Mon mari soupe-t-il aujourd’hui chez Dormène ? Oui, madame ; et de plus, malgré votre migraine, Il prétend, m’a-t-il dit, vous y donner la main, Il le prétend, Marthon ? Il le prétend en vain. Cette femme m’ennuie, et je n’ai pas, ma chère, Pour plaire à mon mari la force nécessaire D’essuyer tous les jours le stérile entretien De cette extravagante. Elle lui plaît : eh bien ! Qu’il y passe son temps et me laisse tranquille. Mais laissons ce propos qui m’échauffe la bile ; Et parlons d’autre chose.         Oui, du petit cousin. Eh ! Mais, qu’est devenu ce petit libertin ? Qu’aura-t-il fait, Marthon ? N’es-tu pas étonnée Que nous n’ayons pas vu Lindor de la journée ? Non... Il s’amuse ailleurs.         Marthon, l’aimable enfant ! Toujours dansant, chantant, sautant, gesticulant, Rêvant, imaginant cent tours d’espièglerie ; Riant, riant sans cesse à vous en faire envie ; Parlant sans raisonner, mais déraisonnant bien ; Disant avec esprit une fadaise, un rien. Ah ! Marthon, à seize ans, et doué sans partage Des agréments divins qui parent ce bel âge ; Que tout cela sied bien !... Oh ! je raffole, moi, De ce petit fripon.         Moi de même, ma foi. Mais pour ma sûreté, lorsque je l’envisage, Je voudrais lui trouver un air un peu plus sage. Cela le gâterait : il est charmant, Marthon. Il ne le sait que trop, le dangereux fripon. J’en conviens : mais il mêle à cet enfantillage Des sentiments si fiers d’honneur et de courage, Que tout cela, Marthon, le rend intéressant, C’est un vrai polisson, un polisson charmant. Il s’aime, il se contemple ; il court dans une glace Admirer de son port l’élégance et l’audace ; Il nous fait remarquer sa jambe, son mollet : « S’ils étaient emportés, dit-il, par un boulet, La, sérieusement ce serait bien dommage. Eh bien ! J’aurais la croix, oui, la croix, à mon âge La croix pour une jambe : ah ! Le bon coeur, ma foi, Je les sacrifierais toutes deux pour le roi. » Il tire son épée, et bravant nos alarmes, « Une, deux, trois, à vous, et rendez-moi les armes. » Nous dit-il. Un fusil vient à frapper ses yeux, Il le met sur l’épaule, et fait le merveilleux, Enfonce fièrement son chapeau sur la tète, Va de droite et de gauche, avance un pas, arrête, Nous ajuste, fait feu, s’amuse de nos cris, Et vole dans nos bras pour calmer nos esprits. Comme de vrais enfants, oui, nous jouons ensemble. Vous riez de ces jeux, Madame, et moi j’en tremble. Prenez-y garde au moins, s’il en est temps encor : L’amour s’y mêlera sous les traits de Lindor. Lindor est un enfant ; mais cet enfant sait plaire : Craignez qu’il ne devienne un joujou nécessaire. Oui, pour me réjouir il sera toujours bon ; Mais pour m’intéresser... es-tu folle, Marthon, De penser ?...         Eh ! Mon dieu, je sais ce que je pense ; Et rien n’est plus sensé... point tant de confiance. Est-ce un époux charmant qui doit vous rassurer ? Mais, par respect pour moi, je le dois honorer. Monsieur Lisban, Marlhon, n’est pas un homme aimable, Te le sais.         Lui, madame, il se croit adorable. Je connais là-dessus sa sotte vanité. De son petit mérite il est fort entêté. Il vise à la finesse, à la plaisanterie. C’est ce qui met le comble à sa maussaderie. Avant que d’entreprendre un récit ennuyeux, Il dit qu’il fera rire, et l’on bâille à ses yeux. Il croit rendre rêveur un objet qu’il ennuie. Quand on se rit de lui, c’est une agacerie, Le sexe se l’arrache et le trouve charmant. Il m’aime par bonté comme on aime un enfant ; Et sans rendre justice à ma délicatesse, Il ne fait qu’à lui seul honneur de ma sagesse. Nos âges, par malheur, ne se rapportent point. Il n’entend pas raison ; entre nous, sur ce point. Il est frais et gaillard, il s’admire sans cesse, Et pense valoir mieux que toute la jeunesse. Tu vois que mon époux est bien connu de moi ; Mais je n’en dois pas moins lui conserver ma foi, Je sais me respecter.         