Peut-être dans ces lieux solitaires Dans ces bois reculés Du commerce des hommes, Dans ces replis tortus Des rochers caverneux, Dans ces antres cachés, Ainsi qu’on jugerait Même aux yeux du soleil, Je me déroberai À l’importunité De ces fâcheuses filles, Électre, Ocyroé, Melobasis, Yanthe, Et Leucipe, et Phoenon, Et mes autres compagnes, Filles de l’Océan, Et que l’on croit mes soeurs, Me vont cherchant et demandant à tous Aux marques ordinaires Que je voulais porter, Pour savoir où je suis, Et pour me découvrir Vont promettant des perles, des coquilles, De branches de corail, À qui leur voudra dire Où je me suis cachée. Voire elle sont bien fines, Elles sont si plaisantes De promettre des choses À qui me montrera, Comme si je ne puis Donner comme je voudrai Des perles bien plus belles, Des nacres, des coquilles Des branches de corail À qui me cachera ? Il en manque peut-être À la Fortune, à qui tout l’Univers En partage est donné : Car vous ne vous trompez pas, Encor que maintenant Vous ne me voyez pas, Comme je voulais être, D’une grandeur extrême ; Ni ne porter en l’une de mes mains La corne d’Amalthée, Ni dans l’autre un timon, Si le fils de Vénus N’est point à mon côté, Si d’un bandeau mes yeux ne sont voilés, Si sous mes pieds je ne presse une boule, Si sur ma tête une sphère on ne voit, Et si mon dos n’est chargé de deux ailes Peintes de cent couleurs, Si l’on ne voit ma voile Au vent abandonnée Ni que je me joue À ma volage roue, Comme c’est ma coutume ; En bref je ne tiens Entre mes bras le jeune enfant Plutus, Qu’on dit dieu des richesses, Lui donnant le tétin Comme mère et nourrice. Ce n’est pas pour cela Que je ne sois Fortune, Fortune qui commande À tout ce qui s’enserre Depuis la Lune au centre de la Terre. Que je ne sois cette même déesse, Par qui le grand Sénat Dans la grandeur de Rome Enferma tout le monde, Sans que le monde entier Peut enfermer Rome qu’en Rome même. Mais ne vous étonnés De me voir maintenant Sous mes habits, la houlette en la main, Au dos la panetière Ainsi qu’une bergère, Je me cache à ces nymphes Filles de l’Océan Qui me vont poursuivant ; Et qui par leurs prières Sans cesse m’importunent De satisfaire à leur ambition. Je ne saurais me plaire De donner mes faveurs À qui trop m’importune. je suis semblable à l’ombre, Je fuis qui me poursuis, Et je suis qui me fuit. Elle voudraient les fines, Que je leur fisse part De pouvoir absolu Que j’ai sur l’Océan, Quoiqu’à leur père il échut en partage. Tiché, me disent-elles, Car Tiché c’est son nom Quand nous sommes ensemble, Laisse nous avoir part Au règne paternel, Et nous soulageons Avec notre peine La peine qu’il te donne. Il est vrai, je les aime, Ces gentilles naïades, J’aime bien leurs vertus, J’aime leurs exercices ; Mais je ne veux pourtant Partager mon Empire, Que de régner tout seul Est une douce peine : Je veux bien quelquefois Leur donner le pouvoir D’y commander, mis que ce soit moi sous moi, Et tant qu’il me plaira. Or pour fuir leur importunité, Sous ces habits je me suis déguisée, Et m’en viens dans ces bois Me dérober aux yeux ambitieux Des nymphes qui me cherchent Parmi les plus grands rois, Et les plus grands monarques, Comme si je devais Toujours rompre des sceptres, Et fouler des couronnes, Renverser des royaumes, Bâtir des républiques, Ou fonder des cités. Folles qui s’imaginent Que moi qui paye chacun De cette ambition Je doive de même m’en repaître Elles ne savent pas Que je me plais souvent Avec ces bergers, Et ces simples bergères, Hôtesses innocentes De ces bois innocents, Plus que dedans les cours, Où qui mieux se déguise Vend mieux sa marchandise Peut être du travail Elles se lasseront, Ces filles importunes, Et cependant dessous ses doux ombrages Je passerai le temps, Et parmi ces rivages J’irai folâtrement, Tournant ma roue aux dépend des bergères Et des bergers mignards : Mais j’entends aux dépens Seulement de leurs plaintes, Seulement de leurs craintes Seulement de leurs larmes, Je ne veux qu’aujourd’hui Sur mes autels du sang ou sacrifice. Cupidon m’en pria Quelques jours sont passés : Je l’aime cet enfant, Encore que bien souvent Il dépende ses coups Où le moins il devrait Mais qu’importe cela, Je l’en aime tant mieux, Car c’est peut-être en quoi, Comme disent les hommes, Plus semblables nous sommes. Il me dit, en Forez Sur les bords de Lignon, Aglante le berger Adore Sylvanire, Et Fossinte Tirinte Il n’y faut qu’un seul tour de roue. Voici bien le Forez Ma plus chère contrée, Où je fis naître Astrée L’honneur de l’univers ; Et voici bien Lignon, Je le connais à ces belles prairies Qui suivent son rivage. Voici le bois d’Isoure, Et voici Mont-Verdun, Plus en là Marcilly, L’un semblable l’écueil Dans le sein de la mer, L’autre comme un roche Le rempart du rivage. Je me résous pour complaire à l’Amour De lui donner ce jour, Et qu’aujourd’hui ces forêts et ces plaines Ressentent mon pouvoir. Ici ma déité Jointe à celle de l’Amour Des deux n’en faisant qu’une, Produira les effets D’Amour et de Fortune. Je me plais et me pais, Aussi bien que l’amour, Des larmes innocentes ; Je veux donc ouïr Les plaintes et le deuil De ces bergers fidèles, Et si le désespoir Ne prévaut sur l’Amour, Ils connaîtront en leur plus grand ennui Qu’à la fin toute chose Sagement je dispose. Les voilà qui s’en viennent, Entre eux je me mettrai, Sans qu’ils me reconnaissent : Mais les effets divers Qui les agiteront, Leur feront bien connaître Que le Fortune et l’Amour sont ici : Mais Amour fortuné Et Fortune amoureuse. Le prix d’amour, c’est seulement amour, Et sois certain Hylas, Qu’on ne peut acheter Si belle marchandise Qu’avec cette monnaie ; Il faut aimer si l’on veut être aimé. Et qui peut accuser Hylas de n’aimer point ? Hylas de qui la vie Fut toujours employée Au service d’amour : J’aime, mais j’aime, Aglante, Non pas comme je vois Ces ignorants d’amour, Et ces jeunes novices, Qui pensent n’aimer pas, Si telle amour ne les porte au trépas, Si quelquefois ces belles qu’ils adorent Leur font la mine froide, Ils perdent tout repos : Si d’autrefois avec quelque dédain Elles tournent la tête, Ils sont désespérés ; Et si par ruse elles leur font semblant D’en mieux aimer quelqu’autre, Ils ne veulent plus vivre ; Et bref, ainsi qu’il plaît À ces petites folles, Ces constants amoureux Sont contraints de geler, De brûler, de transir, De rire et de pleurer, D’humeur et de visage Changeant à tous les coups Comme s’ils étaient fous : Si bien que l’on peut dire À voir leurs changements, Ce sont des girouettes Au faîte d’une tour Où les attache Amour. Ah ! Quant à moi, je les veux bien aimer Ces gentilles bergères, Mais avec raison, Et non pas insensé De sotte passion, M’emporter tellement, Que je sois un esclave, Et non pas un amant. Cent et cent fois ne m’a-t-on ouï dire Parmi ces bois, et parmi ces campagnes ; Si l’on me dédaigne, je laisse La cruelle avec son dédain, Sans que j’attende au lendemain De faire nouvelle maîtresse. C’est erreur de se consumer À se faire par force aimer. Que je te plains, Hylas ! Et qu’avec raison De ton erreur l’opinion j’abhorre ; Puisque si les grands dieux Ne donnent aux mortels Rien, qui puisse approcher Aux bonheurs dont amour Rend l’homme bienheureux ; N’est-ce avec raison Que je crois misérable Cet Hylas inconstant, Qui ne sachant aimer, De nul aussi ne saurait être aimé. Aglante que dis tu ? Qu’Hylas ne sait aimer ? Qu’Hylas ne sait aimer. J’ai plus aimé tout seul Que n’ont pas fait, mais je dis tous ensemble, Vos bergers de Lignon, Carlis, et Stiliane, Aimée et Floriante, Cloris, Circeine, et Florice et Dorinde, Chryseide, Madonte, Laonice, Phillis, Alexis, et tant d’autres Que pour la brièveté Je ne veux pas nommer, En rendront témoignage. Hylas tu n’aimes point, Mais tu penses d’aimer ; Car c’est chose certaine Que personne ne peut Se l’acheter cette amour que je dis, Qu’avec une autre amour : Ce n’est point au marché Que telle marchandise Se trouve avec argent : Le prix et la monnaie De l’amour c’est amour, Et tu ne peux aimer, Au moins si tu ne cesses De n’être plus Hylas, C’est à dire inconstant, Ainsi que je l’entends. C’est l’entendre bien mal, Aglante ce me semble, Et ton opinion Aux plus sages contraire, Pour fondement n’a qu’une vieille erreur, Dont les femmes plus fines Ont abusé les esprits des peu fins : Jusqu’au trépas, nous vont elles disant, Il n’en faut aimer qu’une, Voire il ne faut donc point Que l’univers par la diversité Se change et s’embelisse. Il ne faut que l’abeille Suce donc qu’une fleur, Que notre oeil ne se plaise Qu’à voir un seul objet, Que notre esprit jamais Ne pense qu’une chose, Et que tous nos jardins Qu’une herbe ne produisent. Ô la grande folie, Pour ne dire sottise, Qui ne dira que l’homme ainsi contraint Est un vrai Promethée, Par l’exprès jugement D’un cruel Radamante, Sur un même rocher À jamais attaché ? La nature se plaît À la variété ; La nature et l’amour Sont une même chose. L’inconstance et l’amour Sont deux fiers ennemis, Qui ne peuvent jamais Avoir trouve ni paix, Et t’assure, berger, Que lorsque tu pensais D’aimer bien ces bergères, Tu te moquais et d’elles et d’amour ; Car nul ne peut aimer Qu’il n’aime infiniment : Mais l’amour infinie Ne peut jamais finir. Si nul ne peut acheter cet amour Dont tu fais tant de cas Qu’avec la constance, Pour moi je m’en dispense, Et je veux bien qu’on raconte partout, Parlant d’Hylas, qu’il n’aime point du tout. Mais à t’ouïr Aglante L’on dirait que Tircis, Ou le berger Sylvandre, T’aient de leur erreur Enseigné la folie : Es-tu point leur disciple ? Et Sylvandre et Tyrcis Sont remplis de raison ; Si parlant de l’amour Ils enseignent, Hylas, Qu’amour et la constance Doivent être en l’amant Inséparablement. Mais, ô berger ! J’ai bien eu ces leçons D’un maître plus savant Que Tircis ni Sylvandre. Malaisément croirai-je Qu’on puisse voir le long de ce rivage Deux bergers, mais plutôt Deux rêveurs plus semblables, Et si tu continues, Aglante mon ami, Je te vois le troisième, Et peut-être des trois, Tant tu commences bien, Te mettra-t-on bientôt Par honneur le premier. Je reçois, ô berger ! Avec contentement Le lieu que tu me donnes, Si ce n’est qu’accepter Ce rang trop honorable Soit une outrecuidance : Mais toutes fois ce ne sont pas, crois moi, Ces bergers que tu dis, Qui m’ont rendu savant En l’école d’amour : J’ai bien eu d’autres maîtres, Et qui m’ont fait payer Avec un plus cher gage Un tel apprentissage. Amour dedans le coeur M’a ces leçons écrites, Mais non pas, ô berger ! Comme aux autres amants D’une plume ordinaire ; Il a fait l’écriture Qu’au coeur il m’a gravée Du plus beau trait qui fut dedans sa trousse, Et de cette écriture J’ai les leçons apprises Que je vais t’enseignant. Que ce soit le plus beau De tous les traits d’amour, Qui dans ton coeur a mis Les leçons que tu dis : Ajoute au moins que c’est, Ainsi que tu le penses, Et lors pour te complaire Je le croirai, peut-être : Car depuis que l’on aime L’on a ce privilège De jurer sans parjure Contre la vérité, Soutenant la beauté De celle qu’on adore. Berger je ne crois pas, Pour grande que puisse être L’erreur qui te séduit, Quand tu sauras celle qui m’a blessé, Que vaincu tu ne dis, Toute beauté suprême Cède à celle qu’il aime. Ce blasphème est trop grand. Jamais la vérité Blasphème ne se rend. Souvent l’opinion En prend bien le visage. Celui qui s’y déçoit Ne doit pas être sage. Pour soi-même chacun Est juge intéressé. Le jugement de tous Doit être confessé. De tous, tu te déçois, Car le mien n’en est pas. Le tien même en serait Si tu n’étais Hylas. Ô le plaisant discours, Si je n’étais Hylas, Le jugement d’Hylas Serait contraire au jugement d’Hylas. Quel voudrais-tu que je fusse, berger, Si je n’étais moi-même ? Constant.         Constant ? Eh, ne le suis-je pas ? Puisqu’en effet si j’aime Je n’aime rien que la seule beauté, Et partout où je voyais Cette beauté suprême, Aglante par ma foi Je le confesse, incontinent je l’aime. S’il était vrai comme tu dis, Hylas, Tu n’aimerais pas Stelle, Mais celle que j’adore, Comme la beauté seule Qu’on peut dire beauté. Aglante mon ami, Ta passion trop forte Te trompe de la sorte ; Une amour violente C’est un verre qui rend Tout ce qu’on voit par lui Beaucoup plus grand qu’il n’est pas en effet. Cette beauté dont amour t’a blessé Semble d’être plus grande À tes yeux abusés, Que toutes les beautés Que la nature a faites, Et moi de mon côté Je te jure au contraire Que rien n’est de plus beau Que les beaux yeux de Stelle. Comme accorderons-nous Un si grand différent ? Un seul moyen ce me semble nous reste, C’est que d’Aglante Hylas prenne le coeur, Et tout soudain ses yeux intéressés Rapporteront avec même avantage, Au jugement d’Hylas, La beauté que tu dis. Et celui-ci n’est pas Du puissant dieu d’amour L’un des moindres miracles, Nous faisant voir, ainsi comme il lui plaît, Différemment à tous un même objet. Je le sais bien, Hylas, Qu’amour comme il lui plaît Nous fait voir ce qu’il veut : Mais je sais beaucoup mieux Qu’amour ni tous les dieux Ne sauraient jamais faire Qu’une beauté parfaite, Tant qu’elle sera telle, Ne soit vraiment beauté, Et celle que j’adore Ayant atteint à la perfection, Doit quoiqu’on puisse dire Être telle estimée Par tous les yeux dont elle sera vue, Si toutefois leur raison n’est perdue. Mais que sert-il d’en aller disputant ? Je suis certain qu’aussitôt que son nom Frappera tes oreilles, Tu diras avec moi, Je lui donne le prix De toutes les plus belles. J’attends d’ouïr ce nom Avec impatience, Pour te dire soudain Ce que d’elle je pense. C’est, ô berger ! La belle, et plus que belle : La belle. Mais voici Et Ménandre et Lerice, Retirons nous un peu, Et puis nous reviendrons : Je ne veux pas que ce vieillard me voit. C’est un grand cas que je ne puis trouver, En quelque lieu que j’aille, Cette imprudente fille : Si faut-il que le soir, Quoiqu’elle sache faire, Elle vienne au logis : Qu’en pensez vous Lerice ? Je ne croirai jamais Que Sylvanire fuit De parler à son père ; Elle est trop bien apprise, Et soyez sûr, Ménandre, Que quoiqu’elle soit jeune Je ne connais bergère de son âge, Qui puisse être plus sage. Vous l’aimez trop Lerice, croyez moi. Je l’aime, il est certain, Mais c’est comme je dois. Vous l’aimez comme mère. Et ne l’aimez vous pas, Ménandre, comme père ? Comme père il est vrai ; Mais non pas tendre père. Moi je lui suis trop douce, Vous un peu trop sévère. Croyez moi la jeunesse Se perd par l’indulgence. Sylvanire a déjà Beaucoup de connaissance. Elle en pense avoir trop, C’est une suffisante. L’avez vous reconnue Pour désobéissante ? Quand elle voit Théante, Quelle mine fait-elle ? Elle est toujours fort belle. Il faut dire à vos yeux ; Mais lorsque je lui dis : « Sylvanire je veux Que Théante t’épouse. » Qu’est-ce qu’elle répond ? Il ne faut pas le trouver tant étrange, C’est une jeune fille, Qui ne sait point encore Que c’est de mariage. À ces petits enfants Qui sortent du berceau On leur fait peur du loup : À ceux qui sont plus grands, Des fantômes qu’on voit En divers lieux paraître : Mais à celles qui sont D’âge de marier, Que pensez-vous, Ménandre, qu’on leur dit, Des extrêmes contraintes, Des ennuis, des travaux, Et des inquiétudes, Qui sont inséparables De tous les mariages ? Le moins que l’on leur dit, C’est qu’il ne leur faut plus Avoir de volonté, Qu’il se faut résigner À celle d’un mari, Qui peut-être sera D’humeur insupportable : Et trouvez-vous étrange, Que Sylvanire ait peur de ce Théante ? Qu’elle n’a jamais vu, Sinon comme l’on voit Un autre homme étranger ? Je ne sais quant à moi, Quoique vous soyez homme, Si vous eussiez voulu, Sans me connaître, autrefois m’épouser. Mais je ne doute point Que lui laissant du temps à se résoudre, Elle ne fasse enfin Tout ce qu’il vous plaira. Ainsi je le veux croire, Et s’il advient qu’elle fasse autrement, Je saurai bien la rendre obéissante ; Car je suis résolu Qu’elle l’épouse : et peut-elle avoir mieux ? Mais allons la chercher, Peut-être enfin la rencontrerons-nous. Ô dieux ! Qu’ai-je entendu, Hylas je suis perdu ; Car c’est de Sylvanire Que je brûle d’amour : Sylvanire l’honneur Des rives de Lignon, La plus belle bergère Qui jamais ait conduit Les troupeaux en forêts : Forêts heureux, certes l’on te peut dire, Mais seulement pour avoir Sylvanire. Je la connais, Aglante, Cette belle bergère, Fille de ce Ménandre Qui ne fait que partir, De qui les gras troupeaux, Et les beaux pâturages, Ne sont point égalés D’autres de la contrée. Bien souvent je l’ai vue Conduire ses brebis Ensemble avec les autres : Mais certes je te plains, Car d’autant qu’elle est belle C’est la plus orgueilleuse De toute la contrée : Il ne s’en peut trouver Une autre qui l’égale. Non pas en sa beauté. Je dis en cruauté ; Car regarde, berger, Combien déjà de bergers l’ont aimée, Et nomme m’en un seul Qui se puisse vanter D’en avoir eu tant soit peu de faveur. Il est vrai, je confesse Que Sylvanire est belle, Mais non pas plus que Stelle ; Et tu m’avoueras, Si tu veux dire vrai, Que Stelle est moins cruelle, Et par ainsi que Sylvanire cède À la beauté dont mon amour procède. Il ne faut pas conclure de la sorte, Quoiqu’elle soit cruelle La belle que j’adore ; Mais il faut dire avec la raison, Stelle a moins de beauté, Et Sylvanire a plus de cruauté, Soit que ta Sylvanire Puisse avoir quelques traits Plus beaux que non pas Stelle, Elle est plus jeune aussi : Mais pour moi j’aime mieux Qu’elle ait moins beaux les yeux, Pourvu qu’elle ait le coeur Plus rempli de douceur. Mais cher ami dis-moi, Puisqu’elle est si cruelle Comment ton coeur s’en laissa-t-il surprendre ? Que puis-je dire à ce que tu demandes, Il eût été beaucoup plus malaisé, Voyant tant de beautés, De n’en être surpris. Je demande comment Cet amour prit naissance ? Hylas ce fut d’enfance : À peine avais-je atteint deux fois sept ans, Et Sylvanire à peine six fois deux, Lorsque l’amour, mais un amour enfant, Nous retenait presque toujours ensemble : Si nous sortions aux champs, Nous y sortions tous deux : Si nous y demeurions, C’était l’un près de l’autre : Si nous en revenions, C’était de compagnie. Mille petits plaisirs Que prennent les enfants N’étaient plaisirs pour nous, Si nous n’étions ensemble, Si quelquefois nous étions séparés, Et c’était peu souvent, Nous n’avions nul repos Que nous ne revinssions Nous trouver promptement : Et quand nous-nous trouvions, Te pourrais-je redire, Ô cher ami ! Notre contentement ? Tous ceux qui nous voyaient, Jugeaient dès ce temps-la, Que cette affection Que ces tendres années Produisaient entre nous, Serait un jour le plus parfait miroir Du plus parfait amour. Ah ! Qu’ils dirent bien vrai : Mais, ô berger ! Seulement pour Aglante ; Car il est tout certain Que sous le ciel amour ne vit jamais Une amour plus parfaite Que celle dont Aglante Adore Sylvanire. Mais que leur prophétie, Ô grands dieux ! Fut bien fausse Pour cette belle fille ; Car dès le jour que je lui dis : « Bergère Aglante vous adore. » Écoute bien Hylas, Jusqu’au moment que je parle avec toi, Jamais Aglante, avec tous ses services, N’a remarqué qu’un seul trait de pitié Ait pu toucher le coeur de cette belle. Et toutefois tu l’aimes, Toutefois tu la sers ; Toutefois Sylvanire Est l’idole où ton coeur Adresse tous ses voeux. Ô misérable Aglante ! As-tu point de pitié De ta condition ? Te laisser dévorer À ce tigre inhumain, Qui ne se paît que des pleurs et du sang De celui qui l’adore ; Qu’appelles-tu cela Qu’une pure folie ? Or loue Aglante, or louée maintenant Cette sainte constance, Dresse lui des autels, Charge les de tes voeux, Et saoule si tu peux De larmes et de sang Ce farouche animal, Qu’on nomme Sylvanire ; Et puis sache moi dire, Quel bien tu recevras, Et quel contentement De ta sotte constance. Amour dedans ma perte A mis ma récompense. Mais la voici, la belle Sylvanire, Regarde Hylas, si les yeux l’ayant vue Le coeur a le pouvoir De ne la point aimer. Elle est belle, il est vrai, Mais telle est mon humeur, Qu’enfin si l’on ne m’aime Je ne saurais aimer. Ah ! Ce n’est rien que de voir sa beauté, Il faut l’ouïr parler, Son oeil appelle, et son esprit arrête De liens si serrés, Et d’étreinte si belle, Que la prison n’en peut qu’être éternelle. Approchons-nous, Hylas, Si tu n’en crains toutefois le trépas. Mes remèdes sont bons, Je n’ai pas peur pour ce coup d’en mourir : Si mes yeux font le mal, Mes yeux me font guérir. Bergers, pourriez-vous point Me donner des nouvelles De mes chères compagnes ? Tout aujourd’hui je cours par ces bocages Sans les pouvoir trouver, Et toutefois, à ce qu’elles m’ont dit, Elles devaient m’attendre Au carrefour qu’on nomme de Mercure, Et de là nous devions Aller toutes ensemble Faire mourir un cerf. Nous ne vous dirons point De plus fraîches nouvelles De vos chères compagnes, Ô belle Sylvanire ! Que celles que vous dites ; Car nos yeux ne s’amusent À voir d’autres beautés Ne pouvant voir les vôtres. Parle des tiens Aglante. Et toutefois nous trouvons bien étrange Que vous que chacun cherche Alliez cherchant quelque autre ; Mais peut-être le ciel De la sorte l’ordonne, Pour vous faire sentir Le mal que tous les coeurs Ont pour vous d’ordinaire. Les coeurs n’ont rien à faire Avec Sylvanire. Le mien sait bien qu’en dire. Ou Sylvanire au moins n’a rien à faire Avec les coeurs.         Ah ! C’est trop de rigueur : La mère est bien cruelle Qui ne veut reconnaître L’enfant qu’elle a fait naître. Toujours, berger, une même chanson : Ne te suffit-il pas Que cent fois de ta bouche J’ai ouï ces propos ? Tu t’en devrais lasser : Laisse moi quelquefois Je te supplie en paix. C’est à vous Sylvanire, Non pas à moi, d’établir cette paix. Si la vôtre de moi Dépendait, ô bergère ! Combien serait heureux Mon coeur qui ne l’est pas. J’aimerais mieux être toujours en guerre, Que si ma paix d’un homme dépendait. Mais je ne suis pas homme. Et qu’es-tu donc pasteur ? Je ne suis rien que votre serviteur. Mon serviteur, berger, Et n’es-tu pas Aglante ? Aglante est-il pas homme ? Aglante homme eut été S’il n’eût vu la beauté De cette Sylvanire. Et comment la beauté Saurait-elle empêcher Qu’un homme ne soit homme ? Ô la belle pensée ! J’étais encore enfant Alors que je la vis, Cette beauté suprême : Beauté qu’on ne peut voir Qu’aussitôt on ne l’aime : J’en fis la preuve alors, Car la voir et l’aimer Fut un même moment : Mais d’autant qu’on ne peut L’aimer qu’infiniment, Infiniment aussitôt je l’aimai, Et l’ai toujours aimée, Et jusques au tombeau, Et dans le tombeau même Encor je l’aimerai D’une amour infinie. Quand il serait ainsi, Ce que je ne crois pas, Je ne vois pas pourtant Que tu ne sois Aglante ; Qu’Aglante ne soit homme. J’étais encor enfant Quand cet heurt m’arriva, Et de voir et d’aimer La belle Sylvanire. Cette histoire te plaît, Tu la redis souvent. J’abrégerai. Lorsque l’âge devait D’Aglante faire un homme, Amour plus fin, ô belle Sylvanire, Amour pour vous en fit un serviteur. Mais plutôt un menteur, Un menteur qu’il ne faut Écouter ni ne croire, Si l’on veut pour le moins N’en être point trompée. Mais cependant qu’en ce lieu je m’arrête Mes compagnes iront, Et forceront la bête. Ah ! Qu’allez vous cherchant À travers ces forêts ? Quelle plus belle chasse Que celle de nos coeurs ? Mais Dieu, votre oeil méprise, Je le vois bien, la chasse qu’il a prise. Elle s’en va, la cruelle qu’elle est, Sans souci de mes peines : Amour jusques à quand Ordonnes tu que dure Cette extrême rigueur ? Je te proteste Aglante, Que de tous les ennuis, Et de toutes les peines Des bergers de Lignon, Un seul Sylvandre en doit être taxé. Sylvandre ce berger, Si rempli de vertu ? C’est ce même Sylvandre ; Car ce berger subtil en ses discours, Pour obliger Diane Qu’il aime et qu’il adore, La va flattant, du côté qu’il connaît Qu’elle est la plus sensible. Or tient ceci de moi ; Toute femme est altière : Mais plus la femme est belle, Plus glorieuse elle est ; Car la présomption Va suivant la beauté Comme l’ombre le corps. Sylvandre donc pour seconder l’humeur De la belle Diane, Va publiant partout Qu’il les faut adorer, Ces belles que l’on aime, Et que comme on ne doit, Pour quoi qui nous arrive, N’adorer pas ce qu’on doit adorer, De même il ne faut croire Que quelque cruauté, Que quelque ingratitude De celle qu’on adore, Puisse nous exempter De honte ni de blâme, Si nous cherchons ailleurs Une beauté, qui nous soit moins cruelle, Faisant ainsi d’un homme un dur rocher, Qui pour fuir l’outrage Des vents, et de l’orage, Ne peut changer de lieu. N’en crois-tu pas de même ? Folie trop extrême ; Car ces bergères pensent Qu’attachés de la sorte Nous n’oserions d’un pas nous éloigner, Pour quelque cruauté Que nous trouvions en elles, Sachant bien que la honte Est un lien trop fort En des coeurs généreux, Pour être détaché ; Et de là se produit La sotte nonchalance, Que nous voyons quand nous aimons ces belles, Étant trop assurées De notre patience, Leur semblant qu’aussitôt Que l’on se dit amant, On perd tout sentiment, Et qu’on est obligé De souffrir, d’endurer, Sans oser murmurer, Voire comme en effet Si les lois de Sylvandre Avaient bien le pouvoir D’insensibles nous rendre. Insensibles, non pas, Mais fermes et constants. Ou plutôt malcontents, Aglante est-il pas vrai Que si pleins de courage Nous nous fâchions un jour De ce honteux servage, Nous les verrions, ces belles, Nous combler à l’envi De cent et cent faveurs, Inventant tous les jours Des caresses nouvelles Pour nous pouvoir retenir auprès d’elles ? Prends donc courage, Aglante, Romps-moi tous ces liens, Liens honteux qui te serrent les mains, Ou bien le coeur plutôt Dessous la tyrannie D’une ingrate bergère, Et crois moi cette fois, J’ai plus d’expérience, Ami, que tu n’as pas ; L’âge que j’ai me permet de le dire, Laisse là cette belle, Laisse cette cruelle Avec sa cruauté, Et va chercher ailleurs Quelqu’autre, qui te soit Maîtresse, mais amante, Et non pas un rocher, Qui croit que sa beauté Se rendrait beaucoup moindre, Si de sa cruauté Elle se démentait, Et tu verras que par ce changement Tu t’acquerras le bien que tu mérites. Ah ! Berger que dis-tu ? Je dis la vérité. Il en manque peut être Des femmes par le monde, Pour une que j’en perds Deux soudain j’en recouvre : Il en est plus épais Que de mouches fâcheuses Au plus chaud de l’automne : Voire, c’est bien marchandise si rare, Et crois moi pour ce coup, Il est ainsi des maîtresses nouvelles, Que des valets nouveaux. Belle comparaison ! Elle n’est pas pour le moins sans raison, Car ces nouveaux venus, Je parle des valets, Sont toujours si soigneux Les premiers jours de bien servir leurs maîtres, Que le plus paresseux Surpasse en ce temps-la Tous ceux d’une maison. Tout ainsi font ces belles, Les premiers jours que nous les enrôlons Dans le nombre de celles Que nous voulons aimer, Ce ne sont que douceurs, Qu’oeillades, que faveurs, Que toute courtoisie ; Nous sommes écoutés, Nous sommes préférés ; Mais sais-tu bien, Aglante, Quelle en est la raison ? C’est pour nous attraper, C’est pour nous attacher Avec des liens Plus forts et plus serrés ; C’est pour faire allumer Plus ardemment les flammes, Qui déjà sont éprises Dans nos coeurs innocents : Car aussitôt, hélas ! Aussitôt qu’elles pensent De nous avoir bien pris, Et que cette constance, Que va prêchant Sylvandre, Ne permet plus sans blâme et déshonneur Qu’on les puisse quitter, Adieu faveurs, adieu trompeurs appas, La cruauté commence de paraître, Nous voilà mis dedans le rang des autres, Nous ne sommes plus rien, Et faut qu’à notre tour Nous souffrions pour quelque autre Ce que déjà l’on a souffert pour nous. Cesse Hylas mon ami, Tu sèmes sur l’arène, Tu parles aux rochers, Personne ne t’écoute, Vaines sont tes paroles, Rien ne peut divertir Mon coeur de la servir, Cette belle cruelle. Lorsque je cesserai D’adorer sa beauté, Je veux cesser de vivre, Et qu’elle aille augmentant, Autant en ses rigueurs Sur toutes les cruelles, Que sa beauté surpasse les plus belles : Toujours, toujours, Aglante, l’on verra Adorer Sylvanire : Et vois-tu bien, Hylas, Si je suis éloigné De ton avis, j’aimerais beaucoup mieux Être privé des yeux, Que de les employer À voir avec amour Quelque beauté nouvelle. Et telle est ton humeur. Je te l’ai dite, Hylas. Fais donc, si tu m’en crois, De bonne heure, berger, Bonne provision De longue patience Et de bonnes lunettes ; Je dis de patience, Afin de supporter, Sans plaindre ou murmurer, Tous les tourments si longs et si fâcheux Qui te sont préparés. Et pourquoi des lunettes ? Afin que s’il advient Qu’après un long service, Ce que je ne crois pas, Elle et toi parvenus Aux vieux ans de Nestor Par le cours d’un long âge, Tu la puisses gagner, Cette vieille cruelle, Ces lunettes au moins Te puissent faire voir De ces rances beautés Les dépouilles ridées, Car autrement tes yeux, En un âge si vieux, Pourront malaisément Te faire voir cette blanche toison, De qui ta foi t’aura fait le Jason. Ah ! Berger tu te ris Du malheur où je suis, Au lieu de plaindre en ami ma fortune. Celui n’est pas à plaindre Qui chérit son malheur. L’ami de son ami Sent au moins la douleur. À quoi te peut servir Que ton mal je ressente ? La bonne volonté Pour le moins nous contente. Mais s’il ne te plaît pas De sortir de ta peine, La mienne y serait vaine : À quoi sert au malade Du médecin l’extrême vigilance, S’il ne veut pas suivre son ordonnance ? Et pour te faire voir Que je ne suis menteur, Or sus dis moi, veux tu trouver remède À ton malheur extrême ? N’en doute pas.         N’aime qu’autant qu’on t’aime. Mais je ne puis.         Si tu veux tu le peux. Mais je ne veux.         