause ? Me seroit-il permis, sans sortir du devoir, D'oser m’en informer ? Ne le puis-je sçavoir ? Heureux qui sans remords, portant un Diadême, N'a point à redouter la vangeance suprême, Et n’est point obligé de conserver ce rang, Par des droits violez, et des fleuves de sang. Qu'entens-je ? quel discours, Seigneur, qui vous l’inspire ? Je n’ay pas oublié qu’en acceptant l’Empire, Vous jurâtes d’abord d’épouser Thomiris : Que son pere en mourant mit le Sceptre à ce prix. Pour acquerir un Trône on ose tout promettre. Mais sur le Trône assis on se peut tout permettre. Tranquille Souverain, et Vainqueur tant de fois, Vous n’avez qu’à parler, tout fléchit sous vos loix. Dans ses ressentimens Thomiris n’est qu’à plaindre. Dans ses ressentimens Thomiris est à craindre. Quelque trouble pourtant qu’elle puisse exciter De plus cruels chagrins viennent m’inquieter : Elle n’est pas la seule icy que je redoute. Et quel autre ennemy pouvez-vous craindre ?         Ecoûte. Quand le feu Roy, parmy tant de Scythes fameux, Daigna tourner sur moy ses regards et ses vœux, Et me faire en mourant l’appuy de sa famille, En m’accordant le Sceptre, et me donnant sa fille ; Guidé par mon devoir plusque par mes sermens, Je voyois chaque jour dans mes empressemens, Thomiris s’applaudir d’augmenter ma tendresse. Helas ! je n’avois point encor vû la Prestresse. Le jour qui l’amena dans toute sa splendeur, Eclaira son triomphe ensemble, et mon malheur. Mes yeux ne furent plus attachez que sur elle. Perfide à Thomiris, à ma gloire infidelle. Pour m’assurer le Trône, et regner sans effroy, De tous ceux que j’en crus aussi dignes que moy, Hidaspe, j’étouffay l’espoir avec la vie. Mes ennemis domptez, la Thauride asservie, Parez de ces grands noms, de ces fameux exploits, Que la victoire ajoûte à la pourpre des Rois, Je parlay de mes feux en Amant seur de plaire. Quel revers ! la Prestresse inconnuë, étrangere, Ne crut pas mon amour digne d’estre écoûté. Que dis-je ? Elle poussa son injuste fierté Jusqu’à me refuser, soit mépris, soit prudence, De m’apprendre son nom, son païs, sa naissance. Cet orgueil imprévû ne fit que m’irriter. Pour fléchir sa rigueur on me vit tout tenter : Mais en vain : je ne fis qu’augmenter son audace. Des Dieux, toutes les nuits, éprouvant la menace, Je voulus de mon sort sçavoir la verité. Voicy, par Apollon, ce qui me fut dicté. Tu joüiras du Sceptre et de la vie, Tant que tu seras possesseur Du simulachre de ma Sœur  : Mais crains d’un Grec la main impie. La Statuë enlevée expiant sa fureur, Te menace d’un sort funeste. Tremble, Thoas, au nom d’Oreste. Quel Oracle !         En secret m’ayant esté rendu, R'appellant aussi-tôt mon esprit éperdu, Pour assurer mes jours contre ce coup funeste, Je crus que je devois cacher le nom d’Oreste ; Rejetter sur les Grecs ma crainte, et mon couroux, Et dans ce crime affreux les envelopper tous. Pour engager mon peuple à cet arrest sinistre, Je fis parler des Dieux le plus zelé Ministre. Les Scythes à sa voix tremblerent pour l’Etat : Tous s’armerent de cris contre cet attentat. De tous les Etrangers la perte fut jurée. Leurs jours furent proscrits à Diane implorée. Que de sang a depuis arrosé son Autel ! Que d’innocens punis pour un seul criminel ! Ces meurtres redoublez, ces sanglantes victimes, Sans adoucir mes maux multiplioient mes crimes. Rapellant ma raison dans ces obscuritez ; Voulant de cet Oreste avoir quelques clartez ; Anthenor dont tu sçais la prudence et l’adresse, Instruit de mon secret fit voile pour la Grece. Depuis un an entier qu’il a quitté ce port, Il ne m’a point encor informé de son sort : Le mien traîne par tout le chagrin qui m’accable ; Ce jour même, ce jour qu’un hymen favorable, Va mettre dans mon lit cette fiere beauté, Ce prix de ma constance, et qui m’a tant coûté ; Je n’ay de mon bonheur qu’une joye inquiete. Etonné, traversé d’une crainte secrete, Sans relâche … Ah grands Dieux, que vois-je ! est-ce Anthenor ? Ciel ! il m’est donc permis de te revoir encor. Amy, de ton retour que faut-il que j’augure ? Qu'as-tu dévelopé de ma triste avanture ? Parle : ay-je à craindre encor le celeste courroux ? Souffrez qu’auparavant j’embrasse vos genoux, Seigneur, que j’ay de fois tremblé pour vôtre vie ! Quand par la trahison je la croyois ravie. Qu'heureusement, grands Dieux ! vous calmez mon effroy ; Vous me rendez icy mon cher Maistre, mon Roy. Qui peut t’avoir causé cette crainte funeste ? Qu'as-tu vû ? que sçais-tu ? connois-tu cet Oreste ? Je me suis vainement empressé pour le voir ; Mais son sort dans la Grece est facile à sçavoir. Le grand Agamemnon luy donna la naissance. Mycene est sous ses loix, Argos sous sa puissance. J'aborday son païs ; il venoit d’en sortir. Un horrible dessein l’en avoit fait partir. J'appris que pour vanger le trépas de son pere, Ayant trempé ses mains dans le sang de sa mere; Tourmenté, déchiré de ce crime odieux, Egalement hay des hommes, et des Dieux, Il en traînoit par tout l’idée épouvantable ; Et que pour expier ce meurtre détestable, Avec un seul vaisseau, guidé par sa fureur, Portant dans vos Etats la rage, et la terreur, D'une ame au sacrilege instruite et parvenuë, Il venoit de Diane enlever la Statuë ! Le temeraire ! Après d’innombrables travaux : Si son pere en dix ans avec mille vaisseaux, Vit à peine Illion soûmis au sang Attride, Croit-il avec un seul étonner la Tauride ? Ne vous y trompez pas, il y vient inconnu. Mais quand avec son nom jusqu’à vous parvenu ; Vous auriez connoisance encor de son visage, Vostre aspect ne feroit qu’augmenter son courage. Si sur la foy des Grecs on en croit son renom, Ce Prince, de la peur, ne connoist que le nom. Ses sermens solemnels ont juré vostre perte : Et soit par la surprise, ou par la force ouverte, Il vient, quelque peril qu’il y puisse courir, Enlever la Statuë, ou vous perdre, ou perir. Ah ! Seigneur, quel devins-je à ce recit funeste ? Que ne tentay-je point pour prévenir Oreste ? Je combattis long-tems et les vents et les mers, Et cependant heureux que ces mêmes revers, Des projets du barbare ayent suspendu la rage, Plus heureux si tous deux nous avions fait naufrage. S'il m’avoit devancé qu’auroit-ce été, grands Dieux ! Il n’en faut point douter, ce Prince est en ces lieux. Luy ?         C'est ce même Grec dont j’attens le supplice, Et qu’aujourd’huy Diane accepte en sacrifice. Son front où d’un beau sang se répand la fierté, Cet orgueil qu’il oppose à mon authorité ; Sur tout son nom qu’il cache, et qu’il s’obstine à taire, Confirme le recit que tu viens de m’en faire. Des vagues en fureurs seul des siens échapé, Sans espoir de secours dans ses projets trompé, A l’aspect d’une mort dont l’horreur est extrême, Il voit sans s’étonner ses malheurs. C'est luy-même. Dieux justes ! Dieux puissans ! Je reconnois vos traits. Vostre prudence a mis un prix à vos bienfaits. Elle en fait aux mortels achetter l’allegresse. Je pers mon ennemy, j’épouse la Prestresse. Quoy qu’il m’en ait coûté pour avoir attendu, Ce bonheur ne m’est point encore assez vendu. Cher amy que je suis redevable à ton zele. Allons, courons au Temple en porter la nouvelle. Informons la Prestresse... On ouvre, la voicy. Ah ! Madame, le sort enfin s’est adoucy ! Nous allons l’éprouver par l’hymen qui s’apreste : L'ordre …     Arreste Thoas.     Hé quoy ?         Thoas, arreste. Les Dieux n’approuvent point ton hymen avec moy. Diane a prononcé. Je ne puis estre à toy : Ce n’est pas tout. De sang la Deesse se lasse : Devant son Tribunal ce Grec a trouvé grace : Elle s’en fait l’appuy.     Ciel !         Au pied de l’Autel, Mon bras alloit sur luy porter le coup mortel. Un prodige inouy me surprend, et m’arreste. Les sacrez ornemens sont tombez de sa teste. Le Temple sous mes pas a paru s’ébranler. La Statuë, et l’Autel ont semblé reculer. Sur mes sens interdits la nuit s’est répanduë. Diane à mes regards est alors apparuë. J'ay lû, j’ay reconnu dans ses yeux irritez, Que formant des projets contre ses volontez, Tu vas sur tes Etats attirer sa colere, Si d’en presser l’effet ton ame persevere. Cesse d’estre rebelle aux menaces des Dieux. Ne verse plus du sang qui te rend odieux : Etein de ton amour l’ardeur desavoüée : Laisse en paix une fille aux Autels dévoüée, Et songe bien plûtost, détestant tes rigueurs, A gagner les esprits qu’à contraindre les cœurs. Où se replonge, ô Ciel ! mon ame épouvantée ? Toujours entre la crainte et l’espoir agité, Ne peut-elle entrevoir un avenir certain ? Et vous qui m’accablez par un zele inhûmain, Mes malheurs, mes chagrins n’ont-ils rien qui vous touche ? En seray-je sans cesse instruit par vôtre bouche ? Madame, ouvrez les yeux, quand on le pousse about, Rien n’est plus dangereux qu’un Amant qui peut tout. Prevenez-en l’éclat, c’est trop vous le redire : Un peu de sang versé vous assure un Empire. Ces refus outrageans ne vous sont plus permis. Vous devez estre à moy. Vous me l’avez promis. La parole a ses loix qu’on ne doit point enfraindre, Qui le souffre est indigne …         Est-ce à toy de t’en plaindre ? Toy qui ne dois ce rang dont tu fais vanité, Qu'à ton manque de foy, qu’à ton impieté : Aux ordres du feu Roy cesse de faire injure. Epouse Thomiris, ou crains pour ton parjure. Mais la prosperité te rend sourd à ma voix. Un Tyran couronné ne connoît plus de loix. Tu veux par mon hymen combler tes injustices, Tu n’as plus de raison que pour flater tes vices. Tu te crois revêtu d’un pouvoir qui peut tout ; Voyons ce qu’il destine à qui te pousse à bout. D'une odieuse main instruite dans le crime, Va toy-même à l’Autel immoler la victime ; Et pour braver un cœur ferme à te refuser, Aux yeux de la Deesse ose, viens m’épouser, Je vais t’attendre.         