Je ne feray point icy l’Apologie de cette Piece ; Il suffit pour luy servir de sauvegarde contre la Critique la plus envenimée, qu’elle ait eu l’honneur de plaire au plus Grand Roy du Monde, et à la plus galante et la plus spirituelle Cour de l’Europe ; Apres cela, je dois estre plus que content, et me mettre fort peu en peine, lors qu’elle a esté universellement approuvée de tous les honnestes Gens, de la malice et du chagrin de quelques Particuliers : Ceux-cy ont fait tout leur possible, ou par eux, ou par leurs organes, pour la décrier et pour la perdre. A la vérité je ne croyois pas estre encor digne d’un si grand déchaînement, mais l’envie m’a trop fait d’honneur, et m’a traité en plus grand Auteur que je ne suis. Si Thisbé n’avoit pas esté si loin, peut-estre qu’on eut laissé un libre cours à Tamerlan, et qu’on ne l’eût pas étoufé (comme on a fait) dans le plus fort de son succez. C’est le jugement que tous les Gens des-interessez, et qui n’agissent point par les ressorts de la Cabale, ont fait de cette injustice, qui m’a esté plus glorieuse dans le monde, qu’un plus ample succez. Cependant je ne doute pas qu’il n’y ait plusieurs fautes dans cet Ouvrage, je ne prétens pas estre infaillible ; et si nos Maistres du Theatre, qui y regnent avec tant d’empire et de justice, sont exposez eux-mesmes à des Critiques qui leur ont donné tant d’émotion, pourquoy un jeune Auteur qui commence, et qui n’est encor qu’à sa seconde Piece, en seroit-il plus exempt qu’eux ? Il seroit seulement à souhaiter que ces Messieurs tinssent le mesme langage qu’ils font tenir à leurs Héros, qu’en faisant admirer leurs Ouvrages, ils fissent admirer en mesme temps leur procedé, et que les sentimens de leur cœur fussent aussi genereux et aussi grands que ceux de leur esprit : Ils ne s’abaisseroient point à crier quand on leur imite une syllabe sur des choses qui ne sont point de beauté, qui n’ont aucun brillant particulier, et dont tout le monde auroit esté contraint de se servir necessairement, dans des Incidens tirez des entrailles d’un Sujet, comme des 24. Lettres de l’Alphabet, qui doivent estre communes à tous ceux qui se meslent d’écrire. D’ailleurs s’ils faisoient refléxion sur plusieurs de leurs Pieces, ils verroient, qu’ils sont eux-mesmes encor moins scrupuleux sur des imitations plus fortes, et on pourroit leur faire connoistre qu’ils se souviennent aussi-bien des Modernes que des Anciens, et qu’ils possedent avec autant d’avantage les beautez de Tristan, de Mairet et de Rotrou, que celles d’Homere, de Sophocle et d’Euripide. Au reste, je n’entreray point dans le détail de cet Ouvrage, je l’expose au Public afin qu’il en juge luy-mesme, sans tascher de le prévenir inutilement. J’ay fait un honneste Homme de Tamerlan, contre l’opinion de certaines Gens, qui vouloient qu’il fut tout-à-fait brutal, et qu’il fit mourir jusques aux Gardes. J’ay tasché d’apporter un tempérament à sa ferocité naturelle, et d’y mesler un caractere de grandeur et de genérosité, qui est fondé dans l’Histoire, puis qu’il refusa l’Empire des Grecs, et qu’il a esté un des plus grands Hommes du Monde : Cela se peut voir dans Calchondile, et sur tout dans une Traduction d’un Auteur Arabe, où la Vie de Tamerlan et ses grandes actions sont écrites tout au long. J’ay intitulé la Piece,Tamerlan, ou la Mort de Bajazet, puis que c’est la mort de Bajazet qui en fait la catastrophe. Je ne diray rien de son caractere, l’Histoire nous marque assez que ce Prince fut intrépide, et méprisa Tamerlan et la vie, jusqu’au dernier soûpir. Voila tout ce que j’avois à dire sur cette Tragedie, peut-estre vivra-t-elle autant sur le papier; que certains Ouvrages qui ne tirent leur succez que de la Déclamation, dont les Auteurs sont les Maistres, et qui ne reüssit que pour eux. Je souhaite que si celuy-cy m’a attiré leurs mauvaises intentions, je me rende encor plus digne à l’avenir de leur chagrin. Le lecteur me fera assez de justice, pour ne me pas imputer quelques fautes qui se sont coulées dans l’Impression, et que j’ay marquées à la fin de la Piece. Enfin, Leon, tu vois cette grande Journée Qui doit de Tamerlan éclairer l’hymenée ; La Princesse Araxide est l’objet de ses vœux, Elle arrive en ce Camp, et couronne ses feux : Ce superbe Vainqueur, déja l’éfroy du Monde, Unit à ses Etats celuy de Trébizonde ; Araxide en hérite, et va faire trembler Tant de Roys ses voisins qui vouloient l’accabler. Auroit-on crû qu’un cœur si fier et si sauvage, Qui n’avoit respiré que guerre et que carnage, Pour un second hymen soûpirât en ce jour, Et voulut tout entier se livrer à l’amour : Mais l’amour a rendu Tamerlan plus traitable, Sur Bajazet il jette un regard pitoyable, Et son cœur moins farouche oubliant sa fierté, Il le laisse joüir de quelque liberté. De pressantes raisons sçauront bientost t’aprendre Le secret intérest que mon cœur y doit prendre ; Mais instruy-moy, Leon, que font les Byzantins ? Sont-ils toûjours en bute aux fureurs des Destins ? Et nos Grecs revoltez, lassez de leurs miseres, Verront-ils Andronic au Trône de ses Peres ? Tu m’aprens que mon Frere en est abandonné, Et tu crois que dans peu j’y seray couronné. Je l’espere, Seigneur, la superbe Byzance, Apres tant de fureurs, rentre en l’obeïssance ; La prise de Sebaste, et tant d’autres combats Où Tamerlan vainqueur employa vostre bras, Et Bajazet captif, et l’Europe allarmée, La font trembler au bruit de vostre renommée. Nos Grecs ont député ; Phocas et Leontin De l’Empire à ses pieds ont soûmis le destin, Et par ce coup d’Etat prévenant la tempeste, Esperent par sa main couronner vostre teste. Oüy, j’espereet je crains ; tu connois l’Empereur, Sa libéralité répond à son grand cœur, D’une main il attaque et prend une Couronne, Et de l’autre souvent il la rend, ou la donne ; Dans cet ofre Byzance a pris le bon party. Mais que le cœur des Grecs, Leon, s’est démenty ! Ces Héros autrefois Arbitres de la Terre, Qui portoient en tous lieux la terreur et la guerre, Qui devoient commander un jour à l’Univers, Succombent sous le joug, et reçoivent des fers ; A nostre honte ils sont le joüet des Barbares, La proye et le butin des Turcs et des Tartares ; Et cet Empire enfin si beau, si florissant, Tombe par ce débris sans force, et languissant. Tu sçais qu’apres la mort de l’Empereur mon Pere, Bajazet apuya le Party de mon Frere, J’imploré le secours du bras de Tamerlan, Implacable Ennemy du Monarque Otoman ; Avec deux de ses fils j’exercé mon courage, Nous fismes de la guerre un noble aprentissage, Avecque eux j’esperé de vaincre Bajazet, Et ma funeste main leur servit en effet. Helas ! pour mon malheur j’en partagé la gloire ; Mais j’ay besoin encor de plus d’une victoire, Je laisse à Tamerlan le soin de ma grandeur, Un intérest plus cher occupe tout mon cœur, Et je sens dans le trouble où ce cœur s’abandonne, Que pour le rendre heureux c’est peu qu’une Couronne. Je vous entens, Seigneur ; ce cœur si genéreux, Qui n’aimoit que la gloire, est peut-estre amoureux. Je l’avouë, il est vray, je ne l’ay que trop tendre, La Gloire m’a parlé, l’Amour s’est fait entendre, Et les suivant tous deux, j’ay donné tour-à-tour Tout mon sang à la Gloire, et mon cœur à l’Amour. Le Champ de Pruze a veu mes premieres allarmes, J’y repandis du sang, et j’y versé des larmes ; Mon bras fust l’instrument des maux que j’ay soufers, Ce jour me vit donner et recevoir des fers ; Et si j’en accablé cette illustre Famille, Bajazet fust vangé par les yeux de sa Fille. Oüy, dans le mesme instant que plein de ma fureur Mon cœur ne respiroit que carnage et qu’horreur ; Que sortant tout sanglant des bras de la Victoire, Je croyois arriver au comble de la Gloire, Un coup d’œil m’arresta, je me sentis charmé, Ce cœur victorieux fust vaincu, desarmé, Et vit sa liberté tremblante et fugitive, S’enchaîner et se perdre aux pieds de ma Captive. Enfin j’en fus aimé ; que de soûpirs, de soins, Dont l’Amour et nous seuls ont esté les témoins ! Que d’ennuy, de contrainte, et que de violence Ont serré les doux nœuds de nostre intelligence ! Tu connois Bajazet, outré de son malheur Il falloit l’arracher à sa propre fureur : Cet orgueuilleux Captif, qui sçait trop se connoître, Tout Esclave qu’il est, bravoit toûjours son Maître, Et le fier Tamerlan ne pouvant le soufrir Cent fois je l’ay veu prest à le faire périr. Juge de nos douleurs : L’adorable Astérie, Qui voyoit que son Pere alloit perdre la vie, Me venoit toute en pleurs demander du secours ; J’y volois en tremblant, j’en arrestois le cours, Je tâchois de fléchir la fierté de son Pere, Et courois du Tartare adoucir la colere. Voila les embarras et les soins douloureux Qui sçeurent trop unir deux Amans malheureux ; Nostre ame de nos feux également atteinte, A noury nostre amour de douleur et de crainte, Et la foule des maux que je dois prévenir, Leon, me fait encor trembler pour l’avenir. Seigneur, pour Bajazet vous n’avez rien à craindre, Par vos soins du Tartare il n’a plus à se plaindre ; Sans-doute l’Otoman le touche, et son malheur Fait naître un mouvement de pitié dans son cœur. Oüy, je vois Tamerlan d’une humeur triste, et sombre ; Et quand de son chagrin je tâche à percer l’ombre, Cette pitié me flate, et j’y crois entrevoir Pour Bajazet et nous quelque rayon d’espoir ; Mais toûjours l’Ottoman me paroist plus farouche, Sa Fille quelquefois et l’arreste et le touche. Ah ! si pour Tamerlan il domptoit sa fierté, Je pourois ménager entre eux quelque Traité, Je pourois quelque jour les réünir ensemble. Helas ! dans ce projet si j’espere, je tremble, J’y voudrois conserver l’intérest de mon cœur ; J’en soûpire, et je crains ma prochaine grandeur. Seigneur, à l’Empereur demandez la Princesse ; Et tandis que son Camp est rempli d’allégresse, Que l’on croit que son cœur va goûter à son tour Dans un second hymen les douceurs de l’amour, Que ses Fils sont allez au devant d’Araxide, Faites que cet hymen de vostre sort décide ; Ménagez Tamerlan, Bajazet trop heureux Consentira sans-doute à l’honneur de vos feux; Araxide, il est vray, m’est d’un heureux présage, Son arrivée au Camp m’est un grand avantage, Je puis la faire agir aupres de l’Empereur, C’est de luy que dépend ma vie et mon bonheur. Bajazet vient, sondons cette ame si hautaine, Et tâchons d’étoufer les restes de sa haine. Laisse-nous.         