Oui, l’affaire est conclue, et moi-même j’enrage Qu’il me veut malgré moi forcer à ce voyage. Quoi ! Don Juan ainsi me manquerait de foi ? Oui.         Mais quoi, les serments l’attachaient tout à moi. Ses serments ! Si c’est là que votre espoir s’arrête, Madame, votre hymen n’est pas encore chose prête, Il en prodigue assez, mais il n’en tient jamais. Tu le dis, mais...         Je sais un peu trop de ses faits. Vous n’êtes pas la seule à qui même aventure A mis honneur et biens en mauvaise posture, Il prend de tous cotés ce qu’il peut attraper Et sans scrupule aucun fait gloire de tromper ; Tout pour son appétit est d’un égal usage, Il met impunément belle ou laide au pillage, Et saoul de leur honneur, il cherche en d’autres lieux S’il pourra rencontrer qui le contente mieux. En peu de mots voilà son portrait véritable, Jugez de quoi mon maître envers vous est capable. Qui l’eût pu croire, hélas ?         Il fallait s’en douter. Peste, que votre sexe est facile à tenter ! Il ne faut pas toujours croire les apparences, Et l’on doit mûrement prévoir les conséquences, C’est trop facilement se laisser enflammer. Hélas ! que tu sais peu ce que c’est que d’aimer ; À voir mille transports d’une flamme assidue, Quelle fierté, dis-moi, ne se serait rendue ? Il est bien mal aisé dans ces empressements Qu’un coeur n’ait tôt ou tard de tendres sentiments, Et l’amour qu’on nous montre, en paraissant extrême, Fait que sans raisonner on y répond de même : Quelque doute qu’on ait de sa sincérité, L’amour malgré la crainte est toujours écouté, Et comme les soupçons semblent lui faire injure, On le flatte aisément d’une ardeur toute pure. Et c’est ce qui vous perd. En matière d’amour Il faut que la raison vous gouverne à son tour. Tant d’infidélités, dans le siècle où nous sommes, Ne déclarent que trop quelle est l’humeur des hommes ; Car pour un qui dit vrai, mille autres plus trompeurs Volent impunément les dernières faveurs. Pour peu que votre sexe écoute leurs promesses, Ils savent profiter de toutes vos faiblesses, Et faisant grand fracas de leur fidélité, Surprennent aisément votre crédulité. Et puisqu’il faut ici vous faire tout connaître, Pour ne vous rien celer de l’humeur de mon maître, C’est qu’il est mille fois plus perfide qu’eux tous. L’ingrat me promettait qu’il serait mon époux. Mon maître épouserait ma foi toute la terre. Mais quoi ! Ne craint-il pas les éclats du tonnerre, Et qu’il ne soit puni de son manque de foi ? Vous le connaissez mal, il n’a ni foi ni loi, Madame, et n’admet point de dieux que son caprice, Et sans cesse du Ciel il brave la justice. Tel qu’il soit, je prétends aujourd’hui lui parler ; Son ardeur envers moi pourra se réveiller, L’amour produit souvent des retours dans une âme. Vous ferez un grand coup s’il y consent, Madame. J’en veux être assurée, et s’il me quitte enfin, Pour laver cet affront j’ai le remède en main, Ma mort en éteindra la funeste mémoire. Toujours sur cet article il ne faut pas s’en croire : Quoique l’honneur soit cher, vivre est encore plus doux, Et loin de vous pleurer, on se rirait de vous. N’affectez point ici la vertu de Lucrèce ; Je sais que ce malheur cause de la tristesse, Mais en pareil sujet on n’agit pas fort bien Si l’on ne veut s’en taire et n’en témoigner rien. Mais puisque vous voulez en être plus certaine, Mettez-vous, s’il vous plaît, dans la chambre prochaine : Mon maître doit venir dans un moment ici, Et je vais lui parler de vous ; mais le voici. Ah, Carrille ! Sais-tu ce que je viens de faire ? Quelque malheur nouveau ?     Coquin.         C’est l’ordinaire. Depuis que je vous sers, je ne vois pas un jour Qui se passe, Monsieur, sans crime et sans amour. Quels crimes ai-je fait ?         Faire mourir son père, Ce n’est rien ?         Son humeur était par trop sévère, Carrille, et pour son bien j’ai dû m’en dépêcher. Qui ne se fût lassé de l’entendre prêcher ? Contre mes moeurs sans cesse il armait sa censure, Sans cesse il me chantait quelque nouvelle injure, Et... mais n’en parlons plus, sache donc qu’aujourd’hui... Et Don Pierre, Monsieur, assassiné chez lui ? Ce Commandeur fameux qui gouvernait Séville, Et que pour ses vertus on pleure dans la ville, N’est-ce donc rien, Monsieur ?         J’en demeure d’accord, Mais de sa main aussi j’aurais reçu la mort ; Les beaux yeux de sa fille à mes yeux surent plaire, Et pour en mieux jouir il fallait s’en défaire ; L’obstacle était trop grand pour en venir à bout, Et pour l’objet aimé l’amant hasarde tout. Et de tous les côtés des filles abusées, Dont les familles sont partout scandalisées ? Bon, ce sont des chansons ; quels crimes a-t-il fait ? Monsieur, au grand galop vous courez au gibet, Et... Quoi ! toujours parler, et sans vouloir m’entendre ? Sans craindre mon courroux oses-tu me reprendre ? Hé ! que t’importe-t-il si je fais bien ou mal ? L’un ou l’autre pour toi n’est-il pas bien égal ? Laisse-moi suivre en tout cette ardeur qui m’anime ; J’obéis à mes sens, il est vrai, mais quel crime ? La nature m’en fait une nécessité, Et notre corps n’agit que par sa volonté. C’est par les appétits qu’inspirent les caprices, Qu’on court différemment aux vertus comme aux vices. Pour moi, qui de l’amour fais mes plus chers plaisirs, J’ose tout ce qui peut contenter mes désirs, Je n’examine point si j’ai droit de le faire, Tout est utile pour moi quand l’objet me peut plaire, Et ne prenant des lois que de ma passion, J’attache tous mes soins à sa possession. Et sur le fondement de ces noires maximes, Vous n’avez point d’horreur de commettre des crimes ? Apprends qu’il n’en est point pour un coeur généreux. La lâcheté de l’homme en fait le nom affreux. Si tous ces coeurs étaient et grands et magnanimes, Ces crimes qu’on nous peint ne seraient pas des crimes ; Mais ce n’est qu’un effet d’un courage abattu, Dont la timidité veut passer pour vertu. Il n’est rien qu’un grand coeur ne se doive permettre, Et le crime est vertu pour qui l’ose commettre. Juge donc...         Oui, je crois que tout vous est permis ; Mais quittons-nous l’un l’autre, et soyons bons amis. Pourquoi ?         Pourquoi, Monsieur ? c’est que Dame Justice Me rendrait tôt ou tard quelque mauvais office : Sous prétexte qu’on dit tel maître, tel valet, Elle pourrait me faire une passe au collet. Dois-tu craindre où je suis ? et peut-on...         Tout peut être, Et souvent on punit le valet pour le maître. Tu me suivras partout, ou la mort à l’instant T’est sûre.         S’il vous plaît, ne vous pressez pas tant, Je veux vivre.         Suffit, parlons de ma conquête. De qui ? De Léonor ?         Ne m’en romps plus la tête. Faut-il te dire cent fois que je ne puis la voir ? J’ai joui d’un objet qui passait mon espoir, D’Oriane en un mot.     D’Oriane !         Oui, Carrille. Quoi ! de ce rare objet l’honneur de sa famille ? Fille du Commandeur ?     Elle-même.         Et comment ? J’avais su m’introduire en son appartement, Et malgré ses efforts ma flamme est satisfaite, Et dans le même instant que je faisais retraite, Don Bernard son amant a péri par mes coups. Après tant de forfaits, où vous sauverez-vous ? Tu sais que je devais abandonner Séville, Qu’aux pays étrangers j’allais chercher asile ; Mais avec mes amis ayant tout consulté, J’ai trouvé que sur mer j’ai plus de sûreté, Don Lope et Don Felix en ont pris la conduite, Et cherchent un vaisseau pour hâter notre fuite, Ainsi sans perdre temps allons nous préparer. J’aperçois Léonor.         Et qui l’a fait entrer ? Suis-moi. Quoi ! Don Juan évite ma présence ? D’où vient ce changement ? Est-ce votre inconstance ? Ne connaissez-vous plus ce qui vous sut charmer Et pour tout dire enfin, cessez-vous de m’aimer ? Après tant de serments...         Oui, j’avouerai, Madame, Que vos attraits ont eu du pouvoir sur mon âme, Mais...     Achevez.         Ce Mais ne promet rien de bon. Je ne vous aime plus.         Et par quelle raison ? Tu devais m’épouser, je n’ai ta foi pour gage, Ingrat...         N’en parlons pas, Madame, davantage. En vain vous faites fond sur le don de mon coeur. Le bien dont on jouit ne cause plus d’ardeur, Et la possession, plus elle a fait d’envie, Du plaisir de jouir est bientôt assouvie. J’ai prodigué des soins, j’ai fait mille serments Mais jusqu’où ne va pas l’audace des amants ? Dans l’espoir d’un bonheur leur transport autorise Les serments continus, les détours, la surprise, La plainte, les dédains, les pleurs et le courroux ; Bref, j’eusse encore plus fait pour avoir tout de vous, Mais que ces grands ressorts qu’anime l’espérance Fassent mouvoir mon âme après la jouissance, Ne l’espérez jamais : je veux me contenter, Et tout autre que vous a droit de me tenter. Et tu peux sans remords violer ta promesse ? Perfide, souviens-toi de toute ma tendresse, Songe que j’ai commis à ta mauvaise foi Le trésor qu’une fille a de plus cher en soi. Pauvre fille !         