MONSEIGNEUR, Plus d’une raison indispensable m’oblige à vous dédier cet Ouvrage : il est né dans une Province où les Muses font gloire d’être de votre Gouvernement, aussi bien que ses Peuples ; & d’ailleurs, MONSEIGNEUR, vous l’avez trop honoré de votre protection à la Cour, pour paroître sous un autre Nom que le vôtre. Je ne prétens point icy faire votre Eloge ; le plus Grand Monarque du Monde l’a fait luy-mesme, en vous confiant la conduite d’un jeune Prince, qui est déja l’admiration de toute l’Europe ; & il justifie assez par les augustes qualitez qui brillent en sa Personne, le choix que sa Majesté a fait de la vostre pour les cultiver. En effet, MONSEIGNEUR, quelle gloire pour vous de partager avec un si grand Monarque, le soin de l’éducation de ce jeune Heros ? Cette sagesse, cette valeur, & cette prudence consommée qui ont paru dans toutes vos Actions à la gloire de la France, lui servent de regles pour sa conduite, lors que les Actions héroïques de l’Invincible LOUIS lui servent d’exemples pour l’animer. Enfin, MONSEIGNEUR, il apprend de Vous dans le Cabinet à gouverner les Peuples, lors qu’il apprend encore de son Auguste Pere, l’art de les vaincre & de se rendre, comme luy, par son propre merite, autant au-dessus des autres Roys, qu’il est par sa naissance au dessus du reste des Hommes. C’est le seul & le plus parfait modelle que vous luy proposez, MONSEIGNEUR ; & sans luy mettre devant les yeux les Alexandres, ny les Cesars, Je n’ay pû m’empescher, MONSEIGNEUR, de repeter icy ces Vers, que j’eus l’honneur de vous presenter il y a quelques années ; Vous les reçeûtes si favorablement, que j’espere un pareil traitement pour Pirame & Thisbé. C’est un coup d’essay pour le Theatre, que vous avez eu la bonté d’approuver ; Ne luy refusez pas la mesme protection sur le papier. C’est donc, MONSEIGNEUR, la continuation de cette mesme bonté que vous demande avec empressement celuy qui est, & qui sera toute sa vie avec son profond respect, MONSEIGNEUR, Vostre tres-humble & tres- Obeïssant Serviteur, PRADON. Apres que le Public est venu en foule à cette Piece, & l’a honnorée assez long-temps de son assiduité, je ne devrois point répondre aux scrupules de quelques Particuliers ; c’est plutost un remerciment qu’une justification que je luy dois aujourd’huy. Cependant sans me prévaloir d’une réüssite qui a bien passé mes esperances ; je diray d’abord ingenuëment, que je ne prétens pas que ce coup d’essay pour le Theatre soit un chef-d’œuvre ; il y a sans doute bien des choses qui pourroient estre mieux tournées ; mais quoy qu’il en soit, elle a eü le bonheur de plaire, & c’est la premiere Regle du Theatre, & celle à qui l’on doit plutost s’attacher, qu’à toutes les Regles de la Poëtique d’Aristote. Je ne me repens donc point d’avoir traité un Sujet où Théophile avait réüssy ; On voit bien que je ne luy ay rien emprunté, que les Noms de Pirame & Thisbé, que le Galant Ovide nous a donnez à tous deux. J'y ay fait un Episode d’Amestris & de Belus, qui quoy que fondez dans l’Histoire, sont des caracteres de mon invention, aussi bien que celuy d’Arsace. Quelques-uns ont voulu dire que cet Episode l’emportoit sur le Sujet principal ; mais si l’on veut prendre la peine d’examiner leurs interests, on verra qu’ils sont si bien meslez avec ceux de Pirame & Thisbé, que toutes les démarches de ces trois Personnes ne tendent qu’à rompre l’intelligence qui est entre ces deux Amans, pour l’interest particulier de leur amour, & qu’enfin Pirame & Thisbé sont le terme & le point fondamental où aboutissent toutes les lignes de ma Pièce, comme à leur centre. Si Belus conserve ses droits contre la violence d’Amestris, & si Amestris par sa politique & par son adresse le veut détourner du Gouvernement de l’Estat, Pirame est l’objet qu’elle regarde, & Thisbé celuy de Belus, & c’est par leurs différents qu’ils causent les cruels embarras de ces Amans malheureux, qui attachent & qui intéressent toûjours le Spectateur jusqu’à la fin de la catastrophe ; la Critique mesme la plus severe y a trouvé assez de conduite pour le Theatre, & les Ames tendres y peuvent voir des sentimens de leur caractere. On a encore trouvé à redire qu’Arsace fit le recit luy-mesme de la mort de son Fils, & de celle de Thisbé ; quelques-uns ont dit que ce recit estoit trop pathetique dans la bouche d’un Pere, & que les grandes douleurs estoient muettes. Je pourrois répondre que j’en ay des exemples & chez les Anciens & chez les Modernes ; Mais enfin quand mesme ce seroit une faute de jugement dans mon Ouvrage, je puis dire que je l’ay faite avec jugement & reflexion, & ce recit a tiré tant de larmes & a fait un si grand effet, que s’il échape à ma Plume une seconde Piece de Theatre, je souhaite de tout mon cœur, qu’elle soit remplie de fautes de cette nature. Fautes d’Impression. Page 18. sembla le fendre, lisez sembla se fendre. Page 21. Ce Palais où j’estois noury dans les allarmes, lisez loin des allarmes. Page 50. perplexitez, lisez extremitez. Page 69. mes pleurs vous font assez connoistre mon ennuy, lisez enuie. Il y a plusieurs autres fautes dans la ponctuation, où le Lecteur supléera, s’il luy plaist. Je veux te faire part de ma peine secrete. Licas, mon Fils m’allarme, & Thisbé m’inquiete ; Tu la vois depuis peu revenuë à la Cour, J'en frémis, & crains tout d’un si fatal retour. Il semble que Belus a parlé pour Pirame, Que la Reine elle-mesme autorise leur flâme : Je ne sçay plus qu’en croire, & je vais succomber Sous ce funeste coup qui s’apreste à tomber. Quoy, Licas, malgré moy pouray-je voir la Fille D'un Ennemy mortel entrer dans ma Famille ? Pouray-je voir mon Fils braver impunément Le respect qu’il devoit à mon ressentiment ? Non, par trop de raisons sa tendresse me gesne. D'où peut venir, Seigneur, cette implacable haine ? L'on vous vit triompher du Pere de Thisbé : Oüy, sous vostre faveur Narbal a succombé ; Vous estiez Ennemis & Rivaux pour la gloire, Mais vostre heureux génie emporta la victoire ; Il demeura bientôt le Maître & l’on vit bien L'ascendant que par tout il avoit sur le sien. Apres la mort du Roy, vous seul pres de la Reine Eûtes une puissance entiere & souveraine : Ce fust par vos conseils que l’on vit Amestris Usurper la Couronne & les droits de son Fils, L'élever mollement, & nourir loin du Trône. Alors elle chassa Narbal de Babylone ; Il est mort en exil ; Cependant aujourd’huy Vostre haine n’est pas éteinte avecque luy ? Bien qu’il soit mort, Licas, ma haine est immortelle ; Thisbé revient enfin, & Narbal vit en elle. Mais encor contre vous que peut-elle, Seigneur ? Pénetres mieux, Licas, le secret de mon cœur ; L'intérest de mon Fils rallume cette haine ; Je voudrois qu’il portât ses vœux jusqu’à la Reine. Ce discours te surprend : Mais écoute, j’ay veu Du panchant de la Reine un éclat impréveu : Oüy, son superbe cœur entraisné vers Pirame, D'un reste de fierté combat encor sa flâme : Mais quand Thisbé parût, certaine émotion Par un dédain jaloux trahît sa passion. A l’abord de mon Fils, je vis sur son visage Ce trouble, de l’amour l’infaillible présage, Des regards échapez, & des soûpirs perdus, Qu'un autre que Pirame auroit bien entendus. Sur un si grand espoir mon ame possedée De cette trop charmante & trop pompeuse idée, A déja devoré le Sceptre pour mon Fils. Tu connois, cher Licas, la grandeur d’Amestris, Veuve du grand Belus, Reine de Babylone ; Elle a bien soûtenu la majesté du Trône ; On adore son nom chez cent Peuples divers, Et sa main peut donner un Maître à l’Univers. Ce qui semble d’ailleurs flater mon espérance, La Reine avec son Fils a peu d’intelligence, Elle craint que Belus ne conspire en secret, Le voit aimé du Peuple, & le voit à regret : De cette conjoncture il faut prendre avantage, De l’éclat de son Fils luy donner de l’ombrage, Du Peuple & de Belus rendre son cœur jaloux, Et sonder son esprit sur le choix d’un Epoux, Luy parler de Thisbé, luy parler de Pirame, Feindre de consentir devant elle à leur flâme, Examiner son air, sa réponse, & ses yeux. Pirame a beau presser. Mon cœur ambitieux Tâchant de m’assurer des desseins de la Reine, Sçaura mettre les miens à l’ombre de ma haine ; S'il parle pour Thisbé, j’opose à ses raisons L'inimitié qui regne entre nos deux Maisons. Mais il paroît ce Fils à mes vœux si contraire. Seigneur, je connois bien que je vais vous déplaire, Qu'au seul nom de Thisbé…Déja remply d’éfroy, Vostre couroux est prest d’éclater contre moy ; Pour elle au nom des Dieux désarmez vostre haine, Il est temps de finir ou ma vie, ou ma peine ; Et si la Reine mesme autorise mon feu, Si Belus avecque elle y donne son aveu, Soufrez…         Pourquoy viens-tu m’importuner sans cesse Pour l’aveugle intérest d’une injuste tendresse ? Oubliant ton devoir, tu n’écoutes plus rien, Au sang d’un Ennemy tu veux joindre le mien ? S'il fust vostre Ennemy, sa faveur fist son crime, Et vous sçavez, Seigneur, qu’il fust vostre victime. J'ay tâché d’étoufer mon amour pour Thisbé, Mais malgré mes efforts mon cœur a succombé ; Je ne puis resister au panchant qui m’entraisne, Seigneur, j’ay plus d’amour que vous n’avez de haine. Souvien-toy que Narbal m’a toûjours outragé, Et malgré mon amour vous ay-je pas vangé ? Vous le sçavez, Seigneur, il sentit ma vangeance, Et son sang répandu sçeût laver vostre offense ; Narbal privé d’honneurs, depuis fust exilé, Ce Prince malheureux fust par vous accablé ; Sa Maison desolée à tous vos coups en bute, En tombant avec luy, l’écrasa sous sa chûte. Dieux ! n’est-ce pas assez ? n’estes-vous pas content ? Est-ce un reste de sang que vostre haine attend ? (Ce reste précieux d’une illustre Famille.) Le Pere est-il chez vous le crime de la Fille ? Cent fois vous m’avez veu pour elle à vos genoux ; Mais helas ! je n’ay fait qu’aigrir vostre couroux. Eh du moins pour un Fils flechissez…         Ah Pirame ! Si j’osois découvrir tout le fonds de mon ame, La tienne prévenuë adore son erreur : Mais si tu connoissois jusqu’où va ton bonheur, Si tu sçavois…     Seigneur, la Reine entre.         