Chacun en ce palais goûte un sommeil paisible ; Sa douceur consolante a fui loin de mes yeux. Minuit vient de sonner : ah ! Quelle heure terrible ! Roméo va bientôt paraître dans ces lieux Où je viens en tremblant recevoir ses adieux : Malheureuse Julie ! Un obstacle invincible, Peut-être pour jamais, va m’ôter mon amant... Si nous étions trahis ! Ah ! Si dans ce moment... Laure ! Je ne veux point de témoin de mes plaintes. Quoi ! Seule, Sans lumière, au milieu de la nuit ! Du côté des jardins quel projet vous conduit ? Sur votre état, Madame , en proie à mille craintes... Tant de foins importuns augmentent ma douleur ; Elle a pour moi de la douceur : J’aime l’obscurité de cette nuit profonde , Et j’y cherche un repos que je n’ai plus au monde. Laisse-moi.         Non , je dois rester auprès de vous ; C’est un ordre absolu de Madame.         Ma mère ! Sa bonté me confond ; mais mon terrible père ! Dans mon sein déchiré sa main porte des coups... Malgré son ton dur et sévère, À son cœur trop altier vous n’êtes pas moins chère. Son orgueil, sa hauteur ont causé bien des maux ! Ils ne sont pas finis.         À quels malheurs nouveaux Faut-il attribuer là douleur qui vous presse ? La mort de Thébaldo m’a ravi le repos. Vous fut-il donc si cher, pour le pleurer sans cesse ? On ne vous a point vu pour lui cette tendresse, Ces sentiments profonds, lorsqu’il était vivant. D’une illustre maison s’il était l’espérance, Il n’était pour vous qu’un parent ; Hautement de sa mort on poursuit la vengeance : Pourquoi vous en faire un tourment ? Si vous aviez perdu votre époux, votre amant... Ah ! Si j’avais perdu la moitié de ma vie, Mon amant ! Mon époux ! J’arracherais ce cœur, Qui ne respire plus qu’amertume et douleur... De la mienne à l’instant sa mort serait suivie. Va-t-en, Laure, va-t-en.         Madame m’a prescrit De ne pas vous quitter, je vous l’ai déjà dit : On craint tout des chagrins de la triste Julie. Jusques dans nos adieux me voilà donc trahie! On m’envie encor ce bonheur. Roméo ! Roméo !         Quoi ! Toujours à la bouche Le nom d’un ennemi ! La bonté , la douceur, L’indulgence autrefois remplissaient votre cœur : Blâmant de vos parents l’inimitié farouche, Souvent je vous ai vu gémir de leur fureur. Laure, ce reproche me touche, Depuis un siècle entier, sur nos tristes maisons La haine et la vengeance ont versé leurs poisons ; Mais cette haine héréditaire, Dont le temps à nos yeux dérobe les raisons, N’a pas flétri mon caractère. La douleur a flétri l’éclat de votre teint ; Oubliez donc, Madame, oubliez l’assassin De Thébaldo.         L’assassin ! Téméraire ! C’est Roméo, dont l’homicide main... Assassin ! C’est le nom que la haine lui donne. Laure, de nos parents l’antique inimitié , Leurs débats et leurs noms aussi vieux que Vérone, À tes yeux prévenus cachent la vérité ; Chacun des partis l’empoisonne, Et, pour se nuire mieux, trame l’iniquité. Rappelle-toi ce jour, ce jour que je déteste, Où tous les Montaigus contre les Capellets Livrèrent un combat à mon H si funeste. Roméo court partout, comme un ange de paix ; Arrêtez, criait-il, arrêtez : quelle gloire, Quel fruit espérez-vous, même de la Victoire ? Thébaldo contre lui s’élance avec fureur. Roméo le désarme. Il lui laisse la vie, Et lui rend son épée. Aveugle en sa furie, L’insolent Thébaldo revole à son vainqueur. En vain de se calmer Roméo le supplie, Le fer de Roméo lui traverse le cour... Ce coup, à chaque instant, semble frapper Julie... Hélas ! Il ne cherchait qu’à défendre sa vie ; La haine cependant dressé les échafauds, Pour l’y faire expirer sous le fer des bourreaux, C’est vous qui prenez sa défense, Et qui plaignez son sort ? Que faut il que j’en pense ? Pourquoi pleurer toujours Thébaldo ? Quel chagrin... La mort de Thébaldo n’est qu’un prétexte vain De cet ennui qui me dévore. Il faut bien que je pleure ! Un sujet qu’on ignore... Et m’était-il permis, de gémir sans raison ? Regarde cet anneau... si tu savais ! Ah ! Laure !... Je ne vous entends pas. De quelque passion Votre cour cache-t-il le dangereux poison ? Songez qu’après le deuil, au Comte qui vous aime L’hymen doit vous unir...         Détestable union ! Et voilà ce qui rend mon infortune extrême ! Le Comte ! Je frémis de ce malheur nouveau , Que me prépare un inflexible père. Ouvrez-moi votre cour. Quel est donc cet anneau ? Vous connaissez pour vous mon zèle ardent, sincère ; Peut-être je pourrais...         Non, Laure : le tombeau Peut seul me consoler : c’est l’espoir qui me reste ; Il doit ensevelir ce mystère funeste. S’il arrivait ! Ô ciel ! Je ne le verrais plus !... Pourrais-tu me trahir ? Le pourrais-tu ? Non, Laure ? Mes soins, pour l’éloigner, deviendront superflus... Eh bien ! Tu sauras tout... Je veux le voir encore. II n’est pas arrivé...         De qui me parlez-vous ? Ne devines-tu pas que j’attends...     Mon époux ?         Roméo ? Roméo !         Je l’ai dit : je l’adore ; Et cet amour fait mon bonheur. À ce nom si chéri, sens palpiter mon cour. Cet aveu te surprend ; je n’ai pas tout dit, Laure. Vous ! Aimer Roméo !         Laure, le connais-tu ? II faudrait que tu l’eusses vu, Pour sentir le bonheur qu’inspire sa présence. De sa touchante voix les accents enchanteurs, Ses grâces, sa beauté lui gagnent tous les cours. Ce fut à cette fête , au jour de ma naissance , Qu’il me fit de L’amour éprouver la puissance. Hélas ! que ce beau jour m’est devenu fatal ! Sous le masque il parut au bal. Je vis tourner sur lui tous les yeux de Vérone ; Et je ne voulus plus danser avec personne. J’attendais en tremblant. Il me tendit la main. Julie, avec transport, s’empara de la sienne, Et chacun de ses doigts qui touchait à la mienne, Fut un trait, que l’amour enfonça dans mon sein. Cependant je vole à la danse. De cet amour naissant, tout secondait les coups. On vit d’abord former un cercle autour de nous ; Et tous les spectateurs, par un profond silence, Témoignaient leur étonnement, Leur respect, ou leur jalousie. Avant que l’on connût un mortel si charmant, Et, tandis que les vents semblaient porter Julie, Elle était dans l’enchantement : L’amour déjà l’avait égarée et perdue. II ne put échapper à des yeux pénétrants : Pouvait-il se cacher longtemps ? Roméo découvert disparut à ma vue. Le nom de Roméo n’étouffa pas ce feu ? Ce nom, signal pour vous de haine et de vengeance : Ce nom seul, de l’amour...         Que tu le connais peu ! L’amour ! Tout sentiment cède à sa violence. Ah ! Que la haine est faible à repousser l’amour ! Celle de nos parents l’augmenta chaque jour. Quel était votre espoir ? Ô Dieu ! Quelle imprudence! L’amour va-t-il sans l’espérance ? Quelle était douce pour mon cour ! J’espérais, dans les nœuds d’une si belle chaîne, J’espérais éteindre la haine Qui sur notre famille a jeté tant d’horreur : Une attente si belle à jamais est détruite. Vous l’avez donc revu ? Dans quels lieux ? Et comment ? Je le voyais partout... Partout... Et dans la suite, Mon oncle maternel, ce généreux parent, Retenu loin de moi par un fatal voyage, Dont mes vœux hâtent le retour... Monsieur le Commandeur protégea cet amour ? Oui, lui-même a formé le nœud qui nous engage. Lorsqu’il était ici, dans son appartement, Roméo quelquefois me vit en sa présence. Blâmant de nos parents la mésintelligence, Son amour pour la paix cherchait à les unir ; Sans cette mort fatale, il avait l’espérance, Ainsi que nous, d’y parvenir. Monsieur le Commandeur !         Et depuis son absence, Devant Benvoglio nous nous vîmes souvent. Ce médecin fameux, l’homme de confiance, L’ami des Capellets ?         