C’est fort bien fait, madame. Mais ne craignez-vous pas dans le fond de votre âme Ce dangereux dégoût qu’un époux aujourd’hui Avec trop de raison vous inspire pour lui ; Et ce goût que Lindor, un jeune homme adorable ?... Mais je ne l’aime pas, rien n’est plus véritable. Où prends-tu donc ce goût ?... Un enfant de seize ans ! Une femme de vingt ! Voilà de braves gens Pour combattre l’amour ! Grande disconvenance, Pour faire tant sonner votre âge et son enfance ! Il est entre nous deux des obstacles plus grands. Si je me défiais de nos amusements, Je ne le verrais plus.         Voilà comme les belles, Par pitié pour l’amour, osent présumer d’elles ; Ce n’est jamais leur faute.         Est sage qui le veut. Dites plus vrai, madame ; est sage qui le peut. Tu plaisantes, Marthon ; et malgré ton système, À toi je m’en rapporte; oui, Marthon, à toi-même. Il n’est pas que quelqu’un ne t’ait dit des douceurs : Eh bien ! Je gagerais que ferme en tes rigueurs... Se gagez pas.         Comment ! Perdrais-je ma gageure ? Non : mais vous gagneriez de si peu, je vous jure, Que je me garderais de tirer vanité D’un triomphe si mince et si peu mérité. Ainsi donc ta vertu, si j’en crois ton langage, A couru plusieurs fois les dangers du naufrage ? Elle a pensé périr.         Et mon petit parent, Il te faisait la cour ; parle-moi franchement : Marthon, qu’en dit ton coeur ?         Je l’aime à la folie. Il m’en conte, Madame, il me trouve jolie. Cela me fait plaisir ; mais quelqu’un vient à nous : Ferme, tenez-vous bien, c’est monsieur votre époux. Eh bien, quoi ! Qu’est-ce enfin qu’une prompte migraine, Qu’un bizarre refus de souper chez Dormène ? Ah ! Je vois ce que c’est, et j’en ris de bon coeur : Un peu de jalousie altère ton humeur. Tu ne saurais tenir ton époux en lisière ; Il faut un peu... Tu ris ? Va, ne fais pas la fière. C’est fort bien fait à toi de m’aimer tendrement : Mais il me faut aimer plus raisonnablement ; Me laisser sans chagrin, sans crainte, sans murmure, Aller, venir, courir, rôder à l’aventure. Ne fais donc plus l’enfant, viens souper avec nous. J’irais, si j’éprouvais un sentiment jaloux : Mais je suis rassurée.         Eh ! Tu braves Dormène ?... Il faut donc te quitter, et croire à ta migraine, Soit... À propos, sais-tu la nouvelle du jour ? Quoi ?         Tous les officiers ont ordre de la cour De joindre leurs drapeaux et de partir sur l’heure. Eh ! Lindor va partir ?         Quoi ! Veux-tu qu’il demeure ? Eh mais ! Ce départ-là paraît te chagriner ? Je ne le cèle pas : faut-il s’en étonner ? C’est un enfant, monsieur, que vous aimez, que j’aime. Ou ; mais il faut aimer cet enfant pour lui-même. Et que serait-ce donc que ton beau désespoir, Si ton mari partait ?         Eh ! Partez, pour le voir. Ma foi, qu’elle est heureuse étant ainsi formée, Marthon, de n’avoir pas un mari dans l’armée ! Mais là, console-toi du départ de Lindor ; Ce n’est pas un mari que tu perds.         Le butor ! Si vous partiez, Monsieur, jugez mieux de son âme, Vous ne connaissez pas la force de madame ; L’honneur la soutiendrait. Oh ! Nous aurions ici Bonne grâce à trembler pour les jours d’un mari. Des Françaises, morbleu !         