Ah Madame ! Vous venez au secours du malheureux Pirame, Et mon heureux destin vous a conduite icy Pour m’aider à flechir un cœur trop endurcy. Prononcez en faveur d’une juste tendresse… Vous verrez à quel point pour vous je m’intéresse, Prince, & vostre destin vous fera des jaloux, Si je puis faire icy quelque chose pour vous : Mais, Arsace, en secret j’ay deux mots à vous dire, Je parleray pour vous, Prince, qu’on se retire. Dans le comble où je suis de gloire et de grandeur, Plus d’un ennuy pressant me devore le cœur. Bien que depuis longtemps ma gloire sans seconde Me rende la Maîtresse ou l’Arbitre du Monde, Que tant de Nations flechissent sous mes Loix, Le Sceptre a ses chagrins, & j’en sens tout le poids. Il faut le soûtenir. Une Reine qu’on brave, De son autorité se doit rendre l’Esclave, Et pour se maintenir dans cet illustre rang, Abaisser (s’il le faut) jusqu’à son propre sang. Je suis jalouse, Arsace, & jalouse du Trône ; Mon Fils semble à mes yeux regner dans Babylone, Le Peuple le chérit, l’idolâtre, & je voy Que lors qu’on me neglige, on le regarde en Roy. Sur ce Fils (il est vray) j’usurpé la Couronne, Mais ma vertu me doit ce que le sang luy donne, Sa teste estoit trop foible, & je crûs qu’un Enfant Ne pouvoit soûtenir un fardeau si pesant ; J'eus, pour l’en soulager, une assez noble audace ; Le Roy mort, je voulus seule remplir sa place, A grand pas j’ay suivy ceux de Sémiramis, Et je regne comme elle aux despens de mon Fils ; J'ay comme elle étendu l’Empire d’Assyrie, J'ay subjugué le Pont, la Thrace, & l’Armenie, Et jusqu’au fonds de l’Inde allant porter des fers, J'en ay vaincu les Rois au bout de l’Univers. Ayant donc entassé victoire sur victoire, Je me suis mise, Arsace, à l’abry de ma gloire ; Et l’éclat de mon nom me répondant de moy, J'affermis une Reine en la place d’un Roy. Babylone (il est vray) dans ses Places publiques Eleva ma Statuë, & des Arcs magnifiques, Pour marquer que mon cœur ennemy du repos, Dans un Sexe si foible eût l’ame d’un Héros. Depuis j’ay reconnu son ardeur & son zele, J'ay rendu sa memoire et la mienne immortelle, J'ay relevé ses murs, ses superbes jardins, J'ay de Sémiramis achevé les desseins ; Enfin, par mes travaux en miracles féconde, Babylone se voit la Merveille du Monde. Voilà ce que j’ay fait. Et l’Ingrate aujourd’huy Contre moy de mon Fils se veut faire un apuy ; Sa Cour est à present plus que grosse que la mienne ; S'il caballe, je crains qu’elle ne le soûtienne, Je veux y donner ordre, & prendre vos avis Sur ce qui me regarde, & le Peuple, & mon Fils. Madame, le grand cœur de Belus m’intimide, Le Peuple l’aime, & prend son caprice pour guide, La nouveauté luy plaît. Le Prince vostre Fils S'étudie à gagner les cœurs & les esprits. Sémiramis, Madame, est l’auguste modelle Que vous avez suivy, vous avez fait plus qu’elle ; Mais enfin nous voyons le genéreux Belus S'écarter du chemin du trop foible Ninus : Comme luy nous l’avions noury dans la molesse, Sans qu’il en ait jamais contracté la foiblesse ; Il trompe nostre attente, il est ambitieux, Et déja sur ses droits il ouvre trop les yeux. Sur ses droits ! En a-t-il pour prétendre à ma gloire ? S'il a les droits du sang, j’ay ceux de la victoire. Et quel titre auroit-il sur ces vastes païs, Qu'à mes propres périls j’ay moy-mesme conquis ? Je veux me conserver la Puissance supréme ; Et pour vivre & mourir avec le Diadéme, Arsace, je pourois en disposer un jour, Et le partager mesme au gré de mon amour. Vous le pouvez, Madame, & tout vous y convie ; Par là vous confondrez l’insolence & l’envie ; Et sans tant balancer, choisissez un Epoux Qui vous preste son nom, & tienne tout de vous. Il faudra que Belus obéïsse à ce Maître ; Un Roy de vostre choix l’empeschera de l’estre : Cependant vous serez Maîtresse de ce Roy, Qui tenant tout de vous, en recevra la loy. Nommez-en un, Madame, & le placez au Trône ; Vous avez une Armée aupres de Babylone, Je doy la commander, vous l’avez résolu ; Montrez dans Babylone un pouvoir absolu : Vous deviez sur l’Egipte étendre vos conquestes, Mais bornez les, Madame, à conserver deux Testes, La vostre la premiere, & celle de l’Epoux Que vous aurez choisy pour regner avec vous. C'est à quoy je pensois, & cet avis fidelle Touchant mes intérests me marque vostre zele ; Mais pour le reconnoître, & vous ouvrir mon cœur, Parlez, qui croiriez-vous digne de cet honneur ? Car si je fais un choix, de vous il peut dépendre, Et c’est de vostre main…         Non, vous devez attendre Ce choix de vostre cœur, & non pas de ma main. Ne consultez que luy sur un si grand dessein. Je ne veux prendre avis que de vous.         Non, Madame. Je pouray donc tantôt prendre avis de Pirame. On croit qu’avec Thisbé vous le voulez unir, Et qu’exprés à la Cour vous l’avez fait venir. Si vous le commandiez pour vous marquer mon zele… Qui, moy, le commander ? Quoy, Pirame avecque elle ? Et vous consentiriez à haster leur bonheur ? Non, je n’exige rien qui gesne vostre cœur. A Thisbé voulez-vous unir sa destinée ? N'avez-vous plus d’horreur de voir leur hyménée ? La Fille de Narbal charme-t-elle vos yeux ? Le sang d’un Ennemy m’est toûjours odieux ; Mais par respect, Madame, & par obéïssance, Je vous aurois sans doute immolé ma vangeance. Je n’apuiray jamais, Arsace, un tel amour : Si j’'ay fait revenir la Princesse à la Cour, J'avois quelques raisons, mais j’ay gousté les vostres, Pour vostre Fils encor je puis en avoir d’autres : Mais pour luy faire voir quel est mon sentiment, Je veux luy reprocher son lâche attachement, Et vous verrez…Enfin envoyez-moi Pirame, Je parleray pour vous.         Tant de bontez, Madame… Ayant veu vostre Fils, nous pourons entre nous Consulter à loisir sur le choix d’un Epoux. Je pars & j’obéïs.         Barsine, peux-tu croire Que ce pompeux discours de grandeur & de gloire, Ce dehors fastueux, cet orgueil, cet éclat, Coloroient mon amour de maximes d’Estat ? S'il faut qu’à cœur ouvert avec toy je m’explique, C'est un amour caché qui parle en politique ; Je le sens, je l’avouë, & je doute en ce jour Si mon ambition égale mon amour. Vois donc et reconnois mon ame tout entiere ; Cette Amestris toûjours si superbe & si fiere, Au seul nom de Pirame a changé de couleur, Et poussé des soûpirs qu’il arrache à mon cœur. Fiere Amestris, helas ! malgré ta grandeur d’ame, Oüy, ton cœur de Héros est le cœur d’une Femme ; Ce cœur qui s’est rendu maître de l’Univers, Dans Babylone esclave y languit dans les fers. Ah ! j’en rougis, Barsine, & j’ose icy te dire Que toute ma fierté frémit quand il soûpire : Cependant quand je voy son aimable vainqueur, Cette fierté devient une douce langueur. Madame, vous aimez, & ce n’est pas un crime, C'est une passion & tendre & legitime, Pirame est Prince, il peut devenir vostre Epoux : Cependant si j’osois m’expliquer avec vous, Connoissant pour Thisbé son ame prévenuë, Vous l’avez fait venir…         Et c’est ce qui me tuë. Barsine, dans ma Cour je l’ay fait revenir, Pour rassurer mon cœur tout prest à se trahir. J'ay fait ce que j’ay pû pour éteindre ma flâme, J'ay fait venir Thisbé pour l’unir à Pirame ; Mais, Dieux, en la voyant, je sçeus trop pressentir Que j’en aurois bientôt un jaloux repentir. Oüy, quoy que ma fierté combatit ma tendresse. Au retour de Thisbé je connus ma foiblesse, Je devins inquiete & triste à son retour, Je la vis à regret le charme de ma Cour, Et connoissant alors la force de ma flâme, Thisbé me fist sentir que j’adorois Pirame. Il vient, que luy diray-je ?         Ah Madame ! auriez-vous Pour Thisbé de mon Pere apaisé le couroux ? Il m’est venu trouver, & d’un œil moins severe, D'un visage content, & me parlant en Pere, Allez trouver la Reine, elle a parlé pour vous, M'a-t-il dit : Je viens donc embrasser vos genoux, Madame, & vous marquer mon respect & mon zele. Oüy, j’ay parlé pour vous aussi bien que pour elle ; Mais, Prince, il m’a donné de si fortes raisons, Il a tourné mon ame, & de tant de façons, D'un discours si pressant, que je ne puis comprendre De quel front contre luy vous pouvez vous defendre. Dieux ! qu’entens-je, Madame ?         Il m’a fait souvenir Qu'il ne pouroit jamais à Thisbé vous unir, Dont le sang odieux a répandu le vostre, Et qu’une forte haine éloigna l’un de l’autre. Il m’a fait souvenir de ce combat fatal Où son mauvais destin fist triompher Narbal : Il dit que vous avez oublié cette injure, Que l’amour dans vostre ame étouffe la nature, Et qu’il ne peut soufrir que son sang répandu Dans celui de Narbal soit icy confondu. Madame, à ces raisons si j’osois vous répondre, Devant vous en deux mots je pourois les confondre ; Et s’il estoit present, il verroit à son tour Que pour luy j’ay longtemps combatu mon amour. Ouy, je voyois Thisbé sans luy rendre les armes, Mon cœur se refusoit à l’éclat de ses charmes : Mais Dieux ! ce mesme jour dans vostre Appartement Je la vis, & l’amour prist alors son moment. Ses yeux par des regards désarmez de colere, Sembloient desavoüer le combat de son Pere ; Ils estoient languissans, les miens estoient soûmis, Et nos regards enfin n’estoient point d’Ennemis. Quoy ? Prince, pouviez-vous…         Et sçavez-vous, Madame, Les efforts que je fis à combatre ma flâme ? Cruelle politique ! impitoyable honneur ! De Narbal je devins à regret le vainqueur, Et son sang répandu…         Je loüé vostre audace, Et je pris hautement les intérests d’Arsace ; Les vostres me sont chers. Mais enfin aujourd’huy, Prince, faites paroître un Fils digne de luy ; Plus que vous ne pensez vostre intérest me touche : J'ay tâché d’adoucir son esprit trop farouche, Il ne peut voir Thisbé…Mais quoy ? si la grandeur Ou si l’ambition regnoit dans vostre cœur, On pouroit…Car l’amour regle une ame commune ; Mais un grand cœur s’éleve & court à la fortune. Qu'il me coûteroit cher, ce funeste bonheur, Qui feroit ma fortune aux despens de mon cœur ! Mais, Madame, aujourd’huy pour élever Pirame, Abaissez sa fortune, & relevez sa flâme. Mais comment réünir vostre sang & le sien ? Si j’ai versé leur sang, ils ont versé le mien ; Helas ! que pour Thisbé j’en ressentis d’allarmes ! Pour son sang répandu, qu’il me coûta de larmes ! Pendant deux ans entiers épris des mesmes feux, Nous eûmes le loisir d’en répandre tous deux : Mais, Madame, arrestez nos larmes & nos plaintes, Et devenez sensible à nos vives atteintes; Nos Pêres divisez n’ont pû rien obtenir ; L'amour nous unissant, vouloit les réünir ; Pour Thisbé flechissez un Pere impitoyable : Mais vous seule à l’amour estes inéxorable. Vous ne répondez rien, Madame ? Ah ! le cruel !     J'y répondray, sortez.         