Il le faut avoüer, rien n’est plus éclattant Que le supréme honneur du destin qui m’attend. L’hymen m’offre un Epoux que l’Univers admire, C’est par luy que des Grecs la liberté respire. Nostre illustre Pays qui depuis si long-temps A presque autant produit de Heros que d’enfans, Sparte, jusques ici pour sa gloire immortelle N’a point fait naître encor de Roi si digne d’elle. C’est sous ce General que l’on vient dans nos champs D’immoler en un jour trois cens mille Persans, Et que par un effort de valeur sans seconde La Grece échappe au joug qui soûmet tout le Monde De plus Pausanias n’est point de ces Guerriers Dont la teste ait blanchi sous le faix des Lauriers, Qui soit monté par l’âge à des grandeurs solides, Et dont la Renommée ait attendu les rides. Sur le front d’un Héros si fameux, si vaillant, L’éclat de la jeunesse est encor tout brillant. Vainqueur qu’il est d’un Roi le plus grand de la Terre, Il peut pretendre à vaincre ailleurs que dans la Guerre, Et la Paix qu’à la Grece il asseure aujourd’hui Peut reserver encor des conquestes pour lui. Cependant sur le point du pompeux hymenée Qui doit à ce grand homme unir ma destinée, Puis-je oser découvrir à ton zele discret L’invincible chagrin qui m’accable en secret. Vous du chagrin, Madame ? en est-il qui vous presse Si prés du plus haut rang que puisse offrir la Grece, Le vainqueur des Persans, le grand Pausanias, Tout aimable qu’il est, ne vous plairoit-il pas ? Quel charme y peut manquer pour l’ame la plus vaine ? Il ne me plaist que trop, Charile, & c’est ma peine, Si mon cœur simplement n’estoit qu’ambitieux L’éclat de son hymen éblouïroit mes yeux. Mon orgueil trouveroit au seul nom de sa femme Dequoi pouvoir remplir tous les vœux de mon ame. J’examinerois peu s’il m’aimoit plus ou moins ; Je ne prendrois pas garde aux tiedeurs de ses soins ; Et l’heur d’atteindre au rang le plus beau de la Grece Pourroit me consoler de perdre sa tendresse. Mais j’aime, & c’est mon mal ; le Ciel pour ce Héros M’a fait un cœur sensible, & trop, pour mon repos, Et depuis qu’à l’Amour on se laisse surprendre Il en couste bien cher d’avoir un cœur trop tendre. Pausanias, Madame, encor jusqu’aujourd’hui Vous a peu donné lieu de vous plaindre de lui, Et vostre ame inquiete en doutant qu’il vous aime Est trop ingenieuse à se troubler soi-mesme. Je ne sçaurois penser que vous en jugiez bien. Tu peux croire qu’il m’aime, & je n’en croirois rien, Non, non, s’il estoit vrai j’en serois trop certaine, Je le souhaite assez pour le croire sans peine, Et pour peu que son cœur pour moy pût s’émouvoir Je serois la premiere à m’en apercevoir. Depuis un mois entier que je suis à Bizance J’observe en me voyant qu’il se fait violence, Et que sous la couleur de ses soins importans Toûjours sur nostre hymen il cherche à gagner temps. Son embarras l’excuse, il est Chef d’une armée Jalouse de son rang & de sa renommée ; Et les Persans sur terre entierement deffaits, Sont encor sur la mer aussi forts que jamais. Le cœur d’un grand Guerrier peut aimer comme un autre ; Mais sa façon d’aimer differe de la nostre ; Ces Heros que la guerre occupe nuit & jour Ont peu de temps de reste à donner à l’Amour. La valeur ne rend pas une ame moins sensible, Et la Guerre & l’Amour n’ont rien d’incompatible. Quelqu’heure dérobée aux soins de sa grandeur, Un doux amusement d’une agreable ardeur, Un peu d’amour enfin aprés une victoire Peut bien s’accommoder avec toute sa gloire, Et loin qu’il fust pour lui honteux de s’enflammer, Pour comble de merite il lui manque d’aimer. Croïez vous que son cœur soit toûjours insensible ? Non, je croi qu’à l’Amour il n’est rien d’impossible ; Mais s’il te faut tout dire il pourroit s’enflamer, Charile, & n’aimer pas ce qu’il devroit aimer. Depuis que Cleonice est ici prisonniere, Voi quels soins il lui rend…         C’est à vostre priere. N’avez vous pas pour elle imploré son secours ? Je ne l’ai pas prié de la voir tous les jours. Mais pouvez vous penser qu’il s’attache à lui plaire, Lui qu’elle sçait autheur de la mort de son Père, Lui contre qui la haine a sceu tant s’expliquer… C’est peut-estre en effet ce qui le peut piquer ; Et cette haine à vaincre avec toute sa force N’est pour un cœur si fier qu’une trop douce amorce Mais avant que je montre aucun ressentiment Je veux sur ce soupçon m’éclaircir plainement. J’en conçoi des moïens qui devront te surprendre Et dont malaisement on pourra se deffendre. D’un art si peu commun…         Voicy Pausanias, Ce n’est pas moi qu’il cherche, il ne m’apperçoit pas. Voir un autre à ma honte obtenir Cleonice, Non, non, auparavant il faut que je périsse, Puisqu’on veut tout tenter employons tout aussi, Allons sçavoir…         Seigneur, Demarate est icy. Madame, pardonnez au transport qui m’anime, On n’en conceut jamais qui fut plus legitime. Un jeune Athénien au mépris de mes droits Veut de nos prisonniers me disputer le choix. J’ay choisi Cleonice, & vous mesme, Madame, A ce dessein si juste avez porté mon ame, Ce sont en sa faveur vos soins officieux Qui m’ont sur son merite ouvert d’abort les yeux, Et qui pour adoucir sa fortune cruelle, M’ont en faisant un choix fait déclarer pour elle ; Cependant aujourd’huy pour me la disputer, L’audacieux Cimon n’a pas craint d’éclatter. Déja pour l’obtenir sa caballe est si forte, Que peut estre à ma honte, il faudra qu’il l’emporte, Et qu’il oste à mes vœux tout ce qu’auroit de doux La gloire d’un dessein que j’avois fait pour vous. N’écoutez point, Seigneur, d’interest que le vôtre, C’est celui qui me touche au dessus de tout autre, Et si j’ay sur ce choix pû vous solliciter Je ne prevoyois pas qu’il vous dût tant couster : Pour peu que votre gloire en ce dessein hazarde Cleonice & son sort n’ont rien que je regarde, Je n’y prens plus de part, & vous devez penser Qu’entre elle & vous mes vœux n’ont guere à balancer. Je ne puis plus quitter ce dessein qu’avec honte, Ce seroit de mon rang faire trop peu de conte, Ce seroit exposer ma dignité, mes droits, Et ma gloire m’engage à soustenir mon choix. Je sçais que le pouvoir que la Grece me donne Attache obstinement l’envie à ma personne ; Et qu’un si grand depost entre mes mains commis De tous les mécontens me fait des ennemis. Aristide, & Cimon Chefs des troupes d’Athene, Aux Loix d’un Roi de Sparte obeïssent à peine ; Mon rang leur fait envie, & pour me l’arracher A me nuire sans cesse on les voit s’attacher. Déja l’un de ces Chefs par cette concurrence, Veut en choquant mon choix ébranler ma puissance ; Il éprouve sa force, & ce qu’il entreprend, N’est qu’un premier essai d’un attentat plus grand. Ainsi, Madame, il faut mettre tout en usage, Pour ne leur pas ceder ce premier avantage, Et pour deffendre un rang qui me seroit osté Au moindre abaissement de mon authorité. Je dois mesme avoir soin avant nostre hymenée D’affermir la grandeur qui vous est destinée, D’assurer pour vous mesme un solide pouvoir… Je vous entens Seigneur, & je sçai mon devoir. Je voi ce qui vous plaist, & je cherche à vous plaire. Vous voulez que l’hymen entre nous se differe ; Sans chercher de raisons, sans m’expliquer pourquoi, Vous le voulez, Seigneur, & c’est assez pour moi. Si mesme vous craignez que Sparte ne s’offence Du delay d’un hymen qui fait son esperance, Publiez que c’est moi qui seule ai differé, Si mon aveu vous sert il vous est assuré. Ne regardez que vous.         Ah ! c’en est trop, Madame, Pour peu que ce delay puisse gesner vostre ame, A moins que sans regret vous n’en tombiez d’accord, Si vous n’y consentez sans peine & sans effort… Ah ! Seigneur, j’y consens, cela vous doit suffire Vostre hymen seul n’est pas tout le bien où j’aspire, Ce n’est pas malgré vous que j’y veux parvenir, C’est peu que Sparte seule ait soin de nous unir ; Si l’amour ne prend part à nostre destinée, Et ne se mesle un peu d’un si grand hymenée. Pour estre au point qui peut rendre mes vœux contens, Vostre cœur a besoin encor de quelque temps : Bien que l’ordre de Sparte ait à mon avantage Enjoint expressément qu’un si grand cœur s’engage. Je veux bien, sans jamais abuser de mes droits, Aprés l’ordre de Sparte, attendre encor son choix, Et pour mettre le comble à mon bon-heur extréme, Luy donner le loisir de se donner luy mesme, Aprés cela de peur de vous embarasser, Seigneur je me retire, & vous laisse y penser. De si beaux sentimens où tant d’amour s’exprime, Meritent bien, Seigneur, tout au moins vostre estime, Et ce soûpir paroist me dire en sa faveur, Qu’un procédé si noble a touché vostre cœur. J’estime Demarate ; & tout m’en sollicite, Je connois son amour, je vois tout son merite, J’en sçai trop bien le prix, j’en admire l’éclat ; Mais j’ai beau l’admirer j’y suis toûjours ingrat, Et mon cœur qui ne peut souffrir qu’on nous unisse, Soûpire du regret de lui faire injustice. Le choix de son hymen que pour moi Sparte a fait Loin d’attirer mes vœux les revolte en effet. Aprés tant de travaux, tant d’efforts de courage, Aprés avoir sauvé tous les Grecs d’esclavage, C’est trop que mon Païs malgré le nom de Roi, M’oste la liberté de disposer de moi. De plus…te le dirai-je ? ouï c’est trop m’en deffendre, Nostre amitié m’en presse, il te faut tout aprendre, Et comme ce secret doit éclatter dans peu, Je ne t’en dois pas moins que le premier aveu. Aprens Eurianax toute mon injustice, J’aime ailleurs.     Vous Seigneur ?         