Va t’en donc dans Lignon. Que veux tu que j’y fasse. Vas y noyer et ta vie et tes feux : Ainsi fit Céladon Étant atteint d’un mal semblable au tien, Céladon le berger, Qui ne voulant changer, dans les eaux de Lignon Chercha remède à son mal, ce dit-on. Tu te déçois, Hylas, Lignon malaisément Peut éteindre d’amour L’extrême embrasement, Puisque tout l’océan Des flammes de Neptune, Jamais, jamais, ne peut en éteindre une. En quoi pourrais-je donc, Aglante mon ami, Te rendre du service, Si mes conseils ne te semblent pas bons ? Tu peux, si tu le veux, Parler à cette belle ; Je sais qu’elle te croit, Et que le parentage De Ménandre, et de Stelle, Te donne du crédit Envers Ménandre, et Sylvanire encore, Et parlant à Ménandre Fais lui honte, berger, De la sacrifier, La belle Sylvanire, À ce veau d’or qui s’appelle Théante, C’est ainsi que se nomme Le bienheureux berger, À qui l’on veut donner Cette belle bergère. Qu’il ne manque pas d’hommes Pour donner à sa fille, Qui pourraient bien avoir Peut-être moins de bien Que Théante n’a pas, Mais qui d’autre côté Seraient plus convenables À l’âge de sa fille, Et peut-être à l’humeur Encor plus agréables : Dis lui que les richesses Sont tellement aveugles, Qu’aveugles elles rendent Tous ceux qui les regardent : Dis lui que la fortune Peut en un jour ôter quand elle veut Les sceptres, les couronnes, Les trésors les plus grands, Et que jamais les sages, D’eux ni de leurs enfants, Ne doivent assurer, Sur de tels fondements, Tous les contentements. Et puis parlant à elle, Ne peux-tu pas, berger, Lui dire que ses yeux Brûlent de leurs beautés Les hommes et les dieux, Et que tous ceux qui voient Sylvanire, Ou meurent du plaisir, Ou meurent du martyre. Lui dire que je l’aime, Ou plutôt je l’adore, Et qu’elle ne doit pas Avec tant de douceur Nous promettre la vie, Et donner le trépas. Et bref, lui remontrer Si de quelque pitié Le secours je ne sens, Que ma mort elle attende ; Mais avec ma mort Qu’elle attende de même D’un juste amour la certaine vengeance : Car les dieux ne sont pas, Ni fauteurs ni complices De telles injustices. Là tu peux ajouter Tant et tant de raisons, Pour lui montrer qu’elle doit amollir Ce coeur, mais ce rocher Que pour coeur elle porte, Que peut-être à la fin Tu la pourras changer, Et la changeant, Hylas, Éloigner mon trépas, Me prolonger la vie, Qu’Hylas je ne désire Que pour servir plus longtemps Sylvanire. Hylas mon cher ami Je te prie et supplie, Je t’adjure et conjure, Et par notre amitié, Et par celle de Stelle, Voire encor si tu veux Par toutes les plus belles Que tu servis jamais, Ou que tu serviras, De m’assister en ce que tu pourras. Tends moi la main, Aglante, Et reçois le serment Que ton ami te fait : Je te jure, berger, Par le gui de l’an neuf, Et par la serpe d’or, Dont ce présent des cieux Détaché de son tronc Tombe dedans le linge Soutenu par les mains De nos sacrés druides, Que tu ressentiras Combien Hylas, et te chérit et t’aime, Et combien de crédit Il peut avoir envers ta Sylvanire : Espère, car enfin Par raison il faut croire Qu’elle se changera. On dit que l’inconstance Aux coeurs des femmes tient Le propre lieu de l’âme, Et Sylvanire est femme. Que veux-tu que j’espère, L’espoir et la raison Doivent avoir quelque correspondance. Mais quand je me regarde Et cette belle aussi, Je me vois, ô berger, Pauvre en mérite, et très riche en amour, Et ma belle au contraire Pauvre en amour, et très riche en mérite. Espère, Aglante, espère, Et te souviens ami, Que la femme et la mort Ont quelque ressemblance, On les a bien souvent Lorsque moins on le pense. Soit ainsi que tu dis ; Veuille amour me donner Bientôt ou l’une ou l’autre. Or va pauvre berger, Va t’en et continue Le chemin que tu tiens, Et sois certain, que tu ne peux faillir D’être bientôt exemple mémorable Des maux que la constance Peut produire en amour : L’opiniâtreté en ce qui ne se doit Est chose autant blâmable, Que la persévérance Au bien est estimable. Nous avons vu deux puissants témoignages, Depuis fort peu de temps, Du mal que nous rapporte La sotte loi que Sylvandre nous prêche : Celadon le berger De toute la contrée Le plus aimable, et le plus estimé, Après avoir longuement adoré Une jeune bergère, Une imprudente fille, Ne voilà pas, quoique l’on nous déguise De sa cruelle fin, Ne voilà pas qu’un désespoir l’emporte Dans le profond des ondes de Lignon ? Mais le gentil Adraste Pour l’amour de Doris, Qu’est-ce qu’enfin le pauvre est devenu ? Après l’avoir aimée Presque dans le berceau, Et qu’il voit Palemon Le possesseur du bien qu’il désirait, Que fait cette constance ? Amour lui prend le coeur, Mais elle lui dérobe L’usage de raison. Le voila fol, comme jà dès longtemps Il avait bien été : Car vraiment je les crois, Tous ces opiniâtres, Être aussi fols qu’Adraste : Mais sa folie, alors autorisée Par l’exemple de tous, Hormis d’Hylas, de blâme l’exemptait. Or je vois que bientôt Aglante pour troisième, De ces deux insensés Le nombre augmentera. Ne vaudrait-il pas mieux Changer et rechanger Mille fois tous les jours D’amour et de maîtresse, Que de perdre un moment L’usage de raison Pour aimer constamment ? Qu’elles viennent vers moi, Ces belles rigoureuses, Avec tous leurs dédains, Et toutes leur rigueurs, N’ayez peur que jamais Elles puissent réduire Mon courage à ce point, Qu’un désespoir soit mon dernier remède, Ou qu’un regret d’y voir un autre amant M’ôte l’entendement. Contre tous ces malheurs J’ai des armes si bonnes, Que leurs tranchants ne peuvent m’offenser. Sont elles dédaigneuses ? Je les dédaigne aussi. En aiment-elles d’autres ? J’en fais bien autant qu’elles. Me vont elles changeant ? Croyez que sur ce point, Si l’une d’entre toutes D’un seul moment a pu me devancer, Il faut que pour certain Elle s’y soit prise de bon matin. Mais la voici, La belle Sylvanire, Parlons lui pour Aglante. Ô dieux, qu’il me déplaît Que ce matin j’ai été paresseuse Plus que toutes les autres, Ayant perdu le plaisir de ce cerf Que vous avez forcé : Car dites-moi n’est-il pas vrai, Fossinde, Qu’entre tous les plaisirs Que nous pouvons avoir, Rien ne peut égaler Le doux contentement Que la chasse nous donne ? Quel plus beau passe-temps Saurait-on inventer Pour s’éloigner du vice, Que ce bel exercice ? Je le veux bien, puisque vous le voulez, Je ne contredirai Jamais à Sylvanire, Encore que mon humeur Serait, je le confesse, De passer une vie Un peu plus reposée Que celle de la chasse. Mais pouvions-nous Avoir plus de plaisir, Que celui qu’avant-hier Nous eûmes à la chasse, Je jure quant à moi Que je ne puis avec la pensée M’en figurer quelque autre de plus grand. Maigres plaisirs, bergères, Sont ceux que vous prenez, Et vous laissez, croyez-moi, les plus grands : Mais c’est ainsi qu’il en advient toujours, Lorsque l’élection N’est point guidée avec l’expérience. Que voudrais-tu, berger, En cet âge où nous sommes, Après avoir conduit Nos troupeaux au matin Paître sans nul danger, Et le trèfle et le thym, Que nous puissions mieux faire, Que de passer le temps Ainsi que nous faisons, À la pénible chasse ? Pénible, mais plaisante, Tantôt de mille oiseaux, Par des filets cachés, Faisant un doux butin, Tantôt par des gluaux, Ou par un fin ramage, En repeuplant nos cages ? Et quelquefois, berger, Allant au bois dès le plus grand matin, Le dard au poing, ou bien l’arc et la flèche, La robe retroussée, Telles comme les nymphes Qui vont suivant Diane Poursuivre vivement La bête mal menée Jusqu’aux derniers abois ? Ce sont maigres plaisirs, Et m’en crois, Sylvanire, Que ceux que tu racontes, Que s’ils te semblent tels, Ô folle, c’est d’autant Que tu n’as point goûté Ceux qui sont en effet Les vrais plaisirs du monde. Les glands jadis avec l’eau toute pure D’une vive fontaine Dedans la main puisée, Furent de nos aïeuls La chère nourriture, Et les chères délices : Mais depuis que le grain De Ceres retrouvé, Et de Bacchus la vigne cultivée Vint à leur connaissance, Les glands et l’eau furent tous deux laissés Pour pâture au bétail, Comme chose trop vile ; De même en feras-tu, Et crois-le Sylvanire, Lorsque l’expérience T’aura des vrais plaisirs Donné la connaissance. Quant à moi je le crois Ainsi comme il le dit. Tu n’as que trop longtemps Déjà dedans les bois Cette chasse suivie, Où le travail surmonte le plaisir ; Il t’en faut maintenant Un autre commencer, Où le plaisir surmontera la peine. À quoi dedans tes mains Ces flèches et ces dards ? Puisque dedans tes yeux Tu portes plus de flèches et de traits, Que toutes les bergères Des rives de Lignon : Ni que toutes les nymphes, Qui vont suivant Diane dans ces bois, N’en ont dans leur carquois. Avec ces traits, ô belle Sylvanire, Ces traits remplis d’amour, Il faut que tu t’apprêtes À faire tes conquêtes Dedans les coeurs qui méritent tes coups, Et non pas vainement, Suivant dedans les bois Une bête sauvage, Passer ainsi ton âge. Ce berger a raison. Dedans les bois que les bêtes demeurent Avec les autres bêtes, Et qu’ensemble elles fassent, Ainsi qu’il leur plaira, Ou la guerre ou la paix. Mais nous que la raison A séparés d’entre elles, Vivons et nous plaisons Parmi les animaux Que la nature a voulu rendre égaux. Quel commerce faut-il Que nous ayons, bergère, Avec des ours et des bêtes sauvages ? Celui qui tout disposé, S’il eut jugé qu’il le fallut ainsi, Nous eut fait ou des ours, Ou des bêtes sauvages, Et au lieu de parler, Avec les loups il nous eut fait hurler. Et la chasse et les bois Sont mes chères délices, Et quant à moi, quoique tu saches dire, Je ne changerais point La prise d’un chevreuil À toutes les conquêtes Des coeurs que tu me dis. Et qu’ai-je affaire, Hylas, De ces coeurs, qui me sont Plus cruels ennemis Que ne sont pas les bêtes plus farouches ? Ne sais-je point que ce fier animal Que l’on nomme un amant, Est le plus dangereux Qui nous puisse approcher. Mais dis-moi je te prie, Qu’est-ce que veut de nous L’amant qui nous recherche ? L’honneur de vous servir Mais plutôt cet honneur Il nous voudrait ravir. Crois-tu que je ne sache Que de tant de soupirs, Que de tant de services, Et que de tant de voeux Le dessein principal Ne soit pour notre mal ? Les ours, il est certain, Sont privés de raison, Et quelquefois les loups Se repaissent de nous : Mais les loups ni les ours, Pour grand nombre qu’ils soient, Ne sont si dangereux Qu’un homme seul, qui sous titre d’amant Nous hante finement. Tous ne sont pas ainsi, L’homme à l’homme est un loup : L’homme à l’homme est un dieu. Et c’est pourquoi nous fuyons par raison Dedans les bois ces cruels ennemis, Où nous trouvons, à la honte des hommes, À notre honnêteté Beaucoup plus de sûreté. S’il était vrai comme tu dis, bergère, Que les amants fussent vos ennemis, Hélas que d’ennemis T’aurait acquis ta beauté, Sylvanire ; Car je ne vois personne Qui ne meure d’amour En voyant tes beaux yeux. Qu’il soit, ou ne soit pas, Cela m’importe peu, Car j’aime beaucoup mieux Qu’ils meurent par mes yeux, Que si mon coeur devenait si peu sage Qu’il crût à leur langage. Ô farouche pensée D’un esprit insensible, Le ciel te punira, Si bientôt, Sylvanire, Tu ne changes ce coeur Que tu retiens d’une ourse bocagère En celui de bergère. Orgueilleuse beauté Pourquoi peux-tu penser Que le ciel t’ait donné Cette extrême beauté, Qui te rend tant aimable, Et tant aimée aussi ? Quoi ? Pour faire mourir, Par des rigueurs extrêmes, Tous ceux qui te verront, Le ciel eût bien été Injuste autant que toi, De te pourvoir au dommage de tous D’une beauté si rare, Et tous les yeux qui te verront jamais Avec raison se plaindraient bien du ciel, Et du cruel destin. Mais au rebours, bergère, Ce puissant dieu qui t’a faite si belle, Quand tu naquis prononça par tes yeux Cet oracle infaillible : Cette beauté rendra Les hommes plus heureux Que ne sont pas les dieux, Et dès lors le génie Que le ciel a donné, Comme pour conducteur, Au beau berger Aglante, À t’aimer le poussa De telle passion, Que ta seule beauté Peut être égale à son affection. Parles-tu pas d’Aglante ? Aglante le berger, Le seul fils de Cléandre ? C’est de lui, Sylvanire. Ce n’est donc que de lui Dont tu me veux parler ; C’est assez, je t’entends, C’est le berger Aglante, C’est le fils de Cléandre : Mais ma chère Fossinde N’est-il pas gracieux De me parler d’Aglante ? Mais voyez cet orgueil, Voyez la dédaigneuse, On lui fait un grand tort De lui parler d’Aglante. Mais c’est donc d’Aglante Le seul fils de Cléandre, Duquel tu veux parler. Ô je t’entends, ô je t’entends, Hylas, C’est le berger Aglante, Le seul fils de Cléandre, Aglante le berger. Va cruelle beauté, Va jeunesse peu sage, Trop orgueilleux esprit, Va courage indompté, Si le ciel ne punit Si grande cruauté, Il ne sera pas juste. Parles-tu pas d’Aglante, D’Aglante le berger, Le seul fils de Cléandre ? Qu’Hylas est en colère, Il s’en va bien fâché. Vous plaît-il, Sylvanire, Que le vrai je vous dise, Je ne crois pas, que ce qu’Hylas vous dit Soit tant hors de raison. Soit tant hors de raison, Comment l’entendez-vous ? Ma soeur je l’entends bien : Dites-moi je vous prie, Quand nous aurions forcé Tous les cerfs de ces bois, Pour cela que serait-ce, Et quel grand avantage Nous en reviendrait-il ? Seulement de la peine, Et de la peine encore Que je trouve bien vaine. Aller parmi les bois Se déchirer la chair Avec les habits, Laisser contre une ronce La toison attachée De nos cheveux, comme font nos brebis, Se planter quelquefois Bien avant dans les pieds Une tranchante épine, Suivre par les rochers, À travers les montagnes, Aux soleils plus ardents, Et courre tout un jour La bête qui s’enfuit, De la chasse, ô ma soeur, N’est-ce pas tout le fruit ? J’aime bien mieux, pour moi je le confesse, Passer sans tant de peine Plus doucement la vie, Entre les jeux mignards Des bergers et bergères, Les voir, ces beaux bergers, Courre, sauter, lutter, Et les voir, ces bergères, Filer, danser, chanter, Les uns mourants d’amour Essayer de fléchir Avec milles prières Ces âmes trop altières ; Les autres au rebours Ne se souciant guère D’eux ni de leurs prières : De petites rigueurs, Qui tiennent lieu quelquefois de faveur ; Se montrer plus cruelles Qu’elles ne le sont pas, Mais non pas toutefois Autant qu’elles sont belles : Et lors entre eux par des douces disputes, Par des petites guerres, Par des petites paix, Rompre, nouer, et dénouer encore, Puis rattacher par des noeuds plus serrés Leurs amours innocentes. Je me plais, il est vrai, À voir ce que je dis, Plus qu’aux durs exercices D’une pénible chasse, Où l’on n’entend sinon Que des chiens clabauder Avec confusion, Où tout ce que l’on voit Sont des ronces sauvages, Ou des plaines brûlées, Ou des âpres montagnes, Ou des rochers rompus en précipices Par où s’enfuit une bête suivie De plusieurs autres bêtes. Dites moi Sylvanire, À nous voir courre ainsi, Qui ne nous jugerait Des bacchantes plutôt, Que non pas des bergères ? L’oisiveté c’est la mère du vice ; C’est pourquoi l’exercice À celles de notre âge Apporte, croyez-moi, Un très grand avantage. Amour qui suit, et sans cesse poursuit Une molle jeunesse, Aisément dans ces jeux Et dans ces passe-temps En rencontre le temps, Au lieu qu’il ne peut pas, Quoiqu’il soit fin, et quoiqu’il soit léger, Nous atteindre si fort Dans les durs exercices. Et par ainsi, ce travail bien petit Nous exempte des coups, Dont il blesse les coeurs Qui sont oisifs avec tant de rigueurs. Amour, gente fillette, Ne va pas au marché, Il se tient mieux caché, La fine bête, Bête, non, mais un dieu Qui naît dans le moyeu D’un oeuf d’autruche, Doris le fait éclore avec ses beaux yeux, Et le malicieux De la coque qui reste Il en fait une cruche ; Car il est bien subtil. Dites-moi qu’en fait-il ? Il l’emplit de son fiel, Et du miel d’une avette, Le miel sur Palemon Son mignon, Le fiel sur Adraste il jette. Fuyons ma soeur, c’est le berger Adraste, À qui l’amour a fait perdre le sens. Plusieurs sont comme lui Qui ne s’en vantent pas, Et que l’on ne fuit pas : Mais n’ayez point de peur, Il n’est pas malfaisant, Je l’ai vu, Sylvanire, L’un des gentils bergers De toute la contrée, Et n’est-ce pas pitié Que l’amour l’ait réduit À ce point déplorable ? Je l’ai vu tel, ma soeur, que vous le dites, Puis l’amour de Doris L’a mis en cet état : Mais à quoi pense-t-il ? Voyez un peu la mine qu’il nous fait : Ô dieux qu’il est affreux ! Allons-nous en Fossinde, Vous verrez qu’à la fin Il nous fera du mal. Ne fuyez point, il vous courrait après, Mais tenons bonne mine, Quelque berger peut-être surviendra. Dieux ! Qu’est ce que l’amour ? Ce que c’est que l’amour, Je m’en vais le vous dire. Amour, fillette, est le jeu coquimbert, Qui gagne perd. Amour est au contraire D’une châtaigne en gousse Piquante par dehors, Et par dedans fort douce. Amour est la lanterne, Mais lanterne allumée, Au dedans est le feu, Dehors quelque clarté, Mais beaucoup de fumée. Mon dieu qu’il est plaisant. Je trouve qu’il dit bien : Mais faisons le parler. Berger qu’est-ce qu’amour ? Amour c’est un vieux singe Qui fait à tous la moue, Et mord souvent celui qui trop s’y joue. Ah ! Sur ma foi ma soeur À ce coup il dit vrai. Or sus qu’est ce qu’amour ? Qu’est-ce qu’amour, c’est un gros escargot. Escargot, et pourquoi ? Ah c’est d’autant, que pour peu qu’il séjourne Soudain il fait les cornes : Mais croyez, belle fille, Que de cet escargot Vous êtes la coquille. N’est-il pas bien plaisant ? Or sus qu’est-ce qu’amour ? Amour c’est la quenouille Que plus l’on veut filer, Et que plus on embrouille. Non, non, tu te déçois. C’est donc une marmite Et du feu par dessous : Le feu, filles, c’est vous, Et nous les pois que le bouillon agite. Mais n’en faut-il pas rire ? Dis donc qu’est-ce qu’amour ? Amour c’est un pourceau, L’ordure il aime fort, Et ne vaut jamais rien Sinon quand il est mort. Je crois bien qu’il dit vrai. Et bref amour ressemble à la souris Qu’un chat poursuit, Et qui s’enfuit Deçà, delà ; Enfin voila Qu’elle rencontre un trou, Monsieur le chat trompé En peut chercher une autre à son souper. Adraste il est bien vrai, Doris te fît ainsi, Trop injuste Doris, Trop ingrate Doris, Lorsque pour Palemon Adraste elle laissa, Adraste elle trompa, Adraste elle trahit, La perfide qu’elle est. Il entre en sa furie. Où s’en est-elle allée Avec son Palemon ? La trouverai-je point Pour me venger quelquefois en ma vie ? Oui je l’étranglerai Avec mes propres mains, Et son petit mignon, Son aimé Palemon : Mais la voici. Ma soeur je meurs de peur. Non, non, ce n’est point elle. Vous vous riez Fossinde, Je vous jure ma soeur Que je tremble de crainte. Ce n’est pas celle-ci ? Non, non, ce ne l’est pas. Ne serait-ce point toi, Qui pensant me tromper As changé de visage ? Non, non, la veux-tu voir, La voilà ta Doris, La voilà qui s’en va Avec son Palemon. Bonjour belle Doris Où courez vous si vite ? Venez vers nous Doris. Venez vers nous Doris, Doris venez vers nous. Ô comme elle s’enfuit ! Elle s’enfuit, je l’atteindrai bientôt Je savais bien qu’avec cet artifice Nous nous en déferions. Dieu soit loué Fossinde : Mais avant qu’il revienne Allons-nous en aussi : Mais ô dieux il revient, Fuyons, ma soeur, fuyons. Ceux qui d’amour font la peinture, Enfant ailé nous le feignant, Sans savoir quelle est sa figure Vont à l’aventure peignant. Car il n’est mâle ni femelle, Homme ni Dieu, jeune ni vieux, Mais plusieurs choses pêle-mêle Dont il nous abuse les yeux. Des dieux il a bien la puissance, Mais des mortels l’infirmité, Des femmes il a l’inconstance, Et des hommes la fermeté. Du jeune il a la hardiesse, Du vieux déjà le sang glacé, Du sage il retient la sagesse, Et la fureur de l’insensé. Lion de force et de courage, Brebis de faiblesse et de peur, Ferme rocher, plume volage, Autant trompé comme trompeur. Et bref, amour c’est un mélange De toutes choses en un point, Dont la nature est tant étrange, Qu’enfin je ne la connais point. Je sais toutefois qu’on appelle Comme je dis ce grand démon, Mais sa nature quelle est elle ? Pour moi je n’en sais que le nom. Injuste amour, pourquoi si rarement Unis tu les desseins Des fidèles amants ? Pourquoi perfide as-tu tant de plaisir De voir dedans deux coeurs Un différent désir ? Je brûle et meurs d’amour Pour Fossinde la belle, Fossinde aime Tirinte, Tirinte Sylvanire : Et Sylvanire, ô dieux ! Ne daigne voir Tirinte, Ni Tirinte Fossinde, Ni Fossinde cruelle Me regarder, et si je meurs pour elle. L’abeille aime les fleurs, Mais le cruel amour Se repaît de nos pleurs. Il aime, le cruel, De voir languir, souffrir, Puis à la fin mourir Noyé dedans les larmes, Sans que nulle douleur Que l’amant puisse avoir L’émeuve à la pitié Qu’il doit avoir de lui. Vraiment tu montres bien Que ta mère naquit Dans les flots de la mer ; Et qu’on te doit nommer, Au lieu d’amour amer : Amer vraiment amour, Puisqu’à ceux qui te suivent Tu ne donnes jamais, Et telle est ta coutume, Sinon de l’amertume. Amers sont nos espoirs, Amers sont nos désirs, Et d’absinthes amers Sont mêlés nos plaisirs, Si des plaisirs toutefois tu nous donnes. Je sais bien que les dieux Veulent que les mortels Cueillent toujours la rose Au danger de l’épine, Et que le miel si doux Ne se prend dans la ruche Sans courre le danger Des piquantes abeilles. Mais ton rosier, amour, Sans rose ne produit Que des pointes tranchantes, Et tes ruches sans miel Que des mouches piquantes ; De sorte que la main Qui veut cueillir tes fleurs, Ou le miel que tu donnes, Ne rencontre jamais Que des égratignures, Ou bien, hélas ! Des cuisantes piqûres. Tu sentis autrefois, À ce que l’on nous dit, Quelles sont de tes flèches Les blessures amères, Quand pour une Psyché Dessus toi même il te plut d’essayer La force de tes coups ; Et cela toutefois Ne t’a rendu plus doux Envers ceux que tu blesses. Mais je crois au contraire Que cet essai t’a rendu plus cruel, Comme si tu voulais Dessus autrui te venger de toi-même. Et ne voyons-nous pas La même cruauté Dans le coeur de Fossinde ? Car autrement, ô Fossinde cruelle, Qui pour Tirinte as ressenti le mal Que tu me fais souffrir, Comment ne changes-tu Cette extrême rigueur, Puisque tu sais quel tourment elle donne ? Ne vois-tu pas, bergère, Qu’en cette cruauté Que tu me fais sentir, Très justement amour Fait que Tirinte aussi Te dédaignant me venge ? Mais faut-il que longtemps Ce mépris je supporte ? Moi, dis-je, qui ne cède En noblesse de sang, Non pas même au dieu Pan : Qui voit de mes troupeaux Les campagnes couvertes ; Troupeaux de qui le lait Presque en toute saison Inonde ma maison : Qui des biens de Cérès Et de ceux de Pommone Vois mes toits regorger, Soit l’été, soit l’automne. Moi, dis-je, qui de force Surpasse un Briarée, Un Hercule en courage, Et bref qui ne vois point Un mortel qui m’égale, En tout ce qu’un mortel Peut avoir d’estimable : Supporterai-je encore longuement Qu’une affectée, une imprudente fille, Aille estimant un berger plus que moi ? Un berger qui n’a rien Qui puisse être estimable, Sinon qu’il a la peau tendre et douillette, Le teint uni comme du lait caillé, L’oeil affetté, le visage sans rides, Et les cheveux en ondes recrêpés, Ressemblant mieux en somme Une fille qu’un homme. Ignorante bergère, Si tu savais combien se doit fuir L’homme qui fait la femme, Tu chérirais beaucoup plus mon visage, Puisqu’étant homme Un homme je ressemble, Et non pas une fille Comme Tirinte fait. Mais réponds-moi Fossinde, Croirais-tu d’être aimable, Si fille étant on voyait ton visage Se revêtir de poil Comme celui des hommes ? Comment trouves-tu beau En ce tendre berger De n’y remarquer rien De l’homme que le nom ? Mais je prêche aux déserts, Je parle aux vents, et je perds mes paroles : Fossinde la cruelle Ne m’entend point, et quand ma voix encore Atteindrait ses oreilles, Je sais qu’en vain elle les entendrait, Tant elle est affolée De ce teint damoiseau, De ces cheveux frisés, De ces roses nouvelles Qu’un hiver flétrira, Ou le moindre soleil Dont il se hâtera : Et c’est pourquoi je veux sans plus attendre Lui montrer en effet Quel je suis, quel il est ; Je ne veux plus recoure à ces prières, Que jusqu’ici si vaines j’ai trouvées, Je me veux désormais Servir des avantages Que j’ai de la nature. Tu m’enseignes, Tirinte, Ce que je devrais faire, Et jusqu’à ce moment Je ne l’ai su connaître. Tu te prévaux des grâces que Nature En ton visage a mises, Et n’est-ce pas me dire, Qu’il faut que je me serve De ce que j’ai de même De plus avantageux ? La force et le courage Ont été mon partage ; Donc par cette force, Donc par courage Saisissons-nous de cette dédaigneuse, Et montrons lui le courage et la force Que nous avons, peut-être se voyant Réduite à la merci Que nous voudrons lui faire, Se repentira-t-elle D’avoir été cruelle. Qu’elle crie au secours, Qu’elle appelle Tirinte, Nous le verrons venir, Ce tendre jouvenceau, Cette douce pucelle Sous l’habit déguisée, Et sous le nom d’un homme : Si toutefois, ce que je ne crois pas, Il en a le courage, Je jure Pan le grand dieu bocager, Je jure de Lignon l’un et l’autre rivage, Je jure par les bois Dont Isoure s’honore ; Et bref je jure et je proteste ici Par mon bras invincible, Que s’il y vient au secours de la belle, Je veux de cette masse Ravir d’un coup vainqueur, Et l’âme de son corps, Et l’amour de son coeur. Je sais que bien souvent Elle vient par ces bois, Cette imprudente fille, Je m’en vais me cacher Dans ce buisson touffu, Attendant qu’elle vienne : Si je puis l’attraper, Elle aura beau crier Avant qu’elle m’échappe : Aussi bien m’a-t-on dit Que bien souvent ces belles Veulent que leurs faveurs On prenne en dépit d’elles, Et que par force on semble être vainqueur D’un combat, où vaincues Elles sont de bon coeur. Le ciel jamais ne fait rien d’inutile, À ce que l’on nous dit ? Mais pourquoi donne-t-il, S’il est ainsi, la franche volonté Au sexe dont je suis, Puisque jamais on ne voit que la femme Se puisse prévaloir De son propre vouloir : Tant que nous sommes filles Se peut-il voir esclave Plus sujet que nous sommes Aux volontés du père et de la mère ? Et si nous espérons De rompre ces liens Avec le mariage, Que nous sommes déçues, Puisque d’autres liens Mille fois plus serrés Mettent en servitude Encor nos volontés : Car les maris (enfin ce sont les hommes Qui firent cette loi) Les maris, dis-je, avec tyrannie Vont s’usurpant toute l’autorité Sur notre volonté. Que si le ciel enfin, Rompt encor ces liens Qu’un mariage étreint, Nous séparant par la mort d’un mari, Nous voila rattachées Encore de nouveau Par d’autres noeuds plus forts que les premiers. Le père s’il survit, Ou bien à son défaut Le plus proche parent, Nous prive incontinent De pouvoir disposer, Ainsi que nous voudrions, Du reste de nos jours. S’il est ainsi (comme il n’est que trop vrai) Qu’on me dise en quel temps Nous peut jamais servir La libre volonté Que du ciel nous avons. Ô misérable état ! Que celui de la femme, De qui la volonté N’est jamais de saison, Et de qui la raison Est sans autorité : Et toutefois il ne faut pas se plaindre De ce grand dieu sous telle servitude ; Car ce n’est pas de lui Dont procède ce mal, Les hommes seuls, ah ! Ce sont les seuls hommes, Qui par la force ont ces lois établies : Lois injustes sans doute, Puisqu’à notre dommage Elles ne sont qu’à leur seul avantage. Ne voilà pas, dois-je dire mon père, Ou Ménandre plutôt Sans ce doux nom de père, Puisque le père à son enfant jamais Ne doit ravir la vie, Et qu’il ravit la mienne Par la force qu’il fait, Ou qu’au moins il veut faire Contre ma volonté. Ne voila pas cet avare Ménandre, Ainsi le nommerai-je ; Ô dieu ne voilà pas Qu’avec mille rigueurs Il veut sacrifier La pauvre Sylvanire À ce fâcheux Théante, Qui m’est plus en horreur Que l’horreur ne peut être. Ah ! J’aime mieux, j’aime bien mieux cent fois Épouser un tombeau. Fasse le ciel ce qu’il voudra de moi, Jamais, quoiqu’on m’en die, Je n’y consentirai. Et lorsque par la force On m’y voudra contraindre, La mort plus douce avec son secours Abrégera mes jours : Tout le regret qu’alors Dans le cercueil je pourrai ressentir, Sera sans plus de te laisser, Aglante, Avec l’opinion Que Sylvanire est ingrate envers toi : Car je confesse, et je l’avoue ici, Où pour témoins j’ai seulement ces arbres, Que tes vertus, Aglante, Que ta discrétion, que ton affection, Et que tes longs services Méritaient de trouver Quelque autre plus heureuse Que Sylvanire à ton dam ne l’est pas. Mais que saurais-je faire, Puisque si je t’aimais Il faudrait bien aussi (Ainsi le veut ma cruelle misère) Et souffrir, et me taire. Ménandre qui desseigne De m’allier à ce riche berger, Ô damnable avarice ! Ne tourne pas les yeux Sur ce qui vaut le mieux, J’entends sur ta vertu, Et dessus tes mérites : Mais l’éclat seulement D’un métal qui reluit À l’oeil avare, également nous nuit. Ne trouve donc étrange, Aglante que j’estime Plus que tous les bergers Des rives de Lignon, Si dedans les liens Du devoir retenue Connaître tu ne peux Le bien que je te veux. J’aime mieux que la mort Mette fin à ma vie, Que si l’on pouvait dire, Amour enfin a vaincu Sylvanire. Quelle heureuse rencontre Est celle que je fais, Vous trouvant Sylvanire. Tirinte je ne sais Pourquoi tu veux nommer Heureuse ma rencontre, Puisque si nul ne peut Donner ce qu’il n’a pas, Comment te donnerai-je Ce bonheur que tu dis, Si le bonheur jamais Avec moi n’habita ? Heureuse avec raison, Ô belle Sylvanire ! Mon coeur vous peut bien dire, Puisque non seulement On vous doit estimer Pour vos perfections, Et pour votre beauté, Sur toutes bien heureuse ; Mais plus encor pour pouvoir, s’il vous plaît Rendre heureux un amant D’un clin d’oeil seulement. Malaisément celui Peut rendre heureux autrui, Dont le pouvoir en son malheur extrême Est faible pour soi-même. Ne dois-je pas heureux dire celui, Qui (s’il le veut) peut rendre heureux autrui, En chassant de soi même Le mal qu’il croit extrême. Ce sont discours dont Tirinte repaît Ceux qui veulent le croire ; Mais, ô berger, je sais pour mon malheur Que ces propos ne sont que flatterie, Et que mon mal est chose véritable. Aimer et vous flatter Sont deux choses contraires, Si bien que quand vous dites Que Tirinte vous flatte, Vous lui dites de même Que son coeur ne vous aime. Si nous flatter et nous aimer ensemble Sont tant incompatibles, Il est certain, Tirinte, Que toutes nous pouvons Jurer assurément, Que nul homme jamais Ne se peut dire amant. Blasphème insupportable ! Toutefois véritable. Mais la fausseté même. Que sans flatter quelqu’homme puisse aimer ? Et réponds-moi Tirinte, N’est-ce pas bien flatter De dire une beauté Être toute parfaite, Où d’autres yeux remarquent cent défauts ? Ce mystère d’amour, Ô belle Sylvanire, Se peut mieux ressentir Qu’il ne se peut pas dire ; Et toutefois pour vous ôter d’erreur Je vous dirai, qu’il est vrai que l’amant Estime la beauté Qu’il aime et qu’il adore, Plus parfaite et plus grande Que toutes les beautés Qui sont en l’univers ; Et s’il l’estime telle Vous êtes bien cruelle, Vous disant ce qu’il croit, De l’estimer flatteur. Il est donc un menteur. Mentir, c’est quand on parle Contre la vérité Qui nous est bien connue, Et qu’en soi-même On sait bien que l’on ment : Mais l’amant n’est pas tel, Parce qu’en vérité Il croit celle qu’il aime Unique en sa beauté, Et toutefois peut-être il se méprend. Il est donc ignorant. Ignorant, je l’avoue : Mais de cette ignorance On ne le peut blâmer, Ayant pour précepteur Des dieux le dieu plus grand, Le puissant dieu d’amour, Amour de qui les lois Sans châtiment ne se peuvent enfreindre Par le fidèle amant. Car sachez, Sylvanire, Qu’aussitôt que l’amour Se rend maître de nous, Incontinent d’un art industrieux Nos yeux il change avec ses propres yeux ; De sorte qu’aussitôt Que nous sommes amants Notre oeil ne nous sert plus, Et nous ne voyons rien Qu’autant qu’il plaît au sien : Et cela c’est d’autant Que nul ne peut aimer Que ce qu’il juge beau ; Mais un tel jugement Jamais ne se produit Sinon par le rapport Que les yeux nous en font. Or ce grand dieu d’amour Qui veut que chacun aime, Sans changer le visage, Avec ses propres yeux Trompe le jugement Que peut avoir l’amant : Et de là vient qu’on dit Par un commun discours, Jamais laides amours. Et par ainsi Tirinte Sans offense on peut dire, Qu’amour est un trompeur ; Et que tous les amants Font de faux jugements. Vous pourriez bien mieux dire, Bergère, s’il vous plaît. Et que pourrais-je dire ? Que tout amant adore La personne qu’il aime, Et que n’ayant des yeux Que pour voir ses beautés, Il ne saurait juger Rien qui soit plus aimable : De là vient que son coeur Est plein de passion, Quand l’ingrate beauté Qu’il aime et qu’il adore, Ne correspond à son affection. Par là vous jugerez Quel est le mal que supporte Tirinte Adorant Sylvanire, Sylvanire la belle, La belle, mais cruelle, Cruelle, ô dieux, mais toutefois aimée Plus encor mille fois Qu’elle n’est pas cruelle. De quelle cruauté Tirinte te plains-tu ; Et qu’est-ce que tu veux Que Sylvanire fasse Avec la raison ? Avec la raison Vous devez, Sylvanire, Aimer celui qui n’adore que vous : Amour l’amour demande, Et la moisson de l’amour c’est amour. Et cette loi dis-moi Se doit-elle observer Par les bergers comme par les bergères ? D’une loi générale Personne n’est exempt, Et cette loi, bergère, Aime celui qui t’aime, Est une loi que la nature a faite, Que la raison approuve, Que l’amour autorise, Et que chacun observe, Si ce n’est vous cruelle Sylvanire. Pour moi j’en suis exempte, Parce que dans mon coeur, Et la nature, et la raison aussi, Ont empreint une