Hé bien, je vous suis, ma vangeance … Le Sarmate, Seigneur, vous demande audiance. Et de cette entreveuë il presse le moment. Je vais l’entendre, et plein de mon ressentiment, Je reviens à l’Autel, sans que rien m’épouvante, Immoler la victime, et d’une main sanglante, Vous épouser malgré vôtre audace, et vos Dieux. Mais pour vous détester, et vous estre odieux, Vous le voulez, cruelle, attendez-moy.         Madame, Quel est l’affreux dessein où s’emporte son ame ! Que seroit-ce, grands Dieux ! s’il venoit à sçavoir Que ce prodige n’est que pour le décevoir : Que ce n’est qu’un mensonge inventé par vous-même. Que ne permettra-t-il à sa colere extrême ? Affermy dans ses feux par cette fausseté, Je crois déjà le voir furieux, irrité, Porter sur vôtre teste …         Il n’oseroit Cyane. Consacrée aux Autels, Prestresse de Diane, Quelque audace qu’il eût ce frein l’arresteroit. Il a beau menacer Cyane, il n’oseroit. Toy qui d’Iphigenie as penetré la feinte, Qui connois de mon coeur, et le trouble, et la crainte. Diane, montre à tous, te declarant pour moy, Que le sang de ton pere est protegé par toy. Si ma fierté se porte à des démarches vaines, C'est l’orgueil de ce sang qui coule dans mes veines. Voudrois-tu qu’un Tyran soüillast sa pureté, Et pourrois-je descendre à cette indignité. Pardonne aussi, Deesse, à la pieuse estime, Que la pitié m’a fait prendre pour ta victime. L'appuy de l’innocence est l’ouvrage des Cieux : Et c’est une vertu que d’imiter les Dieux. Mais quand vous renoncez au devoir de Prestresse, N'apprehendez-vous point d’irriter la Deesse. Le sang de tous les Grecs à sa vangeance est dû. Jusqu’icy, sans fremir, vous l’avez répandu. Une sainte ferveur animoit ce beau zele. D'où vient pour ce Grec seul que vôtre main chancele ? Me le demandes-tu ? tes yeux furent témoins Du déplorable état qui l’offrit à mes soins : Quitte de mes devoirs, j’allois sur le rivage Soupirer mes malheurs, pleurer mon esclavage. Les vents impetueux obscurcissoient les airs, Troublaient les Elements, faisoient mugir les Mers : Quand sur des mats brisez la vague épouvantable, Jetta ce malheureux étendu sur le sable : La pitié m’inspira de conserver ses jours : Dans nos empressemens il trouva du secours. N'aurois-je pris le soin de le rendre à la vie, Qu'afin que par moy-même elle luy fût ravie. Non, si je me portois à cet excés d’horreur, Diane en puniroit la barbare fureur. Et songez-vous pour qui vôtre ame s’interesse ? Pour qui vous offensez Thoas, et la Deesse. Ce Grec, dont la pitié vous fait prendre l’appuy, Répond-il aux bontez que vous avez pour luy ? Vous a-t-il dit quel sang l’a transmis à la vie ? Lorsque de le sçavoir vous témoignez l’envie, Le visage interdit, les yeux pleins d’embarras : Il soûpire, Madame, et ne vous répond pas. D'un sang illustre, et grand voila le caractere, Et c’est ce même orgueil qui me force à me taire. Tu sçais, quand de Calchas l’Oracle rigoureux, Eût prononcé la fin de mes jours malheureux, Et qu’aux feux du bucher par Diane enlevée, A servir ses Autels je me vis reservée, Que l’horreur de me voir chez les Scythes cruels ; Rougir, tremper mes mains dans le sang des mortels, M'a fait ensevelir le nom d’Iphigenie. Je n’ay conté qu’à toy les malheurs de ma vie. Madame …         De ce nom le fier ressentiment, Déteste cet indigne, et lâche abaissement. Il veut briser un joug dont sa gloire est flêtrie. Je brûle de revoir la Grece, ma patrie, D'admirer, d’adorer couvert de tant d’exploits, Ce grand Agamemnon Chef des Grecs, Roy des Rois : D'entendre, d’embrasser Clitemnestre ma mere, Les Princesses mes sœurs, Oreste mon cher frere. Quels transports à me voir ne sentiroient-ils pas ? Mon pere, qui long-temps a pleuré mon trépas, Retrouvera sa joye à l’aspect d’une fille, Qui n’a point démenty son auguste famille. Pour cet heureux moment, qui fait tous mes souhaits : Ce Grec m’est important, et plus cher que jamais ; Je vais le délivrer, le charger d’une lettre, Qu'aux mains d’Agamemnon il jure de remettre. Quand mon pere sçaura …         Madame, y pensez-vous ? Comment le dérober à Thoas en courroux ? Quand même à vôtre feinte il donneroit croyance, Pensez-vous d’un Tyran tromper la prévoyance ? Quel vaisseau recevra l’Etranger sur son bord ? Sans l’ordre de Thoas, on ne sort point du port. Cyane, il partira de l’aveu du Barbare ; Il ne sçait pas le coup que ma main luy prépare. Des volontez du Ciel incertain, et troublé, Le peuple, autour du Temple, est encor assemblé. Je vais le soûlever contre le Tyran même : Viens me voir , empruntant une audace suprême, Confondre, épouvanter le superbe Thoas, Diane, en ce dessein ne m’abandonne pas. Fin du premier Acte. Anthenor, vous sçavez mes malheurs, mon injure, Thoas est un impie, un perfide, un parjure, Qui retient vôtre bras quand il faut le punir ? Mon pere n’est-il plus dans vôtre souvenir ? Ingrat, à ses bienfaits perdez-vous la memoire ? De ce que vous devez à sa fille, à sa gloire ? Au point où le Tyran se plaît à l’outrager, Thomiris n’attendoit que vous pour se vanger... Vous estes de retour, vous voyez ma disgrace, Et quand il faut agir vôtre cœur est de glace. Je sçay ce que je dois, Madame, à vos malheurs ; Estimé du feu Roy, comblé de ses faveurs, Je n’ay pas oublié qu’à son heure derniere, Il attacha sur moy sa confiance entiere ; Qu'éblouy du serment par Thoas attesté, Il n’en prit pour garant que ma fidelité. Il mourut. Si depuis, contre sa foy donnée, Thoas, de vôtre hymen, differoit la journée : J'imputois ces delais, Madame, à son grand cœur, Qui pour vous affermir sur le Trône en Vainqueur, Voulois que vous deussiez à sa propre victoire, La paix de vos Etats, l’abondance et la gloire. L'Oracle d’Apollon qui menaçoit ses jours, De vos prosperitez vint traverser le cours. Pour bannir de ces lieux la crainte, et la tristesse, A ses ordres pressans je partis pour la Grece. Jugez de ma douleur, Madame, à mon retour, Lorsque j’apprens qu’épris d’un malheureux amour, Thoas, sans respecter les Dieux, ny sa promesse, Veut d’une main impie épouser la Prestresse, Et l’élever au Trône au mépris de vos droits. A ce triste récit interdit, et sans voix … Il faut d’autres efforts pour laver mon offence. C'est la mort du Tyran qu’éxige ma vangeance. La Prestresse aujourd’huy le verroit son époux. Prevenons …         Suspendez un moment ce courroux : Tout semble s’opposer au sort qui vous menace. Tout semble présager qu’il va changer de face : Ce Grec dont le trépas est encore incertain, De quelque heureux retour flâte vôtre destin. J'allois pour détourner le malheur qui vous presse, Au pied de ses Autels implorer la Deesse. Son Temple étoit fermé, j’ay vû de toutes parts Le peuple pour entrer s’offrir à mes regards ; Lorsqu’avec un grand bruit la porte s’est ouverte. Aussi-tost la Prestresse à nos yeux s’est offerte. Pasle, sans appareil, ses voiles déchirez, Les cheveux herissez, les regards égarez : Elle a fait voir à tous par son maintien farouche, Que la Deesse alloit s’expliquer par sa bouche. A son aspect, tremblant, interdit, consterné, Tout ce peuple à genoux est tombé prosterné : Une sainte terreur qu’imprimoit sa presence, A sur les assistans répandu le silence. Scythes, a-t-elle dit, tremblez tous, fremissez, Des maux dont en ce jour vous estes menacez : Diane de ce Grec protege l’infortune : Elle ménage un sang qu’a conservé Neptune . Attache vostre sort au salut de ses jours. Vous deffend par ma voix d’en abreger le cours : Marquez-luy vos respects, par vostre obéissance : Imitez son exemple, ou craignez sa vangeance. A ces mots, pour jurer de maintenir ses loix, Tout ce peuple assemblé n’a formé qu’une voix. Surpris d’un tel spectacle, et pressé par mon zele, J'ay couru chez le Roy porter cette nouvelle. Je l’ay trouvé sortant d’avec l’Ambassadeur ; Mon recit sur son front a porté la terreur ; Aprés s’estre affranchy du trouble de son ame, Je l’ay vû s’empresser à vous parler, Madame. Il va venir. Les Dieux l’ont peut-estre touché : Peut-estre à son devoir desormais attaché, Qu'il vous raporte un Sceptre …         Aprés sa perfidie, Aprés l’impunité de son audace impie, Vous croyez qu’aux remords il se laisse ébranler, Et qu’il n’ait fait ce pas qu’afin de reculer, Non, non, plus de pitié quand sa mort est jurée. Des plus grands de l’Etat la foy m’est assurée. Par la voix de leurs Chefs, les Scythes mécontens, Excitent ma vangeance, en pressent les instans. L'Ambassadeur Sarmate est de l’intelligence. Tous contre le Tyran vont …         Madame, il s’avance. Je ne viens point, Madame, orné de vain discours, D'une frivole excuse emprunter les détours ; A regner avec moy vous estes destinée, Je dois m’unir à vous par un saint hymenée : Mais ce seroit vous faire un present odieux, Que l’hommage d’un Roy brûlant pour d’autres yeux. Toutefois les transports d’un aveugle caprice, N'ont jamais de mon coeur écarté la justice : Je me souviens toujours qu’un Trône vous est dû, Par de plus dignes mains il vous sera rendu. Charmé de vos vertus, le vaillant Merodate, Vous offre, avec sa foy, l’Empire du Sarmate ; Avide, impatient de m’acquiter vers vous, J'ay reçû sa demande, il sera vôtre époux. Aux ordres de mon pere est-ce ainsi que vôtre ame … Il regnoit. A sa voix tout fléchissoit, Madame : J'obéïssois. Son Sceptre a passé sous mes loix. Je regne. Obéïssez pour la derniere fois. Vous regnez ! Sans nul titre, et de race commune, A qui le devez-vous, Seigneur ?         