Et j’aime Cleonice. Cleonice, Seigneur, est aimable à vos yeux ? Elle qui sort d’un sang à la Grece odieux ? Qui sçait que vous avez par un devoir severe Hai, poursuivi, pris, & condamné son Pere ? Qui pour vanger sa mort avec des soins pressans A suivi le débris du party des Persans, Et s’est si hautement promise pour Conqueste A quiconque en ses mains remettroit vostre teste. Enfin vous flattez vous qu’au mépris de son choix, Sparte approuve des feux qui choqueront ses Loix, Et que la Grece entiere encor mal affermie, Souffre en son General l’amour d’une ennemie. Tout ce que tu peux voir je l’ay vû comme toy, Je sçai qu’en ce dessein tout s’arme contre moy, Je sçai que mon amour n’a d’espoir qu’aux miracles, J’en connois les perils, j’en voi tous les obstacles ; Mais les difficultez aux Amans ne sont rien, Et c’est un nouveau charme aux cœurs comme le mien. Aimer une ennemie & pretendre à lui plaire Malgré toute la Grece, & le sang de son Pere, C’est braver des dangers terribles & puissans ; Mais l’audace en sied bien au vainqueur des Persans. Tout couvert de l’éclat d’une illustre victoire, J’ay jusques dans l’amour voulu chercher la gloire. J’aspire en Amant mesme, à vaincre avec honneur Une conqueste aisée eust fait honte à mon cœur, Puis qu’aimer est pour tous un tribut necessaire, J’ose au moins dédaigner une amour ordinaire, Et n’ay pas crû qu’aimer avec un plein repos, Sans peine, sans peril fut aimer en Heros. Dans ce dessein sur tout gardez vous d’Aristide, S’il est des mécontens c’est luy seul qui les guide Sous le grand nom de Juste il cache un cœur jaloux Du pouvoir que les Grecs n’ont confié qu’à vous. Je le sçay, mais passons, je le voy qui s’avance. De vos amis, Seigneur, fuyez vous la presence, Vostre entretien pour eux est-il si peu permis… Je ne fuys qu’Aristide, & connois mes amis, J’évite un entretien qui pourroit le contraindre, Et Juste comme il est il ne doit pas s’en plaindre. Quoy ne puis-je esperer, Seigneur d’estre éclairci De ce qui vous oblige à me traitter ainsi ? Ne m’apprendrez vous point par un aveu sincere Quel crime ou quel malheur me force à vous déplaire ? Expliquez moy du moins en quoi j’ai pû manquer. Puisque vous le voulez je vais donc m’expliquer. L’art de dissimuler ce qu’on reçoit d’outrages N’est pas à mon avis fait pour les grands courages, Et je ne puis conter qu’entre mes ennemis, Quiconque aspire au rang où la Grece m’a mis. Moy, Seigneur, que j’aspire à ce rang plein de gloire, M’avez vous pû connoistre, & l’avez vous pû croire ; Et m’est-il échappé dans la moindre action Rien qui m’ait convaincu d’aucune ambition ? Vous vous déguisez bien sans doute, & je confesse Qu’en vous l’ambition se cache avec adresse, J’y fus trompé d’abord, mais j’ouvre enfin les yeux Et la crains d’autant plus qu’elle se cache mieux, J’aurois apprehendé bien moins la force ouverte, Que vos pieges secrets preparez pour ma perte : Vos soins à menager des Peuples inconstans, Voste adresse à flatter l’aigreur des mécontens, Vostre douceur maligne autant qu’ingénieuse Pour rendre de mon rang la hauteur odieuse, Vostre art à colorer l’orgueil de vos desseins, Si rien n’allarme en vous, c’est tout ce que j’y crains. Je serai bien coupable en effet, si c’est crime Seigneur, que d’adoucir ceux que l’aigreur anime, D’appaiser des mutins qui pourroient s’emporter, D’empécher contre vous leur fureur d’éclatter. Je connois vostre adresse à sçavoir vous deffendre, Et je la connois trop pour m’y laisser surprendre ; Vous estes éloquent, Seigneur, je le sçai bien : Et pour l’estre il suffit qu’on soit Athenien ; L’art des belles couleurs est l’estude d’Athenes ; Mais pour nous nez à Sparte, & nourris dans les peines, A qui l’on ne permet d’apprendre & d’acquérir Que ce qu’il faut sçavoir pour vaincre ou pour mourrir, Sans mélange aucun d’art, instruits par la nature, Nous suivons seulement la raison toute pure, Et les belles couleurs dont vous vous déguisez, Nous trouvent trop grossiers pour en estre abusez. Du moins si vous vouliez cacher vostre artifice Vous ne me deviez pas disputer Cleonice : Choquer d’un General le choix jusqu’à ce point. De grace avec Cymon ne me confondez point, Seigneur, c’est de lui seul que part cette injustice : Lui seul…         Eh vous croïez que ce nom m’éblouïsse, Qu’il m’empéche de voir que c’est un voile adroit Dont vous cachez la main qui m’attaque en secret, De peur de démentir tout ce qu’à vostre gloire Le fameux nom de Juste a voulu faire croire : Je sçai que cet ami vous doit tout ce qu’il est, Qu’il n’agit que par vous, & que comme il vous plaist, Que vous ne l’élevez qu’afin qu’il vous soûtienne, Qu’il sauve vostre gloire aux perils de la sienne, Et que quand au besoin l’injustice vous sert, Son nom seul s’en chargeant vous en mette à couvert. C’est un mal-heur pour moi de perdre vostre estime, Seigneur, mais vos mépris n’auront rien qui m’anime ; Et quoi que le vangeance en fut en mon pouvoir, Je ne m’en vangerai qu’en faisant mon devoir ; J’accuse mon Ami d’une injustice extrême, Et me déclare enfin pour vous contre lui-même. Vous, Seigneur, vous pour moi, contre un Ami si cher ? Toûjours à son parti l’on m’a vû m’attacher, Toûjours mon amitié fut pour lui tendre & pure, Et si vous le voulez il est ma creature : Mais quelque cher enfin qu’il me soit aujourd’hui La justice est pour vous je ne suis plus pour lui. Un sentiment si noble, une vertu si pleine… Epargnez moi de grace une loüange vaine, La gloire où je pretens touche peu d’autres cœurs, Je la cherche en moi-mesme & n’en veux point d’ailleurs. Assemblez le Conseil, demandez Cleonice, J’irai donner l’exemple à vous rendre justice. Que ne vous dois-je pas Seigneur, & quel moïen… Je fais ce que je dois, vous ne me devez rien. Quoi Seigneur au mépris d’une amitié si tendre Pausanias obtient tout ce qu’il peut pretendre ? D’un ami tout à vous, l’interest sera vain ? J’en ai donné parole & rien n’est plus certain. S’il est ainsi toûjours, si l’équité severe Etouffe en vous ainsi l’amitié la plus chere, Si vous n’osez jamais rien qui ne soit permis, Que sert-il donc, Seigneur, d’estre de vos Amis ? Hé puis-je à mes Amis rendre un plus grand service, Que de les empêcher de faire une injustice ; Ce n’est pas qu’en effet à vous parler sans fard La Politique ici ne prenne un peu de part : Vous sçavez mon dessein, Sophane, & quelles peines Je souffre à voir toûjours Sparte au dessus d’Athenes, Et combien ardamment je cherche quelque jour A mettre au premier rang ma Patrie à son tour. Si j’obtiens par mes soins que Sparte enfin nous laisse Le droit de commander aux troupes de la Grece, J’ai déclaré déjà que sans songer à moi J’en cedde à mon Ami le glorieux emploi : Voila ce que pour lui mon amitié veut faire, C’est pour mieux le servir que je lui suis contraire. Son soin pour Cleonice est un peu trop pressant, Elle est belle, il est jeune, & l’Amour est puissant, Tout est perdu pour lui si cet amour ne cesse ; Cleonice est d’un sang odieux à la Grece, Plein de rage de voir ses voisins florissans Son Pere pour nous perdre appella les Persans, Elle a trop herité des fureurs de son Pere, Tout doit estre suspect de qui cherche à lui plaire. J’etouffe en mon Ami de dangereux soûpirs, Je consulte sa gloire & non pas ses desirs, Et pretens d’autant plus faire voir que je l’aime, Que j’ose le servir en dépit de lui même ; Mais pour l’y preparer prenons soin de le voir, Et qu’il s’en plaigne ou non faisons nostre devoir. Fin du premier Acte. Cesse de me flatter d’une attente importune, Je connois mieux que toi toute mon infortune, Le soin de Demarate & son empressement, La part que l’on me donne en son appartement, L’honneur qu’en ce Palais chacun cherche à me rendre, Ne me font que trop voir de qui je dois dépendre ; L’ennemi de mon Pere & l’autheur de sa mort, Pausanias, sans doute, est maistre de mon sort. Pausanias, Madame, a fait assez connoistre, Que c’est pour l’adoucir qu’il veut s’en rendre maistre. Parmi les prisonniers le choix qu’il fait de vous, Ne vous doit de sa part rien marquer que de doux, Et s’il vous a donné quelque lieu de vous plaindre. Je croi que desormais vous devez n’en rien craindre. N’en rien craindre Stratone ?     En doutez vous ?         Helas ! Quoi soûpirer, rougir, & ne répondre pas. N’impute ce soûpir qu’à la perte d’un Pere. On peut en soûpirer, mais on n’en rougit guere, Et plus je vous observe en ce trouble pressant… Ha de peur d’en trop voir ne m’observe pas tant. Je n’ai garde de prendre un soin qui vous offence, N’y d’entrer malgré vous dans vostre confidence. Je n’examine plus ce qui peut vous troubler. Non, Stratone, avec toi c’est trop dissimuler, C’est trop te déguiser la honte qui me presse, Jusqu’au fond de mon cœur voi toute ma foiblesse, Pour chercher du secours mon mal n’est que trop grand, Et je n’en puis trouver qu’en te le découvrant. Malgré tous mes efforts j’en sens la violence, Au lieu de s’étouffer grossir par mon silence, Et le trouble où me jette un funeste penchant, Se prevaut de ma honte & croist en se cachant. Aprens ce que j’ai peine à comprendre moi-même, Tout mon ressentiment, dans sa chaleur extréme, Tout l’effort, tout l’excez de la mortelle horreur, Qui pour Pausanias avoit saisi mon cœur, L’ardeur de l’immoler au sang qui me fit naistre, Tout mon soin pour le perdre avant que le connoistre, Par je ne sçai quel charme en mon cœur répandu, Tout cela s’est éteint depuis que je l’ai vû, Et d’un trouble secret mon ame toute émeuë Ne sçait ce que pour lui ma haine est devenuë ; Je n’ose en cet estat trop bien m’éxaminer : Ose achever toi mesme, ose tout deviner, Et m’épargne du moins dans cet aveu funeste La honte, & l’embarras d’en expliquer le reste. Qui croiroit qu’un grand cœur dans la haine affermi, Eust à craindre