Destructeurs des tyrans, vous qui n’avez pour rois Que les dieux de Numa, vos vertus et nos lois, Enfin notre ennemi commence à nous connaître. Ce superbe Toscan qui ne parlait qu’en maître, Porsenna, de Tarquin ce formidable appui, te tyran, protecteur d’un tyran comme lui, Qui couvre de son camp les rivages du Tibre, Respecte le sénat et craint un peuple libre. Aujourd’hui, devant vous abaissant sa hauteur, Il demande à traiter par un ambassadeur. Arons, qu’il nous députe, en ce moment s’avance Aux sénateurs de Rome il demande audience : Il attend dans ce temple, et c’est à vous de voir S’il le faut refuser, s’il le faut recevoir. Quoi qu’il vienne annoncer, quoi qu’on puisse en attendre, Il le faut à son roi renvoyer sans l’entendre Tel est mon sentiment. Rome ne traite plus Avec ses ennemis que quand ils sont vaincus. Votre fils, il est vrai, vengeur de la patrie, A deux fois repoussé le tyran d’Étrurie ; Je sais tout ce qu’on doit à ses vaillantes mains ; Je sais qu’à votre exemple il sauva les Romains Mais ce n’est point assez ; Rome, assiégée encore, Voit dans les champs voisins ces tyrans qu’elle abhorre. Que Tarquin satisfasse aux ordres du sénat ; Exilé par nos lois, qu’il sorte de l’État ; De son coupable aspect qu’il purge nos frontières, Et nous pourrons ensuite écouter ses prières. Ce nom d’ambassadeur a paru vous frapper ; Tarquin n’a pu nous vaincre, il cherche à nous tromper. L’ambassadeur d’un roi m’est toujours redoutable ; Ce n’est qu’un ennemi, sous un titre honorable, Qui vient, rempli d’orgueil ou de dextérité, Insulter ou trahir avec impunité. Rome, n’écoute point leur séduisant langage : Tout art t’est étranger ; combattre est ton partage : Confonds tes ennemis de ta gloire irrités ; Tombe, ou punis les rois : ce sont là tes traités. Rome sait à quel point sa liberté m’est chère : Mais, plein du même esprit, mon sentiment diffère. Je vois cette ambassade, au nom des souverains, Comme un premier hommage aux citoyens romains. Accoutumons des rois la fierté despotique À traiter en égale avec la république ; Attendant que, du ciel remplissant les décrets, Quelque jour avec elle ils traitent en sujets. Arons vient voir ici Rome encor chancelante, Découvrir les ressorts de sa grandeur naissante, Épier son génie, observer son pouvoir : Romains, c’est pour cela qu’il le faut recevoir. L’ennemi du sénat connaîtra qui nous sommes, Et l’esclave d’un roi va voir enfin des hommes. Que dans Rome à loisir il porte ses regards Il la verra dans vous : vous êtes ses remparts. Qu’il révère en ces lieux le dieu qui nous rassemble ; Qu’il paraisse au sénat, qu’il écoute, et qu’il tremble. Je vois tout le sénat passer à votre avis ; Rome et vous l’ordonnez : à regret j’y souscris. Licteurs, qu’on l’introduise ; et puisse sa présence N’apporter en ces lieux rien dont Rome s’offense ! C’est sur vous seul ici que nos yeux sont ouverts ; C’est vous qui le premier avez rompu nos fers : De notre liberté soutenez la querelle ; Brutus en est le père et doit parler pour elle. Consuls, et vous, sénat, qu’il m’est doux d’être admis Dans ce conseil sacré de sages ennemis, De voir tous ces héros dont l’équité sévère N’eut jusques aujourd’hui qu’un reproche à se faire ; Témoin de leurs exploits, d’admirer leurs vertus ; D’écouter Rome enfin par la voix de Brutus ! Loin des cris de ce peuple indocile et barbare, Que la fureur conduit, réunit et sépare, Aveugle dans sa haine, aveugle en son amour, Qui menace et qui craint, règne et sert en un jour ; Dont l’audace...         Arrêtez ; sachez qu’il faut qu’on nomme Avec plus de respect les citoyens de Rome. La gloire du sénat est de représenter Ce peuple vertueux que l’on ose insulter. Quittez l’art avec nous ; quittez la flatterie ; Ce poison qu’on prépare à la cour d’Étrurie N’est point encor connu dans le sénat romain. Poursuivez.         Moins piqué d’un discours si hautain Que touché des malheurs où cet État s’expose, Comme un de ses enfants j’embrasse ici sa cause. Vous voyez quel orage éclate autour de vous ; C’est en vain que Titus en détourna les coups : Je vois avec regret sa valeur et son zèle N’assurer aux Romains qu’une chute plus belle. Sa victoire affaiblit vos remparts désolés ; Du sang qui les inonde ils semblent ébranlés. Ah ! ne refusez plus une paix nécessaire ; Si du peuple romain le sénat est le père, Porsenna l’est des rois que vous persécutez. Mais vous, du nom romain vengeurs si redoutés, Vous, des droits des mortels éclairés interprètes, Vous, qui jugez les rois, regardez où vous êtes. Voici ce Capitole et ces mêmes autels Où jadis, attestant tous les dieux immortels, J’ai vu chacun de vous, brûlant d’un autre zèle, À Tarquin votre roi jurer d’être fidèle. Quels dieux ont donc changé les droits des souverains ? Quel pouvoir a rompu des noeuds jadis si saints ? Qui du front de Tarquin ravit le diadème ? Qui peut de vos serments vous dégager ?         