Ah, cruel ! remets dans ta mémoire Les efforts que j’ai faits pour conserver ma gloire, Que le crime sur moi n’a pris aucun pouvoir, Que mes plaisirs ont eu pour règle mon devoir, Et que si ma vertu succomba sous tes charmes, Tout autre à tes serments leur eut rendu les armes : Mais las ! pour mon malheur, tu feignais de m’aimer, Quand à voir tant de feux je me laissai charmer ; Ta bouche me jurait une amitié sincère, Quand ton perfide coeur pensait tout le contraire ; Tes yeux par leur douceur me montraient ton amour, Les miens par leur langueur t’en marquaient à leur tour ; Et cependant ingrat, après tant de promesses, Qui m’ont tant arraché d’innocentes caresses, Après mille serments d’une immuable foi ; Tu dédaignes ma flamme et te moques de moi ? Sans vous tant affliger ayez recours au change, C’est ainsi qu’aisément de l’un l’autre on se venge. Mais chacun comme vous n’en veut pas tant tâter, Et Léonor, Monsieur, devrait vous contenter ? Elle a beaucoup d’esprit, elle est noble, elle est belle, Et de moins dégoûtés s’accommoderaient d’elle. Après de si grands maux, faites un peu de bien. Hé ! dois-je suivre ici ton avis ou le mien ? Don Juan, si mes pleurs...         Encore un coup, Madame, Vous espérez en vain du pouvoir sur mon âme. Après ta lâcheté le Ciel ni son courroux, Ne t’intimident point ?         Il songe bien à nous. Va, fuis l’emportement de ton âme infidèle, Les dieux embrasseront cette juste querelle, Et...         Ne les régler point suivant votre intérêt, Laissez-les, s’il en est, agir comme il leur plaît, Et sans les attacher à vos moindres caprices, Remettez-leur le soin de vous être propices. Ah ! Crains leur châtiment...         Vous m’en parlez en vain, J’en attends les effets pour en être certain. Ô vous qui prenez soin d’appuyer l’innocence, Accordez à mes pleurs une prompte vengeance ! Enfin, m’en voilà quitte.         Et fort impunément : Belle commodité de fausser son serment ! Vous vous en acquittez assez bien, mon cher maître, Et ne rougissez point de passer pour un traître, Mais trêve à ce discours. Vos fidèles amis S’embarquent-ils aussi ? Tous deux me l’ont promis.         Ne vous voilà pas mal, vous allez faire rage, Trois débauchés en diable : ah, le bel assemblage ! Don Lope et Don Felix...         Ma foi, ne valent rien, Et sans eux vous feriez un fort homme de bien, Vous n’auriez jamais eu tant d’habitude aux crimes, Si vous n’aviez suivi leurs coupables maximes ; Mais depuis qu’ils se sont attachés près de vous, Toujours on vous a vu faire de méchants coups. Mais je les vois venir.     Eh bien ?         L’affaire est faite, Nous avons un vaisseau prêt pour notre retraite. Va quérir notre argent, Carrille, et nos habits. Nous pouvons nous sauver malgré nos ennemis ; Mais en quelqu’autre endroit que nous prenions asile, Il nous faut gouverner autrement qu’à Séville. Ne nous contraignons point du tout dans nos plaisirs, Que chacun à son gré contente ses désirs, Goûtons diversement les plaisirs de la vie. Ce n’est pas mon dessein de régler votre envie ; Mais pourquoi ces transports ? Pourquoi ces vanités ? On peut dans l’apparence être moins emporté Et donner à ses sens une pleine carrière ; Notre coeur en secret en a la joie entière, Et goûtant les plaisirs, on s’applaudit tout bas, De ce qu’on est content et qu’on ne le sait pas. N’importe, je ne puis souffrir cette méthode ; Soit humeur ou raison, je la trouve incommode : Que seraient les plaisirs, s’ils ne font quelque bruit ? Le silence toujours est ce qui les détruit ; Comme de ces transports on aime à faire gloire, Il faut les faire voir pour les mieux faire croire ; C’est les désavouer que les cacher ainsi. Mais regardons un peu comme on en use ici. Il est vrai, Don Felix, qu’en ce siècle où nous sommes, Pour vivre il faut savoir l’art d’éblouir les hommes, Et sur un beau prétexte acquérir du crédit, Paraître plus qu’on n’est, faire plus qu’on ne dit, Couvrir ses actions d’une belle apparence, Se masquer de vertu pour perdre l’innocence, Être bon dans les yeux et méchant dans le coeur, Professer l’infamie et défendre l’honneur, D’un faux jour de vertu donner lustre à la vie, Se montrer fort content quand on crève d’envie, Et si l’on aime, enfin, parer toujours les feux Du prétexte brillant d’un sentiment pieux. C’est ainsi qu’aujourd’hui se gouverne le monde, Et pour n’en point mentir l’adresse est sans féconde, Je ne condamne point cette façon d’agir, Et je m’en trouve bien, quand je veux m’en servir. Aussi risque-t-on moins, suivant cette manière : On a, dans les plaisirs, sûreté tout entière, Le vice continue en manquant de témoins, L’on vous croit innocent quand vous l’êtes le moins ; Dans le doute qu’on a, si quelqu’un vous accuse, Vingt autres plus dupés soutiendront qu’il s’abuse, Et l’affectation d’un mérite apparent Impose le silence à tel qui nous reprend. Cependant que chacun se gouverne à sa mode Pour moi qui n’ai d’égard qu’a ce qui m’accommode, J’agis différemment suivant l’occasion, Et je ne suis jamais la même opinion ; Par force, ou par douceur, je sais me satisfaire, Et je crois que pour tout c’est le plus nécessaire. J’approuve votre avis : mais Carrille paraît. Vous n’avez qu’à partir votre équipage est prêt. Pour moi qui ne veux pas qu’un caprice d’Eole Me ballote à son gré de l’un à l’autre pôle, Trouvez bon, s’il vous plaît, que je demeure ici. Quoi ! Carrille nous quitte ? Ah, tu viendras aussi ! Qui pourrait se passer du fidèle Carrille ? Il ne reste que moi de toute ma famille ! Si je viens à périr ma race manquera. Au péril de ses jours chacun te sauvera. Chacun dans le danger ne songe qu’à sa vie. Ne crains rien, viens Carrille.         Hé ! Messieurs, je vous prie, Souffrez que, vous partis, je garde la maison. Tous les refus ici ne sont pas de saison ; Nous voulons t’emmener.         Songez un peu, de grâce, Qu’on n’est point assuré d’une pleine bonace, Que tantôt aux Enfers et tantôt dans les Cieux, On voit de tous cotés la mort devant les yeux, Qu’on est à la merci d’un vent impitoyable, Qu’un vaisseau peut périr sur quelque banc de sable, Qu’il peut crever encore par un autre danger, Et quel péril pour moi qui ne sais point nager. Non, je ne vous suis pas, Messieurs, si nécessaire, Et vous pouvez sans moi...         Voici bien du mystère. Résous-toi de me suivre et sans tant raisonner, Autrement...         Ah, Carrille ! À quoi t’abandonner ? Suivre un maître taché de vices détestables, Voilà le grand chemin d’aller à tous les diables. Ah, ah !     D’où vient ce bruit ?         Hélas, je suis perdu ! C’est quelqu’un qui se noie.         Ah ! Je n’ai que trop bu Qu’on ne m’en donne plus ! Fantasque dieu de l’onde, C’est assez pour un coup.         Ma peur est sans seconde ; Il pourrait bien se perdre.         À la fin m’y voilà. Sans ce morceau de mât je serais resté là, Je t’en rends grâce, ô Ciel ! Mais qui vois-je paraître ? N’auriez-vous point ici par hasard vu mon maître ? Quoiqu’à dire le vrai, c’est un coup de bonheur S’il a pu se sauver.         Est-ce quelque seigneur ? Oui.         L’on vient de sauver trois hommes du naufrage. Mais où sont-ils ?     Chez nous.         Quel en est l’équipage ? Ils sont fort bien vêtus.         Et sont-ils loin d’ici ? Non dans cette maison ; mais vous voilà transi : Venez vous y sécher et savoir votre affaire, Et prendre un doigt de vin.         Cela m’est nécessaire, Et je suis résolu pour me remettre enfin, Ayant bien bu de l’eau de boire bien du vin. Rentrez à la maison, vite.         J’y vais mon père. D’où vient que vous sortez d’auprès de votre mère ? Vous n’aimez qu’à courir et c’est le vrai moyen, De vous perdre, ma fille, et de ne valoir rien. Les cris de ce garçon au fort de la tempête... Vous n’aurez jamais tort ; mais rentrez, bonne bête, Et qu’on n’approche point des gens qui sont chez nous, Car ces plumets de Cour font toujours de leurs coups. Mon Dieu, qu’ils sont bien faits ! Et qu’ils ont bonne grâce ! Que vous importe-t-il, notre fille Thomasse ? Vous jugez par l’habit et souvent ce n’est rien. Peut-être qu’aucun d’eux n’a pas cinq sols de bien, Et je ne suis pas mal s’ils payent leur dépense. Ces fanfarons pour nous sont fort petite chance, Pour du bruit ils en font assez passablement, Bonne mine toujours, mais point de paiement. On ronge cependant le pauvre hôte à bon compte, Et s’il veut de l’argent aussitôt on l’affronte : Avec un passager nous avons plus de gain, Et s’il dépense peu notre argent est certain. Non, non, ne croyez pas que des gens de la sorte... Ouais ! D’où vient que pour eux ton estime est si forte ? Je crois...         N’en parlons plus, as-tu vu gros Lucas ? Oui.     Que t’en semble ?     Rien.         Ne l’aimerais-tu pas ! Moi, l’aimer ! Et pourquoi ?         Tu dois être sa femme. Moi, sa femme ?         Toi-même, il est fils de Pirame, Pour du bien il en a deux fois autant que toi, Et son père a conclu l’affaire avec moi. Pourquoi me marier ?         Pourquoi ? Belle demande ! À quoi sert un mari quand une fille est grande ? Hélas ! Je n’en sais rien.         Tu le sauras bientôt. Mais qu’il est mal bâti !         