loi D’un chaste caractère À celle-ci contraire, Qui dit ainsi : sage n’aime jamais Si tu veux vivre en paix. Et quand aux ordonnances De l’amour que tu dis, Je fais gloire, Tirinte, De ne rien observer De tout ce qu’il commande. Mais toi, berger, pourquoi n’observes tu La loi que tu confesses Être si juste et bonne ? Je fais bien davantage Que d’observer la loi : Car, Sylvanire, j’aime Autrui plus que moi-même, Et de plus j’aime, hélas ! Ce qui ne m’aime pas. Non ce n’est pas cela, Berger, que je veux dire, Aime, aime seulement La personne qui t’aime, Observe bien la loi Sans y rien ajouter. Si je ne dois aimer Sinon celui qui m’aime, Qui puis-je aimer si Tirinte je n’aime ? Berger menteur que n’aimes-tu Fossinde, Fossinde qui t’estime, Fossinde qui mérite Pour ses vertus d’être de tous aimée, Et qui par ses beautés, Et ses perfections, Pourrait bien acquérir Le plus parfait berger De toute la contrée, Si seulement son coeur y consentait. Tu ne me réponds rien, Es-tu muet ? As-tu perdu la langue ? Cruelle Sylvanire, Injuste Sylvanire, Ingrate Sylvanire, Il ne te suffit pas De tes dédains et de tes cruautés, Pour tourmenter ce coeur Dont ton oeil est vainqueur, Si de plus tu n’ajoutes À tant de cruautés, Quoiqu’elles soient extrêmes, Encore ce tourment D’une importune fille, Que plutôt que d’aimer Dedans Lignon je voudrais m’abîmer. Ah bergère ! Ah bergère ! Si toutefois bergère Une cruelle, une injuste, une ingrate, On peut nommer sans offenser ce nom : Cruelle, injuste, ingrate, Si tu savais quelle est l’affection Que Tirinte te porte, Tu parlerais pour certain d’autre sorte. Amour ne peut sur une vraie amour Anter une autre amour, Il faut que l’une meure, Et pour moi je te jure Que mille morts je m’élirais plutôt Que l’amour de Fossinde, Fossinde l’importune, Fossinde que je hais, Si ce que tu me dis Est chose véritable, Autant comme elle m’aime. Dis-le lui, Sylvanire, Si pourtant il te reste, Cruelle, injuste, ingrate, Encor quelque pitié : Dis-le lui seulement ; Dis-le lui hardiment, Et que jamais, jamais Elle n’espère en moi, Ni plus d’amour, Ni moins de haine aussi. Tirinte c’est à tort Que tu me vas blâmant, Écoute mes raisons. Mais dieu voici mon père Je ne veux pas l’attendre. Mais ne l’ai-je pas vue, Cette imprudente fille Que je vais recherchant ? Tirinte dis-le moi N’est-ce pas Sylvanire Celle-là qui s’enfuit ? Tes yeux, ô bon Ménandre Cette fois t’ont déçu. Que c’est bien Sylvanire. Tyr parce que la bergère Que tu prends pour ta fille C’est la jeune Almerine, Almerine qui cherche Par ces buissons touffus, Et parmi ces rivages, La brebis la plus chère Qu’elle ait dans son troupeau. Almerine dis-tu, Et non pas Sylvanire ? Almerine, il est vrai. Je confesse, berger, Que mes yeux à ce coup Ont été mensongers. Ou bien plutôt Tirinte. Mon dieu que la jeunesse Tout à coup se fait grande ; Je la vis, cette fille, Chez son père Andronire, Si j’ai bonne mémoire, Six lunes ne sont pas Encore bien passées, Mais certes si petite, Que c’est avec raison Si mes yeux m’ont trompé S’étant faite si grande Depuis si peu de temps. Il est vrai que les filles, Ainsi comme l’on dit, Croissent en une nuit ; Il faut bien qu’Andronire Commence d’avoir soin De lui trouver mari, Et surtout de l’argent : Car aujourd’hui c’est l’argent qui fait tout. Tant de beauté qu’on veut, Tant d’attraits agréables, Tant de nobles aïeuls, Tout cela ce n’est rien, Si pour enseigne il ne pend au logis Or et argent, personne ne la veut, Cette extrême beauté, Ces attraits agréables, Sinon peut-être un autre encor plus pauvre Mais aussi n’est-ce pas Une grande folie Que de se marier, Si l’argent comme guide Ne marche le premier ? Personne ne se paît Trois jours entiers de la seule beauté, Depuis qu’il faut mettre couteaux sur table, Il faut bien d’autres choses Que ces afféteries, Que ces attraits aimables, Ni que tant de beautés ; Cent quintaux assemblés De telle marchandise, Ne saouleraient le moindre de tous ceux Qui sont dans un logis. Ah ! Si ces jeunes filles, Je parle pour la mienne, Savaient combien est grande La peine que l’on a Pour conduire un ménage, Pour éviter la pauvreté honteuse, Et combien peu se trouvent aujourd’hui De partis convenables, Je sais bien pour certain Qu’elles ne seraient pas Si peu reconnaissantes, Qu’elles ne les reçussent, Ces partis quand ils viennent. Mais pour notre malheur Cette inexperte et peu sage jeunesse Ne reconnaît jamais Son bien, que quand il est outrepassé : Mais lors il n’est plus temps, Ô jeunesse imprudente, Tu l’as beau rappeler Par les regrets d’un trop tard repentir, N’espère plus qu’il doive revenir. Le propre de ce point, Qu’en toute affaire il faut savoir connaître, Est de telle nature, Que jamais plus, jamais il ne rappelle Ces pas fuitifs pour retourner vers nous. Quand il nous vient trouver Sachons le prendre, ou bien n’espérons plus De le revoir une seconde fois : Mais c’est grand cas de l’extrême imprudence Qui suit cette jeunesse, Inexperte jeunesse, Et jeunesse peu sage, La mère très féconde Des incommodités Qu’en vieillesse on ressent. Encor serait-ce peu ; On les pourrait conduire, Ces ignorantes filles, Pourvu qu’avec toute leur ignorance Elles crussent à ceux Qui sont plus sages qu’elles. Mais tant s’en faut elles ont un vouloir, Et puis Dieu sait comme il est bien fondé, Qu’à faute de raison Elles vont soutenant D’opiniâtreté. Ô de mon temps qu’une fille eut osé Dire sa volonté, Et celui-ci me plaît Plus que non pas cet autre, Elle eut été tenue Pour montre entre les filles, Et chacun dans la rue, En la voyant passer, Vous l’eut montrée au doigt, Disant, c’est celle-la. Mais d’où viennent ces plaintes, D’où viennent ces censures Que tu fais, ô Ménandre ? Alciron elles viennent D’une juste douleur Qui me presse et m’oppresse En ma faible vieillesse. Ménandre bien souvent Nous nous représentons Les maux plus grands qu’en effet ils ne sont. Qu’ils ne sont que trop grands Ceux desquels je me plains, Et je te les veux dire, Et t’en faire le juge, Si je te dis que j’aime Ma fille Sylvanire. Aussi fait bien quelque autre. Autant qu’on puisse aimer L’enfant qu’on a fait naître, C’est chose superflue ; Car outre les raisons Que tous les pères ont, Encor s’il m’est permis, Quoiqu’elle soit ma fille, De le dire, berger, Encore ses vertus M’obligent à l’aimer. Et d’autres sa beauté. Car certes je puis dire De n’avoir jamais vu En cette jeune fille Une seule action Qui ne soit à louer, Sinon pour le sujet dont je te veux parler : Et c’est pourquoi chargé d’âge et de peine, Ainsi que tu me vois, Je vais toujours rêvant à son profit, Sans pardonner à ces jambes tremblantes, Et sans flatter ces bras À moitié décharnés ; Je vais sans cesse, et sans cesse je cherche, Et me travaille, afin de voir un jour Qu’elle soit bien à son contentement. Or j’ai tant fait avec mes amis Que le berger Théante, Théante à qui le ciel D’une main libérale A donné tant de biens, Veut contracter alliance avec elle. J’en ferais bien autant. Dieu sait combien heureuse Une fille sera parmi tant de richesses ; Car rien ne défaut là Qu’elle puisse vouloir. Elle voudrait un homme, Et non pas une bête. Et toutefois cette jeunesse folle, Cette imprudente fille, Quand je lui dis que Théante la veut. Aussi feraient bien d’autres. Théante l’héritier Du plus riche berger De toute la contrée, Elle tourne la tête, Comme si cette offense Était insupportable, Elle demeure muette À ce que je lui dis, Comme si ce parti Se devait dédaigner. Que si lors je la presse De me faire réponse, Les soupirs la devancent Suivis de tant de pleurs Qu’elle ne peut parler, Et si je la contrains Enfin de me répondre, Parmi les pleurs et les sanglots menus, Toujours un non s’échappe de sa bouche, Et puis après ce non, Cent protestations Qu’elle veut être ou vestale ou druide. Quelle dévotion ! Dieux, que ferais-je là ? Je me vois vieux, et désormais plutôt Je dois songer au départ qu’il faut faire, Que de penser aux affaires d’autrui, Que si je meurs, ah ! Que deviendra-t-elle ? Qu’elle vienne vers moi. Ah, qui ne sait combien est misérable Une jeune orpheline, Entre les mains de ceux Qui n’ont que le souci De leurs propres enfants : Si dedans le cercueil On a le souvenir Des choses des vivants, Dieu quel serait l’ennui, Quel serait le regret De voir ce jeune enfant Qui n’a point de malice, Entre les mains de tel Qui la dédaignerait, Et la ferait servir Ainsi comme une esclave Aux choses les plus viles. Ô Ménandre, ô Ménandre, Je n’eusse jamais cru Qu’il sortit de ta bouche De semblables paroles : Toi dont le nom par réputation Porte avec soi le titre de prudence. Voilà comme on se trompe. Comment ? Tu veux marier une fille Contre sa volonté ? Et quelle volonté Doit avoir une fille ? Celle de sa raison. Crois-tu qu’elle soit folle ? Que si cela n’est pas, Pourquoi sa volonté Ne se réglera-t-elle Aux lois de la raison ? Et pourquoi dois-tu croire Qu’aussi cette raison Ne lui fasse vouloir Ce qu’elle doit vouloir ? Aux bêtes plus grossières, Les voulant conserver, Ne suivons-nous, Ménandre, leur vouloir ? Et nos brebis quand elles veulent boire Les faisons-nous au contraire manger ? Nature leur apprend D’une soigneuse cure. Crois-tu que plus avare Soit pour nous la nature ? Quoi donc l’expérience Ne servira de rien ? L’expérience est bonne, Mais chacun sait son bien. Par ainsi les plus vieux N’auront point d’avantage. Ils l’auront bien, Ménandre, Mais qu’ils soient les plus sages. Et leur expérience ? Jointe avec la prudence, Autrement sois certain Que cette expérience Sert de si peu de chose, Que c’est grande imprudence De mettre entièrement Tout son bonheur sur chose si douteuse. J’ai vu des mêmes causes Produire bien souvent Des effets différents. Rien donc, berger, au monde n’est certain, Puisque l’expérience est encore douteuse. Qu’il soit ainsi, Ménandre, Que rien dedans le monde Ne puisse être certain, Faut-il pourtant conclure Que cette Sylvanire, Ô dieux ! Qui n’en peut mais, Soit pour cela malheureuse à jamais ? Au contraire, berger, Heureuse elle sera, Pourvu qu’elle me croie : Alciron mon ami Qu’elle aura de troupeaux ? Mais qu’elle aura de maux. Que de grands héritages ? Que de cruels servages. Que de belles maisons ? Que de tristes prisons. Que de riches habits ? Que de mortels ennuis. Que lui défaudra-t-il Ayant tant de richesses ? Sans le contentement Ce ne sont que tristesses. Avec la pauvreté Toute chose déplaît. Riche est la pauvreté Lorsque contente elle est. D’être contente et riche Qui l’en empêchera ? Le choix que tu feras. Théante l’aime tant : Elle le hait autant. Enfin il la vaincra. Peut-être il la vaincra, Mais elle est très certaine Que maintenant elle ne l’aime point ; De sorte que ton choix, Sous la faible espérance De ce bien incertain, Lui donne un mal certain. Il est beau sans mentir Qu’une fille ait un choix. Et sans choix n’est-ce pas Une pièce de bois ? Quoi choisir un mari ? Et quoi donc un fuseau ? Ô trop insupportable Des pères l’ignorance, Ou plutôt cruauté Qu’on peut avec raison Appeler tyrannie. Si pour filer une pauvre quenouille Leurs filles vont choisir Entre cent un fuseau, Ils ne l’empêchent pas, Et leur laissent le choix De celui qu’elles veulent : Mais s’il leur faut un mari pour jamais, Non, non, il ne faut pas Qu’elles le puissent faire, Dit aussitôt le père. Ô pauvres vieux rêveurs Qui pensez sous vos lois, Étant dans le tombeau, Retenir vos enfants, Qui pensez imprudents Qu’ils aient même goût En leurs tendres jeunesses, Que vous avez en vos rances vieillesses : Que vous êtes déçus, Que vous êtes trompés ; Ceux que vous leurs donnés Pour être leur maris, Deviennent, croyez-moi, Les plus fiers ennemis Qu’elles puissent avoir : Et faites par ainsi Qu’hélas ! Ces mariages, Au lieu d’être en effet Des champs élysiens, Des paradis d’amour, Ainsi qu’ils doivent être, Se trouvent des prisons, Ou plutôt des enfers, Pour tourmenter vos filles. Car juge un peu quel plaisir leur doit être De se voir à jamais Entre les bras des maris qu’elles ont Plus mille fois en horreur que la mort : Leurs baisers ne leur sont Que des cruels supplices, Leurs plus douces caresses Des absinthes mortels, Leurs honneurs des mépris Qui blessent leur courage, Et leurs dons des outrages. Et quelques uns s’étonnent Qu’on remarque si peu De contents mariages, C’est vous autres sans plus, C’est votre cruauté, C’est votre tyrannie, Qui cause ces désordres : Si vous laissiez choisir Aux filles leurs époux, Chacune choisirait Celui qu’elle aimerait : Mais votre autorité Leur donne des maris Qu’elles voudraient pleurer Plutôt dans le tombeau Un siècle entier, que non pas un moment Caresser en amant. Que si comme tu dis On a dans le cercueil Des vivants la mémoire, Quel regret auras tu, Étant chez Radhamanthe, Réponds, réponds, Ménandre, De savoir par ton choix Ta fille misérable, Par dessus la misère De tous les malheureux Qui vivent dans le monde ? De savoir qu’à toute heure, Pour son bonheur plus grand Elle ne requerra Qu’une hâtive mort ? Les imprécations, Les malédictions Que tu peux bien prévoir, Ne te font-elles point Et frémir et trembler ? Quel repos auras-tu Dans ce triste tombeau, Où chaque jour cette pauvrette ira Pour te maudire, Et tes cendres aussi, Comme l’auteur de toutes ses misères ? Ô vieillards abusés Laissez à vos enfants, Laissez, laissez choisir, Selon leur volonté, Les maris qu’elles veulent, Ou pour le moins nul de vous ne les force Avec violence D’épouser les personnes Qu’elles aiment, ainsi Qu’on aime le trépas. C’est la sage nature, Qui vous ordonne avec moi cette loi, Jamais elle ne fait Une union de deux choses contraires, Sinon par un milieu Qui sympathise aux deux. Pourquoi n’aimeront-elles Des maris dignes d’elles ? Ô vieillard peu savant, Ne sais-tu pas que le mérite seul Est le plus grand empêchement de tous Pour obtenir le bien que l’on désire ? Ne sais-tu pas que l’amour a pour soi D’autres raisons que n’ont pas tous les dieux ? Sache, sache, Ménandre, Que la raison d’amour, Et je dis la meilleure, C’est de dire, il me plaît, Ou bien ne me plaît pas, Chercher dedans ces lois Ou dans ces volontés Quelque meilleur pourquoi, C’est bien être ignorant Du pouvoir de l’amour. Alciron mon ami, Coupons là ce discours, C’est assez pour ce coup, Lorsque tu seras père Fais comme tu voudras, Et s’il te semble bon, Permets non seulement À ta fille de prendre À son choix un mari, Mais trente si tu veux ; Et si ce n’est assez, Donne lui, mon ami, Tous ceux qu’elle voudra, Ou bien tous ceux encore Qui la voudront avoir ; Ce n’est pas ce souci Qui le plus me travaille, Chacun fasse à son gré Du sien comme il l’entend. Mais quant à Sylvanire Je veux qu’elle l’épouse, Ce berger que je dis, Je sais mieux qu’elle même Ce qu’il lui faut : mais avec toi, berger, Je n’en veux plus parler, Tu causes trop pour moi : Quel précepteur de filles, Je t’en ferai donner Par nos voisins afin de les instruire ; Prépare ton logis pour les bien recevoir. Je vous laisse à penser Le gentil discoureur que nous avons trouvé, Et les belles leçons Qu’il leur enseignerait. Adieu, Ménandre, adieu, Au moins ressouviens-toi Qu’Alciron aujourd’hui T’a dit la vérité : Un jour, je le sais bien, Un jour il adviendra, Que tu regretteras De n’avoir pas suivi Un si sage conseil. Le voila bien fâché : Pourquoi n’a-t-il encore Avec ses déplaisirs, Tous ceux que la fortune Me prépare à jamais. Ah ! Cher ami, les déplaisirs qu’il a, Ou tous ceux que quelque autre Pourra jamais souffrir, Ne sauraient égaler Ceux que mon coeur endure. Chacun prétend tout de la même sorte, Qu’il n’est nul mal que le mal qu’il supporte. Ami, si tu savais Quel est le mien, tu dirais avec moi Qu’où la mort ne suffit À plaindre des malheurs, Trop faibles sont les pleurs. Plus on redoute un mal, Et plus aussi se fait-il ressentir : Mais tiens ceci de moi L’effet est toujours moindre, Et du bien et du mal, Que n’est l’opinion. Mais quel mal, ô Tirinte Est celui qui t’afflige ? À quoi sert-il de découvrir la plaie, Que la grandeur a rendue incurable ? Un bon ami souvent Nous donne des conseils Contre nos déplaisirs, Que de nous seuls nous n’eussions su choisir. Il est vrai, je l’avoue, Mais c’est aux maux qui se peuvent guérir, Et non en ceux qui n’ont point de remède. L’essai n’en coûte rien. Ah ! Combien, Alciron, Est arrogant l’essai Qui pense atteindre au dessus de l’espoir. Encor le faut-il voir, Jamais d’un mal l’on ne sait la grandeur Qu’on ne l’ait mesurée, Et faible est le courage Qui ne se hausse avec l’espérance, Autant que lui permettent Les lois de la raison. C’est la raison, Alciron, qui m’empêche De pouvoir espérer quelque remède Au mal qui me possède : Et toutefois puisqu’ainsi tu le veux, Je le veux bien de même ; Je le veux bien te le dire, berger : Non pas pour soulager Un mal que je connais Sans nul soulagement ; Mais seulement afin de satisfaire Aux lois de l’amitié Entre nous contractée. Saches donc, Alciron, Que j’aime et que j’adore Plus que je ne puis dire, La belle Sylvanire. Cent fois elle m’a vu Prêt à mourir pour elle, Sans que ce coeur cruel, Ce coeur de diamant, Ait jamais fait paraître D’être sensible aux traits de la pitié. Elle m’a vu sur l’excès de mon mal Presque dissoudre en pleurs, Noyer ces mains de larmes inutiles, Sans que jamais elle ait fait action Qui peut faire juger Que de mon mal elle eut compassion. Donc l’amour d’une bergère ingrate Te tourmente si fort, Et tu ne peux ravoir ta liberté Des mains de cette fille ? Vois-tu Tirinte, et tiens cela de moi, On ne se doit jamais Tellement enfoncer Aux bourbiers de l’amour, Que quand on le voudra Les pieds l’on n’en retire. Aussi bien comme toi Je sais ce qu’il faut faire : Mais de le pouvoir faire, Ô cher ami, cela m’est défendu. Si sais-je bien que de ces passions, Et que de ces transports, Dont les amants remplissent les oreilles De ces jeunes beautés, Qui les vont écoutant, Il en reste toujours Bien moins dedans leurs coeurs Que dedans leurs discours, Et je sais bien encore beaucoup mieux, Que l’amour n’a de vie Qu’autant qu’il plaît au coeur qui veut aimer ; Et que ce dieu, ce dieu que nous feignons Vaincre avec des yeux Les hommes et les dieux, N’a sur nous nul pouvoir Que par notre vouloir : Et de là je conclus, Quoi que tu saches dire, Que de ce mal ton âme guérira Alors qu’il lui plaira. L’on dit qu’amour est un puissant désir De sa perfection, Par l’union du bien qui nous défaut : Crois moi, Tirinte, amour est au contraire Un défaut de raison, Un accès violent, Qu’un désir mal réglé Avec l’oisiveté Conçoit dedans notre âme, Et qui n’est maintenu Que par l’espoir véritable ou menteur D’un plaisir prétendu. Donc, berger, pour guérir de ce mal Le plus certain remède C’est de vouloir guérir ; Car tout le mal que l’amour nous peut faire Git en la volonté : Mais rien n’est de si libre Que cette volonté : Car tous les fers et toutes les prisons, Toutes les dures chaînes Des plus cruels tyrans, Ne sauraient asservir La liberté du moindre des humains, Au moins s’il ne le veut. Alciron mon ami, Savoir que c’est que le mal qui me blesse, À ma douleur ne sert pas de remède, Que ce soit un désir, Ou le défaut d’une raison malsaine, Ou l’accès violent D’un espoir prétendu, Cela me sert de peu : Tant y a qu’il est vrai, Quoi que ce mal puisse être, Qu’enfin, ami, c’est le plus violent, C’est le plus incurable, Que jamais un amant Ait souffert en aimant. Incurable, ô berger, D’autant que ma blessure N’espère guérison Que du fer qui l’a faite, Et l’inhumaine et sauvage beauté De ma bergère à tel point est venue, Que l’insensible et cruelle qu’elle est Ne daigne voir le mal qu’elle m’a fait, Ou le voyant les coups en désavoue, Encore que chacun Connaisse bien, que sans plus de ses mains Peuvent venir de si profondes plaies, Et que nul ne saurait Tant de flammes produire Que l’oeil de Sylvanire. Et qu’est-ce qu’elle dit Quand ton mal tu lui contes ? Mais en fait-elle conte ? Elle ne répond rien ? Si fait, mais jamais bien. Peut-être un autre elle aime ? Ce n’est donc qu’elle-même. Mais comment se peut-il Que l’amour ne la touche ? Non plus que si c’était Une insensible souche. Prends courage, Tirinte, Puisque nul jusqu’ici Ne possède son âme, L’on prend plus aisément La place qui n’est point Par un autre occupée. Tout au rebours ce point me désespère, Car si son coeur avait été blessé Je le croirais sensible, Et pourrais espérer En la servant d’en pouvoir autant faire : Mais quel espoir puis-je avoir, Alciron, D’aimer cette sauvage, Qu’amour jamais ne peut apprivoiser ? Aussi de telle sorte Ce penser me travaille, Qu’il faut, ami, que je prenne à la fin La résolution Qu’aux plus irrésolus Le désespoir apporte. Je me résous, puisque le ciel le veut, Non seulement d’éloigner la cruelle Par un lointain voyage, Mais d’un courage d’homme Sortir enfin, oui sortir à la fin De ce honteux servage, Rompre les noeuds, éteindre tous les feux D’amour et d’elle. Ah ! Résolution Vraiment digne de toi. Oui pour certain je veux enfin sortir Des mains de la cruelle, J’ai de ma patience Rompu toutes les chaînes, Je veux ravoir ma chère liberté : Mais sais-tu bien, Alciron mon ami, Comment ? Et quel chemin Je me résous de prendre ? Des cendres du tombeau Je veux les feux éteindre D’une telle chimère, Et par le seul trépas Je me veux éloigner De cette servitude, Et je crois bien qu’aujourd’hui le destin N’a tes pas adressés Par où les miens devaient prendre leur route, Qu’avec prévoyance, Parce qu’il ne veut pas, Ce très juste destin, que par ma mort Meure aussi la mémoire Du beau feu qui me brûle, Sachant bien que jamais Pour un plus beau sujet Une plus belle flamme Ne s’éprit dans une âme : Il nous a fait rencontrer en ce lieu, Afin, berger, qu’en ton sein je remisse L’histoire pitoyable De mes tristes amours, Et que toi, cher ami, Fidèle secrétaire, Lorsque je serai mort, Pour mémoire éternelle, Tu mettes sur ma tombe ; Voila l’effet des plus beaux yeux du monde : Peut-être un jour ces mêmes yeux lisant En ton écrit leurs dédains et ma peine, Quelque pitié, quoique tardive et vaine, Leur ira dérobant Des soupirs et des larmes : Que si dedans le sein De cette belle il en tombe une seule, Ou bien parmi mes cendres, Je tiens déjà les peines que j’endure Pour ma plus belle gloire, Et ma mort pour victoire. Que parles-tu de larmes, De cercueil et de mort ? Amour donne la vie À tout cet univers, Et tu penses, Tirinte, Que pour un seul Tirinte Il cesse d’être amour : Non, non, ce ne sont pas Effets d’amour ceux desquels tu te plains, Tous ces désirs de mort, Et tous ces désespoirs Ne viennent pas d’amour, Mais d’un démon contraire Qui le veut contrefaire. Lorsque tu seras mort Quel bien recevras-tu, Et quel allègement Dans la tombe relente Au mal qui te tourmente ? Il faut chasser de toi Cette vaine folie, Et te ressouvenir Que tout amant est obligé de vivre, Pour ne priver celle qu’il aime tant, Quoiqu’elle soit cruelle, D’un serviteur fidèle. Mais Alciron, ne faut-il pas mourir Ayant perdu tout espoir de guérir ? L’homme vivant peut toujours espérer. Sans espoir espérer N’est pas d’homme d’esprit. C’est d’homme de courage. Non pas prudent ni sage. Le désespoir nous témoigne bien mieux Un esprit imprudent. Mais la raison quelquefois nous l’apprend, Et puis du mal l’extrême violence De la raison bien souvent nous dispense ; Enfin quoi que ç’en soit, Vois-tu bien, Alciron, Ma résolution Est telle que je dis, Car je veux à ce coup avec sa cruauté Mettre fin à ma peine. Arrête, attends un peu, Tirinte écoute moi. Ô le cruel ami ! Attends un peu Tirinte, Et tu verras peut être Que cette cruauté Que tu blâmes en moi Te donnera la vie. Vois-tu, berger, j’eusse bien désiré De voir ton coeur libre des passions Dont amour te tourmente : Mais puisqu’il ne se peut, Et que je vois que ta raison trop faible Cède à la violence Dont cet amour t’offense : Je te promets par le gui de l’an neuf, Pourvu que tu me crois, De mettre entre tes mains Cette belle cruelle Avant qu’il soit demain. Avant qu’il soit demain Cette belle cruelle Tu mettras en mes mains ? Ô cher ami ! Qu’est-ce que tu promets ? Je ne te promets rien Qu’en effet je ne fasse. Puis-je espérer une si grande grâce ? Espère si tu crois, Tirinte, que je t’aime. Mon malheur est trop grand, Et ce bien trop extrême. Plus grande est l’amitié Que te porte Alciron. Je le crois ; mais...         Mais qu’est-ce que ce mais ? Mais, ô berger, tu prends un pesant faix, Quand tu prétends supporter mon malheur. Non, je ne prétends rien Que je ne parachève, Je te la remettrai Dans demain, cette belle, Si bien en ta puissance, Que nul que nous n’en aura connaissance, Et seulement, Tirinte, résous-toi De ne point perdre alors L’occasion qui se présentera. Mais Alciron, et pour qui te tiendrai-je, Si de tes mains je reçois ce bonheur. Tiens moi pour ton ami, Et pour ton serviteur. Mais plutôt pour mon dieu, Pour mon dieu puis-je dire, Puisque tu me rendras Une seconde vie, Que je suis obligé D’employer à jamais Pour te faire service. Ces beaux discours ne conviennent pas bien À notre affection : Aime moi seulement Autant comme je t’aime, Et je m’estimerai Mieux que récompensé : Mais sans plus retarder, Allons, berger, mettre la main à l’oeuvre. Ne croyez pas, Fossinde, Que je sois oublieuse De ce que j’ai promis, Pour le souffrir l’amour que je vous porte, Ô ma soeur, est trop forte. J’ai fait envers Tirinte L’office que j’ai dû : Mais...         J’entends ce langage, N’en dites davantage : Mais le cruel berger, N’est-il pas vrai, bergère, Ne s’en soucie guère ? Je l’avais toujours cru Que cette âme insensible En userait ainsi, Je ne suis point trompée, Et contre mon espoir Rien ne m’est advenu. Que pouvais-je prétendre De ce coeur de rocher, Sinon toute dureté ? J’ai honte seulement Que Sylvanire ait su de ma folie L’accès trop véhément : Mais, ma soeur, excusez En votre chère soeur Ce mal qui ne pardonne, Ce dit-on, à personne, Et ne laissez d’aimer Cette triste Fossinde Autant que vous faisiez. Je plains, Fossinde, et ne le puis nier, Le mal qui vous tourmente : Mais je le plains, d’autant Que je le vois sans espoir de remède : Et croyez moi que si je connaissais Que ce coeur arrogant Peut être surmonté, Je ne vous dirais pas Ce que je vous en dis : Mais soyez sûre, et n’en doutez jamais, Entre tous les bergers Des rives de Lignon, Tirinte est le moins digne D’avoir votre amitié. Si vous saviez avec quelles paroles L’indiscret m’en parla, Vous diriez avec moi, Que de tous les humains Il mérite le moins Que vous le regardiez. Et c’est pourquoi, si vous m’en voulez croire, Laissez-le là, ma soeur, L’impertinent qu’il est, Et faites lui paraître Qu’il ne méritait pas L’honneur qu’on lui faisait. Pour moi, je le confesse, Si ce malheur m’arrivait comme à vous, Je veux dire d’aimer Ainsi comme vous faites, Je pourrais supporter Tout, sinon le dédain : Mais du mépris les coups sont si sensibles, Que je ne puis penser Que les liens d’amour, Pour forts qu’ils puissent être, Un seul moment me sussent arrêter. Considérez, Fossinde, Ce que Fossinde vaut, Et ce que peut valoir L’ingrat Tirinte avec son arrogance. Considérez, ma soeur, Que ce jeune berger Fera toute sa gloire De votre déshonneur ; Et comment pouvez-vous, Ayant tant de mérite, Aimer qui ne vous aime ? Mais quel berger encore ? Le plus méconnaissant, Le plus ingrat berger, Et le plus insolent Qui jamais eut la houlette en la main. Laissons-le là, Fossinde, Laissons-le, et m’en croyez, Il ne manquera pas D’autres bergers au monde Mieux faits encor que lui, Qui sauront reconnaître L’honneur que celui-ci Imprudemment dédaigne. Ah Sylvanire ! Ah dieu qu’il est aisé De parler sagement, Quand on n’est pas amant. À qui faut-il que mon mal je raconte, Puisque déjà de moi-même j’ai honte, Et qu’il ne faut jamais plus espérer Ce que l’amour m’a tant fait désirer. Nymphe des bois qui te plais à redire Le triste accent de celui qui soupire, C’est à toi seule à qui je veux conter Le mal cruel qui me fait lamenter. Réponds-moi donc pour soulager ma peine : Que m’acquerra cet amour inhumaine ?         Haine. Que deviendra cet espoir décevant Qui m’a promis tant de bien ci-devant ?         De vent. Et que faut-il que fasse de bonne heure L’ardente amour qui dans mon coeur demeure ?         Meure. Et quels seront, si l’amour ne vit plus, Les beaux desseins que j’avais faits dessus ?         Déçus. Que dois-je croire en ma peine présente ? Que fait l’espoir qui quelquefois augmente ?         Mente. Et quel loyer dois-je donc présumer D’avoir, de l’oeil qui me vient enflammer ?         Amer. Amour cruel sont-ce donc là tes charmes ? Que deviendront à la fin tant d’alarmes ?         Larmes. Ô vous amants qui lui gardez la foi, Voyez à quoi m’a réduit cet émoi.         Et moi ? Malheureuse fortune, Impitoyable amour, Ô destin rigoureux ! Que sera-ce de moi ? Et quelle fin mettrez vous à mes peines ? Insensible berger, Dénaturé berger, Ô berger imprudent, Cesseras-tu jamais De suivre qui te fuit, Et fuir qui te suit ? Mais comment puis-je croire Que ce destin, ce destin tant injuste Dans le ciel soit écrit ? Dans le ciel où jamais L’injustice ne fut ? Peut-être Écho de mon tourment se moque : Retentons de nouveau L’oracle de la nymphe. Ma voix encore un coup à parler te semond : Que ferons-nous Écho contre ce grand démon ?         Aimons. Aimer, mais qui pourrait aimer quand on ne l’aime ? Echo c’est ce me semble une folie extrême :         Aime. De ce conseil nouveau nymphe je m’ébahis : Mais le suivant mon coeur sera-t-il réjoui ?         Oui. Est-il vrai que le ciel à mon désir consente, Et que je puisse enfin obtenir mon attente ?         Tente. Et ce coeur de rocher cause de mon tourment, Quel le verrai-je enfin si j’aime constamment ?         Amant. Ne te moques-tu point du tourment que j’endure ? Et quelle guérison aurai-je à ma blessure ?         Sûre. Heureux trois fois mon coeur tu te peux estimer : Mais pour cueillir ce fruit comment faut il semer ?         Aimer. En cet art je ne suis, nymphe, que trop savante : Mais quelle récompense à l’amour violente ?         