A la fortune. Destiné pour remplir le Trône où je me vois, Au feu Roy vôtre pere elle imposa son choix. C'est d’elle, et non de luy, que je tiens ma Couronne. Arbitre des Etats qu’elle ôte, ou qu’elle donne : Elle éleve et détruit l’ouvrage de ses mains, Par une intelligence inconnuë aux humains. Quoy ! loin de respecter les manes de mon pere … Je vous estime encor, Madame, et vous revere. N'allez point, rapellant d’inutiles clartez, Soûlever mon dépit, irriter mes bontez. J'ay dit. De Merodate acceptez l’hymenée. A ses Ambassadeurs ma parole est donnée ; Son Sceptre vous attend. Allez le recevoir. Tout est prest : l’heure est prise, et vous partez ce soir. Perfide, car enfin je ne puis plus me taire, Tu veux par trop d’endroits meriter ma colere, Et je me sens forcée à perdre malgré moy, Ce reste de respect que je gardois pour toy. D'où te vient tant d’orgueil, et par quelle puissance, De promettre ta Reine, as-tu pris la licence ? Merodate m’épouse, et va me couronner ; Mais quelle dot, Tyran, penses-tu me donner ? Souveraine en naissant des lieux où je respire ; J'irois sous d’autres Cieux mandier un Empire ; Et ma fuite approuvant tes lâches attentats, Te laisseroit paisible occuper mes Etats. Non, ne presume pas, quelque espoir qui te flatte, Que je coure si loin pour trouver un Sarmate. S'il me veut obtenir, qu’il vienne me chercher : Que d’un joug tyrannique il vienne m’arracher, Je le reçois alors, ma main est toute preste, Pour qu’avec la sienne il m’apporte ta teste. Voila par quels efforts il me peut meriter, Et ce n’est qu’à ce prix que je puis l’accepter : Adieu.     Faites venir ce Grec.         Quelle surprise ! Avez-vous pû, Seigneur, former cette entreprise ? Songez-vous bien à qui vous livrez Thomiris ? Au Sarmate, au plus grand de tous vos ennemis : N'esperez de ces nœuds qu’une guerre immortelle ; Superbe, armé des droits qu’elle porte avec elle ; Il joindra tost ou tard vostre Sceptre, et le sien. Vous le voyez, Seigneur, jamais …         Je ne vois rien. Dans les divers transports dont mon trouble m’anime ; Quand j’entends que les Dieux protegent ma victime, Quand je vois que mon peuple interdit, effrayé, S'oppose à ma fureur, me tient le bras lié, Examiner ce Grec, éprouver la Prestresse, Penetrer la pitié qui pour luy s’interesse ; Eclaircir des soupçons dont mon cœur est frapé : Voila l’unique soin dont je suis occupé. Prenez-garde, Seigneur, les suprêmes Puissances, Ne sont pas à l’abry des celéstes vangeances : Les Dieux tendent souvent un piege à nôtre orgueil ; L'hymen de la Prestresse est peut-estre l’écueil, Où pour faire échoüer vôtre ame chancelante ... Quoy ! sans ce Grec Hidaspe à mes yeux se presente ! Qui l’arreste ? Ose-t-il méconnoistre ma voix ? Est-ce que la Prestresse est rebelle à mes loix ? Ne le verray-je pas ?         Seigneur, on vous l’ameine : Mais je ne l’ay du Peuple obtenu qu’avec peine : Inspiré par Diane à s’en faire l’appuy, Son zele, contre tous, se déclare pour luy ; A me l’abandonner il marquoit sa contrainte ; Par les Dieux attestez j’ay dissipé sa crainte, J'ay promis son retour.     Qu'il vienne.         Le voicy. Qu'on cherche la Prestresse, et qu’on l’ameine icy. Approche. Ce n’est plus ton nom, ny ta naissance Dont je veux par ta bouche avoir la connoissance. La Prestresse t’arrache à mon inimitié, Je veux sauver des jours dont elle prend pitié : Le Sarmate est chargé du soin de te conduire ; Tu suivras Thomiris jusques dans leur Empire. Delà sur un vaisseau qu’ils doivent te donner, Dans ton païs natal tu pourras retourner : Mais s’il te reste encor quelque amour pour la vie, Si de la prolonger tu conserves l’envie, Prens garde qu’en ces lieux cet Astre que tu vois, Ne te retrouve pas une seconde fois. Tu peux partir.         Le sang dont le Ciel m’a fait naistre, Dans ce vaste Univers ne connoist point de maître : Son sort indépendant en tout temps, en tous lieux, Ne reçoit ny de loix, ny d’ordres que des Dieux. Je venois en ces lieux animé par la gloire, J'y devois remporter une illustre victoire. Jamais projet ne fut plus dignement formé, Les Cieux armoient mon bras, les Mers l’ont désarmé. De tes indignes mains si j’acceptois la vie, Je ne la traînerois qu’avec ignominie ; Supprime tes bontez, et puisque tes Etats N'ont point vû mon triomphe, ils verront mon trépas. Quel trouble à ce discours jette-t-il dans mon ame ! Seroit-ce l’ennemy …         Venez, venez, Madame. Ce malheureux mortel se déclare aujourd’huy, Indigne des bontez que vous avez pour luy : Il mourra, rien ne peut retenir ma vangeance. Diane, par ma voix, t’en a fait la deffense : Oses-tu t’opposer aux volontez des Cieux ? Non, ne vous en prenez qu’à cet audacieux ; Ardent à satisfaire au desir qui vous presse, J'ouvrois à cet ingrat le chemin de la Grece. Quoy que je m’apprestasse un cruel repentir, Je ne songeois qu’à vous. Je le faisois partir. On voit par ses refus ce qu’il cache en son ame, Et quelqu’autre interest l’arreste icy, Madame. Et quel motif le peut retenir en des lieux Où sans cesse la mort est presente à ses yeux ? Le voila, je vous laisse, il pourra vous l’apprendre ; Sur tout, inspirez-luy le party qu’il doit prendre. Madame, il est encor l’arbitre de son sort. S'il part, j’oubliray tout ; s’il demeure, il est mort : Dût Jupiter sur moy faire tomber la foudre, Je ne vous donne plus qu’une heure à le resoudre. Malheureux étranger, où vous engagez-vous ? Quelle temerité vous retient parmy nous ? D'une sanglante mort elle sera suivie. Avez-vous tant de haine, et d’horreur pour la vie ? Triste joüet du sort, abandonné des Dieux, Brûlant d’un vain desir, le jour m’est odieux, Je n’avois qu’un amy. La colere celeste Se plût à le former sous un Astre funeste. Telle fut de son sort l’affreuse cruauté, Qu'il luy fit des forfaits une necessité. De l’horrible ascendant qui l’entraînoit au crime, Après l’avoir commis, il devint la victime. Quoy que juste, il n’en eût pour fruit que le remords : Tourmenté, déchiré de furieux transports, Il venoit en Tauride expier son offense, Il y devoit trouver, le repos, l’innocence. L'Oracle l’assuroit, j’accompagnois ses pas. N'estoit-ce, malheureux, que pour voir son trépas ? J'ay perdu mon amy : témoin de son naufrage, Il ne me reste plus sur ce triste rivage, Privé de l’embrasser, et de l’ensevelir, Que d’appaiser ses Dieux, le pleurer, et mourir. D'un si pieux devoir nul ne peut vous reprendre : Mais n’en avez-vous point encor quelqu’autre à rendre ? Et ne peut-on de vous esperer un secours, Pour prix de tous les soins qu’on a pris de vos jours ? De ces jours malheureux que pouvez-vous pretendre ? Madame, et quel secours en devez-vous attendre ? Cependant cet espoir dont vous m’osez flater, Au jour que je fuyois peut encor m’arrester. Commandez, je suis prest. Pour vous que puis-je faire ? Plusque vous ne croyez vous m’estes necessaire. Née au sein de la Grece, où brillent mes ayeux, Je me vois comme vous Etrangere en ces lieux. Un Tyran m’y retient. Ministre de ses crimes, Je rougis nos Autels d’innocentes victimes. Que dis-je ? à m’épouser il porte sa fureur, Délivrez-moy d’un joug barbare et plein d’horreur. Vous pouvez de ces lieux m’applanir la sortie. Armez mon bras, Madame, et vous serez servie. Redevable à vos soins de mes malheureux jours, Heureux en vous servant d’en signaler le cours, Animé par vous-même, et pour vostre deffense, D'un zele plus ardent que la reconnoissance, J'iray porter le fer dans le sein de Thoas. Non, ce seroit vous perdre, et ne me sauver pas. Sans exposer vos jours, vous pouvez m’estre utile, Le Tyran vous en ouvre un chemin plus facile ; Puisqu’il vous le permet pressez vôtre départ ; Portez dans vostre Grece un écrit de ma part : Contez mon infortune à ceux qui m’ont fait naître, Ils me viendront chercher, et se feront connoistre, Suivis de plus de Rois, de Chefs, et de soldats, Qu'Helene n’en a fait armer par Menelas. Contre vostre Tyran prompt à tout entreprendre, Avec mes seuls Vaisseaux je viendrois vous reprendre : Dans ce monde où mon nom sans tache est parvenu, Je ne suis point entré, Madame, en inconnu. Ma naissance est d’un rang respecté dans la Grece ; Mais si je pars, quel est l’état où je vous laisse ! Un Tyran odieux … Je fremis d’y penser, A recevoir sa main osera vous forcer. O Ciel ! je pourrois voir au pouvoir d’un barbare Ce que jamais les Dieux ont formé de plus rare, Pour qui d’un feu secret je me sens dévorer … Que fais-je ? Où ma raison va t-elle s’égarer ? Mes discours, mes regards, et mon trouble, Madame, Trahissent, malgré moy, le secret de mon ame. Qu'entens-je ? Ma pitié