Ah Dieux ! quel coup mortel ! A present je suis libre, exhalez-vous ma flâme ; Sortez, lâches soûpirs, avec l’ingrat Pirame : Toy, Barsine, aide-moy, m’en donnant de l’horreur, A le faire sortir (si tu peux) de mon cœur. Malgré tout mon orgueil sa tendresse m’accable, Il me dit qu’à l’amour je suis inéxorable : Mais quand je luy parlois à cette heure, en ces lieux, Ne devoit-il pas voir cet amour dans mes yeux ? Ne devoit-il pas voir ma jalousie extréme ? Parlant contre Thisbé, je parlois pour moy-mesme ; Mon desordre, mon air, mon trouble, mon ennuy, Mes soûpirs, tout enfin en disoit trop pour luy. Que m’a-t-il répondu ? Son amour qu’il étalle, Pour me braver, me vient prier pour ma Rivalle. Quels discours, quels transports, dans son égarement ! Que de soûpirs ! Helas ! qu’il aime tendrement ! Mais c’est contre Thisbé que doit tourner ma rage, Pirame est innocent, c’est Thisbé qui m’outrage. Que je vais leur causer de mortels déplaisirs, Et qu’il en va coûter à Thisbé de soûpirs ! Pour luy que de transports ! pour elle que de larmes ! Peut-estre que ses yeux en perdront quelques charmes. Que j’auray de plaisir à les voir malheureux ! Va, fais venir Arsace, il est ambitieux, Il a sçeu découvrir le secret de mon ame : Je veux luy proposer le Sceptre pour Pirame ; Et si par son éclat je ne puis le toucher, Si son cœur de Thisbé ne pouvoit s’arracher, Il sçaura ce que peut une Reine outragée, Et dans peu de Thisbé je me verray vangée. Fin du Premier Acte. Ismene, penses-tu, nous voyant en ces lieux, Que nous ayons flechy la colere des Dieux ? Apres avoir soufert de si longues allarmes, Après deux ans d’exil, de chagrins, & de larmes, Enfin j’ay veu Pirame, & mon ame en suspens L'a retrouvé fidelle apres un si long temps : Mais, Ismene, d’où vient que de mortelles craintes Me donnent tous les jours de secretes atteintes ? Sur le point d’un Hymen qu’on nous fait esperer, Je suis triste, & mon cœur ne fait que soûpirer ; Le grand soin de Belus m’embarasse & me gesne, Je n’ose penétrer les froideurs de la Reine ; Et l’implacable Arsace augmentant mes frayeurs, Jette dans mon esprit de nouvelles horreurs. Que craindre, si Belus parle pour vostre flâme ? Il semble partager les soûpirs de Pirame, Tout répond à vos vœux, on n’adore que vous. Ah ! Madame, les Dieux ne sont plus en couroux, Vous revoyez la Cour après deux ans d’absence, Et vous devez, Madame, avoir quelque espérance. Ismene, tu le veux, espérons, j’y consens : Tâches donc de calmer le trouble de mes sens ; Dissipes, si tu peux, tout l’effroy qui me glace, Oublions un moment Belus, la Reine, Arsace, Ne songeons qu’à Pirame, il doit icy venir, A present sans obstacle il peut m’entretenir ; En l’attendant, parlons de nos peines passées, Et donnons quelque tréve à nos tristes pensées. Helas ! il m’en souvient, quand malgré nos désirs Nos Peres ennemis étoufoient nos soûpirs ; Si la parole alors nous estoit défenduë, Si l’on nous déroboit les plaisirs de la veuë, Contre tant de rigueurs l’Amour ingénieux Nous prestoit en secret une bouche & des yeux. Nos Palais se touchant (il t’en souvient Ismene) Un Cabinet secret, pour flater nostre peine, Malgré la résistance & l’épaisseur du mur, Sembla se fendre exprés par un endroit obscur. Je le vis la premiere, & l’apris à Pirame ; C'estoit là qu’il m’ouvroit les secrets de son ame ; Ce passage commun à nos tendres soûpirs, Estoit le confident de tous nos déplaisirs : Helas ! en nous parlant dans ce lieu solitaire, Cent fois nous avons craint la surprise d’un Pere. Pirame dans ces doux & tristes entretiens, M'aprenoit ses malheurs, je luy contois les miens ; Nous nous disions tous deux nos craintes, nos allarmes, Souvent sans nous parler nous répandions des larmes, Un seul mot de ma bouche apaisoit ses douleurs, Et ses soûpirs sechoient la moitié de mes pleurs. Que nous formions de vœux, de murmures, de plaintes, Quand tous deux ennuyez de ces dures contraintes, Nous prenions à partie & le mur & les Dieux ! Mais quand il estoit temps d’en venir aux adieux, Cent promesses alors tendres & mutuelles, Mille & mille sermens de nous estre fidelles, Apuyoient…Mais on vient.         Madame, c’est Belus. La Princesse est icy ; retirez- vous, Hircus, Et sur tout observez les démarches d’Arsace. Il faut vous avertir de tout ce qui se passe. Vous l’ignoriez, Madame, & jusques à ce jour Vous avez mal connu les desseins de la Cour. Si mes soupçons sont vrais, je commence à connoître Qu'Arsace veut vous perdre, & me donner un Maître ; Il ménage la Reine, & vous devez trembler, Madame, pour le coup dont il veut m’accabler. ce coup que l’on prépare en secret pour ma teste, Pouroit à vostre cœur ravir une conqueste ; L'éclat d’une Couronne ébloüit aisément, Et peut tenter la foy du plus fidelle Amant : De cet ambitieux nous avons tout à craindre ; J'ay les yeux penétrans, s’il sçait bien l’art de feindre ; Et si la Reine tourne au gré de ses desirs, Il va nous préparer de mortels déplaisirs. Quoy, la Reine, Seigneur, aime-t-elle Pirame ? Son chagrin, ses regards, m’ont découvert sa flâme ; Sa jalousie enfin depuis vostre retour M'a trop fait voir qu’elle est contraire à vostre amour ; J'en ay parlé souvent pour sonder sa pensée, Elle a rougy, paru surprise, embarassée, M'a repeté qu’Arsace y devoit consentir. Apres cela, jugez ce qu’on doit pressentir. La Reine aimer Pirame ! Ah je ne le puis croire ; Pour vous ravir son Trône, elle aime trop sa gloire ; Et le devoir du sang exige qu’Amestris Ne le donne jamais à d’autre qu’à son Fils. Hé Madame, est-ce là sa premiere injustice ? Voyez de mon destin le bizarre caprice. Quoy que né pour le Trône, elle usurpa mon rang, Et tâcha de corrompre en moy son propre sang : Du moins pour retarder ma haute destinée, Elle a tenu longtemps ma valeur enchaînée ; Pour amortir l’ardeur de mes nobles desirs. Elle me mit en proye aux plus tendres plaisirs : Dans des lieux éloignez du commerce du monde, Mon ame s’endormoit dans une paix profonde ; Mais l’éclat de sa gloire, & le bruit de ses faits, Trahît sa politique, & perça ce Palais, Ce Palais où j’estois noury loin des allarmes, Où l’on me défendoit l’exercice des armes. Ce fust là cependant que tant d’exploits fameux Me fraperent l’oreille, & m’ouvrirent les yeux : Ce fust là qu’à l’aspect du Trône de mon Pere, Je connus que j’estois l’Esclave de ma Mere ; Qu'un genéreux dépit élevant mes desirs, J'écarté loin de moy la foule des plaisirs : J'en dissipé la nuit, & je vis la lumiere, Mon ame à la grandeur se tourna toute entiere ; Ma Mere le connut , & je la fis trembler, Que son Fils ne sçeut trop un jour luy ressembler. Soufrirez-vous, Seigneur, qu’on vous ravisse un Trône ! Madame, j’ay pour moy les Dieux & Babylone ; Et mesme dans l’Armée où j’ay fait des Amis, Ma Caballe est puissante, & l’on m’a tout promis. Depuis longtemps je brigue & je prens mes mesures ; Je me fais tous les jours par tout des Creatures ; Et si l’on éclatoit, pour faire un nouveau Roy, Je trouverois des Bras qui s’armeroient pour moy. Ce que je vous aprens vous étonne, Madame, De me voir pour le Sceptre un Rival en Pirame ; Mais j’ay des seûretez du costé de la Cour. Heureux, si près de vous j’en avois pour l’Amour ! Heureux, si je pouvois du costé de vostre ame Devenir à mon tour le Rival de Pirame ! Seigneur, que dites-vous ?         Il faut le déclarer. Je vous aime, il est vray, mais c’est sans espérer : Avant vostre retour, touchant vostre hyménée, A Pirame pour vous ma parole est donnée ; Je luy promettois tout ; mais j’éprouve à mon tour Qu'un grand cœur est sensible aux charmes de l’Amour. Pourquoy vos yeux, Madame, ont-ils tant de puissance ? Ne les accusez point d’aucune violence : Des yeux comme les miens accoûtumez aux pleurs, Seigneur, ignorent l’art d’attenter sur les cœurs ; Ils ont trop de respect pour le vostre…         Ah Madame, Que n’ont-ils ce respect pour le cœur de Pirame ? Mais en vain j’ay pour luy si longtemps combatu, Vos yeux ont triomphé de toute ma vertu, Leur feu charmant…         Seigneur, auroient-ils quelques charmes ? Leur feu (s’ils en avoient) s’est éteint dans mes larmes ; Et ce peu de beautez dont l’éclat est passé, Apres deux ans d’ennuis, n’est que trop effacé. Une Princesse, helas ! toûjours infortunée, Aux plus mortels chagrins sans cesse abandonnée, Qui vit mourir son Pere, & ses fiers Ennemis Elever leur grandeur sur son triste débris ; Dans ce funeste état errante & désolée, Dans le fonds de l’Egipte en secret exilée, Sans apuy, sans secours, seule avec mes douleurs, Seigneur, qu’aurois-je fait que pleurer mes malheurs ? Mais, Seigneur, vostre cœur n’a point tant de foiblesse, Il est trop au-dessus d’une indigne tendresse ; Songez plutôt, songez à conserver vos droits, A voir fléchir un jour l’Univers sous vos loix ; Et pour faire avorter les desseins de la Reine, Ah Seigneur ! empeschez que l’Amour ne l’entraisne. Pour conserver mes droits, pour estre ambitieux, Helas ! il me faudroit éloigner de vos yeux ; Je sacrifirois tout, & pres de vous, Madame, Je voudrois que Belus pût devenir Pirame. Craignez plutôt, Seigneur, suivant de tels refus, Que Pirame à son tour ne veüille estre Belus : Mais quoy ? le verriez-vous regner en vostre place ? Ah ! Seigneur, détournez ce coup qui vous menace, Prévenez d’Amestris les desseins dangereux, N'enviez point le sort d’un Amant malheureux, Seigneur, il m’est fidelle, & tout me le fait croire : Pour vous, vostre grandeur, la raison, vostre gloire, L'éclat de vostre sang, celuy de vos vertus, Seigneur, tout cela veut que vous soyez Belus. Vostre parole mesme…         Et c’est ce qui m’accable. J'ay donné ma parole, elle est inviolable ; Quoy qu’il m’en coûte, helas ! il faut garder ma foy, Il faut en vous aimant, estre maître de moy. Je le seray, Madame ; & si mon cœur soûpire, Je sçauray le forcer à ne m’en pas dédire : Si Pirame est fidelle, il sera vostre Epoux, Contre moy vous voyez ce que je fais pour vous. Je me rens donc au Trône, & vous rens à Pirame : Mais pour le conserver, & combattre ma flâme, Je dois vous éviter, car lors que je vous voy Il ne me souvient plus d’une si dure Loy. Adieu, Madame.         He bien, que m’a-t-il fait entendre ? Je m’en estois doutée, & tu viens de l’aprendre. Tu disois que les Dieux n’estoient plus contre nous, Que nous avions fléchy leur haine & leur couroux ; Mais nous y succombons, & l’amour de la Reine, Et l’amour de Belus, sont des traits de leur haine ; La Reine est ma Rivale, & par un coup fatal Belus est de Pirame un dangereux Rival ; La Reine aime Pirame, & me perdra peut-estre ; Belus de mon Amant peut devenir le Maître. Si Pirame sçavoit nos malheurs…         Le voicy. Je viens de rencontrer Belus sortant d’icy, Madame ; Il m’a paru dans un désordre extréme, Il marchoit en révant, il n’estoit plus luy-mesme. Le regard incertain, le visage égaré, Il passoit, par respect je me suis retiré : Mon abord l’a surpris, j’ay veu son ame émeuë, Il a mesme changé de couleur à ma veuë, Et contre sa coûtume évitant mon abord… Ah Seigneur.         Ah Madame, aprenez-moy mon sort. Vous soûpirez ! Pourquoy ces soûpirs ? Ce silence Que veut-il dire ?         