Mais, ma fille, il le faut ; C’est ton fait, je le veux.         Hélas ! Laissez-moi fille, Plutôt que...         Non, j’ai trop de charge en ma famille, Vous êtes d’un gibier qui se gâte aisément, Et tout homme d’esprit s’en défait promptement : On risque à tant garder chose si chatouilleuse, Et tu peux te flatter sûrement d’être heureuse. Mais ma soeur...         Votre soeur a même sort que vous, Et je lui donnerai Philémon pour époux. Cependant va trouver ta tante Dorothée, Et lui dis que l’affaire est enfin arrêtée, Moi je vais convier nos parents, nos amis, Et ne tarderai pas à me rendre au logis. Si c’était à mon choix... Mais qui vois-je paraître ? C’est un de ces Messieurs.         Eh bien ! Monsieur mon maître, Ce que je vous disais était mal raisonné ? Et c’était sans sujet que j’étais obstiné, Où, sans ce paysan, étiez-vous ?         Je l’avoue, Et sa réception mérite qu’on le loue : Mais encor que dis-tu de sa fille ?         Qui, moi ? Qu’en dirais-je, Monsieur, elle est belle, ma foi, Et dans l’occasion que le sort vous envoie, Je ne vous crois pas homme à lâcher votre proie. J’en suis content.         Déjà ! C’est ne s’endormir pas. À peine être arrivé...         Mais que vois-je là-bas ? La personne est jolie ; où courez-vous, la belle ? Voici pour mon patron une dîme nouvelle. Ah ! ne m’arrêtez pas.         Laissez-vous admirer. Non, rien à vos beautés ne se peut comparer. Ah, Carrille !         Monsieur, cela va bien, courage. Vois ! Qui n’aimerait pas un si charmant visage ? Je vois plutôt un loup qui court une brebis. Ah, que d’amour pour vous mon coeur se sent épris ! Quoi ! Vous pourriez songer aux filles de village ? Vous voulez me surprendre avec un tel langage, Adieu, Monsieur.     Un mot.         Non, je veux m’en aller, Monsieur, je ne dois pas me laisser cajoler. Vous autres, vous avez toujours tant de finesse, Qu’il faut se défier de toutes vos caresses. À qui voudra vous croire il ne manquera rien ; Mais on n’est pas si bête et l’on vous connaît bien. Non, mon amour est juste et tend au mariage. Ô Dieux ! s’il disait vrai, que j’aurais d’avantage ! Parlez-vous tout de bon ?     Sans doute.         Quel bonheur ! Peste !         Et pour entre nous confirmer cette ardeur, Baisez-moi.         Fi, Monsieur ! Comment baiser les hommes ? C’est un péché mortel dans le siècle où nous sommes, Ma mère me l’a dit, je ne le ferai pas. Recule tout ton saoul, tu passeras le pas. Quand vous avez ma foi, qu’avez-vous lieu de craindre ? Pouvez-vous soupçonner ?         Les hommes savent feindre, Vous pouvez me tromper.         Non, non, ne craignez rien. Mon maître vous tromper ! C’est un homme de bien. Oh, qu’il n’a garde, non.         Oui, ma belle, je jure... Monsieur, ne jurez pas, de peur d’être parjure. Faquin, te tairas-tu.         Je jure et je promets De vous prendre pour femme.     Et quand ?         Et quand ? Jamais. Insolent !         Il promet ! Fausse-t-il sa parole ? Monsieur, vous allez voir jouer un autre rôle. Quoi donc ! Après m’avoir engagé votre foi, Vous en voulez une autre et vous moquer de moi ? Pouvez-vous lui promettre à moins qu’être infidèle ? Que vous veut donc ma soeur ? Et de quoi se plaint-elle ? Elle se plaint à moi que je ne l’aime point. Et que n’apaisez-vous son esprit sur ce point ? Je lui vais dire aussi que vous serez ma femme Et qu’elle espère en vain du pouvoir sur mon âme, Et pour mettre le calme à son esprit jaloux, Que je vous l’ai promis.         Monsieur, que dites-vous ? Ma soeur a-t-elle lieu plus que moi d’y prétendre ? Plus que vous, point du tout, je lui faisais entendre, Que c’était temps perdu de s’arrêter à moi, Et que vous avez seule et mon coeur et ma foi. Que parlez-vous de foi ?         Je parlais de vous-même ! Je disais que vous seule étiez celle que j’aime, Que c’était temps perdu de s’arrêter à moi, Et que vous possédez et mon coeur et ma foi. Mais Thomasse, Monsieur, se rend bien importune. Elle a lieu de pleurer sa mauvaise fortune, Et doit se plaindre au Ciel de n’avoir pas ces yeux, Qui font de mon bonheur les Maîtres et les Dieux, Elle aura du dépit de vous voir mon épouse. Votre entretien a droit de me rendre jalouse. Quoi ! Vous pourriez douter de l’ardeur de mes feux ? Mais aussi sans façon prenez l’une des deux. Et ne voyez-vous pas que je veux m’en défaire ? C’est en vain que ses soins s’attachent à me plaire, Vous seule me charmez, et malgré son dessein, Je prétends en un mot vous épouser demain. Mais, ma soeur, après tout ce n’est pas mal t’y prendre ? Tu penses donc l’avoir ?         Tu pourrais bien l’attendre, Car je l’aurai sans doute.         Hé, s’il te plaît, pourquoi ? Parce que je sais bien qu’il n’aime rien que moi. Tu te flattes beaucoup.         J’ai sujet de le faire. Ton extrême beauté sans doute a pu lui plaire ? Ne raille point, j’en ai du moins autant que toi. Tu le dis, mais peux-tu te comparer à moi ? Ah, la rare beauté ! vaut-elle pas la mienne ? Je ne changerais pas encore avec la tienne. Que chacune se tienne avec le bien qu’elle a. Mais tu dois sans façon me céder ce prix-là, Et je crois que Monsieur le sait bien reconnaître. Oui, me faisant sa femme.         Oui, si tu le peux être. Oui, oui.         Tu n’entends pas qu’il vient de dire oui. Bon pour moi.         Mais pour moi, car je l’ai bien ouï, Il lui faut demander : Monsieur, sans raillerie, De ma soeur ou de moi, dites nous, je vous prie, Qui sera votre femme ? Et détournez les yeux Sur celle de nous deux que vous aimez le mieux. Bon, il m’a regardée.         Et moi, j’en suis contente. Pour vous mettre d’accord chacune en votre attente, Je veux épouser celle à qui je l’ai promis. Toi, Carrille, attends-moi, je ne vais qu’au logis. Quel abominable homme ! Hélas, mes pauvres filles, À qui croyez-vous vendre à présent vos coquilles ? Connaissez-vous mon maître, et vous y fiez-vous ? Vous le croyez sincère, avec ces propos doux, Mais si je vous disais l’humeur du personnage, Vous verriez que son coeur...         À quoi bon ce langage ? Et quel est son dessein ?         De vous désabuser De ce que vous croyez qu’il veut vous épouser. Que viens-tu nous conter et devons-nous te croire ? Tout ce que tu nous dis n’offense point sa gloire, Tel qu’il est je le veux.         Oui, si tu peux l’avoir. Je ne t’empêche pas d’y faire ton pouvoir. Mais que t’importe-t-il, valet causeur et traître, S’il sera mon mari ? Parle mieux de ton maître, Je le crois honnête homme.         Et c’est un scélérat, Un Loup, un Diable, un Chien, un Renard, un vrai Chat. Un Loup pour vous piller vos trésors, un vrai Diable Pour vous mettre en Enfer, un Chien insatiable, Qui n’applique ses soins qu’à mordre la pudeur, Un Chat qui met la patte aux quartiers de l’honneur, Un Renard qui ne tâche, avecque ses finesses, Qu’à vous accommoder, belles, de toutes pièces, Et sans vous ennuyer de noms jusqu’à demain, En un mot l’épouseur de tout le genre humain. Va, nous ne croyons point ce que tu viens de dire. Vous n’aurez pas, ma foi, toutes deux, lieu d’en rire ; Souvenez-vous qu’ici je dis la vérité. C’est plutôt un effet de ta méchanceté, Je suis sûre qu’il doit me tenir sa promesse. Et je suis sûre aussi que je suis sa maîtresse. Croyez-le assurément, ce sera pour un jour. Que ce sexe est facile à prendre de l’amour ! Mais je vois Don Felix qui vient avec mon maître. Si vous m’aimez, il faut me le faire connaître. Vous savez que Dorinde avait su me charmer ? Quoi ! celle que son père avait fait enfermer ? Elle-même, et tantôt, examinant le temple Que l’on voit en ces lieux et qui n’a point d’exemple, J’ai su que cet objet qui fit naître mes feux Était prête demain d’y faire quelques voeux, Et je veux l’enlever par force ou par adresse. Voulez-vous seconder cette ardeur qui m’empresse ? Vous me connaissez trop pour en pouvoir douter, Je fais pour un ami gloire de tout tenter, Je n’examine point quel péril y peut être, Dans les plus grands dangers l’amitié doit paraître, Et quand je serais sûr d’y trouver le trépas, La crainte de périr ne m’arrêterait pas : Jugez après cela si je veux l’entreprendre. Comment me revenger d’une amitié si tendre ? Ah ! si l’occasion s’offre de vous servir, Vous verrez...         Regardons comme il nous faut agir. À vous dire le vrai, la chose est difficile, Je ne sais quel moyen nous y peut être utile. Le temple est bien fermé, les murs sont élevés, Il n’est aucun endroit que je n’aie observé ; À moins que s’y glisser par quelque stratagème, Ou de forcer ce fort où l’on tient ce que j’aime, Nous ne pouvons (sic) jamais accomplir ce dessein. Non, non, je sais pour vous un moyen plus certain. Je veux brûler ce temple, et cette main s’apprête À vous donner ainsi cette aimable conquête. Dans le désordre affreux que produira le feu, Vous y pourrez entrer et jouer votre jeu ; Feignant de secourir, vous prendrez cette belle, Et dans l’obscurité vous fuirez avec elle. Trouvez-vous ce moyen infaillible pour vous ? J’en demeure d’accord, c’est le plus sûr de tous. Le coup est fort hardi, mais ma plus forte envie C’est de voir, Don Felix, qu’on parle de ma vie. Dans Éphèse un grand coeur fit la même action, Et j’avais de tout temps pareille ambition ; Il s’immortalisa par ce trait de courage, Et puisque à vous servir l’occasion m’engage, Je veux sans différer l’entreprendre aujourd’hui, Et qu’on dise de moi ce que l’on dit de lui. La nuit semble déjà seconder notre envie, Allons, toi, reste ici.         