Lente. Lente il n’importe pas, Pourvu que d’un moment Elle devance au moins L’heure de mon trépas. Elle s’en veut aller, Gardons qu’elle n’échappe, Jamais occasion Ne se trouva plus belle, Personne n’est ici : Amour à mes desseins Sois ce coup favorable. Dieu voici le satyre, Sois Diane à mon aide. Avant qu’user avec elle de force Il nous faut essayer Celle de la prière, Les faveurs sont plus douces Que ces belles nous donnent De leur bon gré, que celles qu’on ravit Contre leur volonté. Il s’approche de moi, Dois-je fuir, ou dois-je demeurer ? Fuir, il est plus vite : De demeurer aussi, Le séjour en ce lieu N’est pas peu dangereux : Ah fâcheuse rencontre ! Quel bon démon conduit ici mes pas Où je te vois Fossinde, Fossinde que j’adore, Fossinde de mon coeur Le plus ardent désir ? Il faut bien que ce jour Marqué de blanc me soit saint et sacré, Et que le souvenir à jamais m’en demeure. Il parle doucement, Il faut que je m’essaye Avec la douceur De tromper ses desseins : Car tromper le trompeur Avec son artifice, C’est un effet propre de la justice. Tu parles seule, et tu ne réponds point À cet amant qui n’aime que tes yeux, Qui consumé par eux, Comme au soleil ardent L’on voit fondre la neige, Et tu ne l’aimes point ? Mais comment se peut-il Que tu brûles mon coeur, Et gèles de froideur ? Car si, comme l’on dit, Nul ne saurait donner Ce qu’il n’a pas, ô dieu ! Comment, Fossinde, Me peux-tu bien donner Une si grande amour, Puisque tu n’en as point ? Ah ! Je n’en ai que trop. Sont-ce pas des miracles Et d’amour et de toi ? D’amour qui m’a pu vaincre, Moi qui suis invincible, Et de toi belle à qui j’offre mon coeur, Et de qui l’oeil cruel Étant vainqueur ne daigne être vainqueur ? Je ne suis pas, ô nymphe impitoyable, À dédaigner comme tu peux penser, Et quelquefois si tu tournes les yeux Sur mon affection, Et sur ce que je vaux, Je ne crois pas qu’enfin ton jugement Ne soit en ma faveur. Ô le beau serviteur ! Jamais de ton mérite, Gentil Satyre, et crois qu’il est ainsi, Je n’ai douté, ni de l’affection Que tu m’as fait paraître ; Mais seulement, vois-tu, je le confesse, L’erreur commune où mes compagnes sont De fuir les satyres, Est cause que comme elles Aussi je t’ai fui. Tes compagnes, Fossinde, Sont des petites folles, Qui ne savent connaître Ceux qui valent le mieux, Qui ne vont estimant Le prix de toute chose Qu’à leur opinion. Mais si comme elles doivent, Sans s’arrêter à quelques apparences De ces délicatesses Qui ne sont plus en nous, Elles voulaient juger de nos mérites ; Crois moi, Fossinde, elles nous aimeraient Autant qu’elles nous fuient, Ces délicates filles, Ces jeunes affectées, Qui ne savent encore Que c’est que vivre, et se vont figurant D’être les plus prudentes Et les plus entendues, De toute la contrée. Mais toi, Fossinde, en qui le ciel a mis Non seulement la beauté du visage, Mais de l’esprit les qualités plus belles, Sois juge de ma cause, Et vois si j’ai raison De les dire ignorantes, Alors qu’elles choisissent Ces petits pastoureaux, Qui semblent à des filles En garçons revêtues, Et s’en vont nous fuyant, Non pour autre raison, Tu le sais bien, bergère, Sinon d’autant qu’on nous voit au visage Les signes très certains D’un généreux courage, Parce que nous avons Des bras forts et nerveux, Des rides sur le front, Du poil partout le corps, Et que dessous nos pas On voit trembler la terre, Ces petites fillettes, Que vous nommez bergers, Vous font entendre, ô dieu quelle folie ! Que nous sommes grossiers, Incapables d’amour, Ou pour le moins de ses délicatesses. Que nous n’entendons pas Comme il vous faut servir, Et disent que l’amour Étant enfant n’aime rien que l’enfance, Étant petit n’aime que la douceur, Et qu’on ne voit en nous Que des choses contraires Aux humeurs de l’amour. Mais dites-moi, sont-ce des jeux d’enfants, Ah petites follettes ! Que les jeux dont amour Enseigne les leçons ? Ce sont des jeux d’enfants Ceux que l’on voit que la nourrice fait Avec le petit, Qu’elle tient attaché Au bout de son tétin. Ce sont des jeux d’enfants De jouer aux épingles, De jouer aux noisettes Au jeu de la fossette : Mais croyez-moi, mes filles croyez-moi Ce n’est pas jeu d’enfant Que celui de l’amour. Amour enseigne bien Un plus beau jeu que celui des enfants, Ne vous y trompez pas ; Et si vous le saviez Vous diriez avec moi Que ces jeunes puceaux, Ces tendres jouvenceaux, Ces petites fillettes, Et j’entends vos bergers Enjolivés comme des jeunes filles, S’ils se veulent jouer Qu’ils aillent au tétin, Qu’ils caressent, s’ils veulent, Comme au berceau les nourrices qu’ils ont, Qu’ils jouent aux épingles, Qu’ils jouent aux noisettes Au jeu de la fossette, Et qu’ils laissent aux hommes, Aux hommes courageux, Et tels comme nous sommes, Le propre jeu des hommes. Je vois que tu dis vrai, Gentil Satyre, et que par tes raisons Mes compagnes ont tort : Mais réponds-moi, n’est-il pas vrai qu’amour Se plaît en la beauté ? Je veux de cette sorte L’entretenant pousser toujours le temps, Qui sait, quelqu’un viendra Qui m’ôtera des mains de cette bête. En la beauté, dis-tu, Je ne le nie pas ; Mais que voit-on en nous Où la beauté ne soit très apparente ? La belle opinion ! La taille droite et de belle hauteur, Les jambes bien plantées, L’estomac relevé, La carrure bien faite ; Que nous faut-il que doit avoir un homme ? Il est certain, mais que répondrons-nous À ceux qui nous diront, Tout ainsi que des chèvres Ils ont les pieds fendus. Et la belle Vénus N’a-t’elle pas choisi Pour son mari ce boiteux de Vulcain ? Mais si l’on te reproche Que l’estomac que tu portes velu Ressemble au bois touffu, Où l’on ne voit que des ronces piquantes, Que leur répondras-tu ? Je leur dirai que Mars L’avait fait tout de même, Et toutefois que la belle Cypris Ne l’eut point à mépris. Et cette barbe encore tant épaisse ? Telle l’avait cet invincible Hercule, Hercule le dompteur Des monstres de la terre, Et toutefois Déjanire l’aima. Et ces petites cornes ? Ah folâtre bergère, Et vous et vos compagnes Les devez bien aimer, Si chacun pour le moins Aime bien ce qu’il fait. Jamais, jamais, au moins que je le sache, Des cornes je ne fis. Ce que par le passé Tu n’as pas fait encore, À l’avenir tu les feras peut-être, Ne les dédaigne pas, C’est quelquefois le meuble plus certain Qui soit au mariage. Mais outre tout cela Il ne faut pas, Fossinde, Les cornes dédaigner, La lune est bien cornue, Et le mont de Lathmie Est bien témoin qu’un jeune Endymion Ne l’a pas dédaignée. Bacchus eut bien des cornes, Et toutefois la belle Cadienne Ne fut-elle pas sienne ? Il est vrai, je l’avoue, Jusques ici mes compagnes et moi Avons eu tort de ne vous aimer pas, Puisque tant de beauté Se voit en vos visages. Et pour ce à l’avenir, Satyre, je le veux, Je veux que tu te nommes Serviteur de Fossinde. Ah dès longtemps déjà je le suis bien. Mais je dis serviteur Que Fossinde aimera Autant comme il mérite. Mais dis que je désire. Autant que tu désires. Ô bienheureux Satyre ! Mais sois modeste, et ne me touche point. Donc de ton amour Donne moi quelque gage. Et qu’est-ce que tu veux, Regarde bien ce que tu me demandes, Car un amant se doit sur toute chose Toujours montrer discret. Permets, belle bergère, Qu’en te baisant je touche Ton beau sein et ta bouche. Le délicat baiser ; Cela ne se peut pas. Il se peut si tu veux, Et rien que ton vouloir Ne me peut retarder Le bien que je désire. Non, Satyre, non, non, Cela ne se peut pas, Nous sommes ignorantes, Nous autres jeunes filles, Nous ne savons comment il faut baiser. Je te le veux apprendre, Et si je ne veux rien Pour ton apprentissage. Retire-toi Satyre, Ou bien je m’en irai : Dieu ! Nul ne viendra-t-il Pour m’ôter de ses mains ? Je prends bien à la course Les chevreuils et les daims, Ne t’atteindrai-je pas ? Satyre laisse-moi, Ou de ce fer bientôt je punirai Ta lâcheté.         Ce serait bien plutôt Extrême lâcheté, Pour crainte de la mort ; De perdre le profit D’une telle rencontre. Puisque la force est inutile ici Recourons à l’astuce. Qu’est-ce que tu me dis ? J’ai dit, Satyre, et je le dis encore Que je veux bien faire l’apprentissage De ce que tu me dis : Mais connaissant l’extrême affection Qui te transporte, et la très grande force Que la nature a voulu mettre en toi, Je l’avoue, il est vrai, Je crains.         Et que crains-tu ? Je crains que transporté De cette amour trop grande, Me tenant en tes bras, Tu n’étreignes si fort Ces liens amoureux, Sans penser de le faire, Que j’en étouffe.         Ah petite folâtre, Non, non, ne le crains pas. J’en ai peur toutefois. Il est bien vrai, bergère, que je t’aime, Et d’une amour extrême. Et que ta force est grande. Elle l’est, il est vrai, Plus qu’on ne saurait dire. N’ai-je donc pas raison D’en avoir peur ?         Ne crains point, ma mignonne. Et quand je serai morte Te fâchera-t-il pas ? J’aimerais mieux la mort : Mais pour si sotte crainte Je ne veux pas aussi Que nous perdions si belle occasion. Ni moi non plus, je te veux bien complaire : Mais sais-tu bien pour m’ôter toute crainte Ce qu’il nous faudrait faire ? Dis-le Fossinde.         Il faudrait attacher Tes fortes mains de sorte Qu’en ce transport où tu te trouveras Tu ne me puisses nuire. Vois-tu, Fossinde, afin de t’assurer Je le veux bien, tiens, mes bras sont à toi, Attache les ainsi qu’il te plaira. Je vois bien que tu m’aimes, Aussi te veux-je aimer, Gentil Satyre, ainsi qu’il te plaira, Et pour plus de faveur, Je veux que de mon arc La corde nous prenions Pour servir de liens. Ô doux liens combien vous tiens-je chers, Étant nouées de la plus belle main Qui fut jamais au monde. Nouez, serrez autant qu’il vous plaira, Déjà d’autres liens Bien plus forts que ceux-ci M’étreignent beaucoup mieux. Ces noeuds ne rompront pas, Quelque force qu’il ait. Encor que ces liens Fussent beaucoup plus faibles, Je ne les romprais pas : Car jamais, ô Fossinde, De ton vouloir je ne m’éloignerai : Mais qu’est-ce que tu fais ? Je veux lier, Satyre, Comme tes mains, tes jambes trop légères ; Car je crains que l’ardeur De ton affection Encor avec les jambes Ne me fît quelque outrage. Qui le coeur m’a lié Peut bien comme il voudra Me lier tout le corps : Fais donc ce que tu veux, Et prends ce témoignage De ton pouvoir sur moi, Afin qu’à l’avenir Tu ne redoutes plus De ma force trop grande L’extrême violence. Or sus voilà le satyre lié Ainsi comme il t’a plu. Or ma belle bergère Il ne reste donc plus Sinon que tu t’approches, Pour prendre les leçons Que je t’avais promises. Il n’est pas beau, Satyre, ce me semble, De voir qu’une bergère, Pour baiser son amant S’en aille le chercher ; C’est pourquoi je te prie De t’en venir ici. Je le veux bien ; mais tu t’enfuis de moi. Non, non, je ne fuis pas, Je me promène un peu ; Et puis je te confesse Que je me plais de te voir si léger. Ô comme il saute bien, Tu sembles à ces pies Qui vont de branche en branche Sautant comme tu fais. Or saute donc, Satyre, Saute encore plus haut, Un peu plus haut encore. Mais où vas-tu ? Je reviens, attends-moi. Elle s’en est allée, Elle ne revient plus, Ô trompeuse Fossinde, Ô Fossinde perfide ; Tu t’en vas donc, ô bergère cruelle, Et te moques de moi, Après avoir connu L’extrême affection Que je te porte ; et bien je suis appris Je suis appris à jamais plus ne croire Les feintes apparences De ces trompeurs visages, Qui ne portent aux yeux Sinon toute douceur, Et n’ont dedans le coeur Que toute cruauté. Soyez appris, amants qui vous fiez Aux discours de ces belles. Dessous la belle fleur Le serpent est caché, Et sous ces beaux visages Des perfides courages. Heureux hommes qui fûtes En ce temps où vous eûtes La nature pour loi, non pas pour tant de fruits De la terre produits, Mais seulement heureux pour n’avoir eu le vice D’exécrable avarice. En saison tant heureuse La bergère amoureuse Au berger amoureux, sans nul déguisement, Donnait contentement ; Et lors à toute amour, amour était rendue, Non comme ores vendue. Ce fut toi vaine idole Qui fis dans ton école Ce qui fut don d’amour, et faveur de Cypris, Vendre pour certain prix, Et qu’en ces paiements l’amoureuse monnaie Sans mise se renvoie. C’est toi vice exécrable Qui rends insatiable En l’avare faim d’or le coeur de ce berger, Et qu’il ne veut changer Ni permettre qu’Aglante épouse Sylvanire, Quoi qu’elle le désire. Mais si les sacrifices Rendent les dieux propices, Et si près du destin la raison fait séjour, Nous verrons vaincre amour : Il vaincra, cet amour, et de si belles âmes Il unira les flammes. Enfin berger que te saurais-je dire ? Ta Sylvanire est bien la plus ingrate De toutes les bergères ; C’est la plus arrogante, La plus méconnaissante Qui fut jamais, ni qui jamais sera. Vois-tu, berger, ne te figure point Que quand toutes les femmes, Mais je te dis les femmes, les plus femmes, Ensemble seraient mises, L’on en peut faire une femme plus femme Que cette Sylvanire. Ô dieu que me dis-tu ? Je te dis, mon ami, La pure vérité. Si je voulais avec des flatteries Te retenir toujours en ton erreur, Je te dirais que tu peux espérer Qu’elle se changera : Mais je ne veux qu’un Aglante que j’aime, Et que je tiens pour un autre moi-même, Se paisse d’espérance, D’espérance trompeuse, Et d’espérance enfin, Qui ne sera jamais Qu’à son désavantage. La rude main que la tienne, berger, Pour penser une plaie Si sensible et cuisante. La main trop pitoyable, Le mal qu’on peut guérir Rend souvent incurable. Mais quoi ! Berger, veux-tu que je te flatte ? Je le veux comme toi, Mais appris ne te plains Si tu te vois déçu : Il m’est aisé de te feindre des fables, Et de te les donner Pour choses véritables. Il m’est aisé de dire Que j’ai vu Sylvanire Tressaillir d’aise et de contentement Oyant le nom d’Aglante, Que j’ai vu son bel oeil Comme un soleil découvert de nuage, Qu’un doux souris a mignardé sa bouche, Et que son coeur a rendu témoignage Par des soupirs qu’il n’a peu retenir De son amour trop forte. Ah trop heureux ! Ah trop heureux berger. Je te puis dire, Aglante, Qu’après tant de soupirs D’une voix douce et tremblante d’amour Elle m’a dit, Hylas Assure mon Aglante Que je suis son amante. Quelle douce parole ! Qu’après étant parti Elle accourut en me disant, Hylas, Hylas, Hylas, écoute encor, Hylas ; Et qu’étant près de moi Elle me dit avec un doux sourire, Dis-lui que Sylvanire N’aime qu’Aglante, et qu’Aglante sera Celui que Sylvanire À jamais aimera. Ô dieux ! ô dieux !         Et pour lui rendre preuve De ce que de ma part Tu lui diras, porte lui, me dit-elle, Ce noeud que je te donne, Qu’il le prenne pour gage De ce noeud gordien Qui retient mon courage Avec le sien.         Ah berger mon ami, Que ne me donnes-tu Ce cher présent que ma belle m’envoie ? Pourquoi retardes-tu Un tel contentement À ce berger qui t’aime ? Comment, Aglante, es-tu sorti du sens ? Penses-tu que je l’aie, Ce noeud que je te dis ; Ni que cette cruelle M’ait tenu les discours, Que je te fais ? Ah désabuse toi, Jamais elle n’en eut La moindre intention. Voyez, ô dieux ! Comme on croit aisément Tout ce que l’on désire : Je t’ai dit, ô berger, Que si je le voulais, Afin de te complaire, Pour choses véritables Je te dirais des fables. Il n’est donc pas vrai ? Mais comment vrai, berger ? Ah tant s’en faut qu’elle ait eu quelque envie D’user de ces paroles, Qu’au contraire, vois-tu, D’un propos dédaigneux, Quand j’ai pensé lui dire L’amour que tu lui portes, Elle en a fait risée, Elle s’en est moquée, Comme si ton service Et ton affection, L’orgueilleuse qu’elle est, Étaient trop peu de chose. Le cruel animal, Le superbe animal, Qu’une femme qui sait Qu’à quelqu’un elle plaît. Il n’est donc pas vrai ? Il est certain, berger, qu’il n’est pas vrayi, Et si certain, te dis-je, Que jamais, mais jamais Tu ne dois espérer Que ce coeur glorieux, Cette âme outrecuidée, Pour toi puisse changer. Ah pauvre et triste Aglante ! Que sera-ce de toi ? Laisse, laisse les plaintes, Et te souviens, berger, Qu’il est honteux à l’homme de courage De pleurer pour un mal Auquel, s’il veut, il peut donner remède. Et quel remède, Hylas, y trouves-tu ? Celui de ta vertu. Ressouviens-toi, berger, Qu’Aglante est homme, et Sylvanire femme, Et qu’homme, c’est à dire Celui qui doit la terre dominer, Et que femme au contraire, C’est à dire l’esclave Des volontés de l’homme, Et que cette vertu Qu’au coeur de l’homme a mise la nature, Ne se doit pas soumettre, En renversant les lois, Au pouvoir de la femme. Ah berger ! Ah berger ! Si pour ma guérison Tu n’as autre raison, Je vois mon mal d’éternelle durée : Car tant s’en faut Que l’homme soit au monde Pour commander, qu’au contraire tout homme Qui se veut acquitter Du nom d’homme qu’il porte, Ne doit jamais penser, Sinon qu’à la servir, Sinon qu’à l’adorer, La femme que tu dis, Et pour qui nous devons, Pour dignement la pouvoir bien nommer, Inventer quelque nom Digne de ses mérites, Celui de femme étant peu digne d’elle, Et qu’au défaut de quelqu’autre meilleur, On peut dire déesse, Déesse vraiment En ses perfections, Déesse en ses beautés, Déesse en ses vertus, Déesse en fin que seulement aimer Ce serait profaner D’irrévérence une chose sacrée. Mais que plutôt on doit pour ne faillir Adorer et servir, Comme la vraie idée Où toutes les vertus, Où toutes les beautés, Et les perfections De la nature humaine Sont en perfection. Et telle est ta créance. Et telle est ma créance, Et telle aussi doit être Celle de tous les hommes, Sur lesquels la raison Encore a quelque force. L’homme que la nature A rendu si puissant, Ne doit-il avoir honte De se soumettre à quelqu’autre plus faible ? Si l’homme est le plus fort, C’est pour lui faire entendre Qu’il a la force afin de la servir, Cette femme plus faible : Et ne vois-tu, berger, Cette même ordonnance En toute la nature ? Le cheval n’est-il pas Beaucoup plus fort que l’homme ? Et voudrais-tu que l’homme se soumît À porter le cheval ? Et le boeuf n’est-il pas Plus fort encor que l’homme ? Et voudrais-tu que le boeuf pour cela Mit l’homme à la charrue ? Non, non, berger, crois-moi, Si l’homme a cette force, C’est pour le servir mieux, Ainsi que je t’ai dit, Ce cher présent des cieux, Cette femme admirable, Cette femme adorable, Si parmi les mortels Quelque chose admirable, Quelque chose adorable Est digne des autels. Que je te plains, Aglante, D’avoir cette pensée. Mais que je me plaindrais Si j’avais eu jamais autre pensée. Qu’il les faille adorer ? Qu’il les faille adorer. Ces femmes imparfaites ? Ces femmes si bien faites. Et nous soumettre à elles ? Et nous soumettre à elles. Quoi qu’elles soient cruelles ? Cruelles comme belles. Ô pauvre Aglante, ou plutôt pauvre Adraste, Adraste le plus fol D’entre les plus grands fous ! Apprends de moi ceci, La femme plus modeste Est un fier animal, Qui tant plus est aimé Et tant plus fait de mal. Au contraire la femme Est un bien si parfait, Que plus on l’aime et plus aimable elle est. Tu la veux donc aimer Quoi que j’en sache dire. Mon vouloir n’est-il pas Du tout à Sylvanire ? Mais elle ne veut pas Que tu l’aimes, berger. Mon coeur est immuable, Il ne saurait changer. Tu ne veux donc point Faire ce qu’elle veut. Voudrait-elle d’Aglante Plus qu’Aglante ne peut ? Tu perds le temps, tu travailles en vain, Hylas, assure-toi Qu’amour n’est pas semblable à la chemise Qu’on peut laisser pour en vêtir un autre, Et toutefois semblable à la chemise Peut-être est-elle bien ; Mais à celle, berger, Dont la dernière fois Hercule se vêtit, Et de qui sans mourir Il ne put se défaire. Amour dedans un coeur Vient volontairement, Mais par la volonté D’un coeur fidèle il ne sort nullement. Ah misérable Aglante ! Mais bienheureux Aglante ! N’est-tu pas malheureux D’aimer sans être aimé ? Mais bienheureux Phoenix Aux rayons d’un soleil Je me vois consumé. Et quand tu seras mort Que servira ta flamme ? Je la conserverai Toujours dedans mon âme. Te voila bien, tiens-toi bien chaud, Aglante. J’aurai l’âme contente. S’il est ainsi de peu tu te contentes : Comment, berger, perdre l’âge et la peine, Tant de soupirs, tant de pleurs épandus, Tant de soins employés, Et vainement pour une fille ingrate ? Et puis, ô dieux ! Pour toute récompense Il te suffit d’en avoir au cercueil La vaine souvenance : J’aimerais mieux en perdre tellement Tous les ressouvenirs, Que je n’eusse mémoire, Non seulement d’elle ou de ses rigueurs, Mais de personne encore Qui l’eût jamais connue. J’aimerais mieux, Hylas, Et cela te suffise, N’avoir jamais été Du nombre des vivants, Que si j’avais vécu Sans avoir vu la belle Sylvanire. Et j’élirais plutôt N’avoir jamais rien vu, Que si dès la même heure Que mes yeux l’aperçurent Mon coeur ne l’eût aimée. Et je voudrais plutôt N’avoir jamais aimé, Et si je tiens l’amour Tout le bonheur du monde, Que si l’ayant aimée, Cette belle cruelle, Mon amour à jamais Ne vivait éternelle. Qu’est-ce que tu prétends ? De la servir.         Mais servir sans loyer C’est ce me semble une grande imprudence. Ce m’est un heurt si grand D’aimer cette bergère, Qu’amour m’a surpayé Me la faisant aimer : Il ne la faut aimer, cette belle cruelle, Sinon que pour l’aimer, Et pour payer le tribut que tout homme Est obligé de rendre À ses perfections, Et non pour les faveurs Qu’un amant comme toi En pourrait désirer. Trop vile, Hylas, est cette récompense Pour mon affection, À des amours vulgaires Les faveurs ordinaires : Mais à la mienne il faut Quelque chose de plus, Et ce plus, ô berger, C’est aimer pour aimer. L’amour est de l’amour La seule récompense : Et par ainsi, pour me la faire aimer, Il me suffit qu’elle soit elle-même. Or va berger, Pour moi je te le quitte, Je n’en dispute plus, Je n’eusse jamais cru Dedans l’esprit d’un homme Une folie telle : Aime à ton gré, mais le tout sans envie, Et ne crains point que ce loyer d’amour Que tu prises si fort Te soit jamais ôté, Sinon que la folie Qui te tient abusé Finisse par ta mort. Mais la voici La belle Sylvanire, La voici ta déesse, Si tu n’as cru, berger, à mes paroles Tu sauras de sa bouche, S’il n’est pas vrai qu’elle soit une souche. Mon dieu, ma soeur, tournons nos pas ailleurs. Est-ce un serpent que vous avez trouvé ? Venez, venez, il n’est pas venimeux. Ô courtoise Fossinde, Serpent se peut bien dire Ce malheureux berger, Si le serpent est haï de la femme. Mais au rebours, serpent je ne suis pas, Si le serpent est de nature froide, Car je suis tout de feu : Et s’il est vrai qu’à certaine saison Il dépouille sa peau, Car je n’ai jamais peu Me dépouiller de l’amour que je porte À cette belle et cruelle bergère, Qui pour ne me voir pas Ailleurs tourne ses pas. Mais, belle Sylvanire, Quelle raison vous peut faire en aller, Si c’est pour me fuir Vous ne le sauriez faire, Car vous êtes toujours Au milieu de mon coeur, Et si vous ne pouvez Fuir si vitement, Qu’Aglante ne vous suive Encor plus promptement ; Que si ce n’est du corps Au moins de la pensée. Arrêtez donc puisqu’il est impossible Vous éloigner de moi : Arrêtez Sylvanire, Pour voir au moins dans ce coeur que je porte Les coups plus glorieux Qui soient jamais procédés de vos yeux : Quelquefois le vainqueur Se plaît d’ouïr redire L’histoire de ses faits, Se plaît de voir les coups Qu’en la chaleur du combat il donna. Et pourquoi mon vainqueur Vous plaît-il pas de voir, Puisque c’est votre gloire En moi votre victoire ? Vraiment il sait aimer. Voyez la dédaigneuse, Elle ne daigne pas Tourner les yeux vers lui. Vous détournez ailleurs Vos beaux yeux que j’adore, Cruelle je vois bien, Je le vois bien que vos yeux ne sont pas Égaux en cruauté Au coeur que vous portez : Car ils ne peuvent voir Les profondes blessures Dont votre âme cruelle, Ni votre coeur aussi dur qu’un rocher N’ont jamais eu pitié. Serez-vous jamais lasse De me voir tant souffrir ? Le voilà le bonheur De ces amants fidèles. Mais toutes ne sont pas D’une humeur si cruelle. Au moins avant ma mort Faites-moi cette grâce, Qu’hélas je puisse dire, Je les vis sans rigueur Un moment, ces beaux yeux, Ces yeux de Sylvanire. Ô belle récompense. Vous ne répondez point, Ô ma belle bergère ! Dieu voulut que celui Qui m’a lié le coeur Vous eût lié la langue. Que cherches-tu de moi ? Aglante que veux-tu ? Amour ! Amour !         Amour, il ne se peut, Amour et mon honneur ne peuvent être ensemble. Amour et votre honneur Ne peuvent être ensemble ; Car l’amour et l’honneur Ne sont pas ennemis Sinon dans votre coeur. Je veux bien que l’on croit Que dans mon coeur l’amour Ne peut faire séjour, Pourvu que de l’honneur L’on n’en soit point en doute. Honneur vraiment humeur Et pure opinion, Un idole impuissant Qui jamais ne se sent, Une feinte chimère, Dont aujourd’hui les filles Se laissent abuser Par leurs mères plus fines. Soit ainsi que tu dis, Ce que je ne crois pas, Qu’en puis-je-mais, Hylas ? Je ne veux tant y a Me faire d’autres lois, Que les lois ordinaires Que nous donnent nos mères. Ta mère quelquefois, Et n’en sois point en doute, Fut jeune comme toi. Mais non pas aussi belle. Peut-être moins cruelle. Et qu’est-ce pour cela ? Pour cela je veux dire Que maintenant ta mère Te porte envie, ô folle, Et qu’elle ne veut pas Que tu goûtes les biens Que l’âge lui dénie. Elle s’en ressouvient, De ces biens que je dis, Et sans cesse ils reviennent Devant ses yeux, en te voyant si belle, Et de chacun aimée, Et l’envieuse en sa fille elle blâme Ce qu’elle eut autrefois De plus cher en son âme. Hylas toujours est Hylas en effet. Non, non, belle bergère, Et sage autant que belle, N’écoutez point Hylas, Votre beauté fait que chacun vous aime, Votre vertu doit en faire de même. Je vous aime, il est vrai, Plus que jamais amant Autre beauté n’aima : Mais croyez-moi, j’aimerais mieux la mort Que de voir, Sylvanire, La moindre tache en vous, L’amour que je vous porte Parfaite en toute sorte Ne demande sinon Ce que l’honneur justement vous commande : Mais cet honneur dont vous êtes soigneuse Comme vous le devez, Ne vous y trompez pas, N’est pas d’être cruelle, N’est pas d’être insensible, N’est pas d’être une tigre, N’est pas d’être un rocher ; Car autrement l’honneur et la nature Se diraient ennemis. Nature qui commande D’aimer, non pas peut-être Comme l’on va disant, Tous ceux belle bergère Dont nous sommes aimés, Mais tous ceux qui nous aiment Comme l’on doit aimer, Et cet honneur, ô sage Sylvanire, Gît à ne faire rien Qui puisse être contraire À la vertu dont cet honneur procède. Et par ainsi l’amour, J’entends l’amour que le berger Aglante A pour vous dans le coeur, Naissant de la vertu, Aussi bien que l’honneur N’est pas son ennemi, Mais son frère plutôt. Belle philosophie. Et pour montrer que cet amour est né, Et cet honneur tous deux de même mère, Avez-vous jamais vu En moi quelque action De l’amour que je dis Qui soit contraire aux lois de cet honneur ? Aglante il est bien vrai, Mais l’amour que tu dis Est si semblable à l’autre, Que bien souvent ils sont pris l’un pour l’autre. L’oeil qui s’y trompe a bien mauvaise vue. Je le veux croire ainsi Pour ton contentement : Ne sais tu pas, Aglante, Qu’entre nous il y a De ces mauvaises vues Plus grande quantité, Que non pas de bien bonnes ? Ne sais-tu pas que l’oeil De ces choses cachées N’en voit qu’autant que le soupçon le veut ? Retiens ceci de moi, Puisque l’honneur gît en l’opinion, Il ne faut pas donner occasion De soupçonner chose que l’on ne voie : Donc n’en parlons plus, N’en parlons plus, je ne veux point d’amour, Je ne veux point de commerce avec lui, Et quand ce ne serait Que ces amours ont un semblable nom, Je ne veux point d’amour. Le voila bien payé. Ô quelle cruauté, Parce qu’on nomme amour du nom d’amour Elle rejette amour. Puisque le nom vous fait haïr la chose, Changeons ce nom d’amour, Nommons le d’autre sorte. Non ma soeur je ne veux Ni l’effet ni le nom De l’amour que vous dites ; Au contraire je veux Le fuir, le haïr, Et tous ceux qui le suivent Comme fiers ennemis. Ennemi, Sylvanire, Pouvez-vous bien nommer Celui qui vous honore, Celui qui vous révère, Celui qui vous adore : Et quels seront ceux-là Que vous honorerez Du nom de vos amis, Et de vos serviteurs ? Je donnerai ce nom De cruel ennemi À tous les ennemis De mon honnêteté. Crois-tu que je ne sache Que le miel est toujours Dans la bouche au trompeur, Et le fiel dans le coeur ? N’en parlons plus, Aglante, Mets ton coeur en repos, Jamais je n’aimerai Que qui j’épouserai. J’ai de ma mère appris Qu’il faut vaincre en fuyant Cet enfant de Cypris : Fuyons le donc, berger, Pour vaincre ce vainqueur. Et si tu ne veux pas Le fuir avec moi, Ne trouve point étrange Qu’avec toi je ne le veuille suivre. Ô cruelle bergère ! Est-ce donc là toute ma récompense ? Tantôt, ce disait-il, Il n’en demandait point. Devais-je point attendre D’une amour si fidèle Une fin moins cruelle ? Le ciel m’en vengera, Le ciel qui n’aime pas La cruauté, ni l’injustice aussi. Mais va, cruelle, va, Va de toutes les âmes L’âme la plus sauvage, Va la plus insensible Qui fut jamais au monde, Augmente ta rigueur, Si tu le peux, par dessus ta beauté, Tu ne feras jamais Que cette amour que dans le coeur je porte, Jamais, jamais en sorte. Nyi toi tu ne feras Par ta sotte constance, Que jamais, que jamais À te plaire elle pense. Il est hors de lui même : Mais pour dire le vrai Sylvanire est cruelle. Nous n’avions qu’un Adraste, J’ai peur s’il continue, Comme j’ai déjà dit, Que bientôt ils soient deux. Mais je m’en vais le suivre Pour essayer s’il se peut consoler. Ô quelle force il faut que je me fasse, Nul ne le sait que mon coeur seulement. Mais dieu voicI mon père, Quelle importune et fâcheuse rencontre, Je ne m’en puis aller Sans qu’il s’en aperçoive. Enfin, enfin peut-être en quelque lieu Elle se trouvera, Cette coureuse. Il le faut pour certain, Car nous l’avons cherchée Partout où par raison Nous la pouvions trouver : Mais la voilà, Ménandre. Dieu soit loué, je ne veux plus, Lerice, Remettre cette affaire, Ni l’aller dilayant, Je veux avoir sa résolution, Et qu’elle parle clair, Il faut qu’elle l’épouse, Quoi qu’elle sache dire. Je crois bien que jamais Elle ne sortira De vos commandements. Je l’entends bien ainsi, Ou bientôt, ou bientôt, Elle ressentira La puissance d’un père Justement courroucé. Il faut parler à elle : Écoute Sylvanire ? Que vous plaît-il mon père ? Je veux que tu sois sage. Sage, Ménandre, et ne l’est-elle pas ? Je veux qu’à mon vouloir Ton vouloir tu réduises, Si tu fais autrement Je te ferai sentir D’un père le pouvoir. Jamais, sage Ménandre, La charge n’est bien faite De qui le faix penche tout d’un côté. Il faut que Sylvanire, Et c’est bien la raison, Obéisse à Ménandre, De son côté commande comme il faut. Je veux, et je le veux, Qu’elle épouse Théante, Et de plus qu’elle l’aime. Ménandre tu peux bien La donner à Théante, Parce qu’elle est ta fille, Mais faire qu’elle l’aime Tu ne saurais, et ne t’y trompe pas, La volonté dont amour prend naissance N’est point sujette à quelque autre puissance, Même les dieux, et prends exemple d’eux, Laissent libre à chacun Sa propre volonté. Je ne crois pas, Fossinde, Quoi que tu saches dire, Que si ton père Alcas, Et ta mère Alderine, Te proposaient Théante, Ta résolution fut de le refuser : Une fille bien née, Une fille bien sage, Comme tu sais, doit toujours se remettre Au vouloir de son père. Il est, crois-moi, presque plus excusable À son sexe, bergère, De faillir, et de suivre Le conseil de son père, Qu’il n’est pas honorable De faire bien, et suivre seulement Sa propre opinion. Ménandre, il est bien vrai Que j’élirais plutôt De n’être pas, que de désobéir Mon père ni ma mère, Mais je sais bien aussi Qu’ils ne m’ordonneront Jamais chose qu’ils sachent Que j’aie à contrecoeur. Chacun fait comme il veut Des choses qui le touchent : Pour moi je veux que Sylvanire épouse Ce berger que je dis. Mais tu ne réponds point, Peut-être es-tu muette ; Parle un peu Sylvanire ? Je ne suis pas muette, Pardonnez-moi mon père, Mais comment répondrai-je ? Vous ne me dites rien. Celui, comme l’on dit, Est le plus sourd, qui ne veut pas entendre : Je te dis, Sylvanire, Que Théante te veut, Théante le plus riche Des bergers de Lignon, Que son père déjà M’en a fait la demande, Que ta mère y consent, Que je te le commande, Et qu’il ne tient qu’à toi Que les liens d’un heureux hyménée Tous deux ne vous étreignent D’indissolubles noeuds : Qu’est-ce que tu réponds ? N’as-tu point de parole ? Tu te caches les yeux : Et d’où vient cette honte ? Ne veux-tu point parler ? Est-ce ainsi, Sylvanire, Quand quelqu’un parle à toi, Même quand c’est ton père, Qu’il faut être muette : T’ai-je enseigné cette civilité ? Pardonnez-moi, mon père, Et vous ma mère aussi, Si je ne vous réponds Comme vous le voulez, L’affection que je porte à tous deux, Ainsi que la nature Et mon devoir me tiennent obligée, M’empêche la parole, Et la voix me dérobe. Pourquoi l’affection Et le devoir, font-ils un tel effet ? Parce que je sais bien Que cette servitude, Qu’on nomme mariage, Loin de tous deux à jamais me tiendra. Elle a raison.         