C’est à vous sans-doute à qui je dois Ce peu de liberté, Seigneur, où je me vois. Tamerlan par vos soins a suspendu sa haine, Et c’est vous, qui brisez la moitié de ma chaîne ; Je m’en flate, et mon cœur seroit au desespoir, Si c’estoit au Tyran qu’il fallut le devoir. Croit-il par le retour d’une feinte clémence, Que j’oublie un moment ma haine et ma vangeance ? S’il pense me fléchir, il se trompe, Seigneur, Ses afronts sont gravez trop avant dans mon cœur ; D’Ortobule égorgé la trop funeste image Renouvelle toûjours ma douleur et ma rage, (Ce cher Fils qui parût incapable d’éfroy, Et qui chargé de fers lui parla comme moy.) Je me retrace encor la Sultane expirante, Astérie à ses pieds éperduë et tremblante ; Cette indigne Prison, où je me vis enfin La fable et le joüet d’un insolent destin. Je vois donc un Tyran me couvrir d’infamie, Que tira du Néant ma fortune ennemie, Et qui sans le secours de ses grands changemens, A peine auroit servy d’Esclave aux Otomans. Ah ! Seigneur, oubliez une vangeance vaine, Tamerlan peut briser tout-à-fait vostre chaîne, Il est Maistre, il peut tout, et j’entens à regret… Pour estre son Captif, suis-je moins Bajazet ? Oüy, quand il m’ofriroit le Sceptre, la Couronne, La liberté, le jour, sa main les empoisonne ; Il me laisse la vie et peut-estre aujourd’huy Je la perdray, Seigneur, pour n’avoir rien de luy. Quoy, Seigneur ? vostre cœur à vous-mesme barbare, Et plus cruel pour vous que ne fust le Tartare, Va-t-il nous replonger dans les mesmes douleurs ? Et quand vous pouvez voir la fin de vos malheurs, Que Tamerlan touché d’une pitié sincére… Son indigne pitié rallume ma colére ; Mais Tamerlan peut-estre en mon funeste sort Envîra quelque jour la gloire de ma mort. Cette feinte pitié que marque le Tartare, Aigrit mon desespoir par sa douceur barbare ; Et lors qu’il voit la mort qui vient à mon secours, Preste à briser mes fers en terminant mes jours, Sa pitié politique, et sa fatale envie, Veulent malgré la mort m’enchaîner à la vie, Et donner en spéctacle aux yeux de l’Univers Un Empereur qui traîne et sa vie et ses fers. Ainsi je ne veux plus d’une vie importune, Triste et funeste objet des coups de la Fortune. J’ose m’ouvrir à vous ; car loin d’estre ennemis, Je vous ay toûjours veu pour moy le cœur d’un Fils, Seigneur, et j’eus pour vous depuis l’ame d’un Pere ; Mais, le Ciel fist cette ame et trop grande et trop fiere, Pour soufrir plus longtemps les injures du Sort; Je veux sortir des fers, ou courir à la mort. Ce n’est point avec vous, Prince, que je dois feindre, J’ay sçeu depuis longtemps me taire et me contraindre, Et je n’ay point voulu vous charger d’un secret Qui pût vous entraîner au sort de Bajazet. Je sçay que Tamerlan vous chérit, vous apuye, Je respecte en vous deux l’amitié qui vous lie ; Et pour mes intérests je ne fais point de vœux Qui tentent la vertu d’un Amy genéreux. Ainsi, j’ay bien voulu, Prince, vous faire entendre Que pour ma liberté je vay tout entreprendre, Mais que tout mon espoir dans un si beau dessein Est de mourir au moins les armes à la main. Ah ! que prétendez-vous, Seigneur, qu’allez vous faire ? Songez où vous expose un dessein teméraire ; Que vous allez jetter par ce cruel effort Et vostre Fille et vous dans les bras de la Mort. Si vous avez pour elle encor quelque tendresse, Ménageons un accord…         Vous sçavez ma foiblesse, Ne la réveillez point dans mon cœur abatu, Pour corrompre mon ame, et tenter ma vertu. Je fuyrai, mais sans-doute une fuite sanglante Par une heureuse mort remplira mon attente ; Et je veux dans l’espoir que mon cœur s’est promis, Du moins sortir couvert du sang des Ennemis. Tout est prest, l’heure est prise. Il me reste Astérie, Je vous la recommande, ayez soin de sa vie, Pour son intérest seul je vous ouvre mon cœur : Oüy, pour elle ayez soin d’apaiser l’Empereur, Je me suis aperçeu qu’elle vous estoit chere ; Que l’amour soit le sçeau du secret de son Pere. Vous essuyrez ses pleurs, si je meurs aujourd’huy ; Ne l’abandonnez pas, et luy servez d’apuy. Adieu, Seigneur.         Ah Ciel ! que vient-il de m’aprendre ? Et dans son desespoir que va-t-il entreprendre ? Il faut en détourner l’orgueilleux Bajazet, Etoufer, s’il se peut, son funeste projet ; Le Ciel me dictera ce que je dois luy dire… Mais Tamerlan paroist, je tremble et je soûpire. Prince, j’ai veu les Grecs, et leurs Ambassadeurs Ont remis dans mes mains leur Empire et leurs cœurs : Mais quand pour tout objet on regarde la gloire, Que l’on combat toûjours pour la seule victoire, Et qu’on est l’ennemy, la terreur des Tyrans, L’on n’abuse jamais du droit des Conquérans ; Ce titre spécieux n’a rien qui m’ébloüisse, Il faut que de ses droits chaque Prince joüisse : Je vous rends vostre Empire, et pour comble d’honneur, Moy-mesme je vous veux déclarer Empereur. Vous partirez dans peu, vous reverrez Byzance… Ah Seigneur ! permettez que ma reconnoissance Réponde par mon trouble aux bontez que j’atends, Mais pour les mériter donnez-moy quelque temps ; Soufrez qu’aupres d’un Bras qui maîtrise la Terre, Je m’instruise à loisir du grand Art de la Guerre ; Et vous pouvez, Seigneur, me faire un sort plus doux, En ne m’exilant pas si-tost d’aupres de vous. Soufrez qu’aupres de vous je combate, et j’espere… J’y consens, et de plus vous m’estes nécessaire, Et je craignois déja que la soif de régner Avec plaisir de moy ne vous fist éloigner ; Mon cœur qui ne se peut ouvrir avecque un autre, Est charmé de se voir d’accord avec le vostre, Puis que vous pouvez seul, lors que tout m’est soûmis, Vaincre le plus mortel de tous mes Ennemis. Quel est cet Ennemy, Seigneur, qui vous irrite ? Le Persan, l’Indien, le Turc, le Moscovite, Ont trop senty la force et le poids de vos coups. Cependant quelqu’un d’eux s’arme-t-il contre vous ? Seigneur, si tout mon sang…         Il n’en faut point répandre De sang, contre un Captif qui ne peut se défendre, Dont l’orgueil cependant veut m’imposer la Loy : Enfin, c’est Bajazet qu’il faut vaincre pour moy. Vous seul pouvez fléchir son courage indomptable, Adoucir sa fierté, la rendre plus traitable ; C’est aujourd’huy qu’il faut nous réünir tous deux. Vous réünir ? Ah Ciel ! c’est l’objet de mes vœux ; Soufrez qu’à ce dessein, Seigneur, ma joye éclate, Et quand pour Bajazet vostre pitié me flate, J’aprenne avec plaisir que sa juste douleur Ait attendry vostre ame, et touché vostre cœur. Prince, vous le sçavez, trop jaloux de sa gloire, Des mains de Bajazet j’enlevé la victoire ; Mais vous ne sçaviez pas qu’un Ennemy secret Eût vaincu Tamerlan, et vangé Bajazet. Bajazet dont le bras a desolé la Terre, Bajazet qui porta le foudre de la Guerre, Fust terrassé luy-mesme, et gémit dans mes fers : J’ay du bruit de sa chûte étonné l’Univers, Ce foudre cependant fixé dans sa Famille, A passé de ses mains dans les yeux de sa Fille. Quoy, Seigneur, vostre cœur en seroit-il épris ? Je l’aime, (avec raison vous en estes surpris,) Mon cœur qui de la guerre avoit fait son étude, N’eut point fait des soûpirs une indigne habitude ; Il ne connoissoit point ces tendres mouvemens, Ce trouble, ces transports si connus aux Amans, Mais Astérie et vous depuis avez fait naître Ce trouble et ces transports dont je ne suis plus maître. Quand le fier Bajazet insultoit mon couroux, Vous ameniez sa Fille en pleurs à mes genoux ; Je ne pûs soûtenir l’éclat de tant de charmes, J’aperçeus trop de feux au travers de ses larmes, Et ses yeux si charmans, armez de leur douleur, Furent conduits par vous pour m’en percer le cœur. Prince, de mon amour soyez dépositaire, Préparez-y l’esprit de la Fille et du Pere, Faites-luy de ma part espérer un Traité Qui luy rende aujourd’huy sa pleine liberté : Allez, et luy portez cette grande nouvelle ; Je veux par cet hymen finir nostre querelle, Je suis Maître, et pourois l’y contraindre en ce jour ; Mais, Prince, je ne veux le devoir qu’à l’Amour. Mais vous souvenez-vous d’une illustre Princesse, Qui vous aporte un Sceptre avecque sa tendresse ? Araxide, Seigneur, qui malgré tant de Roys Soûmet un grand Empire et son cœur à vos Loix, Dans peu vous l’attendez, elle arrive peut-estre ; Et quand ce changement se fera reconnoistre, Songez à quel mépris vous allez l’exposer. Vos refus…         Mon dessein n’est pas de l’épouser, J’en fais courir le bruit pour donner jalousie A tous ces petits Roys qui rampent dans l’Asie, Et qui voulant agir avec moy comme égaux, Ont osé s’honorer du nom de mes Rivaux. Je leur veux enlever une si belle proye ; Que je l’épouse, ou non, qu’importe qu’on le croye ? Je sçauray de ma main luy choisir un Epous ; Et si vous m’en croyez, Prince, ce sera vous. Moy, Seigneur, l’épouser ?         Que pouriez-vous mieux faire ? Son Frere est mort, d’un Trône elle est seule heritiere ; Songez-y, vostre cœur en sera satisfait, Mais sur tout, ménagez l’esprit de Bajazet, Allez le voir ; pour moy, j’iray chez Astérie. J’attens tout de vos soins, Prince, et je m’y confie ; Et songez en ce jour, si je suis son Epous, Que Byzance, Araxide, enfin, tout est à vous. Il adore Astérie, et m’en fait confidence, Il vient sur son Rival fonder son espérance ; D’une main, il m’éleve et me fait Empereur ; Et de l’autre, il m’accable et me perce le cœur. Il va voir ma Princesse, et m’envoye à son Pere ; Il attend tout de moy, lors qu’il me desepere ; Et pour comble d’horreur, il m’aprend que ses feux Sont accrus et nouris par mes soins malheureux. Trop teméraire Amant, devois-tu pas connoître, Que pour estre adorée elle n’a qu’à paroître ? Pouvois-je à Tamerlan l’amener sans éfroy ? Et n’a-t-il pas un cœur et des yeux comme moy ? Dans ce sombre chagrin qui devoroit son ame, Ne devois-je pas voir quelque éclat de sa flame ? Et ses soûpirs, enfin sa funeste pitié, Ne m’en avoient-ils pas découvert la moitié ? Mais quoy, dans cet instant, que résoudre? que faire ? Allons voir Astérie, allons trouver son Pere ; Dans le goufre et l’horreur des maux que je prévois, O Ciel ! ferme mes yeux sur tout ce que je vois. Fin du Premier Acte. Tu m’aprens que la Cour est pleine d’allégresse, Que l’heureux Andronic va régner dans la Gréce, Qu’il sera couronné des mains de l’Empereur ; Mais de quel œil voit-il sa nouvelle grandeur ? Quand Tamerlan luy fait un si grand avantage, Sans-doute que la joye éclate en son visage : Mais bien que pour son cœur le Trône ait des apas, Dis-moy, quelque chagrin ne s’y mesle-t-il pas ? Oüy, Zaïde, Andronic bientost nous abandonne, Il retourne à Byzance, il court à sa Couronne : Mais encor, penses-tu qu’il ait la dureté De nous abandonner avec tranquilité ? Il vient de me parler ; son desordre, Madame, M’a fait connoître assez le trouble de son ame ; Il viendra vous trouver, il est triste, inquiet, Il a veu l’Empereur, et cherche Bajazet. Il a veu l’Empereur, et va trouver mon Pere ! Ah sçais-tu quelle perte en luy nous allons faire ? Aupres de Tamerlan il nous servoit d’apuy ; Nous le perdrons, Zaïde, et peut-estre aujourd’huy : Un Empire éclatant le rapelle en la Grèce, Il laisse dans les fers une triste Princesse ; Et s’il cherche mon Pere, et s’il vient en ce lieu, Ce n’est peut estre helas ! que pour nous dire adieu. Mais, Zaïde, il est temps que mon secret éclate ; Aprens donc que l’espoir n’a plus rien qui me flate ; Et si Bajazet perd en ce Prince charmant Un véritable Amy, moy j’y pers un Amant. Vous, Madame, un Amant ?         