Est témoin du serment Qui nous lie, et qui sur le fruit de sa prudence. Grand Dieu ! Vous me faites frémir. De tout ce que j’apprends, je tremble, je frissonne. Que j’entrevois pour vous un terrible avenir ! Ô mon cher Roméo !... Laure ! Il est à Vérone, Et ma famille le soupçonne... Ah ! Ma Laure ! C’est dans ces lieux Qu’il vient, par le jardin, me faire ses adieux. Que dites-vous ? Ici ! Juste ciel !         Ici même. Et puis-je en d’autres lieux recevoir mon époux ? Au milieu du Palais ! Julie, y pensez-vous ? Tu peux juger par-là de mon ardeur extrême. Mais j’entends le signal... C’est lui ! c’est ce que j’aime, Tu connais mon secret... Écoute ; cette main, Si tu me trahissais, saura percer mon sein ; J’osai plus, en cédant à l’amour qui m’anime. Je n’ai pas mérité ce soupçon outrageant ; J’attendais de vous plus d’estime. Ah ! Laure ! Pour le voir, je n’ai plus qu’un instant ! Laisse-moi, laisse-moi, ta présence me tue. De ce funeste amour quelle sera l’issue ? Ah ! Veille seulement à notre sûreté. Est-ce toi, Roméo ? Roméo !         Ma Julie !... Je ne puis te quitter.         Il y va de ta vie. Hélas ! À chaque instant tu peux être arrêté. Mon père est informé qu’on t’a vu dans Vérone ; Songe quel traitement... Tout mon corps en frissonne. Profite de l’obscurité ; Fuis, fuis...         De tous côtés le danger m’environne ; Les haches, les poignards sont levés contre moi ; J’ai tout à redouter du tyran implacable, Dont l’aveugle fureur arme et séduit la loi Qui me proscrit comme un coupable ; C’est ton père, ce nom me le rend respectable ; Ce que je crains le plus, c’est de partir sans toi. À Laudrana je sais qu’on a promis ta foi. J’ai des pressentiments... Ah ! Puisse la nuit sombre À l’univers entier nous cacher dans son ombre ! Eh ! Mon cour n’est pas moins déchiré que le rien. Si tu pouvais savoir ! Non, tu ne sauras rien. Ne dois-tu pas quitter Julie ? Ces mots te disent tout.         Tu dois suivre mes pas ! Tu le dois. N’es-tu pas mon épouse chérie ? Le Commandeur nous tend les bras. Bravons de tes parents la vengeance inflexible : En vain, pour les fléchir, n’a-t-il pas tout tenté ? Partons ; allons chercher quelque climat paisible : Riches de notre amour, heureux de sa bonté, Nous vivrons satisfaits, loin d’un séjour horrible, Partons : de ce projet mon cour est enchanté. En ce moment, pour moi la fuite est impossible. Impossible ! Il n’est rien d’impossible à l’amour. Je ne puis sans effroi penser à ton absence. Quelque déguisement tromperait la vengeance ; Les forêts, les déserts nous cacheront au jour : Je ne puis te quitter, l’idée en est affreuse. Loin de toi, cher époux, je serai malheureuse, Mon destin sera de gémir ; Mais Julie avec toi le serait davantage : Cesse de me presser, je n’y puis consentir. De l’amour le plus tendre est-ce là le langage ? J’y reconnais un sang, qui ne sait que haïr. Ah ! Pardon ! Je t’outrage, adorable Julie ! Ô Fils de Montaigu ! Quel reproche odieux !... Dans mon cour déchiré l’amour te justifie. Roméo ! Moi sur qui tout le monde a les yeux, Comment quitter un père, une mère que j’aime, Dont pour moi l’amour est extrême, Qui par moi seule sont heureux ? Mais songe à quel danger cette fuite te livre. Julie ! Il n’en est point que je craigne avec toi. Nous verrons tout Vérone à l’instant nous poursuivre... N’achève pas.... Écoute-moi : Je ne partirai point, si tu n’oses me suivre ; À mon éloignement je préfère la mort : J’irai me présenter à ton père barbare ; Les échafauds sont prêts ; et sa main m’y prépare, Chère épouse ! Tu sais quel sort !... Et tu l’auras voulu...         Quoi ! Roméo le pense ! Cruel !         Qui me fera supporter ton absence, Quand je n’ai plus d’espoir ?         Il faut le ranimer. Crois qu’un jour, librement nous pourrons nous aimer, Avouer en public le saint nœud qui nous lie... Ah ! Si je n’espérais goûter un rel bonheur ; S’il fallait renoncer à ma chère Julie, Pourrais-je supporter le fardeau de la vie ? Non : je te l’ai juré devant le Commandeur ; En ce moment affreux, je te le jure encore : Rien ne pourra m’ôter l’épouse que j’adore. Ah ! Roméo ! Jamais je n’aurai d’autre époux. Le ciel ne rompra point une si belle chaîne ; Et nous serons heureux en dépit de la haine. Ah ! Le bonheur, Julie ! Il n’est pas fait pour nous, Tant que l’éloignement fera couler nos larmes. Il doit sur ton danger dissiper mes alarmes. Jusqu’à la fin du deuil nous conservons l’espoir. De fléchir, ou braver un injuste pouvoir. Par cet éloignement ma famille tranquille, Rendra ma fuite plus facile : Sous un déguisement je saurai te revoir ; Et, contre mes parents cherchant un sûr asile, Tromper leur cruauté, me jeter dans tes bras ; Et l’amour guidera nos pas. Ah ! Que tu sais bien me séduire ! Hélas ! Il faudra donc me borner à t’écrire ! Je laisse dans ces lieux mon fidèle Gervas. Je n’irai qu’à Mantoue.         Ah ! C’est trop loin encore ! Dans tes femmes, choisis celle qui pourrait...         Laure Sait tout.         Hé bien ! Gervas la verra tous les jours. Il t’apprendra les détails de ma vie, Et je saurai, par lui, ce que fait ma Julie. Benvoglio nous est d’un grand secours ; Il parlera de moi souvent à mon amie. Elle en aura besoin... Qu’il m’en parle toujours ! Je ne veux m’occuper que de l’objet que j’aime : Oui, ne nous occupons que du ravissement, De la félicité suprême, Qui suivront cet éloignement, Quand un temps plus heureux me rendra mon amant. Charmante illusion !         Mais j’aperçois l’aurore. Elle t’annonce le moment... Je ne partirai pas encore. Ah ! Mon cher Roméo !         Julie ! Un seul instant ! Hélas ! C’est le dernier peut-être.... Dans cette idée...         Ah ! Fuis, fuis, le jour va paraître. On ouvre, quel effroi ! Dieu ! Sauvez mon amant ! Ah ! Nous sommes perdus ! Madame votre mère... Je me meurs. Roméo ! Quitte ce lieu d’horreur. Julie ! Ah ! Calme ta frayeur. Nous nous verrons bientôt ; faut-il que je l’espère. Adieu : fuis... Mais non, viens que je te voie encore. Qu’il est pâle. Soutiens moi, Laure ! Madame appelle.     Adieu !         Partez, Seigneur, partez. Hélas ! Du sentiment elle a perdu l’usage. Que des jours plus heureux deviennent ton partage ! Au nom de Dieu, Seigneur, sortez ! Adieu, Julie, adieu ! Que l’amour te soutienne ! Ô vous, son amie et la mienne ! Je confie à vos soins sa vie et notre amour. Fuyez Seigneur, fuyez ; voyez donc qu’il est jour, , En reprenant ses sens, je tremble que sa mère... Le nom de Roméo trahirait ce mystère.... Je voudrais la cacher : elle me fait frémir. Dans un âge si tendre, ah ! quelle destinée ! Roméo !... Roméo m’a donc abandonnée ! Je ne le verrai plus !... Pourquoi me secourir ? Je ne sentais plus rien. Dis moi perfide Laure ! Pourquoi l’as-tu laissé partir ? Si je pouvais le voir encore ! Pouvait-il sans danger, demeurer plus longtemps ? Non sans doute. Il est jour : on le verra peut-être. Dieu ! Dérobez sa trace aux yeux de nos tyrans ! Dans ce désordre, hélas ! Gardez-vous de paraître. Madame....         Il faut, il faut aller... Je veux... je veux le suivre... Au moins de la pensée... Roméo ! Je ne peux... Je me sens oppressée... Si mes larmes pouvaient couler ! N’ai-je pas le visage humide ? Ah ! C’est des pleurs de mon époux ! De tout ce qu’il a dit repais mon âme avide. A-t-il pleuré ?         Longtemps il a pleuré sur vous. Charmante Laure ! Ah ! Oui : ce sont ses larmes. Bon Roméo ! Qu’a-t-il dit en partant ? Dis Laure, dis-moi tout. Je n’ai plus d’autres charmes Que de m’entretenir d’un malheureux amant. Ah ! Répète-moi tout ; rends un compte sincère Des soupirs, des regards, de l’attendrissement... Hélas ! Entendez-vous Madame votre mère ? Vous saurez tout : rentrez dans votre appartement. Allons, en gémissant du coup qui nous sépare, Attendre tous les coups que le sort me prépare. Il sortait d’ici, ce matin, À la pointe du jour.         