Lui-même. N’alléguez point ces nouds que le crime a rompus, Ces dieux qu’il outragea, ces droits qu’il a perdus. Nous avons fait, Arons, en lui rendant hommage, Serment d’obéissance et non point d’esclavage ; Et puisqu’il vous souvient d’avoir vu dans ces lieux Le sénat à ses pieds faisant pour lui des voeux, Songez qu’en ce lieu même, à cet autel auguste, Devant ces mêmes dieux, il jura d’être juste. De son peuple et de lui tel était le lien : Il nous rend nos serments lorsqu’il trahit le sien ; Et dès qu’aux lois de Rome il ose être infidèle, Rome n’est plus sujette, et lui seul est rebelle. Ah ! quand il serait vrai que l’absolu pouvoir Eût entraîné Tarquin par-delà son devoir, Qu’il en eût trop suivi l’amorce enchanteresse, Quel homme est sans erreur ? et quel roi sans faiblesse ? Est-ce à vous de prétendre au droit de le punir ? Vous, nés tous ses sujets ; vous, faits pour obéir ! Un fils ne s’arme point contre un coupable père ; Il détourne les yeux, le plaint, et le révère. Les droits des souverains sont-ils moins précieux ? Nous sommes leurs enfants ; leurs juges sont les dieux. Si le ciel quelquefois les donne en sa colère, N’allez pas mériter un présent plus sévère, Trahir toutes les lois en voulant les venger, Et renverser l’État au lieu de le changer. Instruit par le malheur, ce grand maître de l’homme, Tarquin sera plus juste et plus digne de Rome. Vous pouvez raffermir, par un accord heureux, Des peuples et des rois les légitimes nouds, Et faire encor fleurir la liberté publique Sons l’ombrage sacré du pouvoir monarchique. Arons, il n’est plus temps chaque État a ses lois, Qu’il tient de sa nature, ou qu’il change à son choix. Esclaves de leurs rois, et même de leurs prêtres, Les Toscans semblent liés pour servir sous des maîtres, Et, de leur chaîne antique adorateurs heureux Voudraient que l’univers fût esclave comme eux. La Grèce entière est libre, et la molle Ionie Sous un joug odieux languit assujettie. Rome eut ses souverains, mais jamais absolus ; Son premier citoyen fut le grand Romulus ; Nous partagions le poids de sa grandeur suprême. Numa, qui fit nos lois, y fut soumis lui-même. Rome enfin, je l’avoue, a fait un mauvais choix : Chez les Toscans, chez vous, elle a choisi ses rois ; Ils nous ont apporté du fond de l’Étrurie Les vices de leur cour avec la tyrannie. Pardonnez-nous, grands dieux, si le peuple romain A tardé si longtemps à condamner Tarquin ! Le sang qui regorgea sous ses mains meurtrières De notre obéissance a rompu les barrières. Sous un sceptre de fer tout ce peuple abattu À force de malheurs a repris sa vertu. Tarquin nous a remis dans nos droits légitimes ; Le bien public est né de l’excès de ses crimes, Et nous donnons l’exemple à ces mêmes Toscans, S’ils pouvaient à leur tour être las des tyrans. Ô Mars ! dieu des héros, de Rome, et des batailles, Qui combats avec nous, qui défends ses murailles, Sur ton autel sacré. Mars, reçois nos serments Pour ce sénat, pour moi, pour tes dignes enfants. Si dans le sein de Rome il se trouvait un traître, Qui regrettât les rois et qui voulût un maître, Que le perfide meure au milieu des tourments ! Que sa cendre coupable, abandonnée aux vents, Ne laisse ici qu’un nom plus odieux encore Que le nom des tyrans que Rome entière abhorre ! Et moi, sur cet autel qu’ainsi vous profanez, Je jure au nom du roi que vous abandonnez, Au nom de Porsenna, vengeur de sa querelle, À vous, à vos enfants, une guerre immortelle. Sénateurs, arrêtez, ne vous séparez pas ; Je ne me suis pas plaint de tous vos attentats. La fille de Tarquin, dans vos mains demeurée, Est-elle une victime à Rome consacrée ? Et donnez-vous des fers à ses royales mains Pour mieux braver son père et tous les souverains ? Que dis-je ! tous ces biens, ces trésors, ces richesses, Que des Tarquins dans Rome épuisaient les largesses, Sont-ils votre conquête, ou vous sont-ils donnés ? Est-ce pour les ravir que vous le détrônez ? Sénat, si vous l’osez, que Brutus les dénie. Vous connaissez bien mal et Rome et son génie. Ces pères des Romains, vengeurs de l’équité, Ont blanchi dans la pourpre et dans la pauvreté ; Au-dessus des trésors, que sans peine ils vous cèdent, Leur gloire est de dompter les rois qui les possèdent. Prenez cet or, Arons ; il est vil à nos yeux. Quant au malheureux sang d’un tyran odieux, Malgré la juste horreur que j’ai pour sa famille, Le sénat à mes soins a confié sa fille ; Elle n’a point ici de ces respects flatteurs Qui des enfants des rois empoisonnent les cours ; Elle n’a