d’aimer un mortel ennemi. J’avouërai ma surprise & d’autant plus Madame, Que rien n’est échappé du secret de vostre ame, Et que vostre courroux en secret amorti, Devant Pausanias ne s’est point dementi. Ouï mon ressentiment au moins en apparence, Garde avec soin toûjours la mesme violence : Mes yeux ne disent rien d’un changement si bas, Si mon cœur est seduit ma raison ne l’est pas, Et ma haine au dedans connoissant sa foiblesse, Se retranche au dehors & s’y rend la maistresse. Je crains Pausanias, j’essaïe à l’éviter, Mais j’aime en le fuïant qu’il tâche à m’arrester ; J’ai beau dés qu’il me parle avec soin l’interrompre, Ma colere s’oublie, & se laisse corrompre ; J’ai beau vouloir fermer l’oreille à ses discours, J’ai beau n’en rien entendre il m’en souvient toûjours. Pour vous en consoler on voit dans ce qu’il ose Qu’il n’est pas insensible au trouble qu’il vous cause, Que son cœur…         Que dis-tu ? dy plûtost dy moi bien Qu’endurci dans la Guerre il n’est sensible à rien, Dy que sa seule ardeur est toute pour la gloire, Dy qu’il ne peut m’aimer j’ai besoin de le croire, Et mon mal n’est déja que trop à redouter, Sans y rien joindre encor qui le puisse augmenter, Dy qu’il donne les soins qu’il s’attache à me rendre A la part qu’en mon sort Demarate veut prendre, Et qu’au point comme il est de recevoir sa foi, Ce n’est qu’en sa faveur qu’il s’empresse pour moi. Pein moi bien cet hymen que leur Païs souhaite, Cet hymen dont je sens que mon coeur s’inquiete, Cet hymen qui peut seul raffermir mon devoir, Et m’oster ma foiblesse en m’ostant tout espoir. L’ardeur que Demarate à vous servir emploïe, Vaut bien que vous voïez son bon-heur avec joïe, Elle est digne en effet d’un rang si glorieux, Et Sparte pour son Roi ne pouvoit choisir mieux : Il doit l’aimer sans peine & son merite extréme… C’est assez qu’il l’épouse, il n’importe qu’il l’aime C’en seroit trop, peut-estre, & pour me rendre à moi, Sans que son cœur s’engage il suffit de sa foi. Je sens que jusques là j’aurai peine à détruire Je ne sçai quel espoir qui cherche à me seduire, Je le chasse, il revient, je l’étouffe, il renaist… Mais Dieux !     Vous vous troublez,         Pausanias paroist. Quoi malgré tous mes soins vostre invincible haine Ne vous permet jamais de me voir qu’avec peine : Quoi, Madame, à la fuite avoir toûjours recours ? Je ne fuy pas trop bien, vous m’arrestez toûjours. Ce que je vois dois dire est assez d’importance Pour vous faire un moment endurer ma presence. De tous nos prisonniers je n’ai choisi que vous, Ce choix m’a vainement suscité des jaloux ; Malgré tout leur effort, malgré leur artifice, Mon choix est approuvé les Grecs me font justice. Je suis maistre absolu de tout vostre destin, C’est à dire qu’ici vous estes libre enfin. Libre ! & par vous Seigneur !         Vostre ame s’en estonne, La liberté vous gesne à voir qui vous la donne, Et perdant par mes mains tous ses charmes pour vous, Le seul droit de me fuir est ce qu’elle a de doux. Mais malgré vostre haine & le soin qui vous presse, N’est-il rien qui vous puisse attacher à la Grece ? Me fuirez vous si tost ?         Voïez ce que je doi : Et vous mesme Seigneur, répondez vous pour moi. D’avec ses ennemis sans peine on se separe ; Mais connoissez mon cœur, il faut qu’il se declare, Il est temps de l’ouvrir sans reserve, sans fard : Enfin en Roi de Sparte, & tout mistere à part. Je vous aime Madame & ne puis m’en deffendre, Un tel adveu sans doute a lieu de vous surprendre, Je ne fus pas d’abord moins que vous estonné Du desordre où mon cœur se trouve abandonné. J’eus peine ainsi que vous à le croire moi mesme, Mais il n’est que trop vrai Madame je vous aime. Né pour aimer la Guerre avant que de vous voir, Rien que les seuls combats n’avoit pû m’émouvoir. La gloire m’animoit & m’occupoit sans cesse, Je ne traitois l’Amour que d’un Dieu de foiblesse. Des plus rares beautez j’avois bravé les coups, Vostre haine pour moi m’asseuroit contre vous. Ma liberté toûjours fortement affermie Ne se deffioit pas des yeux d’une ennemie, Et n’avoit pas prevû qu’il se pust faire un jour Que jusques dans la haine on pûst trouver l’Amour : Cependant quelqu’effort qu’ait pû faire mon ame, Tout haï que je suis je vous aime Madame. Je ne vous dirai rien pour toucher vostre cœur Du comble où ma fortune a porté ma grandeur : Je ne vous dirai rien du prix de ma victoire, Je ne vous dirai rien de l’éclat de ma gloire, Du rang de General, du nom pompeux de Roi, Rien du pur sang des Dieux descendu jusqu’à moi, Pour toucher un grand cœur l’amour seul doit suffire, Et je vous aime est tout ce que je veux vous dire. Malgré le choix que Sparte a fait en ma faveur Je sens ma main pour vous preste à suivre mon cœur. Quoi qu’entre nous l’hymen me coûte d’injustice, Mon amour vous en ose offrir le sacrifice ; Et c’est après cet offre à vous à décider Si toute vostre haine à ce prix peut ceder. Prononcez librement vous n’avez rien à craindre, J’ai voulu vous oster tout lieu de vous contraindre, Et j’ai pris soin exprés pour découvrir mon feu, Que vostre liberté precedast mon aveu. Commencez d’en user sans que rien vous estonne, J’en veux à vostre cœur, mais je veux qu’il se donne, Et la moindre contrainte osteroit à mes yeux Tout ce qu’un bien si cher a de plus precieux. Au peril de vous perdre en faveur de quelqu’autre, J’aime mieux hazarder mon bonheur que le vôtre Et risquer d’un refus les mortels déplaisirs : Que ne vous devoir pas à vos propres desirs. Parlez, declarez vous, mais au lieu de répondre D’où vient que vous semblez vous troubler, vous confondre, Comment de vostre cœur expliquer l’embarras ? Excusez-le de grace & ne l’expliquez pas. J’obeïrai, Madame, & de peur que ce trouble Par l’objet qui l’excite encor ne se redouble, Pour ne vous pas surprendre un choix precipité Je veux bien vous laisser en pleine liberté, Et vous donner le droit malgré le rang suprême, De pouvoir tout ici jusques contre moi même. On vient de m’avertir que suivant nostre espoir Le sort de Cleonice est en vostre pouvoir ; Mais Seigneur j’ose attendre une grace nouvelle, Et viens vous demander la liberté pour elle. Son sort merite bien que vous y preniez part. Mais pour sa liberté vous venez un peu tard. Ouï c’en est déja fait elle est libre Madame, Mes soins ont prevenu les vœux que fait vostre ame, Et je tiens à bon-heur que le don que je faits Aille mesme devant de vos plus doux souhaits. Je vous prie à mon tour de prendre soin du reste, D’essayer d’adoucir une haine funeste, Et s’il se peut enfin d’obliger son courroux A ne connoistre plus d’ennemis parmi nous. Vostre ressentiment à quelque point qu’il monte, Contre un tel ennemi peut bien ceder sans honte. Tant de soins genereux seroient-ils impuissans ? Le plus fameux des Grecs, le vainqueur des Persans : Lui qui par tout triomphe avec si peu de peine, Manqueroit-t-il, Madame, à vaincre vostre haine ? N’auriez-vous point pour lui des sentimens plus doux ? Ha ! Madame, dequoi me sollicitez-vous ? Sollicitez plûtost & pressez ma retraite, Ici ma liberté n’est encor qu’imparfaite, Et je ne puis jamais sans trouble & sans effroi En jouïr en des lieux si funestes pour moi. Quoi pour Pausanias tant de haine vous reste, Qu’un azile en ces lieux vous semble si funeste ? Vostre ressentiment craint tant de se trahir ? Si vous sçaviez combien j’ai droit de le haïr. Je sçai qu’un Pere mort contre lui vous anime, Qu’il fait de vostre haine un devoir legitime, Et que rien n’est si fort que des ressentimens Fondez sur tant de droits & sur tant de sermens ; Mais ayant fait pour vous tout ce que j’ai pû faire, Enfin si dans ces lieux vous m’estiez necessaire… Moi, Madame, en ces lieux necessaire pour vous, Je faits de vous servir mes souhaits les plus doux : Mais je suis mal-heureuse & le sort d’ordinaire A mes plus doux souhaits donne un succés contraire. Il faut vous dire tout, madame, & je veux bien Commencer la premiere à ne déguiser rien. Je m’y sens disposer par une forte estime, Et sans qu’il soit besoin qu’un vain discours l’exprime, Vous en avez assez dans les soins que je prens, De fidelles témoins & d’asseurez garans. Sparte a plus fait pour moi que je n’eusse osé croire. Trop heureuse en effet par son choix plein de gloire. Si j’avois accordé pour comble de bon-heur Le choix de ma Patrie & celui de mon cœur ; Mais engagée ailleurs je ne puis qu’avec peine Rompre les nœuds charmans d’une premiere chaîne, Et je paye à regret cet honneur mal-heureux Du repos de ma vie & de mes plus doux vœux. Pressée en cet estat de mortelles allarmes, Si j’attens du secours ce n’est que de vos charmes, Et je ne puis fonder que sur leur seul pouvoir Mon unique ressource, & mon dernier espoir. Le succés y répond, j’observe à vostre veuë Que de Pausanias la fierté diminuë, Et que si l’on peut vaincre un cœur si glorieux, C’est un droit que le Ciel reserve pour vos yeux. Je sçai qu’il faut du temps pour un si grand ouvrage, Que ce n’est pas si tost qu’un cœur si fier s’engage, Un cœur qui n’eut jamais que des soins importans. On change quelquefois beaucoup en peu de tems. Que ne vous dois-je point, s’il est vrai qu’il vous aime ? Je m’asseure déja qu’il vous l’a dit lui-même. C’est beaucoup; mais peut estre est-ce un premier aveu Dont vous croyez devoir vous deffier un peu. On peut douter d’abord des douceurs qu’on écoute, Il parle de maniere à laisser peu de doute. O Dieux ! que vous flatez mon espoir le plus doux, Il ne me reste plus qu’un scrupule pour vous : Quoi que l’heur d’estre aimée ait toûjours dequoi plaire, Je sçai trop à quel