Que je crains pour ma vie ! À quelle extrémité mon maître me réduit ! Planté dans une rue, et sans armes, la nuit, Et par surcroît de mal, près des lieux où ce diable Fera dans un moment un vacarme effroyable ! Qui, dans un tel état, aurait assez de coeur Pour ne pas ressentir les effets de la peur ? Je ne puis m’exempter, si la justice passe, De dire à quel dessein je reste en cette place, Et me voyant surpris sans en rendre raison, On pourra m’ordonner un gîte à la prison, Et sachant qui je suis et le nom de mon maître, On pourra m’allonger d’un demi pied peut-être. La peste ! c’est le diable, et ce malheureux saut, À parler franchement, n’est pas ce qu’il me faut. J’aime mieux mourir seul qu’en bonne compagnie, Et ne suis pas pressé d’abandonner la vie. Mais pour nous dispenser de courir ce malheur, Il faut quitter mon maître et c’est là le meilleur, Aussi bien, tôt ou tard, ma perte est très certaine, Si je le sers toujours dans le beau train qu’il mène. Allons, fuyons. Mais Dieux ! Nous allons voir beau jeu, Quels cris de tous côtés ? Le temple est tout en feu. À la force, au secours !         Que je suis misérable ! Si j’avais quelque trou qui me fût favorable, Ce serait bien mon fait, mais restons dans ce coin, Et servons-nous ici de l’adresse au besoin. Don Felix, au plus vite, emportez votre proie. Ah ! Que dans ce moment mon coeur ressent de joie ! Ménagez bien le temps de ces transports si doux, Et nous trouvons tous trois demain au rendez-vous. Je vous ai dit le lieu.         J’aurai soin de m’y rendre. Marchons si doucement qu’on ne nous puisse entendre. Je n’entends plus de bruit.     Qui va là ?         Je suis mort. Pauvre Carrille, où diable ai-je heurté si fort ? N’importe, quoiqu’ici ma crainte soit extrême, Tâchons.     Qui va là donc ?         Et qui va là toi-même ? Je crois que c’est Carrille.         Eh ! oui vraiment c’est moi Qui tâchais de m’enfuir.         Toi, t’enfuir, et pourquoi ? Quelque jour à loisir vous en saurez la cause, Serviteur.         Sans façon, déclare-moi la chose, Qui t’oblige à t’enfuir ?         Ne vous fâchez de rien. Non.         Je vois qu’avec vous je traîne mon lien, Et si j’y reste encor, je pourrai bien, je pense, Épouser avec vous une même potence. Coquin.         Ma foi, Monsieur, je crains trop les sergents, Si vous tombez un jour dans les mains de ces gens, N’êtes-vous pas perdu sans aucune ressource ? Encor dans certain temps on fait jouer la bourse, La plupart sont d’humeur à ne refuser rien, Et peu sans ces accords posséderaient du bien ; Mais jusqu’au moindre cas, chez vous tout est pendable, Et j’en pourrais pâtir autant que le coupable, Quand je serai grippé, jugez ce qui s’ensuit. La peste ! quelque sot ! bonsoir et bonne nuit. Arrête.         Mais à quoi vous suis-je nécessaire ? Suffit que je le veuille, tu dois me satisfaire. Mais croyez-vous, Monsieur, qu’on ne vous cherche pas Et que vous n’ayez point d’ennemis sur les bras ? De quelque grand péril qu’on menace ma tête, Tu me verras plus ferme au fort de la tempête, Affronter le danger sans craindre le trépas. La foudre peut tomber et ne m’écraser pas. Ce bras sait l’art de vaincre, et du moins si ma vie Est par mes ennemis ardemment poursuivie, Et qu’il faille céder aux caprices du sort, Carrille, j’ai du coeur pour me donner la mort. Mais pour te faire voir que ni peur ni menace Ne peuvent ébranler une si ferme audace, Je verrais maintenant et la terre et les Cieux Animer contre moi cent monstres furieux, Que d’un coeur intrépide et d’un bras indomptable, J’opposerais ma force à leur rage effroyable. Cependant au départ il nous faut préparer, Car dans peu de ces lieux je me veux retirer, Et si je ne te vois pas résolu de me suivre, Sois sûr qu’au même instant tu cesseras de vivre. Viendras-tu ?     Malgré moi.     Réponds donc.         Oui, vraiment. Ah ! qu’avec un tel maître on souffre de tourments. Dans l’état où je suis, Monsieur, je ferai rage. Tu peux bien te défendre avec cet équipage : Mais du coeur, en as-tu ?         Comme un diable, morbleu ! Ah, ventre ! Ah, tête ! Ah, mort !         Te voilà tout en feu. Réserve ces transports pour défendre ton maître, C’est dans l’occasion que l’on se fait connaître. Que ne vois-je quelqu’un qui voulût ? Euh...         Qu’as-tu, Carrille ? Rien, Monsieur. Ah, qu’il serait battu ! Plaît-il... Que fais-tu donc ?         Je ne sais quoi me gêne ; Ne nous suivrait-on point ?         Pourquoi t’en mettre en peine ? La chose est fort plausible.         Ah ! Monsieur, s’il vous plaît... Tu trembles.         Point du tout, mon courage est tout prêt. Regarder toujours là ! Quelle est cette manière ? C’est pour voir si quelqu’un ne vient point par derrière Nous allonger un coup qui nous ôte d’état De pouvoir comme il faut nous ôter du combat : Dans ces occasions la surprise est à craindre. Encore se battant bien l’on ne doit pas se plaindre, Si malgré notre effort un autre est le vainqueur, Car ce peut être alors un effet du malheur, Mais sans se défier, mon maître, on se hasarde. J’entends du bruit.     Tu fuis.         C’est pour me mettre en garde, Et prendre un terrain propre à pouvoir résister. Poltron, ne vois-tu pas...         Qu’on va nous en conter. Carrille, évitons-la.         Quoi ! Vous me quittez, traître ? Vous me fuyez ?         À l’autre ! Apprêtez-vous, mon maître. Quoi, lâche ! à toutes deux avoir ravi l’honneur ? Hé ! vous en avez tant, Monsieur, rendez-le-leur. Voyez, il nous contait les plus belles paroles. Je vous avais bien dit son humeur, pauvres folles ; Mais je n’étais qu’un traître, un méchant, un menteur. Il vous en cuit pourtant.         Réponds-nous donc, trompeur. Sans m’arrêter ici, quels desseins sont les vôtres ? Tu devais m’épouser !         Il l’a bien dit à d’autres. Tu m’as promis aussi ?         Mais je ne le puis plus, Et vos emportements sont ici superflus. Je ne puis être à vous sans lui faire une injure ; Voyez de plus l’horreur d’une telle aventure, Et que le Ciel aigri de l’amour des deux soeurs, Exercera sur moi les dernières rigueurs. La bonne âme !         Il faut donc, dans un profond silence, Étouffer entre nous cet amour qui l’offense, Et par un repentir éteindre dans nos coeurs, L’infâme souvenir de ces noires ardeurs. Mais puisque de ces maux je suis la seule cause, Il est juste pour vous de faire quelque chose ; J’ai du regret de voir que ma brutalité Vous ait fait consentir à cette lâcheté, Et je veux vous donner pour tant de bienveillance Une somme d’argent.         L’homme de conscience ! Vous pourrez rencontrer quelque parti meilleur, Et l’argent en tout temps apporte de l’honneur. Qu’en dites-vous, ma soeur ?         Qu’en dites-vous vous-même ? Je l’aimais.         Et pour lui ma flamme était extrême, Mais puisque toutes deux nous n’avons plus d’espoir, Acceptons son argent.         Si vous pouvez l’avoir. Eh bien ! agréez-vous ce que je viens de dire ? J’en suis d’accord.     Et vous ?         Il y faut bien souscrire. Je donne à toutes deux trois cents ducats.         Croyez Que ces trois cents ducats vous seront bien payés, Car il reçoit bientôt une lettre de change, En bel et bon argent visible comme un ange. Mais parlez-vous, Monsieur, avec sincérité ? Pouvons-nous nous fier ?         C’est une vérité, Je veux vous les donner.         La semaine prochaine. Dès demain au plus tard, n’en soyez point en peine. N’y manquez pas au moins.         Il n’a garde, vraiment. Mais quoi ! Tu prétends donc jaser incessamment, Et sans examiner que ton caquet m’offense, Tu ne peux un moment te résoudre au silence ? Mais est-ce sans raison ?         