Elle a raison, bergère ; Mais tant s’en faut, si Théante la prend : Des deux maisons je n’en veux faire qu’une. Non, non, mon cher enfant Efface cette doute, C’est la première chose Qu’on leur a protestée. L’amant promet, et promet ce qu’on veut Pour obtenir la chose désirée, Mais l’ayant obtenue, De toutes ses promesses Il n’en tient qu’une seule, Et c’est d’être mari, C’est à dire le maître Au langage commun Des hommes de ce temps, De tout le reste il n’en fait point de compte. Ô dieux ! Mon père, et qu’est-ce que j’ai fait, Que vous veuillez, et vous ma mère aussi, Vous défaire de moi ? Me chasser de chez vous ? Me bannir de chez vous ? Et me priver de l’heur de votre vue ? Si je ne suis pas digne De vivre auprès de vous Avec le nom de fille, Ah donnez-moi celui De servante et d’esclave, Tous noms me seront doux, Toutes conditions Me seront agréables, Pourvu, mon père, hélas ! Pourvu ma mère Que je sois près de vous, Et que je puisse, ainsi que je le dois, Jusqu’à ma mort vous servir l’un et l’autre. Elle me fend le coeur Voyez le naturel De cette pauvre fille. Mais penses-tu m’amie, Penses-tu que ton père, Ni que ta mère aussi Puissent t’aimer si peu, Qu’ils veulent consentir À ton éloignement ? Perds cette opinion, Et sois très assurée Qu’à jamais près de nous Sylvanire vivra. Et lorsque du destin Les parques éternelles Finiront de nos jours La dernière fusée : Ce sera toi, ma fille, Ainsi les dieux le veuillent, Qui nous rendras ce pitoyable office De nous clore les yeux. Mais résous-toi d’obéir à ton père, Il te veut voir bientôt mère d’enfants, Le support agréable De nos vieilles années. Il veut revivre en eux D’une seconde vie, Comme en toi, Sylvanire, Déjà nous revivons. Oui, oui, Ménandre, il n’en faut point douter, Sylvanire est trop sage, Elle le veut, puisqu’il vous plaît ainsi. Ah ! Ma mère pour dieu Ne me procurez point Un désastre si grand. J’ai promis à Diane De suivre dans les bois Ses chastes exercices : Et de fuir d’hymen Les impures délices. Je serai, s’il vous plaît, Et s’il plaît à mon père, Ou vestale ou druide, Ou si mieux vous l’aimez, Je suivrai dans les bois, Avec le choeur des nymphes, Cette chaste Diane, Comme je suis par mes voeux obligée, Vous savez bien comme saints et sacrés Doivent être les voeux. Belle dévotion, Pour ne point obéir À ce que je commande : Ne sais-tu point encore Que par les lois les enfants ne sauraient Disposer d’eux sans le consentement Du père et de la mère ? Ces lois sont lois des hommes, Les voeux sont faits aux dieux, Où les lois des mortels Ne peuvent arriver. Ces lois dont je lui parle, Quoi que faites des hommes, Sont aussi lois des dieux ; Ce sont lois de nature, Et la nature et Dieu Sont une même chose. Mais je vois bien d’où procèdent ces voeux : Tu prétends, Sylvanire, Dessous le voile feint De cette piété Couvrir tes beaux desseins, Et d’abuser les miens, Pensant ainsi de rompre par souplesse, Ou par longueur de temps L’hymen que je désire : Mais tu te trompes fort, Je suis plus fin que toi, Je vois jusqu’en ton coeur. Plut à dieu ! Les desseins que tu fais. Que défaut-il à ce gentil Théante, Que puisse avoir un berger accompli ? Et toutefois, fille malavisée, Théante te déplaît, En voudrais-tu quelque autre Ou plus noble, ou plus riche ? Mais je vois bien que c’est ; Ces petits affettés Qui te vont muguettant, De ta beauté t’ont conté des merveilles. T’ont-ils pas dit que rien n’est de si beau Que Sylvanire est belle ? Que c’est un grand dommage De la mettre si tôt Dans le tombeau d’hymen : Car c’est ainsi qu’ils vont nommant entre eux, Ces têtes éventées, Les saints liens du sacré mariage ; Qu’il faut que tes beautés Longtemps soient admirées, Longuement soient servies, Et de tous adorées, Avant que se soumettre À la sévérité Des tyranniques lois De quelque mariage, Qu’il sera toujours temps D’entrer en servitude, Que cependant il faut, Puisque le ciel t’a voulu faire belle, User de ta beauté, Te faisant désirer Par tous les coeurs De ceux qui te verront. Voilà sans doute, ô folle, de tes voeux La source et l’origine, Tu veux être servie, Tu veux être admirée Par ces jeunes garçons, Qui te vont abusant De vaine flatterie : Car tu sais qu’un mari Ne le souffrirait pas. Mais imprudente, imprudente et peu sage, Si tu savais combien cette beauté Est peu de chose, et combien aisément Elle se change en extrême laideur, Tu dirais avec moi Que c’est une folie, Que celle qui t’abuse. La beauté c’est un verre Qui reluit au soleil ; Mais aussi qui se casse Au moindre coup qu’il a. Au soleil des beaux ans, Et les beaux ans j’appelle Les ans de la jeunesse : Il est vrai, la beauté Jette bien quelque fleur ; Et cette fleur sans doute S’admire en son printemps : Mais combien aisément Se flétrit-elle aussi ? On voit souvent que le même soleil Qui l’adorait au point de son réveil À son coucher la pleure. Ces beaux cheveux qui recrépés et longs Font par leurs filets d’or Honte à l’or même, ô jeunesse imprudente, Bientôt, bientôt, changeront en argent ; Et tous ces rets où les coeurs sont surpris Seront filets d’araigne Sans force et sans puissance. Ce front poli qui semble un lait caillé, Dont la blancheur dispute avec le lys, Bientôt perdant l’éclat de cette neige Se ridera par autant de sillons Que nos riches campagnes, Lorsque du coultre aigu L’outrage elles ressentent : Et ces yeux où l’amour Semble prendre les feux Pour allumer ses flambeaux plus ardents, Bientôt changés par le cours des années, Au lieu de feux n’auront plus que la cire De ces mêmes flambeaux. Ô dieu quel changement ! Car alors, Sylvanire, Au lieu de ces ardeurs Dont ces beaux yeux sont pleins, Si beaux on les peut dire, Faits chassieux par l’usage du temps, Ils ne produiront plus Que de l’eau pour éteindre L’embrasement qu’ils auront allumé. Mais cette belle bouche Où de rougeur, ainsi que l’on te dit, Le corail est vaincu, Où le désir quoique l’on puisse faire, Par les baisers n’est jamais contenté, Bientôt sera ternie, Et bientôt par les ans Les ris mignards en seront déchassés, Les baisers s’enfuiront, Et les désirs même s’étonneront De l’avoir désiré. Quelle crois-tu que deviendra ta joue Des roses et des lys La beauté ternissant ? Et ce beau teint l’honneur de ton visage ? L’hiver bientôt par les ans redoublé De cette fleur la beauté flétrira, N’en doute point, et lors au lieu de fleur Il ne t’en restera Seulement que l’épine. Cette taille si droite En arc se voûtera, Et la tête arrogante Que tu vas élevant Altière et glorieuse, Bientôt, bientôt, contre terre abaissée Semblera de chercher Cette beauté perdue Parmi la terre, et dès lors montrera Que toutes tes beautés N’ont rien été que poussière et que terre, Et que tu vas aussi En terre les cherchant. Dis-moi, dis-moi, peu prudente jeunesse, Lorsque tu seras telle, Que te vaudra l’orgueilleuse beauté, Qui te fait dédaigner, Et mes commandements, Et le berger Théante Avec tant d’avantages ? Réponds, où t’en vas-tu ? Où vas-tu Sylvanire ? Voyez être arrogante, Voyez cette imprudente, Voyez l’outrecuidée, Elle s’en va sans répondre un seul mot. Jamais de tous les pères Il n’en fut un plus cruel que le tien, Ô pauvre Sylvanire. Il est bon là, le battu cette fois L’amende payera : Encore ai-je le tort. Ô siècle dépravé ! Ô siècle monstrueux ! Ô siècle où la vertu A perdu son crédit ! Ou bien siècle plutôt Qui ne la connais plus, Cette vertu que les enfants jadis Estimaient tant, et qui faisaient aussi Qu’ils étaient estimés De ceux qui les voyaient Observateurs des lois d’obéissance. Qu’un enfant eut osé Désobéir, je ne dis pas au père, Mais au moindre de ceux Sous qui l’âge et le sang Les soumettait ; ô dieu combien étrange Chacun l’eut-il trouvé. Je crois, oui je le crois Que par décret commun De toute la contrée, Il eut été puni, Il eut été banni Du commerce des hommes : Et maintenant ce n’est que l’ordinaire Désobéir et son père et sa mère, C’est avoir de l’esprit, C’est avoir du courage, C’est, ce dit-on, avoir du sentiment : Ô ciel ! Ô terre ! Ô dieux je vous appelle, Venez, voyez, jugez, et punissez, Punissez-la, grands dieux, Cette malavisée, D’une si grande faute. On dit que les enfants, Ainsi du ciel l’ordonne la justice, Punissent bien souvent Les désobéissances Que leurs pères ont faites À leurs aïeuls, par des autres semblables. Mais de moi je sais bien Qu’il ne m’advint jamais D’avoir fait cette faute, Même de la pensée. Et toutefois vous l’ordonnez ainsi, Vous l’ordonnez, ô grands dieux ! Que je sache Combien telle blessure Est cuisante et sensible Au père qui l’endure ; Que votre volonté Soit en tout accomplie : Seulement je requiers Avoir assez de force Pour la bien supporter. Mais bien, mais bien, et qu’elle s’en assure, Elle n’en rira pas, Cette peu sage fille, Je lui ferai sentir, Et bientôt, et bientôt, D’un père le courroux : Je dis d’un père à qui toute raison Donne l’autorité De châtier une fille insolente. Tu ne l’eusses pas cru, N’est-il pas vrai, Lerice ? Si tu ne l’eusses vu : Tu me disais toujours, Pour certain notre fille Ne sortira jamais Du respect qu’un enfant Doit à son père. Or dis-le maintenant, Et sois sa caution Comme tu voulais être. Je la blâme à cette heure Aussi bien comme toi, Cette inconsidérée, Je le confesse, elle m’a bien deçue. Et moi je crois qu’elle n’a point de tort, Et que c’est vous, vous Ménandre et Lerice Qui l’avez tout entier, Et qu’elle seule en fait la pénitence. Que nous avons le tort ? Que vous avez le tort. Que Ménandre a le tort ? Oui toi plus que Lerice. Et qu’a dit Sylvanire Qu’avec raison quelqu’un puisse blâmer ? Que n’a-t-elle pas dit ? Que n’a-t-elle pas fait ? Elle a dit des paroles Pour émouvoir des rochers insensibles : Elle a pleuré, mais des pleurs qui pouvaient Faire pleurer par la compassion Et des ours et des tigres. Elle s’en est allée ? Elle s’en est allée : Mais pleine de respect Elle a fait à tous deux Une humble révérence Avant que de partir. Donc, Fossinde, à ton opinion On peut payer un père et une mère Par une révérence ? Il faut qu’en ton pays Il en soit cette année Une grande cherté De telles révérences, Puisque l’on paye ainsi Les devoirs qui sont dûs Au père et à la mère. Je vois bien qu’il est vrai, Quoi que jusques ici J’aie eu peine à le croire. Qu’est-ce que tu veux dire ? Je veux dire, Ménandre, Que le gentil Sylvandre, Sylvandre ce berger Qui de tous les bergers Est estimé le plus sage et prudent, Peu de jours sont passés Disait avec raison, Qu’il s’estimait le plus heureux berger De toute la contrée, En ce que tous l’estimaient malheureux. Car chacun, disait-il, Me croit infortuné De ne connaître point Mon père ni ma mère. Et certes il est vrai Que j’eusse bien voulu Les connaître tous deux, Afin de les servir Comme les dieux m’obligent. Mais que mon heur est grand, Quand je vois au rebours Des pères et des mères L’humeur insupportable, Qui traitent leurs enfants, Non comme leurs enfants, Mais comme leurs esclaves, Ne leur demandant pas Des devoirs, des respects, Mais bien des servitudes. Telles se peuvent dire Les dures tyrannies, Que souffrent les enfants Sous le titre menteur De cette obéissance Que les pères demandent. Car réponds-moi, Ménandre, je te prie. Qu’a commis Sylvanire, Qui puisse ainsi te faire plaindre d’elle ? T’a-t-elle répondu, Avec peu de respect ? N’a-t-elle pas avec patience Enduré les injures Qu’il t’a plu de lui dire ! Que voulais-tu qu’elle fît davantage ? Ne m’a-t’elle pas dit Qu’elle ne voulait point De ce riche Théante ? Peut-être qu’en son âme Elle l’a bien pensé : Mais de te l’avoir dit, Ménandre, tu te trompes, Elle a bien dit vouloir suivre Diane, Ou bien être druide, Ou vestale sacrée. Mais je ne le veux pas. Et si les dieux le veulent ? Les dieux ne veulent rien Contre raison de nous. C’est raison qu’elle soit À qui nous sommes tous. Et toi voudrais-tu bien Suivre Diane aussi ? Si pour père j’avais Un Ménandre, je pense, Je le dirais ainsi. Que je t’estime au moins, Fossinde, de le dire. Et pourquoi le disant, Blâmes-tu Sylvanire ? Sylvanire est ma fille, En toi qu’ai-je à connaître ? Dieu me garde de l’être, Puisque par force il se faut marier À celui qu’à ton gré Il te plaît de choisir. Tu te choisiras donc Toute seule un mari ? Mon père comme toi N’en sera pas marri. Je ne saurais penser Qu’Alcas le trouve bon, Ni qu’il le doive faire : Mais chacun toutefois Fasse ce qu’il lui plaît. Quoi ? Que pour moi mon père En choisit un si laid ? Pourvu qu’il eût du bien. Jamais, jamais, un mari pour le bien Ne sera mien. Que faut-il davantage ? Qu’il ait un beau visage, Et qu’il soit honnête homme. L’homme jamais ne se peut dire laid, Pourvu qu’il le soit moins Qu’un démon ne l’est pas. Proverbe remarquable : Pour moi je le veux beau, Ou bien je n’en veux point, Si je rencontre au milieu de la rue De ces visages faits En dépit des visages, Et d’horreur et de peur Ils me font tressaillir, Et que ferais-je, ô dieux, Si je les rencontrais Dans un lit toute seule ? Qu’on ne m’en parle point, Pour moi j’aime les beaux, Et je vois que les hommes Aiment aussi les belles. Et bien, Fossinde, étant ton humeur telle, Quand on voudra te donner un mari, Nous te le ferons faire Expressément ; car comme tu le veux Il ne s’en trouve point Si l’on ne les commande. Mais est-il bien possible Que ce miroir ait si grande vertu ? N’en doute point, Tirinte, Fais seulement qu’elle y jette les yeux, Et tu verras un effet admirable. Quel effet fera-t-il ? Contente toi, berger, Que tel sera l’effet Que ton coeur le désire. Crois-tu qu’il puisse faire Que Sylvanire m’aime ? Que vas-tu recherchant ? Contente toi que je la remettrai Entre tes mains, cette belle cruelle. Du consentement d’elle. Ô la plaisante humeur ! Tirinte je te dis Que si dans ce miroir Sylvanire regarde, Rien ne peut empêcher Qu’elle ne soit à toi : Et n’es-tu pas content Si tienne elle peut être ? Je le suis pour certain. Mais écoute berger Garde-toi bien toi-même D’y regarder dedans. Est-ce un enchantement ? Je ne suis pas, Tirinte, De ceux qui par leurs vers Ensanglantent la lune, Ou qui de leurs regards Les troupeaux ensorcellent : Mais ce miroir de sorte est composé De choses naturelles, Que dès que Sylvanire Les yeux y jettera, Assure-toi que tienne elle sera : Mais vois-tu bien de crainte qu’en quelque autre Même effet il ne fasse Ressouviens-toi, berger, De l’ôter de ses mains, Sans qu’elle prenne garde, Que ce soit à dessein : Que si tu ne peux mieux Fais semblant de le rompre, Ou le romps en effet, Quoi qu’il vaille beaucoup, J’aime mieux toutefois Qu’il te serve à ce coup, Ainsi que tu désires, Et qu’il se rompe après t’avoir servi. Que s’il t’advient, écoute bien, berger, D’y regarder peut-être par mégarde : Ne sois point paresseux De me venir trouver, Afin que je te donne Le remède qu’il faut Contre le mal qui t’en arriverait. Que ne devrai-je point À mon cher Alciron, Si par un tel moyen J’obtiens le bien que mon âme désire ? Aime-moi seulement. Je t’aimerai, mais éternellement. Surtout ressouviens-toi De ne point t’étonner, Pour chose que tu vois : Car je t’assure, et cela sur ma vie Que tout réussira À ton contentement. Or cessez mes soupirs, Tarissez-vous mes pleurs, Adieu tristes pensées, Désespoirs qui vouliez Toujours m’accompagner, Je vous bannis de moi, Votre temps est passé, Vous n’avez plus de commerce en mon âme, Ni mon âme avec vous, Trop longuement mon coeur vous a permis De loger avec lui, Le bonheur maintenant Occupe votre place, Et le destin se plaît même de voir Que ma fidélité Surmonte son pouvoir. Des grands dieux je n’envie, Ni le nectar, ni la douce ambrosie, Ni de tous les humains Le bonheur le plus grand : Rien de mortel ne saurait égaler, Ni même la pensée, L’heur que j’attends de cet heureux miroir. Ô cher miroir sois ministre fidèle, Ne déçois point l’espoir que j’ai de toi ; Et si les dieux dans les cieux ont bien mis Une balance, un navire, un autel, Un dard, une couronne ; Pourquoi miroir plus digne mille fois D’être mis dans les cieux Ne t’y mettront-ils pas ? Dès ici je consacre, Si tu me fais ce bien, Un saint autel à ta divinité, Et par raison ne te devrai-je pas Estimer comme un dieu, Si tu me fais le bien Que tous les dieux tant de fois invoqués, Mais invoqués en vain, Jamais ne m’ont pu faire ? Mais dieu quelle fortune ! Tout rit à mon dessein, Voici venir la belle Sylvanire. Ô déité qu’en ce miroir j’adore Sois propice à mes voeux, Dénoue en moi la langue Et lui serre le coeur. Faut-il toujours que quelqu’un je rencontre Qui trouble mon repos ? Cette rencontre est peu désagreéable, Elle se peut souffrir Sans danger de mourir. Je sais fort bien, Fossinde, Que ce n’est pas celle d’un basilic, Pour le moins que sa vue Ne blesse ni ne tue. Elle blesse, elle tue, Sylvanire, sa vue, Les coeurs le savent bien, Et si ce n’est le tien Pour cela ne crois pas Qu’un autre ne l’épreuve. Mais berger Dieu te garde. Dieu garde Sylvanire. Et toi gentil berger. Et moi, Tirinte, ô dieux, Ne dois-je point avoir De part en ton salut ? Malaisément t’en puis-je faire part, Puisque moi-même, hélas, Pour moi je ne l’ai pas. Si tu voulais, Tirinte, Aimer celle qui t’aime, En me rendant heureuse Ton heur serait extrême. Vous belle Sylvanire, Si vous vouliez aussi Bien aimer qui vous aime, En me rendant heureux Votre heur serait extrême. Tirinte je t’ai dit Et mille et mille fois, Mets fin à tes ennuis, Car t’aimer je ne puis. Fossinde je t’ai dit Et mille et mille fois, Mets fin à tes ennuis, Car t’aimer je ne puis. Tu ne me peux aimer, Ô Tirinte cruel ! Vous ne pouvez m’aimer, Cruelle Sylvanire. Ce que j’ai dit, berger, te doit suffire. Ce que j’ai dit ne doit-il te suffire ? Mais quoi mon amitié ? Mais quoi mon amitié ? Quelqu’autre en ait pitié. Quelqu’autre en ait pitié. Ô cruelle parole ! Ô cruelle parole ! Que le ciel te console. Que le ciel te console. D’autre salut, berger, N’en dois-je espérer point ? D’autre salut, bergère, N’en dois-je espérer point ? Point.     Point.         Ô cruauté ! Ô cruauté !         Que veux-tu que j’y fasse, Si telle est la disgrâce De ton cruel destin ? Que veux-tu que j’y fasse, Si telle est la disgrâce De ton cruel destin ? Ce n’est pas le destin, Mais c’est ta volonté Qui t’endurcit en cette cruauté. Ce n’est pas le destin, Mais c’est ta cruauté Qui t’endurcit en cette cruauté. Non, non, crois-moi, Tirinte, Ce n’est point cruauté Qui me contraint d’en user de la sorte. C’est donc dédain. Ce n’est dédain non plus, Je ne vois en Tirinte Chose dont puisse naître Ni dédain ni mépris. Que ne me réponds-tu Pour le moins ces paroles, Malicieuse Echo ? Laisse-moi je te prie, J’ai bien la tête ailleurs : Mais, belle Sylvanire, Est-il bien vrai que dédain ni mépris Pour mon sujet ne soit dans votre coeur ? Rendez m’en témoignage. Et quel le voudrais-tu ? Recevez, Sylvanire, Mon coeur que je vous donne. Je le reçois. Ô l’importune fille ! Donne le lui, Tirinte. Elle dit bien, Tirinte, Fais ce qu’elle te dit. Eh laisse-moi, Fossinde, Quelle mouche importune ? Mais vous, belle bergère, Voulez-vous recevoir Le coeur que je vous offre ? Tirinte je ne puis : Une fille bien sage, Au moins de mon humeur, Se contente d’avoir Puissance sur son coeur. Et bien, bien, Sylvanire, Un jour, un jour, vous saurez que m’en dire. Lors comme alors, mais maintenant je suis De l’humeur que je dis. Aussi je vous confesse Que vainement je vous faisais cette offre : Car dès longtemps Je ne l’ai plus ce coeur, Je le vous ai donné Dès que je vous ai vue ; Et toutefois, s’il est vrai qu’un mépris Ne soit point le sujet Du refus que vous faites, Recevez pour le moins Ce fidèle miroir Que je vous offre, il vous dira pour moi De mon affection La cause légitime, En vous représentant Par une vraie image La beauté qu’il verra, Lorsque vous le verrez. Dieux ! Vous le refusez. Je ne refuse pas Ce que tu me présentes : Mais je consulte en moi Si je le puis sans blâme recevoir. Et pourquoi, Sylvanire, Le refuseriez vous ? Les dons des ennemis Sont suspects en tout temps. Je suis votre ennemi ? Je suis donc le mien même. L’amant est ennemi, Si sans raison il aime. Est-ce aimer sans raison Qu’aimer votre beauté ? Quel amant n’aime point Contre l’honnêteté ? Tirinte pour le moins. Ils disent tous ainsi : Qui m’en sera témoin ? J’en demande du ciel, Qui contient et voit tout, L’assuré témoignage. J’appelle du soleil La lumière éternelle, Qui ne voit seulement L’univers tout entier ; Mais sans qui l’on ne peut Rien voir en l’univers. Je l’appelle à témoin, Et tous les dieux ensemble, Ceux du ciel, ceux de l’air, De la terre et de l’onde, Et des abîmes creux Où commande Pluton, Qu’ils reprochent en moi L’amour que je vous porte, Et punissent mon coeur, Si mon affection Ne s’est toujours tenue Dedans les lois du plus étroit honneur. Oh ! Les dieux ne punissent, Comme on dit, les serments Des parjures amants : Mais toutefois je crois ce que tu dis, Et sous cette assurance Tirinte je reçois Ce que tu me présentes : Mais à condition De ne le retenir Qu’autant qu’il me plaira. Et moi, bergère, et tout ce qui de moi Sera jamais, de votre volonté Recevra l’ordonnance, Sans s’y point opposer, Hormis mon coeur : mais celui-là jamais Ne vous éloignera, Quoi que vous puissiez dire. Heureux miroir, heureux je te puis dire, Et plus heureux que celui qui te donne Au mystère d’amour, Élu par l’amour même : Souviens-toi que je l’aime, Et l’en fais souvenir Jusqu’à ce qu’elle sente En sa propre personne, Qu’amour jamais l’aimer À l’aimé ne pardonne. Sans mentir il est beau, Et je le crois plus fidèle peut-être Que n’était pas son maître. Mais qu’est-ce que je sens, Je suis toute étourdie. Ô bon commencement ! Je le veux voir aussi, Donnez-le moi ma soeur. Non, belle Sylvanire, Ne le lui donnez pas ; Ce qu’aux dieux on consacre, D’une main si profane Ne doit être touché. Voyez le dédaigneux : Ce qu’aux dieux on consacre, D’une main si profane Ne doit être touché : Mais, discourtois berger, Je le verrai, quoi que tu saches faire. Tu ne le verras pas, Quand je le devrais rompre. Tiens, berger, ton miroir, Je suis tant hors de moi Que presque je ne sais En quel monde je suis. Donne le moi, berger, Me veux-tu refuser Le refus de quelque autre ? Importune bergère, Cesseras-tu jamais ? En cent pièces plutôt, Que de te le donner, Sous les pieds je le foule. Voyez cette importune ! Donc sera-t-il vrai Que je prie et supplie Celui qui me dédaigne, Et qui plein de mépris, Plus je le vais suivant, Et plus s’enfuit de moi ? Sera-t-il vrai que par des vaines plaintes De ce cruel j’aiguise la rigueur ? Et pourrai-je souffrir De me voir dédaignée De celui qu’on dédaigne ? De ce double mépris Tirons, Fossinde, ah ! Tirons un remède Qui nous puisse guérir, C’est honte de souffrir Pour un amant qui souffre pour un autre, Et qui quand il voudrait Ne saurait être notre. Rompons-les donc, ces chaînes trop honteuses, Rompons-les ces liens Dont mon coeur fut étreint, Et d’un libre courage Sortons de ce servage : Et disons en sortant, Inutile constance, Honteuse patience, Mon coeur est allégé. Adieu triste pensée D’une amour insensée, Je vous donne congé. Mais dieu qu’il est aisé D’avoir un tel dessein, Et qu’il est malaisé De le mettre en effet. Je pourrai donc n’être plus à Tirinte, J’en dénouerai les noeuds, Ou bien je les romprai : Mais comment peut-il être, Que sans être à Tirinte Fossinde je puisse être ? Mais qu’est-ce qui me tient Ô dieux ! C’est le satyre. À l’aide, à l’aide, accourez mes compagnes : Bergers à l’aide, hélas secourez-moi ! Crie et crie à ton gré, Nous les verrons venir, Ces filles déguisées En tendres jouvenceaux : Nous verrons leur courage, Leur force et leur adresse : Que s’ils te peuvent mettre Hors de mes mains, aime-les plus que moi, Tu n’auras point de tort. Gentil Satyre, honneur de ces forêts ? Me suis-je pas en peu d’heure rendu Gentil Satyre honneur de ces forêts ? Mais ce n’est que depuis Que je te tiens liée. Détache-moi, Satyre. Non, non, trompeuse, il faut que plus longtemps Je sois gentil Satyre, Honneur de ces forêts. Détache-moi, Satyre, Et crois qu’en liberté Je te ferai paraître L’amour que je te porte. Je ne veux pas, je ne veux pas, finette, De l’amour que tu dis Avoir plus d’assurance Que celle que j’en ai, Je sais bien que tu m’aimes Comme l’agneau le loup, Je n’en suis point en doute. Satyre tu te trompes, Je t’aime, il est certain, Pourquoi ne t’aimerais-je ? Que peut-on voir en toi Qui ne se doive aimer ? Mais tu sais que les filles N’osent le plus souvent Déclarer leur amour. Puisqu’il est vrai, Fossinde, Que tu m’aimes si fort, Et comme je le crois, Tu dois être bien aise De venir avec moi Dans l’antre où je demeure. Je le veux bien : mais détache ces noeuds. Les dénouer, ô folle, il ne faut pas, Car ton amour dépend De cet enchantement. Je veux dire, Fossinde, Qu’aussitôt que ces noeuds Se verront détachés, Encore plus soudain Se dénouera l’amour que tu me portes. Mais c’est assez parler, Allons, Fossinde, allons, Si tu ne viens de bonne volonté J’userai de la force, Tu sais bien si j’en ai. Moi te suivre brutal Honte de la nature, Qui ne tiens rien de l’homme Qu’un peu de la figure ? Ah j’aime mieux la mort ! Ô bergers, au secours, Au secours mes compagnes, Ô dieux secourez-moi ! Vains sont tous tes efforts Et tes injures vaines, Enfin il faut venir. La femme, il est certain, Ressemble au médecin, Elle en fait plus mourir Par ses trompeurs appas Qu’elle n’en guérit pas. Adraste, Adraste, Adraste ? Adraste, et qui l’appelle ? Appelle Adraste autant qu’il te plaira ; Appelle encor Tirinte, Pour t’ôter de mes mains : Autant vaut l’un que l’autre : Allons, allons, te dis-je. Au secours, au secours, Adraste vois Doris Que Palemon emmène. Que Palemon emmène ? Laisse-la Palemon, Laisse-la ma Doris, Tu l’as assez gardée : En dépit de l’amour, Je la veux à mon tour : Laisse-la ma Doris, Elle est à moi, c’est mon chien qui l’a pris. Adraste vois-tu pas Que ce n’est pas Doris ? C’est Doris, vois-tu pas Que Palemon l’emmène ? Ô que c’est bien Doris ; Tu me voudrais tromper, Je la veux à mon tour, Tu l’as assez gardée, En dépit de l’amour. Non, tu ne l’auras pas. Donc je ne l’aurai pas ? Tu la veux, je la veux, Nous verrons qui des deux Sera le maître. Sois Hesus à mon aide ! Ô dieux, ô dieux, comme elle m’a surpris ! Ô la malicieuse, Comme elle a pris son temps Pour me croiser la jambe. Ô que dieu soit loué, Me voila démêlée Des mains de cette bête. Ah je suis tout froissé ! Le méchant animal Qu’une femme en effet, Qui ne fait jamais mal, Quand le dépit l’émeut, Sinon quand elle peut. Tu mens, vilain Satyre, Fils de cornu, cornard, Et père d’encorné. Ô le bel amoureux ! N’en a-t-il pas la mine ? Il t’en faut donc des Nymphes ; Il te faut des Fossindes ; Il te faut une hart Pour t’attacher au sommet de cet arbre. Va que jamais puisses-tu revenir. Ô dieu les bras ! ô dieu la tête ! ô dieu La hanche, et tout le corps ! Ô pauvre Palemon L’amour te coûte cher. Il est tombé il le faut secourir : Mais ô grands dieux le vilain Palemon ! Dieux ! Il est tout velu. Dieux ! Qu’est-il devenu ? Ne sont-ce pas des cornes Qu’il porte sur la tête ? Ô ce sont bien des cornes, Mais de parfaites cornes. Ô Palemon, et qui l’eût jamais cru ? Aussitôt marié Tout aussitôt cornu ? Mais dieux ! Quels sont tes pieds ? Ce n’est donc pas assez D’avoir au front des cornes bien plantées ; Tu veux encor de plus Avoir les pieds cornus, Sont-ce du mariage Les plus beaux avantages ? Si tous ceux qui s’épousent En ont autant que toi, Fi, fi, du mariage Et de ses avantages, Garde les Palemon Je n’en veux point pour moi : Ô dieu le mariage A fait d’un Palemon Une bête sauvage. Le grand saut que j’ai pris, Je ne puis plus marcher : Que maudit soit la femme ! Que maudit soit l’amour ! Maudit qui l’engendra, Maudit qui l’allaita, Et maudit soit qui jamais le suivra. Les mortels sont toujours en guerre, Nul n’a repos dessus la terre : Si la fortune est dans la cour, Dedans nos bois aussi nous trouble amour. Dans les grandes cours la fortune Fait sa demeure plus commune, Comme le foudre tournoyant Les hautes tours va plutôt foudroyant. Nous dans l’épais de nos bocages, Bien qu’exempts de si grands orages, D’amour nous ressentons les coups Non moins cruels, quoi qu’ils semblent plus doux. Mais bien qu’autrement on le pense, Amour plus aigrement offense Ceux desquels il est le vainqueur ; Car tous ses coups ne s’adressent qu’au coeur. Ainsi d’une guerre ordinaire Ce que fortune ne peut faire, Amour le fait plus finement, Afin que nul ne vive sans tourment. Tirinte il est certain Que j’aime et que j’adore Une beauté, que rien du tout n’égale En son extrémité Que ma fidélité. Celle de qui mon coeur Honore le mérite, Aglante, est un soleil, Et je suis le phoenix En ma fidélité, Qui brûle à son bel oeil. Et moi j’en adore une Faite comme la lune, C’est à dire inconstante, Et si je m’en contente. Celle de qui les beaux yeux m’ont surpris, Tirinte, en sa beauté Est vraiment un soleil : Mais un soleil, ô dieux, Si glorieux qu’il ne veut pas permettre Que son phoenix en mourant je puisse être. Et celle que j’adore Est si bien sans égale, Qu’encore que ma foi Et mon affection Soient enfin parvenues À toute extrémité, Si sont-elles, Aglante, Moindres que sa beauté. La mienne est toute telle Que la tienne, Tirinte, Quoi qu’elle ne soit pas Des plus belles du monde, Parce que sa beauté Est plus grande beaucoup Que ma fidélité. Et telle que tu dis, Aglante, qu’est la tienne, Toute telle est la mienne ; Car je ne puis, quoi que je sache faire, Être son seul phoenix, Parce que la folâtre En veut toujours pour le moins trois ou quatre. Mais, Aglante, dis-moi, Et dis-le aussi, Tirinte, Dites-le moi tous deux Quelles sont ces deux belles ? Belles.         Belles aux yeux Qui comme vous les voient. Qui la voit autrement, Celle pour qui mon coeur Est tout rempli de flamme, Est bien aveugle, Hylas, Et s’il ne le sait pas. Qui dirait le soleil N’avoir point de lumière, On dirait par raison Que son oeil n’y voit guère ; Mais de celle que j’aime Qui ne voit la beauté Extrême comme elle est, On peut assurément Dire qu’extrême est son aveuglement. Soit ainsi que vous dites, Je m’en remets à vous, Si tous deux vous croyez À vos mêmes paroles : Mais ce que je demande, C’est de savoir enfin Quel fut le trait Dont amour se servit Pour faire vos conquêtes. Beau.         