daignoit vous secourir, Je voulois vous sauver, mais vous voulez mourir : Vous ajoûtez l’audace au sort qui vous opprime. Ciel ! Cyane à l’Autel remenez la victime. Vous ne m’étonnez point, j’ay prévû vôtre Arrest. Qu'ay-je affaire du jour si mon feu vous déplaist ? A la rigueur du coup que vôtre bras m’appreste, Soûmis, sans murmurer, je vais porter ma teste. Trop heureux que ma mort remplisse vos desirs, Et plus heureux encor, que mes derniers soûpirs, Vous redisent cent fois, par un aveu sincere, Tout ce que le respect me force de vous taire. Que dit-il ? je l’entends ? je le laisse parler, Je sens à ses discours mon devoir chanceler. Qui suis-je ? Iphigenie aurois-tu la foiblesse … Que veux-je penetrer ? Dans quel trouble …O Deesse ! Je connois ta vangeance au malheur qui me suit. De ma lâche pitié voila quel est le fruit : Tu me punis d’avoir épargné ta victime, Ne porte pas plus loin la peine de ton crime. Tu n’auras pas long-temps à me le reprocher. Je vais percer son coeur. Je vais sur le bucher Eteindre dans son sang son ardeur orgueilleuse. Où vas-tu ? Qu'oses-tu promettre, malheureuse ! Quelque loy que t’impose un fier devoir, helas ! Esclave de ton coeur, répons-tu de ton bras ? J'entens quelqu’un, cachons le trouble de mon ame. Un autre Grec se livre entre nos mains, Madame. Malgré tous ses efforts, en ces lieux arrivez … Comment ? en quel état, où l’avez-vous trouvé ? On alloit ramasser les débris d’un naufrage, Lors qu’entre les écueils qui bordent le rivage, Qu'un mortel sans frayeur n’oseroit approcher, On en voit un, Madame, à l’abry d’un rocher. Sa veuë est égarée, et bien loin de se rendre, Contre un peuple sans nombre, il ose se défendre. Il rompt, il perce, il frappe, il combat fierement. L'on dit même, et ce bruit n’est pas sans fondement : Qu'on a vû devant luy les fieres Eumenides, Promener leurs flambeaux, vangeurs des homicides, L'inciter au carnage ; et pour comble d’horreur, Luy soufler le venin de leur noire fureur. Cependant de cent cris les Echos retentissent. On court de toutes parts ; ses forces s’affoiblissent. J'arrive, je le vois privé de sentiment ; On vient de l’apporter dans cet appartement. Voila de quoy le Roy par moy vous fait instruire. Je feray mon devoir. Hidaspe, allez luy dire, Que j’attens sa victime, et vais tout préparer. Le Ciel a fait mon crime, il va le reparer ; Dans le sang de ce Grec expions ma foiblesse ; Allons par son trépas appaiser la Deesse. Tâchons d’engager l’autre à quelque repentir ; Sauvons ce malheureux, et le faisons partir. Fin du second Acte. Madame, quel dessein en ces lieux vous rapelle ? Qui vous porte à revoir encore un infidelle ? Une seconde fois par d’inutiles cris, Venez-vous essuyer ses superbes mépris ? Plusque tous mes malheurs, je déteste sa veuë : Mais, Erine, aujourd’huy ma vangeance est perduë ; Cet Etranger qui vient d’arriver sur nos bords, De mes secrets desseins renverse les efforts. Qu'a de commun son sort, Madame, avec le vôtre ? Son abord m’est funeste. Il nous perd l’un et l’autre ; Thoas va l’exposer à la rigueur des loix. La Prestresse y consent, elle a donné sa voix, Sa main va l’immoler, et dés ce moment même Elle épouse Thoas, et prend le Diadême : Si ce fatal hymen s’acheve avant la nuit, De ma vangeance, ô Ciel ! le projet est détruit, Le peuple qui redoute et cherit la Prestresse, S'il la voit sur le Trône, oubliant sa Princesse, De la Religion se faisant une loy, Respectueux pour elle, osera moins pour moy. De l’hymen du Tyran troublons le sacrifice. Avant que l’Etranger soit conduit au supplice, Par l’ordre de Thoas on va faire un effort, Pour apprendre son nom, sa naissance, son sort. Je viens, par mes avis, l’exhorter à se taire, S'il obtient que par là sa peine se differe, Si jusques à demain il peut gagner du temps, Mon entreprise est seure, et mes desirs contens. Verray-je l’Etranger, Anthenor ?         Ouy, Madame : Mais toujours agité des troubles de son ame, Je viens de le laisser pasle et sans mouvement ; Attendez pour le voir dans cet appartement, Que rappellant ses sens, et sa raison captive, Il preste à vos discours une oreille attentive. Nul ne peut en ces lieux traverser vos souhaits : On garde seulement les dehors du Palais. C'est assez. Pour sa vie, ô Ciel ! fay qu’il m’écoûte. Mais avec le Tyran prenons une autre route. Allez, pour l’abuser, luy faire concevoir, Que sur ses volontez je regle mon devoir. Mais jusqu’à mon départ, de l’hymen qu’il apprête, Anthenor, dites-luy qu’il suspende la feste. Je vais vous obéïr ; mais je n’obtiendray rien ; N'esperez pas fléchir un cœur comme le sien. Il est pour cet hymen trop plein d’impatience, Une pareille ardeur anime sa vangeance. Il croit que l’Etranger que l’on vient d’arrester, Est celuy dont l’Oracle a sçû l’épouvanter. Pensez-vous l’engager à la moindre contrainte, Qui suspende sa joye, et prolonge sa crainte ? Déjà par mes discours que n’ay-je point tenté ! L'ingrat n’écoûte plus que son iniquité. De ses plus chers amis il s’attire la haine : Il se livre en aveugle au penchant qui l’entraîne. Madame, c’est à nous d’avancer nos projets, Pour pouvoir de sa rage empescher les effets. Obligez l’Etranger à garder le silence, Quand on viendra sçavoir son nom et sa naissance, Et que Thoas par là differant son arrest … Il suffit. Anthenor faites que tout soit prest. Voyez Thoas, vous dis-je, et luy faites connoistre, Que je pars cette nuit. Que demain il est maistre. Le delay n’est pas long. Allez.         Qu'ay-je entendu ! Quoy ! vous renoncez donc au rang qui vous est dû, En faveur de Thoas, vostre haine affoiblie … Non, non, je ne suis pas Erine encor partie. Si je feins du Tyran d’approuver le dessein, C'est pour mieux luy plonger un poignard dans le sein. Au piege qu’il me tend j’oppose l’artifice. Des voiles les plus noirs couvrant son injustice, Il a pris cette nuit pour cacher mon départ ; De cette même nuit me faisant un rempart, Peuple, Sarmate, amis animez d’un beau zele, A l’ennemy commun la rendront éternelle. Tous ont juré sa mort, m’en ont donné leur foy : Le reste de ce jour est à craindre pour moy. Tâchons donc à ce Grec d’imposer le silence. Que jusques à demain … Je l’entens. Il s’avance. Ses regards sont encor égarez, furieux. Le trouble de ses sens nous dérobe à ses yeux. Dissipe, juste Ciel ! le voile qui les couvre. Sous mes pas chancelans quel abîme s’entr'ouvre ! De tenebres, de feux je suis envelopé ; De troubles, de terreurs mon esprit est frapé : Noires filles du Styx, implacables Deesses, Souffriray-je toujours vos fureurs vangeresses ? Ne vous lassez-vous point, ô destins ennemis ! De punir des forfaits que vous avez permis ? Grace au Ciel je respire, et je vois la lumiere : Où suis-je ? Quel Palais ! quelle pompe étrangere, S'offre de toutes parts à mes regards surpris ! Que vois-je ? quel objet vient fraper mes esprits ? Ce port majestueux, cet auguste visage, D'une Divinité me presente l’image. Etranger, rends le calme à tes sens agitez. Remets dans leur repos tes esprits irritez. Le malheur qui te livre aux Deesses terribles, Dans ces funestes lieux trouve des cœurs sensibles. En est-il qui pour moy se laissent attendrir ? O vous ! dont la pitié daigne me secourir, Qui jettez sur mes jours un regard favorable, Achevez d’adoucir le sort d’un miserable. Où suis-je ? sous quel Ciel me vois-je parvenu ? Comment, et par quel ordre y suis-je retenu ? Quel Astre t’a conduit dans ce climat barbare ? Malheureux ! je fremis du sort qu’on t’y prépare. L'Enfer est un sejour moins à craindre pour toy : Si tu veux l’éviter, prens confiance en moy. Fier devant tes bourreaux, dans un profond silence, Ensevelis ton nom, et cache ta naissance. C'est l’unique moyen de conserver tes jours. On tremble pour ta vie, on vole à ton secours ; D'une noble pitié seconde l’entreprise ; Le temps presse d’agir. Je crains d’estre surprise. Pour t’affranchir du sort qui t’attend en ce lieu, Obéïs à ma voix, ou crains la mort. Adieu. Qu'entens-je ? A mes malheurs elle paroist sensible, Mon nom doit m’attirer une mort infaillible : Le supplice le suit, et pour m’en arracher, Sa bouche par pitié m’invite à le cacher. Du malheureux Oreste auroit-on connoissance ? Le sang de Jupiter m’a donné la naissance. Quelque éclat qu’à ma vie attache un sang si beau, Que ne m’a-t-il esté ravy dés le berceau ? Mes yeux n’ont point en paix jouy de la lumiere, Ils ne se sont ouverts que pour voir ma misere. Le crime a sans relâche investy tous mes pas. Dés l’enfance étranger dans mes propres Etats, Un adultere affreux m’ôta le Diadême : Un meurtre détesté me l’a rendu de même : Mais ce qu’ont de charmant ses fastueux dehors, Ne mettent point une ame à l’abry des remords. Pour rendre à mes esprits le calme, et l’innocence, J'imploray d’Apollon la celeste puissance. Son Prestre m’ordonna, que fidelle à sa voix, J'allasse où de Diane on respecte les loix ; Que la tranquilité ne me seroit renduë, Qu'aprés avoir du Temple enlevé sa Statuë. Je pars pour la Tauride avec ce doux espoir : Son rivage à mes yeux déja se faisoit voir, Quand tout à coup surpris par un cruel orage, Brisé contre un rocher mon Vaisseau fit naufrage. J'ay vû perir amy, soldats, et matelots ; Moy-même enveloppé dans l’abîme des flots, J'ignore par quel sort la clarté m’est renduë. Furieux, il ne reste à mon ame éperduë, Qu'un triste souvenir de mes crimes passez, Qui, sur la foy du Ciel, alloient estre effacez : Mais il s’est repenty. Grands Dieux ! puisque ma vie, De forfaits inoüis devoit estre suivie, Pourquoy, dans les remords dont je suis combattu, Me laissez-vous un cœur sensible à la vertu ! De ton orgueil, Oreste, étouffe l’imprudence, Le destin veut ta mort, meurs, meurs, avec constance, Et versant noblement le sang qu’il t’a donné, Fais rougir Jupiter de t’avoir condamné. Ne va point de ce sang avilir ce qui reste, Dans la nuit du tombeau cache le nom d’Oreste; Qu'il ne devienne point l’opprobre de ces lieux. Allons ! Quel autre objet se presente à mes yeux ? Quel trouble à son abord me saisit : je l’admire ! Eloignez-vous, Cyane, et vous qu’on se retire. Quelle grace, grands Dieux ! quelle noble fierté ! De crainte, en l’abordant, mon cœur est agité. D'où vient, en la voyant, que ma fureur me quite ? D'où vient, qu’à son aspect, je me sens interdite ? Etonné de me voir sur ce bord étranger, Madame, de quels yeux vous dois-je envisager ? Quel sort m’annonce icy vostre auguste presence ? Ne le puis-je sçavoir ?         