Oui, par cette fenêtre, On va sur le balcon ; du balcon au jardin, Quoi l’on m’aurait dit vrai ! Tu ne l’as pu connaître ? N’en doutons plus ; c’est un amant ; Et c’est mon ennemi peut-être ! J’étais loin de prévoir cet affront outrageant. L’objet le plus parfait qu’ait formé la nature, Dont les perfections surpassent la beauté, Ma fille, de son sexe exemple tant cité, Qui fait tout mon bonheur, me ferait cette injure ? Non, je n’en dois pas croire un avis incertain. Mais contre cet amour son hymen me rassure. Le comte Laudrana me presse de conclure, Avant la fin du deuil ; je le puis dès demain : II n’attend que l’instant de lui donner la main, Je le puis dès ce soir, sans craindre qu’on me blâme. Quoi ! Debout si matin, Madame ! Tant mieux, j’avais à vous parler. À votre fille aussi, j’ai quelque chose à dire , Je reviens dans l’instant, qu’on la fasse appeler. En attendant, il faut m’instruire Du chemin qu’il a pris.         Son air me fait trembler ; Mais revenons à ma Julie. Il fallait m’avertir.         J’en eus cent fois envie : Et pourquoi, disait-elle , et pourquoi l’attrister ? Respecte le repos d’une mère chérie. Vous le savez, peut-on lui résister ? Je veux dès aujourd’hui, car je crains pour sa vie . Prier Benvoglio de ne plus la quitter. Lui seul semble adoucir cette mélancolie , Où, depuis quelque temps, elle est ensevelie. Enfin, qu’a-t-elle fait ?         Ce qu’elle fait toujours. Pleurant, et de la mort invoquant le secours, Elle avait souvent à la bouche Le nom de Roméo, celui de son cousin. Hélas ! Que son état me touche : Je ne sais quel remède y pourra mettre fin. Elle n’a plus la confiance Qu’elle avait autrefois en moi; Je vois avec chagrin qu’elle fuit ma présence ; Sa douleur me glace d’effroi ; Je tremble que sa mort n’en devienne la suite : Elle me fait compassion. Entre nous, Thébaldo n’avait pas un mérite À donner tant de passion ; Il était violent, d’une hauteur extrême ; Il a fait son malheur lui-même. Et Roméo, dit-on, avec plus de valeur, A le cour grand, noble et plein de douceur ; Bienfaisant, généreux, en tout point estimable... Oui, mais c’est un crime pour nous, Dans la maison de mon époux, De ne pas le trouver coupable ; C’est déplaire à Julie, et croître son tourment : Elle a, comme son père, une haine implacable Pour tous les Montaigus. J’espère cependant, Que l’hymen calmera cette douleur extrême, Au comte Laudrana nous destinons sa main. Croit-on par là, Madame, adoucir son chagrin ? Et ne le crois-tu pas toi-même ? Mais, pour le comte elle a peu d’inclination. Mais aussi, point d’aversion ? Pardonnez-moi, Madame ; et, sans sa répugnance, La mort de Thébaldo lui tiendrait moins au cour. Ah ! Laure, tu détruis ma plus chère espérance. Cela manquait à ma douleur ! T’en a-t-elle dit quelque chose ? Non.         Mais sa répugnance a pourtant une cause : Qui, mieux que Laudrana, peut faire son bonheur ? Je n’en connais point ; mais, je ne crois pas. Madame, Que le Comte jamais soit son consolateur. Si tu n’en connais point, as-tu lu dans son âme ? Je ne dis pas cela. Mais, Madame, l’amour A son caprice.     Hé bien !         Le Comte pourrait plaire Au reste du sexe, et...         Laure, voici son père. Que j’appréhende ce retour ! Vas attendre l’instant du réveil de Julie, Alors ru lui diras de venir me parler ; Mais, si ma fille dort, garde de réveiller. Quel est ce sombre ennui qui consume sa vie ? De noirs pressentiments, des songes pleins d’effroi... Je tremble, je frémis ; et je ne sais pourquoi. Et votre fille viendra-t-elle ? Monsieur, pendant la nuit, elle n’a pu dormir ; Elle n’a fait, dit-on, que se plaindre et gémir ; Elle se porte mal.         Qu’importe ! Qu’on l’appelle. Ceci confirme fort l’histoire du jardin. Je suis las de soupirs, et vais y mettre fin. Vous savez que le Comte avec impatience Attend son mariage, il se fera ce soir. Avant de terminer, Monsieur, il faut savoir... Madame, point de résistance : Je vais tout ordonner.     Mais enfin, Monsieur...         Quoi ! Vos volontés, Monsieur, sont des ordres pour moi ; Mais le deuil et la bienséance Je veux, pour m’y prêter, qu’il se fasse en secret ; Laudrana le désire, il sera satisfait. Mais, Monsieur, si ma fille...         Elle n’est qu’une folle. Je connais de ses pleurs le prétexte frivole. Mon neveu Thébaldo depuis un mois est mort ; Et comme je l’ai dû, j’ai regretté son sort. II faut un terme, à tout, ( si c’est ce qui l’arrête. ) Si jusqu’ici, de son vil assassin Mes soins n’ont pu faire tomber la tête, J’y parviendrai         Peut-être, dès demain. Et ne voyez-vous pas, Monsieur, que son chagrin Augmente tous les jours, et...         Madame, il m’offense ; Je ne dis pas ce que j’en pense. Le sujet en est fort douteux ; Au moins, Madame, il n’est pas raisonnable. D’ailleurs, ce mariage est trop avantageux Vous auriez des soupçons ! Julie est incapable... Pourquoi donc, sans raison, toujours pleurer, gémir ? Ma bonté plus longtemps ne doit pas le souffrir : Je ne la connais plus, tant sa douleur l’accable. Elle m’est chère autant qu’à vous, Et son état, Madame, est un malheur pour nous. Je veux lui parler, et lui dire... Au nom de Dieu, Monsieur, ménagez son esprit : Si vous l’effrayez trop, craignez qu’elle n’expire. Sur elle, plus que moi, vous avez du crédit, Je ne la verrai point; chargez-vous de l’instruire De l’affaire dont il s’agit. Je vais trouver le Comte.         Ah ! Monsieur ! Je vous prie D’attendre seulement, quand j’aurai vu Julie. Et pourquoi, s’il vous plaît ?         Le devoir,la raison Exigent qu’un père, une mère Consultent l’inclination... Fort bien ! Si par hasard, on la trouvait contraire Au choix qu’on lui fait d’un époux ? Alors, Monsieur, des moyens doux... Il n’en est qu’un, Madame ; il faut qu’elle obéisse : Voilà mon dernier mot.         Cet ordre violent Suffit pour l’accabler. Moi-même, cependant J’espérais... La voici. Je me sens au supplice. Pourquoi donc si tremblante ? Ô Dieu ! Quelle pâleur ! Que tu m’affliges, ma Julie ! Je vous afflige ! Hélas vous me percez le cour : Cachez le moi, je vous supplie. C’est toi, qui déchire le mien. Ah ! Vous mettez le comble à ma peine mortelle. Non, je viens t’annoncer, ma fille, une nouvelle, Qui peut faire aujourd’hui mon bonheur et le tien. Ton père...         Ah ! Roméo, Madame, a-t-il sa grâce ? Est-il puni ?         Quoi ! Rien n’efface De ton esprit un fatal souvenir ? Ma fille, c’est assez gémir. Je viens, de la part de ton père, T’apprendre les projets qu’il fait pour ton bonheur. Ô la meilleure et la plus tendre mère ! Dites, dites plutôt qu’il fait pour mon malheur J Laissez-moi fuir fans les entendre: Je peux m’y refuser, je ne veux rien apprendre. Ma fille ! Il s’agit d’un moyen... Il sera violent, il fera ma ruine : Oui, Madame , je le devine ; Ma mère, ne me dites rien. Calme cette frayeur ; que ton cour se rassure, Et qu’il s’en fie au mien. Je voulais t’annoncer Qu’avec le Comte on va conclure. Que venez-vous de prononcer ? C’est l’arrêt de ma mort.     Ma fille !         Je succombe. Qu’a donc d’affreux cette union ? Ah ! Ce qu’elle a d’affreux ! Elle m’ouvre la tombe. Mais, d’où vient tant d’aversion ? Le Comte est un homme estimable. Pour moi, la mort est préférable. Et comment doit être un Amant Pour qu’il plaise à tes yeux ?         Comme un mortel charmant. Que la haine d’un père a proscrit dans Vérone. Ma fille ! J’ai pitié de son égarement. La naissance, le bien, dans un poste éminent, Le Comte à tout pour plaire.         