Quel beau zèle t’enflamme ! Marthon est un César ; ma femme est une femme, Et je te réponds bien de son faible pour nous. Adieu, tu reverras bientôt ton cher époux. Je ne te donne pas le bonsoir, ma petite, Je te le garde.         Allez, nous vous en tenons quitte. Eh bien ! Vous n’aimez pas votre petit parent Lindor, le beau cousin vous est indifférent ; Et déjà son départ...         Oui, sans doute, il m’afflige. Et vous regardez-vous encor comme un prodige ? Non : mais voyant partir Lindor pour les combats, D’un peu d’émotion je ne me défends pas ; Je crois innocemment pouvoir à sa jeunesse Donner, sans en rougir, ces marques de faiblesse. Rien n’est plus naturel que ce petit chagrin ; Mais méfiez-vous-en... Je vois venir Pasquin ; Sachons ce qu’il nous veut. Quel important message... Bonjour, Pasquin.     Bonsoir, nous partons.         Bon voyage, Tu nous apprends cela d’un air bien dégagé. Nous sommes tous contents.         On vous est obligé. Nous partons pour l’armée, et tu le sais, ma chère, C’est aller à la noce, en terme militaire. Ah ! Si tu nous voyais dans un jour de combat ! Morbleu !         Comment, Pasquin parle en brave soldat ! Cela lui sied fort bien.         Vraiment, j’ai du courage, Et je compte marcher...         Derrière le bagage. Dis-nous, que fait Lindor ? Est-il bien affligé ? Vient-il ? Ne vient-il pas ? De quoi t’a-t-il chargé ? D’une commission dont je sens la réponse. Il veut nous voir, je gage.     Oui, Marthon.         Je t’annonce Qu’il nous fera plaisir, va le chercher.         Marthon, Je n’y puis consentir.         Le refus est fort bon ! Et pourquoi, s’il vous plaît, Madame ?         Par décence; L’absence d’un époux armant la médisance... Au moment d’un départ, et peut-être éternel, Refuser de le voir, le trait serait cruel. Oui : mais lorsque j’y pense...         Et vous êtes trop bonne : Livrez-vous au conseil que votre coeur vous donne. Un cousin...     Un enfant...         On ne saurait jaser. Que l’on voit tous les jours...         Eh ! Oui, qui peut penser.. Le monde est si méchant !         Il faut le laisser mordre : Qu’il vienne, et toi va-t’en, de crainte d’un contre-ordre. Eh mais ! Vous décidez, Marthon, bien promptement. Eh mais ! C’est bien le cas de chicaner vraiment ? Eh puis ! On est parti... Là que pourriez-vous dire ? Mais, te gronder, Marthon...         Oui, me gronder pour rire. Eh bien ! Soit ; on ne peut, Marthon, te convertir : Dès que Lindor viendra, qu’on me fasse avertir. Elle craint le public beaucoup moins qu’elle-même : Elle en tient pour Lindor ; oui, sans doute, elle l’aime ; Mais moi, suis-je plus brave ? Ai-je plus de raison ? Il faut en convenir, ma foi, je crois que non. Eh mais ! Me voilà bien, le bel amour ! Qu’en faire ? L’absence en débarrasse avec un militaire. Eh ! Bonjour, mon enfant.         Voilà mon étourdi. Laisse-moi t’embrasser.         Vous êtes trop hardi. Tu plaisantes. Je viens sous l’habit d’ordonnance De faire mes adieux presgu’à toute la France ; Et plein d’impatience à tes pieds je me rends. Après toute la France.         Il est des soins décents. Il fallait faire voir à la cour, à la ville, Que Lindor n’était pas un sujet inutile. Il ne me reste plus qu’à prouver à Marthon... On ne me prouve rien.     Tout de bon ?         Tout de bon. Finissez...         