Helas ! il dit plus qu’on ne pense. Seroit- ce que Belus, jaloux de mon bonheur, Vous aimeroit, Madame ?         Il me l’a dit, Seigneur. Il vous aime, Madame ! Ah quel amour funeste ! Ne vous allarmez point, mais écoutez le reste. Seigneur, il m’a promis, en faveur de nos feux, De vaincre son amour.         Que je suis malheureux ! Belus est genéreux…         Ah que je suis à plaindre ! Ce Rival genéreux est d’autant plus à craindre, Et sous ce faux éclat de genérosité… Mais pardonnez, Madame, à ma crédulité ; Belus a le cœur grand, son ame est noble & belle ; Mais un Prince accomply peut faire une Infidelle. Quoy qu’il vous ait promis, le poura-t-il tenir ? D'une telle promesse on perd le souvenir : Et si j’avois promis d’étoufer ma tendresse, Je tiendrois mal, Madame, une telle promesse. Craindre Belus, Ingrat…Je me trompe, Seigneur ; Oüy, vous avez raison de douter de mon cœur : Mais enfin un scrupule à mon tour m’inquiete. Sçavez-vous les soupçons où la Reine me jette ? Sa froideur avec moy, ses regards envieux ? On diroit pour vous voir, qu’elle emprunte mes yeux. Une Reine, Seigneur, peut faire un Infidelle. La seule idée, ah Dieux ! en est trop criminelle. Si le rang de Belus a pour moy des appas, Seigneur, pour vous la Reyne en auroit-elle pas ? Vous l’avez craint pour moy, je crains pour vous de mesme ; Sa grandeur m’ébloüit, sa puissance est extréme, En vain je veux fermer les yeux sur tant d’éclat, Je puis vous voir un jour Maître de cet Estat. Ah ! j’en frémis, Seigneur . & quand je considere Que la Reine peut tout, qu’Arsace est vostre Pere, Elle pouroit, Seigneur, vous prendre pour Epoux ; Et moy, dans mes malheurs je ne puis rien pour vous. Madame, à ce discours faut-il que je réponde ? Je vous sacrifirois tous les Trônes du Monde… Quoy, jusques à mes yeux l’on me desobéït, Fils ingrat ? & ton cœur sans cesse te trahit ? Toûjours d’intelligence avec une Ennemie… Ah Seigneur, permettez que je le justifie ; Accusez-en plutôt un destin malheureux, Qui malgré vous & nous, nous entraisne tous deux : Mais du moins cet amour toûjours dans l’innocence… Madame, cet amour est contre ma défense, Il suffit ; contre moy vous revoltez mon Fils, Et rendez mes desseins & mes desirs trahis ; Enfin vostre beauté rallume ma colere, Elle seule arme icy le Fils contre le Pere, Je ne puis plus soufrir son éclat odieux, Et son crime, Madame, est celuy de vos yeux. Ah ! si mes tristes yeux, Seigneur, ont fait son crime, Il faut vous en vanger, voila vostre victime ; Et dans ma mort, Seigneur, remplissant vos souhaits, Il faudra les fermer, & fermer pour jamais. Que ne me laissoit-on à l’exil condamnée, Couler dans les douleurs ma triste destinée ? Mais la Reine à la Cour ne m’a fait revenir, Que pour mieux vous vanger, & pour mieux me punir : Ainsi vostre vangeance a pour vous plus de charmes, Vous voyez de plus pres mes soûpirs & mes larmes ; De ce que j’aime helas ! on me fait aprocher, Et cependant ce n’est que pour m’en arracher. Ah Dieux ! peut-on plus loin pousser la Barbarie ? Et n’est-ce pas assez qu’il m’en coûte la vie ? Je la perdray bientôt, vous serez satisfait ; Je m’en vay reparer le crime que j’ay fait, Ma presence vous gesne, & ses pleurs vous aigrissent. Finissez mes malheurs, il est temps qu’ils finissent ; Je partiray, Seigneur, pour terminer mon sort, Et j’attens de la Reine, ou l’exil, ou la mort. Helas ! si pour un Fils quelque pitié vous reste, Détournez, arrestez un dessein si funeste ; Perdez plutôt, Seigneur, ce Fils infortuné, Puis qu’à tant de malheurs vous l’avez destiné : Que vostre haine acheve un si funeste ouvrage, De Thisbé dans mon cœur ensanglantez l’image, Elle y vit, elle y regne, elle y joignit le sien, Et pour percer son cœur, il faut percer le mien. Je ne demande point ce sanglant sacrifice, Je veux que dans ton cœur cette image périsse : Mais si la gloire enfin te rendoit tout à toy, De Prince né Sujet, tu pourois estre Roy. Moy, Seigneur ?         Ah mon Fils, si tu voulois me croire, Ou si jamais ton cœur soûpira pour la gloire, Tu dois jusques au Trône élever tes desirs : La Reine t’aime, il faut répondre à ses soûpirs, Il faut…         Qui moy ? Seigneur, je croirois que la Reine… Tu ne mériterois, Fils ingrat, que sa haine ; Mais il faut que ton cœur, par un juste retour, L'adorant aujourd’huy, mérite son amour. Ah ! Seigneur, ce dessein seroit-il legitime ? Un Trône est odieux, acheté par un crime ; Et l’on ne doit jamais monter à ce haut rang, Que par l’ordre des Loix, ou les degrez du sang. Il faut, Seigneur, il faut que Belus le possede ; Les Dieux, le sang, les Loix, veulent que tout luy cede : La chûte en est à craindre à qui veut y monter, Et c’est un crime enfin de l’oser attenter. Le crime est beau, qui met en nos mains le Tonnerre, Et qui range à nos pieds le reste de la Terre. Mais, Seigneur, le péril où vous vous exposez, Me fait déja trembler pour vous, si vous l’osez. Esclave malheureux d’une tendresse vaine, Tu ne fais que gémir sous le poids de ta chaîne ; Je voy trop que ton cœur n’y veut pas consentir, Crains donc pour ta Thisbé, crains de t’en repentir, Puis que ton lâche cœur, de peur d’estre infidelle, Sçait refuser un Trône où la gloire t’apelle. Je connois ton sensible & ton endroit fatal, Je te feray trembler pour le sang de Narbal ; Crains un Pere irrité, crains une auguste Reine, Qui poura sur Thisbé faire éclater sa haine. Je te laisse y songer.         Quel projet plein d’horreur ! Il perdra ma Princesse, ah Dieux ! Quelle fureur ? Ah ! cher Licas, aprens une triste nouvelle. J'en ay tremblé pour vous, aussi-bien que pour elle ; Il menace Thisbé, vous vous estes perdu : Oüy, Seigneur, je sçais tout, & j’ay tout entendu, Il m’en a fait luy-mesme entiere confidence : Mais ayant eu l’honneur d’élever vostre enfance, Je dois vous avertir que son ambition Veut servir d’Amestris l’injuste passion. Si le projet est grand, le péril est extréme ; Il va vous exposer, & s’exposer luy-mesme ; Belus est adoré du Peuple & des Soldats. Vous verrez contre vous armer cent mille Bras. Licas, penetres-tu, dans l’horreur qui m’accable, Tout ce que nous prepare un Destin implacable ? De ma Princesse helas ! j’ai hasté le retour ; Et je voy contre nous la Nature, l’Amour, Une Reine, son Fils, mon Pere, ma tendresse, Tout conspire en ce jour pour perdre ma Princesse ; Mon amour l’assassine, & l’amour d’Amestris Me rend le plus mortel de tous ses Ennemis. Dans cet afreux état que faire ? que résoudre ? Le temps presse, on menace, on va lancer la foudre, Il la faut écarter…Le Ciel en ce moment M'inspire un artifice…Ah ! malheureux Amant ! Tu vas trahir tes vœux, ton amour, & ta haine : Mais il faut arrester & mon Pere, & la Reine ; Partons, sans diférer, viens, suy-moy, cher Licas ; Au nom des Dieux, sers-moy, ne m’abandonne pas. Fin du Second Acte. Son retour me surprend ; mais tu sçais sa tendresse, Son Billet n’est qu’un jeu, son discours qu’une adresse. Licas, mon Fils t’abuse, & nous trompe tous deux ; Il n’auroit pû si-tôt éteindre tant de feux. Aprens donc que s’il parle à present à la Reine, Ayant craint pour Thisbé quelque éclat de sa haine, Il l’ébloüit, l’amuse, & parce qu’il la craint, Il luy feint un amour dont il n’est pas atteint. Pourquoy feindre, Seigneur, & pourquoy ne pas croire Que le desir d’un Trône, ou celuy de la gloire, N'ait pû charmer son cœur par un juste retour ? La gloire a ses momens, aussi-bien que l’amour. Quand d’un objet charmant une ame est possedée, Elle immole sa gloire à cette folle idée ; Et si l’ambition parle au cœur d’un Amant, La gloire en ces momens n’a jamais qu’un moment. Mais que ce soit amour, ambition, ou crainte, Il n’importe, Licas, je me sers de sa feinte, Et tu vois de quel poids elle est à mon projet : Car enfin soit qu’il feigne, ou qu’il aime en effet, Je vais exagerer sa flâme & sa tendresse, Achever d’entraîner la Reine avecque adresse, Et pour cette nuit mesme accomplir mes desseins. Je sçauray la presser de nous donner les mains, Qu'elle parle ? Je suis Maître de Babylone ; Encore un mot, Licas, & mon Fils est au Trône ; Tous nos Amis sont prests, Hircus m’a tout promis, J'ay remis dans ses mains le Billet de mon Fils ; Pour la Reine il doutoit de l’amour de Pirame ; Mais il m’a demandé ce gage de sa flâme, Pour rassurer l’esprit de tous nos Factieux. Je dois perdre Belus ; ce Prince ambitieux Sans doute me perdroit, s’il devenoit mon Maître ; Il faut l’en empescher ; & la Reine peut-estre, Possedant un Amant dont son cœur est épris, Sçaura se consoler de la perte d’un Fils. Déja l’Amour chez elle en a fait sa victime ; Pour mon Fils la Nature achèvera le crime. A nostre seûreté dois-je le refuser ? Un Homme comme moy, Licas, peut tout oser ; Amestris craint Belus, elle le hait dans l’ame. Mais la voicy, sçachons le succés de Pirame, Je sçauray si…         J'ay veu le Prince vostre Fils ; A vos ordres, Arsace, il m’a paru soûmïs : Il m’a dit que son cœur brûloit d’impatience De marquer son respect & son obéïssance ; Et que si quelque ardeur avoit sçeu le trahir, Qu'il adoroit la gloire, & sçauroit obéïr. Le changement est grand, & j’auray peine à croire… Madame, vous aimer, c’est courir à la gloire : Oüy, bien qu’il ait paru sensible à d’autres feux, Vous estes Reine, aimable, & mon Fils a des yeux ; Tantôt devant Licas il m’a fait voir son ame, Son respect le fit taire, il étoufa sa flâme ; Mais pour toucher un cœur qu’on adore en tremblant, Pour une autre on peut feindre un amour éclatant. Quand on voit à ses yeux une Rivale aimée, D'abord par jalousie une ame est enflamée, Se pique du desir d’estre aimée à son tour, Et ce desir la presse & l’entraîne à l’amour. Oüy, ce fust l’artifice innocent de Pirame, Il parloit pour Thisbé, brûlant pour vous, Madame, Et ses empressemens, ses soûpirs, son ardeur, Tout enfin ne tendoit qu’à toucher vostre cœur. Peut-estre que le Trône a sçeu charmer son ame ; C'est par là qu’il me doit son amour & sa flâme. Je pouray l’y placer ; & s’il a de bons yeux, S'il vous ressemble, Arsace, il est ambitieux : D'ailleurs j’ay des raisons de craindre une surprise, Du Peuple & de Belus je crains quelque entreprise ; Il faut les prévenir, & suivant mon avis, Surprendre en mesme temps Babylone & mon Fils : Puis que mon intérest est icy joint au vostre, Assurez-vous de l’une, & je répons de l’autre, Pour arrester Belus je vais tout préparer. Madame, de Belus laissez-moy m’assurer : Mais de peur que la Ville en puisse estre allarmée, Je vais secretement rejoindre nostre Armée, Disposer nos Soldats, & dés qu’il fera nuit, Faire couler icy quelques Troupes sans bruit : Alors à la faveur