point la gloire vous est chere, Et je crains de vous voir hautement dédaigner Un amour que l’hymen ne peut accompagner. Pausanias connoist à quoi Sparte l’engage. Son cœur peut sans sa foi vous tenir lieu d’outrage. Ces deux dons separez n’ont rien que de honteux, Et vous meritez bien de les avoir tous deux. Je me plaindrois à tort de l’offre qu’il m’a faite, Je n’ai que trop de lieu d’en estre satisfaite, Et vous devez juger au troubleoù je me voi, Qu’il ne m’a rien offert qui soit honteux pour moi. Il ne manque donc plus au bon-heur que j’espere, Que vous faire oublier le sang de vostre Pere. Ce sang de qui la voix doit sans cesse crier, Ce sang qui vous anime…         Et comment l’oublier ? Il est vrai que l’offence est presque irreparable, Pausanias, sans doute, envers vous est coupable, J’aurai peine en effet à le bien excuser ; Mais ne seroit-il rien qui pûst vous appaiser ? On peut excuser tout pour peu qu’on le desire. Ne dites rien pour lui : Mais que pourriez vous dire ? Qu’il tâche autant qu’il peut d’éteindre en vostre cœur Ce qu’un devoir trop juste y doit former d’horreur. Que s’il prit tant de soins pour perdre vostre Pere, Il creut de son trepas l’exemple necessaire, Qu’il ne peut rien de plus que ce qu’il fait pour vous, Que s’il vous oste un Pere il vous offre un Epoux, J’ai peur d’écouter trop, souffrez que je vous quitte. Le soin de l’excuser à ce point vous irrite ? En me parlant pour lui si c’estoit m’irriter, Je ne craindrois pas tant de vous trop écouter. Ai-je bien entendu, Charile, est-il possible ? Pausanias enfin n’est donc plus insensible ? Cette ame impenetrable aux ardeurs des Amans, Laisse donc attendrir ses plus fiers sentimens ? Le vainqueur des Persans ne peut plus se deffendre Du tribut que l’Amour tost ou tard se fait rendre ? Ce grand cœur aime enfin comme les autres cœurs, Et pour mon desespoir, Charile, il aime ailleurs. C’est dequoi s’estonner : mais ma surprise extrême Est de vous voir tourner vos soins contre vous-même. Aider à vous trahir, & renoncer d’abord A vos droits les plus chers avec si peu d’effort. Quoi tu peux t’estonner qu’au mépris exposée Je cache au moins ma honte aux yeux qui l’ont causée ? Que j’oste à ma Rivale en cette occasion, La douceur de jouïr de ma confusion ? Et tâche d’empécher qu’un vain depit n’acheve De lui montrer le prix du bien qu’elle m’enleve. N’attens pas d’un courage aussi fier que le mien De ces éclats honteux qui ne produisent rien. Laissons aux foibles cœurs, aux ames imbeciles Consommer leur colere en plaintes inutiles, N’épuisons point la nostre en vains emportemens, Laissons meurir l’aigreur de nos ressentimens, Forçons nostre dépit à quelqu’excez qu’il monte, D’attendre à se montrer qu’il le puisse sans honte, Et sans nous exposer par un éclat trop prompt, Tâchons que la vangeance éclatte avant l’affront. Contre Pausanias vous pourrez tout sans peine, Il a de tous les Grecs ou l’envie ou la haine, Et si pour vous vanger sa perte a des appas… Vangeons nous, s’il se peut, & ne le perdons pas. A quelqu’affront cruel que son mépris m’expose, Je voudrois bien pouvoir n’en punir que la cause, J’aime trop le coupable encor pour m’en vanger, Je n’en veux qu’à l’objet qui m’en fait outrager. Voi de quel prix fatal cette esclave trop vaine Recompense les soins dont j’ai brisé sa chaine, Comme il semble à travers tous mes déguisemens, Qu’elle ait developpé mes secrets sentimens, Comme elle a par degrez fait croistre mes surprises, Sceut me percer le cœur à diverses reprises, Et me faire avec soin ressentir à longs traits Toute l’indignité des maux qu’elle m’a faits. Je n’imagine point une vangeance egale A celle d’abaisser l’orgueil d’une Rivale, De la rendre à son tour un objet de mépris, Et de reprendre un cœur des mains qui nous l’ont pris. Mais pour y réüssir mettons bien en usage Ce qui peut le mieux vaincre un glorieux courage. Combattons ce grand cœur par generosité, Engageons sa vertu, ménageons sa fierté, Et contre son Amour joignons pour ma deffence. La Gloire, le Devoir, & la Reconnoissance. Si tout nous manque enfin, je sçais où l’attaquer, Et la vengeance au moins ne me sçauroit manquer. Fin du Second Acte. D’un Ami mécontent évitons la presence, N’allons point de sa peine aigrir la violence, Ne nous exposons pas à souffrir aujourd’hui Quelque reproche indigne & de nous & de lui. Un Amant qui pert tout a peine à se deffendre, De dire quelquefois plus qu’on ne doit entendre, Laissons-le librement en murmures secrets Evaporer l’effort de ses premiers regrets. Redoublons cependant les soins sur qui je fonde L’espoir de l’élever au premier rang du Monde, Pour prix d’une Maitresse arrachée à ses vœux, Faisons le commander à cent Peuples fameux. Reparons dignement la perte qu’il regrette, Et par de vrais effets d’une amitié parfaite, Rendons avec usure à sa gloire en ce jour Tout ce que nous venons d’oster à son Amour. On n’attend que vostre ordre & pour cette entreprise, Seigneur, selon vos vœux tout est prest sans remise Au camp, dans nos vaisseaux, partout, sans hesiter, Contre Pausanias on brûle d’éclatter. Il n’est que trop en butte à la commune haine, Nos alliez sont las de son humeur hautaine, En flattant les Esprits aigris par ses hauteurs, Vostre douceur adroite a gagné tous les cœurs. Chacun souffre à regret qu’un Peuple s’attribuë, Sur tous les Peuples Grecs la puissance absoluë, Et que Sparte jamais ne voulant rien ceder, Perpetuë en ses Rois le droit de commander. Essayons s’il se peut, qu’en nous cedant l’Empire, Contre son propre Roi Sparte mesme conspire, Et que sans qu’à la Grece il en couste du sang, Nostre chere Patrie arrive au premier rang. Pausanias en offre une voye infaillible, Son cœur pour Cleonice a paru trop sensible : Il l’aime, & dans l’ardeur de son temperament Sa flame ira bien-tost jusqu’à l’aveuglement. Pour triompher d’une ame à la haine obstinée, Il pourra tout tenter jusques à l’hymenée, Et Sparte qui pretend disposer de ses Rois, Ne pourra rien souffrir au mépris de son choix. Demarate offencée & justement aigrie Tournera son Amour en mortelle furie, Et c’est un grand secours, & qu’on doit ménager, Qu’une Amante outragée & qui peut se vanger. Il n’est donc pas encore à propos qu’on éclatte, Il est bon que d’abord Pausanias se flatte, De crainte que trop tost effarouchant son cœur, Le peril de ses feux n’en étouffe l’ardeur. C’est le connoistre mal d’en juger de la sorte, Sa flame combatuë en deviendra plus forte ; Plus nous exposerons d’obstacles à ses feux, Et plus nous en rendrons l’effort impetueux. Son Amour languiroit s’il estoit trop tranquile, Son courage trop fier n’aime rien de facile, Et dans quelque dessein qu’il puisse s’engager, S’irrite par l’obstacle & croist par le danger. Demarate sur tout prenant nostre querelle, J’espere…         La voici, je vous laisse avec elle, Et vais de mon costé diposer nos Amis A tenter hautement ce qu’ils nous ont promis. Seigneur pour éviter le peril qui me presse, C’est entre tous les Grecs à vous que je m’adresse, Quoi que nez de Pays l’un de l’autre jaloux, Quoi que nulle amitié n’ait pû naistre entre nous, C’est sur vous toutefois qu’en un destin funeste, J’ose encore fonder tout l’espoir qui me reste. Vostre haute vertu laisse peu soupçonner, Qu’à vostre seul Pays vous puissiez la borner, Et la justice en vous parfaite et sans seconde, Est un bien que les Dieux vous font pour tout le Monde. Ordonnez, j’obeïs, proposez, j’y consens, Le sexe & le merite ont des droits tous puissans. J’ai déja ressenti ce qu’on vous fait d’injure, J’en sçai l’indignité comme vous j’en murmure, Je m’estonnois d’abord de voir Pausanias Differer entre vous un hymen plein d’appas ; Mais ses empressemens, ses soins pour Cleonice, N’ont que trop découvert toute son injustice : Chacun voit à regret à quel rebut honteux Vous expose l’ardeur de ses indignes feux. Sparte de cette injure avec vous offencée, Seule à vous en vanger n’est pas interressée. Les Grecs ne doivent plus connoistre un General, Qui s’allie en un sang à leur repos fatal, Et dans cette odieuse & funeste alliance, Ce qu’il vous fait outrage est la commune offence Contre lui hautement nous nous unirons tous… Ah ! Seigneur, ce n’est point ce que je veux de vous. Pausanias n’est point Amant de Cleonice, C’est un bruit mal fondé qui lui fait injustice. J’aurois tort de m’en plaindre & je dois avouër Qu’on ne peut pas avoir plus lieu de s’en louër. Si l’hymen entre nous trop long-temps se differe, C’est moi qui l’en conjure, il le veut pour me plaire, Et si pour Cleonice il fait voir quelque ardeur, Tous ses empressemens ne sont qu’en ma faveur. J’ai souhaitté de lui ce qu’il ose pour elle, Il s’empresseroit moins s’il m’estoit moins fidelle. Sparte, ni tous les Grecs n’ont rien à redouter… Vous aimez, & l’amour se plaist à se flatter, Craignez d’en croire trop, gardez de vous méprendre. Des yeux interessez se laissent peu surprendre. Je répons de son cœur & sans trop me flatter Quand j’en ose répondre on n’en doit pas douter. Plust aux Dieux qu’à ma honte une heureuse Rivale, M’ostast pour mon repos cette gloire fatale. Et qu’un refus injuste & pour moi plein d’appas, Pûst d’un aveu honteux m’épargner l’embarras. L’époux qui m’est offert brille d’un grand merite, Rien n’en tenit l’éclat, pour lui tout sollicite En sa propre personne autant que sa grandeur N’a que trop dequoi plaire au plus superbe cœur, Mais l’aveugle destin qui dispose des ames, M’avoit avant ce choix soûmise à d’autres flames, Et du plus grand merite un cœur est peu frappé, Quand une fois