Le refus, sans doute, est pour la forme ? Comment me trouves-tu sous l’habit uniforme ? J’ai bon air, n’est-ce pas ? Je veux que mes habits Reviennent tous criblés de balles de fusils. Ne nous attristons pas, point de mélancolie. Parbleu ! Je vais entendre une belle harmonie, Un tapage d’enfer... Nous ferons de beaux sauts. Nous ne tirerons pas notre poudre aux moineaux. Je viens en ce moment d’acheter une bête Qui me secondera dans ces beaux jours de fête : Un cheval de bataille, excellent, plein d’ardeur, Et docile à la main d’un adroit conducteur : Il est fier... comme moi ; nous ferons des merveilles. Je viens de lui tirer entre les deux oreilles Vingt coups de pistolets, qui ne l’ont pas ému : Nous serons bien ensemble ; eh ! Marthon, qu’en dis-tu ?... À propos, comment va la charmante cousine ? Il est temps d’y penser.         Ta friponne de mine Me fait tout oublier.         Mais vous n’y pensez pas : Vous ne m’avez encor parlé que de combats. Oh ! Je sens le reproche, et je prétends, ma reine... Eh ! Pensez à madame, elle en vaut bien la peine. Eh mais ! J’y pense aussi : mais mon nouvel état... Morbleu ! Le bel habit que l’habit de soldat ! Tiens, de la tête aux pieds sans cesse je me mire. Mais regarde-moi donc. Je veux que l’on m’admire Ce chapeau sur les yeux ne me sied-il pas bien ? Ne me donne-t-il pas un petit air vaurien, Un air audacieux qui sied au militaire, Un air de grenadier ?         Oh ! Vous aurez beau faire, Vous n’aurez jamais l’air que d’un homme charmant. Eh mais ! Xe n’est pas là, Marthon, un compliment. Si je n’impose pas par un bras formidable, Ce bras n’en sera pas trouvé moins redoutable Pourra-t-il manier un sabre, un mousqueton ? Le bel homme, ma foi !         Tu plaisantes, Marthon. Il faut pour te punir de tant de défiance, Il faut que je t’en fasse éprouver la puissance : Point de quartier, je vais te traiter en hussard. Que faites-vous ?         On fait ses adieux quand on part. Je le vois. Enfin donc vous partez pour l’armée ? Oui, cousine.         Votre âme en paraît bien charmée ? Audacieux amant, soldat vraiment français, Je n’ai jamais formé que deux ardents souhaits, De réduire une belle et venger ma patrie. La moitié de mes voeux sera bientôt remplie. Je pars, et je vaincrai. J’espère à mon retour Joindre aux lauriers de Mars les myrtes de l’amour. Lindor...         Présentement je n’ai pour avantage Que des airs écoliers, ma figure, mon âge ; Aussi vous me traitez comme on traite un enfant ; Mais quand je reviendrai glorieux, triomphant, Précédé du récit de mes hautes merveilles, Dont on aura cent fois étourdi vos oreilles, Votre coeur palpitant de plaisir et d’amour, Me pourra-t-il alors refuser du retour ? Que sait-on, ma cousine ? Ah ! Si par aventure, Je revenais couvert d’une heureuse blessure... Ah ! Qu’un amant blessé me semble intéressant ! Si j’étais femme, moi, si j’avais un amant, Ce serait ma folie ; ô dieux ! avec délices, Je me retracerais ses nobles cicatrices, J’aurais à les compter un plaisir inouï, Et j’en serais moi-même orgueilleuse pour lui. Je reviendrai blessé ; n’en doutez point, cousine, Et vous retiendrez pas.         Ce discours m’assassine. Allez, jeune insensé, faites votre devoir, Mais cachez-moi des maux que je n’ose entrevoir. J’ai bien assez de peine à soutenir l’image Des dangers infinis...         