Mais sais-tu ce qu’on fait, Quand on a le dessein de punir un valet, Qui ne se peut tenir, quelque chose qu’on dise, Qu’il n’y mette son nez et qu’il n’en moralise ? Un maître au même instant, avec un bon bâton, Lui doit fermer la bouche et s’en faire raison : Voilà le sort qu’un jour ta langue te prépare. Il faut qu’ouvertement enfin je me déclare. Qui se tairait, Monsieur, en voyant ces beaux tours, Que sans crainte du Ciel vous faites tous les jours ? Je fais ce que je veux, dois-je t’en rendre compte ? Si je commets un crime, en portes-tu la honte ? Ne m’en parle donc plus, ou tes rares avis De cent coups de bâton pourraient être punis. Nous venons vous chercher, notre perte est jurée, Don Gaspard en a su la nouvelle assurée. J’en ai reçu l’avis, et, vous sachant ici, J’ai voulu vous montrer la lettre que voici. Étant votre parent, je vous offre un asile. Ce soin m’oblige fort, mais il est inutile : Mes plus grands ennemis ne m’ont jamais fait peur, Et vous voyez un front exempt de la terreur. Pour vous, si vous m’aimez d’une amitié fidèle, J’attends dans ce péril l’effet de votre zèle ; Ayons même fortune, et s’il nous faut périr, Ne nous démentons point jusqu’au dernier soupir. Hé quoi donc ! Don Juan sera toujours le même ? Toujours on le verra dans cette erreur extrême ? La terre ni le Ciel ne l’intimident pas, Et loin de fuir sa perte il y court à grands pas ! Songez qu’il est un temps où le crime prospère, Mais qu’il en est un autre ou le Ciel en colère, Irrité des refus qu’on fait à ses bontés, Se venge tôt ou tard de tant d’iniquité. Hé ! quoi donc, Don Juan, se piquant de sagesse, À la correction s’attachera sans cesse, Et gênant les esprits par une vaine peur, Il voudra conformer chacun à son humeur ? Songez que la Nature est tout ce qui nous mène, Que malgré la raison son pouvoir nous entraîne, Que le crime n’est pas si grand qu’on nous le fait, Que tous ces châtiments dont vous prêchez l’effet Ne sont bons à prôner qu’à des âmes timides, Que l’on ne doit souffrir rien que ses sens pour guides, Qu’il les faut assouvir jusqu’aux moindres désirs, Et n’avoir point d’égard qu’à ses propres plaisirs. Je sais qu’il est des temps où l’âge nous convie De prendre avec honneur les plaisirs de la vie, Mais passer à l’excès de la brutalité Et n’avoir que les sens pour toute déité, Est-il rien ici bas qui soit plus condamnable ? Ah ! craignez que du Ciel le courroux redoutable... Vous riez... doutez-vous du pouvoir de nos dieux ? Hé ! pour voir ce qu’ils sont, il ne faut que des yeux. L’adroite politique en masqua le caprice, La faiblesse de l’homme appuya l’artifice, Et sa timidité, s’en faisant un devoir, Sans aucune raison forgea ce grand pouvoir. Si vous considérez l’ordre de la Nature, Vous verriez leur pouvoir dans chaque créature. Cet accord merveilleux dans les quatre éléments Doit confondre l’erreur de vos comportements ; La contrariété, qui fait leur concordance, Fait assez admirer leur suprême puissance, Et ce grand entretien dans les quatre saisons, Pour prouver leurs auteurs sont de bonnes raisons ; Ce composé de tout formé sur leur image, Ce petit monde entier, ce surprenant ouvrage. L’homme en ses fonctions ne porte-t-il pas de quoi Désabuser l’esprit de qui manque de foi ? Mais je connais qu’en vain je m’attache à vous dire Qu’il n’est rien ici bas qui par eux ne respire ; Il vaut mieux vous laisser dans votre aveuglement. Don Juan, vous deviez en agir autrement, Et devant lui du moins il fallait un peu feindre. On doit tout ménager quand on a tout à craindre, Sa maison est pour nous un lieu de sûreté, Nous y pouvions rester en toute liberté ; Mais qui sait à présent, vous ayant vu le même, S’il voudrait nous l’offrir dans un péril extrême ? On peut facilement faire l’homme de bien, Dire que l’on croit tout encor qu’il n’en soit rien, Et voilant ses discours d’une belle apparence, Se réserver en soi ce que le coeur en pense ; C’était là de quel air il lui fallait parler, Et ce peu de contrainte eût pu le rappeler. Don Lope, je ne puis approuver ces maximes, Je nomme des plaisirs ce que vous nommez crimes, Tous ces déguisements ont trop de lâcheté, Je dis tout et fais tout avec impunité, Et si je ne savais quel est votre courage, Je douterais de vous, entendant ce langage. Mais comment avez-vous rencontré Don Gaspard ? Vers notre rendez-vous il était à l’écart. Vous savez qu’il se plaît fort à la solitude Et que dans ces endroits il s’attache à l’étude. Surpris de nous trouver l’un et l’autre en ces lieux, Il nous a fait paraître un désir curieux De savoir quel dessein nous y pouvait conduire, Et nous n’avons pas fait scrupule de lui dire ; Mais comme en cet endroit vous ne vous rendiez pas, Son avis nous a fait retourner sur nos pas. Je m’y serais rendu, mais Paquette et Thomasse... Monsieur, je viens de voir certaine ombre qui passe. Poltron ! te tairas-tu ?         Monsieur, les voilà deux, Trois, quatre, cinq, hélas !         Sans doute ce sont eux. Comme on me l’a dépeint, c’est Don Juan.         Mon maître, Et vite, sauvons-nous, nous voilà pris !         Ah , traître ! Donnons, et que chacun fasse ici son devoir. Compagnons, mort ou vif, il nous les faut avoir. Je saurais réprimer une telle insolence. Courage, mes amis.         Vous faites résistance ! Il faut lâcher le pied, traîtres !         Retirons-nous. Ils n’ont pu résister à l’effort de nos coups. Il le faut avouer, tout nous est favorable Rien de nous arrêter ne peut être capable ; Cependant, il nous faut abandonner ces lieux, Allons dans mon château pour nous divertir mieux. J’en suis d’accord, allons sans tarder davantage. Nous nous retrouverons dans ce prochain village, Je veux chercher Carrille, allez, je suis vos pas. Mais sans tarder au moins.     Je ne m’arrête pas. Hé, Carrille !     Monsieur.         Ô l’homme de courage ! Viendras-tu ?     Me voilà.         Tu devais faire rage ! Cependant, dans le temps qu’il en était saison, Tu me quittes, Carrille, et fuis en vrai poltron ! As-tu pour te défendre une raison valable ? Sans la peur de la mort, j’étais pire qu’un diable ; Mais sur ce pas, Monsieur, faisant réflexion : J’ai cru qu’il valait mieux être un peu plus poltron. Peste ! c’est pour longtemps qu’on fait cette folie. Lâche, dans les combats perd-on toujours la vie ? Ah, Monsieur ! tôt ou tard on ne peut l’éviter, Et c’est être bien fou de le vouloir tenter. Mais sans coeur j’étais pris, il eût fallu me rendre. Il faut s’enfuir, Monsieur, au lieu de se défendre, C’est l’unique secret d’éviter le malheur. Dans ces occasions il y va de l’honneur. Mais où donc étais-tu ?         Moi ? j’étais là derrière, Où j’adressais au Ciel pour vous une prière. Ou pour toi. Cependant il faut partir d’ici. C’est fort bien fait à vous, je le souhaite aussi, L’appétit dans mon ventre exerce la furie, Et je n’ai jamais eu tant de faim de ma vie. Allons, Carrille, allons, mais quel est ce tombeau ? Carrille, le dessin m’en parait assez beau. C’est votre Commandeur, c’est lui-même, mon maître. Don Pierre par la main d’un traître, Entendez-vous, Monsieur, on vous loue assez bien. Quoi donc...         Lisez plutôt, ma foi je n’y mets rien. Don Pierre, par la main d’un traître, Dans Séville a reçu la mort. Son mérite partout s’est assez fait connaître, Et l’Univers pleure son sort. Passant qui vois ce que pour sa mémoire On a fait graver en ces lieux, Apprends quel est l’auteur d’une action si noire : Don Juan a commis ce forfait odieux ; Mais le Ciel, confus de ses crimes, A résolu de le punir, Et veut que les enfers, dans leurs plus noirs abîmes, En effacent le souvenir. Qu’en dites-vous, Monsieur ?         Plaisante prophétie ! Je brûle du désir de la voir réussie, Et voudrais qu’il voulût lui-même l’annoncer. Quelle nécessité de s’en embarrasser ? Allons.         Non, de ma part va lui faire un message, Puisque j’ai résolu qu’un compliment engage Ce digne Commandeur à souper avec moi. Bon, prier une pierre à souper avec soi ! Rêvez-vous ?         Non, je veux contenter mon envie. Va donc.         D’où vous provient ce beau trait de folie ! Eh morbleu ! cette pierre a-t-elle le pouvoir De parler, ni d’ouïr, d’aller, ni de mouvoir ? Où diantre prenez-vous un si plaisant caprice ? Mais, quand j’ai commandé, je veux qu’on m’obéisse, Ou les coups de bâton...         Peste, je vous entends, Mais, ma foi, vous raillez ou bien je perds le sens : Une pierre ! songez si la chose est plausible. Je veux croire avec toi qu’elle n’est pas possible, Mais va.     C’est être fou.         Quoi donc, tu n’iras pas ? Te moques-tu de moi ?         Non, j’y cours à grands pas. J’en rirai comme il faut. Madame la statue, Pour qui je crois ici ma harangue perdue, Mon maître Don Juan m’oblige à vous parler, Et d’un souper exquis prétend vous régaler : Pour moi son Intendant, et valet ordinaire J’aurai soin, qu’on vous fasse une excellente chère, Qu’on tienne le vin frais et qu’il soit du meilleur, Et boirai quatre coups avec vous de bon coeur ; Au moins n’y manquez pas, car vous savez que l’homme N’est pas plutôt choqué, qu’aussitôt il assomme : Venez donc de bonne heure à notre rendez-vous, Ce n’est pas loin d’ici, car ce sera chez nous, Ah, Monsieur, la statue...         Eh bien donc, la statue ? La statue, Monsieur, la statue me tue, Avec un grand...     Quoi ! Parle ?         Je ne puis pas. Je croyais qu’elle avait jeté la tête à bas ; Avec un mouvement dont le coeur me frissonne, Elle m’a répondu d’y venir en personne. C’est à vous qui priez de la bien recevoir, Car je m’exempterai, si je puis, de la voir. Va, Carrille, ton coeur n’est ni ferme ni stable, Pour croire ton rapport fidèle et véritable, Et je n’impute rien de ce plaisant récit Qu’à la sotte faiblesse où tombe ton esprit. Qui peut imaginer qu’une vaine statue Puisse mouvoir la tête ou dessiller la vue ? Pour moi, je ne vois point de raisons pour prouver, Ni par qui, ni comment cela peut arriver ; Je n’y trouve pas même une ombre d’apparence, Et chez toi c’était peur ou bien extravagance. Peut-être la statue a le démon au corps, Ou l’on l’a fait agir par d’inconnus ressorts, Mais voyez-la, Monsieur, et vous pourrez connaître Si je rêvais alors, ou si cela peut être. Peste ! j’ai des bons yeux et quoique j’aie peur, Je ne me trompe point.         