d’ailleurs il est preoccupé. Quelqu’éclat qu’ait pour moi l’hymen où l’on m’engage, Je n’en voi qu’en tremblant le funeste avantage, Et si Pausanias sçait qu’un autre a mes vœux, Pour les tiranniser il est trop genereux. J’espere qu’à moi-mesme il voudra bien me rendre, D’un Heros tel que lui, c’est ce que j’ose attendre ; Et c’est enfin, Seigneur, pour l’y bien disposer, Ce qu’aucun mieux que vous ne lui peut proposer. Je n’examine point si cette ardeur extrême, Ou cherche à m’éblouïr, ou vous seduit vous-mesme ; Ou si vostre dépit par un éclat si prompt, D’un refus asseuré veut prevenir l’affront. Sans rien approfondir je ne veux voir, Madame, Que ce que vous m’ouvrez du secret de vôtre ame, Je croi ce qui vous plaist & veux de bonne foi Répondre aux sentimens que vous avez de moi : Ne precipitez rien si vous m’en voulez croire, Quel que soit vostre Amour ménagez vostre gloire. Après tant de delais peut-estre encor un jour Sauvera vostre gloire ensemble & vostre Amour : Evitez, s’il se peut, les reproches de Sparte, Et du moins attendez que Cleonice parte. Pausanias pour elle un peu trop genereux, Pourroit bien entreprendre au delà de vos vœux. Dites tout, ma priere en effet vous fait peine, J’exige trop de vous, c’est un soin qui vous gêne, Vous cherchez doucement à vous en dispenser, Et je veux bien Seigneur, vous en débarasser. Je ferai cet aveu sans secours de personne, L’ayant fait une fois il n’a rien qui m’estonne. Je veux tout déclarer & j’irai de ce pas. Vous n’irez pas bien loin voici Pausanias. A vostre tour, Seigneur, fuyez vous ma presence, J’allois vous asseurer de ma reconnoissance. Vous me devez trop peu pour vous en souvenir ; Mais Demarate cherche à vous entretenir, Seigneur, & le secret qu’elle pretend vous dire Doit fuir la multitude & veut qu’on se retire. Quel est donc ce secret dont vous l’avez instruit, Qui cherche tant l’éclat, les témoins, & le bruit ? M’en jugerez vous digne, & pourrai-je pretendre Ensuitte d’Aristide à l’honneur de l’apprendre ? Aristide, Seigneur, ne l’a sçeu que pour vous ; J’ai crû que de moi-mesme il vous seroit moins doux ; Mais il répond si mal à ce que je desire, Que j’ose me resoudre enfin à vous tout dire. J’estime vostre hymen autant que je le doi L’honneur du choix de Sparte est précieux pour moi ; C’est la plus haute gloire où je pouvois atteindre. Je vous entens Madame, & vous allez vous plaindre, C’est un mauvais moyen que de fâcheux éclats, Que des plaintes…         Seigneur vous ne m’entendez pas, A quelque excez d’honneur que vostre hymen m’éleve, Je ne viens pas ici pour presser qu’il s’acheve : Loin d’avoir là-dessus rien à craindre de moi, Je viens vous conjurer de degager ma foi, Et c’est là cet aveu que mon ame timide, Est contrainte à vous faire au refus d’Aristide. Vous m’en voyez surpris, c’est sans doute un aveu Madame, où j’avouërai que je m’attendois peu ; Mais pour me disposer à ce qui peut vous plaire, Le secours d’Aristide estoit peu necessaire ; Vous douteriez à tort de ma facilité, C’est sans peine…         Ah ! Seigneur, je n’en ai pas douté. Quoi que je perde en vous je n’ose pas m’en plaindre, Je ne dois rien vouloir qui puisse vous contraindre, Et j’aime mieux ceder mon bon-heur le plus doux, Que d’oser en Tyran estre heureux malgré vous. Il est aisé de voir au desordre où vous estes Que l’Amour s’est mêlé du refus que vous faites, Et si rien en secret n’occupoit vostre cœur, Peut-estre mon hymen vous feroit moins d’horreur. Quel que soit cet Amant il peut tout se permettre, J’offre & je promets tout…         Gardez de trop promettre, Seigneur, & de m’offrir en faveur de mes feux Plus que vous ne croyez & plus que je ne veux. Il n’est que trop vrai, j’aime, & d’une amour trop tendre, J’aime un ingrat enfin, s’il faut vous tout apprendre, Un ingrat dont je prens contre moi l’interest Tout insensible encore & tout ingrat qu’il est. Peut-il estre un ingrat à ce point insensible ? S’il en peut estre helas ! il n’est que trop possible, Et pour estre en effet le plus grand des ingrats, C’est peu d’estre insensible & de ne m’aimer pas : Cet ingrat aime ailleurs sans songer que je l’aime. Et pour tout dire enfin cet ingrat c’est vous même. Moi, Madame ?         Ouï, Seigneur, cessons de déguiser, Vous aimez Cleonice & voulez l’épouser. Ce feu qui me trahit menace vostre teste De l’éclat d’une affreuse & mortelle tempeste, Nos voisins envieux, nos alliez jaloux, Ne cherchent qu’un pretexte à s’unir contre vous : Sparte mesme engagée au refus qui m’offence, Croira de mon affront se devoir la vangeance, Et si j’ose me plaindre & soustenir mes droits J’armerai contre vous tous les Grecs à la fois : Voilà pourquoi Seigneur lors que je vous refuse, Mesme pour me trahir je vous preste une excuse, Et pourquoi ce refus qui vous sert & me nuit, Affecte tant l’eclat les témoins & le bruit. Je ne puis me vanger quoi que trop offencée, Vous estes en peril ma colere est passée, Dés qu’un ingrat si cher a besoin de secours, Le dépit presse en vain l’amour revient toûjours. Que Sparte contre moi tonne, éclatte, foudroye, A sa fureur pour vous je m’expose avec joye ; N’ayant plus nul espoir qui flatte mon Amour, Il m’en coustrera peu m’en coustast-il le jour : Vous me l’avez rendu trop peu digne d’envie, Mes vœux en vous perdant content pour rien la vie : Je ne regarde plus que vostre seul danger, Je m’y livre aisément pour vous en dégager, Et veux bien immolant tout mon bon-heur au vostre, Perir pour vous sauver dûst-ce estre pour une autre. Ah ! Madame, faut-il que vous trouviez si bien Le secret d’estonner un cœur comme le mien ? Que ne vous armez vous d’un dépit legitime, Contre un ingrat seduit & charmé de son crime, Et que ne cherchez vous à pouvoir m’en punir, Plûtost qu’à me forcer d’en vouloir revenir ? Je sens mes vœux confus & mon ame interdite ; Que vous m’embarassez avec tant de merite. Que n’en avez vous moins en effet & pourquoi Me montrez vous si bien mon devoir malgré moi ? Vous faites un effort qui m’en prescrit un autre. Ma generosité doit répondre à la vostre, Et n’oseroit souffrir que par des soins si doux, Vous fassiez tant pour moi sans rien faire pour vous, Il est juste à mon tour que mesme soin m’anime. Et peut estre en effet l’Amour qui fait mon crime N’a pas de ma vertu si bien sceu triompher Qu’il ne m’en reste encor assez pour l’étouffer. Je sens que vostre exemple à cet effort m’engage… C’est sans doute un effort digne d’un grand courage. Rien n’est plus heroïque il le faut avoüer… Ne vous pressez pas tant encor de m’en loüer, L’effort est beau je sçai que la gloire en est grande Que ma vertu le veut, que Sparte le demande, Je sçai que je le dois, mais au trouble où je suis, Je ne sçai pas trop bien encor si je le puis. Si d’un espoir trop doux j’ai flatté ma tendresse, Pardonnez moi Seigneur ce reste de foiblesse : L’espoir renaist sans peine, il seduit aisément, Et tout trompeur qu’il est il est toûjours charmant. Je ne veux point vous faire aucune violence, Et si vous en trouvez la moindre en ma presence, Si l’effort de mes vœux aux vostres immolez Vous touche en ma faveur plus que vous ne voulez, Je vous laisse & renonce en ma tendresse extrême, A toucher vostre cœur en depit de lui-même. Allez Seigneur, sans voir ce que vous me coustez Offrir ailleurs en paix ce cœur que vous m’ostez : Oubliez, s’il se peut qu’à tort il m’abandonne, Et qu’il m’estoit mieux deub peut-estre qu’à personne. Si du plus tendre Amour la plus fidelle ardeur Pouvoit jamais suffire à mériter un cœur. N’en est-ce point assez ? & seroit-il possible Qu’à cet illustre effort vous fussiez insensible ? Se pourroit-il Seigneur qu’il vous fust reproché D’avoir vû tant d’Amours sans en estre touché ? Vous laisseriez vous vaincre en grandeur de courage ? Le trouble où je vous voi paroist d’heureux presage : L’Amour & la Vertu, la Gloire, & le Devoir Pour Demarate enfin semblent vous émouvoir. Sans doute, Eurianax, un si grand sacrifice, Engage trop mon cœur à lui rendre justice. Il le faut, tout le veut : Cleonice aussi bien A trop d’horreur pour moi pour en esperer rien : Qu’elle parte à son gré, renonçons à sa veuë, Et tandis que je sens ma vertu revenuë, Hastons nous d’éloigner ses dangereux attrais, Allons lui dire adieu pour ne la voir jamais. Fin du Troisième Acte. Je détourne vos pas, je sçai où je m’expose ; Mais l’interest public va devant toute chose, Et c’est enfin Seigneur, à ne vous rien celer, Au nom de tous les Grecs que je viens vous parler. Avec beaucoup d’ardeur le bien public vous touche, Et tous les Grecs souvent parlent par vostre bouche ? Mais je veux bien Seigneur me taire là-dessus, Pour prix des derniers soins que vous m’avez rendus. Croyez qu’avec regret Seigneur…         Pour vostre gloire Sans rien examiner je consens à tout croire. Je croirai s’il le faut que le superbe emploi, De voir un General prendre de vous la loi, D’avoir au nom des Grecs des ordres à prescrire, Au Chef dont vous devez reconnoistre l’Empire, Est un soin qui n’a rien qui vous flatte en secret, Et dont vous vous chargez toûjours avec regret ; Quoi qu’il en soit enfin sçachons ce qu’on desire, Et ce qu’au nom des Grecs vous avez à me dire. C’est un soin important qu’ils soûhaitent de vous, Pour vostre propre gloire & pour le bien de tous. Cleonice est toûjours à craindre avec justice. Les Grecs se meslent-ils encor de Cleonice ? Elle a la liberté j’en ai pû disposer. Oüy, mais les Grecs ont peur qu’elle en puisse abuser. Ce que leur a cousté la haine de son Pere En fait craindre en la fille un reste hereditaire ; Suspecte