point trouvé la pompe et la mollesse dont la cour des Tarquins enivra sa jeunesse ; Mais je sais ce qu’on doit de bontés et d’honneur À son sexe, à son âge, et surtout au malheur. Dès ce jour, en son camp que Tarquin la revoie ; Mon cour même en conçoit une secrète joie : Qu’aux tyrans désormais rien ne reste en ces lieux Que la haine de Rome et le courroux des dieux. Pour emporter au camp l’or qu’il faut y conduire, Rome vous donne un jour ; ce temps doit vous suffire : Ma maison cependant est votre sûreté ; Jouissez-y des droits de l’hospitalité. Voilà ce que par moi le sénat vous annonce. Ce soir à Porsenna rapportez ma réponse : Reportez-lui la guerre, et dites à Tarquin Ce que vous avez vu dans le sénat romain. Et nous, du Capitole allons orner le faîte Des lauriers dont mon fils vient de ceindre sa tête ; Suspendons ces drapeaux et ces dards tout sanglants Que ses heureuses mains ont ravis aux Toscans. Ainsi puisse toujours, plein du même courage. Mon sang, digne de vous, vous servir d’âge en âge ! Dieux, protégez ainsi contre nos ennemis Le consulat du père et les armes du fils ! As-tu bien remarqué cet orgueil inflexible, Cet esprit d’un sénat qui se croit invincible ? Il le serait, Albin, si Rome avait le temps D’affermir cette audace au cour de ses enfants. Crois-moi, la liberté, que tout mortel adore, Que je veux leur ôter, mais que j’admire encore, Donne à l’homme un courage, inspire une grandeur, Qu’il n’eût jamais trouvés dans le fond de son cour. Sous le joug des Tarquins, la cour et l’esclavage Amollissaient leurs mours, énervaient leur courage ; Leurs rois, trop occupés à dompter leurs sujets, De nos heureux Toscans ne troublaient point la paix : Mais si ce fier sénat réveille leur génie, Si Rome est libre, Albin, c’est fait de l’Italie. Ces lions, que leur maître avait rendus plus doux, Vont reprendre leur rage et s’élancer sur nous. Étouffons dans leur sang la semence féconde Des maux de l’Italie et des troubles du monde ; Affranchissons la terre, et donnons aux Romains Ces fers qu’ils destinaient au reste des humains. Messala viendra-t-il ? Pourrai-je ici l’entendre ? Osera-t-il ?         Seigneur, il doit ici se rendre ; À toute heure il y vient : Titus est son appui. As-tu pu lui parler ? puis-je compter sur lui ? Seigneur, ou je me trompe, ou Messala conspire Pour changer ses destins plus que ceux de l’empire : Il est ferme ; intrépide, autant que si l’honneur Ou l’amour du pays excitait sa valeur ; Maître de son secret, et maître de lui-même, Impénétrable, et calme en sa fureur extrême. Tel autrefois dans Rome il parut à mes yeux, Lorsque Tarquin régnant me reçut dans ces lieux ; Et ses lettres depuis... Mais je le vois paraître. Généreux Messala, l’appui de votre maître, Eh bien ! L’or de Tarquin, les présents de mon roi, Des sénateurs romains n’ont pu tenter la foi ? Les plaisirs d’une cour, l’espérance, la crainte, À ces cours endurcis n’ont pu porter d’atteinte ? Ces fiers patriciens sont-ils autant de dieux, Jugeant tous les mortels et ne craignant rien d’eux ? Sont-ils sans passions, sans intérêt, sans vice ? Ils osent s’en vanter ; mais leur feinte justice, Leur âpre austérité que rien ne peut gagner, N’est dans ces cours hautains que la soif de régner, Leur orgueil foule aux pieds l’orgueil du diadème ; Ils ont brisé le joug pour l’imposer eux-mêmes. De notre liberté ces illustres vengeurs, Armés pour la défendre, en sont les oppresseurs, Sous les noms séduisants de patrons et de pères, Ils affectent des rois les démarches altières. Rome a changé de fers ; et, sous le joug des grands, Pour un roi qu’elle avait, a trouvé cent tyrans. Parmi vos citoyens, en est-il d’assez sage Pour détester tout bas cet indigne esclavage ? Peu sentent leur état ; leurs esprits égarés De ce grand changement sont encore enivrés : Le plus vil citoyen, dans sa bassesse extrême, Ayant chassé les rois, pense être roi lui-même. Mais, je vous l’ai mandé, seigneur, j’ai des amis Qui sous ce joug nouveau sont à regret soumis ; Qui, dédaignant l’erreur des peuples imbéciles, Dans ce torrent fougueux restent seuls immobiles ; Des mortels éprouvés, dont la tête et les bras Sont faits pour ébranler ou changer les États. De ces braves Romains que faut-il que j’espère ? Serviront-ils leur prince ?         