Beau vous l’avez dit, Je ne demande pas Si vous le trouvez beau : Mais qui sont ces beaux yeux ? Hylas, c’est l’oeil qui d’un clin de paupière, La haussant ou baissant, Peut, s’il lui plaît, enflammer tous les coeurs D’amour et de désir, Quoi qu’ils eussent en eux Tous les glaçons et les neiges plus froides, Dont en tout temps blanchissent du mont d’or Les sommets plus chenus, Et les rochers plus nus. Dis-le plus clairement. C’est l’oeil qui désarmant Pour un moment sa beauté de dédain, Peut désarmer l’âme la plus barbare, Contre sa volonté, De toute liberté. Ce n’est encor assez. C’est l’oeil, Hylas, c’est le bel oeil qui peut, Toutes les fois qu’il veut, Écrire d’un seul trait Dans le coeur des humains Les lois plus rigoureuses, Qui se puissent trouver Dans le règne d’amour, Sans qu’un seul coeur Ose ou puisse espérer De ravoir sa franchise À telles lois soumise. Dis-le moi d’autre sorte. C’est l’oeil, Hylas, c’est l’oeil qui doucement Brûlant d’amour tout autre, N’élance dans mon coeur Que foudre et que rigueur. Ni même encor ne le connais-je pas, Cet oeil dont vous parlez. Si quand on dit, que la terre, ô berger, De ce germe fécond Qu’elle reçoit du ciel, D’agréable parure S’embellit de nouveau : Si quand on dit, qu’amour va rallumant Au coeur de la nature Ses flambeaux à moitié Sous la neige assoupis D’un rigoureux hiver : Si quand on dit, que mille fleurs nouvelles Émaillent à l’envi Le beau sein de nos prés, Et qu’on voit par les champs La douce tourterelle, La simple colombelle, Avec leurs compagnes Redoubler leurs baisers, Et montrer le transport Qu’amour fait naître en elles D’un trémoussement d’ailes ; Et que tout amoureux Le rossignol mignard Vole de branche en branche, De bocage en bocage, Invitant sa compagne Par sa douce harmonie À l’amour qui le lie, Nous entendons sans doute le printemps : Pourquoi de même aux effets que je dis, Ne reconnais-tu l’oeil Qui cause mon trépas ? Je ne le connais pas. Si quand on dit, que la terre altérée Béante en mille lieux D’extrême sécheresse, Désire l’eau pour alléger l’ardeur Qui la sèche et la cuit : Si quand on dit, que le dieu de Lignon Découvre de son lit En divers lieux les humides cachettes, Faute de l’eau qu’un soleil trop ardent Lui sèche et lui consume ; Nous entendons incontinent l’été : Pourquoi de même aux effets que je dis, Ne reconnais-tu pas Le bel oeil que j’adore ? Je ne le puis encore. Si quand on dit, que les fruits sur la branche Vont jaunissant Des feuilles dépouillés, Que nos fertiles champs Où Cerès ondoyait Sur des épis dorés, Veufs des riches moissons Qu’ils avaient autrefois, N’ont pour toute parure De leurs sillons, que le chaume resté Témoin des doux larcins Du courbé moissonneur : Si quand on dit, que les dons de Bacchus Rougissent sous le pampre, Retortillé de cent plis l’un sur l’autre ; L’on sait que c’est l’automne : Pourquoi de même aux effets que je dis, Ne reconnais-tu l’oeil Dont la beauté me poingt ? Je ne la connais point. Si quand on dit, que les vents courroucés L’un contre l’autre Animent la fureur D’un dangereux orage : Si quand on dit, que nos plaisants ruisseaux Vont arrêtant leur pas Sous la croûte endurcie De leur cristal, pour avoir vu peut-être, Non pas d’une méduse, Mais des froideurs le visage effroyable ; Nous entendons l’hiver : Pourquoi de même aux effets que je dis, Ne reconnais-tu l’oeil Qui me met au cercueil ? Or sus je le connais, Je le connais enfin Cet oeil dont vous parlez, C’est le bel oeil de Stelle, De Stelle la bergère, De toutes les bergères Celle que j’aime mieux. Nous amoureux de Stelle ? Elle n’est pas, ce me semble, assez belle. C’est elle toutefois, Qui peut d’un seul clin d’oeil Me surprendre le coeur Qu’elle retient encore. Et c’est elle qui peut M’écrire avec cet oeil Les pures lois d’amour Dans le plus sain de l’âme ; Ainsi faisant en moi Les effets que vous dites, N’ai-je raison de dire que c’est elle ? Tu te trompes, berger, Non, non, ce n’est pas elle, Stelle est belle, il est vrai : Mais combien s’en faut-il Qu’elle n’arrive à la beauté de celle Que j’adore en mon coeur ? Figure toi que toutes les beautés Que la nature a faites, Étant jointes ensemble, Pour embellir un sujet de tout point, Auprès de celle-ci Resteraient imparfaites. Figure toi, berger, Que celle que j’adore, Comme un soleil surpasse Toutes autres clartés, Elle surpasse aussi toutes beautés. Vous le dites ainsi : Mais voyez vous, bergers, J’en jurerais de même De celle aussi que j’aime : Mais je dis tout autant Que vous sauriez tous deux Jurer et rejurer, Et parjurer encore : Je sais bien toutefois Que vous n’en croyez rien, Aussi ne fais-je pas De ce que vous me dites. Donc pour savoir qui de nous a raison Prenons un juge, et ce qu’il en dira, Soit banni de l’amour Qui ne l’avouera. Tout à propos, bergers, Ne voici pas le juge qu’il nous faut ? Je la veux bien pour telle. Et moi je la veux bien Pour juge et pour maîtresse, Je n’en refuse point Qui soient faites comme elle. Tirinte, et toi pour quelle veux-tu ? Je ne te veux pour rien Que pour une importune. Il semble que Tirinte, Pour ne sortir du devoir de berger Envers si belle fille, Soit obligé de parler d’autre sorte. Aglante, te plaît-elle ? Elle me plaît comme elle me doit plaire. Je veux dire, Tirinte, Que sa beauté, sa vertu, son mérite Obligent tout berger À l’honorer, à l’aimer et servir. Or s’il est vrai qu’elle te plaise tant, Prends-la, je te la donne, Et ne m’en parle plus. Oui-da je la prendrai, Et de bon coeur encore. Laisse, Hylas, laisse-moi, Tu n’es pas pour Fossinde, Ni Fossinde pour toi, Stelle en appellerait. Mais voyez je vous prie, Voyez le dédaigneux, Je suis son importune : Aglante, ce dit-il, Prends-la, je te la donne, Et ne m’en parle plus. Oui, oui, je te la donne : Comme si tu pouvais Me donner à quelqu’un : Et quel pouvoir crois-tu d’avoir, Tirinte, Dessus Fossinde afin de la donner ? Impertinent berger, Penses-tu bien, peut-être, Que Fossinde soit tienne, Ou qu’elle la veuille être ? Non désabuse-toi, Personne n’eut jamais Du pouvoir sur Fossinde, Ni nul jamais l’aura Qui ressemble à Tirinte. Malgracieux berger, Vraiment il est joli En cette opinion : Je suis son importune : Prends-la, je te la donne : Le libéral berger, N’est-il pas bien plaisant De donner de la sorte Ce qui n’est pas à lui ? Attends, attends, Tirinte, Attends à me donner Lorsque je serai tienne, Et si jusques alors Tu veux attendre à faire tes présents Tu n’en feras jamais. Mais, Aglante, sais-tu, Sais-tu point la raison, Pourquoi Tirinte est si fort libéral Envers Aglante, il faut que tu le saches, C’est qu’il voudrait, le cauteleux qu’il est, Le change te donner, Pour être seul à suivre Sylvanire : Car il en meurt d’amour. Mais sois certain, Aglante, Qu’elle ne l’aime point, Et que si quelque chose Elle a jamais aimée, C’est Aglante sans plus. Or va, Tirinte, aime bien Sylvanire, Elle me vengera De tes impertinences. Ô dieu quelle pitié ! Quelle compassion ! Qu’est-ce qu’a ce berger ? Voir cette belle fille En cet état ; car c’est bien la plus belle, La plus discrète, Et pleine de mérite Qui soit en la contrée. Qu’est-ce qu’il dit de belle ? Mais voir son père et sa mère affligés Comme je les ai vus, Je confesse pour moi Que je n’en ai ni le coeur ni la force. Ô dieux ! ô dieux quelle extrême pitié ! Mais de qui parle-t-il ? De Sylvanire, il n’en faut point douter, Et le coeur me le dit : Hylas saches-le un peu, Je n’ai pas le courage De le lui demander. S’il ne parlait de père et de mère, J’aurais opinion Que ce serait de Stelle, Comme étant la plus belle. Mais ils ont bien raison, Ce père et cette mère, De plaindre et de pleurer. Gentil berger, Pan te soit favorable. D’où procèdent tes plaintes ? Quand mes plaintes seraient Plus grandes mille fois Qu’elles ne le sont pas, Encor ne sauraient-elles Atteindre à la grandeur Du sujet que j’en ai, Ou bien pour dire mieux Que nous en avons tous. Que nous en avons tous ? Que nous en avons tous : Car la perte est commune À toute la contrée ; Et par ainsi la plainte En doit être commune : Car sachez, ô berger ! Sachez que Sylvanire. Ah ne l’ai-je pas dit ? L’honneur de ces forêts, Où la beauté s’admire, Où la vertu s’estime, Où la perfection Est en perfection, Est proche du trépas, Si morte elle n’est pas. Ah ! Sylvanire est morte, Et toi tu vis encore, Ô misérable Aglante ? Elle n’était pas morte Quand la compassion M’a contraint de partir : Mais je crois qu’à cette heure Elle est morte sans doute : Ces roses et ces lys, La beauté de sa joue, Étaient déjà tous pâles et ternis, Et le corail vivant De cette belle bouche En neige était changé. Les feux qu’en ses beaux yeux Elle voulait avoir, Comme un soleil couvert d’épaisse nue, Avaient déjà leur lumière perdue, Et partout le visage On ne voyait qu’une pâleur mortelle : Encor elle était belle. D’où procède son mal ? Personne ne le sait : Mais on croit toutefois Qu’elle est empoisonnée. Qu’elle est empoisonnée ? Chacun le dit ainsi. Or va, berger, et raconte partout Qu’Aglante ne vit plus, Et qu’en sa mort, tout son plus grand martyre C’est n’avoir d’un moment Devancé Sylvanire. Secourez-le, bergers, car il évanouit. Il aimait Sylvanire : Quelle force d’amour ! Et puis elles n’ont point De pitié des amants, Ces cruelles beautés ; S’il n’a secours il est perdu sans doute, Je vais quérir de l’eau, Criez lui cependant, Mais criez fort, qu’elle est encore en vie, Et que son père et que sa mère aussi La vont conduire au temple d’Esculape Pour ravoir sa santé. Eh ! Laissez que je courre Pour apporter de l’eau. Mais avant que partir, Dis-moi je te supplie Où Sylvanire était. Auprès du carrefour Qu’on nomme de Mercure. Laisse l’aller, Tirinte, Le mal nous presse. Ô malheureux Tirinte ! Ô faux et déloyal ! Il en mourra le traître, Et mon coeur trop crédule. L’homme n’a point de bien Du tout exempt du mal, Et quant à moi, De tous les animaux, Je crois qu’il est le plus infortuné, Et je le crois de sorte, Que si des dieux le plus puissant de tous Me venait dire, Hylas Choisis des animaux, Dont par l’expérience Tu connais la nature, Lequel de tous plutôt tu voudrais être, Et par Styx je te jure De te donner à ton élection L’être que tu voudras, Je choisirais tous les autres plutôt Que celui d’homme, estimant que de tous C’est le plus misérable : Car si nous voulons prendre Celui qui de chacun Est nommé malheureux, N’en cherchons point que l’âne, La pauvre bête a le plus dur destin, À ce qu’on dit, de tous les animaux, Et semble n’être né Que pour la peine et que pour le bâton ; Et toutefois il n’a que les seuls maux Qu’il a de sa nature : Nous au contraire, outre ceux qu’en naissant La nature nous donne, De bien plus grands avec notre imprudence Nous-nous en imposons. Si quelqu’un parle mal Nous sommes en colère : Si quelque chien hurle à l’entour de nous, Si le sel tombe alors que nous soupons, Si nous éternuons À de certaines heures, Si nous voyons à gauche le croissant, Si nous choppons au sortir d’une porte, C’est un mauvais présage, Et commençons dès lors À ressentir le mal Dont nous vont menaçant Ces mal fondés augures. Mais ces opinions, Mais ces ambitions, Mais ces ardents désirs Dont amour nous consume, Dieux ! Que sont-ce autre chose Que des maux ajoutés Aux maux de la nature ? Et c’est pourquoi nul entre tous les hommes N’a vécu, qui ne vit, Ni ne vivra jamais, Pour heureux qu’il puisse être, Du tout exempt du mal ; Si bien que l’on peut dire Avec verité, Qu’être homme, c’est à dire, N’être jamais sans mal. Que ce pauvre berger Que je tiens en mes bras En saurait bien que dire. Pauvre berger, qui dés l’heure qu’il vit L’ingrate Sylvanire, N’a jamais eu que peine et que martyre. Ô folle et des humains Inhumaine constance, Quelle erreur insensée Dedans le coeur de l’homme t’a produite, Pour le combler entièrement de maux ? N’était-ce pas assez Qu’Aglante eut de l’amour, Les espoirs impossibles, Les desseins mal fondés, Les désirs insensés, Les tourments inhumains, Les passions ardentes ? N’était-ce pas assez Qu’il ressentit ensemble Les feux d’amour, les glaces du dédain, Les coups de la beauté De cette Sylvanire, Et ceux de son empire ? Sans que cette folie, Qu’on appelle constance, Par des noeuds tyranniques L’attachât à jamais À cette servitude, Comme un Sysiphe au tourment de la roue ? Or le voici surpayé de ses peines, Le voici presque mort, Et cet erreur est tellement encore Dedans son coeur ancrée, Que s’il revit sans doute il choisira De remourir cent fois, Cent et cent fois plutôt, Que de rompre les noeuds Qui le font malheureux. Prends courage ma fille, Allons jusques au temple De ce grand Esculape. Ah ! Mon père je meurs. Soutenez-la, Ménandre, Pour moi je n’en puis plus. Hélas ! Je meurs, ma mère. Or sus efforce-toi, Esculape sans doute Te donnera ta première santé : Allons au temple, allons. Ô dieux ! Je n’en puis plus. Enfin j’en ai trouvé, Voici de l’eau, berger, Mais je ne sais si ce n’est point trop tard. Apporte, apporte vite, Le coeur lui bat encore. Mais qu’est-ce que je vois ? Eh ! N’est-ce point Aglante ? C’est lui sans doute : ô le pauvre berger, Qui l’a mis en ce point ? C’est Sylvanire. Et toi, berger, apporte, Donne moi l’eau, pour voir si nous pourrons Rappeler ses esprits. C’est Sylvanire. Et comment ce peut-il, Que sans le vouloir faire Je l’aie ainsi traité ? C’est le bruit de ta mort : Mais, berger, je te prie Jette lui bien de l’eau, Cependant à l’oreille Je m’en vais l’appeler. Aglante, Aglante, ah prends courage Aglante, Aglante, Aglante. Il est mort pour certain, Hélas c’est grand dommage ! Mon père, s’il vous plaît, Laissez que je me baisse Auprès de son oreille, Ma voix peut-être Aura plus de vertu. Je le veux bien, ma fille. Dieu qu’elle est charitable, À moitié morte encore elle a pitié Du mal d’autrui. Mais voyez la finesse Elle le baise : ingénieux amour. Aglante, Aglante. Écoute Sylvanire, Sylvanire t’appelle, Réponds à Sylvanire. Ô puissance d’amour, Au nom de Sylvanire Voyez comme il revient. Courage, Aglante, ouvre les yeux, et vois Que voici Sylvanire. Quel Mercure puissant Mon âme a rappelée Des Champs Élysiens ? Ce n’est pas un Mercure, Regarde bien, Aglante, C’est Sylvanire.         Ô dieux ! C’est Sylvanire, Et je n’adore point Encor cette beauté Qui m’a donné la vie ? Quel miracle d’amour ! À sa voix seulement Il a repris la vie : Si je ne l’eusse vu, J’avoue et je confesse, Que je ne l’eusse cru. Je m’en vais le conter Aux bergers d’alentour, Afin que plus encore Chacun l’amour honore. J’en veux faire de même, Avec toi je m’en vais, Pour à chacun redire, Toi la force d’amour, Et moi de Sylvanire. Dieux ! Que ne dois-je pas À cette belle, et très belle bergère, Pour m’avoir rappelé De la mort à la vie ? Je n’ai rien fait pour toi Que je ne dusse faire, Chacun est obligé De servir ton mérite. Mais ne vous plaît-il pas Que nous allions, mon père, Rendre nos voeux au temple d’Esculape ? Allons ma fille, il est bien raisonnable De le remercier Du bien qu’il nous a fait, Te redonnant ta première santé. Dieux ! Qu’est-ceci, dieu qu’est-ce que je sens ? Quel mal nouveau, et quelle défaillance Me prend encore un coup ? Ah ! Ma mère je meurs. Mais que sera-ce enfin ? Nous pensions que ton mal Fut un peu soulagé, Tout au contraire, au lieu d’allègement, C’est un rengrégement. Mais, Aglante, aide-nous : Elle se meurt, ô dieux ! Elle n’a plus de force. Quel étrange accident ? Il ne faut plus espérer en sa vie. Ah mère désolée ! Ah père, non plus père, Ou père sans enfant ! Mais fallait-il, hélas ! Eh ! Fallait-il qu’Aglante Revint en vie, afin de voir mourir Celle qui fut sa vie, Pour remourir encore D’une seconde et plus sensible mort ? Destin qui me ravis Ce que jadis le ciel m’avait donné, Combien en me l’ôtant Me fais-tu plus de mal, Qu’en l’octroyant on ne me fit de bien ? Il fallait donc qu’avec les mêmes yeux Que j’avais vu tant de rares merveilles, J’en visse, et j’en pleurasse La déplorable perte. À quoi destins me réservez-vous plus ? À quels malheurs m’ordonnez vous encore, Pour rendre cet Aglante, Des malheureux en somme, Le plus malheureux homme ? Ah chère fille ! Ah fille que je n’ose Appeler plus ma fille ! Ah chère Sylvanire ! Est-ce ainsi que le ciel Trompe nos espérances ? Est-ce ainsi qu’il lui plaît Se moquer des desseins Des hommes malheureux ? Hélas j’avais pensé, Et non point sans raison Je l’avais esperé, Puisqu’aux lois de nature Cet espoir se fondait, Qu’après avoir été De mes faibles années Le support charitable, Lorsque la mort finirait ma journée Tu me clorais les yeux Avec tes propres mains, Et dedans le cercueil, M’arrosant de tes larmes, D’un doux baiser de fille, Tu me dirais enfin, Va t’en, va t’en, mon père, Va t’en en paix pour la dernière fois. Combien hélas ! Combien sont-ils changés, Par un destin contraire, Tous ces justes desseins, Puisqu’il faut que ton père Te rende les devoirs Qu’il espérait de recevoir de toi. Ô ciel ! Que la douleur Me contraint de nommer Injuste, ou bien aveugle : Injuste en m’éloignant De celle à qui le destin m’a donné ; Aveugle en me voyant, Qu’aussi bien je ne puis Vivre éloigné de celle Pour qui je vis, et pour qui je veux vivre ; Que penses-tu de faire ? Quoi ? Me tenir en vie Et lui donner la mort ? Ah ! Nul vivre ne peut, Lorsqu’il n’a point de coeur, Et tu me le ravis Ravissant Sylvanire. Sera-t-il donc vrai, Ô mon très cher enfant, Que tu nous sois ôtée, Sans avoir le loisir De nous dire un adieu ? Ah ! Ne le souffrez pas, Destins rendez-la moi, Rendez-la moi, ma chère Sylvanire. Que si le ciel veut avoir pour rançon De quelque autre la vie, Reçois, destin, la mienne, je te prie. Mais la mienne plutôt, La mienne surannée. Mais la mienne déjà Parvenue à tel point, Que quoi qu’à l’avenir S’avance mon trépas, Je ne puis perdre, au malheur où je suis, Pour chaque jour que des siècles d’ennuis. Ô Sylvanire ?         Ô belle Sylvanire ? Sylvanire, ma fille ? Ah Sylvanire ! Hélas n’oyez-vous point ? Oyez Lerice, oyez Ménandre aussi, Oyez, oyez Aglante, Aglante oyez, Aglante. Ô dieux ! Elle revient. Elle revient, ô dieux ! Sois à notre aide, ô puissant Esculape. Courage, Sylvanire, Ouvrez les yeux, et voyez qu’en vivant Vous donnez vie à quatre. Prends courage, ma fille. Vois la douleur amère Que pour toi souffre, et ton père et ta mère. Ô puissants dieux, qui tenez en vos mains Les jours comptez de notre frêle vie, Permettez m’en autant Qu’il m’en faut seulement Pour décharger mon coeur D’un blâme qui l’oppresse. Séchez vos pleurs, mon père, je vous prie, Et vous ma mère aussi, Souvenez-vous que les dieux ne font rien Sinon pour notre bien, Et s’il leur plaît de mes tendres années Achever ma journée, Ils le font pour mon mieux, Pour éviter, peut-être, Ou pour vous, ou pour moi, Quelque plus grand malheur. Mais quel malheur plus grand ? Où s’en peut-il trouver ? Ah le ciel n’en a point ! Le ciel, Aglante, a tout ce qu’il lui plaît, Et souviens-toi qu’il peut tout dessus nous, Car il est tout puissant, Et qu’il fait toujours bien, Parce qu’il est tout bon : Je vous conjure donc Que je ne sois point cause Qu’il jette dessus vous Les traits de son courroux, Ô mon père et ma mère : Que s’il vous ôte à cette heure une fille, Il peut, s’il veut, égaler vos enfants Au nombre des cheveux Qui sont sur votre tête, Encor qu’il semble bien Que vos vieilles années Y puissent contredire : Mais au grand dieu tout est facile à faire. Séchez donc vos pleurs, Je vous supplie encore, Et croyez que je pars Du nombre des vivants, Sans emporter nul regret de ma vie. Deux choses seulement Me pressent, je l’avoue : L’une de n’avoir pu Jusqu’ici satisfaire À ce que je vous dois, Ô mon père et ma mère : Mais recevez ma bonne volonté. Dieu quel bon naturel ! Ta volonté, ma fille, Nous est tant agréable, Que nous la recevons Pour plus encor que tu ne nous dois pas. Le ciel en soit loué, Et cette amour de père Qu’outre tous mes mérites Le ciel a mise en vous : Mais oserai-je à la fin de ma vie, Car je sens bien qu’elle me va laisser, Oserai-je mon père, Oserai-je ma mère, Avec votre congé, Avant que de partir, Me décharger de cet autre fardeau Qui me presse et m’oppresse ? Ton père le veut bien. Le voulez-vous mon père ? Je le veux, Sylvanire, Et dis et fais tout ce que tu voudras, Je t’en remets tout le pouvoir que j’ai. Le ciel vous rende à tous deux le loyer D’une telle bonté, Puisqu’il ne m’est permis. L’ingratitude, à ce que bien souvent Vous m’avez dit, mon père, Est un faix si pesant, Que la terre sur qui Tout l’univers s’appuie, Sans se lasser ne la peut supporter, Et c’est pourquoi surchargée en mon âme D’un faix tant malaisé, Puisque tous deux vous me le permettez, Je m’en déchargerai. Voyez vous ce berger, Dont le visage est tout couvert de pleurs, Sachez mon père, et vous ma mère aussi, Que quatre ans sont passés Qu’il aime Sylvanire, Mais d’une telle amour Que je puis dire en quatre ans qu’elle dure N’avoir jamais remarqué chose en lui, Ni dans ses actions, Ni parmi ses paroles, Dont une honnête fille Se peut croire offensée. Or les dieux soient témoins, Il le sait bien lui-même, Si durant ces quatre ans Jamais mes actions, Ni jamais mes paroles, Ont rendu connaissance, Ni que je reconnusse, Ni que j’eusse agréable, Cette amour estimable. Mais ne crois pas, Aglante, Que nul mépris en ait été la cause, Je sais que tu vaux mieux Que ce que tu recherches : Le seul devoir d’une fille bien née Me contraignait d’en user de la sorte : N’en doute point, Aglante, Car encor que je sois Dans ces bois d’ordinaire, Je ne suis pas pourtant Insensible comme eux : Ta vertu, ton amour, Et ta discrétion Firent sur moi le coup que tu voulais. Ô mort ! Attends, attends encor un peu, Que je puisse finir Avant que tu finisses. Mais sachant bien que mon père et ma mère Faisaient dessein de m’allier ailleurs, Je fis dessein aussi De faire à cette amour Un tombeau de silence, Voulant plutôt mourir Que de contrevenir Au respect que je dois À ceux qui m’ont fait naître. Mais maintenant que les dieux ont voulu, Les dieux tous bons et sages, Par ma fin avancée, Tous les noeuds dénouer, Avant qu’être nouées, Du futur mariage, Et que ceux qui sur moi Ont tout pouvoir m’en donnent le congé : Saches, ami, qu’amour jamais plus grande Ne s’éprit dans un coeur, Que celle que pour toi Sylvanire a conçu, Et pour enfin partir Du tout exempte et du tout déchargée De cette ingratitude, Le voulez-vous tous deux ? Nous le voulons ma fille. Hélas, je n’en puis plus ! Tends-moi la main, Aglante, Et la mienne reçois : Si je n’ai pu vivre femme d’Aglante, Je meurs femme d’Aglante : Le veux-tu bien berger ? Ô dieux ! Si je le veux ? Et vous mon père, et vous ma mère aussi, Ne le voulez vous pas ? Nous le voulons, ma fille. À quoi sert-il de le lui refuser ; Aussi bien elle est morte. Voici le dieu, Lerice, Dont jadis Sylvanire Voulait être druide, Et servir les autels. Ô dieu je meurs ! Mais je meurs bien contente De mourir tienne, Aglante. Dieux ! Elle est morte.         Hélas ! Hélas ! Ma fille. Elle est morte à ce coup. Elle est donc morte, ô dieux ! Et moi je vis encore ? Je vis encore, et j’ai devant mes yeux La belle qui m’appelle, Sans que j’aille après elle ? Ô dieux ! Elle est bien morte. Ah Sylvanire ! Hélas est-il possible Que tu me sois ravie, Sans qu’on m’ôte la vie ? Faut-il que le moment Que mienne il te plût d’être, Ait été le moment Que mienne, hélas ! Tu ne puisses plus être ? Injuste ciel ! Injuste destinée ! Injuste amour ! Injuste mort, hélas ! Hélas qui ne dira, Que dans le ciel il n’est point de justice ; Que le destin injustement ordonne ; Que sans justice amour conduit les siens, Et que la mort est injuste envers moi ? Puisque le ciel, et l’inique destin, Et l’amour, et la mort, Consentent que je perde, Sans toutefois mourir, Celle que sans mourir Mon coeur jamais, jamais ne devait perdre. Ô ciel rendez-la moi, Rendez-la moi destins ; Amour, si toutefois Sylvanire étant morte Quelque amour reste encore, Rends-la moi, cette belle Que la mort m’a ravie : Et toi mort rends-la moi, Ou me reçois pour elle. Ah Sylvanire ! Écoute ton berger, Et reviens-t-en vers moi, Ma chère Sylvanire, Ou m’emmène avec toi. Ô dieux ! Elle revient, Les dieux auraient-ils bien Ta juste voix ouïe ? Elle revient sans doute. Finissez, ô grands dieux ! La grâce commencée. Cessons les pleurs, et puisqu’il plaît au ciel Lui redonner quelque signe de vie, Emportons-la dedans notre cabane, Plus aisément nous pourrons soulager La grandeur de son mal : Aglante donne moi Tes mains, et les attache, Je te supplie, aux miennes, Nous en ferons un siège Afin de l’emporter, Cependant que Lerice, Accompagnant nos pas, Gardera par hasard Qu’elle ne tombe pas. Hélas mon père ! Hélas mon cher Aglante, Que de peine je donne À qui je dois rendre tant de service. Ô douce peine ! Ô glorieux travail ! Ô cher fardeau, qui rends Aglante heureux ! Heureux trois fois Aglante, Qu’amour a destiné À ce mystère saint, De porter en ces bras Tout ce que le flambeau Du soleil vit jamais De plus rare et plus beau. Vraiment grand est son mal, Je crois qu’elle en mourra : Combien elle est changée, Que la beauté dont on fait tant de cas Enfin est peu de chose, Un bouton le matin Qui s’éclot au midi, Et qui le soir se fane, Et c’est bien pour cela Que j’estime peu sages Celles à qui le ciel A fait un tel présent, Et qui le laissent perdre, Puisqu’il dure si peu, Sans s’en vouloir servir. Voyez vous Sylvanire, C’est de Lignon la plus belle bergère, Mais la plus insensible Aux traits d’amour de toutes les bergères, Elle n’aima jamais, À ce que chacun dit ; Et n’est-ce pas dommage Qu’elle ait eu ce visage, N’ayant su, l’imprudente, Ou n’ayant pas voulu S’en servir à l’usage Pour lequel il est fait ? Or la voilà maintenant bien payée, Elle a vécu, mais telle que l’avare, Qui pour ne s’en servir Aux entrailles profondes Des lieux moins fréquentés, Idolâtre de l’or Va cachant son trésor : Idolâtre de même De ta beauté, cache-la maintenant Dans la tombe relante, Garde-la pour Pluton, Ou pour ces vains fantômes Qui courent toute nuit À l’entour des tombeaux. Ô folle ! Les grands dieux Ont la beauté faite pour les vivants, Et les os pour les morts : Et c’est pourquoi leur justice est très grande De te l’ôter, comme ils font maintenant, Ne voulant pas en user comme il faut. Ô ! Si les dieux d’une main libérale M’avaient rendue aussi belle que toi, Et que Tirinte eut de l’amour pour moi, Je jure qu’aujourd’hui, S’il était tout à moi, Je serais toute à lui. Mais où le trouverai-je ? Ce traître, ce perfide, Où le rencontrerai-je ? Il a beau se cacher : Quand les profonds abîmes Du centre de la terre L’auraient couvert, je le découvrirai, Et je le punirai, Sans que l’enfer, ni le ciel, ni la terre Le sauve de mes mains. Il est bien en colère. Ah ! Le cruel qu’il est D’un même coup il en fait mourir deux, Deux innocents qui ne crurent jamais Lui faire déplaisir : Mais qu’il s’assure, et je le lui promets, Qu’avec ces deux, que traître il fait mourir, Il sera le troisième, Si Tirinte le trouve, Ou ce fer ne voudra, Du sang abominable Ayant horreur, se teindre par mes mains. Il est tout vrayi que sa colère est grande, Il le faut divertir, Je ne puis m’empêcher, Quoi qu’il me sache faire, De le chérir toujours. Ô qu’il est difficile De se désembrouiller De ce brouillon d’amour ! Holà Tirinte, et d’où vient ce courroux ? D’où vient cette furie ? Veux-tu mal à quelqu’un ? Dis-le moi, tu verras Si je suis prête à faire tes vengeances. Eh laisse moi ! Te voici revenue. Oui je suis revenue, Mais c’est pour te servir. Va si loin que jamais Tu ne puisses venir. Long serait le voyage : Mais je vois bien que le courroux t’emporte ; Quelqu’un t’a-t-il fâché ? Dis-le moi, je te prie. Oui quelqu’un m’a fâché, Me fâche, et fâchera, Tant que Fossinde ici demeurera. Est-ce donc Fossinde Qui te fâche si fort ? Plus cent fois que la mort. Ô qu’elle est malheureuse ! Malheureuse à son dam, Mais au mien très fâcheuse. Tu ne l’aime donc pas ? Ainsi que le trépas. Et cette inimitié Toujours durera-t-elle ? Je la tiens immortelle. Et cela, mais pourquoi ? C’est pour l’amour de toi. Ah Tirinte !         Ah Fossinde ! Tu ne m’aimeras point ? Point.         Point, mais du tout point ? Point, point, et du tout point, Et crois-le si tu veux. Qui telle inimitié A mise entre nous deux ? Entre nous deux, je faux, Tu sais bien que je t’aime. Mais qui te peut tant éloigner de moi ? Toi.         