Connois toute mon ame… Mais quoy, mes tristes yeux t’ont-ils caché ma flame ? Les soûpirs d’Andronic ont-ils parlé si peu, Et suis-je la premiere à t’en faire l’aveu ? Je n’osois, il est vray, languissante, abatuë, T’avoüer sans rougir un amour qui me tuë ; Et croyois qu’Andronic, mes yeux, et ma langueur, T’auroient apris pour moy le secret de mon cœur. Le respect m’empeschoit d’en percer le mystere, Madame, et je n’osois…         Helas ! pourquoy le taire, Quand mon cœur à tes yeux prest à me déceler A soûpiré cent fois pour te faire parler ? Te faut-il rappeller la fatale Journée Où le Ciel décida de nostre destinée, Cette afreuse Bataille où le fier Tamerlan Donna le coup mortel à l’Empire Ottoman ? Dans l’horreur du Combat tu pûs voir que ma Mere, Incertaine du sort de l’Empereur mon Pere, Voulut sortir, le suivre, ou courir au trépas ; Avec toy j’estois seule, et tombé dans tes bras, Tremblante, desolée, au comble des miseres, Lors qu’Andronic défit nos braves Janissaires, Perça jusqu’à ma Tente, et l’Epée à la main, S’avança, m’aperçeût, et s’arresta soudain ; Je parus dans tes bras de pleurs toute trempée. A ce triste spéctacle il baissa son Epée, Et ne trouvant qu’éfroy, qu’horreur de toutes parts, Quand je tourné sur luy mes timides regards, (Peut-estre ma douleur eût pour luy quelques charmes) Je crûs voir ses yeux prests à répandre des larmes ; Il m’aborda d’un air et d’un pas chancelant, Et ne me rassura luy-mesme qu’en tremblant. Je vis que vostre trouble au sien estoit semblable. Jamais un Ennemy ne parût plus aimable ; En vain je retraçois à mes sens effrayez Ce Vainqueur tout sanglant, il tomboit à mes pieds, Zaïde ; et bien qu’il fust tout fumant de carnage, Son repentir estoit dépeint sur son visage. Te l’avoûray-je enfin ? lors que je vis couler Son sang qu’avec mes pleurs il venoit de mesler, Que sa main de ce sang me parut toute teinte, Je me sentis saisir d’une secrete crainte, Et je vis qu’à travers mon trouble et mon ennuy Déja mon foible cœur s’intéressoit pour luy. Jamais deux Ennemis n’eurent si peu de haine, Il vous traita bien moins en Esclave qu’en Reyne ; Et depuis, ses respects, et les soins assidus, Qu’aupres de Tamerlan pour vous il a rendus, Madame, font connoître…         Ecoute cette histoire, Et connois d’Andronic le triomphe et la gloire. Tu voyois qu’il venoit partager nos douleurs, D’une main secourable il essuyoit nos pleurs, Il tâchoit d’adoucir Tamerlan et mon Pere, Et souvent, pour me voir, il venoit chez ma Mere, Je ne l’y vis que trop, et je sentis un jour Qu’Andronic me voulut déclarer son amour : Mais helas ! son respect luy faisant violence, Il se tust, et mon cœur entendit son silence ; Je connus que j’avois partagé ses liens, Et les fers de ce Prince adoucirent les miens. Depuis nos cœurs brûlans d’une pareille flame, En ont sçeu resserrer le secret dans nostre ame ; J’ay contraint devant toy mes pleurs et mes soûpirs, Je t’ay caché mes feux sous d’autres déplaisirs, Et n’osant soûpirer du tourment qui me presse, Mes malheurs ont presté des pleurs à ma tendresse. C’est ainsi que mon cœur à l’amour destiné, Se voit de tous les cœurs le plus infortuné ; Je vais perdre Andronic, ce coup me desespere, Il quitte sans chagrin et la Fille et le Pere, Peut-estre avec plaisir il part ce mesme jour, Et je demeureray seule avec mon amour. Tamerlan vient icy, songez à vous, Madame, Et cachez le desordre où se trouve vostre ame. Madame, il n’est plus temps de cacher un secret Qui doit faire le sort de vous, de Bajazet, D’Andronic, de moy-mesme, et de toute l’Asie : Vostre Pere verra sa liberté, sa vie, Dépendre de vous seule, et vous allez enfin, En décidant de nous, terminer son destin. Oüy, je veux en ce jour étoufer nostre haine, Finir son Esclavage, et briser vostre chaîne, Nous réünir ensemble ; et pour nous accorder, Il faut…         A vos bontez, Seigneur, il faut céder, Il faut leur rendre hommage, et vous laisser la gloire Que vous sçavez par tout remporter la victoire, Et que seul vous pouviez vous vaincre à vostre tour. La victoire, Madame, en est dûë à l’Amour, Luy seul a pû suspendre une juste colere ; Andronic s’est chargé d’aprendre à vostre Pere… Quoy ? Seigneur, Andronic est-il assez heureuse Pour vous faire aprouver…         Il sçait ce que je veux, Luy-mesme à Bajazet en doit parler, Madame ; Et tandis que je viens vous découvrir mon ame, Il le voit à cette heure, et le doit disposer, Pour mieux nous réünir, à vous faire épouser. Qui, Seigneur ?     Moy, Madame.     Ah Ciel !         Oüy, je vous aime, Je le dis, je l’avouë, il sufit. Mais vous-mesmes Aprenez que vos yeux seuls ont eu l’ascendant Sur la fierté d’un cœur superbe, indépendant. Je n’avois respiré que le sang et la guerre, Le nom de Tamerlan faisoit trembler la Terre ; Cependant aujourd’huy desarmé, sans couroux, Vous voyez Tamerlan soûmis aupres de vous. Seigneur, un tel aveu me paroist incroyable ; Qui fait trembler la Terre, a l’ame inébranlable ; Et le grand Tamerlan, l’éfroy de l’Univers, N’eût jamais le cœur propre à recevoir des fers. Mais quand il seroit vray que quelques foibles charmes Toûjours ensevelis sous un torrent de larmes, Auroient touché vostre ame, hé pourois-je, Seigneur, Répondre à cet amour qui doit me faire horreur ? Peut-estre j’en dis trop, et devrois me contraindre, Mais le sang Ottoman, Seigneur, ne sçauroit feindre, Et pour prix de ce sang que vous fistes couler, Vous ne voulez mon cœur que pour vous l’immoler. L’on a veu vostre bras teint du sang de mon Frere, Vous menacez souvent la teste de mon Pere, La Sultane ma Mere est morte de douleur, Vous fistes nostre chûte et tout nostre malheur, Vous nous faites encor gémir sous vostre chaîne, Et l’amour pouroit-il naître de tant de haine ? Madame, à vos discours et vos yeux irritez, Je connois la fierté du sang dont vous sortez, Et je ne voy que trop l’orgueilleux caractere D’un Frere impétueux et d’un barbare Pere, Qui malgré ma clemence à leur perte obstinez, M’ont arraché les fers que je leur ay donnez. Ortobule, il est vray, d’une extréme insolence S’attira malgré moy les traits de ma vangeance ; Mais, Madame, en ce temps je ne vous voyois pas, Et n’avois pas vos yeux pour arrester mon bras ; Celle de Bajazet me fust encor plus vive, Mais vos yeux ont tenu ma vangeance captive, Et malgré sa fureur et ses emportemens, Vos larmes ont noyé tous mes ressentimens ; Cependant je suis prest à briser vostre chaîne, Il est temps que l’amour finisse nostre haine, Et contre Bajazet mon plus grand ennemy N’allez pas réveiller mon couroux endormy. Madame, vous sçavez qu’il me brave sans cesse, Et par là voyez mieux l’excés de ma tendresse ; Mais si sa haine encor combatoit mon amour, S’il refuse sa grace avant la fin du jour, Quand je fais tout pour luy, s’il n’en fait pas de mesme, Je pouray le haïr autant que je vous aime ; Je ne répons de rien, et mon juste couroux Pouroit… mais c’est à vous d’en prévenir les coups. Seigneur, il faudra voir Andronic et mon Pere ; Et puis qu’à vostre amour le Prince est nécessaire, Il faut sçavoir de luy ce qu’ils ont résolu : Mon Pere a sur mon cœur un pouvoir absolu, Et puis qu’Andronic parle…         Oüy, ce Prince, Madame, Par son propre intérest doit agir pour ma flame ; Je luy rends son Empire, et pour charmer son cœur, Je luy donne Araxide.         Araxide, Seigneur ! Quoy ? Seigneur, la Princesse…         Elle arrive à l’Armée, Madame, elle a de quoy rendre une ame charmée, Peut-estre que sans vous j’aurois pû l’épouser, Mais l’Amour autrement en a sçeu disposer. S’il faut qu’à mon dessein son adresse réponde, J’uniray ses Estats à ceux de Trébizonde ; Araxide en est Reyne, et par son propre éclat Elle unit cent Beautez à cent raisons d’Estat. Vous seule à nos desseins ne soyez pas contraire, Parlez avec le Prince, et gagnez vostre Pere ; Pourveu que vostre main soit le prix du Traité, Je luy laisse la vie avec la liberté. Je vous laisse y penser, et vous quite, Madame, Pour vous donner le temps d’y résoudre vostre ame. Qu’ay-je entendu, Zaïde, et que m’a-t-il apris ? Quel trouble, quelle horreur, glacent tous mes esprits ? Pour Tamerlan j’aprens qu’Andronic s’intéresse, Que mon Amant devient l’apuy de sa tendresse, Qu’il en parle à mon Pere, et par un coup fatal, Qu’il est son Confident, et non pas son Rival. S’il faut qu’à son dessein son adresse réponde, Il unit ses Estats à ceux de Trébizonde ; Araxide en est Reyne, et par raison d’Estat Il l’épouse… Ah raisons propres pour un Ingrat. O Ciel ! quel intérest et quelle récompense ! Araxide est le prix de cette confidence ; Oüy, je commence à voir l’excés de mon malheur, Pour deux Trônes sans-doute il a vendu son cœur. Quel revers pour le mien si tendre et si timide ! Je craignois son depart, et non pas Araxide, Elle arrive bientost… un Empire éclatant… Ah ! que n’est-il party, Zaïde, en cet instant ? Mais ne t’a-t-on jamais parlé de la Princesse ? A-t-elle cet éclat qui surprend, intéresse ? Mes yeux, mes tristes yeux tous pleins de ma langueur Pouront-ils d’Andronic me conserver le cœur ? Les siens sont-ils à craindre ? est-elle jeune, belle ? Enfin, est-elle propre à faire un Infidelle ? On a crû l’Empereur charmé de sa beauté, La vostre cependant a vaincu sa fierté ; Mais, Madame, Andronic poura mieux vous aprendre… He bien, Seigneur, de vous quel destin dois-je attendre ? Et puis qu’à Tamerlan vous prestez vostre main Pour me venir porter un poignard dans le sein, Ma mort avec mon Pere est-elle résoluë ? J’y souscriray, Seigneur, si vous l’avez concluë. Quoy ? pouriez-vous penser, Madame…         Non, Seigneur, Je sçauray de mon sang payer vostre bonheur ; Pour mon Pere et pour vous ma perte est légitime ; Prononcez-en l’Arrest, j’en seray la Victime, Victime malheureuse, et qui n’attendoit pas De la main d’Andronic le coup de son trépas. Cependant de vos feux l’ame préocupée, Je ne m’attendois pas si-tost d’estre trompée ; Mon cœur qui nourissoit d’inutiles desirs Reposoit sur la foy de vos tendres soûpirs ; Je croyois qu’Andronic dont la perte me touche, A ce cruel Arrest dust refuser sa bouche ; Mais puis qu’il en sera doublement couronné, Deux Trônes valent mieux qu’un cœur infortuné. Quand je viens vous chercher, le desepoir dans l’ame, Tout plein de ma douleur, dans cet instant, Madame, Que tout est contre moy, que je n’ay plus que vous, Vous venez m’accabler de vos soupçons jaloux. L’Empereur vous adore, et je suis seul à plaindre ; A mes yeux son amour a trop sçeu se dépeindre ; Pour prix de tant de sang que j’ay versé pour luy, Tamerlan vous épouse, et je meurs aujourd’huy. Contre un autre Rival au moins dans ma disgrace J’irois vanger mes feux, punissant son audace, Je percerois le cœur qui voudroit m’arracher Celuy de ma Princesse, un cœur qui m’est si cher ; Mais dans ce temps sa main barbare et liberale S’entend avec son cœur pour m’estre plus fatale, Et pour fraper le mien du coup le plus mortel, Me couronne en Victime, et m’entraîne à l’Autel. Mais vous allez vous-mesme aider au Sacrifice, Je vous crains plus que luy, Madame, avec justice, Vous allez prononcer l’Arrest de mon trépas, Peut-estre ma vertu n’en murmurera pas ; Mais enfin, il vous faut découvrir ce mystere, Quand je tremble pour moy, je crains pour vostre Pere, Il entreprend, il doit faire un dernier éfort, Pour fuir, percer sa Garde, ou courir à la mort. Ciel ! quel est son dessein ?         Il me l’a dit luy-mesme ; Il va pour se sauver, par une audace extréme, Briser bientost sa chaîne, ou se perdre.         Ah ! Seigneur, Etoufons ce projet dont je frémis d’horreur : Il périroit ; ah Ciel ! mettons tout en usage, Je feray tout ; Sortons, pour fléchir son courage, Courons sans balancer, proposons cet accord… Hé bien, Madame, hé bien, c’est l’Arrest de ma mort, Je l’avois pressenty, mais elle est légitime ; Vous voyez que c’est moy qui suis vostre Victime, Et je m’estois douté qu’avant la fin du jour La Nature à mes yeux immoleroit l’Amour. Ah ! Seigneur, voulez-vous que tremblante, éperduë, Mon Pere tout sanglant se présente à ma veuë ? Et quand je puis d’un mot luy donner du secours, Me redonner la vie en rassurant ses jours, Le verray-je égorger à mes yeux ?         Non, Madame, Je sçay vostre devoir, connoissez mieux mon ame, Et vos yeux n’auront pas ce spéctacle aujourd’huy, C’est moy qui dois périr et pour vous et pour luy, Loin de vous détourner de cette juste envie, C’est moy qui vous y porte aux despens de ma vie ; J’ay cherché Bajazet, et n’ay pû le trouver : Hé bien, il faut me perdre, afin de le sauver ; Allons, sortons, Madame, et prévenons la suite… Mais, Seigneur, si mon Pere alloit prendre la fuite, Et s’il se déroboit aux mains de l’Empereur ; Si sans verser de sang il peut…         C’est une erreur, Madame, il n’en faut point flater nostre espérance, Craignez de Tamerlan la haine et la vangeance, Et, s’il se peut, tâchons d’en détourner l’effet. Mais Leon vient à nous. As-tu veu Bajazet ? Je viens d’estre témoin, Seigneur, de sa disgrace ; Jamais un si grand cœur n’a fait voir tant d’audace : Tout estoit préparé pour la prochaine nuit ; Depuis un mois les Turcs avoient creusé sans bruit Une Mine secrete, où flatant leur attente, Ils espéroient d'aller percer jusqu’à sa Tente, L’y prendre, l’enlever, ou mourir avec luy ; Mais on les a trahis et vendus aujourd’huy : Un Bataillon alors est venu les surprendre, Bajazet découvert a couru les défendre, Il s’est mis à leur teste, et par un noble effort Il n’a voulu chercher son salut qu’en sa mort ; D’un des siens renversez il prend le Cimeterre, Et son bras de Mourans couvre bientôt la terre ; Il frape, il perce, tuë, et son cœur furieux Cherche en vain une mort qu’il portoit en tous lieux. Tamerlan à ce bruit est accouru luy-mesme ; Bajazet qui le voit, dans sa fureur extréme, Par un cry menaçant, suivy de coups afreux, Le brave, et fait tomber les plus audacieux. Cependant l’Empereur qui connoît son envie, Commande à ses Soldats qu’on épargne sa vie ; On l’enferme, on le presse, on trompe son dessein, Son Cimeterre enfin se brise dans sa main, Le nombre alors l’emporte, il succombe, on l’arreste, Lassé de tant de Morts, c’est la mort qu’il regrete, Heureux ! s’il avoit sçeu dans ses vœux irritez Tourner sur luy les coups que son bras a portez. Tout est perdu, Seigneur, je vais trouver mon Pere ; Courez chez l’Empereur, apaisez sa colere, Dites-luy que je puis… vous m’entendez, Seigneur ; Mais enfin il est temps de calmer sa fureur, Faisons notre devoir dans un coup si funeste, Sortons, et le Destin ordonnera du reste. Fin du Second Acte. Non, je n’écoute rien.         Mais, Seigneur, modérez D’inutiles transports…         Vous me deseperez, Cruel, quand vous voyez mon attente trompée ; Vous m’osez cependant refuser vostre Epée. Oüy, Seigneur, malgré vous j’auray soin de vos jours, Je veux en respecter et conserver le cours, Ecoutez un secret que je dois vous aprendre, Qui peut…         Non, ç’en est fait, je ne veux rien entendre, Et je n’écoute plus que la seule raison Que poura m’inspirer le fer, ou le poison ; Vous me les refusez, et vostre barbarie Par un Arrest mortel me condamne à la vie, Prince, rougissez-en : Et vous Gardes, Soldats, Ce triste cœur n’a plus le secours de ce Bras, Servez mieux Tamerlan qu’un Amy qui m’acable ; Bajazet dans les fers est-il si redoutable ? L’ordre en est-il donné ? frapez, aprochez-vous, J’enhardiray vos bras, et conduiray vos coups ! Mais quoy ? loin de remplir cette juste espérance, L’Amy, les Ennemis, tout est dans le silence. Ah Ciel ! j’avois tantost les armes à la main, Et rien ne m’empeschoit de m’en percer le sein : Helas ! où m’emportoit l’ardeur infructueuse Que je pouvois me rendre utile et glorieuse, Pour trop m’abandonner contre mes Ennemis ? Je me suis perdu seul, et je les ay servis, Je me suis veu trahy deux fois par la Fortune, Je suis vaincu deux fois, et je ne meurs pas une, Le Sort m’atache aux fers ; et moy, dans ce malheur, Je veux perdre le jour, et tromper sa fureur. Vous devez écouter cette funeste envie. (Gardes, retirez-vous, j’auray soin de sa vie.) Vivez, Seigneur, vivez, on va briser vos fers, Oubliez tous les maux que vous avez soufers, Aprenez un secret dont l’aveu me déchire, Je vous avois cherché tantost pour vous le dire, Mais il est temps encor de vous le déclarer ; Je ne vous l’aprens pas, Seigneur, sans soûpirer, Je sçay que cet aveu me coûtera la vie, N’importe ; Tamerlan brûle pour Astérie, Et pourveu que sa main soit le prix du Traité, Il vous donne la vie avec la liberté. Il aimeroit ma Fille !         Ou plutost il l’adore ; Il m’a trop découvert le feu qui le devore ; Luy-mesme m’acablant de ce secret fatal, A fait son Confident de son propre Rival ; Malgré mes feux, Seigneur, j’ay contraint mon courage, Enfermant dans mon cœur une inutile rage ; L’image d’Astérie, un reste de vertu, Vostre intérest, le sien, ont pour luy combatu, La gloire, le devoir, et la reconnoissance, Ont malgré mon amour enchaîné ma vangeance. Quel contretemps ! ô Ciel ! il vient me couronner, Et ce n’est cependant que pour m’assassiner : Mais si je n’avois craint, Seigneur, que pour ma vie, Si je n’avois tremblé pour vous, pour Astérie, J’aurois en me vangeant sçeu forcer l’avenir A garder de mon Nom l’eternel souvenir. Je rends graces au Ciel, dans le sort qui m’entraîne, Que l’amour ait presté ce secours à ma haine ; Je voudrois que ma Fille eût pour luy plus d’apas, Ses yeux nous vangeroient au defaut de mon bras. Que j’ay de son amour une sensible joye ! De mes plus fiers mépris il se verra la proye, Et du moins si nos jours dépendent d’un Vainqueur, Elle et moy nous ferons le destin de son cœur ; Par de nouveaux mépris j’aigriray sa vangeance, Rejetant sa fortune avec son alliance ; C’est là que ma fierté de luy peut triompher, L’amour me sera plus que la flame et le fer ; Portons-les dans son cœur par les yeux d’Astérie, Et quand il m’ofriroit tous les Trônes d’Asie, Ses Etats et les miens… reprenez de l’espoir, C’est le moindre Rival que vous puissiez avoir. Mais, Seigneur, quand je voy que l’orage s’apreste, Et qu’un simple refus vous peut coûter la teste, Que le tonnerre gronde…         Et j’atens sans éfroy, Qu’il éclate, qu’il tombe, et n’écrase que moy. Si le fier Tamerlan avoit rompu ma chaîne, Il faudroit oublier ma vangeance, ma haine ; Et lors que je ne puis vivre que peu de jours, Que je sens mes malheurs en abreger le cours, Ma vertu va me faire un sort digne d’envie, Je fais trop peu de cas de ce reste de vie, Et je veux l’immoler pour avoir le plaisir De braver Tamerlan jusqu’au dernier soûpir. Ah Seigneur ! le voicy, modérez-vous de grace, Calmez…         Hé bien, viens-tu joüir de ma disgrace ? As-tu fait immoler ce reste de Soldats Dont j’avois animé la vangeance et le bras ? Ce n’estoit pas pour toy d’assez nobles Victimes, Il falloit dans ma perte ensevelir leurs crimes, Il falloit que ton bras alors tournât sur moy Tous les coups que le mien vouloit porter sur toy ; J’ay tasché de te joindre, et malgré mon envie Je n’ay pû. Trois des tiens l’ont payé de leur vie, Qui recevant mes coups, pour toy-mesme