Ils sont prêts à tout faire Tout leur sang est à vous : mais ne prétendez pas Qu’en aveugles sujets ils servent des ingrats ; Ils ne se piquent point du devoir fanatique De servir de victime au pouvoir despotique, Ni du zèle insensé de courir au trépas Pour venger un tyran qui ne les connaît pas. Tarquin promet beaucoup ; mais, devenu leur maître, Il les oubliera tous, ou les craindra peut-être. Je connais trop les grands : dans le malheur amis, Ingrats dans la fortune, et bientôt ennemis : Nous sommes de leur gloire un instrument servile, Rejeté par dédain dès qu’il est inutile, Et brisé sans pitié s’il devient dangereux. À des conditions on peut compter sur eux : Ils demandent un chef digne de leur courage, Dont le nom seul impose à ce peuple volage ; Un chef assez puissant pour obliger le roi, Même après le succès, à nous tenir sa foi ; Ou, si de nos desseins la trame est découverte, Un chef assez hardi pour venger notre perte. Mais vous m’aviez écrit que l’orgueilleux Titus... Il est l’appui de Rome, il est fils de Brutus ; Cependant...         De quel oil voit-il les injustices Dont ce sénat superbe a payé ses services ? Lui seul a sauvé Rome, et toute sa valeur En vain du consulat lui mérita l’honneur ; Je sais qu’on le refuse.         Et je sais qu’il murmure ; Son cour altier et prompt est plein de cette injure ; Pour toute récompense il n’obtient qu’un vain bruit, Qu’un triomphe frivole, un éclat qui s’enfuit. J’observe d’assez près son âme impérieuse, Et de son fier courroux la fougue impétueuse Dans le champ de la gloire il ne fait que d’entrer ; Il y marche en aveugle, on l’y peut égarer. La bouillante jeunesse est facile à séduire : Mais que de préjugés nous aurions à détruire ! Rome, un consul, un père, et la haine des rois, Et l’horreur de la honte, et surtout ses exploits. Connaissez donc Titus ; voyez toute son âme, Le courroux qui l’aigrit, le poison qui l’enflamme ; Il brûle pour Tullie.     Il l’aimerait ?         Seigneur, À peine ai-je arraché ce secret de son cour Il en rougit lui-même, et cette âme inflexible N’ose avouer qu’elle aime, et craint d’être sensible. Parmi les passions dont il est agité, Sa plus grande fureur est pour la liberté. C’est donc des sentiments et du cour d’un seul homme Qu’aujourd’hui, malgré moi, dépend le sort de Rome ! Ne nous rebutons pas. Préparez-vous, Albin, À vous rendre sur l’heure aux tentes de Tarquin. Entrons chez la princesse. Un peu d’expérience M’a pu du cour humain donner quelque science : Je lirai dans son âme, et peut-être ses mains Vont former l’heureux piège où j’attends les Romains. Non, c’est trop offenser ma sensible amitié ; Qui peut de son secret me cacher la moitié, En dit trop et trop peu, m’offense et me soupçonne. Va, mon cour a ta foi tout entier s’abandonne ; Ne me reproche rien.         Quoi ! vous dont la douleur Du sénat avec moi détesta la rigueur, Qui versiez dans mon sein ce grand secret de Rome, Ces plaintes d’un héros, ces larmes d’un grand homme ! Comment avez-vous pu dévorer si longtemps Une douleur plus tendre, et des maux plus touchants ? De vos feux devant moi vous étouffiez la flamme. Quoi donc ! l’ambition qui domine en votre âme Éteignait-elle en vous de si chers sentiments ? Le sénat a-t-il fait vos plus cruels tourments ? Le haïssez-vous plus que vous n’aimez Tullie ? Ah ! j’aime avec transport, je hais avec furie : Je suis extrême en tout, je l’avoue, et mon cour Voudrait en tout se vaincre, et connaît son erreur. Et pourquoi, de vos mains déchirant vos blessures, Déguiser votre amour, et non pas vos injures ? Que veux-tu, Messala ? J’ai, malgré mon courroux, Prodigué tout mon sang pour ce sénat jaloux : Tu le sais, ton courage eut part à ma victoire. Je sentais du plaisir à parler de ma gloire ; Mon cour, enorgueilli du succès de mon bras, Trouvait de la grandeur à venger des ingrats ; On confie aisément des malheurs qu’on surmonte : Mais qu’il est accablant de parler de sa honte ! Quelle est donc cette honte et ce grand repentir ? Et de quels sentiments auriez-vous à rougir ? Je rougis de moi-même et d’un feu téméraire, Inutile, imprudent, à mon devoir contraire. Quoi donc ! l’ambition, l’amour, et ses fureurs, Sont-ce des passions indignes des grands cours ? L’ambition, l’amour, le dépit, tout m’accable ; De ce conseil de rois l’orgueil insupportable Méprise ma jeunesse et me refuse un rang Brigué par ma valeur, et payé par mon sang. Au milieu du dépit dont mon âme est saisie, Je perds tout ce que j’aime, on m’enlève Tullie : On te l’enlève, hélas ! trop aveugle courroux ! Tu n’osais y prétendre, et ton cour est jaloux. Je l’avouerai, ce feu, que j’avais su contraindre, S’irrite en s’échappant, et ne peut plus s’éteindre. Ami, c’en était fait, elle partait ; mon cour De sa funeste flamme allait être vainqueur ; Je rentrais dans mes droits, je sortais d’esclavage ; Le ciel a-t-il marqué ce terme à mon courage ? Moi, le fils de Brutus ; moi, l’ennemi des rois ; C’est du sang de Tarquin que j’attendrais des lois ! Elle refuse encor de m’en donner, l’ingrate ! Et partout dédaigné, partout ma honte éclate. Le dépit, la vengeance, et la honte, et