Il faut tout mon courage Pour pouvoir me résoudre à m’éloigner de vous. Adieu, belle cousine, adieu, séparons-nous. Souvenez-vous un peu d’un cousin qui vous aime : Il reviendra fidèle, et digne de vous-même, Le coeur préoccupé de vos divins appas. S’il est tué pourtant, il ne reviendra pas : Mais on vous remettra de ma part des tablettes, De mon amour pour vous confidentes discrètes. C’est une chose à voir que ces tablettes-là : C’est de l’amour pour vous, on n’y voit que cela ; Votre nom est partout ; les pages sont remplies De ce que nous avons dit ou fait de folies ; On y voit quel beau jour nous nous sommes connus, Les heureux jours depuis où nous nous sommes vus, Si c’était dans un cercle, ou bien en tête-à-tête ; Ces derniers sont marqués comme des jours de fête. Les heureux à-propos, les maudits contre-temps, Nos petits démêlés sans raccommodements, Mes larmes, mes regrets, mes soupirs, mes oeillades, Vos soufflets d’ordonnance après mes embrassades, Mes serrements de mains, mes battements de coeur Y sont comptés, datés dans un ordre enchanteur. Il faut brûler, cousin, de pareilles sornettes. On me brûlerait vif plutôt que mes tablettes. Laissons cela, Lindor, et changeons de discours. Voyons, que dirions-nous de mieux que nos amours ? Soupez-vous aujourd’hui ?         Question fort touchante ! Je devrais pour cela vous quitter, ma parente. Vous ne feriez pas mal de suivre ce dessein ; Car je ne soupe pas et vous mourrez de faim. Bon ! Il mourra de faim ? A-t-on faim quand on aime ? Nous soupons en malade, il soupera de même. Allons... Qu’en dites-vous?         Je ne changerais pas Ce dessert de l’amour, pour le plus beau repas. Mais à propos... Comment... Qu’avez-vous ?         La migraine, Et comme mon époux est allé chez Dormène, J’étais... Mais es-tu folle ? Il faut changer cela. Tout comme vous voudrez ; pour moi je reste là. Asseyons-nous, cousine : et toi fais le service. Nous aurons là vraiment un beau garçon d’office. Allons, point de façons... Que cet instant est doux, Cousine, où je me vois tête-à-tête avec vous ! Je crois avec ma femme être dans mon ménage ; Elle n’est pas parée, et m’en plaît davantage. Un simple négligé par l’amour inventé, Relève innocemment l’éclat de sa beauté ; Et je me flatte encor qu’on a pris pour me plaire Le frais ajustement d’une simple bergère. Eh ! Pensez-vous aussi que je sois votre époux ? Qu’y pourriez-vous gagner ?     Des droits.         Y pensez-vous ? Valent-ils les refus qu’une femme estimable Fait souvent à l’amant qu’elle trouve adorable ? Mais qu’avez-vous, Lindor, qui vous afflige ainsi ? D’où vient que tout à coup votre front obscurci ?... Ah ! vous ne m’aimez pas.         Non comme vous, sans doute : Je m’en garderai bien.         On sait ce qu’il en coûte. Tenez.     La belle main !     Finissez, Lindor.         Non : C’est trop me retenir, vous m’en ferez raison ; Je ne puis résister au charme involontaire... Mais vous devez du moins craindre de me déplaire. Voici, mon beau monsieur, pour calmer vos esprits. Verse rasade, Hébé ; je veux boire à Cypris. Je vais donc boire à Mars.         Qui vient troubler la fête ? Ciel ! Qu’entends-je ? Un carrosse ! À la porte il s’arrête ; Il entre : c’est monsieur... Où nous sauverons-nous ? Eh ! Pourquoi nous sauver ?         Moi, je crains son courroux. Qui pourrait l’allumer ?         Comment ! votre migraine, Le refus de souper avec lui chez Dormène, Lindor en ce moment tête-à-tête avec vous ; Voilà plus qu’il n’en faut pour fâcher un époux, Pour perdre sans retour toute sa confiance. Madame, fiez-vous à mon expérience. Allons vite, Lindor, partez, suivez mes pas. Eh mais ! Marthon...         Marthon ne vous écoute pas. Eh ! Je les laisse aller... Mais quelle étourderie !... Ah ! Vous voilà ?         Je viens te tenir compagnie. Vous me faites plaisir...         