de l’ombre & du silence, Dans Babylone ayant plus d’une intelligence, Je saisis une Porte, & par les soins d’Hircus Nous nous rendrons bientôt les Maîtres de Belus : Il est Chef de sa garde, Arcas Chef de la vostre, Ils pouront dans ce temps se joindre l’un à l’autre. A vostre premier ordre Hircus mesme a promis D'aller dans le Palais arrester vostre Fils : Il cherche à vous parler ; prenons garde, Madame, De laisser échaper ce secret de nostre ame. Belus est penétrant…         Je sçay dissimuler. Qu'il vienne, je l’attens, je sçauray luy parler : Je crois avoir, Arsace, un peu de prévoyance, Ma bouche ne dit pas toûjours ce que je pense, Fiez-vous en à moy. Vous, partez de ces lieux ; Pour un si grand projet le temps est précieux. Hé bien, foible Amestris, t’y voila résoluë ? Ta flâme est en ce jour ta maîtresse absoluë ? Cependant laisse entendre à ce cœur abatu Le murmure innocent d’un reste de vertu. Je vois avec regret toute mon injustice, Et je suis en aveugle un aveugle caprice. Infortuné Belus, ne te plains point de moy, La Nature & la gloire ont combatu pour toy, Mon cœur en est témoin, & tu pourois l’en croire, Plains-toy donc de l’amour qui m’arrache à ma gloire. Mais quoy ? tout l’Univers a veu jusqu’à ce jour Que j’ay tout fait pour elle, & rien pour mon amour. N'ay-je pas augmenté l’éclat de ma Couronne ? Mon nom luy rend-il pas celuy qu’elle me donne ? Par ma seule vertu j’ay soûtenu son poids, Et le Sceptre me doit plus que je ne luy dois. Oüy, pour le conserver, j’en fais part à Pirame… Desirs ambitieux, vous parlez pour ma flâme, Je vous entens helas ! ambitieux desirs ; Pour Pirame il suffit d’entendre mes soûpirs. Mes soûpirs ! Dieux ! faut-il qu’un si grand cœur soûpire ? Faut-il que tant d’orgueil…Helas ! que vais-je dire ? En vain vous me parlez, je ne vous entens plus, Gloire, vertu, grandeur…Mais Dieux ! je voy Belus. Je viens icy, Madame, avec quelque contrainte, Vous faire entendre encore une inutile plainte ; Toutefois elle est juste, elle est digne d’un Fils Qui descend de Ninus & de Sémiramis. Je vois avec chagrin l’autorité d’Arsace ; En commandant l’Armée, il occupe ma place, Madame, & je devrois en marchant sur vos pas, Rechercher les périls, pour signaler mon bras : Vous m’en avez donné l’exemple, il faut le suivre ; Quand on brave la mort, on est digne de vivre. J'ay vescu jusqu’icy dans une obscure nuit, Il est temps qu’à son tour mon nom fasse du bruit. Soufrez-moy d’acquerir un peu de renommée, Vous devez dans l’Egipte envoyer vostre Armée, Commandez qu’à la teste…         Un si grand cœur, mon Fils, Est digne de Ninus, & mesme d’Amestris : Cette fierté me plaist, mais je suis vostre Mere, Je n’ose hazarder une teste si chere. Si vostre cœur vous fait demander des combats, Il le doit, mais je dois retenir vostre bras ; Sur vous seul aujourd’huy tout mon espoir se fonde, Je veux vous élever à l’Empire du Monde ; Et sans vous exposer à de si rudes coups, Tout l’éclat de mon nom se répandra sur vous. Madame, c’est avoir un peu trop de tendresse, La vostre iroit pour moy jusques à la foiblesse : C'est la pousser trop loin. Mais, Madame, entre nous, Craindriez-vous d’avoir un Fils digne de vous ? Je voy que je seray, si je veux vous en croire, De ces Héros de nom qui dérobent leur gloire, Et qui de leurs Ayeux en vain enorgueillis, Se couvrent de Lauriers qu’ils n’ont jamais cueillis. Mais enfin les grands cœurs de leur sort estant maîtres, Veulent se devoir tout, & rien à leurs Ancestres. Je tiens du grand Belus le nom, avec le jour ; Il est mort, & je veux le luy rendre à mon tour : Ses hauts faits me traçant le chemin qu’il faut suivre, Dans moy je veux le faire éclater & revivre ; Et tirant de l’oubly les faits de mes Ayeux, Faire parler de moy, pour faire parler d’eux. Prince, ces sentimens font voir une grande ame, Mais ma prudence doit modérer tant de flâme. Si je vous exposois, en suivant vos avis, Je mériterois peu de vous avoir pour Fils : Déjà de l’Assirie on vous nomme l’Arbitre, Déjà vous estes Roy, sans en avoir le titre ; Et mon bras qui vous sert, & vous couvre d’éclat, N'est que le défenseur & l’apuy de l’Estat. Goûtez paisiblement les fruits de sa victoire ; Sans courir ses périls, joüissez de sa gloire; Le Peuple vous adore…         Oüy, Madame, je voy Que je suis en effet le fantôme d’un Roy, Que je traîne une vie & languissante & sombre, Et vous estes le corps dont je ne suis que l’ombre : Mais si nous agissions par de justes ressors, Vous n’en seriez que l’ombre, & j’en serois le corps. Je vous entens, Belus, la Puissance supréme Vous déplaist en mes mains, vous la voulez vous-méme : Mais enfin croyez-moy, mon Fils, aprehendez Que vous n’ayez trop tôt ce que vous demandez. Quand vous serez rongé des chagrins politiques, Qu'il faudra pour le bien des affaires publiques Vous immoler vous-mesme, & ne rien épargner, Vous me direz alors s’il est doux de régner. Que vous connoissez mal le poids du diadéme ! Pour estre à tout le monde, on n’est plus à soy-mesme ; On se voit ébloüy de son trop de splendeur ; On se sent accablé sous sa propre grandeur ; Et dans ce rang pompeux, le chagrin qui nous brave, Du Maître de la Terre, en sçait faire l’Esclave. Par combien de périls ay-je acheté ce rang ? J'ay souvent cimenté le Trône de mon sang ; Et nos Chefs sont témoins que plus d’une victoire A payé de ce sang tout l’éclat de ma gloire. Icy combien de fois d’un Peuple furieux M'a-t-il fallu calmer l’esprit séditieux, Desarmer par mes soins & la rage & l’envie, Renverser des complots formez contre ma vie, Apaiser de l’Estat les troubles intestins, Et changer contre moy les Arrests des Destins ? Après cela, Belus, ne mettez plus en doute La pesanteur du Sceptre, & le prix qu’il me coûte ; Croyez qu’heureux sont ceux dont les justes desirs Dans leur tranquille vie ont borné leurs plaisirs, De qui l’ambition ne devore point l’ame Qui dans un doux repos…         Hé goustez-le, Madame, Ce repos si charmant, ces tranquilles plaisirs, Et remplissez en vous de si justes desirs ; Il ne tiendra qu’à vous de vous rendre à vous-mesme, Soulagez-vous sur moy du poids du Diadéme, Et m’en donnant enfin les pénibles emplois, Faites suer mon front sous un si noble poids. Laissez-moy dévorer aux chagrins politiques, Madame, accablez-moy des affaires publiques, Et cessez de gémir sous ces illustres fers, Il est temps qu’à mon tour je serve l’Univers : Mais helas ! je crains bien que vostre injuste flâme Ne charge de ces fers le trop heureux…Madame, Vous rougissez…Mais quoy ? ne dois-je pas trembler, Que quelqu’autre à mes yeux ne s’en laisse accabler ? Que vous ne partagiez avec luy…         Teméraire ; Aprenez à parler, ou plutôt à vous taire ; Vostre peu de respect va me faire songer Avec qui je pourois un jour les partager. J'avois voulu par là sonder encor son ame ; Mais enfin son discours, le Billet de Pirame, Tout fait voir leur projet prest à s’exécuter : Mais j’ay donné mon ordre, Hircus doit l’arrester, Babylone est pour moy, plusieurs Chefs de l’Armée… Je vous cherchois, Seigneur. Que je suis allarmée ! Un bruit trop bien fondé me fait craindre pour vous Que la Reine en effet ne choisisse un Epoux ; Vous me l’aviez bien dit, & je le sçais d’Ismene. Oüy, Seigneur, elle a veu Pirame chez la Reine, Et ce qui fait encor mon plus grand embarras, Il en sort, cherche Arsace & ne me cherche pas. Quelques momens apres leur secrete entreveuë, J'ay veu passer la Reine encore toute émeuë, Son visage sembloit s’aplaudir de ses feux, Et j’ay veu trop de joye éclater dans ses yeux. Il n’en faut point douter, c’est Pirame qu’elle aime ; Elle sort d’avec vous, l’aimeroit-il de mesme ? Son air si satisfait, me trouble & me surprend ; Quand on n’est point aimée, a-t-on l’air si content ? Ah ! Seigneur, que je crains !         Vous avez lieu de craindre : Oüy, Madame, & pour vous le perfide a sçeu feindre ; Il adore la Reine, & vous trompe en effet. Je vais vous confirmer par son propre Billet, Qu'il l’aime, & qu’il est prest de m’enlever le Trône. De plus, je sçais qu’on doit surprendre Babylone ; Sans un fidelle Amy nous serions tous perdus : Arsace ayant tenté de suborner Hircus, Hircus luy promet tout, afin de tout aprendre. Arsace s’ouvre à luy, l’oblige d’entreprendre, L'engage pour la Reine, & luy dit leur secret, Luy fait voir de son Fils l’amour & le Billet ; Hircus le prend, le lit, semble aprouver leur flâme : Mais luy-mesme dans peu doit arrester Pirame, Va soûlever le Peuple, & tout faire pour moy, Et nous l’empescherons, s’il se peut d’estre Roy. Mais voicy le Billet, il l’écrit à son Pere, Lisez-le.         J'y connois son seing, son caractere. J'ay fait reflexion sur vos bontez, Seigneur, Je ne dois point aimer l’objet de vostre haine, Et n’ay que trop veu la grandeur Et le merite de la Reine : Le respect m’a fait taire, & m’a mis à la gesne : J'ay feint, pour mieux sonder vostre cœur & le sien ; Je les connois, voyez le mien ; Et tandis que Licas va vous ouvrir mon ame, Je vais avec respect luy découvrir ma flâme. Cet outrageant Billet seroit-il de sa main ? Mais Dieux ! j’en reconnois l’écriture & le seing ; Oüy c’est sa propre main, c’est sa mesme écriture. Justes Dieux ! se peut-il que Pirame parjure… Son Billet en dit trop, vous n’en sçauriez douter, Madame, & vous voyez qu’il est prest d’éclater. Mais puis que le perfide ose rompre sa chaîne, Qu'il feint de vous aimer quand il aime la Reine, Que pour m’oster le Trône il vous ravit son cœur, Aimerez-vous toûjours l’infidelle…         Ah Seigneur ! Tout semble le charger d’une tache si noire ; Je le voy, mais enfin je ne sçaurois le croire. Oüy, si vous l’eussiez veu (funeste souvenir ! ) Jurer qu’il m’aimeroit jusqu’au dernier soûpir, Sentir pour mon amour d’innocentes allarmes, Se jetter à mes pieds, les baigner de ses larmes, Vous douteriez, Seigneur, du moins autant que moy, Qu'apres tant de sermens il me manquât de foy. Tantôt mesme, tantôt, que m’a-t-il fait entendre, Aprenant vostre amour ? Que sa douleur si tendre, Que ses jaloux transports m’ont charmée en ce jour ! Dieux ! est-on si jaloux, quand on feint de l’amour ? Tant de vœux, de soûpirs, d’allarmes, & de craintes, Depuis un si long temps, n’estoit-ce que des feintes ? Eut-il surpris mon cœur, sans me donner le sien ? Et s’il feignit, Seigneur, que l’Ingrat feignit bien ! Puis que sa trahison vous est indubitable, Plus vous l’aimez, Madame, & plus il est coupable. Non, Seigneur, il sentit un amour trop pressant ; Et si j’en croy mon cœur, Pirame est innocent. Babylone, Seigneur, a pour vous pris les armes. Qu'entens-je ?         