l’amour, De mes sens soulevés disposent tour à tour. Puis-je ici vous parler, mais avec confiance ? Toujours de tes conseils j’ai chéri la prudence. Eh bien ! fais-moi rougir de mes égarements. J’approuve et votre amour et vos ressentiments. Faudra-t-il donc toujours que Titus autorise Ce sénat de tyrans dont l’orgueil nous maîtrise ? Non ; s’il vous faut rougir, rougissez en ce jour De votre patience, et non de votre amour. Quoi ! Pour prix de vos feux et de tant de vaillance, Citoyen sans pouvoir, amant sans espérance, Je vous verrais languir victime de l’État, Oublié de Tullie, et bravé du sénat ? Ah ! peut-être, seigneur, un cour tel que le vôtre Aurait pu gagner l’une, et se venger de l’autre. De quoi viens-tu flatter mon esprit éperdu ? Moi, j’aurais pu fléchir sa haine ou sa vertu ! N’en parlons plus : tu vois les fatales barrières Qu’élèvent entre nous nos devoirs et nos pères : Sa haine désormais égale mon amour. Elle va donc partir ?         Oui, seigneur, dès ce jour. Je n’en murmure point. Le ciel lui rend justice ; Il la fit pour régner.         Ah ! ce ciel plus propice Lui destinait peut-être un empire plus doux ; Et sans ce fier sénat, sans la guerre, sans vous... Pardonnez : vous savez quel est son héritage ; Son frère ne vit plus, Rome était son partage. Je m’emporte, Seigneur ; mais si pour vous servir, Si pour vous rendre heureux il ne faut que périr ; Si mon sang...         Non, ami, mon devoir est le maître. Non, crois-moi, l’homme est libre au moment qu’il veut l’être. Je l’avoue, il est vrai, ce dangereux poison A pour quelques moments égaré ma raison ; Mais le cour d’un soldat sait dompter la mollesse, Et l’amour n’est puissant que par notre faiblesse. Vous voyez des Toscans venir l’ambassadeur ; Cet honneur qu’il vous rend...         Ah ! Quel funeste honneur ! Que me veut-il ? C’est lui qui m’enlève Tullie : C’est lui qui met le comble au malheur de ma vie. Après avoir en vain, près de votre sénat, Tenté ce que j’ai pu pour sauver cet État, Souffrez qu’à la vertu rendant un juste hommage, J’admire en liberté ce généreux courage, Ce bras qui venge Rome, et soutient son pays Au bord du précipice où le sénat l’a mis. Ah ! que vous étiez digne et d’un prix plus auguste, Et d’un autre adversaire, et d’un parti plus juste ! Et que ce grand courage, ailleurs mieux employé, D’un plus digne salaire aurait été payé ! Il est, il est des rois, j’ose ici vous le dire, Qui mettraient en vos mains le sort de leur empire, Sans craindre ces vertus qu’ils admirent en vous, Dont j’ai vu Rome éprise, et le sénat jaloux. Je vous plains de servir sous ce maître farouche, Que le mérite aigrit, qu’aucun bienfait ne touche ; Qui, né pour obéir, se fait un lâche honneur D’appesantir sa main sur son libérateur ; Lui qui, s’il n’usurpait les droits de la couronne, Devrait prendre de vous les ordres qu’il vous donne. Je rends grâce à vos soins, seigneur, et mes soupçons De vos bontés pour moi respectent les raisons. Je n’examine point si votre politique Pense armer mes chagrins contre ma république, Et porter mon dépit, avec un art si doux, Aux indiscrétions qui suivent le courroux. Perdez moins d’artifice à tromper ma franchise ; Ce cour est tout ouvert, et n’a rien qu’il déguise. Outragé du sénat, j’ai droit de le haïr ; Je le hais : mais mon bras est prêt à le servir. Quand la cause commune au combat nous appelle, Rome au cour de ses fils éteint toute querelle ; Vainqueurs de nos débats, nous marchons réunis ; Et nous ne connaissons que vous pour ennemis. Voilà ce que je suis, et ce que je veux être. Soit grandeur, soit vertu, soit préjugé peut-être, Né parmi les Romains, je périrai pour eux : J’aime encor mieux, seigneur, ce sénat rigoureux, Tout injuste pour moi, tout jaloux qu’il peut être, Que l’éclat d’une cour et le sceptre d’un maître. Je suis fils de Brutus, et je porte en mon cour La liberté gravée, et les rois en horreur. Ne vous flattez-vous point d’un charme imaginaire ? Seigneur, ainsi qu’à vous la liberté m’est chère : Quoique né sous un roi, j’en goûte les appas ; Vous vous perdez pour elle, et n’en jouissez pas. Est-il donc, entre nous, rien de plus despotique Que l’esprit d’un État qui passe en république ? Vos lois sont vos tyrans ; leur barbare rigueur Devient sourde au mérite, au sang, à la faveur : Le sénat vous opprime, et le peuple vous brave ; Il faut s’en faire craindre, ou ramper leur esclave. Le citoyen de Rome, insolent ou jaloux, Ou hait votre grandeur, ou marche égal à vous. Trop d’éclat l’effarouche ; il voit d’un oil sévère, Dans le bien qu’on lui fait, le mal qu’on lui peut faire : Et d’un bannissement le décret odieux Devient le prix du sang qu’on a versé pour eux. Je sais bien que la