Ombre du Commandeur, Viens souper avec moi, pour passer mon envie. Je t’attends, entends-tu ? C’est moi qui t’en convie. Eh bien, l’avez-vous vu ?     C’est une vérité. Ou plutôt n’est-ce pas une témérité ? À quoi bon s’exposer aux fureurs de cette ombre ? Vous courez au galop dans le royaume sombre. Sans perdre ici de temps vient mettre le couvert. Ah, mon maître, ma foi vous voilà pris sans vert ! Eh bien ! que dites-vous d’une telle aventure ? Pour moi, je n’en crois rien.         C’est la vérité pure. Tantôt, sur le rapport que Carrille en a fait, J’ai douté comme vous, mais j’en ai vu l’effet. Une masse de pierre ! Une vaine statue, Pouvoir baisser la tête et dessiller la vue ! Un corps que rien n’anime avoir du mouvement ! Cela choque le sens, à parler franchement, Mais qu’en dites-vous Don Felix ?         La chose est incroyable, C’est quelque vision.         Mais en suis-je capable ? C’est aux faibles esprits à s’en laisser frapper, La crainte, en cet état, les peut faire tromper, Mais moi que rien n’étonne, on ne peut pas me dire Que la peur sur mes sens avait pris de l’emprise, J’étais toujours le même, et sans étonnement J’ai reçu sa réponse et vu son mouvement. J’en douterai toujours.         C’est une bagatelle. Il n’en faut point douter, Messieurs, la chose est telle. Que nous importe-t-il qu’elle le soit ou non ? Le souper est-il prêt ?     Oui.         Le vin est-il bon ? Oui, Monsieur, et la sève en est incomparable, Les ragoûts sont friands, le gibier admirable, Séville ne peut pas fournir de meilleurs mets, Et j’espère vous voir tous trois fort satisfaits. Mais à propos, Monsieur, en parlant de Séville, Croyez-vous que ce lieu nous soit un sûr asile, Que si près de la ville on ne nous prenne point ? La peste ! il ne faut pas s’endormir sur ce point, Vous savez que tantôt sans l’effort de courage... Va, va, ce bras partout a le même avantage. Tant mieux : mais ce bonheur durera-t-il toujours ? La fortune, Monsieur, a d’étranges retours. Qui s’en flatte le plus, souvent n’en est pas maître ; L’on peut se voir vaincu, tout vaillant qu’on puisse être, Et fussiez-vous cent fois plus brave que César, Il faut céder au nombre aussi bien qu’au hasard. Outre que les archers savent si bien surprendre, Qu’ils donnent rarement le temps de se défendre, Par mille tours rusés, on tombe dans leurs mains. La défiance ici peut rompre leurs desseins, Tout nous étant suspect, nous n’avons rien à plaindre. Vous savez qu’en ce cas, je suis le plus à craindre, Et si par un malheur...         Ne crains rien, fais servir. J’y cours. Ah, que je vais recevoir de plaisir ! Eh bien ! que dites-vous du cours de notre vie ! On ne peut jamais mieux contenter son envie. Rien ne peut égaler notre félicité, Et le plaisir enfin suit notre volonté ; Je n’ai point de regret d’avoir quitté Séville. Je goûte des plaisirs plus charmants qu’à la ville, Et ces soins, ces détours que demande l’amour, S’ils servent en ces lieux, ce n’est que pour un jour. Quelle douceur pour moi de voir une bergère Se rendre au même instant que je tâche à lui plaire, Et, joignant le respect à la simplicité, Me laisser un champ libre à ma témérité. Mais l’amour veut pourtant un peu de résistance. Mais l’amour est tout pur parmi cette innocence. La fierté, Don Juan, augmente le désir, Et qui la peut dompter en a plus de plaisir ; Il est charmant de vaincre une beauté sévère. Mais cette résistance est souvent un mystère : Sous le masque trompeur d’une adroite fierté, On cache les défauts de la fragilité, L’amour à ces froideurs augmente son estime, Et plus l’amour est grand, moins il connaît le crime. Vous connaissez Philis, elle est de cette humeur, Elle affecte toujours une grande pudeur, Au moindre mot d’amour cette prude tempête, Mais sitôt qu’avec elle on vient au tête-à-tête, Ce farouche dehors est bientôt adouci. Mais faveur pour faveur je l’aime mieux ainsi. Moi, Don Lope, mon goût n’est pas conforme au vôtre ; Quel charme trouvez-vous aux conquêtes d’un autre ? Les restes, en amour, ont toujours peu d’appâts, Et l’on doit les laisser à de moins délicats. Je veux que vous trouviez ici quelque avantage Et que l’honneur soit joint aux attraits du visage : Mais quel plaisir a-t-on d’aimer une beauté Dont l’éclat est terni par la stupidité ? Peut-on trouver du goût à chérir une idole Sans aucun enjouement, sans esprit, sans parole, Et qui, répondant même à vos empressements, Ne saurait exprimer quels sont ses sentiments ? L’amour n’a rien de doux dans l’ardeur qu’il inspire, Si la bouche, Don Juan, ne prend soin de le dire. C’est peu que des soupirs, s’ils ne sont animés, Mais quand d’un feu pareil deux coeurs sont enflammés Et que l’esprit seconde une tendance extrême, Il n’est rien à l’égal de ce bonheur suprême. Oui, je sais que l’esprit a de puissants appâts Et qu’en un lieu champêtre on n’en rencontre pas ; Mais aussi la plupart de nos spirituelles, Don Lope, ont le malheur de n’être pas fort belles, Et quand on leur verrait l’esprit et la beauté, Estimez-vous beaucoup leur sotte vanité, Ces affectations d’un savoir admirable, Dont par de longs discours sans cesse on nous accable, Tous ces raffinements en matière d’amour ? Témoin Daphné qui veut, quand on lui fait la cour, Que l’amant qui la sert, s’il lui rend un service, Ait toujours pour ses feux un exemple propice, Et prouve par romans que pour même action, Un amant autrefois eût satisfaction. Mais qu’en dit Don Felix ?         Je suis pour l’un et l’autre, Et tiens son sentiment aussi bon que le vôtre. En matière d’amour point de réflexion, Donnons-nous tous entiers à notre passion, Et soit qu’une beauté soit facile ou sévère, Spirituelle ou non, il faut se satisfaire ; C’est ce que nous devons tous les trois observer. Voilà le souper prêt.         Qu’on nous donne à laver. Ah, que de tous ces mets, l’odeur est agréable ! Si je pouvais...         Ma foi, ce souper est passable. Ce ragoût est friand.         Et ce dindon aussi. Quoi ! je demeurerai les bras croisés ici ? Non, non, songeons à nous ! Quelque sot qui s’oublie ! Ah, l’excellent morceau ! Goûtez-en, je vous prie. Il n’est rien de meilleur.         C’est un manger de roi, Et l’on ne peut pas mieux être traité chez soi. Du vin, Carrille.     Çà !         Quoi, n’as-tu point de honte ? Tu t’étrangles !         Chacun doit faire ici son compte, Si je n’y prenais garde, il ne resterait rien, Mais j’en prends par avance et crois faire fort bien. Mets-toi là.     Volontiers.         Mais voyez comme il mange ! Quand on a de la faim, est-ce une chose étrange ? Tu crèveras.         Point, point, je sais ce qu’il me faut. Te défendras-tu mieux que tu n’as fait tantôt ? Oui, oui, Monsieur, oui, oui.         Tu promets tout à table, Mais dans l’occasion...         Ma foi, c’est là le diable. Mais quoi, tu ne bois point ?         Chaque chose en son temps. À boire ! Il faut toujours faire les fondements. À boire !     Bon, Carrille !         Il faut bien vous en croire. À boire !     Bon courage.         À boire, à boire, à boire ! Fort bien.     À boire, à boire !         Hé, tu n’es pas lassé ! Moi, Monsieur, point du tout, je n’ai pas commencé. À boire !         Quel buveur ! Il crèvera sans doute. À boire !     C’est assez.         Seulement une goutte. Tu n’es pas satisfait. Mais on frappe, va voir. Qu’il attende.         Coquin, feras-tu ton devoir ? Hé ! Que diable, j’y vais. Qui frappe de la sorte ? La peste ! ce frappeur n’y va pas de main morte. Ah, Monsieur, là, là, là...     Qu’as-tu donc ?         Là, là, là. Que veux-tu dire ? Parle.     Eh !         Qu’est ce que cela ? T’expliqueras-tu donc ?     Hé !         Quelle extravagance ! Mais voyons ce que c’est. Ah, ah, c’est l’Ombre ! Avance. L’Ombre !     Oui, l’Ombre !         L’Ombre ! allons la recevoir. Que ne suis-je bien loin ?         La chose est rare à voir. Ombre, tu viens à temps, pour faire bonne chère, Et si tu veux manger, tu peux te satisfaire. Goûte de ce morceau. Quoi ! Tu ne manges pas ? Je ne viens point ici pour faire un repas, Ces soutiens infinis de la terre et de l’onde, Dont le pouvoir tira d’un rien l’être du monde, Ces moteurs éternels du corps de l’univers, L’amour de tous les bons et l’effroi des prières, Les Dieux, justes censeurs de chaque créature, M’ont permis d’animer cette froide figure, Et je viens par leur ordre apprendre ici de toi Si tu veux persister dans ton manque de foi. Tes crimes sont si grands qu’on frémit à les dire, Le Ciel veut un remords : parle, y veux-tu souscrire ? Que viens-tu nous conter ?         