Que la Reine a tout mis en allarmes : Oüy, Seigneur, pour Pirame elle vient d’éclater. Quand par vostre ordre Hircus est venu l’arrester, Et qu’en tumulte au Fort nostre troupe l’entraîne, Arcas l’a veu, s’est joint aux Gardes de la Reine, Et pour le dégager, a chargé nos Soldats : Mais la Reine à ce bruit accourant à grands pas, A fait voir dans ses yeux le trouble de son ame ; Et pour servir d’exemple à dégager Pirame, Elle-mesme s’est mise à la teste des siens. Pardonnez, si je sors pour secourir les miens. Qu'entens-je ? Ah Dieux ! que vois-je ? où suis-je ? je frissonne ; Je tremble. Que d’horreurs ! Pirame m’abandonne ! Fiere Amestris, helas ! tu me viens arracher Par l’éclat de ton Trône, un cœur qui m’est si cher ! Malheureuse Princesse ! innocente Victime ! Un Perfide t’immole à l’orgueil de son crime ; Il te sacrifioit le Trône & la Grandeur, Et cependant l’Ingrat n’immoloit que ton cœur. Puis qu’il a veu la Reine, & qu’il ne m’a point veuë, Quel présage ! Je lis un Billet qui me tuë, Quelle preuve ! On l’arreste ; & pour le dégager, La Reine, oüy la Reine, éclate en ce danger. Quel secours ! De quel bras ce secours ?         Mais, Madame, Peut-estre ignorons-nous les desseins de Pirame ; Et quoy qu’il en arrive, ou puisse reüssir, Il faudra luy parler pour vous en éclaircir. Les dehors sont trompeurs, suspendez vos allarmes. On m’aprend que pour luy la Reine prend les armes, Se hazarde elle-mesme, & vole à son secours. Dieux ! pour un Insensible expose-t-on ses jours ? Puis que tant de tendresse anime ma Rivale, Pirame à son ardeur montre une ardeur égale ; Il n’en faut plus douter, je le voy, c’en est fait ; Mais pour le confirmer, écoute son Billet. Je ne dois point aimer l’objet de vostre haine, Ecrit-il à son Pere : il adore la Reine. Mais tiens, pren, lis le reste, Ismene, il faut mourir. Qu'en dis-tu ? qu’en crois-tu ? Pirame me trahir ! J'ay cent fois soûpiré, voyant le caractere Des traits de cette main & si tendre & si chere : Mais pouvois-tu penser que cette mesme main Formât un jour des traits pour me percer le sein ? Verse, verse des pleurs, Princesse infortunée ! Amante trop credule ! Amante abandonnée ! Puis qu’on te sacrifie à la splendeur du rang, Va noyer ton amour dans des larmes de sang ; Etoufe cet amour qui t’a servy de guide. Mais dois-je m’étonner si Pirame est perfide ? Je me trahis moy-mesme, & mon cœur aujourd’huy En l’aimant, m’est-il pas plus perfide que luy ? Dieux ! tandis que je pleure un Amant infidelle, Je sens qu’à son secours ma tendresse m’apelle : Oüy, peut-estre on me vange, & l’on va le punir ; J'envisage & je crains un funeste avenir. Peut-estre que Belus en fera sa Victime. J'aime le Criminel, si j’abhorre le crime. Sortons, Ismene, allons, car je veux aujourd’huy Sauver mon Infidelle, ou mourir avec luy. Fin du Troisiéme Acte. De mon triste destin, Ismene, aprens la suite, Et le funeste état où mon ame est réduite ; Mais comme tu n’as pas le mesme desespoir, Tes yeux n’auront pas veu ce que je viens de voir. Pourois-tu comme moy t’en retracer l’image ? Nous sortons de ces lieux : quel combat ! quel carnage ! Je trouve une Forest de Piques & de Dards, J'aperçois mille Morts voler de toutes parts, Je les crains pour Pirame, & chaque trait me tuë. Juge dans cet état d’une Amante éperduë, Qui voit tant de Soldats tomber en un moment, Et parmy ces horreurs, qui cherche son Amant. Malgré la foule enfin je l’aperçois à peine, Et dans le mesme instant je voy qu’Hircus l’entraine : Je l’ay suivy, l’ay joint, & l’ay veu dans le Fort ; Mais on dit que la Reine a fait un grand effort. Je t’ay fait demeurer, aprens-moi donc le reste. La valeur de Belus à la Reine funeste, Par ses efforts, Madame, a bientôt enfoncé Le gros de ses Soldats que son bras a percé : Aussitôt qu’elle a veu disparoistre Pirame, Elle a perdu l’espoir de secourir sa flâme ; Ses Soldats ont plié, mais elle avec fierté A fait voir jusqu’au bout son intrépidité, A rallié sa Garde, & perçant dans la Ville, Elle s’en est rendu l’issuë assez facile. Arsace l’a reçeuë ; & les siens repoussez Par le Peuple & Belus, viennent d’estre chassez. Belus est maître icy…Vous soûpirez, Madame ? Helas ! Belus est maître, & maître de Pirame ; Mon Amant m’est fidelle, il m’a luy-mesme apris Le secret du Billet qu’Hircus avoit surpris : Pour abuser son Pere, & prévenir l’atteinte Des fureurs de la Reine, il a fait cette feinte. Avez-vous veu Pirame, & vous ont-ils permis… J'estois seule, ils n’avoient que mes yeux d’ennemis. J'ay volé vers le Fort d’une ardeur insensée, A travers des Soldats je me suis empressée ; Pour escorte, n’ayant que mes propres malheurs ; Pour armes, que mes cris, mes soûpirs, & mes pleurs ; (Un reste de pitié pour moy les intéresse) Et ces pleurs m’ont ouvert le passage & la presse. Ils ont eu du respect, me voyant aprocher ; J'ay couru vers l’Ingrat, j’allois luy reprocher… Mais helas ! qu’ay-je veu ? que m’a-t-il fait entendre ? Qu'il s’est justifié d’une maniere tendre ! Ses yeux que j’évitois, ont rencontré les miens, Il a veu tous mes feux, & j’ay veu tous les siens ; Ses discours ont banny mes mortelles allarmes, Ses soûpirs ont grossy le torrent de ses larmes, Elles m’ont entraînée, & malgré mes soupçons Mon cœur n’a pû tenir contre tant de raisons. Pour lever tout ombrage alors je suis sortie, Et pour voir les moyens de luy sauver la vie. Je crains tout de Belus, puis que Pirame est pris ; Il arreste, il enchaîne Arsace dans son Fils ; S'il presse Babylone, on verra sa colere Sur la teste du Fils punir le bras du Pere, J'entendray menacer des jours si précieux, Je verray contre luy…         Madame, faites mieux Declarez à Belus la feinte pour la Reine Dites-luy qu’il n’a point…         Le croira-t-il, Ismene, Qu'il n’en veut point au Trône ? Et pour n’en croire rien, Helas ! Belus a-t-il un cœur comme le mien ? L'ardeur de mon Amant pour moy fut convaincante, Mais un Prince jaloux a-t-il des yeux d’Amante ? Pour Pirame d’ailleurs j’apréhende Amestris, Je crains plus son amour que tous nos Ennemis, Et je l’exposerois, découvrant le mystere, Pour le sauver du Fils, aux fureurs de la Mere, Car si la Reine alloit triompher à son tour, Si Babylone estoit reprise quelque jour, Que Maîtresse absoluë, elle se vit trahie, Je craindrois qu’à Pirame il n’en coûtât la vie. Que faire donc, Ismene, en ces extrémitez ? Je ne voy que la mort pour nous de tous costez, Du costé de Belus, de celuy de la Reine, Tout m’embarrasse helas ! tout me met à la gesne, Je cherche des moyens, & je n’en puis trouver, Et par tout je le pers, si je veux le sauver. Du moins devant Belus, Madame, il faudra feindre, Vous sçavez son amour, vous devez vous contraindre ; Pirame est dans ses fers, gardez-vous de parler. Mais le voicy, Madame, il faut dissimuler. Grace aux Dieux, je suis Maître, & tiens en ma puissance Un Ingrat, dont je viens vous offrir la vangeance, Madame ; je l’expose à tout vostre couroux, Et c’est de vostre main que vont tomber les coups. Oüy, vous-mesme ordonnez de la peine du Traître, Le Perfide a trahy sa Maîtresse & son Maître, Je prens vostre intérest, & je veux vous vanger, Son sort dépend de vous, c’est à vous d’y songer, Il a voulu vous perdre, & mesme à vostre veuë… Epargnez-moy, Seigneur, un discours qui me tuë ; Et si vous exposez Pirame à mon couroux, Si l’Ingrat de ma main doit attendre les coups, Seigneur, puis qu’il m’a fait la plus sensible offense, Reposez-vous sur moy du soin de ma vangeance. Mais depuis qu’il est pris, l’avez-vous entendu ? Et de sa trahison s’est-il mal défendu ? Je me trompe, Madame, & commence à comprendre Que Pirame à vos yeux aura pû se défendre ; Hircus me l’avoit dit, & vous avez raison De douter de son ame & de sa trahison : Mais mon Sceptre & mes jours si proches de leur perte, Tant de sang, tant de morts dont la terre est couverte, La Reine, avecque Arsace, une Armée à nos murs, S'en sont-ils expliquez en des termes obscurs ? Qu'aura-t-il répondu, quand pour m’oster le Trône ? Me perdre ? On a voulu surprendre Babylone, On l’assiege, & l’on tâche à renverser l’Estat. Faut-il pour vous convaincre un plus noir attentat ? Mais si ma destinée est contraire à la sienne, A luy laisser la vie il y va de la mienne, Il y va de mon Trône, il y va de mon cœur, Il y va de vous-mesme, & de tout mon bonheur. Ah ! Seigneur, si jamais j’eus pour vous quelques charmes, Si jamais vostre cœur fust touché par des larmes, Ne précipitez pas…Mes sens embarrassez, Et mes soûpirs, Seigneur, vous en disent assez. Madame, vous n’avez pour moy que trop de charmes ; Mais je trouve un Perfide indigne de vos larmes, Et ces tendres soûpirs réveillent tour à tour Ma haine pour Pirame, & pour vous mon amour. Quoy ? tout ingrat qu’il est, l’aimeriez-vous, Madame ? Cet amour…         Moy ? Seigneur, moy ? J'aimerois Pirame ? J'aimerois un Ingrat, qui pour se couronner Après mille sermens ose m’abandonner ? Un Perfide qui brise une si belle chaîne ? Non, Seigneur, non, pour luy je n’ay que de la haine, Je demande sa grace afin de m’en vanger ; Si j’ay voulu le voir, c’estoit pour l’outrager, Et pour luy reprocher toute son injustice, Mais je veux prolonger sa vie & son suplice, Je seray comme une ombre attachée à ses pas Pour luy causer des maux pires que le trépas : Ainsi je verray mieux ma vangeance assouvie, Et ma haine sera le bourreau de sa vie. Donnez-la moy, Seigneur, puis qu’il m’a sçeu trahir, Qu'il vive, & laissez-moy le soin de le haïr. Hé bien, Madame, hé bien, il faut luy faire grace, Je veux récompenser son crime & son audace ; Pour accorder mes droits avec ceux d’Amestris, Je lui rendray Pirame, & je croy qu’à ce prix Elle me cedera le Trône de mon Pere. Et vous, pour vous vanger de l’amour de ma Mere, Quittez vostre Infidelle, & regnant avec moy… Quoy ? Seigneur, je verrois Pirame estre mon Roy ? Si vous aviez uny la Reine avec ce Traître. Songez à vostre tour qu’il seroit vostre Maître, Que vous succomberiez vous-mesme sous vos coups, Et que vostre vangeance éclateroit sur vous. Laissez, laissez sur moy retomber ma vangeance, Madame, & consentez à leur juste alliance, N'y mettez point d’obstacle.         