cour, Seigneur, a ses naufrages ; Mais ses jours sont plus beaux, son ciel a moins d’orages. Souvent la liberté, dont on se vante ailleurs, Étale auprès d’un roi ses dons les plus flatteurs ; Il récompense, il aime, il prévient les services : La gloire auprès de lui ne fuit point les délices. Aimé du souverain, de ses rayons couvert, Vous ne servez qu’un maître, et le reste vous sert. Ébloui d’un éclat qu’il respecte et qu’il aime, Le vulgaire applaudit jusqu’à nos fautes même : Nous ne redoutons rien d’un sénat trop jaloux ; Et les sévères lois se taisent devant nous. Ah ! Que, né pour la cour, ainsi que pour les armes, Des faveurs de Tarquin vous goûteriez les charmes ! Je vous l’ai déjà dit, il vous aimait, seigneur ; Il aurait avec vous partagé sa grandeur : Du sénat à vos pieds la fierté prosternée Aurait...         J’ai vu sa cour, et je l’ai dédaignée. Je pourrais, il est vrai, mendier son appui, Et, son premier esclave, être tyran sous lui. Grâce au ciel, je n’ai point cette indigne faiblesse ; Je veux de la grandeur, et la veut sans bassesse ; Je sens que mon destin n’était point d’obéir : Je combattrai vos rois, retournez les servir. Je ne puis qu’approuver cet excès de constance ; Mais songez que lui-même éleva votre enfance. Il s’en souvient toujours : hier encor, seigneur, En pleurant avec moi son fils et son malheur, Titus, me disait-il, soutiendrait ma famille, Et lui seul méritait mon empire et ma fille. Sa fille ! dieux ! Tullie ! O voeux infortunés ! Je la ramène au roi que vous abandonnez ; Elle va, loin de vous et loin de sa patrie, Accepter pour époux le roi de Ligurie : Vous cependant ici servez votre sénat, Persécutez son père, opprimez son État. J’espère que bientôt ces voûtes embrasées, Ce Capitole en cendre, et ces tours écrasées, Du sénat et du peuple éclairant les tombeaux, A cet hymen heureux vont servir de flambeaux. Ah ! mon cher Messala, dans quel trouble il me laisse ! Tarquin me l’eût donnée, ô douleur qui me presse ! Moi, j’aurais pu !... mais non ; ministre dangereux, Tu venais épier le secret de mes feux. Hélas ! en me voyant se peut-il qu’on l’ignore ? Il a lu dans mes yeux l’ardeur qui me dévore. Certain de ma faiblesse, il retourne à sa cour Insulter aux projets d’un téméraire amour. J’aurais pu l’épouser, lui consacrer ma vie ! Le ciel à mes désirs eût destiné Tullie ! Malheureux que je suis !         Vous pourriez être heureux ; Arons pourrait servir vos légitimes feux. Croyez-moi.         Bannissons un espoir si frivole Rome entière m’appelle aux murs du Capitole ; Le peuple, rassemblé sous ces arcs triomphaux Tout chargés de ma gloire et pleins de mes travaux, M’attend pour commencer les serments redoutables, De notre liberté garants inviolables. Allez servir ces rois.         Oui, je les veux servir ; Oui, tel est mon devoir, et je le veux remplir. Vous gémissez pourtant !         Ma victoire est cruelle. Vous l’achetez trop cher.         Elle en sera plus belle. Ne m’abandonne point dans l’état où je suis. Allons, suivons ses pas ; aigrissons ses ennuis : Enfonçons dans son cour le trait qui le déchire. Arrêtez, Messala ; j’ai deux mots à vous dire. A moi, seigneur ?         A vous. Un funeste poison Se répand en secret sur toute ma maison. Tibérinus, mon fils, aigri contre son frère, Laisse éclater déjà sa jalouse colère : Et Titus, animé d’un autre emportement, Suit contre le sénat son fier ressentiment. L’ambassadeur toscan, témoin de leur faiblesse, En profite avec joie autant qu’avec adresse ; Il leur parle, et je crains les discours séduisants D’un ministre vieilli dans l’art des courtisans. Il devait dès demain retourner vers son maître : Mais un jour quelquefois est beaucoup pour un traître. Messala, je prétends ne rien craindre de lui ; Allez lui commander de partir aujourd’hui : Je le veux.         C’est agir sans doute avec prudence, Et vous serez content de mon obéissance. Ce n’est pas tout : mon fils avec vous est lié ; Je sais sur son esprit ce que peut l’amitié. Comme sans artifice, il est sans défiance : Sa jeunesse est livrée à votre expérience. Plus il se fie à vous, plus je dois espérer Qu’habile à le conduire, et non à l’égarer, Vous ne voudrez jamais, abusant de son âge, Tirer de ses erreurs un indigne avantage, Le rendre ambitieux, et corrompre son cour. C’est de quoi dans l’instant je lui parlais, seigneur. Il sait vous imiter, servir Rome, et lui plaire ; Il aime aveuglément sa patrie et son père. Il le doit : mais surtout il doit aimer les lois ; Il doit en être esclave, en porter tout le poids. Qui veut les violer n’aime point sa patrie. Nous avons vu tous deux si son bras l’a servie. Il a fait son devoir.         