Moi, comment ? Qui le peut, sinon toi ? Toi de toutes les filles La fille plus fâcheuse, Et la plus importune ? Ne vois-tu pas, Fossinde, Que j’ai l’esprit ailleurs, Que j’ai d’autres desseins, Laisse-moi je te prie. Dieux ! Faut-il que le ciel, Avec tous mes ennuis, Encore me surcharge D’un faix insupportable. Va-t-en, je te supplie, Va-t-en, je te conjure Par la plus importune Qui fût jamais, et ce sera par toi. Et bien je m’en irai, Insensible berger, Oui, oui, je m’en irai, Et peut-être de sorte Qu’avant que je revienne Amour m’aura vengée. Va cruel, va sauvage, Va barbare, va tigre, Va-t-en âme de fer, Va coeur de diamant : Aime, aime, qui ne t’aime, La haine enfin, puisque l’amour ne veut, Me vengera de toi : Mais très juste est la loi, Qui venge l’innocent Sur la coupable tête, Avec le même fer Duquel l’offense est faite. Que les dieux soient loués ! Enfin elle s’en va, Peut-être qu’à ce coup J’en serai déchargé, De cette babillarde, Ce n’est pas sans raison Qu’on dit heureux celui Qui rencontre pour femme Une cigale. On dit que la femelle De nature est muette : Que plût à Dieu que Fossinde fut telle : Ô l’importune fille ! Et puis encor par force Elle veut être aimée. Mais à quoi pensons-nous ? Que faisons nous ici ? Que n’allons-nous chercher Ce traître et ce perfide, Qui sous le nom d’ami M’a fait dedans le coeur La plus cruelle et profonde blessure, Qu’ennemi saurait faire ? À quoi retardons-nous ? Allons sacrifier Son sang à la vengeance. C’en est fait, je l’ai vue Avec mes propres yeux Mettre dans le tombeau. Dans le tombeau, dit-il, De Sylvanire il parle ; Puisqu’elle est morte, ô dieux ! Il faut mourir : Mais avant que mourir Il nous la faut venger, Cette belle innocente, Et porter aux enfers Le sang de ce perfide, Pour apaiser ses mânes offensées. Elle est morte, il est vrai, Cette belle bergère : Qui jamais eut pensé Qu’une beauté si grande Se fut si tôt perdue ? Avant ma mort encore veux-je entendre La cause de ma mort, Et savoir misérable, Puisque j’ai fait le mal, Comment il s’est passé. Ce sera rengréger Ma douleur davantage : Or sus prenons courage, Apprenons de sa mort, Ou bien plutôt de notre propre mort L’accident déplorable. Berger, dis-moi, de qui plains-tu la perte ? De Sylvanire, et cela te suffise. Donc Sylvanire est morte ? Au tombeau on l’emporte, N’en doute nullement. Hélas ! Berger, raconte-moi comment. Je le ferai : mais si d’un dur rocher, Ami, tu n’as le coeur, De bonne heure prépare Tes yeux aux pleurs, ta poitrine aux sanglots, Et ta voix à la plainte. Soudain qu’au lit cette fille fut mise, Belle comme un soleil, Mais un soleil dont les rays affaiblis Passent à peine à travers de la nue, Son mal lui redoubla. Autour du lit à grands ruisseaux de larmes Et Ménandre et Lerice Accompagnaient son mal : Mais un berger qu’Aglante l’on appelle. Ah ! Je le connais bien. Toujours au plus près d’elle, Ne jetait pas une source de pleurs Comme faisaient les autres, Mais bien plutôt un océan de larmes, Dont il noyait les mains de Sylvanire : Mais si ses yeux à tous faisaient pitié, Ses regrets et ses plaintes Doublement arrachaient Des regrets et des plaintes De la bouche et du coeur De ceux qui l’écoutaient ; Hélas ! Ce disait-il, Ô parques inhumaines Pourquoi m’épargnez-vous La faveur de vos coups ? Qu’est-ce parques, hélas ! Qu’est-ce que j’ai commis, Et ma foi si fidèle, Que votre ardent courroux Ne me prenne avec elle ? Hélas ! Vous savez bien Que nous sommes unis, Et pourquoi désunir Ce qu’un vouloir assemble ? Ah ! Prenez-nous ensemble, La victoire en sera Plus belle et plus entière, Et vous ferez qu’avec un coup si beau, Ce que ne peut la vie L’aura pu le tombeau. Que si vous ne le faites, Aussi bien cette main M’octroiera cette juste requête. Ainsi disait le désolé berger, Et d’un oeil égaré, Jetant autour sa vue, Semblait déjà de regarder la mort. Elle de qui la main Était entre les siennes, Faisant effort un peu la releva, Et la posant dessus les yeux d’Aglante, Comme ne voulant voir Ces yeux pleins de fureur, Qui jadis voulaient être Si remplis de douceur, À toute force ouvrit sa belle bouche. "Vis, ami, lui dit-elle, Le ciel l’ordonne ainsi ; Ainsi le veut aussi Ta chère Sylvanire : Que si mourant encore auprès de toi Du crédit il me reste, Je te commande, Aglante, De ne jamais attenter sur ta vie, Car ta vie est aux dieux, Aux dieux tu la dois rendre Alors qu’ils la voudront, Et non à ta douleur. Contente toi, que Sylvanire est tienne, Et que jamais autre elle ne sera : Conserve toi l’amour que je te porte, Et je conserverai La tienne dans mon âme. Ainsi dedans ton coeur Je vivrai sur la terre, Et dans le mien tu vivras dans les cieux. Avec ce penser Ami console-toi, Et surtout aime-moi, Car je meurs tienne, Aglante." Ah fortuné berger, Heureux en ton malheur ! En ce point un soupir Qui lui ravit la voix Avec le nom d’Aglante, Ravit aussi sa vie. Sylvanire est donc morte ? Elle est morte, berger. C’est honte que de vivre Après un tel malheur : Allons, allons mourir : Mais avant que mourir Faisons-en la vengeance. Ô dieux ! Que fera-t-il ? Il s’en va transporté Où la rage l’emmène. Conduisez-le grands dieux. Il aimait cette fille, Mais qui ne l’aimait pas ? Quant à moi je m’en vais Son deuil accompagner, Chacun lui doit ce pitoyable office. Combien de jeunes coeurs Iront suivant ce deuil, Puis avec elle entreront au cercueil. Plus je cherche en moi-même Que c’est qu’amour, et moins je le connais : Qu’il soit dieu je le crois, Sa force est trop extrême : Mais s’il est dieu, comment Souffre-t-il que l’amant Dont l’âme est sa sujette À l’honneur se soumette ? Non, il est sans puissance, Ou pour le moins sans nul ressentiment : Mais s’il est vrai, comment Sous son obéissance Voit-on les plus grands dieux Se rendre, pour les yeux De nos simples bergères, Déités bocagères ? Comment peut-il produire, S’il n’est pas dieu, des miracles si grands, Que tous les jours j’apprends ? Il fait ce qu’il désire, D’un changement divers, Dans tout cet univers, En dépit de nature, Et faut qu’elle l’endure. Il va changeant les âges Comme il lui plaît, les vieux il rajeunit, Des jeunes il ternit Et ride les visages : S’il veut tout ce qu’il peut Il peut tout ce qu’il veut, Et nulle résistance N’égale sa puissance. Que s’il semble au contraire, Mais rarement, que l’amant quelquefois Observe d’autres lois Que la sienne ordinaire ; C’est pour faire mieux voir Un plus entier pouvoir : Car quoi qu’il en puisse être Il est enfin le maître. Pleurer, mais que sert-il De pleurer un malheur Qui n’a point de remède, Et dont la guérison En la mort est remise ? Car telle est la grandeur Du mal qui me travaille, Que quand tout l’océan Se changerait en larmes, Et que j’aurais au front Autant d’yeux, que le ciel A de feux qui l’éclairent, Mes larmes ne sauraient Égaler ma douleur, Ni ma douleur encore Égaler mon malheur. On dit que la nature Produit de certains fruits, Dont qui goûte une fois Ne voit jamais tarir La source de ses pleurs : Hélas ! Puisque le ciel Et mon cruel destin L’ordonnent de la sorte, Et qu’il faut que je pleure Jusques dans le cercueil La perte que j’ai faite : Plut-il au ciel, plut-il à mon destin, Que j’eusse de ces fruits, Pour ne manquer non plus De larmes et de pleurs Tout le temps de ma vie, Que tant que je vivrai Jamais ne manquera Le sujet misérable, Que mes yeux ont de sans cesse pleurer. L’impitoyable Parque A donc fermé tes yeux, Et tes beautés n’ont peu Empêcher le destin De finir ta journée Dès son plus beau matin ? Est-il donc, bien vrai, Que celle qui donnait À mille coeurs la vie Soit morte, ou pour le moins Ne vive plus, si ce n’est en mon coeur ? Je ne l’eusse pas cru ; La raison au contraire Hélas ! M’eût fait jurer, Que toi vivant en moi, Et moi vivant en toi, Pour te faire mourir Il me fallait tuer, Et te ravir la vie Pour me donner la mort. Mais hélas ! Je vois bien Que seulement les forces de l’amour J’allais considérant, Non celles de la mort, De la mort qui toujours À désunir les choses plus unies Se plaît et s’étudie. Mais fatale Atropos, Puisque tu desseignais La mort de Sylvanire, D’où vient, hélas ! Que seulement son corps Soit mis dans le tombeau, Et qu’en mon coeur vive encore son âme ? Hélas ! pourquoi dans un même cercueil N’enfermes-tu le corps D’Aglante qui t’en prie, Puisqu’elle vit en lui, Pour en avoir une victoire entière ? Ah ! Je vois bien pourquoi tu ne le fais ; C’est, Atropos, que de m’ôter la vie Serait, hélas ! Une oeuvre pitoyable, Et que nulle pitié Ne peut trouver place dedans ton âme. Mais, fière Parque, à qui veut le trépas Il est bien malaisé De le lui refuser, Je ferai bien paraître Que si les dieux sans que nous le sachions, Nous font venir au monde, Et nous donnent la vie, Que nous pouvons, lorsque nous le voulons, La quitter cette vie, Et que pour en sortir On peut trouver toujours quelque passage, En ayant le courage. Mais avant que mourir, Allons voir le tombeau Riche de nos dépouilles : Noyons-le de nos pleurs, Afin que comme il a Nos flammes par dedans, Par le dehors il ait aussi nos larmes : Larmes qu’hélas ! Mes yeux ne finiront Qu’en finissant ma vie. Ô bienheureux tombeau ! De qui la froide pierre Tant de flammes enserre, Tu n’es pas le séjour Comme les autres sont De cendres amorties, Mais de cendres de feu, Mais de cendres si vives, Qu’amour encore y brûle tout d’amour. Oui, je les sens, hélas ! Ces mêmes flammes, Dont autrefois mon coeur voulait brûler ; Moins douces, il est vrai, Mais non pas moins ardentes ; Beaucoup moins supportables, Mais non pas moins aimables. Rends-moi, tombeau, si ma pitié te touche, Ce que tu me retiens, Ou si tu ne le veux, Au moins prends nous tous deux, Et renferme mon corps Où tu retiens mon coeur, Et qu’ainsi je sois mis Dessous la même pierre, Imitant le lierre À son ormeau serré, Qui par la mort de l’arbre N’en est point séparé. Et cependant reçois, Pierre sainte et sacrée, Mes soupirs et mes larmes, Et reçois les baisers Qu’ensemble je te donne : Donne les ces baisers À ces cendres d’amour Qui reposent en toi, Présente les ces larmes À celle que jamais Mon coeur ne cessera D’aimer et d’adorer, Ni mes yeux de pleurer : Mais à qui mes discours, Ô dieu ! Vais-je adressant ? À l’insensible pierre, À l’insensible mort, Au destin insensible, Qui n’écoutent jamais Nos cris, ni nos regrets ? Mais si Pygmalion Obtint jadis qu’un marbre Reçut le sentiment, Aglante aimes-tu moins Que ce Pygmalion, Pour animer encor ce monument ? Et si jadis Orphée Pût de la mort retirer Eurydice Par son chant pitoyable, Ton malheur déplorable, Ô malheureux Aglante ! Te fournira-t-il moins De soupirs et de larmes, De regrets et de plaintes, Pour retirer aussi De la mort à la vie Celle qu’on t’a ravie ? Hélas ! Ce sont discours, Ce sont des vaines fables Tout ce qu’on va disant, Et de Pygmalion, Et du congé qu’Orfée Eut de revoir encor sa bien aimée : Jamais, jamais, deux fois, Pour passer l’Acheron, L’on ne paye à Charon. Que la descente aux enfers est aisée, Mais rappeler ses pas Et remonter en haut, C’est là l’oeuvre et la peine. Et quand tous les humains Cent et cent fois encore Pourraient bien revenir Et reprendre leur corps, Le malheur est si grand Qui te poursuit, Aglante, Qu’il ne faut espérer Qu’il soit permis pour ton contentement À celle que tu plains, Et contente toi d’être Phoenix en ton malheur Ainsi qu’en ton amour. Donc puisqu’il est ainsi, Dieux ! Qu’il ne l’est que trop, Qu’est-ce que tu veux faire De conserver plus longtemps cette vie, Qui ne te reste plus Sinon pour prolonger, Sans aucune allégeance, La douleur qui t’offense. Ah ! Meurs, ah ! Meurs, Aglante, Sylvanire t’appelle, Ne veux-tu pas la suivre, Et cesser de languir Cessant aussi de vivre ? Si fais, tu le veux bien, Aussi l’amour avec le courage T’oblige à ce voyage. Allons donc, ô mon coeur, Non point avec transport, Mais résolus de rencontrer la mort, Elle nous sera douce, Puisque déjà Sylvanire la belle Mourant l’a faite telle. Et vous, ô chères cendres, Qui dedans ce cercueil Maintenant reposés, Et vous qui m’écoutez Du plus profond des cieux, Ô de ma Sylvanire Âme sainte et sacrée Recevez de mes larmes, Et de mon sang le dernier sacrifice : Jamais larmes ni sang, Et des yeux et du coeur D’un plus fidèle amant. Amour ne tirera, Que les pleurs et le sang Que maintenant le mien vous offrira. Mourons, mourons, Aglante : Hâtons-nous, hâtons-nous : Quoi que nous puissions faire, Pour devancer un désastre si grand Nous ne mourrons jamais assez à temps.         Attends. Attends, et qui me dit Maintenant que j’attende, Maintenant que je vois Au dernier point mes malheurs parvenus ?         Venus. Vénus mère d’amour, Amour qui ne se plaît En tout ce qu’il promet Sinon d’être infidèle ?         Elle. Elle, ne dis-tu pas ? Et qui se fierait À la mère infidèle D’un enfant si trompeur ? Que dois-je plus attendre, Et quoi plus espérer ; Si seulement je ne puis plus la voir ?         L’avoir. Comment l’avoir si la mort l’a ravie ? Il est éteint le soleil de nos yeux, Il est dans le tombeau, Et son aurore à nos yeux plus ne point.         N’est point. Menteuse voix, maudit qui te croira : Ces yeux dont je la pleure L’ont vue, hélas ! Dedans la sépulture : Et tu me dis que morte elle n’est point ? Trompeuses espérances, Promesses infidèles, Ce sont les paiements Qu’amour donne aux amants : Mais ne l’écoutons plus, Le perfide qu’il est, À la mort, à la mort, Allons, Aglante, allons, Sans qu’autre espoir nous vienne plus flattant.         Attends. Peut-être de mes mains Tu penses d’échapper Par ces belles promesses, Berger tu te déçois, Tu n’éviteras pas La justice du ciel, Ni celle qu’en la terre Les hommes en feront. Comme le ciel tourne quand il lui plaît Nos desseins à rebours, Pour te complaire et te rendre une preuve De mon affection, Je t’ai donné, Tirinte, Un trésor que j’avais ; Mais un trésor si grand et précieux Que peut-être la terre N’en a point un plus grand : Et je vois au contraire Qu’au lieu de t’obliger À me vouloir du bien, Ce don est cause, ô dieu qui le croira ! Que le plus grand ami Que j’avais en ce monde Se soit rendu mon plus grand ennemi. Mais comment peut-il être Que ce miroir soit tel que tu le dis ? Que s’il est vrai qu’il ait cette puissance, Pourquoi, berger, quand tu me l’as donné Me l’aurais-tu cachée ? Non pour certain ce ne sont que paroles, Dont tu penses encore Ma créance abuser. Je ne suis point abuseur ni trompeur, L’effet bientôt te le fera connaître ; Car celle que tu pleures N’est pas, berger, morte comme tu crois, Ce miroir précieux D’une vertu secrète L’a de sorte assoupie, Que chacun la croit morte. Mais est-il bien possible ? Écoutes-en, berger, L’histoire véritable. J’eus ce miroir de l’homme le plus fin Qui fut dessus la terre, Il se nommait Climanthe, Grand artisan d’erreur et de mensonge : Ce berger amoureux D’une jeune bergère, Mais qui ne l’aimait guère, Me donna ce miroir, De peur que je ne dise À chacun sa malice : Après que j’eus reconnu par l’effet Quelle était sa vertu : Car cette jeune fille, Et je dis vrai, Tirinte, Quoi qu’il semble incroyable : Cette fille, te dis-je, N’eut pas plutôt cette glace aperçue, Qu’un poison aussitôt Occupant son cerveau Je la vis assoupir D’un si profond sommeil, Que quant à moi je la crus être morte : Mais lui qui se moqua De mon étonnement, Soudain qu’il le voulut, Soudain elle revint, Et puis soudain encore Le lui faisant revoir Elle se rendormit. Étrange effet que celui que tu dis ! Et tant de fois il la fit éveiller, Puis rendormir, puis réveiller encore, Qu’à la fin elle crut, Ne sachant l’artifice, Que le vouloir des dieux Étoit qu’elle l’aimât, Ou qu’il fallait mourir, Et cette opinion La contraignit, quoi qu’elle y resistat, De se donner à lui, Tant le désir de vivre Est puissant dessus tous. Admirant la vertu De ce divin miroir Je le voulus avoir, Et je l’eus à la fin. Mais bien à contre-coeur De qui me le donnait, Et n’eut été la crainte de la perdre, Cette jeune bergère Qu’il avait abusée, Et d’être encor puni D’une telle malice, Si les sages druides En eussent eu la plainte, Il est certain, je ne l’eusse pas eu. Mais s’y voyant contraint : Or écoute, Alciron, Ce présent, me dit-il, Est peut-être plus grand Que tu ne penses pas : Tiens-le bien cher, et crois qu’en l’univers On ne saurait en trouver un semblable. La glace du miroir Est faite d’une pierre Qu’on nomme memphitique, Elle assoupit les sens Aussitôt qu’on la touche, Et du poisson, que torpille on appelle, La quintessence extraite par le feu Mêlée à cette pierre, A tellement la glace empoisonnée, Qu’aussitôt qu’on la voit On perd le sentiment Tout ainsi qu’au trépas. Car la torpille est de telle nature, Que qui la touche avec une baguette, Voire avec l’hameçon, Ressent soudain un assoupissement Par tout le bras, et puis du bras au corps, Va serpentant d’une veine en une autre Le poison endormi. Mais lorsqu’on veut on rappelle les sens Par cette eau composée, Dit-il me la donnant, De celle du citron, Et de simples divers, Dont par expérience La vertu j’ai connue. Or maintenant, Tirinte, réponds-moi, Si je t’ai fait présent De ce miroir si rare, As-tu raison de me traiter ainsi ; Puisque l’amour que vraiment je te porte M’a dépouillé de ce riche trésor ? Ô des ingratitudes La mère ingratitude ! S’il est ainsi, n’as-tu pas tort, Berger, De ne me l’avoir dit ? En ceci même encor mon amitié Se voit plus clairement : Je ne te l’ai pas dit, Parce que je craignais Qu’il te manquât la résolution De l’oser entreprendre. Penses-tu bien, Tirinte, Que je ne sache pas Jusques où vont les forces D’une puissante amour ? Que si je t’eusse dit, Soudain que Sylvanire Aura vu ce miroir, Avec mille douleurs Elle tombera morte, Ou pour le moins elle semblera telle, On la mettra dans le fond d’un cercueil, Sonde bien ton courage, Et puis me dis, Tirinte, Si ton affection Eut permis à ton coeur De l’oser entreprendre, Et cela n’étant pas Dis-moi, dis-moi, Tirinte, Par quel moyen eusses-tu pu l’avoir, Ta chère Sylvanire ? Car de son gré tu n’y dois point prétendre, Tu ne le sais que trop, Et toutefois tu ne voulais plus vivre Si tu ne l’obtenais. Mais comment prétends-tu, Quand tout ce que tu dis Serait bien véritable, Qu’elle peut être mienne ? Qu’elle peut être tienne, Qui te la peut ôter ? Chacun ne croit-il pas Que Sylvanire est morte ? Qui saura qu’elle soit Maintenant en tes mains ? Vois-tu, Tirinte, il n’en faut point douter, Sylvanire est à toi, Alciron te la donne, Sache-toi bien servir Du présent qu’il te fait. Il est donc bien vrai Que morte elle n’est pas ? Tu ne crois pas encore Ce que dit ton ami ? Quelle incrédulité ! S’il est ainsi, que retardons nous plus ? Allons, ô cher ami, Allons d’entre les morts Retirer promptement Celle dont la beauté Ne doit jamais mourir. Nous n’irons pas fort loin, Car c’est ici le lieu Où l’on l’a mise. Et comment le sais-tu ? Eh ! Je le sais, parce que je l’ai vue ; Et lorsqu’on l’y mettait J’y voulus assister, Pour voir si de fortune On ne lui faisait point Du mal en l’enterrant, Car je l’eusse empêché : J’ai plus de soin de ton contentement Que tu ne penses pas. En quel état est elle ? Tu la verras bientôt : Mais sache cependant Que Ménandre et Lerice L’aiment de telle sorte, Qu’ils ne purent souffrir Que l’on la dépouillât : Mais toute ainsi vêtue Qu’elle s’était trouvée, Toute telle ils voulurent Qu’on la mit au cercueil, Un linge seulement Lui couvre le visage, Et ce fut moi qui lui fis cet office, De peur que la poussière Ne lui fit quelque mal. Quelle obligation En tout ceci, berger, ne t’ai-je point ? Quand tu verras la belle Sylvanire Être du tout à toi, Tu pourras dire alors Que tu m’es obligé : Mais maintenant allons, Tirinte, allons, Ne perdons plus de temps, Le temps en tout affaire Doit être cher, mais plus en celui-ci Que peut-être en tout autre : Mais approche, voici L’endroit où l’on l’a mise. Heureux tombeau ! Mais non, Plutôt heureux séjour Où l’amour a remis Tout ce qu’il eut de beau, Où ses trésors pour plaisir il enserre, Où mille coeurs ensemble renfermés, Et bref où tout mon bien Ou tout mon mal demeure. Gardien glorieux De tout ce que la terre A de plus précieux, Rends-le moi ce trésor, Sans qui je ne puis vivre, Et montre toi fidèle à me le rendre, Comme tu fus heureux Lorsqu’on te le fit prendre. Tirinte ces discours Sont hors de temps, à loisir tu pourras Les raconter quand l’oeuvre sera faite : Si quelqu’un survenait, Encore que ce fut Le moindre des bergers, Il rendrait notre peine Toute inutile et vaine. Que veux-tu que je fasse ? Ôtons d’ici la pierre. Ô dieux qu’elle est pesante ! J’ai grand peur, Alciron, Que cette pesanteur Ne l’ait bien offensée. L’amour craint tout, car il est un enfant : Ne vois-tu que la pierre Repose sur les quatre Qui lui sont au dessous ? Or sus relevons-la, La morte-vive, et moquons nous de ceux Dont les ruisseaux de pleurs Cette pierre ont noyée. Mais aide-moi, Tirinte, Qu’est-ce que tu fais là Planté dessus tes pieds Comme un terme insensible ? Aide-moi si tu veux. Ah ! Trompeur elle est morte. Je te dis qu’elle dort. Oui d’un sommeil de mort. Si morte tu la crois, Tu diras que bientôt Elle est la morte-vive : Mais ne perds point le temps, Approche je te prie, Car je ne puis la soutenir ensemble Et l’arroser, comme il faut que je fasse. Ô dieux qu’elle est bien morte ! Soutiens-la seulement, Et tu verras bientôt, Qu’ainsi que je t’ai dit, Elle est la morte-vive. La morte-vive hélas ! Fut Sylvanire, Et que Tirinte en sa place fut mort. Tirinte et Sylvanire Vivront, si bon leur semble, Bientôt tous deux ensemble. Ah garde que cette eau Ne gâte son beau teint. Tu crois qu’elle soit morte, Et tu crains toutefois Qu’on lui gâte le teint : Ô de l’amour enfant Crainte et peur enfantine ! Laisse-la peur, Tirinte, Tu l’auras toute belle, J’aimerais mieux la mort, Qu’à sa beauté faire le moindre tort. Ô dieux ! Elle revient. Ne te l’ai-je pas dit ? Une autre fois, peut-être, Tu croiras Alciron. Ô dieux ! Elle respire. Diras-tu pas aussi bien comme moi, Qu’elle est la morte-vive ? La morte-vive est-elle, Et des heureux bergers Le berger plus heureux, Par ton moyen, se peut dire Tirinte. Elle entr’ouvre les yeux. J’ai satisfait à ce que j’ai promis, Voilà ta Sylvanire, Voilà la morte-vive Qu’en tes mains je remets : Saches-toi prévaloir D’une telle fortune : Que si tu ne le fais Ne te plains jamais plus D’autre que de Tirinte. Souviens-toi de trois choses, Ne perds le temps, ne crois à ses paroles, Ni moins de la fléchir : Car si tu ne me crois, Tu diras avec moi, Ta faute regrettant, L’occasion est chauve, Et des belles bergères Les douces flatteries Sont toutes mensongères : Et pour conclusion Te voyant rejeté, Et quelqu’autre obtenir Avec moins de mérite Le bien que tu désires, Tu diras, mais trop tard, La femme la mieux faite A le soleil aux yeux Et la lune en la tête. D’où viens-je, ô dieux ! Et de quelle lumière Vois-je encor la clarté, Qui me rappelle au monde Une seconde fois Outre mon espérance ? Ou bien dans le cercueil Voit-on un autre jour, Voit-on un autre ciel, D’autres ruisseaux, d’autres prés, d’autres arbres, D’autres bergers, et bref un autre monde ? Où suis-je, ô dieux ! Que suis-je, vive ou morte ? Vive, non, je mourus, Et l’on ne revit plus : Morte, non, car je vois, Et je parle, et je marche : Dieux ! Qu’est-ce que ceci ? Serait-ce point peut-être Cette seconde vie Dont parlent nos druides ? Ah ! Non, ce ne l’est pas, Car nous laissons le corps Avec le trépas Dedans la sépulture : Et voici bien le corps Que je voulais avoir, Voici mes mains, voici mes pieds encore, Voici mon même habit, Et bref me voici toute Comme je coulais être Avant que je mourusse. Qu’est-ce donc que de moi ? Quel air, quel ciel, quel monde, Quelle terre, et quels lieux Sont ceux où je me trouve ? Mais quel est ce berger ? Je vois bien là Tirinte. Tirinte, tu te trompes. Et qu’es-tu donc pasteur ? Je suis ton serviteur. Ainsi disait Aglante Lorsque j’étais au monde. Ô dieux ! Encore Aglante Est parmi ses pensées. Mais dis-moi, je te prie, En quel lieu maintenant Se trouve Sylvanire ? Dans le coeur de Tirinte. Tirinte le berger, Qui vivait en forêts Lorsqu’aussi j’y vivais ? C’est celui que tu vois. Est-il mort comme moi ? Il mourut en ta mort, Et revit avec toi. Revivre avec moi, Et ne suis-je pas morte ? La mort fléchit à mon amour trop forte. Explique-moi ce que tu dis, berger, Car je ne t’entends pas. À ce coup mon amour A vaincu le trépas ; Et vois-tu, Sylvanire, Combien elle surpasse Toute autre affection ; Lorsque la mort pensa t’avoir acquise, Et qu’au cercueil elle crut t’avoir mise, Je fis changer cette mort en sommeil, Et ton trépas en gracieux réveil, De sorte Sylvanire Que chacun te peut dire La morte-vive, étant plus que certain Que tu mourus, sans toutefois mourir, Et qu’on me peut nommer Au contraire de toi Le vivant mort. Ô miracle d’amour ! Car vivant je mourus D’un trop extrême deuil, Dès que je sus qu’on te mit au cercueil. Ô dieux ! Berger avec tes paroles Tu m’embrouilles l’esprit Plus qu’il n’était encore : Comment ton amitié A-t-elle pu cette mort surmonter, Qui remporte sur tous L’infaillible victoire ? Et comment as-tu pu Faire changer cette mort en sommeil ? Pour moi je te confesse Que je ne l’entends pas, Si tu ne me le dis Avec d’autres paroles. Écoute donc, bergère trop aimable, Et trop aimée aussi ; Écoute, et tu sauras Jusqu’où peut arriver L’amitié de Tirinte. Après avoir diverses fois tenté Tous les moyens, qu’une amour trop extrême Peut faire retrouver Au coeur qui sait aimer, Pour vaincre ton courage : Et les ayant trouvés Inutiles et vains, Enfin je recourus, Pardonne, Sylvanire, À la ruse et malice D’un plaisant artifice : Te souviens-tu, bergère, du miroir Que je te présentai ? Oui, je m’en ressouviens. Tel était ce miroir, Que ceux qui s’y voyaient De telle léthargie Ils étaient assoupis, Que chacun eut pensé, Les voyant en ce point, Qu’ils eussent été morts, Telle tu fus jugée, Et pour telle remise Dans ce tombeau voisin. Et quel fut ton dessein ? Mon dessein, Sylvanire, Je ne te le puis dire. Mais je le veux savoir. Amour bientôt te le fera bien voir. De toi, berger, je désire l’entendre, Et non pas de l’amour. Si l’amour te le dit, C’est Tirinte toujours : Et si je te le dis, Aussi bien est ce amour. Sache donc, bergère, Que j’eus dessein de faire croire à tous, Que vraiment Sylvanire fut morte. Et quel profit de cette tromperie ? Tu veux enfin, tu veux que je la dise. Dis-la moi hardiment. Hardiment, non, mais plutôt en amant. Je pensai, Sylvanire, Qu’étant mise au tombeau, Et faisant croire à tous Qu’ayant laissé la vie Tu n’étais plus que cendre, Comme j’ai fait, je te pourrais reprendre. Et puis.         Et puis en tel lieu te conduire Où pussent vivre ensemble Tirinte et Sylvanire Sans être reconnus. Et de ma volonté Tu n’en faisais nul compte ? Un long service enfin Toute chose surmonte. C’est donc toi, berger, Dont l’extrême malice M’a mise entre les morts ? Amour l’a fait, à lui soit tout le tort : Tirinte seulement T’a fait sortir hors de ce monument. Amour jamais ne commit trahison, Et pour te faire voir Que l’amour en ceci Ne prétend point de part, Au lieu de me gagner Avec cette malice, Tu m’as, berger, au contraire perdue, Et perdue à jamais. Très juste amour, certes l’on te peut dire, Le traître punissant Avec tant de raison, Et par sa trahison. Que je t’ai, ô bergère, Comme tu dis perdue, Je ne vois pas comme cela soit vrai : Car n’es-tu pas au pouvoir de Tirinte ? Tirinte qui tout seul Sait qu’entre les vivants Est encor Sylvanire ? Non, non, tu te déçois De t’aller figurant Que je ne sache en cette occasion Me prévaloir de l’heur qui m’est offert. Toi-même tu te trompes, Ô perfide berger, Et de ton propre fer Tu t’es fait cette plaie. S’il est vrai sois certaine, Que qui fit la blessure En fera bien la cure. Il ne peut être, encor que Sylvanire, Ce qui ne sera pas, Y voulut consentir ; Car elle n’est plus sienne. Sienne n’est plus la belle Sylvanire Et de qui peut-elle être ? Autrefois, il est vrai, Et Ménandre et Lerice, Et peut-être elle encore Y pouvaient avoir part : Mais maintenant Ménandre ni Lerice Ni même Sylvanire, N’y peuvent rien prétendre. Tirinte l’a donnée. Tirinte l’a donnée ? Tirinte l’a donnée, Et par sa trahison En a fait possesseur Aglante le berger. Aglante possesseur De celle que j’adore ? Aglante possesseur De celle que je dis ; Ne t’en tourmente plus, La pierre en est jetée. Il ne sera pas vrai. N’en accuse que toi, Et m’écoute, berger, Ménandre ni Lerice Ne voulaient consentir Que j’épousasse Aglante, Ayant dessein de me loger ailleurs : Et quant à moi la mort m’eust été douce Plutôt que d’épouser Autre qu’Aglante, et toutefois je jure Que mille morts plutôt j’eusse endurées Que d’épouser Aglante Contre leur volonté. Or vois-tu bien comme ton artifice A fait ce que sans lui Nous ne pouvions pas faire. Quand le poison de ton heureux miroir, Car heureux je l’appelle, M’eust réduite à tel point, Que mon père et ma mère Crurent que j’étais morte, Ce qu’en vivant je n’avais osé faire, Amour me conseilla De le faire en mourant : Je priai donc ma mère, Je suppliai mon père, Qu’avant que de mourir, Pour satisfaction Des services d’Aglante, Par leur consentement Je le pusse épouser. Eux qui me crurent morte, Quoi que d’autres desseins Ils eussent bien dans l’âme, Voulurent pitoyables À mon trépas ce plaisir me donner. Lors vers Aglante à peine me tournant Je lui tendis la main, Pour un gage fidèle Que lui donnait mon âme Que je mourais sa femme. Il me reçut pour telle, Pour telle il me pleura, Et pour telle il m’aura : N’y penses plus Tirinte. N’y penses plus toi-même. Aglante te croit morte, Et ton père et ta mère Pour morte t’ont pleurée, Et t’ont enclose ici Pour eux tu l’es aussi. Tu ne vis plus, bergère, Pour personne du monde, Si ce n’est pour Tirinte : La mort qui résout tout, La mort te désoblige De ces vaines promesses Que tu peux avoir faites. Mais quoi que le trépas Ne le fit pas, amour, amour l’ordonne, Amour qui Sylvanire À son Tirinte donne, Maintenant leur commande, De vivre ensemble, et de mourir ensemble. Allons donc, ô bergère, Allons et résous toi De vivre toute à moi, Et je vivrai de même À toi seule que j’aime. Ne me touche, Tirinte, Aglante seul est né pour Sylvanire, Et Sylvanire est seule pour Aglante, Et perds en toute attente. Mais perds toi-même, Et perde Aglante aussi, Toi l’espoir de l’avoir, Lui l’espoir de te voir. Allons ; car je le veux, L’amour te le commande, Et mon affection T’oblige à le vouloir : Que si tu ne le veux Saches que résister Aussi bien tu ne peux. Il ne faut point maintenant des paroles : Allons, allons.         Tirinte laisse-moi. Allons, allons.         Fais-moi mourir plutôt. Allons, allons, je te veux toute en vie. Non je mourrai plutôt, Berger tu te déçois. Tu te déçois toi-même. Au secours, ô bergers, Ô dieux ! Secourez-moi. Je reviens, car il faut Que de mon sang je souille Ce tombeau glorieux De ma riche dépouille. Aglante secours-moi : Aglante ne vois-tu, Ne vois-tu pas, Aglante, Vois-tu pas que Tirinte, Tirinte l’infidèle M’emmène et me ravit ? Dieu ! Qu’est-ce que je vois ? Dieu ! Qu’est-ce que j’entends ? Est-ce bien Sylvanire ? Aglante, que fais-tu ? Que ne me secours-tu ? Ne me connais-tu pas ? C’est bien elle, mais non, Car Sylvanire est morte, C’est une vision. Devant tes yeux, Aglante, Il m’emmène, ô mon dieu ! Je serai le plus fort. Ô c’est bien là sa voix, Ce n’est point un fantôme : Ah Tirinte, Tirinte, Traître Tirinte, il faut Qu’Aglante meure, Avant que Sylvanire À quelque autre demeure. Quelle rumeur entend-on par ces bois ? Quels cris, quelles alarmes ? Ah perfide berger, Tu ne raviras pas Une si belle prise. La victoire ou la mort Clora mon entreprise. Au secours, ô bergers, Ô bergers, au secours : Secourez-nous, bergers. Quelle dispute est cette-ci, bergers ? D’où vient l’outrecuidance De faire force aux filles ? Laissez cette bergère. Ô dieux ! Je veux mourir. Meurs, si d’une autre sorte Tu ne peux pas guérir, Fusses-tu déjà mort, Trop insolent berger. Monstre de nos forêts Qui te peut émouvoir D’outrager une fille Que tous doivent servir ? Monstre suis-je vraiment, Mais un monstre d’amour, D’aimer tant qui ne m’aime : Mais je m’en vengerai, Oui je m’en vengerai, Et ce sera sur qui la faute a faite, J’entends dessus mon coeur. Les hommes et les dieux Ensemble me la doivent Cette vengeance, et je la leur demande. N’est-ce pas Sylvanire Celle que nous voyons ? Mais n’est-elle pas morte ? Dieux ! Comme est-elle ici ? Vous voyez une fille, Que ce berger, monstre entre les bergers, A fait mettre au cercueil Par la plus grande ruse Qui fut jamais d’un méchant inventée. Dis plutôt d’un amant. Mais bien d’un ennemi Plus cruel et méchant. Ô coeur ingrat !         Ô coeur faux et perfide ! Âme sans amitié. Mais bien âme sans âme. Allons, voyons que c’est. Quel bruit ? Quelles clameurs ? Voilà pas Sylvanire ? Eh ! Qu’est-ce que je vois ? C’est Sylvanire.         Ô dieux ! Ô dieux ! Ô dieux !         