L’agréable entretien ! Et vous, ses chers amis, qui n’appréhendez rien, Vous dont il a suivi les damnables maximes, Craignez les châtiments qui sont dûs à vos crimes, Et par un repentir réparant vos forfaits, Méritez un bonheur qui ne finit jamais. Voyez qu’être ici-bas, ce n’est rien qu’un passage, Où selon qu’on y vit l’homme a de l’avantage... Tu ne viens donc ici qu’à dessein de prêcher ? Va, va, tu perds ton temps à vouloir nous toucher, Laisse là tes avis, et parlons d’autre chose. Songez, songez au choix qu’ici je vous propose, Changez tous trois de vie, et redoutez les dieux. Quoi ! rabattre toujours ces discours ennuyeux ! Pourquoi tant censurer notre façon de vivre ? La Nature a marqué le chemin qu’on doit suivre, Elle seule a formé les plaisirs de nos sens, Et c’est sa faute enfin s’ils ne sont innocents. Quoi ! Je me priverais des douceurs de la vie ! Non, n’espère jamais que j’aie cette envie ; La jeunesse est un fruit qui ne se garde pas, Et l’on doit sans remords jouir de ses appâts, Se servir du présent, et sans tant nous contraindre Pour l’avenir...         Et c’est ce que vous devez craindre. Qui doit nous faire peur ? Le Ciel et son courroux ? De ce rare pouvoir, il est bien peu jaloux, Et si nos actions lui paraissent des crimes, Pourquoi de sa fureur n’être pas les victimes ? Pourquoi ne pas troubler le cours de nos projets ? Il tarde trop longtemps à punir nos forfaits, Non, non, ces châtiments sont de vaines chimères, Dont l’homme résolu ne s’épouvante guère, Et ce qu’il souffre en nous fait connaître en tous lieux La faiblesse de l’homme et l’abus de tes dieux. Impie ! Ah, Don Juan ! songe à te reconnaître. Non, non, il n’en sera que ce qu’il doit en être. Il faut te dire aussi quel est mon sentiment : Jamais tu ne verras en moi de changement, Et je suis si content de ma façon de vivre Que, sans aucun remords, je prétends la poursuivre. Tu sais déjà le mien, rien ne me changera, Et soit perte ou bonheur, arrive qui pourra. Tremblez au nom des dieux, et craignez leur puissance ; Ils m’ont remis le soin de leur juste vengeance, Et le sort de tous trois se trouve en mon pouvoir. Va, va, nous le croirons, si tu nous le fais voir. Malheureux, songe à toi. Je puis dans cette place... Ah ! C’est trop endurer, qu’une Ombre nous menace. Oui, voyons s’il lui reste encore quelque vigueur, Et délivrons nos yeux de ce fâcheux censeur. Ah ! Périssez, méchants, et lui servez d’exemples. Voilà de ton destin une preuve assez ample. Je suis mort.     Qu’en dis-tu ?         C’est un coup du hasard. Pour ton propre intérêt, tu dois y prendre part. Va, si je dois songer à la fin de leur vie, Ce n’est que pour leur sort, qui doit me faire envie. Mourir dans les plaisirs est un destin si doux Qu’à ne rien te celer, Ombre, j’en suis jaloux. Connais plutôt nos dieux, ce qu’ils ont fait paraître... Bon. Carrille !     Monsieur.         Donne à boire à ton maître. Dispensez-moi, Monsieur, d’approcher de l’Esprit. Que crains-tu donc ?         À moins, on serait interdit ; Ce que je viens de voir...     Chansons.         À votre dire, Trouvez bon que d’ici, Monsieur, je me retire. Demeure, je le veux, ou les coups de bâton... N’importe, adroitement, sortons de la maison. Où vas-tu ?     Je ne bouge.     Hé ! Ris.         Quelle aventure ! Qui peut rire à deux doigts près de sa sépulture ! Mange.         Je ne saurais, j’ai perdu l’appétit. Bois donc.         Ah, mon gosier, Monsieur, est trop petit. Chante.         Vous moquez-vous ? Hélas ! La chanterelle Est prête à se casser.     Danse.         Point de nouvelle, Nous allons trop danser le branle de la mort. Oui, Don Juan, dans peu tu finiras ton sort. Et ne serait-il point aussi pour moi prophète ? Tu me suivras partout.         Bon ma fortune est faite Sans aller en Hollande.         Enfin que résous-tu, Don Juan ? De mourir ainsi que j’ai vécu. Un exemple pareil devrait être capable... Non, dans mes sentiments je suis inébranlable, Et je verrais ici tout prêt pour mon trépas, Que, malgré tes avis, je ne changerais pas. C’est assez. Cependant leur justice offensée Te donne encore le temps de changer de pensée, Et pour savoir de moi quel sera ton destin, Je t’invite à manger.         Où sera ce festin ? Sur mon tombeau.         Va, va, je m’y rendrai sans faute. Pour moi, je ne veux point manger chez un tel hôte ; Que promettez-vous là ?         Vous tairez-vous, maraud ! Amène ce valet.         Voilà ce qu’il me faut ! Non, s’il vous plaît, je jeûne et je n’ai point d’envie D’aller avec un fou risquer ainsi ma vie. Carrille, que dis-tu d’un tel événement ? Que vous extravaguez à parler franchement, Car n’est-ce pas folie à nulle autre seconde De chercher des moyens d’aller en l’autre monde ? Quelle nécessité de promettre aujourd’hui De revoir cet esprit et manger avec lui ? Par un exemple affreux instruit de sa puissance, Jusque sur son tombeau défier sa vengeance, C’est bien chercher sa perte avec empressement. Ma parole...         Eh, morbleu, manquez-en hardiment, Sur cet article-là ne soyez point sévère. Puisque je l’ai donnée, il y faut satisfaire. Songez-y mûrement ; c’est beaucoup hasarder. Ce que vous avez vu doit vous intimider, La mort de vos amis est d’un mauvais présage, Ils vivaient comme vous dans le libertinage, Craignez un même sort.         Ne t’inquiète pas, Suffit que je veux voir quel sera ce repas. On enlève ma fille ; ah ! Courons après elle. Hé ! que pensez-vous faire ? Allons, marchez la belle. Donnons, Rollin, donnons.         Oui da, je le veux bien. Comment, vous oseriez...         Non, nous n’en ferons rien. Dans cette occasion, tu manques de courage ; Laisser prendre ta femme et n’oser...         J’en enrage. Je voudrais la sauver, mais je crains pour mon dos. Mourons pour empêcher...         Ne soyons pas si sots, Vous savez ce qu’en dit son valet.         Ah ! ma fille, Quel affront aujourd’hui recevra ta famille ! Quel gendre ai-je choisi ! Mais dussé-je y périr, C’est un point résolu, je veux te secourir. Arrêtez ! j’aperçois le valet de ce traître. Abordons-le et sachons où peut être son maître, Et prenant des archers que j’ai vus dans ce lieu, Nous saisirons l’infâme et nous verrons beau jeu. Chercherai-je longtemps sans rencontrer mon maître ? Qu’a-t-il pu devenir ? Où diable peut-il être ? Si nous ne nous sauvons, ma foi nous sommes pris, Et l’on nous donnera notre dernier logis. La prison nous est hoc, les archers sont en quête, Et, suivant l’apparence, on fait pour nous la fête. Traître, nous te tenons.         Que voulez-vous de moi, Messieurs ?     Ah, scélérat !     Qu’est-ce donc ?     Coquin !         Quoi ? Dis-nous, mais promptement, qu’est devenu ton maître ? Que sais-je, moi !         Tu sais en quels lieux il peut être. Sus, mon beau-père ! Il faut le mettre en prison, Et quand il y sera, nous en aurons raison. En prison !     En prison.         Hélas ! Qu’a fait Carrille, Messieurs ?         Ton maître vient de m’enlever ma fille. Et ma femme de plus.         Est-ce ma faute à moi ? Tout crime est personnel, et chacun est pour soi. Si mon maître a failli, faut-il que j’en pâtisse ? Point de raisonnements, menons-le à Justice, Nous apprendrons du moins ce qu’il est devenu, Et complice du mal...     Quoi !         Tu seras pendu. Pendu ! Messieurs, hélas ! La chose est trop cruelle. Encore si j’avais eu des faveurs de la belle, Je me consolerais dans mon fort malheureux ; Mais sans avoir rien pris, faire un saut périlleux, Ah !     Allons.     Hé, Messieurs !         Quoi ! Tu fais résistance ? Ah, Monsieur, au secours !         Quelle est cette insolence ? Attaquer mon valet.         Beau-père, sauvons-nous. Ah, ah coquins ! Ma foi, j’étais perdu sans vous, L’on allait me coffrer.         Et pourquoi donc, Carrille ? L’on me faisait garant de l’honneur d’une fille Que vous avez dit-on...là...vous m’entendez bien ? Sottise.         Bon pour vous, qui n’appréhendez rien, Mais si j’eusse été pris, certaine cabriole, M’aurait pour mon malheur fait perdre la parole, Cependant savez-vous qu’il faut partir d’ici, Que les Archers y sont.         J’en ai peu de souci. Vous devez y songer et... mais, quelqu’un s’avance. Ah, donne-moi la mort après ta violence, Perfide !         Que veux-tu ? Je ne te connais pas. Est-ce celle, Monsieur, dont l’honneur est à bas ? Pour qui l’on me voulait gîter ?     Oui.         Comment, traître ! Après un tel affront, tu m’oses méconnaître ? Quel affront ? Qu’ai-je fait ?         Ah ! Peux-tu l’ignorer, Et sans honte à tes yeux puis-je le déclarer ? Ne te souvient-il plus ? Hélas !         Tu me fais rire. Il n’a point de mémoire et vous devez lui dire, Qu’est-ce qu’il vous a fait ?         Il m’a ravi l’honneur. L’honneur !     Oui.         C’est là ce grand malheur ! Là, là, consolez-vous.         Quoi ! Que je me console. Que prétendez-vous donc ?         Va, va, c’est une folle. Pousse plus loin ton crime et ne m’épargne pas, Et pour finir mes maux donne-moi le trépas. Pour si peu de sujet vouloir cesser de vivre ! Ce dessein, croyez-moi, n’est point du tout à suivre, Quoiqu’avec violence, il vous ait pris l’honneur, La force ne fait point de tache à la pudeur, Et votre honnêteté n’en sera point perdue. Si de votre bon gré vous vous étiez rendue, Et qu’un consentement...         