Et Rome eût fait le sien En rendant plus d’honneurs à ce cher citoyen. Non, non : le consulat n’est point fait pour son âge ; J’ai moi-même à mon fils refusé mon suffrage. Croyez-moi, le succès de son ambition Serait le premier pas vers la corruption. Le prix de la vertu serait héréditaire : Bientôt l’indigne fils du plus vertueux père, Trop assuré d’un rang d’autant moins mérité, L’attendrait dans le luxe et dans l’oisiveté : Le dernier des Tarquins en est la preuve insigne. Qui naquit dans la pourpre en est rarement digne. Nous préservent les cieux d’un si funeste abus, Berceau de la mollesse et tombeau des vertus ! Si vous aimez mon fils, je me plais à le croire, Représentez-lui mieux sa véritable gloire ; Étouffez dans son cour un orgueil insensé : C’est en servant l’État qu’il est récompensé. De toutes les vertus mon fils doit un exemple : C’est l’appui des Romains que dans lui je contemple ; Plus il a fait pour eux, plus j’exige aujourd’hui. Connaissez à mes voux l’amour que j’ai pour lui ; Tempérez cette ardeur de l’esprit d’un jeune homme : Le flatter, c’est le perdre, et c’est outrager Rome. Je me bornais, seigneur, à le suivre aux combats ; J’imitais sa valeur, et ne l’instruisais pas. J’ai peu d’autorité ; mais s’il daigne me croire, Rome verra bientôt comme il chérit la gloire. Allez donc, et jamais n’encensez ses erreurs ; Si je hais les tyrans, je hais plus les flatteurs. Il n’est point de tyran plus dur, plus haïssable, Que la sévérité de ton cour intraitable. Va, je verrai peut-être à mes pieds abattu Cet orgueil insultant de ta fausse vertu. Colosse, qu’un vil peuple éleva sur nos têtes, Je pourrai t’écraser, et les foudres sont prêtes. Je commence à goûter une juste espérance ; Vous m’avez bien servi par tant de diligence. Tout succède à mes voux. Oui, cette lettre, Albin, Contient le sort de Rome et celui de Tarquin. Avez-vous dans le camp réglé l’heure fatale ? A-t-on bien observé la porte Quirinale ? L’assaut sera-t-il prêt, si par nos conjurés Les remparts cette nuit ne nous sont point livrés ? Tarquin est-il content ? crois-tu qu’on l’introduise Ou dans Rome sanglante, ou dans Rome soumise ? Tout sera prêt, seigneur, au milieu de la nuit. Tarquin de vos projets goûte déjà le fruit ; Il pense de vos mains tenir son diadème ; Il vous doit, a-t-il dit, plus qu’à Porsenna même. Ou les dieux, ennemis d’un prince malheureux, Confondront des desseins si grands, si dignes d’eux ; Ou demain sous ses lois Rome sera rangée ; Rome en cendres peut-être, et dans son sang plongée. Mais il vaut mieux qu’un roi, sur le trône remis, Commande à des sujets malheureux et soumis, Que d’avoir à dompter, au sein de l’abondance, D’un peuple trop heureux l’indocile arrogance. Allez ; j’attends ici la princesse en secret. Messala, demeurez.         Eh bien ! qu’avez-vous fait ? Avez-vous de Titus fléchi le fier courage ? Dans le parti des rois pensez-vous qu’il s’engage ? Je vous l’avais prédit ; l’inflexible Titus Aime trop sa patrie, et tient trop de Brutus. Il se plaint du sénat, il brûle pour Tullie ; L’orgueil, l’ambition, l’amour, la jalousie, Le feu de son jeune âge et de ses passions, Semblaient ouvrir son âme à mes séductions. Cependant, qui l’eût cru ? la liberté l’emporte ; Son amour est au comble, et Rome est la plus forte. J’ai tenté par degrés d’effacer cette horreur Que pour le nom de roi Rome imprime en son cour. En vain j’ai combattu ce préjugé sévère ; Le seul nom des Tarquins irritait sa colère, De son entretien même il m’a soudain privé ; Et je hasardais trop, si j’avais achevé. Ainsi de le fléchir Messala désespère. J’ai trouvé moins d’obstacle à vous donner son frère, Et j’ai du moins séduit un des fils de Brutus. Quoi ! vous auriez déjà gagné Tibérinus ? Par quels ressorts secrets, par quelle heureuse intrigue ? Son ambition seule a fait toute ma brigue. Avec un oil jaloux il voit, depuis longtemps, De son frère et de lui les honneurs différents ; Ces drapeaux suspendus à ces voûtes fatales, Ces festons de lauriers, ces pompes triomphales, Tous les cours des Romains et celui de Brutus Dans ces solennités volant devant Titus, Sont pour lui des affronts qui, dans son âme aigrie, Échauffent le poison de sa secrète envie. Et cependant Titus, sans haine et sans courroux, Trop au-dessus de lui pour en être jaloux, Lui tend encor la main de son char de victoire, Et semble en l’embrassant l’accabler de sa gloire. J’ai saisi ces moments ; j’ai su peindre à ses yeux Dans une cour brillante un rang plus glorieux ; J’ai pressé, j’ai promis, au nom de Tarquin même, Tous les honneurs de Rome après le rang suprême : Je l’ai vu s’éblouir, je l’ai vu s’ébranler : Il est à vous, seigneur, et cherche à vous parler. Pourra-t-il nous livrer la porte Quirinale ? Titus seul y commande, et sa vertu fatale N’a que trop arrêté le cours de vos destins : C’est un dieu qui préside au salut des Romains. Gardez de hasarder cette attaque soudaine, Sûre avec son appui, sans lui trop incertaine. Mais si du consulat il a brigué l’honneur, Pourrait-il dédaigner la suprême grandeur, Et Tullie, et le trône, offerts à son courage ? Le trône est un affront à sa vertu sauvage. Mais il aime Tullie.         