Eût-il une couronne, Je ne l’en haïrais que plus.         Il est jeune, bien fait, généreux ; il t’adore : Que te faudrait-il donc encore ? Quelle raison peut-on donner de ce refus ? Eh ! Quoi ! Si Roméo , plein d’une ardeur extrême» M’adorait avec passion ? Il a ces qualités dans un degré suprême... L’ennemi de notre maison ! Peut-on lui comparer un homme qui vous aime. Chéri de la famille, et choisi par moi-même ? Avez-vous perdu la raison ? J’ai cet homme en horreur. Ô ma mère ! Ma mère ! Pourquoi m’avez-vous dit le projet de mon père ? Renoncez-moi pour votre enfant ; Punissez, haïssez une fille rebelle : Votre haine pourtant me serait bien cruelle ! Mais tâchez, s’il se peut, d’éloigner cet amant. Savez-vous à quel point vous m’offensez, Julie ? Ce malheur, je le sens, va me coûter la vie. Vous pouvez tout me reprocher : Mais je ne saurais... Ah ! Ce fatal mariage ! Mes larmes, mes efforts ne pourront l’empêcher. Malheureuse ! Des pleurs baignent votre visage : Ah ! Cessez de vous attendrir ; Je ne mérite pas...         Que dirai-je à ton père ? Dites-lui — que je veux mourir. Vous oubliez, Julie !         Ah ! Si je vous suis chère, Ne m’abandonnez pas en cet affreux moment. Avant la fin du deuil, à l’ombre du mystère, Il prétend, aujourd’hui, t’unir secrètement. Ce jour même ! Aujourd’hui ! Ciel ! Il est impossible ! À la pitié soyez sensible. Ne comptez pas sur mon secours, J’ai fait ce que j’ai pu.         Seulement quelques jours J; Et peut-être le Ciel pourra m’ôter la vie, Ou me rendre le Commandeur. Eh ! Ne connais-tu pas ma tendresse et mon coeur ? S’il dépendait de moi, crois, ma chère Julie, Que j’accorderais tout ; mais songe à la fureur D’un père dont la violence... Obtenez moi du temps : peut-être... la douceur Sous le joug de l’obéissance Me réduira plutôt que la rigueur. Que j’obtienne du temps ! Vainement je l’espère. Seulement quelques jours.         Je vais trouver ton père, Lui demander cette faveur. Je ne mérite pas une aussi tendre mère. Je vais t’envoyer Laure.         Hélas ! Tant de bontés Déchirent plus mon coeur que mes calamités. Laure, sais-tu combien mon malheur est extrême ? Sais-tu, Laure, sais-tu leurs terribles desseins ? Ah ! Laure ! S’il se peut, cache-moi de moi-même. Ah ! Madame ! Que je vous plains ! Hé bien ! Si tu me plains, tu m’aideras sans doute ? Sauve-moi d’une mère , hélas ! Dont la bonté... Peut-être que je la redoute Plus que l’amour du Comte, et qu’un père irrité ; Sauve-moi d’eux aussi ! Ce Comte détestable ! Que je l’épouse ! Lui ! La mort est préférable, Oui, Laure, préférable à cet homme odieux. Quand Roméo voulait m’arracher de ces lieux, Pensais-je qu’aujourd’hui... Laure ! Je suis perdue ! Offre un rayon d’espoir à mon âme éperdue, Au bord de cet abîme...         Et que puis-je pour vous ? Vole vers Roméo, dis-lui... Mais que lui dire ? Tu lui diras, que sa Julie expire ; Qu’il vienne. Hélas ! Pour tomber sous leurs coups > Et pour le voir immoler sur la tombe De Thébaldo ! Non, non : demeure. — Je succombe. Aide-moi ; sauve-moi : Cherche quelque moyen D’éviter des malheurs...         Parlez, que faut-il faire ? Au péril de ma vie...         Ainsi, tu ne sais rien. Madame, auprès de votre père, Sollicite un délai ; peut-être que...         Fort bien : Peut-être ! Ô Dieu ! Que ce mot est terrible ! Tu ne peux donc me secourir ? Je ne vois pas qu’il soit possible... Laure, c’en est assez ; je n’ai plus qu’à mourir. Hélas ! Que prétendez-vous faire ? Julie ! Au nom de votre mère , Au nom de Roméo...         Mon époux ! Mon amant! Donne-moi tes habits : sous ce déguisement, Je peux m’échapper de Vérone, Voler vers Roméo : Donne-moi, Laure, donne, Vite le temps est précieux. Vous vous flattez envain de n’être pas connue > Et d’échaper à tous les yeux ; Avant que d’être dans la rue , Le Comte, ou votre père arrêteront vos pas. Quels mots ! Terrible Laure ! Ah ! le Comte ! Mon père ! Tout m’afflige et me désespère. Le Commandeur ne revient pas : Lui seul peut soulager Et plaindre ma misère : Au bord du précipice il me tendrait les bras... Ah ! Gervas ! En ces lieux osez-vous bien paraître ? Vous me faites frémir pour vous, pour votre Maître : Serait-il découvert ? Rassurez mon amour. Avant d’aller plus loin, en des peines mortelles, À Tivoli, Madame, il attend mon retour. Qu’il ignore combien les miennes sont cruelles ! Qu’il en serait épouvanté ! Il viendrait jusqu’ici braver leur cruauté... Ah ! Laure, il se perdrait sans sauver son amante. Il tremble pour votre santé : Lorsque je l’ai quittée, elle était expirante, Vas, m’a-t-il dit, il faut pour ma tranquillité, Que tu voies aujourd’hui cette épouse charmante. Cher époux ! Dites-lui, s’il est en sûreté Contre les attentats d’une funeste haine, Qu’il reste à Tivoli jusqu’à la nuit prochaine, Et que dans les tombeaux il se rende à minuit. Du côté du Palais, du côté de la Ville , Également, pour nous, l’entrée en est facile, Et nous nous y verrons, sans témoins et sans bruit. L’Amour prit-il jamais des tombeaux pour asile ? C’est en ces lieux sacrés de ténèbres, d’horreur, Que l’hymen nous unit, devant le Commandeur... Assurez Roméo de l’amour le plus tendre : Allez : il ne faut pas qu’on puisse vous surprendre. Je pourrai donc encor le voir! Cette attente me rend le courage et l’espoir ; Si mon père obstiné refusait à ma mère Le délai que j’attends, je connais mon devoirs Je saurai prévenir... mais enfin, il est père : Pourrait-il à mes pleurs refuser un seul jour ? Ce temps suffit à mon amour ; Je l’obtiendrai sans doute ; oui, Laure, je l’espère ; Et cette nuit, enfin, je suivrai mon époux ; Dans une fuite heureuse. Ô Ciel ! Protège nous Contre tous les excès d’une injuste colère. Je n’accorderai pas même jusqu’à demain : Il se fera ce soir, je ne veux rien entendre ; J’ai prévenu le Comte, il ne doit pas attendre : Mes ordres sont donnés, vous m’excédez en vain. En vérité , Monsieur, vous êtes trop sévère. Et vous trop indulgente.         Elle se désespère ; Cet ordre violent lui deviendra fatal. Et pourquoi la contraindre ? Elle est si jeune encore : Le temps dissipera l’ennui qui la dévore ; Ne précipitez rien.         Je connais bien son mal. Le Comte, à tous égards, est un parti sortable : Peut-on faire pour elle un choix plus raisonnable? Je ne crois pas, Madame, à ce feint désespoir. Le cour, par la raison se laisse-t-il conduire ? Madame, quand un cour éprouve ce délire, On l’enchaîne par le devoir. Monsieur, vous en êtes le maître : Mais deux jours de délai font-ils donc un objet ? Ils n’en font point pour vous peut-être ; Et pour moi c’en est un, dont je préviens l’effet. Quoi qu’il en soit, Madame, il faut qu’on obéisse. Prenez garde, Monsieur, ce n’est point un caprice, Julie est très malade ; il lui faut du secours ; Et d’un délai de quelques jours Dépend le bonheur de sa vie. De son état, Monsieur, ayez compassion. Je verrai moi-même Julie : Je saurai par quelle raison, Elle peut excuser sa désobéissance. Laudrana vous attend. N’ayez pas l’imprudence De laisser entrevoir sa folle aversion Pour un homme, agréable à toute la famille. Envoyez-moi Julie.         Allons, Monsieur, fort bien! Plongez donc, sans pitié, le poignard dans le sein Et de la mère et de la fille. Seraient-elles d’accord ?non. mais, à leur chagrin, À ses discours, je le soupçonne. Te voilà de retour ! Hé bien ? Seigneur, on l’a cherché, sans bruit, partout Vérone, On s’en est informé secrètement en vain ; Cependant on l’a vu.         