Allons, Carrille, allons, Et ne t’amuse point à ces réflexions. Croyez ce que je dis.         Ah ! Déplorable fille, Comment te présenter encore à ta famille ? L’affront que tu lui fais se peut-il réparer ? Mais après ce malheur que puis-je que pleurer ? Pleurons donc et noyons dans un torrent de larmes, La source de mes maux, ces détestables charmes, Et par des voeux ardents sollicitons les Dieux, De punir les forfaits de ce monstre odieux. Votre façon de vivre à tous moments m’étonne. Pourquoi s’en étonner ? Elle est douce, elle est bonne, Et qui veut comme moi se divertir ici, Sans rien examiner doit en user ainsi. La méthode en est belle et digne qu’on l’admire ! Sans doute, et l’on ne peut y trouver à redire. Vous comptez donc pour rien ces détestables tours Dont le sexe est par vous abusé tous les jours ? Aux unes : «Il est vrai, je vous aimai, Madame, Mais mon coeur à présent n’a plus pour vous de flamme» ; Aux autres : «De l’argent peut réparer l’honneur, Et vous pourrez trouver quelque parti meilleur.» Aux unes, sans rien dire, et suivant son caprice, Surprendre leur honneur par un lâche artifice. Aux autres : «Que veux-tu ? Je ne te connais pas, Et n’ai jamais senti d’ardeur pour tes appâts.» Ce sont là les beaux coups de votre Seigneurie ; Comment doit-on nommer tout cela, je vous prie ? Un plaisir sans pareil.         Ou plutôt le moyen, Si vous continuez, de faire un saut sur rien. J’impute ce discours à ton zèle sincère, Et veux bien pour ce coup retenir ma colère : Mais sache que j’ai bien encor d’autres desseins, Où, me suivant, tu peux espérer de grands gains. De grands gains ! À ce prix, j’ai peine à m’en défendre. Par quels moyens encor puis-je...         Tu vas l’apprendre. Je veux voler.         Plaît-il ? C’est là ce grand dessein, Serviteur à la corde, et trêve à tant de gains. Si le désir vous tient, passez-en votre envie, J’aime mieux n’avoir rien le reste de ma vie ; Comment diable, voler ! Quel damnable désir. Oui, dès demain, je veux voler pour mon plaisir, Je m’en fais dans mon âme un charme inconcevable, Et dans la vie, il faut être de tout capable. Ah, quel homme !         Aussi bien dans une extrémité, C’est un remède prompt pour la nécessité. Il ne faut pas grand temps pour vider notre bourse, Mes biens étant saisis, quelle est notre ressource ? Mais allons voir notre Ombre.         Et vous voulez aller Voir l’Ombre ?         On a promis de nous y régaler. Mais à moins que changer votre perte est certaine, L’Ombre vous a prédit...         C’est là ce qui te gêne, Eh bien ! quand d’y mourir je courrais le hasard, C’est faire un peu plus tôt ce qu’on ferait plus tard, Puisque c’est un tribut que la Nature impose. Le trépas en tout temps est toujours même chose, Ce passage se doit regarder sans effroi Et n’offre rien d’affreux à des gens comme moi. Ma foi, Monsieur, pourtant, alors qu’on envisage Qu’il faille mourir, on tremble.         Oui, les gens sans courage : Mais aux coeurs dégagés de la timidité, La mort n’a rien d’étrange en la nécessité. Elle n’en vient pas moins, Carrille, pour la craindre ; Ainsi sur ce départ, pourquoi donc se contraindre ? Ce terme doit s’attendre, et s’il a quelque horreur, C’est l’accroître toujours, qu’entretenir la peur. Mille fameux guerriers, en exposant leur vie, Craignent-ils aux combats de se la voir ravie ? Et si l’on y faisait tant de réflexions, Verrait-on mettre au jour cent belles actions ? Non, sans s’inquiéter, si notre destinée Dans les plus grands périls peut être terminée, Entrés dans la carrière, allons jusques au bout, Et laissant faire au sort, affrontons toujours tout. Pour moi, je ne veux point suivre cette maxime : La vie a des douceurs pour qui j’ai de l’estime, Quoiqu’il faille mourir, le plus tard vaut le mieux. Ô le plus grand poltron qui soit dessous les cieux ! Je ne suis pas, Monsieur, seul de cette nature. Trêve à tant de bravoure, et faisons feu qui dure. Quoi ! tu ne viendrais point voir l’Ombre avecque moi ? Non, s’il vous plaît, Monsieur.         Mais j’ai besoin de toi. À cela près, Monsieur, je suis prêt à tout faire Mais quoi, pour me servir, n’es-tu pas nécessaire ? Les morts vous serviront.         Et tu crois t’esquiver ? Tu me suivras partout, quoi qu’il puisse arriver. Quittez, Monsieur, quittez cette maudite envie, Cette témérité vous coûtera la vie. Non, non, je l’ai promis, et je prétends le voir. Avez-vous de la faim ? Je n’en saurais avoir. Pourquoi non ? Le repas que l’Ombre nous prépare Nous doit être à tous deux quelque chose de rare. Courre qui le voudra pour cette nouveauté, Car je ne vois pas lieu d’en être trop tenté. Serviteur ! Suis-moi donc, ou bientôt ma colère Va... Votre testament, quand voulez-vous le faire ? Et mes gages, Monsieur, quand pourrai-je les avoir ? Le coeur me dit qu’ils sont pour moi perdus ce soir. Où sera mon recours, si vous allez au diable ? Payez-les, sans souffrir que je sois misérable. Tu sais bien où les prendre, et n’ai-je pas du bien ? Ah ! Quand un homme est mort, on dit qu’il n’avait rien. Don Juan !     Quelle voix ?     Don Juan !         Qui m’appelle ? L’Ombre vient vous quérir, allez vite après elle. Don Juan ton heure s’approche, C’est moi qui t’en viens avertir, Laisse toucher d’un repentir, Ton coeur aussi dur qu’une roche. Tremble, ou la Justice des Dieux, Va te foudroyer en ces lieux. Avec votre esprit fort, voyez où vous en êtes. Tout ce que je vous disais n’était que des sornettes ; Vous voyez cependant quelle prédiction... Rien ne m’étonne encore en cette occasion. On tremblerait à moins, et si vous vouliez croire... Je n’en démordrai point, il y va de ma gloire ; En quoi suis-je donc tant nécessaire à ces Dieux ? Ô toi ! Qui que tu sois qui me prêche pour eux, Ne t’imagine pas que je change de vie. De tourments infinis, tu la verras suivie. Autre donneur d’avis.         Ah ! Don Juan, tu te perds, Pour avoir pratiqué tant de noires maximes. Nous souffrons des tourments divers, Même peine est due à tes crimes, Et ta fin doit servir d’exemple à l’Univers. ........................................ Sont-ce nos deux amis qui parlent de la sorte, Je les ai vus périr, Dieux !         Leur puissance est forte, Les nommant tu les crois.         C’est façon de parler, Et pour de tels discours, je ne dois point trembler. Quoi ! malgré ces avis de très méchant augure, Vous allez défier l’Ombre à sa sépulture ? Fuyons plutôt, Monsieur.         Non, non, nous y voici. Ah ! Que pour mon profit ne suis-je loin d’ici ! Don Juan, songe à toi, tu vas cesser de vivre, Si tu ne veux tenir le chemin qu’on doit suivre. Est-ce là le repas que tu veux me donner, Et par ces vaines peurs prétends-tu m’étonner ? Ne t’avais-je pas dit quelle était ma pensée ? Quoi ! de ton souvenir serait-elle effacée ? Faut-il te répéter qu’un coeur comme le mien S’affranchit des remords et ne redoute rien ? Non, mais ces mêmes dieux que ta fureur offense Toujours vers les mortels penchent à la clémence. Le délai de ta perte augmentait leur bonté, Ils voulaient un remords pour tes impiétés, Et c’était pour savoir quelle était ton envie, Que jusqu’à ce moment ils t’ont laissé la vie. Voilà pour quel sujet je t’avais invité. Déclare promptement quelle est ta volonté. Ombre, tu perds ton temps à des discours frivoles ; Tu crois toucher mon coeur, je ris de tes paroles, Et pour te détourner d’y prétendre plus rien, Apprends mon sentiment, mais écoute-moi bien, Car la redite ici ne m’est pas nécessaire : Je n’ai rien fait encor que je ne veuille faire, Je fus ton assassin et si l’occasion Faisait naître à ce prix ma satisfaction, Je remplirais d’horreur et de deuil ta famille, Et ferais périr tout pour jouir de ta fille. Les forfaits les plus noirs ont des charmes pour moi, Et loin que tes avis me donnent de l’effroi, Je prétends dès demain dans l’ardeur qui m’anime, Entasser mort sur mort et crime sur le crime. Oui, malgré tes avis...         Redoute mon pouvoir. Va, va, je n’en crois rien si tu ne le fais voir. Taisez-vous, méchant homme, ou souffrez que je sorte. Ah ! Cesse, Don Juan, la fureur qui t’emporte ! Repens-toi, repens-toi.         Qui, moi, me repentir ? Quand la terre sous moi fondrait pour m’engloutir, Que chaque pas serait un précipice, un gouffre, Qu’il pleuvrait sur moi de la flamme et du soufre Mon coeur ferme et constant ne pourrait s’ébranler, Et je saurais mourir plutôt que d’en parler ; Et pour te faire voir qu’on ne peut m’y résoudre Tonne quand il voudra, j’attends le coup de foudre. Va, méchant, expier tes crimes dans les fers Et connaître les Dieux par l’horreur des Enfers. Madame l’Ombre, hélas ! faites payer mes gages ! Voilà quelle est la fin de ces grands personnages, Libertins comme lui, qui n’appréhendez rien, Après un tel exemple, hélas ! pensez-y bien.