parmi nous on veut qu’elle aille en paix, Parmi nos ennemis jouïr de vos bien-faits, Et que vous preniez soin, Seigneur, qu’en diligence Elle quitte la Grece, & dés demain Bisance. L’ordre est pressant sans doute & surprenant pour moi. Il se peut que les Grecs, ces Peuples sans effroi ; Eux qui sous ma conduite avec tant d’asseurance, Ont bravé des Persans l’effroyable puissance ; Eux de tant d’ennemis par tout victorieux, Soyent capables de craindre une fille en ces lieux, Mais une fille enfin qui n’a pour toutes armes, Que ce que sa beauté lui peut donner de charmes. Que d’innocens appas qu’elle fait éclatter… Eh c’est par là Seigneur qu’elle est à redouter. La Beauté quelquefois forme de grands orages, Et est souvent l’écueil des plus fermes courages, Des plus fiers ennemis tel a bravé l’effort, Qui contre de beaux yeux n’est pas toûjours si fort. Quelque Heros qu’on soit on n’est pas insensible, Et fust on mille fois à la Guerre invincible, Mille fois intrepide & mille fois vainqueur, L’Amour trouve aisément le foible d’un grand cœur. Si c’est en Cleonice un crime d’estre aimable, Pour qui trouvez vous tant sa beauté redoutable ? Pour Cymon vostre Ami craignez-vous ses appas ? Tout mon Ami qu’il est je n’en répondrois pas ; Mais si je puis Seigneur oser ne vous rien feindre, Vous mesme pourriez vous n’y trouver rien à craindre ? Un soin si curieux doit me surprendre fort. Je parle au nom des Grecs je vous l’ai dit d’abord. Au nom des Grecs ou non, d’eux ou de vous n’importe, La curiosité me paroist toûjours forte. Que les Grecs sans pretendre à plus qu’il n’est permis, Me demandent raison de ce qu’ils m’ont commis, Du soin de soustenir leur Gloire chancelante, Du soin de r’animer leur Liberté mourante, Du soin de les tirer de cent perils pressans, Du soin de vaincre enfin trois cens mille Persans : C’est dequoi s’il le faut & sans peine & sans honte Le General des Grecs est prest à rendre conte ; Mais pour ce qui se passe en secret dans son cœur, Quels que soient ses desirs, quelle qu’en soit l’ardeur, Qu’il s’engage à son gré, qu’il haïsse, ou qu’il aime, Il n’en pretend devoir de conte qu’à lui mesme. Aucun des Grecs Seigneur n’a la temerité, De vouloir de leur Chef choquer la liberté ; Mais si vous estes libre ils pretendent tous l’estre, Et pour souffrir un Chef ne souffrent point de Maistre. Ils laissent vostre cœur à son gré soûpirer, Contre un Objet suspect laissez-les s’asseurer : S’ils craignent vous devez d’autant moins vous en plaindre, Que ce n’est que pour vous qu’ils ont le plus à craindre : Leur soin part de leur zele, & vous doit estre doux, Ils ont peur d’avoir lieu d’oser rien contre vous, De vous voir engager plus qu’ils ne voudroient croire, De vous voir oublier peut-estre vostre gloire, Et pour leur General eux-mesme de se voir Dans la necessité d’oublier leur devoir. Sçachez vous et les Grecs…         Cessez de nous confondre, Ce n’est qu’aux Grecs Seigneur que vous devez répondre. Je vous parle pour eux.         Puisque vous le voulez Je répons donc aux Grecs pour qui pour me parlez. Leur zele va trop loin, ils ont sujet de croire Que je sçaurai sans eux avoir soin de ma gloire : Qu’ils ne se mêlent pas d’en prendre aucun souci, Et quant à leur devoir j’en aurai soin aussi. L’interest que j’y prens vaut bien que l’on s’y fie, Je réponds d’empécher que personne l’oublie, Ou de sçavoir au moins par un prompt repentir Y ramener quiconque oseroit en sortir. Voila ce que de moi les Grecs doivent attendre, Et ce que de ma part vous leur pouvez aprendre. Si mon avis Seigneur peut ici se mêler... Ce n’est qu’au nom des Grecs que vous devez parler, Et n’ayant de leur part rien de plus à me dire, Vous avez ma réponse & cela doit suffire. Je n’écoute plus rien vos soins sont superflus. Je voi pourquoi Seigneur vous ne m’écoutez plus Aprés tant de bien-faits & pour faveur derniere, Pourrai-je encor, Seigneur, vous faire une priere ? Pourrai-je à mon devoir vous faire consentir ? Que ne pourrez vous point ?         Pourrai-je enfin partir ? Vous mesme avec les Grecs aussi d’intelligence ? Et vous me condamnez comme eux à vostre absence ! Avec eux contre moi vous vous joignez si bien ? Les Grecs font leur devoir je fais aussi le mien. Quoi Madame, à partir vous estes déja preste ? Et mon coeur ny ma main n’ont rien qui vous arreste ? A me fuir pour jamais vous trouvez tant d’appas ? Seigneur si vous m’aimez ne m’en détournez pas. Si je vous aime ingrate ainsi pour me confondre, Aux soins de mon amour vous voulez donc répondre ? Vous voulez que toûjours nous soyons ennemis ? Hé bien vous estes libre & tout vous est permis. Partez, mais pour le prix d’un amour qui vous gêne, Laissez moi donc au moins un peu de vostre haine. Hélas !         Vous soûpirez, me haïssez vous tant ? On dit peu que l’on hait, Seigneur, en soûpirant. Puis-je demander pourquoi ce coeur soûpire ? Ne me demandez rien j’aurois peur d’en trop dire. Ah ! dites tout de grace, achevez cet aveu. Ma honte & mon silence en disent-ils trop peu ? Si vous ne partiez point j’oserois les entendre, Et si j’en croi vos yeux vostre coeur devient tendre, Je ne rencontre plus de haine en vos regards : Cependant vous partez.         Et c’est pourquoi je pars ! J’oublie en vous voyant avec trop peu de peine Tout ce que je vous dois de colere & de haine. Prés de vous sur mon coeur j’ai trop peu de pouvoir Et je tâche en fuyant de sauver mon devoir. Laissez moi ménager quelque reste de gloire, Ma fuitte vous asseure assez de la victoire. Le peril est trop grand & n’a que trop d’appas, Epargnez ma foiblesse & n’en triomphez pas. Laissez la triompher cette heureuse foiblesse. De la severité du devoir qui vous presse. Puis-je trahir le sang à qui je dois le jour ? Qui pourroit m’excuser !         Que ne peut point l’Amour ? Hé bien Seigneur, hé bien, contre un devoir severe, Si l’Amour sert d’excuse aux fautes qu’il fait faire Il ne tiendra qu’à vous de m’en convaincre bien ; Et sur vostre devoir je reglerai le mien. Il ne tiendroit qu’à moi ?         Non, Seigneur, qu’à vous mesme Montrez moi ce que doit un grand coeur quand il aime : Montrez moi le premier pour m’en faire une loi Mesme foiblesse en vous que vous voulez en moi, Montrez moi quelque gloire ici qui vous retienne Par l’oubli de la vostre à negliger la mienne. J’en croirai vostre exemple & je trouverai doux Que vous m’authorisiez à faillir aprés vous ; Puisque la Grece en moi d’un fardeau se délivre, J’oserai tout pour vous si vous osez me suivre. Oublier mon devoir ?         Hé vous souhaittez bien Seigneur qu’en vous aimant j’oublie aussi le mien ? Ma foi s’est par serment engagée à la Grece. J’ai fait serment aussi de vous haïr sans cesse. Quoi trahir mon Païs pour vous trop obeïr ? Le sang d’un Pere est-il plus facile à trahir ? D’un si coupable effort voyez pour moi la honte : Et c’est dequoi, Seigneur, l’Amour vous tiendra conte. Un effort de vertu n’est pas effort pour vous, Vostre coeur y suivroit son penchant le plus doux. L’ardeur est pour la Gloire aux grands coeurs naturelle, Et l’Amour ne doit rien de ce qu’on fait pour elle. Considerez mon rang.         Regardez en ces lieux Combien pour vous l’oster vous avez d’envieux ; Vous estes en peril toûjours qu’on vous l’arrache, Et de plus c’est un rang où ma haine s’attache : Il m’a cousté mon Pere & sur lui mon courrous, Tombe exprés pour pouvoir se détourner de vous. N’attendez pas ici que la Grece vous l’oste, La Perse peut vous rendre une grandeur plus haute ; Vous pouvez vous y faire un rang à vostre choix, Elle a mille Sujets plus grands que tous vos Rois ; Cessez pour des ingrats de vaincre & de combatre, Relevez le party que vous venez d’abatre : Portez y la Victoire, & par vos seuls exploits, Changez du Monde entier le sort jusqu’à deux fois. Ce crime, au moins, s’il faut ainsi que l’on le nomme, Est un illustre crime & digne d’un grand homme, Est digne d’un Heros intrepide, fameux, Et pour tout dire enfin, d’un Heros amoureux. Vous me pouvez aimer, & vous voulez Cruelle Voir flétrir ma vertu d’une tache eternelle ; Vous m’aimez, & voulez pour prix de vostre coeur, Que de tout l’Univers je merite l’horreur. Vous m’aimez, & l’Amour dans vostre ame inhumaine, Ne se peut empecher d’agir comme la haine ; Et dans les plus doux voeux que pour moi vous formez, C’est mesme en ennemie encor que vous m’aimez. Allez Madame, en vain vous pressez ma foiblesse, La Gloire est de mon coeur la premiere maitresse, L’Amour a dû toûjours s’attendre à lui ceder, On devoit avec elle au moins s’accommoder. Malgré de vos appas la puissance infinie, Je veux me revolter contre leur tirannie, M’affranchir de leur charme, & pour m’en garentir Allez Ingratte allez haster vous de partir. Sauvez moi de ces yeux dont la beauté funeste, Peut encore enchanter la vertu qui me reste ; De ces regards cruels que j’ai trouvez trop doux ; Emportez s’il se peut ma foiblesse avec vous ; Déracinez l’ardeur de ma fatale flame ; Rompez, brisez mes fers, jusqu’au fond de mon ame. Arrachez m’en les noeuds, deussiez vous en ce jour M’arracher mille fois le coeur avec l’amour. Ce grand effort m’apprend celui que je dois faire ; Vostre vertu m’estoit un secours necessaire : Il faut la contenter & mon devoir aussi, Il faut partir enfin.         Et vous partez ainsi ? Il le faut bien, Seigneur, vous me chassez vous-mesme. Moi, Madame ? Ah plûtost c’est vostre haine extréme ! C’est elle qui vous chasse avec un si grand soin. Que n’est-il vrai Seigneur, je serois déja loin. Mais qu’ai-je dit qui puisse à partir vous contraindre ? Ce que vous m’avez dit me sert trop pour m’en plaindre. Mais encor qu’ai-je dit qui vous presse à tel point ? L’oubliez vous si-tost ?         