Ah ! je mettray, Seigneur, Des obstacles pour vous, pour moy, pour vostre honneur, Et j’ay trop de raisons de craindre que la Reine Pour regner seule icy, ne nous livre à sa haine ; Vous sçavez sa fureur & son emportement, Et que ne fait-on point, Seigneur, pour un Amant ? Vous en estes témoin, vous l’avez veu vous-méme, Il vous en a coûté presque le Diadéme ; Votre vie exposée en ce dernier combat… Il faut donc l’immoler au repos de l’Estat, Cet Amant trop heureux qui menace ma vie. Ah Seigneur, étoufez cette funeste envie. Madame, vous l’aimez, vostre cœur s’est trahy, Je vous aime, & je suis malheureux & hay ; Tout criminel qu’il est, vous excusez son crime ; Quand je doy l’immoler, je deviens sa Victime ; Mais son sort & le mien va dépendre de vous, Si vous craignez pour luy l’éclat de mon couroux ; Sa vie est en vos mains, & je vous l’abandonne, Je hazarde pour vous la mienne, & la Couronne, Un mot de vostre bouche en fera le destin, Pour sa teste il me faut promettre vostre main. A cet unique prix je fais grace à Pirame, Je vous donne ce jour pour y penser. Madame, Songez que vostre amour luy peut estre fatal, Songez qu’il vous trahit, & qu’il est mon Rival. Ismene, il faut mourir, & l’heure en est venuë, Belus, la Reine, Arsace, & mon amour me tuë ; Tu sçauras, cher Amant, combien tu m’estois cher, Je vais percer ce cœur qu’on te veut arracher ; Oüy, je mourray, Pirame, & je mourray fidelle, Du plus parfait amour je seray le modelle, Et nous serons peut-estre un exemple fameux Des plus tendres Amans & des plus malheureux : Mais si je meurs, Ismene, empesche que Pirame Ne me suive, & ne coupe une si belle trame. Cette pensée helas ! me fait trembler d’efroy. Je vais mourir pour luy, fais le vivre pour moy ; Dis-luy, pour détourner cette fatale envie, Que j’eus mille raisons de sortir de la vie; Que Belus me pressoit de luy donner la main, Que c’estoit luy porter un poignard dans le sein, Qu'Amestris redoubloit mes mortelles allarmes, Qu'un peu de sang versé m’épargne bien des larmes, Que toûjours son amour se souvienne de moy, Qu'il vive, & s’il se peut, qu’il me garde sa foy. Quel funeste penser vous accable, Madame ? Les Dieux auront pitié de vous & de Pirame, Et vous ne serez pas toûjours si malheureux… Mais qu’aperçois-je ? ô Ciel ! Pirame dans ces lieux ! Ah ! Seigneur, se peut-il qu’enfin je vous revoye ? Madame, suspendez l’éclat de vostre joye ; Je suis libre, il est vray, par les soins de Licas, Il a gagné du Fort les Chefs & les Soldats, J'en sors, Madame ; il faut marquer vostre tendresse, Il faut fuir à cette heure avec moy, le temps presse, Tout flate ce dessein; malgré l’obscurité, La Lune cette nuit nous offre sa clarté ; Pour ménager Belus avec plus de conduite, Ismene en demeurant, peut cacher nostre fuite. Les superbes Jardins que fit Sémiramis, Ne sont point investis du Camp des Ennemis ; Rangez pres de l’Eufrate, ils assiegent la Ville, Par ces lieux écartez l’issuë en est facile ; Ainsi nous pouvons fuir & gagner la Forest, Et Licas va nous suivre, & nous tenir tout prest ; Au tombeau de Ninus il doit bientôt se rendre, Proche de la Fontaine où nous devons l’attendre. Hé bien, partirons-nous, Madame, de ces lieux ? Mais quoy ? je vois tomber des larmes de vos yeux ; Pourquoy tant de soûpirs, Madame ? & que veut dire… Ah ! Seigneur, aprenez pourquoy mon cœur soûpire. Quoy ? fuirois-je avec vous, seule, & pendant la nuit ? Pour ma gloire, Seigneur, ah ! quel funeste bruit ! Soüillerois-je mon nom d’une tache si noire ? Prince, si vous m’aimez, ayez soin de ma gloire. A la fuite sans vous pourois-je consentir ? Quoy ? Madame, sans vous ?         Oüy, Prince, il faut partir, Il faut partir sans moy, sans cette Infortunée, Qui fait tout le malheur de vostre destinée. Je fuirois avec vous, si j’en croyois mon cœur, Je vous suivrois par tout ; mais ma gloire, Seigneur, Retraçant à mes yeux la noirceur de l’envie, Ne luy veut point donner de prise sur ma vie. Si vous m’aimez, Pirame, ah ! sortez de ce lieu, Epargnez à mon cœur ce douloureux adieu, De mes sens desolez vous redoublez la peine, Fuyez…Mais n’allez pas vers le Camp de la Reine. Partirois-je sans vous ? resteriez-vous sans moy ? Vous abandonnerois-je aux tendresses d’un Roy ? Vous laisserois-je en proye aux fureurs d’une Reine Egalement Victime ou d’amour, ou de haine ? Et que sçais-je, Madame, en ce funeste jour, Si vous ne seriez pas la Victime d’Amour ? Epargnez à mes sens cette funeste image, Epargnez des transports de douleur & de rage, Et sans nous attendrir en soûpirs superflus, Fuyons, fuyons ensemble & la Reine & Belus. Vous craignez (dites-vous) quelques traits de l’envie, Et ne craignez-vous rien, cruelle, pour ma vie ? Un sentiment de gloire étoufant vostre amour, S'il vous coûte des pleurs, me va coûter le jour. Encore un coup, songez que ma mort est certaine ; Si vous ne me suivez, je rentre dans ma chaîne, Je me livre à Belus, & je cours au trépas. Ah Dieux ! si vous m’aimiez…         Je ne vous aime pas, Ingrat ? de mon amour pouriez-vous estre en doute ? Et vous voyez si bien les larmes qu’il me coûte : Mais sur tant de foiblesse enfin fermez les yeux, Prince, je vais rentrer, sortez au nom des Dieux. Adieu, Pirame, adieu. Mais je demeure encore, Je ne puis m’arracher d’un Amant que j’adore ; Pour la derniere fois adieu, Prince…Ah cruel ! Que ne m’épargnez-vous cet adieu si mortel ? Pour vous je tremble, helas ! que d’éfroy ! que d’allarmes ! Quel plaisir prenez-vous à voir couler mes larmes ? Cher Prince, fuyez donc, qu’un genéreux effort… Cruelle, je le voy, vous demandez ma mort, Peut-estre que Belus…Ah ! penser trop funeste ! Mais, Madame, ma mort vous dira mieux le reste. Ah ! Seigneur, étoufez ce sentiment jaloux ; Non, je crains de traîner mon malheur avec vous, Je ne sçay quelle horreur me retient & me glace ; Pirame, au nom des Dieux, soufrez que je vous chasse, Un mouvement secret m’arreste dans ces lieux, Il n’en faut point douter, c’est un ordre des Dieux ; Si je fuis avec vous, qu’en devons-nous attendre ? Les gardes de Belus viendront pour nous reprendre ; Je vous verray tout seul contre tant de Soldats Tomber percé de coups, peut-estre entre mes bras ; A vos regards mourans, je m’offriray mourante. Quel spectacle, Seigneur, helas ! pour une Amante ! Non, la mort à mes yeux n’a rien de si fatal, Que de vous voir en proye à l’amour d’un Rival. Il n’est point à mes yeux de si grande infortune, Je soufre mille morts pour en éviter une, Pour moy vous la craignez, & vos tristes adieux Sçauront me la donner, & peut-estre à vos yeux ; Un moment diferé rend ma perte assurée, Vous la voyez, cruelle, & vous l’avez jurée. Si quelqu’un me surprend icy, je suis perdu, Vous vous repentirez d’avoir trop attendu Il ne sera plus temps, je mourray…         Quelle peine ! Hé bien, Seigneur, allons où le sort nous entraîne. Fin du Quatriéme Acte. Enfin, Seigneur, les Dieux sont declarez pour vous, La Reine est arrestée, Arcas percé de coups, Son Party cette nuit est défait par le vostre, Nos Chefs ont fait merveille à l’envy l’un de l’autre ; Mais le profond respect que l’on doit à son rang, Leur a fait épargner en elle vostre sang : Arsace s’est sauvé dans la Forest prochaine, On le poursuit, nos Chefs vous amenent la Reine, Elle est dans Babylone, elle veut vous parler, Et tout ce grand revers a peine à l’ébranler : Mais, Seigneur, dans le bien que le Ciel vous envoye, Pourquoy vous refuser à la publique joye ? Et ce sombre chagrin qui nous paroît…         Helas ! Ma gloire est satisfaite, & mon cœur ne l’est pas. Je sens je ne sçay quoy dans l’ame qui me gesne, Vous, Garde, aprochez, allez trouver la Reine, Et lors que vous l’aurez conduite jusqu’icy, Faites sortir Pirame, & l’amenez aussy. Je veux luy reprocher sa flâme criminelle, Devant la Reine il faut… Mais s’il estoit fidelle, Hircus ? Si pour Thisbé… Cependant aujourd’huy Puis que la Reine mesme a combatu pour luy, Il faut bien qu’avecque elle il soit d’intelligence. Quand la Reine, Seigneur, courût pour sa défence, Qu'elle chargea les miens lors que je l’arrestois, Je l’observois toûjours, moy seul je le tenois ; Cependant dans l’instant que la Reine elle-mesme Combatist, & fist voir une tendresse extréme, Il ne répondit point à de si beaux transports, Pour se sauver luy-mesme il ne fit point d’efforts, Au contraire il la vit avecque un œil farouche, Le nom de la Princesse échapa de sa bouche, Et poussant des soûpirs qu’il ne pût retenir, (Chere Thisbé, dit-il, que vas-tu devenir ?) Je l’entraîne, il ne fist aucune resistance, Il demeura toûjours dans un triste silence, Dans ses yeux éclatoit une tendre douleur, Et du reste il estoit stupide à son malheur. Apres cela, Seigneur, pouvez-vous estre en peine S'il trahit la Princesse, ou s’il aime la Reine ? Ah ! Dieux ; que m’aprens-tu par ce cruel recit ? Trop fidelle à Thisbé, c’est moy seul qu’il trahit. Helas ! quand de mes feux je me rendois le maître, Qu'un Billet outrageant le fist passer pour traître, Que l’amour de la Reine apuya nostre erreur, Je crus Thisbé trompée en consultant mon cœur : Pour Pirame ayant veu les efforts de la Reine, Cette marque d’amour sçeut desarmer ma haine, Et sans envisager la mort où je courois, Mon cœur estoit charmé du péril où j’estois ; Mais enfin quand je voy ma vie en assurance, Si la Reine est trahie, helas ! plus d’espérance. Que la gloire & l’amour dans mes desirs errans Font sentir à mon cœur de transports différens ! La douleur de Thisbé semble augmenter ses charmes ; Quand je voy ses beaux yeux baignez de tant de larmes, Une tendre pitié presse & saisit mon cœur, Je veux de mon amour devenir le vainqueur, Et quand cette pitié rend mon ame abatuë, Cette pitié devient un amour qui me tuë, La Princesse & Pirame en sont plus malheureux, Et je me trouve encor plus infortuné qu’eux. Mais il faut m’éclaircir du doute qui me presse ; Oüy, tout-à-l’heure, Hircus, allez chez la Princesse, Qu'on la fasse venir avecque son Amant. Voicy la Reine, allez, revenez promptement. Tu triomphes, Belus, & les Dieux m’ont trahie, Tu m’arraches le Sceptre, & me laisses la vie ; Acheve, Fils ingrat, & devenant mon Roy, Viens me ravir le jour que tu reçeus de moy. Tu sçais que pour la mort je n’eus jamais de crainte ; Qui la brava cent fois, en méprise l’atteinte ; D'un visage serain je l’attens constamment, Mais n’attens point de moy d’indigne abaissement. Pour reparer ma honte, & pour finir ma peine, Je veux mourir, Belus, & veux mourir en Reine ; Car aprens aujourd’huy, perdant ce que je perds, Que l’on doit dans sa chûte étonner l’Univers ; Que le Trône est placé dans un lieu si sublime, Qu'à ses pieds le Destin ne fait voir qu’un abîme. Viens, de tes propres mains, viens m’y précipiter, Et couvert de mon sang, hastes-toy d’y monter. Madame, loin d’avoir cette funeste envie, Je respecte ce sang qui m’a donné la vie : Ecoutez un peu moins une aveugle fureur, Qui va jusqu’à l’excés aigrir vostre douleur. Vous m’avez voulu perdre, & pour vous satisfaire, Vous aviez oublié que vous estiez ma Mere ; Mais dans le triste état où le Sort vous a mis, Je veux me souvenir que je suis vostre Fils. Vous rendant les respects qu’exige la Nature, Je fais ce que je dois. Si vostre cœur murmure De me voir dans les mains le Sceptre que je tiens, La Nature a ses droits, & le Trône a les siens. Je m’y place, Madame, & moy seul y dois estre, Il faut que l’Univers connoisse en moy son Maître, Je ne veux plus languir dans les bras du repos, Mais marcher comme vous sur les pas des Héros. Si vous en murmurez, plaignez-vous de vous-mesme, Je sçauray comme vous porter le Diadéme, Confier à mon bras l’honneur de mes desseins, Estre seul mon Ministre, & regner par mes mains. Quoy ? tu veux regner seul ? & ta fierté me brave ? Prétens-tu de ta Mere avoir fait ton Esclave ? Etalant à mes yeux d’ambitieux projets, Déja tu me confonds avecque tes Sujets : Fay plus, car il te faut une double Victime, Il faut que ta grandeur te coûte plus d’un crime, Pirame est déja mort. J'avois seul attenté Pour conserver mes droits avec ma liberté ; Mais enfin, donne-moy le destin de Pirame, Il estoit innocent…         Non, non, il vit, Madame, A Thisbé je voudrois qu’il eût manqué de foy, Et qu’il eût avec vous conspiré contre moy ; Devenu son Rival, ou plutôt sa Victime, Je crains son innocence, & souhaite son crime ; Et pour vous dire helas ! ce que mon cœur ressent, Peut-estre à mon égard est-il trop innocent. Ah ! Seigneur, cette nuit Pirame a pris la fuite, Il a trompé sa Garde, ou Licas l’a séduite. Pour le suivre, il estoit déja prest à partir, Mais, Seigneur, nous l’avons empesché de sortir. Je viens vous avertir, Seigneur, que la Princesse N'est plus dans le Palais.         Qu'on la cherche sans cesse. Je l’ay cherchée en vain dans son Apartement. Elle aura fuy sans doute avecque son Amant ; Je l’avois pressenty : tout est perdu, Madame, Courez apres Thisbé, qu’on reprenne Pirame. Pour courir apres eux, mes ordres sont donnez, Et de tous les costez des Soldats destinez… Faites venir Licas, il nous dira, le traître, En quels lieux auront fuy la Princesse & son Maître. Pirame vous trahit, Madame, à mon malheur, Il n’en veut point au Trône, il en veut à mon cœur. Arreste, c’en est trop, Destin impitoyable ! Voila le dernier coup dont ta fureur m’accable ; Belus, je suis trahie, & ce funeste jour N'éclaire qu’à ma honte un trop indigne amour. Ne croy pas cependant, qu’une servile flâme Seule par son ardeur eût embrasé mon ame, J'avois ma politique & j’aimois cet Ingrat, Pour me rendre avec luy Maitresse de l’Etat ; Je craignois ta fierté, ta faveur, tes intrigues, Un Epoux m’auroit mise à couvert de tes brigues ; J'en aurois fait ton Maître, & cette passion Ne servoit que d’esclave à mon ambition. Cependant j’en frémis, & je sens ma foiblesse, Je sens mon triste cœur qui soûpire sans cesse, J'effaceray sa honte, & je sçauray punir Ses indignes soûpirs par son dernier soûpir ; Il faut pour rapeler tout l’éclat de ma vie, Par une illustre mort faire taire l’envie ; Mais du moins, pour le prix du Trône que je perds, Fay poursuivre Pirame au bout de l’Univers ; Dans ma juste douleur, que ma fureur éclate ; Vange-moy d’un Ingrat, vange-toy d’une Ingrate ; Que leurs cœurs arrachez, pour estre réünis, Vangent par tout leur sang tous nos soûpirs trahis. Seigneur, Arsace est pris, on l’ameine.         Ah ! Madame, J'ay tout perdu pour vous, quand j’ay perdu Pirame. Seigneur, vangez un Fils sur un Pere inhumain De qui l’aveugle orgueil vient d’estre l’assassin ; Mon bras m’eût épargné ce recit trop funeste, Mais enfin l’on m’a pris…mes pleurs disent le reste ; Contre moy seul, Seigneur, armez vostre couroux. Parlez plus clairement, Arsace, expliquez-vous, Nous sçavons que Licas avoit tramé sa fuite. Hé bien, aprenez-en la déplorable suite. La Princesse & Pirame à peine estoient venus Dans la Forest prochaine au Tombeau de Ninus ; Ils attendoient Licas, Licas alloit s’y rendre, Quand il fût arresté : Mon Fils las de l’attendre, Fait demeurer Thisbé, sort & fust quelque temps Au bord de la Forest à compter les momens. Moy, dans ce temps, Seigneur, dans l’horreur qui me guide, Nostre Party défait, je pousse à toute bride Du costé de ce Bois, où je trouve mon Fils. Si-tôt qu’il m’aperçoit, il s’enfuit, je le suis; Il perce la Forest, je le joins, je le presse, Il me dit qu’il venoit de quitter la Princesse, Mais ne la trouvant plus, il la cherche en tremblant, Et rencontre à ses pieds son Voile tout sanglant ; Nous voyons de Thisbé quelques traces formées, Et celles d’un Lion sur ces pas imprimées, L'herbe teinte de sang, ce Voile déchiré : Pirame alors demeure interdit, égaré, Un long frémissement le saisit & le glace, De ce Lion encore examinant la trace, Il la suit, la démesle, & voit de tous costez Des morceaux de ce Voile épars, ensanglantez. Ah Seigneur (me dit-il) Thisbé meurt, puis-je vivre ? C'est moy qui l’ay pressée & forcée à me suivre, Ah ! sans doute un Lion aprochant de cette eau A surpris ma Princesse, & j’en suis le Bourreau. Viens cruel (disoit-il) pour m’ouvrir tes entrailles, De Thisbé donne-moy les mesmes funérailles, Je suis le criminel qu’il falloit déchirer, Et du moins par pitié reviens me devorer ; Mais non, ce n’est point toy, c’est moy seul qui la tuë, A ces mots, d’un poignard il se perce à ma veuë, Je me jette sur luy, j’arrache ce poignard, J'arreste en vain son sang, Dieux ! il estoit trop tard ; Il tombe, il voit ce coup qui n’a rien qui l’éfraye, Et de ses propres mains il agrandit sa playe, Et malgré mes efforts s’ouvrant ainsi le flanc… Mais, Seigneur, pardonnez ces larmes à mon sang. Qu'ay-je fait ? que d’horreurs où mon ame est plongée ! Pirame est mort, ah Ciel ! vous m’avez trop vangée. Et la Princesse, Arsace ?         Ah ! triste souvenir ! Dans ces instans, je vis la Princesse venir ; Me prenant pour Pirame, elle dit hors d’haleine, Qu'un Lion plein de sang venant vers la Fontaine, L'avoit fait fuir, qu’enfin son Voile estoit tombé ; Mais, Seigneur, concevez ce que devint Thisbé, Concevez (s’il se peut) son horreur impréveuë, Quand mon Fils estant prest d’expirer à sa veuë, La reconnût encore, & luy tendant les bras Sembla, pour luy parler, retarder son trépas, Et luy dit son erreur d’une voix languissante. Alors je vis tomber Thisbé pasle, mourante, Et ne pûs discerner en cet afreux instant Qui de nous trois estoit le vif, ou le mourant ; Nos soûpirs seuls marquôient quelque reste de vie ; Je crûs que la Princesse estoit évanoüye, Moy j’estois immobile ; Helas ! dans ce moment Thisbé voit le fer teint du sang de son Amant, Soudain elle s’en perce, & prenant la parole ; Arreste encore un peu ton ame qui s’envole, Cher Prince (a-t-elle dit) vois mon sang répandu. A ces funestes mots, je me tourne éperdu, Je luy saisis le bras, mais son sang qui boüillonne Rejailit sur Pirame, il le voit, en frissonne, Et ranimant encor un regard presque éteint, Par ce regard mourant il l’accuse, & se plaint, Il veut parler, murmure, & n’acheve qu’à peine : Un reproche confus, lors que la mort l’entraine ; Thisbé le suit de pres, un soûpir douloureux Avance son trépas, & les unit tous deux, Et voyant expirer mon Fils & la Princesse, La pitié malgré moy fait naitre une tendresse, Jusqu’alors inconnuë à mon barbare cœur, Et qui vange Thisbé de son Persécuteur : Oüy, Seigneur, tout remply de ma douleur amere, Quand il n’en est plus temps, je sens que je suis Pere, Leur image sanglante à toute heure me suit, Je n’ay que de l’horreur pour le jour qui me luit, Mes pleurs vous font assez connoitre mon envie : Hé de grace, Seigneur, qu’on m’arrache à la vie, C'est la seule faveur que demande à genoux Un Pere infortuné criminel envers vous, Aux Dieux, à la Nature, à vous, rendez justice, Et pour vanger le Fils, que le Pere périsse ; Je l’aurois déja fait, Seigneur, mais vos Soldats Ont eü la cruauté de m’arrester le bras. Quand je pleure Thisbé, je plains vostre infortune, Arsace, & nous faisons une perte commune, Mon amour de ce crime a commis la moitié, Et je sens moins pour vous d’aigreur que de pitié. Ah Seigneur ! aprenez une étrange avanture, Qui touche également l’Amour & la Nature. On portoit au Palais les corps des deux Amans, Babylone éclatoit toute en gémissemens, La Reine a rencontré cet objet à sa veuë, Vos Gardes par respect ne l’ont point retenuë, Elle aproche, elle voit leurs corps ensanglantez Dans l’horreur de la mort conserver leurs beautez, Une tranquille paix marquoit sur leur visage Les traces de l’amour plutôt que de la rage, Et sans avoir cet air pasle, afreux de la mort, Tous morts ils paroissoient satisfaits de leur sort. La Reine à ce spéctacle a répandu des larmes, Et prenant la parole, elle a plaint tant de charmes : Helas ! (a-t-elle dit) Amans infortunez, Je vous ay par ma flâme à la mort entrainez, Mais j’iray vous rejoindre en vos demeures sombres, Et je feray ma paix avec vos cheres Ombres ; N'attendez plus de moy de soûpirs, ny de pleurs, Je répandray du sang pour vanger vos malheurs ; Oüy, c’est icy qu’il faut montrer toute mon ame, Et qu’un bras de Héros punisse un cœur de Femme. A ces mots, d’un poignard caché pour ce dessein, Qu'elle a voulu porter devant nous dans son sein, J'ay rompu, grace aux Dieux, & la force & l’atteinte ; Mais, Seigneur, sa douleur nous donne de la crainte. Malgré son desespoir, allons la secourir, Elle est ma Mere, il faut l’empescher de mourir. O Ciel ! ne laisse pas mon audace impunie ; Si Belus par pitié veut épargner ma vie, Que ta foudre me soit favorable aujourd’huy, Et soit moins pitoyable, ou plus juste que luy. FIN. Par Grace & privilege du Roy, donné à Versailles le 22. jour de Fevrier 1674. Signé, Par le Roy en son Conseil, DES VIEUX : il est permis au Sieur Pradon, de faire imprimer, vendre & debiter par tel Imprimeur ou Libraire qu’il voudra choisir, une Tragedie intitulée, PIRAME & THISBÉ, de sa composition, & ce durant le temps & espace de six années entieres, à compter du jour que la dite Tragedie sera achevée d’imprimer pour la premiere fois : Et defenses sont faites à toutes Personnes de quelque qualité & condition qu’elles soient, de l’imprimer, ou faire imprimer, vendre & debiter pendant ledit temps, sans le consentement de l’Exposant, ou de ceux qui auront droit de luy, à peine aux contrevenans de trois mille livres d’amende, confiscation des Exemplaires contrefaits, &de tous despens, dommages & interests, ainsi qu’il est porté plus au long par ledit Privilege. Registré sur le Livre de la Communauté, suivant l’Arrest de la Cour de Parlement. Signé, Thierry, Syndic. Achevé d’imprimer pour la premiere fois le 1. Mars 1674.