Armez-vous de constance. Montrez de vostre cœur toute la fermeté. C'est icy de Thoas l’Empire redouté. Nul Grec ne met le pied sur ce fatal rivage, Fut-il du sang des Dieux, qu’il n’immole à sa rage. A vous porter le coup mon bras est destiné : Le sacrifice est prest, l’appareil ordonné : Sur l’Autel de Diane, où vous allez me suivre, Avant la fin du jour vous cesserez de vivre. Grace au Ciel mon destin ne m’est plus inconnu ; Au port tant desiré je suis donc parvenu. O mort ! Heureuse mort ! Tu finis ma misere. Vous qui sur moy des Dieux épuisez la colere, Levez le bras, frapez, je m’abandonne à vous, Et déja mon cœur vole au devant de vos coups. Me voila prest, marchons.         Je demeure immobile. Que vois-je ? Que la Grece en Heros est fertile ! L'arrest du coup mortel qui les doit accabler, N'a rien d’assez affreux pour les faire trembler. Magnanime Etranger, ne pourray-je connoistre Quel nom vous fut donné, quel sang vous a fait naistre ? Ah ! que ce nom fatal, dans un profond oubly, Madame, avec mon sang n’est-il ensevely. Où vistes-vous le jour ? Estes-vous de Trezene ? De Thebes, ou d’Elis, de Sparte, ou de Mycene ? O de tes sacrez murs, de ton riche Palais, Mycene, le destin m’éloigne pour jamais. Vous estes de Mycene ? ô Ciel ! quelle est ma joye ! De quel œil y voit-on le destructeur de Troye ? Que fait dans ses Etats le grand Agamemnon ! Ah ! sans cesse, et par tout, entendray-je ce nom. Terre, pour le cacher n’as-tu point de contrée ? Source de tant d’horreur , malheureux sang d’Atrée, Parmy tant de Heros ne pourra-t-on jamais Publier ta splendeur, sans conter tes forfaits ? Chef de la Grece, issu d’une source divine, Son nom ne dément point son auguste origine. Contre la perfidie, ô titres superflus ! Agamemnon …     Hé bien ?         Madame, il ne vit plus. Il ne vit plus ! Jaloux d’une si belle vie, Dieux ! avez-vous permis qu’elle luy fust ravie ? Les Dieux n’écoûtent plus quand ils sont irritez. Sur son Trône, au milieu de ses prosperitez, Chargé d’ans et d’honneurs, ce Monarque intrepide A vû, dans un festin, une main parricide, Soüiller, par son trépas, la plus sainte des loix. Quelle main ?         A son nom, Ciel ! étouffe ma voix. Quel est ce monstre ? ah Dieux !         Sans commettre un blasphême Puis-je le prononcer ! c’est sa femme elle-même. Clitemnestre !         Ouy, Madame. Horrible souvenir ! Ne puisses-tu jamais penetrer l’avenir. Déplorable famille ! ô triste Iphigenie ! Heureusement pour elle, elle a perdu la vie ; Des Grecs par son trépas assurant le départ, Aux crimes de sa race elle n’eut point de part, Et de tous ses parans n’a point vû la misere ; Mais helas ! que sa mort coûta cher à son pere. Comment ?         Agamemnon vainqueur de tant de Rois, Revenoit triomphant joüir de ses exploits. Egiste en son absence ayant seduit la Reine, De ses amours furtifs apprehendant la peine, Au sein de ce grand Roy, digne d’un sort plus beau, Inspira Clitemnestre à porter le coûteau, Protestant, pour couvrir sa lâche perfidie, Quelle vangeoit sur luy le sang d’Iphigenie. Malheureuse ! à quel meurtre as-tu presté ton nom ? Oreste aura suivy le sort d’ Agamemnon : Il n’aura pû survivre à l’affront de son pere. Oreste traîne encor sa honte, et sa misere. Craint des hommes, chassé de leur societé Prophane, exclus des droits de l’hospitalité : Banny des saints Autels, et des sacrez Mysteres, Privé des feux divins, et des eaux salutaires, Des vagues, et des vents déplorable joüet, Il cherche à fuir le jour qu’il ne voit qu’à regret. Funestes châtimens des crimes d’une mere ! Femme, oses-tu joüir du Soleil qui t’éclaire ! Un bras déterminé, par la rage conduit, A plongé la coupable en l’éternelle nuit. O crime ! qui surpasse encor le crime même, Souverains protecteurs du sacré Diadéme, A-t-on pû le soüiller ? l’avez-vous approuvé ? Non. Mais le châtiment vous en est reservé. Vous voyez devant vous le criminel.         Impie, As-tu pû, sans fremir, attenter à sa vie ? Diffamé par un meurtre horrible à reciter, Aprés l’avoir commis oses-tu t’en vanter ? Sensible à ton abord, je pleurois ta disgrace ; Je loüois dans mon cœur ta genereuse audace, Je plaignois la rigueur qui t’alloit accabler : Ce n’estoit qu’à regret que j’allois t’immoler : Mais l’horrible forfait avoüé par ta bouche, Cruel, va dissiper la pitié qui me touche Avec des yeux vangeurs sur tes crimes ouverts, Je vais d’un monstre affreux délivrer l’Univers. Avant la fin du jour ton ame détestable, Verra dans les Enfers son Juge épouvantable. Attens mon ordre.         Où vont ces transports furieux ! Quel interest prend-elle au sort de mes ayeux ? Ciel ! Mais pourquoy vouloir en penetrer la cause : Elle m’offre la mort ; demanday-je autre chose ? Voicy de mon bon-heur le moment fortuné. Dieux ! reprenez le sang que vous m’avez donné. Qu'il expie en coulant mon crime et vôtre haine. Et toy, dont l’amitié compagne de ma peine, A voulu, malgré moy, partager mes malheurs ; Pour te rejoindre enfin, cher Pilade, je meurs. Né pour un sort plus beau, vertueux, magnanime, D'un amy plus heureux tu meritois l’estime, Ta mort … La mienne approche. On vient. J'entens du bruit. Que me demandez-vous ? où m’avez-vous conduit ? Croit-on m’épouvanter de menaces pareilles ? Qu'entens-je ! quelle voix vient fraper mes oreilles ! Voyez ce Grec : domptez ses farouches esprits : Sçachez quel est son nom : vos jours sont à ce prix. Ah ! pour moy le trépas n’a plus rien de funeste. C'est Pilade, grands Dieux !         Que vois-je ? c’est Oreste. Pilade entre mes bras, qui l’auroit pû penser ? Quel bonheur de vous voir, et de vous embrasser ! Fortune accable-moy, cesse de te contraindre, Tu me rens mon amy, je n’ay plus à me plaindre. Quel Dieu nous a rejoint ? ô fortuné moment ! Mais quel chagrin s’oppose à mon ravissement : De vos prochains malheurs je sens mon ame émeuë, Je fremis du bonheur qui vous offre à ma veuë. Destin, où ton courroux nous fait-il parvenir ? Ne nous rassembles-tu que pour nous desunir ? Sans cesse fatiguez d’éternelles allarmes, Nos yeux ne s’ouvrent plus que pour verser des larmes. Quelles rigueurs encor allons-nous éprouver : Ah Prince ! sous quels Cieux venez-vous d’arriver … J'y vay trouver la mort, c’est ce que je desire. Une Prestresse, amy, vient de me la prescrire. Quelque soin qu’elle ait pris à me remplir d’effroy, Le trépas de sa main est un bonheur pour moy. J'entens. Elle a soudain adoucy vos allarmes ; Vous avez dans ses yeux trouvé les mêmes charmes … Qu'Agamemnon trouva dans ceux de Briseïs. Que me dis-tu ? Chargé de crimes inouïs, Détesté, méritant la celeste disgrace, Ay-je un cœur où l’amour puisse encor trouver place ? Quel effort d’avoir pû resister à ses coups ! Cher Prince, que Pilade est encor loin de vous. Seduit par les attraits de la même Prestresse, Mon cœur a succombé … Mais où va ma tendresse, Est-ce à de tels pensers que je dois recourir, Quand je vois vos perils, quand nous allons mourir ? Toy mourir ! Que mon cœur consente à cette envie ! N'ajoûte point ta mort aux crimes de ma vie : Le trépas que j’attens ne demande que moy ; La douceur qui me reste, est de revivre en toy. Vy, mon cœur t’en conjure, au nom de la Prestresse. Ah ! ne me faites plus rougir de ma foiblesse. Son image en mon ame a pû vous balancer : Vous en serez vangé, mon sang va l’effacer. Mourons, n’attendons plus nulle pitié des hommes. Mourons, mais en mourant déclarons qui nous sommes. Que les Scythes cruels, que ces fiers inhumains, Connoissent dans quel sang ils vont tremper leurs mains. Allons, Seigneur.         Amy, que vas-tu faire ? arreste. Du coup qui va tomber suspendons la tempeste, Qu'au nom d’Agamemnon étonnez, et surpris, Ils retiennent le bras qui va fraper son fils : Ou qu’au moins l’immolant au milieu de leur joye, Ils craignent plus de maux que n’en a souffert Troye. On vient.         