Ne l’oubliez vous point ? Quand vous ne pourriez mesme en perdre la memoire, Quoi que j’aye pû dire avez vous pû m’en croire ? Et ne pas pardonner dans mon coeur qui se rend, A ce dernier éclat d’un Devoir expirant. C’en est fait, & je sens que l’ardeur qui m’emporte, Se relâchoit exprés pour revenir plus forte ; Et que ce fier torrent qui devoit m’accabler, N’interrompoit son cours que pour le redoubler. Disposez de mon coeur, vous avez la puissance D’y mettre à vostre gré le crime ou l’innocence. La colere des Grecs ny la foudre des Dieux, Ne l’ébranlent pas tant qu’un regard de vos yeux ; L’Amour m’attache à vous, le noeud dont il me lie Est plus fort mille fois que Grandeur ni Patrie : Je trouverois sans vous la Grandeur sans appas, Et n’ai point de Patrie où vous ne serez pas. Mais ne puis-je obtenir que pour quitter la Grece Vous attendiez au moins encor qu’on vous en presse. Je m’exile avec vous, s’il le faut, sans effroi ; Demeurez s’il se peut pour regner avec moi ; Laissez moi voir encor si la Grece propice, Peut vouloir qu’avec vous son General s’unisse. Resisteriez vous seule à nos communs souhaits ? Ah la Grece Seigneur ne le voudra jamais ! Oserois-je esperer qu’il ne tient qu’à la Grece ? Vostre exemple authorise & me rend ma foiblesse ; Allez esperez tout vous m’aprenez trop bien, Seigneur que quand on aime on ne refuse rien. Pardonnez moi le trouble où vous met ma presence, Seigneur, & m’accordez un moment d’audiance. Parlez je vous dois tant qu’il me seroit bien doux De pouvoir à mon tour quelque chose pour vous. Vostre interest Seigneur est le seul que j’embrasse, Ne craignez de ma part rien qui vous embarasse : Vous avez pour garans ma tendresse & ma foi, Qu’ayant à vous parlez ce n’est jamais pour moi ; C’est pour vous, pour vos jours que mes soins s’interessent... Mais sçavez vous, Madame, à qui vos soins s’addressent ? J’ai honte de surprendre encore à vos bontez Des sentiments si doux & si peu meritez : Et pour leur prix au moins je veux bien vous aprendre Combien j’en suis indigne avant que rien entendre. Apprenez que je suis en effet malgré moi, Plus ingrat que jamais à ce que je vous doi ; Qu’avec un seul regard presque sans resistance, L’Amour a triomphé de ma reconnoïssance ; Qu’enflamé, qu’enchaisné, que tout percé de coups, Mon coeur n’a qu’un moment pû combatre pour vous ; Que toute ma vertu par la vostre excitée, S’est en vostre faveur vainement revoltée ; Que mes efforts n’ont fait que resserrer mes noeuds ; Qu’aprofondir ma playe & qu’irriter mes feux ; Abandonnez des jours digne de vostre haine. Je le voi bien Seigneur, tous mes soins vous font peine, Vostre propre salut pour qui j’ai tant d’effroi, Vous deviendroit à charge à le tenir de moi : Il vous cousteroit trop au prix d’un grand service, De me devoir vos jours & mesme Cleonice ? Cleonice ? on voudroit l’oster à mon espoir ; Puisqu’il vous plaist, Madame, il faut vous tout devoir. Parlez, par vos bontez, comblez mon injustice. Hé vous ne m’écoutez qu’au nom de Cleonice! Vous pouviez à ma honte insulter un peu moins, Vous craignez de devoir vostre vie à mes soins ? Et rendant ma tendresse à moi mesme fatale, Vous n’aprehendez pas d’y devoir ma Rivale ? N’importe, il faut Seigneur en sacrifiant tout, Pour confondre un ingrat le servir jusqu’au bout. Vostre Rival piqué de perdre ce qu’il aime, A crû qu’en mesme estat je la seroi de mesme ; Que mon dépit caché n’avoit pas moins d’ardeur, Et s’est ouvert à moi pour découvrir mon coeur. J’ai d’abord contre vous feint pour mieux vous deffendre, D’embrasser le parti qu’il me pressoit de prendre. J’ai juré vostre perte & promis d’éclater, Avec moi cette nuit il doit tout concerter : Et dés que j’aurai sceu ce qu’il veut entreprendre, Soyez seur qu’aussi-tost j’irai tout vous aprendre. Dieux ! faut-il qu’un ingrat toûjours vous doive tant ? Je vais faire garder Cleonice à l’instant. Quoi pour l’unique prix de ce dernier service, Seigneur vous me quittez déja pour Cleonice ? Vous qui sçavez aimer excusez un Amant, Sa seureté m’engage à cet empressement. Il n’est rien qui vous presse encor pour sa deffence On ne doit pas d’abord tenter la violence : Mais vostre empressement doit estre à redouter, Peut me rendre suspecte & tout precipiter : Je ne répons de rien pour peu qu’on me soupçonne. Mon sort est entre vos mains & je vous l’abandonne. Cependant, puisqu’il faut qu’on ne soupçonne rien, On peut se deffier d’un trop long entretien. Cette precaution ne sçauroit estre vaine, Mais Seigneur, c’est un soin que j’oubliois sans peine, Vous n’y songez que trop.         Ah pour tant de bien-faits. Que ne puis-je...         Epargnez d’inutiles souhaits. Ils redoublent ma honte & la gloire d’une Autre, Seigneur je suis mon sort, allez, suivez le vostre : Le vostre est d’estre ingrat, & le mien de sçavoir, Et souffrir sans murmure & servir sans espoir. Il s’en va donc enfin.         Il sort l’ame interdite. Il vous quitte confus.         Mais enfin il me quite. Il ne me peut souffrir, & j’ai beau tout tenter, Amour, services, soins, rien ne peut l’arrester. J’admire que vostre ame ait tant pû se contraindre. Tu l’as vû, jusqu’ici, j’ai souffert sans me plaindre. J’ai pris d’extrémes soins, fait les derniers efforts Pour retenir l’ardeur de mes jaloux transports : Mais crois-tu dans mon ame à force de contrainte, Mes transports étouffez, ma jalousie éteinte, Penses-tu qu’en effet sous ce calme apparent, Dans le fonds de mon coeur l’orage soit moins grand. J’ai crû par de grands soins toucher un grand courage, Regagner, ramener doucement un volage, Et donner à son coeur, & laisser à sa foi Des moyens & du temps pour revenir à moi ; Mais perdant tout espoir l’Amour mesme déchaîne Un dépit trop contraint, qui m’échappe & m’entraine, Un dépit à son comble à la fin parvenu, Furieux d’autant plus qu’il s’est plus retenu, Et pour mieux en un mot te le faire comprendre, Un dépit aussi fort que mon Amour fut tendre. De tant de soins perdus j’ai du moins profité, D’avoir mis ma vengeance en pleine seureté, Sans crainte & sans soupçon de mon dépit extréme, Ma victime à mes coups s’offrira d’elle-mesme, Et fera de concert avecque ma fureur, Pour m’aider à trouver le chemin de son coeur. Il mourra donc enfin l’ingrat qui vous offence ? Il mourra, ce seroit trop peu pour ma vengance. Il faut pour le punir au gré de mon transport Quelque genre de peine au dessus de la mort. Dans un coeur trop charmé, tu viens de voir sans cesse, Ce que peut de l’Amour la derniere tendresse ; Dans un coeur outragé, vien Charile, vien voir Ce que peut à son tour l’Amour au desespoir. Fin du Quatriéme Acte. Dans quel trouble Seigneur vous voi-je ici paroistre ? Ce grand courage ainsi peut-il se reconnoistre ? Quoi le danger estonne un coeur si glorieux ? Quel danger ? que dis-tu ? parle, & t’explique mieux. Aprenez donc Seigneur qu’une Trouppe mutine, Maistresse de la ville au Palais s’achemine, Que dans la nuit tout cedde, & que vostre Rival Mesme sans qu’il paroisse est nommé General : Qu’il n’a qu’à se montrer pour recevoir l’Empire, Et qu’en ces lieux enfin contre vous tout conspire. Les mutins font un Chef dont je prens peu d’effroi. Aristide est ici le seul... Mais je le voi. Je me dérobe aux Grecs & viens ici moi-même Deffendre en vous Seigneur l’honneur du Rang suprême, C’est en vain qu’à le perdre on peut se voir forcé, Le caractere au moins n’en peut estre effacé. Mon zele encor pour vous des factieux m’écarte. D’un zele Athénien je juge en Roi de Sparte. Je veux bien y répondre avec un libre aveu, Je l’estime beaucoup, & m’en deffie un peu. Voyons où des mutins l’audace peut s’estendre. Souffrez qu’auparavant j’ose vous tout apprendre : J’ai des Amis en foule à la porte arrestez, Qui m’ont suivi sans bruit de differens costez : A vous garder ici mon ordre les engage. Et tout cela par zele et pour mon avantage ? Si vous en jugez bien, vous n’en sçauriez douter. Pour vous au moindre effort tout est à redouter. Craignez tout des mutins...         Quoi donc vous pouvez croire Que si je perds mon Rang je survive à ma Gloire ? Que je puisse ramper dans un destin plus bas ! Qu’ai-je à craindre en tombant que de ne perir pas ? Qu’un Peuple ingrat acheve & ma perte & son crime, D’un Chef qui l’a sauvé qu’il fasse sa victime, Et m’oste enfin la vie avec ma Dignité, Pour prix de mes travaux & de sa Liberté. Encore un coup, craignez une fureur extrême, Et si vostre grand coeur ne craint rien pour vous mesme, Songez contre quel sang les Grecs sont animez, Et du moins craignez tout pour ce que vous aimez. Ah que vous sçavez bien chercher avec adresse Par où mon coeur peut craindre, & trouver sa foiblesse ! Que vostre ambition a de rafinement ! Et qu’elle se prevaut de mon égarement ! Je n’ai rien épargné, Seigneur, je le confesse, Pour mettre en mon Païs l’Empire de la Grece. J’en obtiens l’avantage, & sans en rien garder, Je ne veux que l’honneur de le pouvoir ceder. En faveur d’un Ami mon estime en dispose ; Voila l’ambition que mon coeur se propose, C’est le but de mes voeux, & des soins que j’ai pris. Sauvez moi ce que j’aime, il n’importe à quel prix. Fiez vous en à moi, vos feux n’ont rien à craindre, La fureur des mutins par mes soins peut s’esteindre ; Et pour vous rendre en paix Maistre de vostre espoir, Je veux les renvoyer au camp dans leur devoir ; Je vais y donner ordre avecque diligence. Cependant Cleonice est elle en assurance ? Sophane ayez en soin, pour la garder, prenez Tous les Amis qu’ici nous avons amenez. De grace en ma faveur que vostre soin redouble Respectez son repos, empéchez qu’on le trouble ; De son appartement qu’on s’approche sans bruit, Et qu’il n’arrive rien sans que j’en sois instruit. Je doute Eurianax, si mon amour extrême Doit pour la bien garder se fier qu’à moi même. Tout me paroist suspect, mon coeur inquieté, Ne la peut croire encor assez en seureté. Cherchons nos vrais Amis.         