Je ne sais quel parti, Dans cette occasion, prendre avec mon mari. La joie, à mon aspect, dans tes regards éclaté. Tu ne t’attendais pas...         Votre retour me flatte, N’en doutez point, monsieur.         Je suis bien bon, dis-moi, De revenir souper tête-à-tête avec toi. Mais je ne soupe pas.         Moi non plus : mais je cause. Je vais lui découvrir...         Tiens, parlons d’une chose. Tu ne rougis donc pas d’adorer ton époux ? Mais rien n’est plus bourgeois. Sais-tu bien, entre nous, Qu’on en rit dans le monde, et qu’on dit sans mystère ; Il faut absolument qu’ensemble on les enterre, Ou que loin de madame on exile monsieur, Pour pouvoir la former, humaniser son coeur, Et la mettre au courant... Que c’est une misère Que tes opinions : ta gloire une chimère ; Que tu n’es bonne à rien dans la société Depuis notre union ; que ta folle fierté, Ton amour suranné, tes tons de bienséance, Désolent tout le monde et demandent vengeance. L’hymen m’unit à vous, et je ne pense pas Que l’on doive prétendre à mes faibles appas. Ainsi, Cléon, Durval, cette folle jeunesse, Qui compose ta cour, t’obsède et me caresse : , Chacun doit trouver bon que ton coeur attendri Malgré les moeurs du temps lui préfère un mari ; Que tout soit, en un mot, pour le pauvre bonhomme : Pour quel époux encore ?... Un époux qui t’assomme, Un sot, un ennuyeux, un bavard, un oison ; N’est-ce pas, mon enfant ? Quelle comparaison Avec tous ces messieurs !         Je n’en dois faire aucune. Je les plains, s’ils n’ont pas de meilleure fortune. Ils en savent bien long tous ces beaux messieurs-là : T’ont-ils bien ennuyée ?... Ah ! Conte-moi cela. Quel est le plus adroit, Cléon, Durval, Forlise ? Je crois que ce dernier pare la marchandise ; Qu’il sait la débiter : il te chassait de près ; Il doit être piqué d’avoir perdu ses frais. Forlise a de l’esprit, sa figure a des charmes. Eh ! Que sais-je, peut-être a-t-elle don des larmes ? N’en a-t-il pas versé pour toucher ta vertu ? Et le petit Lindor, comment le traites-tu ? Comment s’en tire-t-il-? Lui vient-il de l’audace ? Tu rougis... Quelle enfance !         Épargnez-moi, de grâce. De semblables discours.         Oh ! Tiens, je n’aime pas Ces superbes vertus qui font tant de fracas. Vous y comptez pourtant.         Oh ! Point... Je te dévoile Que je ne compte ici que sur ma bonne étoile. Tiens, mon coeur : j’ai connu bon nombre de beautés, Je leur ai fait cent tours, cent infidélités, J’étais un vrai fripon ; eh bien ! Pas une belle, Malgré des torts réels, n’a pu m’être infidèle. Je le puis avouer, sans être fanfaron, Que quand je suis aimé c’est ma foi tout de bon. Ce n’est pas que je sois plus aimable qu’un autre ; Chacun a son mérite, et l’on s’en tient au nôtre ; C’est un je ne sais quoi, qui, je ne sais comment, Comme dit bien... Molière... assez comiquement... Enfin, tu comprends bien, n’est-il pas vrai, ma reine ? Par exemple, tu vois si ton mari te gêne. As-tu donné ce soir rendez-vous à quelqu’un ? Suis-je de trop ? Je sors, si je suis importun. Non, vous ne sauriez l’être, et c’est me faire outrage. Tu sens que tout ceci n’est qu’un pur badinage. Oui, je le pensé ainsi... Je vais me retirer. Donnez-moi la main,         Soit ; mais avant que d’entrer Je vais chercher...     Quoi donc ?         Pour t’amuser, ma chère, Je veux te lire un conte...         