éfrayez, Sont tombez de ma main tous sanglans à tes pieds. Je voy qu’un peu trop loin vostre orgueil vous emporte, Il sied mal dans les fers d’éclater de la sorte, Et dans ces vains transports d’une aveugle fureur, Vous parlez en Captif, et j’écoute en Vainqueur ; Vous étalez icy toute vostre foiblesse, Oüy, cette grandeur d’ame en marque la bassesse, Et lors qu’en un malheur on sçait trop s’émouvoir, On fait voir sa vertu moins que son desespoir. Bajazet, modérez cette rage inutile, Devant moy reprenez une ame plus tranquile, Et bien qu’elle paroisse incapable d’éfroy, Du moins, souvenez-vous que vous parlez à moy. Oüy je parle à Thémir, dont l’obscure naissance Doit mettre entre nous deux un peu de différence ; Et le Fils de Sangal, vil Pastre qu’autrefois Le Destin par caprice arracha de ses Bois, En doit, dans sa grandeur, reconnoistre l’ouvrage, Voir que de sa bassesse il repara l’outrage, Et que le Sort aveugle enflant sa vanité Le tira du Néant et de l’obscurité. Et c’est là ce qui fait tout l’éclat de ma gloire, Cet éclat est tiré du sein de la Victoire, Et ce mesme Destin, qui te fait murmurer, Ne m’arrache au Néant, que pour t’y faire entrer. Cette vaste grandeur, cette extréme puissance, N’est point, si tu le veux, un droit de ma naissance ; Il est beau cependant de mettre aux fers les Roys, Quand la vertu sur eux nous fait naître des droits ; Mais ce n’est point icy que je dois me défendre, J’ay pû monter au Trône, et t’en ay fait descendre ; Je suis justifié. Ce Bras victorieux Sçait ennoblir mon sang, mon Pere, et mes Ayeux, Et quelque orgueil enfin que tu fasses paroître, Bajazet est Esclave, et Tamerlan est Maître. Des Captifs comme moy sçavent mal obeïr, La fierté de leur sang ne sçait point les trahir, Et si Thémir luy-mesme oubliant sa Famille, Tout mon Maître qu’il est, soûpiroit pour ma Fille, Il verroit Bajazet, ce Captif malheureux, Mépriser son amour, et rebuter ses vœux. Obeïs avecque elle, ou pour punir ton crime, A ses yeux tu seras ma premiere Victime ; C’est à toy d’y penser.         C’est ce que je prétens, D’un regard assuré c’est la mort que j’atens. Déja dans deux Combats la Fortune cruelle A conservé ma vie à ta haine immortelle, Pour servir ta fureur elle a soin de mes jours ; J’atens de ton amour un fidelle secours : S’il est vray qu’Astérie ait pour toy quelques charmes, Contre toy, dans ses yeux j’iray chercher des armes, Et quand je la refuse à ton Trône, à ta foy, Je suis malgré mes fers plus Monarque que toy. Je m’égare, m’emporte, et Bajazet peut-estre Oublie en ce moment qu’il est devant son Maître, Et qu’il doit s’aplaudir qu’un vil Chef de Brigans, Thémir, enfin, s’allie au sang des Otomans. Tu t’émeûs, je triomphe, et lis sur ton visage Mon Arrest; je l’atens.         Il faut punir sa rage, Tu seras satisfait. Qu’on l’éloigne de moy. Si je meurs, je seray plus satisfait que toy. Ah ! Seigneur, modérez ce couroux…         Il me brave ! Il m’ose refuser sa Fille, mon Esclave ! Oüy, oüy, je l’abandonne, et dés ce mesme jour Je me rends à la haine, et j’étoufe l’amour, Je répandray son sang pour calmer sa furie, Bajazet périra mesme aux yeux d’Astérie. Bajazet va périr ! ah ! Seigneur arrestez, Et triomphez encor de luy par vos bontez ; Vous verrez la Princesse, elle aura trop de charmes, Vostre cœur ne poura tenir contre ses larmes, Pardonnez à son Pere, un Prince malheureux, Qui se voit acablé par un destin afreux, Ennuyé de sa honte, et plein de sa disgrace, Et qui ne joüit plus que d’un reste d’audace. Et c’est ce qui m’outrage ; il est devant mes yeux Toûjours fier, intrépide, et toûjours furieux ; Il ose devant moy conserver son audace, Je le tiens dans mes fers, et c’est moy qu’il menace, Et vous pouvez le plaindre ? ah ! pleignez mon malheur, Je suis contraint de voir la fierté de son cœur, Et je trouve en secret son sort digne d’envie, Il brave Tamerlan, et méprise la vie. Mais enfin, c’en est fait, oüy, je ne veux songer Qu’à dompter Bajazet, sa Fille, ou m’en vanger. Hé quoy ? ne puis-je pas quand son orgueil me brave, Faire épouser sa Fille à mon dernier Esclave ? Mais je veux…         Ah ! Seigneur ! considérez son rang, Le sang des Ottomans est un illustre sang ; Songez que la Princesse…         Et qui vous intéresse, Prince, pour Bajazet, ou bien pour la Princesse ? Vostre gloire, Seigneur.         J’en auray soin sans vous, Et feray ce que veut un trop juste couroux. Quoy ? Seigneur, à la mort entraîne-t-on mon Pere, Et rien ne poura-t-il fléchir vostre colere ? Je courois l’embrasser, mais enfin vos Soldats Viennent cruellement m’arracher de ses bras ; A peine il m’avoit jointe, à peine ses caresses Commençoient d’assurer mes timides tendresses… Mais quels sombres regards ? ah Ciel ! je m’aperçois Que j’ay veu Bajazet pour la derniere fois. Oüy, Madame, il est temps de punir son audace. Ah ! Seigneur, à vos pieds je demande sa grace ; Quoy, Bajazet ? ah ! Ciel, mon Pere va mourir, Soufrez-moy de le joindre, ou de le secourir. Que sçais-je ? en ce moment peut-estre qu‘on le tuë, Voyez une Princesse à vos pieds éperduë, Et par pitié du moins frapez des mesmes coups Son cœur que vous voyez tremblant à vos genoux ; Vous me flatiez tantost que je vous estoit chere, Peut-on aimer la Fille, et condamner le Pere ? Je devrois le punir, et son cœur furieux, S’il vit encore, en doit rendre grace à vos yeux. Profitez cependant du trouble de mon ame, Bajazet va venir, qu’il souscrive à ma flame, Portez-y vostre cœur aussi-bien que le sien, Jusques-là, je pouray vous répondre du mien. Vous, Prince, demeurez aupres de la Princesse Pour peindre à Bajazet le péril qui le presse, J’atendray sa réponse, elle fera son sort, C’est d’elle que dépend ou sa vie, ou sa mort. Voicy l’afreux instant que nous avions à craindre, Il faut, il faut parler, et ne plus vous contraindre ; Non, Madame, à ma mort n’ayez point de regret, Il faut perdre Andronic, et sauver Bajazet, Vous rendrez sa grande ame et plus douce et plus tendre, Il verra vos soûpirs, ils se feront entendre, Vous vous acquiterez de ce triste devoir, Et vos larmes peut-estre auront trop de pouvoir. Seigneur, n’accablez point une ame infortunée, Mais plaignez seulement sa triste destinée, Et sans nous atendrir dans de si grands malheurs, Cachons-nous, s’il se peut, nostre amour et nos pleurs, A ma douleur, Seigneur, laissez-moy toute entiere, J’atendray, je verray, je fléchiray mon Pere ; Mais sans nous acabler de soûpirs superflus, Si vous m’aimez, partez, et ne me voyez plus. Je ne vous verrois plus ! hé de grace, Madame… Hé du moins par pitié cachez-moi vostre flame, Retirez-vous, Seigneur, Bajazet doit venir, Pourois-je devant vous helas ! l’entretenir ? Que sçay-je ? Si l’Amour trahissoit la Nature ! Il y va de sa vie.         Hé je vous en conjure, Permettez qu’avec vous je puisse encor le voir, Malgré tout mon amour je feray mon devoir. Et j’oublîray le mien, si vostre cœur soûpire. Non, Seigneur, devant vous je ne pourois rien dire, Andronic avec moy ne doit point se trouver, Vous perdriez mon Pere au lieu de le sauver, Mes discours pres de vous auroient de foibles armes, Vous lui déroberiez la moitié de mes larmes, Je deviendrois muete, ou devant mon Amant Helas ! je ne pourois parler que foiblement. On vient, retirez-vous, sortez.         Adieu, Madame. Ma Fille, il faut montrer la grandeur de ton ame, L’on m’envoye à la mort sans-doute, et je te vois Et te parle aujourd’huy pour la derniere fois. Mais quoy ? lors que tu dois répondre à ma tendresse, Tu mesles à ma joye une indigne tristesse, Et lors que ma vertu cherche à te consoler, Pour réponse je voy tes pleurs prests à couler. Quoy ? d’un air si tranquile, et parmy tant d’allarmes, Vous étonnerez-vous, Seigneur, de voir mes larmes ? Puis-je avoir comme vous cette intrépidité Qui vous fait voir la mort avec tant de fierté ? Vous y courez, Seigneur, et moy je vous arreste, C’est moy qui peut défendre une si chere teste, Je ne soufriray point qu’on vous traîne à la mort, Je vas, je cours pour vous faire un dernier éfort, Je sçay le seul secret de vous sauver la vie, Laissez à Tamerlan épouser Astérie. Epouser Tamerlan ! fais un plus noble éfort, Oüy, perdons-nous plutost, et courons à la mort ; Astérie, est-ce ainsi qu’une servile crainte Te peut faire subir une indigne contrainte, Et dans quelque revers qui nous puisse acabler, Le sang de Bajazet doit-il jamais trembler ? Ah ! si pour éviter la mort qui me menace, J’achetois à ce prix et ma vie et ta grace, Que je pusse aujourd’huy jusques-là me trahir, Quand je l’ordonnerois, devrois-tu m’obeïr ? Ma Fille, soûtiens mieux la fierté de ton Pere, Entens la triste voix d’Ortobule ton Frere, Qui tout sanglant encore, et tout percé de coups, Méprise Tamerlan, et brave son couroux : Regarde, imite, suy ta Mere la Sultane, Qui soûtint jusqu’au bout la grandeur Otomane, Et qui nous donne à tous en ce funeste sort L’exemple de braver le Tyran et la Mort. Pour moy, tu le sçais bien, je suis trop las de vivre, Mon malheureux destin s’obstine à me poursuivre ; J’avois tenté la fuite, il n’a pû le soufrir, Enfin, j’avois voulu me sauver, ou mourir ; Il m’a trahy, pour luy ma haine est implacable, Je ne fais que gémir dans l’horreur qui m’acable, La douceur et la paix par un coup si mortel Ont fait avec mon cœur un divorce eternel ; Dans le comble des maux où ce revers me plonge, Tu vois que le chagrin me devore, me ronge, Qu’il entretient ma rage, et que dans ma douleur Je n’atens que la mort pour finir mon malheur ; Mais je ne puis soufrir qu’un hymen si funeste M’immole tous tes jours pour le peu qui m’en reste. Mais, Seigneur, songez-vous dans ce fatal instant, Si nous n’obeïssons, que la mort vous atend ; Ces Gardes, ces Soldats, cette funeste Escorte, Helas ! qu’attendent-ils rangez à cette Porte ? Si vous sortez, peut-estre ils fondront tous sur vous, Et peut-estre à mes yeux vous perceront de coups ; Je vous verray sanglant dans leurs mains vous debattre, Par cent coups redoublez ils sçauront vous abatre, Et cependant, d’un mot je puis les arrester ; Je le prononceray, quoy qu’il puisse coûter, Et vous ne verrez point l’infidelle Astérie Par ses cruels refus vous arracher la vie. J’en