Me craignez-vous ma mère ? Avez-vous peur mon père ? Me connaissez-vous pas ? Va-t-en, va-t-en fantôme. N’ayez peur, et croyez Que c’est vraiment la belle Sylvanire. Sylvanire ma fille ? Ma fille Sylvanire ? Je suis celle-la même. Et n’étais-tu pas morte ? Ô dieu ! C’est Sylvanire, Et c’est bien elle-même Qui retourne en ce monde. Recule-toi fantôme, Ne t’approche de moi, Retourne avec tes os, Et me laisse en repos. Tu me fuis donc, Fossinde ? Et qui ne s’enfuirait ? Ô dieu comme elle parle ! L’âme de Sylvanire Ô dieux ! Que cherche-t-elle ? Va-t-en, va-t-en fantôme. Je ne suis pas son âme seulement, Touche, voici le corps De cette Sylvanire. Dieu ! C’est bien elle : ô c’est elle sans doute : En quel pays, hélas ! Suis-je venu Où les morts sont en vie ? N’en doutez point, je suis bien Sylvanire. J’avais bien ouï dire Que les femmes avaient L’âme au corps de travers, Et qu’avec grande peine Elle en pouvait sortir : Mais c’est bien plus ceci, Puisqu’ayant vu de mes yeux Sylvanire Morte dans le tombeau, Je la revois en vie, Car c’est elle en effet. Mais es-tu bien ma fille ? Je la suis, ô Ménandre. Sylvanire ma fille ? Oui je suis Sylvanire, Que ce traître berger Que Tirinte on appelle Avait mise au tombeau, Et que le ciel plus juste, À sa confusion, A fait sortir ainsi que vous voyez. Que je t’embrasse, ô mon enfant aimé ! Que je te baise, ô soutien de ma vie ! Eh ! Soient les dieux loués De la grâce qu’ils font À mes vieilles années, De te voir, mon enfant, Encor un coup avant que de mourir. Eh ! Ma chère compagne, N’aurai-je pas quelque part à la joie, Puisque notre amitié M’a fait si bien ta perte ressentir, Que je ne sais comment Dans le cercueil je ne t’ai point suivie. Et nous aussi, puisque tous nous avons À ton départ pleuré Devons-nous pas nous réjouir aussi À ton heureux retour ? Aglante, et toi pourquoi comme les autres Ne te réjouis-tu Que je sois retournée ? À ton départ je reçus tant d’ennuis, À ton retour tant de contentement, Que n’étant mort, ni pour l’un ni pour l’autre, Il ne faut plus penser Que l’on puisse mourir D’ennui ni de plaisir. Mais, ma fille, comment Les dieux t’ont-ils permis De nous revoir encore ? Ce perfide berger Que vous voyez si loin de tous les autres Vous le pourra mieux dire. Oui je le pourrai dire, Des ingrates bergères La plus ingrate et plus méconnaissante : Oui-dà je le dirai, Je ne veux pas cacher Jusqu’où l’affection Que pour toi j’ai conçue M’a transporté ; car aussi bien sois sûre, Puisque mon entreprise A trompé mon espoir, Qu’à vivre davantage Je n’ai plus le courage. Sachez donc, ô bergers, Qu’esprits de la beauté De cette belle, et trop ingrate fille, Après avoir trouvé Toute chose inutile À mon contentement, Peines et soins, affections extrêmes, Services et prières ; Enfin j’ai recouru, Ne sachant plus que faire, À la ruse et finesse. Donc avec artifice Je la fis endormir, Mais d’une telle sorte Que chacun la crut morte. Ô quelle trahison ! Et quel fut ton dessein ? Mon dessein, ô Ménandre, Fut de la retirer, Comme j’ai fait, du creux de ce tombeau, Sans que nul s’en prît garde, Et la mener dans quelque antre sauvage Y passer avec elle Le reste de mon âge, Sans souci des parents, Sans souci des amis, Sans souci des troupeaux Que je laissais ici : Car la perte de tous, Voire encore de ma vie, M’est agréable et douce, Pour obtenir ce que j’estimais tant. Mais à quelle rumeur Sommes-nous accourus ? Appelles-tu, Tirinte, Services et prières, Affections et soins, La force et violence Dont tu voulais user, Quand nous sommes venus ? De la force à ma fille ? De la force, il est vrai, Berger, je ne le nie, J’étais désespéré. De la force, ô pasteurs, J’en demande justice. Comment, pasteurs, pourriez-vous bien souffrir Que cet audacieux, Sans ressentir la peine D’une telle insolence, Sortit d’entre vos mains ? Avoir, traître et perfide, Enclose en un tombeau Cette belle bergère ; Avoir mis en danger, Et Ménandre et Lerice De mourir de douleur, Perdant leur chère fille, Même en l’âge où ils sont ? Et puis outre cela User encor de force, Et contre son désir La vouloir emmener ? Quelle sûreté pouvons-nous plus avoir Avec les bergers, Si telles trahisons, Et si tels attentats, Ne sont punis ainsi qu’ils le méritent ? Ô vous pasteurs, qui savez de nos lois L’ordonnance sacrée, Faites que nos druides, Par votre bouche même, Soient informés, et nous fassent justice. Je la demande, ô pasteurs, à vous tous. Comment user de force ? Assure-toi, Ménandre, Que tu l’auras bientôt, Le cas mérite un supplice exemplaire. Attachez-le, bergers, De peur qu’il ne s’échappe. Non, ne m’attachez point, Je suivrai librement Où vous voudrez aller : En un lieu seulement Je ne vous suivrai pas, C’est par où l’on s’éloigne Du chemin du trépas. Je veux le suivre, et voir quel jugement Donneront les druides. Enfin il est tombé Dedans son propre piège, Je le tiens à ce coup, Il ne peut m’échapper, Le ciel en soit loué : Mais je m’en vais le suivre, Pour être à temps lorsqu’il sera jugé. Ô des bontés de Dieu Inépuisable source ! Ô de ses jugemenTs Océan infini ! Quelles grâces jamais, Telles que nous devons, Te pouvons-nous rendre Ménandre et moi ? Ajoutez avec vous, Lerice, s’il vous plaît, Aglante le berger Le plus heureux du monde : Car de tous les bonheurs Où peut atteindre un homme, Nul ne peut s’égaler À celui que je sens. Mais, ô sage Ménandre, Puisque le ciel tant de grâces m’a faites, Ne perdons point le temps, Tous les dilayements Qui se font sans propos, Ne sont rien d’ordinaire Que la ruine et perte d’une affaire : Vous plaÏt-il pas accomplir le bonheur De notre mariage ? À nouveau fait il faut nouveau conseil : J’avais promis à d’autres, Avant qu’à toi, ma fille Sylvanire : Chacun le sait assez, Tu le peux demander À tous ceux du hameau. À nouveau fait il faut nouveau conseil ? Par ainsi ta parole N’aura non plus d’arrêt Que la plume qui vole ? Ma parole est certaine, Et c’est bien pour cela Qu’ayant donné ma parole à Théante Je la veux observer. Ô dieux ! ô foi trompée ! Ô parjure Ménandre ! Ô malheureux Aglante ! L’on vous d2çoit ainsi : Et vous souffrez, ô dieux, Si grande perfidie ? Ôte-la moi, Ménandre, Ôte-la moi, la vie, Avant que me ravir Celle qu’amour, celle que le destin, Celle que toi, que Lerice sa mère, Et qu’elle aussi d’accord m’avez donnée : Car rien que le trépas Ne m’en saurait priver : Elle est mienne, elle est mienne, Il faut qu’elle le soit, Ou que je ne sois plus. Et pour quelle raison Prétends-tu Sylvanire ? Par la raison des gens, T’en saurais-tu dédire ? Par la corne on attache Les boeufs et les taureaux, L’homme par sa parole. Théante en dit autant, Et par cette raison Tu n’as pas plus de droit Qu’il en peut bien prétendre, Et tant s’en faut il en a davantage ; Car il est le premier À qui je l’ai promise, Et si tu ne veux croire Ce que je dis, berger, Voila Lerice, et voilà Sylvanire, Demande leur si je ne dis pas vrai. Il est certain.         Qu’en dis-tu Sylvanire ? Je l’ai bien ouï dire : Mais.         Qu’est-ce à dire ce mais ? Mais je n’y fus jamais. Écoute bien, Ménandre, Toute excuse cessante, Nul autre que le ciel Ne me saurait ôter Celle qui m’est acquise : Je m’en vais aux druides, Ils me feront justice, Et s’ils ne me la font, Et mon bras, et les dieux Me vengeront d’un parjure odieux. Quand je perds le respect Je sais faire observer La parole promise. Je l’ai bien ouï dire, Mais je n’y fus jamais ; La petite affétée, Elle n’y fut jamais : Or je t’assure, et m’en crois, Sylvanire, Qu’une autrefois, si je ne suis d2çu, Tu ne le diras plus : Car en propre personne Je t’y ferai bien être. Je l’ai bien ouï dire, Mais je n’y fus jamais : Quoi ? Tu voudrais plutôt Celui-ci que Théante ; Il est plus à ton goût : Ô je t’en ferai faire Des maris à ton gré, Laisse m’en le souci. Tu pouvais bien, Lerice, m’assurer Que ta fille ferait Tout ce qu’il me plairait : Oui, pourvu que je veuille Tout ce qu’elle voudra : Autrement sois certaine Qu’elle te saura dire Aussi bien comme à moi, Je l’ai bien ouï dire, Mais je n’y fus jamais. Tu l’as bien ouï dire, Mais tu n’y fus jamais ; C’est, et n’en doute point, C’est là la prophétie Du futur mariage, Et d’Aglante, et de toi ; Car tu l’as ouï dire : Mais crois moi, Sylvanire, Tu n’y seras jamais. Mais viens ça, réponds-moi, Que peut avoir Aglante Que Théante n’ait pas ? Tu ne me réponds point. Que voulez-vous qu’elle puisse répondre À son père en courroux ? Je répondrai pour elle : Aglante a plus que lui De jeunesse et d’erreur, Il a plus d’imprudence, Plus d’inexpérience, Plus de présomption, Un peu plus de beauté, Mais plus de pauvreté : Et faut-il pour cela Le préférer, ainsi comme elle fait, À ce sage Théante ? À ce riche Théante ? À ce noble Théante ? À ce Théante enfin Qui n’a rien qui ne soit Plus qu’Aglante estimable ? Figure-toi, l’homme plus accompli Qui soit dessus la terre, Qu’il sache bien chanter, Qu’il sache bien danser, Qu’il sache bien parler, Qu’il soit la beauté même : Que chacun à le voir Par la place s’arrête ; S’il n’est bien riche, ô folle, Ce n’est rien qu’une bête : Si tu savais, ô peu prudente fille, Si tu savais quel monstre épouvantable Est la nécessité, Tu fremirais au nom de pauvreté : Mais avec l’or qu’est-ce qu’on ne fait pas ? Non seulement les hommes on surmonte, Mais l’on fléchit les dieux, Les dieux par les présents Nous sont rendus propices, Et le rameau, ce dit-on, que porta Le grand troyen, quand il vit les enfers, Parce qu’il était d’or, Lui fit passer et repasser encor Le fleuve de Charon. Quelques uns vont disant, Que le ciel, que la terre, Que l’air, le feu, la mer, Le soleil, les étoiles, Sont les dieux d’ici bas : Mais je ne le crois pas. Car les vrais dieux visibles En la terre où nous sommes, Pour le moins pour les hommes, Ne sont que deux ; mais sais-tu bien lesquels ? L’or et l’argent, aies ces dieux chez toi Et n’aies peur de rien, Tout te sera propice, Et ce que tu voudras Soudain tu l’obtiendras : Mais au contraire Avec la pauvreté Toute chose déplaît, Les incommodités, Les mépris, l’impuissance, Sont accidents inséparables d’elle : Et toutefois Aglante te plaît mieux Que ce riche Théante : Es-tu toujours en cette même erreur ? Quoi, tu ne parles point ? Pardonnez-moi, mon père, Vous êtes en colère. Reviens, où t’en vas-tu ? Elle nous paye encore, Ainsi que l’autre fois, Par une révérence. Ô grands dieux ! Qui peut être Plus malheureux qu’un père, Sinon qu’un autre père Ayant encor davantage d’enfants. Qu’est-ce que d’en avoir Comme j’en ai, sinon Peine, crainte et souci, Et rien outre cela. Et bien elle s’en va, Qu’elle s’en ressouvienne, Nul ne voit pour certain La grandeur de la faute Cependant qu’il la fait ; Mais il la voit après, Lorsque la pénitence Remet devant ses yeux Un trop tard repentir : De même adviendra-t-il À l’imprudente fille Qui ne veut m’écouter. Mais je vois bien qu’ils s’en iront tous deux Vers les sages druides, Et diront leurs raisons Sans leur parler des miennes, Je m’en vais les trouver, Et qu’ils s’assurent bien Qu’ils s’en repentiront. Encor faut-il excuser la jeunesse. Excuser, c’est ainsi Que tu me l’as gâtée ; Mais j’y mettrai bien ordre. Vous la voulez perdre encor une fois. Ô fut-elle perdue Plutôt que d’être sotte. Ô cruauté d’un père ! Hélas ! Ma pauvre fille. Non, non, il faut, Aglante, Ou l’avoir, ou mourir ; Que si l’on se résout De te l’ôter encore, Il faut que cette histoire Finisse en tragédie : Car rien sinon la mort Ne saurait séparer Aglante et Sylvanire. Mais, ô grands dieux ! Quel fut l’astre cruel Qui dominait au point de ma naissance, Puisque pour parvenir Au bonheur qui me fuit, Et la mort et la vie Également me nuit ? Sylvanire était mienne Hélas ! Si le tombeau Ne me l’eut pas ravie : Mienne dans le tombeau Encore serait-elle, Si pour n’être plus mienne Du profond du tombeau Elle n’était sortie. Que faut-il donc désormais que j’espère, Si tout m’est si contraire ? Sa mort m’ôta le bien que je désire, Sa vie encore, ô dieux, me le ravit : Il ne faut donc penser Que sa vie et sa mort À mon contentement Puisse être favorable : Voyons de moi ce qui le pourrait être. Mais si ma vie inutile à mon bien J’ai toujours retrouvée, Que me reste-t-il plus Que d’essayer la mort, Résolus en nous-même, Qu’il nous faut l’un des deux, Vivre avec plaisir, Ou bien mourir pour n’être malheureux ? Il faut donc en la mort, La fin de tous les maux, Rechercher le salut. Que jusqu’ici nous n’avons pu trouver : Car saurais-je espérer De rencontrer plus de compassion Dedans le coeur sévère Des rigoureux druides, À qui ma plainte, hélas ! Je viens de faire, Que dans celui d’un père et d’une mère ? Il ne faut plus, il ne faut plus flatter D’une vaine espérance Le mal qui nous offense : À l’arrêt du destin Rien ne peut résister ; Inutiles et vains, Contre l’effort du ciel, Sont les efforts humains. Hélas ! Ô dieux ! Où le rencontrerai-je, Celui que mon coeur aime Cent fois plus que soi-même ? Mais ne le voilà pas ? Ô l’heureuse rencontre Pour sujet malheureux ! Bienheureuse rencontre, Quoi que puisse avenir, Sera toujours la vôtre. Aglante mon berger, Écoute je te prie, Ce que je te viens dire. J’ai trouvé les druides Assemblés pour juger Le malheureux Tirinte, Et j’y suis arrivée Qu’à peine en sortais-tu. Je leur ai fait ma plainte, Je leur ai remontré Que j’étais tienne, et qu’Aglante était mien ; Qu’avec permission Et de mon père et de ma mère aussi, En leur même présence, J’avais reçu de toi, Et toi de moi, le serment réciproque D’un sacré mariage, Qui nous liait tous deux D’indissolubles noeuds, Non pas par des paroles Qu’à l’avenir on dût effectuer ; Mais que dès lors nous nous étions donnés, Et nous étions reçus Pour femme et pour mari, Et tels aussi nous voulions vivre ensemble. À peine ai-je pu dire Ces dernières paroles, Que Ménandre est entré, Et Lerice avec lui, Mais comment ? En colère, Les yeux ardents, comme de nuit on voit Un charbon allumé, Le visage enflammé, Les jambes et les mains Tremblantes de courroux : À grand’peine a-t-il dit, Recommençant cent fois Le nom de Sylvanire, Tant il était de passion extrême Presque hors de soi même, Le voyant tel, et ne pouvant souffrir Sa présence irritée Je me suis dérobée Pour te venir chercher, Et t’assurer, Aglante, Que mon affection Jamais ne changera, Quoi qu’ordonne au contraire, Ni l’arrêt des druides, Ni celui de mon père, Tienne je suis, et tienne je serai Autant que je vivrai. Ô belle Sylvanire, Que mienne, mon malheur M’empêche d’oser dire. Dis-le berger en dépit du malheur, Tienne je suis, et tienne de bon coeur. Ô belle Sylvanire, Que puisque vous voulez, En dépit du malheur Mienne j’oserai dire, Quelle grâce jamais Faut-il que je vous rende D’une faveur si grande ? Puisque non seulement Il vous a plu d’aimer Un berger sans mérite, Mais dédaigner encore Un si gentil berger Que peut être Théante, Mépriser ses richesses, Et ses commodités, Pour vivre avec Aglante ? Aglante qui n’a rien Qui puisse être estimable, Sinon qu’il aime bien. Mais en cela je proteste et je jure, Que si de tous les coeurs Qui sont en l’univers Un coeur se pouvait faire Pour seulement aimer Autant comme je fais, Tous ses efforts resteraient imparfaits. Je veux que cette amour Par son extrémité Supplée à toutes choses Qui défaillent en moi : Je veux que chacun dise, Considérant votre perfection, Et mon affection, L’une sans l’autre eut été sans égale. Recevez donc la foi, La foi que je vous jure Si parfaite et si pure, Pour gage qu’à jamais Aglante sera vôtre ; Mais de telle façon, Que le ciel peut encor Se brouiller en la terre, Et tous les éléments Dans la confusion De l’antique chaos : Mais jamais, mais jamais Aglante on ne verra, Sans que de Sylvanire Les beautés il n’adore, Plus s’il se peut qu’il ne fait pas encore. Et quoi que la rigueur D’un père impitoyable, Ou bien l’inique arrêt D’un juge inexorable Me puisse retarder L’heur que nous désirons ; Ne croyez, Sylvanire, Que mon affection Puisse diminuer. Ma passion peut bien Augmenter à l’extrême, Mais non pas m’empêcher Qu’à jamais je vous aime. Je ne mériterais De respirer cet air, Ni de voir la clarté Que le soleil nous donne, Ni d’être entre les hommes, Si je manquais à l’obligation Où m’a mis Sylvanire. Point, point, Aglante, point d’obligation, Quoi que je puisse faire, Ne saurait satisfaire À celle en qui l’amour Envers toi m’a liée, Et tous ces témoignages De bonne volonté, Reçois les pour tribut De mon affection : Je paye ainsi les devoirs qui sont deux À l’amour réciproque, Dont amour me lia, Alors que Sylvanire Pour femme il te donna. Mais si veux je bien être Le premier à leur dire Les nouvelles que j’ai : Où les rencontrerai-je ? Quelles sont tes nouvelles, Et qui vas-tu cherchant ? Berger fais-nous en part. C’est vous deux que je cherche. Moi, berger ?         Vous et vous. Et moi j’en suis aussi ? Vous en êtes tous deux. Celui soit malheureux Qui vous séparera. Et que me veux-tu dire ? Que tienne est Sylvanire, Et que tien est Aglante. Ô que Dieu te contente. Mais te moques-tu point ? Comment ? Si je me moque, Pourquoi voudrais-je, Aglante, User de moquerie Avec des personnes Que j’honore si fort ? Mais comment le sais-tu ? Je le dirai, je me suis rencontré Lorsque Ménandre, outré de la colère S’est présenté devant le grand druide Pour rompre cette affaire : Quelles raisons n’a-t-il point rapportées ? Une fille jamais, Disait-il, ne se peut Lier en mariage Sans le vouloir du père : Mais (lui répond Hylas, Parlant pour vous) Sylvanire a reçu Aglante pour mari Avec le congé De Lerice et de toi. Hylas disait bien vrai. Alors Ménandre, il est vrai, je confesse Que pensant que ma fille Était prête à mourir, Je lui permis tout ce qu’elle voulut : Mais mon intention Fut seulement de lui donner pour lors Quelque contentement, Étant bien résolu, Que si du mal elle pouvait guérir, Je la redonnerais Encore à Théante. Ô le trompeur qu’il est ! Soudain Hylas répond : Si telle ruse était autorisée, Adieu tout le commerce Qu’on voit entre les hommes, Et qui dorénavant Se pourrait assurer De chose qu’on promette ? Nul ne saurait entrer Dans le secret du coeur, L’on ne contracte pas Avec la pensée, C’est avec la parole Que tout homme s’oblige, Et ta fille eut congé. Ce congé ne vaut rien, Reprend soudain Ménandre, Parce qu’auparavant Nous avions Sylvanire À Théante promise. Cette promesse est nulle, Elle n’y consentant. Hylas en dit autant. Mais qui la rendrait nulle, Dit Ménandre en colère, Le père n’est-il pas seigneur de son enfant ? N’en peut-il pas disposer comme il veut ? Tu te trompes, pasteur, Dit froidement Hylas, Les enfants parmi nous Naissent enfants, et non pas des esclaves, Ce serait autrement Honte que d’être père, Et la terre où nous sommes Serait bien diffamée, Si la seule en la Gaule Elle ne produisait Des hommes francs et libres, Mais seulement des serfs et des esclaves. Hylas voulait continuer encore, Lorsque Ménandre enflammé de colère Voulut répondre aux raisons du berger : Mais les sages druides Leur imposant silence : C’est assez, ont-ils dit, Car vos raisons nous sont assez connues : Si bien que le respect A fait taire Ménandre, Attendant quel arrêt Les sages donneraient : Même qu’alors Tirinte Conduit par devant eux Attendant la sentence Ou de vie ou de mort, Impatient au pied du tribunal : Qui m’accuse, dit-il ? Et pourquoi suis-je ici ? Mais qu’est-ce qu’ont jugé Les druides de nous ? Donne-moi le loisir De te le pouvoir dire : Fossinde alors se faisant faire place : Misérable berger, Dit-elle en soupirant, Demandes-tu qui te peut accuser ? Les rives de Lignon, Les prés, et les bocages, Les antres, les forêts, Les sources, les ruisseaux, Les hommes, et les dieux, Tous t’accusent, berger, Tous demandent vengeance ; Même ta conscience De ton méfait et de ta trahison Te juge et te condamne. Et Fossinde a parlé Ainsi contre Tirinte. Chacun l’ayant ouïe Comme toi s’étonna, Parce que presque tous Savaient bien son amour. Mais lui sans s’émouvoir, Parle aux juges, dit-il, Accuse ce Tirinte En ce qu’il a forfait, C’est d’eux, et non de moi De qui tu dois attendre Le juste châtiment De ses fautes commises : Penses-tu que je manque De coeur pour supporter Les supplices qui peuvent Ton âme contenter, Ou ma faute effacer ? Son courage était grand, Et chacun le doit plaindre. Elle alors rougissant, Et se tournant vers les sages druides : Ce berger inhumain Que vous voyez à votre tribunal, C’est le berger, dit-elle, Le plus digne de mort Qui fut jamais accusé devant vous. Il aima Sylvanire, À ce qu’il va disant : Mais qui le pourrait croire ? Jamais il ne connut Les forces de l’amour, Quoi qu’à l’amour ses fautes il rejette : Fait-on mourir la personne qu’on aime ? Et toutefois il n’a pas seulement Présenté le poison À cette belle fille, Mais le cruel l’a-t-il pas vu mourir Avec tant de douleurs, Qu’il faut bien n’avoir point Ni d’amour ni de coeur, Pour avoir le courage De faire à ces beautés Un si cruel outrage : Mais de sa mort s’est-il encor saoulé ? Non, non, sages druides, Il la va déterrer, Il veut paître ses yeux D’un forfait qu’une tigre N’aurait pas perpétré ; N’est-ce pas là le comble plus extrême De l’inhumanité ? Mais oyez des grands dieux La clémence infinie : Ce perfide retrouve, Contre son espérance, La morte-vive, un miracle si grand Devait-il pas lui ramollir le coeur, Et touché dedans l’âme D’un puissant repentir Lui faire détester L’erreur qu’il avait faite ? Au contraire il s’obstine, Ajoute crime à crime, Et montre bien être vrai ce qu’on dit, Qu’enfin l’abîme appelle un autre abîme. L’ayant donc trouvée Vive dans le cercueil, Peut-être qu’à ses pieds Pardon il lui demande ; Tout au contraire il la veut dérober, Et par force emmener Dans des antres sauvages, À quel dessein ? Vous le pouvez penser, Et croit que ce forfait, Aux hommes bien caché, Aux dieux aussi de même le sera. Mais seulement il en eut le vouloir, Sans toutefois mettre la main à l’oeuvre : Non, non, sages druides, Il a mis en effet La résolution D’une telle pensée, Ou pour le moins il s’en mit en devoir, Et n’eût été qu’aux cris de Sylvanire Ces bergers accoururent, Qui la force à la force Vaillamment opposèrent, Dieu sait que ce félon N’eût entrepris contre une faible fille. Fossinde a bien dit vrai. Je vous ai dit le crime, Continua Fossinde, Vous savez mieux que nous Ce que les lois ordonnent, On demande justice, C’est à vous de la faire, Et l’attendre des dieux Comme vous la rendrez. Que répondit Tirinte ? Elle a raison, ô très sages druides, Répond Tirinte alors, Disant que j’ai failli, Mais elle a tort aussi De m’accuser d’un crime auquel mon âme N’a jamais consenti. Je ne refuse pas Les tourments ni la mort, Je suis assez coupable, Je le confesse, et n’ai point de raison, Ni n’en veux point avoir Pour m’excuser du moindre des supplices Qui me sont préparés : Mais que sert-il d’ajouter sans raison Des crimes faux aux crimes véritables ? Je l’aime trop, et l’ai toujours aimée De trop d’affection, La belle Sylvanire, Pour avoir le courage De lui faire du mal ; Je ne dis pas seulement par l’effet, Mais avec la pensée. Il est vrai, mais déçu, J’ai donné le poison : Que je sois seulement Déchargé de ce crime, Tous les autres j’avoue, Ne me souciant guère Des plus cruels supplices Dont je suis menacé, Pourvu que nette et pure J’emporte mon amour Dedans ma sépulture. À ce mot il se tut. Courage résolu D’un généreux berger. Et parce qu’au grand bruit J’étais comme plusieurs Accouru sur le lieu, Ne pouvant supporter De voir sa cause ainsi mal défendue, Je me mis en avant Pour répondre à Fossinde. Mais lui soudain mon dessein connaissant : Cesse ami, me dit-il, Je veux mourir enfin, Heureux qui meurt ne pouvant vivre heureux. Mon amour toutefois Encore un coup me fit ouvrir la bouche : Mais lui pour m’interrompre, Ô très sages druides, S’écria-t-il, c’est la compassion, Et non la vérité Qui fait que ce berger Veut défendre ma faute, Vous ne le croyez pas, Car je le désavoue. Que faisait lors Fossinde ? Elle se souriait : Mais vois, berger, lorsque le ciel ordonne Que quelque chose en la terre se fasse Comme il va disposant, Tout ce qui peut telle chose parfaire, Lorsque peut-être en plus d’incertitude Tes affaires, Aglante, S’en allaient balançant. Ô qu’il est dangereux D’être soumis au jugement des hommes ! Voilà pas que Théante Suivi de plusieurs autres Accourt au tribunal : Chacun à foule auprès de lui se presse Pour ouïr les raisons Qu’on croyait qu’il peut dire Pour avoir Sylvanire. Pères, dit-il, je viens vous déclarer Que Sylvanire à quelque autre peut être, Mais non pas à Théante. Si l’amour est folie, Il faut dire manie, Encore plus extrême, D’aimer qui ne nous aime, Et comme que ce soit Grande est la servitude Du mariage, et mille fois plus grande Celle dont les liens Des noeuds d’amour ne sont point attachés. Il partit à ce mot, Quoi que lui dit Ménandre. Alors le grand druide Prononça ces paroles. Libre est la volonté, Et d’un libre vouloir Sont faits les mariages : Que Sylvanire épouse donc Aglante, Et que Ménandre en cela se contente. Ô très juste décret ! Ô très justes druides ! C’est bien avec raison Que pères l’on vous nomme. Mais écoutez qu’il advint de Tirinte : Tel fut le jugement. Amour permet, et nous le permettons, Dit alors le druide, Que tout amant essaye Avec tout artifice D’obtenir ses désirs De celle qu’il adore. Dans le règne d’amour Le larcin est permis, Les ruses, les finesses S’appellent des sagesses. Mais qu’on se garde bien De force et violence, L’amour est volontaire, Et qui fait au contraire, Par cette déité Est criminel de lèse-majesté : Pour ce Tirinte en vertu de la loi Absous est déclaré De toutes ses finesses ; Car amour les avoue : Mais pour la violence Dont il est convaincu, Nous ordonnons pour juste châtiment D’un si grand démérite, Du rocher malheureux Que l’on le précipite. Ô dur arrêt ! ô cruelle sentence ! Donc Tirinte mourra. Donnez-vous patience. En même temps Tirinte est attaché, Chacun le pleure, et tous blâment Fossinde De l’animosité Qu’elle a montrée envers ce beau berger. Elle au rebours d’un visage joyeux, D’un oeil riant, Tirinte je confesse, Lui dit-elle tout haut, Que je te vois réduit au même point Que dès longtemps j’avais tant souhaité : Et bien, lui répond-il, Tu dois être contente : Quant à moi je le suis, Saoule-toi de mon sang. Non, non, dit-elle, insensible berger, Ce n’est pas de la sorte Que je l’entends : si je t’ai souhaité En cet état, c’est pour faire paraître Qu’amour en moi surpasse ta rigueur. Lors se tournant vers les sévères juges : Puisque vous condamnez Selon la loi, dit-elle, ce berger, Selon la loi de même je demande Que vous me le donniez Pour mon mari, puisque la loi le veut. Vraiment elle fit bien. Mais voyez quelle ruse, L’accuser pour l’avoir. Mais écoutez d’une amour insensée Le conseil insensé : Tirinte condamné Au rocher malheureux, Et rappelé de la mort à la vie Par l’amour de Fossinde, Aime mieux du rocher L’horrible précipice, Que de cette Fossinde L’amour ni les faveurs. Donc, ce disait-il, Je la rachèterai, Cette vie odieuse, D’une vie à jamais Odieuse pour moi Mille fois davantage ? Donc pour ne mourir Une fois seulement, Tous les jours je mourrai ? Quoi ? Tous les jours, mais à tous les moments Mille fois je mourrai ? Vaut-il pas mieux achever tout d’un coup Le destin malheureux Que le ciel nous ordonne, Et de tant de malheurs Tromper la tyrannie, Que vivre encor pour ne vivre jamais, Puisque ce n’est pas vivre Que vivre malheureux ? Ainsi disait Tirinte, Et pressé du regret De perdre Sylvanire S’allait mettre à genoux, Pour déclarer que la mort à l’amour Il voulait préférer : De quel aveuglement Est occupé l’amant ! Et déjà les genoux Il fléchissait devant le tribunal, Joignait les mains ensemble : Pères, voulut-il dire, Quand j’accourus, de la main lui fermant Déjà la bouche ouverte, Sur lui je m’abouchai : Je veux donc mourir, Lui dis-je, comme toi, Si tu ne veux pas vivre ; À mon exemple alors Les parents, les amis De ce gentil berger, Dont le nombre était grand, M’aidant à cet office, Pour lors nous arrêtâmes Le cours précipité De ce mauvais conseil. En cet instant, mais que faisait Fossinde ? Toute étonnée elle pâlit dabord, D’un oeil chargé d’effroi Le va considérant, Reste immobile, et d’un pas se recule : Puis tout à coup, donc c’est moi, Tirinte, Qui suis ton homicide : C’est donc, dit-elle, moi Qui t’ai conduit au rocher malheureux : Il ne sera pas vrai, J’aime mieux que ma mort Témoigne ma pensée, Que si jamais Tirinte pouvait croire, Ou quelque autre après lui, Que Fossinde, ô grands dieux ! Eut sa mort consentie. Écoute donc, berger, Reçois cette Fossinde, Si tu ne veux pour femme, Dis-la seulement telle, Pour fuir la rigueur Des lois qui te condamnent, Et puis tiens-la pour ce que tu voudras, Tiens-la pour ton esclave, Telle je veux bien être Et moindre s’il se peut, Pourvu que de Tirinte Le destin je déçoive. Elle me fait pitié. Tout de même en fit-elle À tous ceux qui l’ouïrent : Et parce que les pleurs, Et les sanglots lui refusaient la voix, Ce silence contraint Parlait sans doute à ce berger cruel Avec plus d’éloquence. Quelque temps sans parler Il la considéra En l’état où je dis, Et cependant l’amour Qui, comme on dit, ne pardonne jamais À la personne aimée Les cruautés qu’elle fait à qui l’aime, De sorte à ce Tirinte Représenta l’entière affection De cette honnête fille, Qui pouvait être dite Opiniâtreté Plutôt qu’affection, Qu’enfin vaincu, je mets à bas les armes, Et je me rends, dit-il, Fossinde ton amour A surmonté ma résolution, Et lui tendant la main, Soit donc pour jamais Tirinte à sa Fossinde, Fossinde à son Tirinte. Un battement de mains Remplit soudain le lieu De bruit et d’allégresse, Et Ménandre et Lerice Ensemble avec Alcas Par les mains se prenants, D’un visage joyeux, C’est aujourd’hui, dirent-ils d’une voix, Le jour heureux que le ciel établit Pour le contentement Des bergers de Lignon. Soit Io redoublé, Soit Hymen appelé, Soient les dieux invoqués, Les pans, les égipans, Les nymphes, les dryades, Tout se doit réjouir, Et vous très justes pères Concédez à Fossinde Sa trop juste demande. Nous pardonnons Tirinte Et Sylvanire aussi, Veuillez que tous ensemble Au temple nous allions Remercier les dieux, Et finir, puis qu’ainsi Ils montrent qu’ils le veulent, D’Aglante et Sylvanire, De Tirinte et Fossinde, Les heureux mariages. Ô c’est bien à ce coup, Que mon coeur est content, Puisque mon père et que ma mère aussi À la fin y consentent. Les druides alors Pleins de contentement, En vertu de la loi Et du consentement D’Alcas le bon pasteur, Accordèrent Tirinte À la fine Fossinde, Et ton père embrassèrent D’extrême joie, et moi pour te le dire Je suis venu courant, Afin d’être premier À ces bonnes nouvelles, Pour satisfaire au mal que je t’ai fait ; Car ce fut moi qui donnai le miroir, Comme ami de Tirinte, Qui te mit au cercueil : Et je voudrais bien être Pour le moins à ce coup Ministre de ta joie, Comme j’avais été Ministre de ton deuil. Ministre vraiment Es-tu bien de ma joie, Puisque ton artifice Fut cause que j’obtins Cet Aglante que j’aime : Alciron à jamais Soit heureux et content, Duquel la sage ruse Non seulement j’excuse, Mais j’estime et bénis. Ô que tardons-nous plus Allons-nous en, Aglante, Nous prosterner aux pieds De Ménandre et Lerice, Et de nos justes juges. Allons, nous le devons : Ô jour trois fois heureux ! Il vous cherchent partout, Pour vous conduire au temple : Mais les voici qui viennent. Je les vois, les voici, Allons, mon cher Aglante. Si je vous ai déplu Votre grâce j’implore, Pardonnez ma jeunesse. Et mon affection. Mes enfants ; car tous deux Je vous reçois pour tels, Oublions le passé, Et l’effaçons du tout : Faisons un autre livre Où je mettrai tous les contentements Que je dois recevoir Et de l’un et de l’autre, Et vous les témoignages De mon affection, Et pour bien commencer, À toi, mon fils Aglante, Je donne Sylvanire, Tu mérites bien mieux : Mais à toi, Sylvanire, Aglante je te donne, Et je sais bien que tu ne veux pas mieux. Les dieux vous soient propices et bénins, Et prolongent vos jours, Avec contentement, Au nombre de l’arène. Quand les bienfaits peuvent être égalés Par les remerciements, Ou bien par les services, Il faut user d’effet et de paroles Pour n’être point ingrat : Mais lorsque leur grandeur Surpasse la puissance, Et des remerciements, Et de tous les services, Il faut recoure aux voeux, Et prier les grands dieux Par leur bonté, de vouloir satisfaire À de si grandes dettes. Et c’est ainsi qu’en cette occasion Je suis contraint de faire, Étant si grand le bien que je reçois Que je ne le puis dire Ni satisfaire aussi, Qu’en suppliant les dieux, Les dieux tous bons qu’ils veuillent reconnaître Tout ce que je vous dois, Et cependant donnez-moi votre main, Et vous aussi ma mère, Afin que je les baise, Pour un sûr témoignage De mon fidèle hommage. J’en dis autant, ma mère. Mes chers enfants, je vous reçois tous deux Pour mes propres enfants, Et comme tels je veux que vous m’aimiez, Et vivez bienheureux. Et nous n’aurons-nous pas Quelque reconnaissance De bonne volonté ? Notre vieille amitié Ne fera-t-elle pas Que tous les déplaisirs Que vous avez reçus De l’amour de Tirinte ? Et de mes artifices ? Soient oubliés dans vos contentements ? Tout, tout, Fossinde, il n’en faut plus parler. Aglante et toi ? Je n’ai jamais haï Personne qui voulût La belle Sylvanire, J’eusse été trop injuste De blâmer en autrui Ce qu’en moi j’estimais, Et crois-le ainsi, Tirinte. J’ai désiré plus que moi Sylvanire, Et tout ce que j’ai pu Pour la gagner je l’ai fait, je l’avoue, Les dieux te l’ont donnée, Garde-la bien, Aglante, Pour moi je me contente, Puisque les dieux ainsi l’ont ordonné, De l’amour de Fossinde. Or allons mes enfants De l’amour triomphants, Allons au temple, allons ; Un bienfait reconnu Doit espérer des dieux D’avoir encore mieux. Heureux amants, voilà de votre peine Le loyer mérité, Votre constance à ce coup n’est point vaine, Ni votre loyauté : Que si toujours semblable récompense Un coeur fidèle attend, À votre exemple ? Ah ! Quant à moi je pense Que je serai constant. Amour pour passe-temps D’une même racine, Produit en même temps Et la rose et l’épine. Si la fleur on en veut, Qu’en soi-même on propose, Que l’épine se peut Rencontrer pour la rose. Mais qui retirera La main pour la piqûre, Jamais il n’en aura Que la seule blessure. Qui veut donc cette fleur, Qu’il n’en craigne la plaie ; Car il doit être sûr Qu’enfin l’amour nous paye.