À présent ? Pourquoi faire ? Un conte singulier, qu’on nomme "Heureusement". C’est un benêt d’époux qui rentre justement... Il croit que son retour charme son Artémise, Lui tient de sots propos dont il la croit éprise : Il lui dit des douceurs, comme nous autres fous Nous pourrions tendrement nous en dire entre nous. Non, rien n’est plus piquant : j’ai la tête remplie De cette ingénieuse et charmante folie. Je vais t’aller chercher ce petit conte-là ; Il est dans le salon ; cela te bercera, Il va tout découvrir... Ô dieux ! Je suis perdue. Eh ! Devais-je, Lindor, te cacher à sa vue ? Quelle imprudence, ô ciel ! Qu’elle va me coûter ! Où me cacher ? Où fuir ? Dans quels bras me jeter ! Je suis morte.         Ah ! Ah ! Ah ! J’étoufferai de rire. Ciel ! Qu’entends-je ! Que vois-je ! Et quel transport l’inspire ? Il rit....         Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! J’en rirai plus d’un jour. Non, je ne conçois rien à ce joyeux retour. Il faut le voir venir.         L’excellente aventure ! Tout cela me paraît d’un assez bon augure. Ah ! Le petit fripon ; qui s’en serait douté ? Il est d’assez bon goût ; pas trop mal débuté ! Mignonnette, sais-tu quel sujet me ramène ?... Ah ! Ah ! Ah ! Laisse-moi reprendre mon haleine. Ma foi, je n’en puis plus.         Que veut dire ceci ? Lindor aura trompé, sans doute, mon mari. Eh bien ! Achevez donc. Si j’ose vous le dire, Je ne conçois pas trop de quoi vous pouvez rire. Lindor...         Eh bien ! Lindor ? Parlez, expliquez-vous. Le cousin est ici, mais motus, taisons-nous : Il est incognito. Ce n’est point pour ton compte. Devine un peu, devine à qui le drôle en conte, Quel est l’heureux objet qui l’attire en ces lieux ? Marthon, en ce moment recevait ses adieux. Ah ! Je suis trop heureuse ; à la fin je respire. Vous m’étonnez... Comment... et que voulez-vous dire ? Il faut tout t’expliquer. J’ai surpris le cousin Aux genoux de Marthon ; il lui baisait la main. Comment, chez vous ?         Voyez le grand malheur, madame ! J’aime mieux qu’on en conte à Marthon qu’à ma femme. Enfin, pour t’achever mon histoire en deux mots, Je suis pour la petite entré fort à propos. Que sont-ils devenus ?         Ah ! Voilà l’impayable. Quand ils m’ont vu paraître, ils ont cru voir le diable ; Et s’échappant soudain, honteux d’être surpris , Je les ai tous les deux poursuivis par mes ris. Qu’une femme surprise est sotte, ma petite ! Mais quoi! Ne veux-tu pas nous tenir un peu quitte De cette gravité qui n’est pas de saison ? N’est-ce pas à propos rentrer dans sa maison Pour mettre le bon ordre ?... Hem ! Qu’en dis-tu ?         Sans doute. C’est mettre, comme on dit, le renard en déroute. Que devenait Marthon ?... Eh ! Voilà justement : Voilà, sur mon honneur, mon conte... « Heureusement », Peste ! Il vous connaît bien, l’auteur de cet ouvrage. « Une femme est souvent plus heureuse que sage, » Dit-il... Eh bien ! Marthon nous démontre cela. Rien n’est plus singulier que cette histoire-là. Il faut être avec moi toujours sur le qui-vive : On fait une sottise ; heureusement j’arrive. Parbleu ! j’ai le nez fin... Ne gronde pas Marthon : C’est un malheur qui peut loi servir de leçon. Voilà de ces hasards...         Qui sauvent l’innocence Du danger où souvent l’expose une imprudence. Si quelque fantaisie, un petit goût fripon, Te prenait pour quelqu’un, dis-le-moi sans façon ; Que je ne vienne pas...         Vous, monsieur, au contraire. Comptez que je prendrai tout le soin nécessaire Pour sauver ma vertu d’un lâche attachement : Mais si je me pouvais oublier un moment, Personne ne saurait, en ce malheur extrême, Plus à mon gré, monsieur ; survenir que vous-même. Fort bien. Puisse-je donc, en cas d’événement, Rentrer comme aujourd’hui toujours, « heureusement » !