tremble ; ah ! si pour vous vous n’avez point d’éfroy, Ah ! Seigneur, ah ! mon Pere, au moins tremblez pour moy. Et quand vous périrez par l’ordre du Tartare, Seray-je moins en proye à sa fureur barbare ? Sans pouvoir vous ofrir à mon cœur éperdu, Je demeureray seule, et j’auray tout perdu ; Je demande à vos pieds par toute ma tendresse, Que pour moy vous ayez un peu plus de foiblesse ; D’une ame plus tranquile atendez vostre sort, Ne courez point vous-mesme au devant de la mort, Ortobule a péry, j’ai veu mourir ma Mere, Je voy le mesme Bras qui menace mon Pere ; Mais enfin malgré vous je doy vous secourir, Ils sont morts, vous vivez, et vous allez mourir. Je vois avec plaisir la grandeur de ton ame, Elle est digne de moy. Mais l’innocente flame D’un Prince… Croyez-moy, ma Fille, et m’entendez, Vous craignez d’obtenir ce que vous demandez, Et si je contentois cette funeste envie… Je ne veux obtenir de vous que vostre vie, Ne vous informez point du trouble de mon cœur, J’en rougis, mais soufrez que je parte, Seigneur ; Oüy, je vais de ce pas…         Epouser le Tartare, Immoler Andronic, rendre heureux un Barbare. Ah ! ne m’exposez plus au trouble où je me voy, Vous armez un Amant contre vous, contre moy, Ne me repetez point ce nom seul qui m’acable, Et si j’obeïssois, vous en seriez coupable. Ma Fille, obeïssez, je le veux, et je suis… Vous obeïr ? ah Ciel ! non, Seigneur, je ne puis. Mon Pere, soufrez-moy contre une injuste envie De vous desobeïr une fois en ma vie ; Je vous quite, et je vas vous sauver malgré vous. Arrestez, je l’ordonne, et craignez mon couroux. Gardes, suivez vostre ordre, à la mort je m’apreste, Et portez au Tyran mes refus et ma teste. Fin du Troisiéme Acte. Que dit-on dans le Camp du sort de Bajazet, Leon ? et Tamerlan en est-il satisfait ? Sa fortune, Seigneur, vient de changer de face, Sa Fille à l’Empereur a demandé sa grace, Elle est venuë en pleurs tomber à ses genoux, Et ses pleurs, du Tartare ont calmé le couroux ; Si-tôt qu’elle a paru, son aimable présence A banny de son cœur la haine et la vangeance, Mais toûjours Bajazet remply de sa fureur Refuse avec mépris sa Fille à l’Empereur ; Cependant Tamerlan pour le prix de sa vie Va malgré luy peut-estre épouser Astérie. Tout le Camp est surpris d’un si grand changement. Croiras-tu ce retour l’ouvrage d’un moment, Leon ? peux-tu penser qu’aimé de ma Princesse, Elle ait si-tost trahy ma flame et sa tendresse ? Pour un Pere, il est vray. Mais quoy ? sans l’ofenser, Ne devoit-elle pas plus longtemps balancer ? Elle devoit… helas ! elle pouvoit le faire, Un Amant peut-il pas estre aussi cher qu’un Pere ? Tantost mesme, à mes yeux elle a veu Tamerlan D’un œil plus engageant qu’on ne voit son Tyran ; Devant luy sa tristesse a paru trop touchante ; Sa douleur n’a jamais esté plus éloquente ; Son air, son port, ses pleurs parloient si tendrement, Enfin, elle a parlé comme pour un Amant ; Mais voyant l’Empereur, que ne dois-je point croire ? Que sçay-je ? si ses yeux ébloüis de sa gloire, Charmez de sa fortune, et pleins de sa grandeur, N’ont point esté gagnez pour séduire son cœur ? Et pour me consoler, Leon, dans ma misere, Elle va peindre aux miens les périls de son Pere, Sa crainte, ses transports, ses soûpirs, ses douleurs, Et peut-estre, j’auray le reste de ses pleurs. Mais avant qu’un Rival en ait fait sa conqueste, J’iray sur les Autels ensanglanter la Feste ; Pour réponse à ses pleurs j’ay du sang à verser, J’iray… Mais elle vient, Ciel ! que dois-je penser ? Me plaindrez-vous, Seigneur, dans ma triste avanture ? J’ay parlé pour mon Pere, et servy la Nature, J’ay fait ce que j’ay dû, mais je viens à mon tour Aux yeux de mon Amant satisfaire à l’amour ; Ma bouche a prononcé pour un devoir funeste, Je ne m’en repens point : mon cœur fera le reste, Il vient entre vos mains, tout plein de son malheur, Remettre ses soûpirs, mes pleurs et ma douleur… Ces soûpirs estoient dûs, Madame, à vostre Pere, Vous n’avez que trop fait ce que vous deviez faire, Vostre triste devoir vient de changer son sort, Enfin vous avez dû m’envoyer à la mort, Je n’en murmure point ; Tamerlan, un Empire, Vostre devoir, un Pere, et si j’ose le dire, Vostre peu de tendresse…         Ingrat, que dites-vous ? Pouvez-vous me porter de si funestes coups ? Quand à vos yeux mon feu ne peut plus se contraindre, Quand je viens devant vous soûpirer et me plaindre, Que mon cœur vous fait voir ses vœux desesperez, C’est vous, cruel, c’est vous qui me le déchirez ; Enfin, quand je m’apreste à finir vos allarmes, Que bientost de mon sang je vay payer vos larmes, Que quite envers mon Pere helas ! en ce moment Je cherche à m’acquiter aupres de mon Amant, Il m’ose reprocher mon devoir et mon Pere, Ce que luy-mesme enfin m’a contrainte de faire, Tout cela, dans l’instant que je viens en ce lieu Le pleurer, et luy dire un eternel adieu. Un eternel adieu ! Que dites-vous, Madame ? Quelle subite horreur frape et saisit mon ame ? Il n’est plus temps, Seigneur, de vous rien déguiser, En vain Tamerlan croit aujourd’huy m’épouser ; D’abord, j’avois voulu, pour vanger ma disgrace, Fille de Bajazet, en soûtenir l’audace, Et cachant un poignard, pour vanger mon malheur, Luy donner une main qui luy perçât le cœur. J’ay conçeu sans trembler ce dessein teméraire, Mais quoy ? du mesme coup j’aurois perdu mon Pere, Et ce triste penser m’a donné de l’éfroy ; Mais il faut le sauver, et ne perdre que moy, Engager Tamerlan d’une foy mutuelle, Mourir, et vous prouver que je vous suis fidelle. Ah ! Madame, vivez, et me manquez de foy, Sauvez Bajazet, vous, et ne perdez que moy, Epousez Tamerlan, plutost que de répandre Un sang qui m’est si cher, et que je veux défendre, Ce cœur que vous voulez… ah ! funeste penser, Est-il encore à vous ce cœur pour le percer ? Je veux qu’il soit à moy dans ce péril extréme, De grace épargnez-vous par pitié de moy-mesme, Et si vous le frapiez dans ce cruel moment, C’est le cœur d’Andronic, le cœur de vostre Amant. Si Tamerlan m’épouse, helas ! ce cœur si tendre, Qu’Andronic malgré moy veut encore défendre, Sera-t-il pas frapé du coup le plus afreux… Si vous vivez, mon sort sera moins rigoureux ; Et quand je mourray seul…         Ciel ! que voulez-vous faire ? Songez que vous perdez et la Fille et le Pere ; Et quand vous m’aprenez que vous voulez mourir, Est-ce là le secret de vous faire obeïr ? Hé bien, obeïssez, je vivray, ma Princesse, Peut-estre loin de vous je vaincray ma foiblesse, J’en donneray l’exemple, et mon cœur abatu Cherchera du secours aupres de sa vertu ; De puissantes raisons vous forcent à le faire, Il y va de vos jours, de ceux de vostre Pere, Tremblez pour eux, Madame, et leur servez d’apuy, Si vous mouriez, helas ! Tamerlan aujourd’huy Confus d’avoir perdu le seul bien qu’il espere, Vangeroit vostre sang en perdant vostre Pere ; Bajazet périroit sans-doute.         Hé voulez-vous Encore un coup me voir Tamerlan pour Epoux ? Songez-vous à l’horreur où ce destin me livre ? J’oublîray tout, pourveu que vous songiez à vivre, De mon triste destin je seray satisfait, Oubliez Andronic, songez à Bajazet. Quoy ? vous-mesme, Andronic, ordonne qu’Astérie Etoufe son amour, l’abandonne, l’oublie ? Oüy, puis que mon Amant m’aprend sans s’émouvoir Par de fortes raisons mon funeste devoir, Que luy seul d’un œil sec contemplant ma disgrace Me dit tranquilement ce qu’il faut que je fasse, Je luy vas obeïr… Mais, Seigneur, entre nous, Non, je n’atendois pas tant de force de vous, J’atendois d’Andronic un peu plus de foiblesse, J’atendois de son cœur un peu plus de tendresse, J’atendois… mais que dis-je helas ! j’en dois rougir, Seigneur, sans balancer je vay vous obeïr, Et je cours de ce pas épouser…         Ah ! Madame, Arrestez, et voyez la douleur de mon ame, Pour vous sauver je fais le plus cruel effort, Et ne voyez-vous pas que je cours à la mort ? Vous m’arrestez ? pourquoy m’avez-vous convaincuë ? Cette force, Seigneur, qu’est-elle devenuë ? La Nature, mon Pere, Andronic, mon devoir, Et de plus vos raisons…         Helas ! en puis-je avoir ? Et si pour Andronic vostre cœur est si tendre, Madame, ces raisons les devez-vous entendre ? Oüy, cruelle, voyez un Prince à vos genoux, Et mille fois plus foible et plus tendre que vous, Qui la mort dans le cœur, n’eût jamais d’autre envie Que de vous conserver un Pere et vostre vie, Et qui vous la demande et pour vous et pour luy. N’augmentez pas, Seigneur, mon trouble et mon ennuy, Mais plaignez seulement l’excés de ma misere, Il ne me souvient plus de vous pres de mon Pere, Et lors que je vous voy, dans ce triste moment J’oublie aussi mon Pere aupres de mon Amant ; Bajazet, Andronic, mon devoir, ma tendresse, Enfin tout m’assassine.         Ah ! divine Princesse, Perdez plutost l’Amant, et vivez.         Ah Seigneur, J’entens du bruit, on vient, et je voy l’Empereur. Enfin, Prince, l’amour termine nostre haine, Bajazet malgré luy verra briser sa chaîne, La Princesse en répond, elle me l’a promis, Et par l’Hymen dans peu nous serons réünis. Mais ne parliez-vous pas, Prince, de ma tendresse ? Vous pouviez en marquer l’excés à la Princesse ; Vous l’avez veu, Madame, et ce cœur orgueilleux Aprend à soûpirer, et l’aprend de vos yeux ; Ce n’est plus en vainqueur qu’il vient icy paroître, Depuis qu’il est à vous il n’agit plus en Maître… Mais quel chagrin, Madame, occupe vostre esprit ? Je vous vois étonnée, et le Prince interdit, Pour qui sont ces soûpirs, et ce regard si tendre ? Répondez ?         Moy, Seigneur ? que puis-je vous aprendre ? Quels soûpirs ?