Vous estes-vous acquitté de l’employ … Pour en estre informé, qu’on nous conduise au Roy. Fin du troisième Acte. A répondre à mes vœux que Cyane est tardive : Qu'en un cœur outragé la vangeance est active : Quoy qu’indigne du jour, Clitemnestre au tombeau, Interesse sa fille à punir son bourreau. En vain, pour assouvir le courroux qui m’anime, Des yeux, de toutes parts, je cherche la victime. Qui la retient ; contraire à mes ressentimens, Le Ciel a-t-il des cœurs éteint les mouvements ? De ces retardemens cherchons la certitude : Mais où va le torrent de ton inquietude ? As-tu bien démeslé dans le fond de ton cœur, Ce qui donne naissance à cette vive ardeur ? Pour couvrir autrefois les amours de ta mere, Tu servis de prétexte à la mort de ton pere. Pour l’un de ces captifs, ayant pris ce poison, N'immole-tu point l’autre par la même raison. Ah ! … Qu'ils meurent tous deux, ma bouche le prononce. Que vous tardez, Cyane, à me rendre réponse ; Thoas sçait-il mon ordre, en est-il informé ? Thoas avec les Grecs, Madame, est enfermé. Hidaspe irresolu, quand je me suis montrée, De son apartement m’a défendu l’entrée : En vain à ses refus j’ay voulu resister ; Il a reçû vostre ordre, et l’est allé porter. J'esperois de Thoas une prompte audiance ; Mais sans vouloir répondre à mon impatience, Le Roy m’a fait sçavoir que dans quelques momens, On vous informeroit de ses commandemens. Le sacrifice est prest, la pompe est avancée. Que veut-il ? Attend-il que l’heure en soit passée ? Sçait-il que ces delais sont des momens perdus ? Que l’ardeur qu’il avoit ne retrouvera plus ? Allons, Cyane, allons haster nostre vangeance, Mais qui vient s’opposer à mon impatience ? Le bruit qui se répand par vostre ordre en ces lieux, Madame, m’a contraint à paroistre à vos yeux. Quoy que la certitude en soit par tout semee, J'ay crü que je devois, pour en estre informée, De mon destin par vous sçavoir la verité. Je vous vois un visage interdit, agité ; Vous paroissez contrainte, étonnée, inquiete, Madame, ma venuë est peut-estre indiscrete. Madame, à vostre rang je sçay ce que je doy ; Mais, je vous l’avoüray, je ne suis pas à moy. Diane en ce moment m’ordonne un sacrifice : Elle en attend l’offrande, en presse la justice ; Cet ordre souverain ne laisse en mon pouvoir Que le temps qu’il me faut pour remplir mon devoir. Il est donc vray, Madame, et ce Grec qu’on opprime, De divers interests déplorable victime, Sur ces funestes bords est à peine arrivé, Que du jour, par vos mains, il se va voir privé. Avez-vous prononcé cet Arrest sanguinaire ? Madame, il est bien prompt pour estre sans mystere. Ce qu’il a de profond et de mysterieux, Est un compte que j’ay, Madame, à rendre aux Dieux. On abuse souvent des suprêmes sagesses, Sous ces voiles pompeux nous cachons nos foiblesses ; Ce n’est qu’à ces dehors que nous sacrifions, Et quelquefois nos Dieux ce sont nos passions. Je prens sur vos vertus une assurance entiere, De ce Trône usurpé legitime heritiere. Pour me laisser tranquile en mes propres Etats, J'ay vû vostre grand cœur resister à Thoas : Vous avez dédaigné l’hymen qu’il vous propose, Charmée à ces refus, j’en admire la cause. Les Scythes étonnez vous loüoient avec moy ; Mais lors qu’enfin soûmise aux volontez du Roy, Vous allez de ce Grec trancher la destinée, Que Thoas sur sa mort fonde vostre hymenée, Le peuple qui sçait mal juger du fonds des cœurs, Sur vostre changement présage ses malheurs. Vous le diray-je enfin, Madame, on vous soupçonne De vouloir, par sa perte, usurper la Couronne. J'ay crû, de ce qu’on craint, devoir vous informer, Quelque soit ce soupçon vous pouvez le calmer. Différez cette mort où Thoas vous engage, Par là vous ferez taire un bruit qui vous outrage. Souvent sur l’apparence on tombe dans l’erreur ; Mais par l’évenement on connoistra mon cœur. Ce n’est pas loin des lieux où je fus élevée, Qu'on me rendra le rang dont le sort m’a privée. Celuy qu’on m’offre encor, malgré tous mes mépris, Pour vous le disputer n’est pas d’assez haut prix ; Et si pour moy ce Trône avoit eu quelques charmes, Je n’aurois pas si tard confirmé vos allarmes. Diane et mon devoir m’appellent à l’Autel ; Je vay sur l’Etranger porter le coup mortel : On ne peut l’arracher à la mort qu’il merite : Le temps presse : on m’attend : souffrez que je vous quitte. Madame sur le sang que vous allez verser, Je ne dis plus qu’un mot, c’est à vous d’y penser. Sous ma protection j’ay pris vostre victime, Suspendez la rigueur du destin qui l’opprime, Sans emprunter des Dieux d’inutiles détours, Accordez ma priere, ou tremblez pour vos jours. Quoy donc ! elle menace, et de ce Grec impie, Elle prend la deffense, et protege la vie. Quand de justes raisons n’armeroient point mon bras, Quand mon cœur n’auroit point resolu son trépas, Son audace, la peur qu’elle prétend me faire, Hasteroient cette mort qu’elle veut qu’on differe. Rien ne peut m’ébranler. Allons, Cyane, allons. La justice a toujours guidé vos passions. De tous leurs mouvemens elle est inseparable, Tantost pour l’un des Grecs vous étiez équitable ; Quel interest pour l’autre arme vostre rigueur ? Ah ! ne rappelle point ce qui me fait horreur. Contre luy mon courroux à chaque instant s’augmente. Il a tué ma mere, il l’avouë, il s’en vante : Il me l’a dit, Cyane. A cette impieté Oses-tu m’accuser de trop de cruauté ? Je demeure interdite et muette à ce crime ; Vostre fureur est juste, et sa mort legitime. Il ne sçauroit trop tost expirer sous vos coups. Mais, ô Ciel ! que la suite est à craindre pour vous. Le Roy de cette mort attend sa destinée, Et vous n’en pourrez plus retarder l’hymenée. Pour resister, Cyane, aux transports de Thoas, Mon courage, les Dieux ne me manqueront pas. Bravons la tyrannie où mon malheur m’expose. Aux cœurs comme le mien la vie est peu de chose. Quoy vous …         Allons sçavoir par quel soudain appuy Ce Grec …         Hidaspe vient, vous l’apprendrez de luy. Où donc est l’Etranger, et par quelle injustice, Thoas recule-t-il ce fatal sacrifice ? Ne craint-il point sur luy que les Dieux irritez … Le Roy plusque jamais a besoin de clartez. Rien n’égale l’horreur du trouble qu’il éprouve, Dans l’un de ces deux Grecs son ennemy se trouve : Il le voit, et ne peut discerner quel il est ; Il le cherche avec soin, chacun d’eux le paroist : Et tous deux pour mourir prennant ce nom impie, Aucun ne veut celuy qui l’attache à la vie. Dans ce trouble mortel … Mais les voicy tous deux. Sçachez quel est celuy …         Qu'on me laisse avec eux. Vous vous obstinez donc à refuser ma grace, Toujours dans vos regards je voy la même audace, Et que vous preferez une sanglante mort, Au soin que ma pitié prenoit de vostre sort. Que mon destin, Madame, a bien changé de face. Cet amy, dont tantost je pleurois la disgrace, Echapé de Neptune et d’Eole en courroux, Suivy de ses malheurs, Madame, est devant vous. Qu'entens-je ? où cet aveu porte-t-il mon idée ? Pitié mal reconnuë, où m’aviez-vous guidée ? Je plaignois un mortel, qui conte pour amy, Un monstre furieux que l’Enfer a vomy. Indigne que mon bras, au deffaut du tonnerre, Soit choisi par les Dieux pour en purger la terre. Madame, cet amy ne vous est pas connu. Si dans quelques honneurs mon nom est parvenu, Et si parmy les Grecs je suis recommandable, C'est à son amitié que j’en suis redevable : L'un à l’autre liez par le plus saint des nœuds, Ou nous vivrons ensemble, ou nous mourrons tous deux. N'attens pas que ma main te joigne à ce perfide : Je vais devant tes yeux punir son parricide, Dans les flots de son sang éteindre mon courroux. Tu le verras tomber sous l’effort de mes coups, Sans que ton lâche cœur, present au sacrifice, Puisse obtenir la mort par grace, ou par supplice. Venez.         Craignez vous-même, et tremblez d’y penser. C'est le pur sang des Dieux que vous allez verser. Son bras, à vos desseins, peut servir mieux qu’un autre : Sa haine, pour Thoas, est égale à la vôtre ; Et ce motif m’oblige à ne vous plus cacher, Ce que tous les tourmens ne sçauroient m’arracher. Du grand Agamemnon respectez ce qui reste, Heritier de son rang, c’est son fils, c’est Oreste. Oreste !         A cet amy n’ajoûtez point de foy, Il vous peint des vertus qui ne sont point en moy. Ce n’est que par pitié que sa bouche me louë. Je suis du sang des Dieux, il est vray, je l’avouë ; Mais que ce même sang des mortels reveré, Par mes cruels ayeux s’est vû deshonoré. Leur rage a fait fremir jusqu’aux Astres celestes, Meurtres, impietez, adulteres, incestes, Sont de ce sang impur les crimes les plus doux ; Né parmy leurs forfaits, je les surpasse tous : Parricide alteré d’une soif sanguinaire, J'ay poussé le poignard dans le sein de ma mere ; J'ay soüillé sans respect les flancs qui m’ont porté, Et j’en ay retiré mon bras ensanglanté : N'écoûtez sur ma mort ny pitié, ny priere, Ouy, je vous la demande à genoux.         