Le traître Oserait me braver, jusques dans mon Palais ! Oui, c’est lui ; leur frayeur me le fait trop connaître. Il séduirait ma fille ! Ah ! Si je le savais ! C’est toi qu’il trouvera, s’il ose y reparaître. On n’insultera pas vainement Capellet. Cette nuit, en ces lieux, veille pour ma vengeance, Que tout soit disposé dans le plus grand secret, Pour qu’il n’ait point de défiance. Tu m’entends.     Monseigneur !         Vas, je compte sur toi. Sortez.         Daignerez-vous jeter les yeux sur moi ? Ah ! Monsieur ! Pardonnez.         Ces petits artifices Dont vous cherchez, ma fille, à couvrir vos caprices, N’auront point de succès, je vous en avertis ; Julie ! Épargnez vous les plaintes et les cris. J’embrasse vos genoux, regardez ma faiblesse ; Et par cette bonté, cette ancienne tendresse, Dont j’ai toujours fait mon bonheur... Peux-tu justifier ta désobéissance ? La mort de Thébaldo déchire encor mon coeur. Prétexte supposé ! J’eus trop de complaisance Jusqu’à ce jour de le souffrir. Au Comté, avant la nuit, je prétends vous unir. Ah ! Mon père ! Il m’est impossible... Une aversion invincible Pour le Comte...         N’achève pas : Je saurai bien la vaincre.         Oui ; mais par mon trépas. Vous affectez bien du courage. Non, je n’affecte rien. Ô mon père ! Pardon ; Et daignez différer ce fatal mariage : Quelques jours de délai ! Deux jours seulement !         Non. Crains qu’un plus long refus ne confirme un soupçon... Ton sang...         Ah ! Monsieur ! Ô mon père Laissez- moi fuir le monde et cacher ma misère. Un couvent...         Un couvent !... Écoutez-moi, Julie Vous n’avez qu’un parti : c’est celui d’obéir. Ô Dieu ! Vous voulez-donc le malheur de ma vie, Père cruel !... Monsieur, dans ma douleur, j’oublie. Je t’en ferai bien souvenir ; Mais obéis, ou crains que je ne le devienne. Vas, vas, la cruauté ne touche pas les coeurs. Ah ! crains toi-même, crains que je ne te prévienne ! Je redoute moins tes fureurs Que la tendresse de ma mère. Père inflexible et trop cruel ! Oui, mon cour se révolte et brave ta colère : Si ta main me traîne à l’Autel, Je saurai m’affranchir de cette tyrannie. Ah ! Roméo ! si tu savais... Mais non, qu’il ignore à jamais Ce que souffre pour lui son épouse chérie. Approche, il est parti ; sais-tu quel est mon sort ? On me donne le choix du Comte ou de la mort. Ne perdez pas courage, adorable Julie ; Voici Benvoglio.         Laure, dans mon malheur, La douceur de le voir ne m’est donc pas ravie ? Mais il ne peut changer ma fortune ennemie. Peut-être verrez-vous aussi, le Commandeur. Par des événements qu’on ne saurait prévoir , Vous pouvez être encor heureuse dans la fuite. Ah ! Laure ! Le crois-tu ?         Je suis au désespoir, Mon cher Benvoglio !... De tout Laure est instruite, Et devant elle on peut parler : Mais, garde que quelqu’un ne vienne nous troubler. Benvoglio, je suis perdue ! Hélas ! Madame, à votre vue, Je pourrais trembler pour vos jours ; Mais j’ai tout su de votre père. Contre un ordre fatal n’est-il aucun secours ? Je ne suis plus pour lui cette fille si chère Objet de sa tendresse, objet de ses faveurs. Il peut donc être affreux d’avoir... d’avoir un père ? Il a vu d’un œil sec, il a vu mes douleurs ; Avec un cour tranquille il fait couler mes pleurs. Que je crains de le voir et de l’entendre encore ! Mais, je crains encor plus qu’un homme que j’abhorre. Nous resterons seuls.         Autrefois, À tous nos entretiens...     Hé bien !         Nous étions trois. Vos parents avec confiance , M’ont donné l’ordre de vous voir, De vous parler d’obéissance,, Du Comte et de votre devoir, Et j’ai promis...         Promis ! Ils font d’intelligence ! Je n’ai donc plus personne ! Et qu’avez-vous promis ? Pour vous voir sans témoin, je me suis tout permis ; Parlons de Roméo.         Qu’avez-vous à m’en dire ? Des Sbires, en secret l’ont cherché vainement; Il a fui très heureusement. Heureusement ! Sans moi ! Qu’importe ; je respire. Pardonnez, mon ami, pardonnez mon transport. Un doux rayon d’espoir a pénétré mon âme ; Je consens à le suivre, à partager son sort, Je ne balance plus : il le faut : une femme Doit tout abandonner pour suivre son époux. Sans doute les moyens en seront difficiles. Nous sommes séparés seulement par six milles, Il n’est qu’à Tivoli. Que me conseillez-vous? Rien ne peut fléchir votre père ; La fuite, est impossible. — Il faut vous décider, Il faut céder aux lois d’un ordre trop sévère : Le Commandeur absent ne peut vous y soustraire. Ah ! Plutôt mille morts ! — Céder, dis-tu, céder ! Cet hymen qu’on ordonne à l’ombre du mystère, Me fait craindre aujourd’hui, qu’on n’ait quelque soupçon ; On double la garde ordinaire : Enfin, je ne sais pas...         Tu ne fais pas ! Oh ! non, Tu ne fais pas, qu’un coeur dévoré de ces craintes, Ne peut plus s’abaisser à d’inutiles plaintes. Allez , Benvoglio ! J’en sais bien plus que vous : La mort m’affranchira d’un fatal mariage. Lâche et perfide ami ! Que dirait mon époux ?... De vous donner la mort vous auriez le courage ? Dans la crainte où je suis, en faut-il pour mourir ? Non, vous ne mourrez pas, respectable Julie ! Du prix de tant d’amour, je vous ferai jouir, Et près du Commandeur, je veux vous réunir : De vos cruels parents je brave la furie. Parlez : quoi ! Je pourrais rejoindre mon époux-, Et me soustraire !... Expliquez-vous. Il est une ressource, en ce malheur extrême ; Comptez sur la bonté de cet Être suprême Aux yeux de qui la haine est un forfait. L’amour, ce feu divin, ce charme de la vie, Ce principe de tout, est le plus grand bienfait, Que dispense aux mortels sa puissance infinie : Il le contemple en nous d’un regard satisfait, Et ne souffrira point qu’un tyran sacrifie À son coupable orgueil le beau nœud qui vous lie. Je possède un secret, qui pourra prévenir Cet hymen odieux dont je vous vois frémir : L’effet est sûr et prompt.         À vous je me confie : Sauvez-moi de mon père, ou laissez-moi mourir. II s’agit d’une épreuve effrayante et hardie, Non moins terrible que la mort, Pour votre sexe et pour votre âge. Il n’est aucune épreuve, il n’est aucun effort, Rien au monde qui puisse étonner mon courage : Parlez, que faut-il faire en ces affreux instants ? Il faudrait vous résoudre à passer quelque temps, En un cercueil, inanimée, Dans les tombeaux de vos parents, Et près de Thébaldo rester seule enfermée. Pour revoir mon époux, et pour fuir nos tyrans, Déjà, dans la terreur de mon âme alarmée, J’ai choisi ces tombeaux. Après la nuit fermée Roméo doit s’y rendre.         Hé bien ! Cette boisson Va produire un sommeil, semblable à la mort même ; Pour douze heures, de l’âme elle éteint l’action : Plus de pouls, plus de souffle ; une pâleur extrême... Et quel sera le but d’un pareil stratagème ? Pour éviter l’effet de la chaleur, Dès qu’ils sont expirés, l’usage, en Italie, Est d’inhumer les corps. On vous croira sans vie ; Vous serez transportée aux tombeaux.         Quelle horreur ! À quelle extrémité le sort m’a su réduire ! Enfin ?         J’irai, la nuit, vous tirer de ces lieux , Vous rendre à Roméo que j’aurai soin d’instruire. Donnez, Benvoglio ; le temps est précieux : Donnez. — S’il arrivait qu’on ne pût pas lui dire , S’il apprenait ma mort, avant qu’un tel moyen ! J’ai tout prévu, ne craignez rien. De prendre la boisson vous sentez-vous capable ? Si l’on ne me transportait pas Dans cette demeure effroyable ! Un malheureux craint tout. Hélas ! Reposez-vous sur moi ; que rien ne vous alarme ; Tout fera disposé pour revoir votre époux, À minuit, au plus tard.         Que ce projet me charme ! Je verrai Roméo ! Cet espoir est bien doux. Cependant, je frémis !         