… si ce n’est des soûpirs de couroux Pour un Frere qui parle, et qui percé de coups, Me reproche tout haut que vostre main sanglante D’un sang qui m’est si cher paroît encor fumante ; Sa chere ombre sans cesse à mes yeux se fait voir, Qui me suit, qui m’arreste, et m’aprend mon devoir, Et qui me retraçant sa déplorable histoire, Me dit, que j’ay vendu son sang et sa mémoire, Et que par vostre hymen je trahis…         C’est assez, Je lis dans vostre cœur mieux que vous ne pensez ; Pour avoir écouté l’ombre de vostre Frere, Madame, vous avez oublié vostre Pere, Il suffit. Andronic, préparez vostre main Pour l’hymen d’Araxide, elle arrive demain, Dans une heure partez, allez au devant d’elle Par de profonds respects luy marquer vostre zele, Et tâchez par vos soins de prévenir son cœur, De mon autorité j’apuiray vostre ardeur. Seigneur, lors qu’elle espere un cœur comme le vostre, Voudra-t-elle des soins et des respects d’un autre ? Poura-t-elle écouter sans dédain d’autres vœux ? Et vos feux…         Vous prenez trop de soin de mes feux, Araxide à vos yeux ne sera point rebelle, Répondez-moy de vous, et je vous répons d’elle, Maître de ses Estats je puis en disposer, Et d’un mot Tamerlan vous la fait épouser. Puis-je espérer, Seigneur, l’amour d’une Princesse Qui ne me vit jamais, et de qui la tendresse… Prince, je vous entens : Vous, Madame, je voy Que vous les entendez ces raisons mieux que moy, Tamerlan à son tour commence à les connoître ; Vous, Prince, obeissez, je dois parler en Maître, Je le veux, je l’ordonne, et ne voyez jamais… Seigneur, vous pouvez faire obeïr vos Sujets, Je suis indépendant, et ne connois personne Qui puisse me parler par je veux, ou j’ordonne ; Je m’expose sans-doute aux plus cruels Destins, Mais je n’en suis pas moins du sang des Constantins, Et tous ceux que le Ciel dans mon rang a fait naître N’obeïssent jamais quand on leur parle en Maître. Luy dictez-vous, Madame, un discours si fatal ? Dois-je voir dans ses yeux les regards d’un Rival ? Vos yeux l’ont-ils rendu teméraire, perfide ? Moy ? Seigneur… Andronic, allez voir Araxide, Allez, sans balancer, obeïssez, partez. Madame, pour mon cœur, que d’afreuses clartez ! J’en frémis, mais enfin songez à quelle rage Peut emporter l’amour contre qui nous outrage, Et puis que cet amour sçait agir en Tyran, Malheur! à qui sera Rival de Tamerlan ! Auriez vous un Rival pour une infortunée, Languissante, captive, aux pleurs abandonnée, Qui fust longtemps en bute à vostre inimitié, Rebut de la Fortune, objet de la pitié ? Ah ! Seigneur, qui voudroit dans ma fortune afreuse Prodiguer des soûpirs pour une malheureuse, Qui gémira toûjours des maux qu’elle a soufers, Et qui n’a pour tous biens que des pleurs et des fers ? Andronic a des yeux, Araxide est charmante, Il la verra, son cœur remplira vostre attente, Oüy, Seigneur, j’en répons, il va vous obeïr. Madame, jusques-là pourois-je vous trahir ? Non, non, il faut parler, il n’est plus temps de feindre, Oüy, j’adore Astérie, et je le dis sans craindre, Disposez de mon Trône et de mes jours, Seigneur, Mais du moins laissez-moi disposer de mon cœur, Il est à la Princesse.         Ingrat, pourquoi m’aprendre Un secret que mon cœur n’a sçeu que trop entendre ? Je te faisois l’honneur d’atendre tout de toy, Tu pouvois aujourd’huy tout espérer de moy, Je t’avois confié mon cœur et ma tendresse, Je te donnois un Trône, une illustre Princesse, J’allois te couronner avecque tant d’éclat… Seigneur, vous n’auriez fait d’Andronic qu’un ingrat, Ne me prodiguez plus un présent qui m’ofence, Un Rival est mal propre à la reconnoissance, N’en doutez point. Tantost mon cœur en frémissant A gemy sous le poids d’un bienfait accablant ; Les Trônes, les grandeurs, je vous les abandonne, Laissez-moy ma Princesse, et prenez ma Couronne, J’aime mieux partager avec elle les fers, Que sans elle avec vous partager l’Univers. Madame, vous voyez cette ardeur qui l’entraîne, Vous l’aimez, mais il doit demander vostre haine, Je perce le mystere, et voy que Bajazet Avec luy de concert entreprit son projet, Vous-mesme d’Andronic estiez la récompense, Mais ils seront tous deux l’objet de ma vangeance. Je ne crains point la mort, pour vous, pour vostre Etat, Seigneur, je l’ay cherchée avec assez d’éclat, Sebaste qui me vit au pied de ses murailles Connoît trop qui je suis : J’ay donné deux Batailles, Où de mon propre sang (blessé de plusieurs coups) J’arrosay les Lauriers que je cueillois pour vous ; La plus afreuse mort n’a rien qui m’intimide, Frapez sans balancer un Rival intrépide. Je sçauray contenter un si juste desir. Qu’on l’arreste Tamur, qu’on vienne le saisir. Ah ! Seigneur, arrestez ?… Prince, quelles allarmes ? Au nom de nostre amour, et par toutes mes larmes… Et que puis-je, Madame ?         Eloignez de mes yeux Cet objet insolent d’un Rival odieux. Madame, vous voyez à quel point il m’irrite, C’est mon Rival, je suis pour luy Barbare, Scyte, Je répandray du sang, tout me sera permis, Maîtresse, Pere, Amant, tous sont mes ennemis. Il faut que de leur sort vostre bouche décide, Pour sauver Andronic, qu’il épouse Araxide, Resolvez-l’y vous-mesme, et rejetant ses vœux, Pour sauver Bajazet satisfaites mes feux. Voilà le seul secret d’apaiser ma colere, Quitez, abandonnez l’Amant pour vostre Pere ; Si l’un et l’autre enfin ne subissent mes Loix, Vous les verrez tous deux pour la derniere fois. Ah ! Seigneur… il me quite helas ! que vais-je faire ? N’estoit-ce pas assez de trembler pour mon Pere ? Et cependant je touche au funeste moment Où je verray périr mon Pere et mon Amant ? Quoy ? Zaïde, faut-il qu’à moy-mesme funeste, En perdant tout, je livre un Amant qui me reste ? Qu’à ma Rivale enfin, j’abandonne son cœur, Et que pour le sauver j’allume leur ardeur ? S’il faut perdre ton cœur pour conserver ta vie, Cher Andronic, pardonne à la foible Astérie, Je te verrois plutôt… Zaïde, n’entens pas Les douloureux transports d’un cruel embaras, Ferme, ferme les yeux sur toute ma foiblesse, Excuse ma douleur, pardonne à ma tendresse ; Bajazet, Andronic, Pere, Amant malheureux, Je sçauray périr seule, et vous sauver tous deux. Fin du Quatriéme Acte. Ne m’abandonne point, tout est perdu, Zaïde, As-tu veu comme moy la Princesse Araxide ? Elle vient d’arriver, mon malheur est certain, Peut-estre qu’Andronic l’épousera demain, Aujourd’huy pour ma mort tout est d’intelligence, Avant ce prompt retour j’avois quelque espérance ; Loin d’Araxide helas ! et pres de mon Amant Je voyois mes malheurs dans quelque éloignement ; Mais j’ay veu de trop pres cette pompe fatale, Qui suivoit dans le Camp ma superbe Rivale, Ces Escadrons rangez, ce grand nombre de Chars, Qui de l’Armée entiere attiroient les regards, Ces Gardes, ces Soldats, cette Suite nombreuse, Cette foule qu’entraîne une fortune heureuse, Ces cris de joye, en l’air redoublez tant de fois, Cet apareil qui marche à la suite des Roys, Tout allarmoit un cœur trop tendre et trop timide, Et j’ay tremblé sur tout en voyant Araxide ; Quand son Char a paru, mon cœur en a frémy, Dans le trouble où j’estois je l’ay veuë à demy ; Mais il faut l’avoüer enfin malgré ma haine, Ah ! Zaïde, elle est belle, et de plus elle est Reyne. Ne craignez rien, Madame, Andronic est constant. Un cœur ne peut-il pas changer en un instant ? Voy, d’Araxide, voy la grandeur importune, Regarde avec pitié toute mon infortune, Sur le Trône elle brille aux yeux de l’Univers, Moy, dans l’obscurité je languis dans les fers, Un Sceptre peut tenter une ame ambitieuse, Ma Rivale est charmante, et je suis malheureuse, Andronic est sensible, il peut manquer de foy, Il m’aime, mais helas ! s’il s’aimoit plus que moy ! Madame, suspendez ces mortelles allarmes, Pour Tamerlan peut-estre Araxide a des charmes, Son cœur ambitieux dans cet heureux retour Pouroit à sa grandeur immoler son amour. Trop de timidité vous allarme et vous trompe, Eût-il fait sans dessein tant d’aprest, tant de pompe ? Cet éclat, ce triomphe a pû vous étonner, Et sans doute ce n’est que pour la couronner. Dans ces cruels soupçons, je ne voy rien à craindre, En faveur d’Araxide il sçaura se contraindre, Et ce superbe cœur politique et jaloux Doit par trop de raisons se dégager de vous. S’il est ainsi, Zaïde, ah ! qu’elle ait mille charmes, Que ses yeux soient brillans, les miens couverts de larmes, Que l’heureuse Araxide allume avec éclat Cet amour politique et de raison d’Etat ! Qu’elle soit mille fois plus belle et plus aimable, Qu’aux yeux de Tamerlan je paroisse éfroyable, Et s’il se peut helas ! dans mon sort douloureux Qu’Andronic ait pour moy toûjours les mesmes yeux ! Mais s’il falloit, Zaïde, à moy-mesme fatale Contraindre mon Amant d’adorer ma Rivale, Que pour sauver ses jours il fallut le céder, Quel discours emploiray-je à le persuader ? On m’en a menacée, et tantost le Tartare Condamnoit ma tendresse à cet effort barbare ; Helas ! je me serois trahie à tous momens, Ciel ! que n’a-t-il quité ces cruels sentimens ? Mais il vient, ah fuyons, de crainte que ma vûë Ne rallume en son cœur le poison qui me tuë. Tu dis que Bajazet rentre dans son devoir, Tout superbe qu’il est, qu’il demande à me voir, Il fait cette démarche, et cette ame si fiere Souhaite une entreveuë, et parle la premiere, Te croiray-je, Tamur ? l’as-tu bien entendu ? Ne t’es-tu point trompé quand tu m’as répondu ? Bajazet veut me voir ? quelle atteinte impréveuë A fléchy son orgueil ? quoy ! dans nostre entreveuë Il demande sa Fille ? il n’en faut plus douter, Tamur, son cœur se rend, et j’ay sçeu le dompter, Parle, répete-moy ce qu’il vient de te dire. Seigneur, exactement je vay vous en instruire. Il m’a mandé luy-mesme, et j’ay couru soudain Par vostre ordre, en entrant il m’a donné la main, Un air plus satisfait brilloit sur son visage, Qui sembloit en banir la fureur et la rage, La douceur et la paix y regnoient à leur tour : Je veux voir vostre Maître avant la fin du jour, (M’a-t-il dit) je suis las de soufrir tant de peine, Il faut sortir des fers, et finir nostre haine, Allez, et que je voye Astérie avec luy. Quoy ? donc j’auroy vaincu Bajazet aujourd’huy ? Non, je ne puis le croire, et sa haine invincible Aux périls, à la mort, ne fust jamais sensible, J’admirois son courage, et malgré sa fureur Ce mépris de la mort qui marque un si grand cœur, Cette ame inébranlâble, et si noble et si fiere, Ont pour luy mille fois suspendu ma colere ; Nous sommes ennemis, je le hais, il me hait, Mais j’aurois jusqu’icy fait tout ce qu’il a fait. Ainsi, de ce retour j’ay trop d’incertitude, De tous costez, Tamur, j’ay de l’inquiétude ; Si Bajazet se rend du party de mon cœur, Araxide et ma gloire arrestent mon bonheur ; Je sçay bien que ma bouche est ingrate, perfide, Qu’elle a donné parole à l’aimable Araxide, Mais j’adore Astérie, et mon cœur à son tour S’est malgré mon orgueil donné tout à