Ah mon frere ! Juste Ciel ! de quel nom vient-on de m’honorer ! L'ay-je bien entendu, dois-je m’en assurer ! Moy, vostre frere ! moy, quel Dieu, quel sang nous lie ? Voyez, reconnoissez la triste Iphigenie, Que son pere en Aulide a livrée au trépas, Que Diane sauva des fureurs de Calchas. C'est cette même sœur qui s’offre à vôtre veuë : Mais helas ! dans quel temps vous est-elle renduë ? O miracle étonnant ! ô surprenant bon-heur ! Iphigenie icy retrouvé : ah ma sœur ! Surpris d’étonnement, de surprise, et de joye, Je prens part au bonheur que le Ciel vous envoye. Où nous emportez-vous, mouvemens imprevûs ? Plût au Ciel que jamais nous ne nous fussions vûs. Le Tyran à mon bras impose un sacrilege. Où tombera mon choix, et sur qui fraperay-je ? Sur mon frere ; à ce nom je tremble, je fremis : Sur son amy, quel crime, ô Ciel ! a-t-il commis ? Pour sauver à mon bras cet affreux parricide, Que la mort m’eût esté favorable en Aulide. Entre ce frere et moy pouvez-vous balancer ? Ignorez-vous le sang que vous devez verser ? Vous connoissez mon cœur, du feu qui le devore, J'estois tantôt coupable, et je le suis encore. Hélas !         Il n’est plus temps de répandre des pleurs, A l’espoir dont le Ciel nous flate, ouvrons nos cœurs : Je me sens inspiré par ses vives lumieres, Et dans l’évenement de ses profonds mysteres, Le destin qui se cache à nos sens aveuglez, Ne nous a point icy vainement rassemblez. Armons-nous d’une noble et sainte confiance, L'image de Diane est en vôtre puissance. Pour expier l’horreur dont mon nom est taché, A son enlevement mon sort est attaché. Livrez-la moy. Comblez de gloire et d’allegresse, Prenant heureusement les chemins de la Grece, Où mon crime par là doit enfin s’effacer. Ma Sœur, parmy nos Dieux nous irons la placer. Loin de blâmer en vous cette ardeur empressée, J'approuverois, mon frere, une telle pensée, Si je voyois assez la faveur des destins, De l’Empire d’Argos nous tracer les chemins : Mais seuls et desarmez, sans vaisseaux, sans défense, Croyez-vous d’un Tyran tromper la vigilance. Combattre et traverser un monde d’ennemis, Vous ouvrir un passage à ses ordres soûmis, Du Temple et de l’Autel enlever la Statuë, Où sa fortune attache et ses soins, et sa vûë. Contre tant de perils qu’oserez-vous tenter ? Quel miracle ! quel Dieu pourroient les surmonter ! Madame, n’ayez point ces indignes allarmes, Livrez-nous seulement la Statuë, et des armes, Les Dieux de ce peril sçauront nous dégager : Qui ne craint point la mort surmonte le danger : Enflâmez du desir qu’inspire la victoire, Le fer nous ouvrira les sentiers de la gloire, Ou le suprême honneur d’une éclatante mort. Souffrez, au nom des Dieux, que l’un ou l’autre sort, Epargne à vôtre main l’horreur d’un sacrilege, Qu'aux ordres de Thoas …         Et moy que deviendray-je ? Sanglant, enorgueilly d’un triomphe inhumain, Je verray le Tyran vos testes à la main, M'imposer un hymen que mon ame déteste. Tombe plûtost sur moy la colere celeste. Esperons toutefois, maistresse de vos jours, Je puis, de quelque temps, en prolonger le cours. Quoy que Thoas, avide et de sang et de crimes, N'ait pour Religion que ses fieres maximes, Il n’ose, aux yeux du peuple, avec impunité, Découvrir tout l’excés de son impieté. Ma presence, le frein du sacré ministere, Abaisse ses regards, trouble son front severe. Du temps que j’obtiendray par mes retardemens, Songeons à ménager les precieux momens. Allons lever au Ciel nos yeux baignez de larmes, Pour fléchir sa rigueur ce sont nos seules armes : Que si toujours severe au sang d’Agamemnon, Pour ce malheureux reste il n’est plus de pardon, Fermant, sans murmurer les yeux sur nos mysteres, Descendons au tombeau, victimes de nos Peres ; Mais vous, qui n’avez point de part à leurs forfaits, Vivez, Prince, étouffez d’inutiles souhaits. Sans la haine des Dieux, croyez qu’Iphigenie, Pour estre unie à vous, auroit aimé la vie. Que je vive, Madame, et respire sans vous : Ah ! plûtost tout mon sang …         Le Tyran vient à nous. Hé bien, Madame, Oreste enfin va-t-il paroistre ? S'obstinent-ils encor tous deux à vouloir l’estre ? Avez-vous dévoilé cette funeste erreur, Qui le montre à mes yeux, et le cache à mon cœur ? N'espere pas par moy voir ton erreur cessée, Autant, et plus que toy, je suis embarassée. Mon ame est suspenduë entre ces deux amis, Tous deux d’un saint devoir également épris, De mourir l’un pour l’autre ont la perseverence, Aucun ne veut devoir la vie à ta clemence. Cette confusion commence à me lasser, Madame, c’est à vous de la faire cesser. Faites-moy voir Oreste, et me livrez sa teste, Où pour tomber sur eux la foudre est toute prête. Faut-il te le redire, Oreste est devant toy, Il ne se cache point : frape. Tyran, c’est moy. C'est moy, qui devoré d’une noble furie, Venois pour t’enlever et tes Dieux, et ta vie ; Et qui pour assouvir ces transports immortels, Irois percer ton cœur jusques sur les Autels : Si tu veux t’obstiner dans ton erreur extrême, Aprés un tel aveu ne t’en prend qu’à toy-même. Admire d’un grand cœur les nobles mouvemens : Connois la verité dans ses empressemens ! Dépoüillé quelque temps des transports de ta rage, Voy jusqu’où l’amitié porte un noble courage. Il veut, prenant mon nom, blasphemant contre toy, S'attirer une mort qui ne cherche que moy : Mais si tu veux joüir du fruit de ta vangeance, Dans ton aveuglement discerne l’innocence. Sur le coupable seul fais tomber ta fureur, Ou des Dieux offencez crains le foudre vangeur. Ah ! c’est trop devant moy respirer l’imposture, Madame, il faut vanger nostre commune injure : Qu'à l’instant vostre bras les immole tous deux : Mon rang, ma seureté l’exigent : je le veux. Que de leurs Dieux aprés la fureur se déploye, La Tauride verra ce qu’on vit devant Troye. Ils se partageront en ce commun effroy, Et s’il en est pour eux, il en sera pour moy. Quel es-tu pour tenir ce superbe langage ? Oses-tu commander à qui tu dois hommage ? Plus haut que ton pouvoir n’éleves point ta voix, C'est du Ciel, non de toy, que j’écoûte les loix, Luy seul peut prononcer des decrets legitimes ; Je vais, pour décider du sort de ces victimes, Sçavoir ses volontez, arbitre entre-eux et toy. Thoas, attens mon ordre : et vous Grecs, suivez-moy. Qui suis-je ? Est-ce à Thoas qu’un tel discours s’adresse ? A quoy m’exposes-tu malheureuse tendresse ? Je puis tout, et malgré mon nom, ma dignité, Une simple Prestresse étonne ma fierté. Quand d’un ton plein d’audace elle ose me confondre, Ma bouche est interdite, et ne sçait que répondre. Ah ! c’est trop abuser de mes indignes feux, Ces Grecs sont mes captifs, que le Ciel soit pour eux ! Ils recevront demain la mort qu’elle retarde. Taxis autour du Temple allez ranger ma Garde ; Observez avec elle un silence profond, Veillez mes ennemis, vostre teste en répond. A vostre seureté cet ordre est necessaire, Seigneur ; mais d’un peril qu’on ne peut plus vous taire, Vostre Peuple allarmé semble vous menacer : Il croit pour Thomiris devoir s’interesser : De son départ furtif il se fait une injure, Il y veut mettre obstacle, il s’assemble, il murmure, Et si l’on ne s’oppose à cette émotion, Elle pourra causer quelque sedition. Non, il obéïra. Je suis seur de son zele, Anthenor, la Princesse à mes vœux moins rebelle, Ne verra point l’hymen qui trahit son espoir, Vous pouvez de ma part le luy faire sçavoir. Allez.         Jusques au Temple, où son zele s’empresse D'aller pour son voyage implorer la Deesse, Je vais de vos bontez, Seigneur, luy faire part. Dites-luy que sur tout elle songe au départ. Et toy, favorisé de l’ombre et du silence, Au peuple adroitement dérobe sa presence ; J'attendray ton retour dans cet appartement. Va, cours tout préparer pour son embarquement, Et songe, en ménageant cette importante fuite, Que mon sort cette nuit dépend de ta conduite. Fin du quatrième Acte. Dieux ! que l’impatience est un cruel tourment ? Qu'Hidaspe répond mal à mon empressement ! Hidaspe à mes regards ne paroît point encore, Luy qui dans ce Palais doit devancer l’Aurore. Qu'une nuit inquiete est cruelle à passer ! Que de tristes objets viennent la traverser ! Mon cœur, dans l’embarras qui le trouble, l’agite, Cherche ce qui le fuit, trouve ce qu’il évite. La crainte, la terreur me suivent en tous lieux, Et toujours le sommeil se refuse à mes yeux. Mortels ambitieux dont les desirs rapides N'ont que vos passions pour objets, et pour guides, Qui de l’amour du Trône avidement épris, N'envisagez la gloire, et l’honneur qu’à ce prix, Et qui des plus grands noms enveloppant vos crimes, Ne suivez, pour regner, que d’injustes maximes, Temeraires tremblez, et craignez d’obtenir Ce qui vous est donné des Dieux pour vous punir. Le seul empressement d’éloigner la Princesse, De perdre mes captifs, d’épouser la Prestresse, Tyrannise mon ame avec tant de pouvoir, Que je n’écoûte plus ny raison, ny devoir. Mille fâcheux objets roulent dans ma pensée. Hidaspe ne vient point, la nuit est avancée. Qui le retient ? Le peuple à mon ordre opposé, Pour en troubler l’effet est-il assez osé ? Je ne puis demeurer dans cette incertitude, Elle augmente ma peine et mon inquietude. Allons … Mais je le vois.         