La chose est naturelle ; Et vous devez l’avoir sous un aspect affreux : Mais c’est le seul moyen qui peut vous rendre heureux ; Il peut seul vous soustraire à la haine cruelle De ces parents altiers qui traversent vos feux. Leur dirai-je qu’enfin, vous secondez leurs vœux ? Tenez. Quoi ! Vous tremblez : que faut-il que j’en croie ? Je ne sais pas si c’est de frayeur ou de joie. Benvoglio ! — Me trompez-vous ? . Donne. Tu me promets de revoir mon époux, Il suffit. — Quels moments je prépare à ma mère ! J’aurais pu la fléchir ; inexorable père ! C’est toi qui lui perces le sein : Entendrai-je ses cris ?         Vous n’entendrez plus rien, Jusqu’au moment heureux, où l’amant le plus tendre Viendra...         Benvoglio ! Ce terrible sommeil! Pour prévenir votre réveil Aux tombeaux, avec moi, Roméo doit se rendre. De le bien avertir, surtout ne manquez pas. Faites donc un effort qu’il a le droit d’attendre. Tous vos parents déçus, pour pleurer ce trépas, Cesseront d’écouter la voix de la vengeance, Sans penser à suivre vos pas. Ô quel état affreux ! Ces parents que j’offense, Ces parents, dont je suis la gloire et l’espérance, À qui je suis si chère... ils ne soupçonnent pas Que leur empressement, que cette violence Me force, pour les fuir, à des détours si bas Et que ce cour ingrat méconnaît... Je balance Quand un autre aujourd’hui me verra dans ses bras ! Ah ! Roméo l’emporte. Il le faut ; et ma vie Est à lui. — Ciel ! Encor un combat.         Ma Julie ! Embrasse moi cent fois. Ah ! Quel bonheur pour nous De te voir accepter le Comte pour époux ! Je n’attendais pas moins de ton obéissance. Vous ne connaissez pas quelle est ma répugnance ; Mon cour est déchiré de tant d’horribles coups. Ton père te bénit : plein de reconnaissance, II voulait t’embrasser,ramener ton amant. Benvoglio s’oppose à leur empressement. Il n’a pu m’arrêter, j’ai bravé sa défense. Quel excès de bonté ! Précieuse amitié ! Que ton état me fait pitié ! Quand partageras-tu la commune allégresse ? Je t’excuse et te plains : le don de notre foi N’est pas toujours le fruit de la tendresse. Que ton bonheur ne dépend-il de moi ! Bien loin de m’y trouver contraire... Ah ! Madame ! Cessez ! Ah ! Cessez...         Lève-toi. Je serai désormais ton amie...         Ô ma mère ! Laissez-moi. C’en est trop ,         Je ne puis plus me taire. Hé bien ! Adieu, Julie ! Adieu, ma chère enfant. Le repos calmera le trouble qui t’agite : C’est à regret que je te quitte : Je ne sais ; j’ai le cour ... Il le faut cependant. Hélas ! Encor un mot, Julie était perdue, Mon secret m’échappait. Profitons de l’instant. Roméo! Roméo! Dans mon âme éperdue, Son nom chéri détruit tout autre sentiment. Un froid mortel, à cette vue, Pénètre déjà dans mon cour, Quoiqu’il doive m’unir au mortel que j’adore, Le breuvage m’inspire une secrète horreur, J’entends du bruit... Ma mère ... Ah ! si c’est elle encore ! C’en est fait. Roméo ! — Dieu ! s’il ne venait pas ! Il ne peut oublier une épouse qu’il aime ; Mais quelque événement peut retenir ses pas. Et si Benvoglio lui-même... Ciel ! Quelle idée affreuse ! Elle me fait frémir... Je la rejette envahi. Il me semble sentir... Eh !... Redoutant mon père en sa fureur extrême, Pour cacher son secret, m’a-t-il donné ?... mais non, Ce breuvage... Ai-je pu consentir à le prendre ? Affliger à ce point une mère si tendre ! Oublier mes parents, mes amis, ma raison ! Déjà du froid mortel je ne puis me défendre ; Je ressens les effets que produit le poison, Et le bruit de ma mort va bientôt se répandre. Dieu ! Si Benvoglio ne pouvait pas rapprendre, Cher Roméo !... J’ai peine à prononcer ce nom... Roméo ! Tous mes sens perdent leur action... Ah ! C’est la mort, ou toi, que je vais donc attendre. Malgré votre déguisement, Ah ! Gervas ! Au Palais vous osez reparaître ? Mais que fait Roméo ?         Hélas ! mon triste Maître , À deux milles d’ici, m’attend dans un couvent. Éloigné de Julie, il ne vit qu’en tremblant, Et ne met point de borne à sa peine mortelle ; Autant qu’il est possible, il s’est rapproché d’elle. Quant à moi, revenez de votre étonnement. Partout contre les feux du midi trop ardent, En des lieux reculés chacun cherche un asile, Et laisse un libre accès à cet appartement, Par les jardins : ainsi, Laure, soyez tranquille. Quoi ! Gervas ! Votre maître est si près de la ville ! Est-ce un bonheur, en ce moment ? Ah ! Tout est bien changé, depuis qu’il est absent ! Il ignore, pour lui, ce que souffre Julie. Au Comte Laudrana, ce soir, on la marie. Ce soir !         Aujourd’hui-même. Elle est au désespoir. Ne pourrai-je un moment la voir ? J’apporte pour elle une lettre , Et moi-même, en ses mains, je voudrais la remettre. Hé bien ! Je vais savoir si l’on peut lui parler. La voilà. Le sommeil a fermé sa paupière. Gardons nous bien de la troubler. Si Roméo savait l’excès de sa misère ; Dans quels affreux combats elle a passé le jour ! Il fallait résister aux fureurs de son père, À la tendresse de sa mère ; Mais il fallait surtout leur cacher son amour. Roméo pressentait cette infortune extrême. Il n’est pas maître de lui-même ; Il se trouble, il s’agite ; il nomme à chaque instant Julie et Laudrana. Tu vas voir ce que j’aime, Heureux, heureux Gervas ! m’a-t-il dit, en partant : Moi, je ne vois d’ici, que les lieux qu’elle habite. Ne la voit qu’à minuit ! Que ce retard m’irrite ! Prends garde à son maintien ; cherche à lire en ses yeux Ce qu’elle m’a caché d’un tyran odieux, Et ce qu’elle a souffert d’une indigne poursuite. Ah ! Qu’ils redoutent tous un amant furieux ! Cours, vole ; et, s’il se peut, reviens encor plus vite. Je vous laisse la lettre, et retourne vers lui : Il saura que j’ai vu sa Julie endormie : Mais ce funeste hymen lui coûterait la vie ; Je ne lui dirai point qu’il se fait aujourd’hui. Mais ses bras sont tombés : une pâleur mortelle... Elle est froide ! Julie ! Ah ! Mon Dieu ! Quel malheur ! Au secours ! Au secours !         Appelez Monseigneur. Pour son amant quelle nouvelle ! Ne marquez pas trop de frayeur, Afin que, s’il se peut, Madame... Au moins pour quelque temps éloignons la douleur, Dont ce coup imprévu va pénétrer son âme. Voilà, père cruel, le fruit de ta rigueur ! Hélas ! Voici sans doute un nouvel artifice Pour éluder...         Et quoi ! Dans les bras de la mort ! Inutile détour, il faut qu’elle obéisse. Julie ! Est-il bien vrai ? Grand Dieu ! Quel est mon sort ! J’espère qu’elle vit encore. Aurais-je le malheur ? — Vole, ma chère Laure ; On pourra la sauver, oui, vole promptement Chercher Benvoglio... Prends garde que ma femme... Il est là bas : qu’il vienne, Ah ! qu’il vienne à l’instant ! Comment le cacher à Madame ? Qu’ai-je fait ! Qu’ai-je fait ! J’en frissonne d’horreur ! Ne suis-je qu’un tyran qui brave la nature ! Ai-je pu soupçonner la vertu la plus pure ? Son ingénuité ? Sa modeste candeur ? C’est un père ! C’est moi, dont la fureur extrême A porté la mort dans son cour. Je l’insultais dans sa douleur. Ô Ciel ! Si Julie elle-même... Mais elle vit encor, et cet espoir flatteur... Mon cher Benvoglio ! Sauvez, sauvez ma fille ! Rendez-moi, s’il se peut, l’espoir de ma famille. Pourquoi ne m’avez-vous pas dit ? A-t-on pu vous le faire entendre ? Seigneur, je vous l’avais prédit. Hé bien !         Aucun secours ne peut plus vous la rendre. Ah ! Si de son état j’eusse été mieux instruit ! On vous a reproché votre rigueur extrême. Oui, je suis un barbare, 8c vous avez raison. De cet événement n’accusez que vous-même. Ô Julie ! Elle est morte en maudissant mon nom. Elle a prévu fa mort. Hélas ! peut-être même Se l’est-elle donnée ! Ah ! Si par le poison ! Quels remords pour un père !         