Le peu qui vous en reste Garderoit mal un bien qui vous est si funeste. Un bien pour qui l’Amour vous fait tout oublier, C’est à vos ennemis qu’il faut vous en fier. Vous l’avez aux dépens d’une grandeur trop haute Pour craindre qu’Aristide endure qu’on vous l’oste : Et son zele avec joye à ce prix employé, Pour servir mal vos feux en est trop bien payé. Il vous en doit couster la grandeur souveraine, Mesme à vostre Rival vous la cedez sans peine, A l’ennemi mortel qui s’est crû tout permis... Laisse mourir ma haine avec mes ennemis. Je cedde un bien sans peine à qui n’y peut pretendre. Quoi donc vostre Rival...         Je te vais tout apprendre. J’attendois Demarate, & devois cette nuit Des plus secrets complots estre par elle instruit. Confus de tant d’efforts que l’Amour lui fait faire, Je me suis retiré plûtost qu’à l’ordinaire ; Ordonnant que chez moi sans rien considerer, Demarate en tout temps eust liberté d’entrer. Déja las de veiller & fatigué d’attendre, Un sommeil inquiet m’estoit venu surprendre : Et des songes confus m’agittoient tour à tour, Suivant tantost ma haine & tantost mon amour. Je me croyois au bord d’un affreux precipice, Où mon Rival sembloit entrainer Cleonice ; Lors que saisi de crainte & d’horreur travaillé, La voix de Demarate enfin m’a réveillé. Seigneur a t’elle dit, tremblante, hors d’haleine, Et pour trop se presser s’exprimant avec peine, Vengez vous d’un Rival, d’un perfide Ennemi, Le voici qui pretend vous surprendre endormi ; Sans suitte, & déguisé sur mes pas il s’avance, Hastez vous. J’ai voulu le joindre en diligence : Mais je ne sçai comment me trouvant sans clarté, Et marchant au hazard parmi l’obscurité, Mon Rival aveuglé de sa fureur extrême, Au fer qui le cherchoit s’est presenté lui-même ; Et tombant sans parler ny faire aucun effort, Un premier coup fatal a suffi pour sa mort : Tant son ame estonnée à la haste est partie, Au premier jour ouvert à sortir de la vie. Demarate a couru chercher de la clarté, Mais honteux d’un trepas qui m’a si peu cousté, Et sentant dans mon coeur je ne sçai quel murmure, Reprocher à mon bras cette vengeance obscure : J’en ai fuy le spectacle & me suis retiré, Jusqu’ici dans le trouble où tu m’as rencontré. Mais enfin, il est temps que mon coeur se dégage, Des restes importuns d’une funeste image. Je ne veux plus songer qu’à la felicité Dont mes feux vont jouïr avec tranquilité, Qu’à la douceur de vivre aimé de ce que j’aime, Content, débarassé des soins du Rang supréme, Et de passer enfin au gré de mes desirs, Du faiste des Grandeurs au comble des plaisirs. Quel changement Seigneur d’un coeur tel que le vostre, Un grand coeur quand il aime, aime encor plus qu’un autre ; Et les mesmes ardeurs, les mesmes sentimens Qui font les grands Heros font les tendres Amans. N’attends pas de mon coeur de communes tendresses, Ny rien que d’éclatant jusques dans mes foiblesses. Mon courage trop grand ne se peut dementir, Mes fautes, mes erreurs, tout s’en doit ressentir, Et j’oserai porter, quoi qu’on en puisse croire, Mon Amour aussi loin que j’ai porté ma Gloire. He bien qu’avez vous fait ?         Tout ce que j’ai promis. Le tumulte est calmé, les mutins sont soûmis, J’ai vû vostre Rival lui-mesme les conduire. Mon Rival ?         Il promet de ne jamais vous nuire. Hé mon Rival lui-mesme aussi vous a parlé ? Oüy Seigneur, vostre Amour ne sera plus troublé. J’en ai pris sa parole, & s’il s’osoit dédire, Je vous en suis garant, cela vous doit suffire : Du trouble où je vous voi vous devez revenir. Je ne le puis cacher j’ai peine à le bannir. Mais Sophane en ces lieux, quel ordre vous rappelle ? Vous quittez Cleonice.         Elle n’est pas chez elle, Seigneur, & j’ai voulu la chercher vainement. Cleonice n’est pas dans son appartement ? Et vous n’avez point sceu ce qu’elle est devenuë ? En habit déguisé pour passer inconnuë, Quelques uns de vos Gens craignant les Factieux L’ont mise en seureté chez Demarate...         O Dieux ! J’ai cherché Demarate & je l’ai rencontrée, Mais elle ne s’est point avec moi déclarée. Elle mesme vous cherche avec empressement, Et ne veut s’expliquer qu’avec vous seulement. Vous la voyez.         Madame où donc est Cleonice ? Il est juste, il est temps que je vous éclaircisse, Je vous aimois Seigneur, & pour vous regagner, Je n’ai, vous le savez, voulu rien épargner... Cleonice, il est vrai, m’a fait tout méconnoistre, Je le sçai, mais enfin Madame, où peut-elle estre ? Laissez moi m’expliquer pour vous bien faire voir... De grace expliquez moi ce que je veux sçavoir, Tirez moi des horreurs d’un embarras funeste, Parlez de Cleonice & laissez tout le reste. Que vous pressez le coup qui vous doit accabler, J’en tremble encor pour vous, commencez d’en trembler. J’ai trompé Cleonice en lui faisant entendre, Que contre elle les Grecs vouloient tout entreprendre, Et qu’après tant de soins qui vous prouvoient ma foi, Vostre amour n’avoit pû la confier qu’à moi. Et qu’en avez vous fait ?         Déguisée & sans suitte Je l’ai secretement jusques chez vous conduite. Chez moi ?         Dans vostre Chambre enfin mesme en effet Jusqu’en vos mains, voyez ce qu’elles en ont fait. Qu’entens-je ?         Entendez tout il n’est plus temps de feindre, Mon dépit n’a pour vous que trop sceu se contraindre, Il n’a laissé que trop éclatter mon amour, Et c’est à ma vengeance à paroistre à son tour. Durant vostre sommeil m’avançant la premiere, J’ai pris l’occasion d’esteindre la lumiere. Cleonice a sans peur suivi mes pas chez vous, J’ai ménagé ce temps pour l’offrir à vos coups, Sous le nom de Rival par une erreur fatale, J’ai forcé vostre Amour d’immoler ma Rivale : Par l’excez de vos feux j’ai sceu vous éblouïr, Je me suis fait venger par qui m’a sceu trahir. C’estoit peu pour me faire une vengeance pleine, D’armer contre vos jours la fureur ny la haine : J’ai pris soit d’oser plus loin que vous oster le jour, Et d’armer l’Amour mesme enfin contre l’Amour. Ah Barbare !         Eclattez, suivez vostre colere, Je me suis satisfaite & veux vous satisfaire ; J’ai mis vostre rigueur en droit de tout oser, Ce dernier sacrifice a dû l’authoriser, Il a rendu pour moi vostre horreur legitime, Vous nous deviez enfin cette grande victime, Vous nous l’avez offerte, & je viens sans effroi, Vous offrir à mon tour celle que je vous doi. Achevez, vangez vous, & vangez ma Rivale, Que la mort rende au moins nostre fortune égale, Et que le mesme bras du mesme fer armé Joigne un sang odieux à ce sang trop aimé. Vous dédaignez Seigneur de vous rendre justice, Vous me refusez tout jusques à mon supplice ; Mais au refus du bras qui me veut negliger, Le fer qui m’a vangé au moins vous doit venger. O Dieux ! Courons...         Seigneur, Sophane l’a suivie, Prés d’elle il suffira pour asseurer sa vie. De grace demeurons prés de Pausanias, De ces premiers transports ne l’abandonnons pas. Fut-il vostre ennemi, fut-il cent fois coupable, Voyez où l’a reduit son amour déplorable. Je plains l’estat funeste où ses malheurs l’ont mis, Et les infortunez sont toûjours mes Amis : Un affreux desepoir dans ses regards éclatte, Mais Sophane revient & quitte Demarate. Avant qu’on l’ait pû joindre elle a fini son sort, Et prevenu nos soins par une prompte mort. D’un coup precipité mortellement frappée. Donnez, rendez la moi cette fatale épée, Je ne suis donc plus libre ; & pour me voir souffrir, On pretend m’oster tout jusqu’au droit de mourir. Vivez Seigneur...         Cruel quoi toûjours me poursuivre ? Que vous ai-je donc fait pour me forcer de vivre ? Malgré nos differens & vostre inimitié, Suis-je trop peu puni pour vous faire pitié ? Considerez l’excez du mal-heur qui m’accable, Sur le point d’obtenir un Objet adorable : Un Objet par l’Amour à la haine arraché, Malgré le sang d’un Pere en ma faveur touché ; Pour qui de mon devoir j’ai perdu la memoire, Abandonné mon Rang, sacrifié ma Gloire : Pour qui j’ai tout trahi, pour qui j’ai tout quitté ; Enfin d’autant plus cher qu’il m’avoit plus cousté ; Aprés tant de perils, tant de soins, tant d’allarmes, Prest à voir dans mes bras cet Objet plein de charmes, Par une aveugle erreur, par un coup inhumain, Je le perds, je l’immole, & de ma propre main. Laissez mêler mon sang au sang de Cleonice, Puisqu’il ne se peut plus que l’Amour nous unisse ; Ne nous separez pas par un dernier effort, Et nous laissez au moins rejoindre par la mort. Vivez pour tous les Grecs.         Par un zele barbare, Eurianax aussi contre moi se declare, A l’horreur de la vie il veut me condamner, Lors que c’est mille fois pis que m’assassiner. Croyez vous malgré moi me sauver de moi-même, Non en dépit de vous je suivrai ce que j’aime, Et pour nous reünir malgré tout vostre effort, Tout desarmé qu’il est l’Amour n’est que trop fort. Deffens moi donc Amour de leur pitié cruelle, Aigri mon desespoir, rens ma douleur mortelle, Deffai moi d’une vie unie à tant d’horreurs, C’en est fait il m’exauce, & je sens que je meurs. Ses jours semblent finis, je n’ose en rien attendre ; Mais ne negligeons rien des soins qu’on lui peut rendre. FIN.