Par quels retardemens … Tout succede, Seigneur, à vos empressemens. La Princesse livrée au pouvoir du Sarmate, Ne mettra plus d’obstacle à l’hymen qui vous flate, Je l’ay trouvée au Temple, où du pied de l’Autel Elle s’est imposée un exil éternel. Muette, et pour cacher ou sa honte, ou sa rage, De ses voiles baissez se couvrant le visage, Elle a suivy mes pas sans contrainte, et sans bruit, Par de secrets détours dans l’ombre de la nuit. Alors l’Ambassadeur, et sa nombreuse suite, Que menoit Anthenor, chargé de leur conduite ; Traversant un grand Peuple assemblé sur le Port, Sans obstacle, avec elle, ont passé sur leur bord. Le Pilote attentif au devoir qui le guide, N'attend plus que le vent pour quitter la Tauride : Mais craignant que le jour qui va tout déclarer, Ne retrouvast un peuple ardent à murmurer : J'ay laissé sur le port une garde fidelle, Et vous viens annoncer cette heureuse nouvelle. Ah ! je respire, Hidaspe, et j’en rends grace aux Dieux, Thomiris suspendoit mon pouvoir en ces lieux. Quoy que fortifié de la toute-puissance, Mon génie étonné trembloit en sa presence : Mais retourne au rivage, et ne quitte son bord, Qu'aprés que le Vaisseau sera party du port ; Qu'aprés que tu l’auras long-temps perdu de veuë : Et si dans sa fureur le peuple continuë, Montrant pour sa Princesse un front seditieux, N'épargne point le sang des plus audacieux. Va, cours, te dis-je. Et moy pour rompre cet obstacle, Je m’en vais l’attirer par un autre spectacle. Déja l’Astre naissant, qui luit sur mes desseins, Du Temple, en m’éclairant, me montre les chemins. Allons y commencer cette heureuse journée : Et par un sacrifice, et par un hymenée, Mes peuples attirez par cette nouveauté Viendront … Mais que me veut Taxis épouvanté ? Ah ! Seigneur, quels malheurs menacent vôtre Empire ! Quels troubles … Sans horreur je ne puis vous le dire. Dieux ! qu’ay-je à craindre encor, Taxis, explique toy. Je remplissois les soins confiez à ma foy. Vostre garde fidelle imitoit mon exemple, Le silence avec nous regnoit autour du Temple, Déjà la nuit obscure alloit se dissiper, Quand un bruit étonnant est venu nous fraper. On n’entend que des cris dans l’enceinte sacrée, J'en approche en tremblant, on m’en livre l’entrée Quels spectacles, grands Dieux ! que d’affreuses douleurs ! Les Ministres confus, les Prestresses en pleurs, Ont tristement fait voir à mon ame abatuë, Qu'on avoit de Diane enlevé la statuë. Ciel !         Accusant les Grecs de cette impieté, A les chercher par tout mon zele m’a porté. Je fais entendre en vain par tout leur nom funeste. Aucun ne me répond quand je demande Oreste. Peut-on donner azile à ces noirs attentats ? On menace mes jours, mon Peuple, mes Etats, Et mon lâche ennemy trouve qui le protege. Quel monstre dans ma Cour …         Seigneur, vous le diray-je, Une impie, une ingrate, une fiere beauté, Se vante, sans fremir, de cette impieté : Elle ose aux yeux de tous avoüer son offense, Dépoüillé du respect qu’on doit à sa naissance. Je viens de l’amener dans votre apartement. Quelle entre ! A ce forfait commis impunément, Je connois ton audace, infidelle Prestresse : Mais tu mourras. Que vois-je ? ô Ciel ! c’est la Princesse. Ouy perfide, c’est moy, dissipe ton erreur, C'est moy qui viens joüir de ta vaine fureur : C'est moy, c’est cette main que les Dieux ont choisie, Pour former le tissu des malheurs de ta vie, Hidaspe. Ah ! malheureux, tu m’as manqué de foy ! Si tu te vois trahy n’en accuse que toy. Ton artificieuse et coupable conduite, Ta lâche politique à dérober ma fuite, Ce sont les mêmes traits que j’ay sçu ménager, Pour te percer le cœur, Tyran, et me vanger. Aprés t’estre emparé du Sceptre de ta Reine, Aprés que tes mépris ont merité ma haine, As-tu pû concevoir que soûmise à ta voix, J'accepterois ailleurs un Empire à ton choix, Et que de tes forfaits volontaire victime, Je te ferois du mien possesseur legitime. Cette nuit, profitant de son obscurité, Sur mon départ ta haine avoit déjà conté. Mais loin de consentir à ta coupable envie, Je l’avois consacrée à t’arracher la vie, Lors qu’au Temple, où ma bouche alloit se déclarer, Un plus noble transport est venu m’inspirer. Ton sang, que l’on devoit m’offrir en sacrifice, Ne me paroissoit point un assez grand supplice. Pour t’en faire un, Tyran, où ton cœur inhumain, Sentit du desespoir le plus cruel venin. Leur ouvrant jusqu’au port une secrete issuë, Entre les mains des Grecs j’ay remis la Statuë. J'ay d’une même ardeur, m’opposant à tes vœux, Arraché la Prestresse à tes indignes feu. J'ay fait que sous mon nom, favorisant sa fuite, Au vaisseau du Sarmate Hidaspe l’a conduite, Et qu’elle va, fuyant ta Couronne et ta foy, Vivre sous d’autres Cieux pour un autre que toy. Gardes, qu’on la poursuive, allez. Et toy, barbare … Penses-tu que pour toy le destin se declare ? Penses-tu que le Ciel, qui conduit ses desseins, D'Argos en ta faveur, luy ferme les chemins ? Fille d’Agamemnon, c’est cette Iphigenie, Que l’on croit en Aulide avoir perdu la vie. De ces Grecs que j’arrache à ton ardent courroux : L'un est son frere Oreste, et l’autre est son époux. L'hymen les a liez d’une chaîne éternelle : Je viens d’estre témoin de leur foy mutuelle. Quel spectacle à mes yeux ! quel triomphe pour moy ! D'avoir forgé les traits qui me vangent de toy. Le Ciel, en ce grand jour, met le comble à ma joye ; De tourmens infinis tu vas estre la proye. Sur ce Trône où ton cœur se croyoit affermy, Je te verray toujours craindre ton ennemy ; Je verray le venin de la plus noire envie, Te montrer ton Rival aimé d’Iphigenie, Et dans ton cœur jaloux répandre les remords, Qu'Oreste en s’enfuyant t’a laissé sur ces bords. Ouy, ce m’est un plaisir qui flatte ma disgrace, D'avoir sçu par mes soins confondre ton audace. Ah ! je t’épargneray ce funeste plaisir. Si bien-tost dans l’horreur dont je me sens saisir, Je ne vois ces captifs partis sous ta conduite, Ta mort sera le prix d’avoir tramé leur fuite. Aprés ce que j’ay fait je brave ta fureur. Je ne crains rien cruel, frape.         Venez, Seigneur, Le jour nous a fait voir la troupe fugitive, Qu'un orage imprévû retient prés de la rive. Hidaspe par les vents les voyant arrestez, Entoure leur Vaisseau, les prend de tous côtez : Mais le peuple à grand cris suspend vôtre vangeance, Le perfide Anthenor embrasse leur deffence, A leur perte prochaine il prétend s’opposer, Et sans vostre presence ils peuvent tout oser. Ah ! courons dans leur sang éteindre leur furie, Et toy dans ce Palais garde mon ennemie. Dieux ! est-ce l’innocence à qui vous en voulez ? Aprés tant de sermens et de droits violez, N'ayant dans ses transports aucune retenuë, Parmy tant de forfaits commis à vostre veuë, Un Tyran trouve-t’il la faveur des destins, Contre des malheureux qui vous levent les mains ? Ah ! Courons empêcher le sort qui les menace. Courons … quoy malheureux ! d’où te viens cette audace ? Oses-tu m’arrester, et ton zele obstiné … Madame, vous sçavez ce qui m’est ordonné. Ne te souvient-il plus du sang qui m’a fait naître. En faveur de Thoas m’oses-tu m’éconnoître. Attens-tu que sur moy son bras ensanglanté Vienne … Mais c’est trop craindre en cette extrémité. Tu me retiens en vain, ta lâche obéïssance … Madame, de Thoas fuyez la violence. De ces Grecs malheureux, Erine est-il vainqueur ? Les a-t-on immolez à sa noire fureur ? Ne me demandez rien. Etonnée, interdite, Je ne puis revenir du trouble qui m’agite, Le tumulte, le fer, le desordre, les cris, De crainte, de terreur glacent tous les esprits. Parmy tous ces objets dont mon ame est émeuë, Le Tyran en fureur a seul frapé ma veuë ; Son intrepidité m’a fait trembler pour vous : Fuyez, fuyez, Madame, évitez son courroux. Que je fuye. Ah ! plutôt courons sur le rivage, Des Scythes, par ma veuë, animer le courage, C'est aujourd’huy le Sceptre, ou la mort que j’attens. Ah ! prévenez … Que dis-je ? on vient. Il n’est plus temps. Vous triomphez, Madame, et le Ciel équitable, A l’innocence enfin s’est montré favorable. Dieux ! que viens-je d’entendre, et que me dites-vous ? Que les Dieux hautement se déclarent pour nous. Jamais jour aux mortels ne parut plus funeste, Et plus propre à marquer la colere celeste. On eût dit que les Dieux contre nous animez, S'opposoient aux desseins que nous avions formez. Les flots impetueux, et les vents en furie, Du Sarmate et des Grecs empeschoient la sortie. Hidaspe dans ce trouble informé de leur sort, S'approche du Vaisseau, l’attaque avec transport, Redemande à grands cris les Grecs, et la Statuë. Oreste fierement se presente à sa veuë, Au courage du Scythe oppose sa valeur, Il fait face par tout, par tout il est vainqueur : J'arrive accompagné d’une escorte fidelle, De l’innocence, alors j’embrasse la querelle, Le Peuple autour de moy courant de toutes parts, Fait voler sur la garde un orage de dards, Quand Thoas arrivé sur le fatal rivage, Aux siens épouvantez rameine le courage. Dans toute son horreur la mort se montre à tous. Pilade fait tomber Hidaspe sous ses coups. Le Tyran qui du Bord voit ce trépas funeste, Sans songer qui le suit, s’avance vers Oreste, Il le joint ; mais bien-tost il a le même sort, Sous le fer de ce Prince il expire.         Il est mort. Ouy, Madame, et la mer jusqu’alors soûlevée, De son sang qui s’écoule est à peine abreuvée, Que les vens, dans les airs, ne sont plus déchaînez : Les flots impetueux ne sont plus mutinez. Le Ciel devient tranquille, et les Grecs pleins de gloire, Vont joüir dans Argos du fruit de leur victoire ; Tandis que remontant au rang de vos ayeux, Vous allez commander dans ces paisibles lieux, Et qu’un peuple ennemy des sanglantes maximes, Brûle de recevoir vos ordres legitimes. Ciel ! pour perdre un Tyran quelle est ton équité ! Mais allons dans le Temple adorer sa bonté ; Sur la rebellion que ma clemence éclate, Et de nostre bonheur faisons part au Sarmate. FIN.