Ah ! Monseigneur ! Madame... Elle s’est aperçue...         Ô Dieu ! Voici ma femme. Pourrai-je résister à ses gémissements ? Elle a remarqué votre absence, Notre douleur, notre silence : On ne saurait, Seigneur, lui cacher plus longtemps... Que je redoute sa présence ! Vas, Laure, s’il se peut, qu’on l’éloigne d’ici ! Qu’on éloigne le Comte aussi : Je pourrais... je ne veux le revoir de ma vie. Pourquoi m’éloigne-t-on ? Redoutez mon courroux. Au nom de Dieu, Madame ....         Ôtez vous ; ôtez vous. Mais que vois-je ! Grand Dieu ! ma fille m’est ravie ! Qu’avez-vous fait, barbare époux ? Ma fille ! ma Julie ! En vain ma voix l’appelle ! C’est la voix de ra mère. — Elle ne m’entend plus ;, Elle est morte ! Mes soins deviennent superflus. Frappe ! Voilà mon sein ; que j’expire avec elle. Épargnez votre époux...         Qui ! Toi mon époux ! Toi ! Tu n’es que le bourreau, l’assassin de Julie. Ose être aussi le mien. Tu n’es plus rien pour moi : Viens te rassasier, en m’arrachant la vie. Ma fille ! Je me meurs.         Légitime courroux , Que j’ai trop mérité.         Pendant cette faiblesse, Dans son appartement portez votre maîtresse. Ma Julie ! Où m’entraînez-vous ? Je veux, j’ordonne qu’on me laisse. Ils ne m’écoutent pas ! Ô cours trop inhumains ! Mon cher Benvoglio !         Seigneur que je vous plains ! Quel trésor j’ai perdu ! Vous connaissiez Julie. Je pleure sa beauté bien moins que ses vertus : Ma vie et ma maison en était embellie. Sans écouter, Seigneur, des regrets superflus, Il faut vous éloigner d’un spectacle funeste, Et chercher un repos dont vous avez besoin. Il n’en est plus pour moi.         Confiez-moi le foin, En ce triste moment, de faire ce qui reste. Je vous laisse le maître, et je sors du Palais. C’en est donc fait ! Adieu, Julie, adieu. Ta mère Oserait t’embrasser dans sa douleur amère ; Moi, je n’en suis pas digne : Adieu donc pour jamais. Enfin, tout réussit, au gré de mes souhaits. Je n’ai nul repentir d’affliger un tel père. Voilà donc tes effets, ô rage sanguinaire ! Fortuné Montaigu, quel triomphe pour toi ! Ta haine a le dessus ; tu l’emportes fur moi : Ton fils nous a ravi l’espoir de ma famille En Thébaldo ; peut-être, il m’ôte encor ma fille. Après ce coup affreux, j’espère que longtemps Tu ne jouiras pas de mes gémissements ; La douleur va bientôt consommer ta vengeance. « Tu me caches quelque chose, ma chère Julie ! Quelques mots échappés devant Gervas, me causent les plus cruelles inquiétudes. Je me suis encore rapproché de Vérone, afin que tu puisse m’informer plus facilement de ce qui arrivera. Je me rendrai aux tombeaux à minuit, comme tu me le fais dire, et j’espère que tu ne refuseras plus de fuir nos persécuteurs, et de suivre enfin ton fidèle, ROMÉO. » Suivre mon ennemi ! Honte des Capellets ! Fille ingrate ! Autrefois ma plus chère espérance, As-tu pu concevoir ces coupables projets ? Ah ! Qu’il vienne aux tombeaux, dans cette confiance ! Sur ce fatal événement, Je veux qu’on garde le silence. Ô Dieu ! Pourquoi ce changement ? Quelle raison, Seigneur ....         Quoi qu’il en soit, j’ordonne Le secret, et je veux qu’on l’ignore à Vérone : Enfin, un tel silence importe à mon dessein. Je saurai profiter de cette découverte ; Que des tombeaux, la nuit, la porte soit ouverte. Bientôt, de son amante il aura le destin. J’écoutais la nature, et j’oubliais la haine ! J’allais donc lâchement succomber à ma peine ! Non, non :         Je t’ai donné mes ordres, ce matin : Tu sais le projet de ton maître. Qu’une garde nombreuse environne ces lieux ; Et si quelqu’un ose y paraître, Qu’on arrête l’audacieux. À la saveur de ce silence, On pourra le saisir, et remplir ma vengeance. Tremble, jeune présomptueux ! Le sort a rejeté ton espoir et tes vœux. Je ne me connais plus dans ma fureur extrême. Téméraire ! Envers moi tant de fois criminel ! Ah ! Ton père saura combien il est cruel De perdre sans retour un enfant que l’on aime ! Et ta mort lui fera partager mes regrets. Mais toi ! Tu connaissais un amour qui m’offense : Oui, de mon ennemi tu savais les projets. Tout est perdu ! du fort voilà les derniers traits ! Tu pourrais l’avertir, et braver ma défense : Qu’on l’arrête, et qu’il soit gardé dans le Palais : C’est une sûreté qu’exige ma prudence. Mon stratagème, hélas ! Loin de finir leurs maux? Peut-être produira quelques malheurs nouveaux ! Roméo ne sait rien de ce que j’osai faire, Et je tremble pour lui, s’il se rend aux tombeaux. Je revois ces tombeaux, ces lieux où ma Julie, En présence du Commandeur, A daigné me donner et sa main et son cour ; Et j’y verrai bientôt cette épouse chérie : Bientôt ! Ah ! Ce n’est qu’à minuit Cette heure fortunée ! À peine la nuit sombre Dérobe à mes regards les objets dans son ombre : L’impatience me conduit. Je serai plus près d’elle, en ce triste réduit Et j’y puis, sans danger, attendre qu’elle arrive ! L’œil même de la haine ira-t-il découvrir Que l’amour pour asile ait osé le choisir ? Que la marche du temps pour mon cour est tardive ! Que ce jour m’a duré ! Chacun de ses instants Fait sentir à la fois à mon âme craintive L’amertume et l’horreur de mille affreux tourments. Il me semble toujours que je la vois mourante, Victime des rigueurs de ses cruels parents ; Mais j’espère qu’enfin mon âme impatiente Pourra voir de leurs mains échapper mon amante : Cet espoir consolant embellit à mes yeux, Éclaire de la mort le séjour ténébreux. Aïeux des Capellets, pardonnez mon audace ; Je ne viens point braver vos mânes au cercueil, Et j’oublie à jamais les fruits de votre orgueil. Une tige de votre race Pourrait de nos maisons faire cesser les pleurs, Et réparer enfin un siècle de malheurs : On rejette la paix que notre cour implore. Vous ne l’ignorez pas, fiers ennemis des miens ! Vous fûtes les témoins des plus sacrés liens Et d’un amour qui vous honore. La mort même, la mort ne peut nous désunir. Quand cet hymen secret m’unit à ma Julie, Tour semblait annoncer un heureux avenir. Les soins du Commandeur allaient nous réunir, Et remettre entre nous une douce harmonie. Alors, Thébaldo ! Ta fureur N’avait pas élevé la querelle sanglante , Dont la suite funeste a détruit cette attente, En renversant notre bonheur. Au lieu de traverser une union si chère, Que l’amour de la paix n’était-il dans ton cour ! Quel plaisir j’aurais eu de te nommer mon frère ! Hélas ! Ta violence a causé ton malheur. Je t’ai sauvé deux fois de ra propre furie, Deux fois je t’ai rendu ton épée et la vie : Tu ne l’as pas voulu !         Quel tableau de néant Présente à mon esprit cet asile effrayant ! Enfant, homme formé, celui que l’âge glace ; Amitié, haine, amour ; le faible, le puissant ; Tout dans la tombe, hélas ! se confond et s’efface ; Et c’est l’ouvrage d’un moment. Tel est l’ordre de la nature. D’Octave Capellet voici la sépulture : Ô toi ! Qui le premier, pour un vain point d’honneur, Osas contre les miens signaler ta vengeance, De combien de forfaits tu t’es rendu l’auteur ! Et de quoi t’ont servi ton orgueil, ta hauteur, Pendant quelques jours d’existence ? Quand tu vécus, la haine empoisonna ton cour : Ta vie, au sein du deuil, passa comme un nuage ; Et victime bientôt de ta propre fureur, La mort et le néant devinrent ton partage. Pardonne, Dieu puissant ! Pardonne aux Capellets, Ainsi qu’aux Montaigus, leurs horribles excès. Sur cette tombe encor rien ne me fait connaître Qui le trépas y livre à la destruction. Hélas ! C’est Thébaldo peut-être ! D’où me vient cette émotion ? Elle annonce à mon cour l’approche de Julie, Et je touche au moment le plus beau de ma vie. Elle suivra mes pas loin de ces tristes lieux ; Éloigné d’un rival et d’un père odieux, Sans craintes et sans jalousie, Je vivrai désormais amant, époux heureux : À l’abri de leur haine, et méprisant leur rage, L’amour et le repos seront notre partage ; Une volupté pure, en comblant tous nos voux, Embellira toujours l’hymen qui nous engage. Je n’entends rien encor. —         C’est ici le tombeau D’un enfant que la mort ravit dans le berceau. À peine il commençait le printemps de son âge, Qu’il est rentré dans le repos. Nos plaisirs passagers, nos besoins et nos maux, Nos craintes, nos désirs qu’ici bas tout irrite, Lui furent inconnus.         