l’amour. J’ay regardé l’amour dans les yeux d’Astérie Comme un fier Ennemy né de mon Ennemie, Et pour mieux me vanger d’elle et de mon Vainqueur, J’ay voulu le forcer dans le fonds de son cœur. Mais, Seigneur, Andronic épousant Araxide, Vous n’auriez plus le nom d’ingrat et de perfide, Ce Prince…         C’est de quoy je veux l’entretenir, Et mon ordre est donné pour le faire venir. Que l’on amene aussi la Princesse Astérie ? Bajazet veut la voir, contentons son envie ; Que je m’aplaudirois d’un peu de cruauté, Si par là j’avois sçeu vaincre tant de fierté ! Car enfin, je ne puis soufrir qu’il la soûtienne, La grandeur de son ame est égale à la mienne, Il faut que je l’abaisse, et que d’un air soûmis Il veüille entrer luy-mesme au rang de mes Amis, Je serois satisfait si le péril qui presse Coûtoit à son grand cœur cette heureuse foiblesse, Et si j’en triomphois ayant pû le dompter, Peut-estre que le mien sçaura se surmonter. Cependant de leur sort il faut que je décide, Bajazet, Astérie, Andronic, Araxide, Dans mes mains, il est vray, je tiens vostre destin, Et cependant le mien en est plus incertain. Andronic mon Rival est un Rival que j’aime, Il m’a servy sans-doute, Araxide elle-mesme Doit s’unir avecque eux dans ce commun éfroy, Et je seray peut-estre avecque eux contre moy, Mais sur tout Bajazet, Tamur, le puis-je croire, Que la crainte ait donné quelque atteinte à sa gloire ? N’en doutez point, Seigneur, Bajazet étonné Se lasse de se voir captif, infortuné ; Pour sauver le débris de sa triste Famille, Il veut sortir des fers en vous donnant sa Fille ; N’a-t-il pas fait entendre un si juste projet ? Lors que…         Sa Fille vient. Fais venir Bajazet. Vostre Pere a changé son superbe langage, Madame, il a quité cette fierté sauvage, Il demande à me voir, et je vous fais venir Pour nous voir tous ensemble, et pour nous réünir. Luy-mesme a souhaité que vous fussiez présente A cet acord si doux qui faisoit vostre atente, Vous nous verrez tous deux bientost nous embrasser… Mais ce discours commence à vous embarrasser, Et je voy…         Quoy ? Seigneur, est-il vray que mon Pere ?… Il est vray qu’il viendra bientôt me satisfaire, Et sans plus écouter une aveugle fureur, Qu’il a soin de sa vie et de vostre grandeur. Ah Ciel !         Nous finirons une haine mortelle, Elle va faire place à la foy mutuelle Qui nous liant tous deux, vous couronne…         Ah ! Seigneur Les Couronnes n’ont rien de touchant pour mon cœur ; Depuis que dans les fers je suis acoûtumée, Seigneur, de la grandeur je ne suis plus charmée. Araxide avec vous remplira mieux que moy Un rang que vous devez à son cœur, à sa foy, Oubliez Astérie, Esclave infortunée, Je ne mérite point d’estre icy couronnée, Et si mon Pere enfin plus soûmis et plus doux, Vouloit se réünir, Seigneur, avecque vous, Si d’un esprit moins fier… Ah Ciel, est-il possible ? Bajazet qui parust toûjours ferme, infléxible, Luy qui brava toûjours… tantost mesme, Seigneur, Mes larmes, mes soûpirs, n’ont pû toucher son cœur, J’ay fait ce que j’ay pû pour attendrir son ame, Toûjours inéxorable, intrépide…         Ah ! Madame, Vostre cœur a paru charmé de ses refus, Cependant, croyez-moy, ne les souhaitez plus, Si vous l’aimez, pour luy devenez plus timide, Et rendez sa grande ame un peu moins intrépide, Et puis que ses refus le pouroient accabler, Son intrépidité vous doit faire trembler. Quoy ? Seigneur, auriez-vous l’ame assez inhumaine… Non, Madame, au contraire, on va briser sa chaîne, Et Bajazet et moy, dans nos embrassemens, Nous allons étoufer tous nos ressentimens. Ah ! Madame, est-il vray ce qu’on vient de m’aprendre ? Bajazet obeït, son grand cœur sçait se rendre, Il vous immole, ah Ciel ! quel honteux changement ! Ce cœur qui fust si ferme à la fin se dément, Luy que j’ay veu cent fois par une juste envie Demander un poignard pour s’arracher la vie ? Qui cherchoit avec soin le secours du poison, Et qui le cherchoit mesme avec tant de raison ? Il tremble ; et dans vos mains il remet Astérie, Mais pour la conserver prenez encor ma vie, Il vous la faut, Seigneur, perdant ce que je pers Je voudrois dans ma chûte entraîner l’Univers, Oüy, perdez un Rival dont la fureur extréme Pouroit vous perdre un jour en se perdant luy-mesme, Et qui n’ayant pour luy plus rien à ménager, Ne cherche qu’à mourir, enfin, ou se vanger. J’excuse d’Andronic la fureur et l’audace, Je luy pardonne mesme une telle menace, Son desepoir luy dicte un discours emporté Que pour son intérest je n’ay pas écouté. Pour vostre intérest seul vous devriez l’entendre, L’excés de ma douleur, Seigneur, doit vous l’aprendre, Oüy, perdez un Rival…         Que dites-vous, Seigneur ? Pourquoy donner encor ce comble à mon malheur ? Et n’ay-je pas assez de mortelles disgraces Sans qu’il y faille encor ajoûter vos menaces ? Tout retombe sur moy ? voulez-vous en mourant Faire à mes tristes yeux un spéctacle sanglant ? Et faudra-t-il périr, pour croistre ma misere, De la main d’un Amant et de celle d’un Pere ? J’en seray la Victime, et je dois obeïr, Mais je n’ignore pas quand il faudra mourir. Il vient. Ah Ciel !         Ma Fille, il faut que je t’embrasse, La fureur du Destin aujourd’huy me fait grace, Vien partager ma joye, essuye enfin tes pleurs, Bajazet a vaincu son sort et ses malheurs. A ce nouveau bonheur immolez Astérie, Je n’en murmure point, qu’il me coûte la vie, Dois-je pas vous la rendre ? il n’importe, Seigneur, Finissez vostre haine, embrassez l’Empereur, Reünissez deux cœurs…         Que je me réünisse Avec mon Ennemy ? par quel honteux caprice Me donner un conseil qui me remplit d’horreur ? Mais enfin, Tamerlan, je connois son erreur, Si j’ay voulu te voir, ce n’est que pour t’aprendre Que sur moy tu n’as plus aucun droit à prétendre, Et que brisant mes fers peut-estre devant toy, Tu me verras dans peu libre et maistre de moy. Bajazet, j’avois crû qu’un conseil salutaire Remetoit au devoir et la Fille et le Pere, Mais ne me contrains plus à la juste rigueur, Qui malgré mes bontez puniroit ta fureur. Tu peux intimider un malheureux Esclave, J’écoute sans aigreur un Vainqueur qui me brave, Tu sçais bien que la mort ne m’a point fait d’éfroy, Et quand je l’ay cherchée elle a fuy devant moy ; Mais je t’ay prevenu, j’ai remply mon envie, Je quite avec plaisir le fardeau de la vie, Je sens que ma fureur s’éteint avec mes jours, Je cede, et suis tranquile en finissant leur cours, Et puis que je vais perdre une vie importune, Je me reconcilie avecque la Fortune, Je luy pardonne tout. Ma Fille est dans tes fers, Elle attache sur toy les yeux de l’Univers, Si la vertu t’est chere ah ! je te la confie, Et ta gloire aujourd’huy me répond d’Astérie, Je l’en charge, il suffit. Ma Fille, c’est à toy De vivre, ou s’il le faut, de mourir comme moy. Seigneur, que dites-vous, et quel triste présage… Mais Ciel ! à chaque instant vous changez de visage, Mon Pere, qu’avez-vous ? quel afreux changement ? Ce mal se doit passer, ma Fille, en un moment, Ce n’est rien.         Mais que vois-je ? ah Seigneur il chancelle, Je tremble.     Quoy, Seigneur ?…         Vostre amitié cruelle Me refusa cent fois un poignard pour mourir, Seigneur, mais un Esclave a sçeu me secourir, Et je me suis rendu par son adresse extréme Maître de mon destin malgré le Destin mesme, C’est ainsi que j’ay pris le trop heureuse poison Qui des fureurs du Sort m’a sçeu faire raison. Juste Ciel !         Quoy ? veux-tu me dérober la gloire D’emporter sur mon cœur une entiere victoire ? Qu’on cherche du secours !         Il n’est plus de secours, Qui puisse retarder de si malheureux jours, Je sens déja la mort et secourable et promte, Qui m’enleve à la vie, et m’arrache à la honte, Console-toy, ma Fille, et malgré ta douleur Souvien-toy que ton Pere expire en Empereur. Qu’on l’emporte, Tamur !         Seigneur, je veux vous suivre, Et je ne pouray pas un moment vous survivre. Madame, demeurez, et dans un tel malheur… Ah ! laisse-moy, Tyran, expirer de douleur ! Tu pers tout aujoud’huy, malheureuse Astérie, Et pour dernier malheur il te reste la vie. Si vous l’aimez, Seigneur, craignons son desespoir, Et soufrez…         Demeurez, c’est à moy d’y pourvoir. Hola, Gardes, Tamur, veillez sur la Princesse, Qu’on la suive, et sur tout qu’on l’observe sans cesse. C’en est fait, on verra si je suis un Tyran, Il faut que l’Univers connoisse Tamerlan. Bajazet de sa Fille ose charger ma gloire, Oüy, Prince, elle en répond, et vous l’en devez croire, Il triomphe du Sort, et je veux aujourd’huy, En triomphant de moy, faire encor plus que luy. Ainsi, Prince, je veux oublier vos caprices, Et ne me souvenir que de tous vos services, Et quand Bajazet meurt, pour triomphe nouveau, Enfermer mon amour dans le mesme tombeau. Allez voir la Princesse, apaisez ses allarmes, Quand elle aura donné quelque tréve à ses larmes, Elle peut à son gré terminer vostre sort, Araxide et ma gloire exigent cet effort, Je l’épouse, et je pars.         Quelle reconnoissance, Seigneur, pour des bontez qui passent l’espérance... Ciel ! pouvois-je espérer en ce funeste jour Que la Gloire vangeât la Nature et l’Amour ? FIN. Par Grace et Privilege du Roy, donné à Saint Germain en Laye le 16. Janvier 1676. Signé, Par le Roy en son Conseil, Desvieux : Il est permis au Sieur PRADON de faire imprimer, vendre et debiter par tel Imprimeur ou Libraire qu’il voudra choisir, une Piece de Theatre de sa composition, intitulée Tamerlan, ou La Mort de Bajazet, pendant le temps et espace de huit années, à commencer du jour qu’elle sera achevée d’imprimer pour la premiere fois ; avec defenses à toutes Personnes, de quelque qualité et condition qu’elles soient, d’en imprimer, ou faire imprimer, vendre et distribuer, en tous les Lieux du Royaume et Terres de l’obeïssance, d’autre Edition que de celle dudit Sieur de Pradon, ou de ceux qui auront droit de luy, à peine de trois mille livres d’amende, payable sans déport par chacun des contrevenans, confiscation des Exemplaires contrefaits, et autres peines plus au long contenues dans lesdites Lettres. Registré sur le Livre de la Communauté des Libraires et Imprimeurs, Signé THIERRY, Syndic. Achevé d’imprimer pour la premiere fois le 30. Janvier 1676.