Mes regards, malgré moi, Recherchent ce tombeau. Le trouble qui m’agite Augmente à son approche, et me saisit d’effroi. Quel noir pressentiment tient mon âme alarmée ! Julie ! Hâte l’instant de voler dans mes bras ! Pourquoi vers ce tombeau porté-je encor mes pas ? Tient-il de Thébaldo la dépouille enfermée ? La porte n’en est point fermée , Et je puis satisfaire un désir curieux. Pardonne Thébaldo ! Cette main désarmée, Ne veut point insulter à tes restes poudreux. Que vois-je ? Quel objet ? Ô Dieu ! grand Dieu, c’est elle ! Julie ! Ô malheureux ! —Julie ! éveille-toi : C’est Roméo, ton amant, ton époux qui t’appelle. Julie ! Ouvre les yeux, regarde, et réponds moi. Elle n’est plus ! Ô ciel ! Sa dépouille mortelle Ne fait plus tressaillir aux accents de ma voix. J’entendis, ce matin, pour la dernière fois, Les accents de la sienne ! — Ô fortune cruelle ! Ce jour, qui la voit prête à suivre son époux, Qui promet à nos voux un avenir si doux, L’engloutit pour jamais dans la nuit éternelle ! C’est son père sans doute... Ah ! Oui, c’est par ses coups. Hélas ! De ses fureurs innocente victime, Julie aura voulu me conserver sa foi ; Il n’a point eu d’horreur de commettre un tel crime ! Il aura découvert... Elle est morte pour moi. Hé Dieu ! Que n’ai-je pu te forcer à me suivre ! Tous mes pressentiments, mes craintes, mon effroi, Mon amour, mon devoir, tout m’en faisait la loi ! De ce regret affreux que la mort me délivre, Et dans l’éternité me réunisse à toi. Insolent Thébaldo ! Sa perte est ton ouvrage ! Ose quitter la tombe et reprendre ta rage ; Que je t’immole encore à mon juste courroux. Le voilà ! Je le vois à travers la poussière, Qui d’un air menaçant lève sa tête altière. L’implacable ennemi défie encor mes coups. Mais tu penses en vain jouir de ma misère , Et tu vas me payer ce regard insultant : Pour la seconde fois, rentre dans le néant... Quel transport impuissant égare ma pensée ! Comment un vain fantôme a-t-il pu m’occuper, Et faire illusion à mon âme oppressée ? Ah ! C’est-là que je dois frapper. Toi, que ce cour a tant chérie, Ô malheureux objet des plus tristes amours ! Toi, qui seule pouvais me faire aimer la vie, Hélas ! Il est donc vrai qu’au printemps de tes jours, La mort en a tranché le cours ; Que pour jamais je t’ai perdue ? Dans l’horreur du néant serais-tu confondue ? Un bonheur éternel a dû suivre ta mort : Ton âme, en ce moment, qui s’échappe à ma vue, Errante autour de moi, me voit et plaint mon fort, Elle cherche sans doute à s’unir à la mienne. Ma Julie ! À l’instant, mon âme fuit la tienne. Ce fer va resserrer nos nouds, Et c’est lui déformais qui peut me rendre heureux : C’est par lui que je vais finir mon existence, En contemplant encor ces restes précieux. Grand Dieu ! Jette sur nous un regard de clémence ; Et que notre bonheur commence Dans une éternelle union !... Me trompé-je, grand Dieu ! Sa main, ma main glacée Semble se ranimer dans la mienne pressée. Ah ! Ce n’est qu’une illusion ! Et pourquoi m’arrêter dans une vaine attente ? Le temps est arrivé de suivre mon amante ! Je n’ai pu l’arracher aux mains de Capellet, Il faut, par mon trépas, expier ce forfait. Roméo ! Roméo !         Ce n’est point un mensonge : Je l’entends qui m’appelle. Ah ! Julie ! Un instant... Elle sort de sa tombe !         Où suis-je ? Un affreux songe... N’ai-je pas entendu la voix de mon amant ? Ses accents se mêlaient à la voix de mon père ; Ils ont glacé mon cour, ils étaient furieux. Cependant je suis seule en ces funestes lieux. Ô fantôme sacré d’une amante si chère ! Roméo ! Quel bonheur ! Est-ce toi, cher époux ? Julie ! Est-il bien vrai !         Je vois couler tes larmes ! Après tant de tourments, que cet instant est doux ! Le bonheur de te voir, ce bonheur plein de charmes Rassure un peu mon cour au sein de tant d’alarmes, Ô mon cher Roméo ! Quel terrible sommeil ! Mais mon amant enfin se trouve à mon réveil. Benvoglio ne paraît pas encore ? N’est-il donc pas minuit ?         Je te vois : le trépas A respecté les jours de celle que j’adore : Je n’en saurais douter, je te tiens dans mes bras, Ah ! Julie ! Ah ! Julie !         Hé bien ! Quittons Vérone, De trop près, dans ses murs, le danger t’environne. Fuyons, je te suivrai partout où tu voudras. Cher Roméo ! Jamais, non jamais...         Ah ! Julie ! Peux-tu douter encor que je ne sois en vie, Et n’as-tu pas appris ?...         Ah ! Fuis un malheureux. Dieu, Dieu ! Fût-il jamais des tourments plus affreux Mêlés à tant de joie ? Ô déplorable amie ! Fuis, fuis ? Te dis-je... Il faut que je reste en ces lieux. Cruel ! Cruel époux !         Épargne les reproches À ce cour déchiré.         Roméo ! Qu’as-tu fait ? Tu vis ; il me suffit : je mourrai satisfait. De mon dernier instant je ressens les approches ... Je te croyais sans vie...         Ô trop funeste erreur ! Cruel Benvoglio ! Voilà donc le bonheur Que tu nous promettais d’un fatal stratagème ! Roméo !         Garde-toi d’imiter ma fureur. Ma Julie ! Il te reste une mère qui t’aime : Épargne à ses vieux ans, épargne le malheur Qui va causer, hélas ! Le trépas à mon père : Tu dois vivre pour elle, et fermer ma paupière ; C’en est fait, ma Julie...         Au séjour du trépas Ton épouse, aujourd’hui va marcher sur tes pas. Ah ! Son horreur déjà plus qu’à toi m’est connue ! Roméo ! C’est ici l’asile de la paix, De la paix, qui, sans toi, ne peut m’être rendue... Ce dessein, chère épouse, ajoute à mes regrets. Pardonne, Dieu puissant ! L’amour fit notre crime ; Et l’amour, des mortels charmant consolateur, N’est-ce pas ta main qui l’imprime Dans tous leurs sens et dans leur cour ? S’il t’offense pourtant, que mon trépas l’expie, Épuise sur moi seul les traits de ton courroux, Et daigne conserver les jours de ma Julie. Dieu ! Rejette les voux de son âme affaiblie ! J’étais venue ici pour suivre mon époux, Je veux le suivre dans la tombe. Le voile de la mort vient obscurcir mes yeux ; Ils ne distinguent plus ces attraits précieux. Je ne me soutiens plus ; je sens que je succombe. Approche, ma Julie, et reçois mes adieux. Non, non.         Elle est vivante ! Ô père furieux ! C’est ma famille, ô ciel ! Que la haine rassemble, Pour insulter sans doute à tes derniers moments : Si nous n’avons pu vivre, au moins mourons ensemble, Et reçois ton épouse en tes bras défaillants. Venez, venez, Madame ; oui, votre indigne fille Trahissait sans pudeur l’honneur de sa famille. Vous allez voir l’objet de ses gémissements, Qui venait la chercher parmi ces monuments : Il ne peut m’échapper.         Je revois ma Julie ! Ma fille ne m’est point ravie ! Ah ! Viens m’en assurer dans mille embrassements. Hélas ! N’espérez-pas prolonger mes tourments : Tout est fini pour moi. Pardonnez, ô ma mère ! Qu’as-tu fait, malheureuse ?         Et vous, terrible père ! Et vous ! De vos fureurs contemplez tous les fruits. Attends-moi, Roméo ! Cher époux ! Je te suis. Voilà ce qu’ont produit ma haine et ma colère ! Ah ! Puisse un tel exemple effrayer à jamais Les parents trop cruels, ennemis de la paix.