Il l’adore, seigneur : Il l’aime d’autant plus qu’il combat son ardeur. Il brûle pour la fille en détestant le père ; Il craint de lui parler, il gémit de se taire ; Il la cherche, il la fuit ; il dévore ses pleurs, Et de l’amour encore il n’a que les fureurs. Dans l’agitation d’un si cruel orage, Un moment quelquefois renverse un grand courage. Je sais quel est Titus : ardent, impétueux, S’il se rend, il ira plus loin que je ne veux. La fière ambition qu’il renferme dans l’âme Au flambeau de l’amour peut rallumer sa flamme. Avec plaisir sans doute il verrait à ses pieds Des sénateurs tremblants les fronts humiliés : Mais je vous tromperais, si j’osais vous promettre Qu’à cet amour fatal il veuille se soumettre. Je peux parler encore, et je vais aujourd’hui... Puisqu’il est amoureux, je compte encor sur lui. Un regard de Tullie, un seul mot de sa bouche, Peut plus, pour amollir cette vertu farouche, Que les subtils détours et tout l’art séducteur D’un chef de conjurés et d’un ambassadeur. N’espérons des humains rien que par leur faiblesse. L’ambition de l’un, de l’autre la tendresse, Voilà des conjurés qui serviront mon roi ; C’est d’eux que j’attends tout : ils sont plus forts que moi. Madame, en ce moment je reçois cette lettre Qu’en vos augustes mains mon ordre est de remettre, Et que jusqu’en la mienne a fait passer Tarquin. Dieux ! protégez mon père, et changez son destin ! « Le trône des Romains peut sortir de sa cendre : Le vainqueur de son roi peut en être l’appui : Titus est un héros ; c’est à lui de défendre Un sceptre que je veux partager avec lui. Vous, songez que Tarquin vous a donné la vie ; Songez que mon destin va dépendre de vous. Vous pourriez refuser le roi de Ligurie ; Si Titus vous est cher, il sera votre époux. Ai-je bien lu ?... Titus ?... seigneur... est-il possible ? Tarquin, dans ses malheurs jusqu’alors inflexible, Pourrait ?... Mais d’où sait-il ?... et comment ?... Ah, seigneur ! Ne veut-on qu’arracher les secrets de mon cour ? Épargnez les chagrins d’une triste princesse ; Ne tendez point de piège à ma faible jeunesse. Non, madame ; à Tarquin je ne sais qu’obéir, Écouter mon devoir, me taire, et vous servir ; Il ne m’appartient point de chercher à comprendre Des secrets qu’en mon sein vous craignez de répandre. Je ne veux point lever un oil présomptueux Vers le voile sacré que vous jetez sur eux ; Mon devoir seulement m’ordonne de vous dire Que le ciel veut par vous relever cet empire, Que ce trône est un prix qu’il met à vos vertus. Je servirais mon père, et serais à Titus ! Seigneur, il se pourrait...         N’en doutez point, princesse. Pour le sang de ses rois ce héros s’intéresse. De ces républicains la triste austérité De son cour généreux révolte la fierté ; Les refus du sénat ont aigri son courage : Il penche vers son prince : achevez cet ouvrage. Je n’ai point dans son cour prétendu pénétrer ; Mais puisqu’il vous connaît, il vous doit adorer. Quel oil, sans s’éblouir, peut voir un diadème Présenté par vos mains, embelli par vous-même ? Parlez-lui seulement, vous pourrez tout sur lui ; De l’ennemi des rois triomphez aujourd’hui ; Arrachez au sénat, rendez à votre père Ce grand appui de Rome et son dieu tutélaire ; Et méritez l’honneur d’avoir entre vos mains Et la cause d’un père, et le sort des Romains. Ciel ! que je dois d’encens à ta bonté propice ! Mes pleurs t’ont désarmé, tout change, et ta justice, Aux feux dont j’ai rougi rendant leur pureté, En les récompensant, les met en liberté. Va le chercher, va, cours. Dieux ! il m’évite encore : Faut-il qu’il soit heureux, hélas ! et qu’il l’ignore ? Mais... n’écoutai-je point un espoir trop flatteur ? Titus pour le sénat a-t-il donc tant d’horreur ? Que dis-je ? hélas ! devrais-je au dépit qui le presse Ce que j’aurais voulu devoir à sa tendresse ? Je sais que le sénat alluma son courroux, Qu’il est ambitieux, et qu’il brûle pour vous. Il fera tout pour moi, n’en doute point ; il m’aime. Va, dis-je... Cependant ce changement extrême... Ce billet !... De quels soins mon cour est combattu ! Éclatez, mon amour, ainsi que ma vertu ! La gloire, la raison, le devoir, tout l’ordonne. Quoi ! mon père à mes feux va devoir sa couronne ! De Titus et de lui je serais le lien ! Le bonheur de l’État va donc naître du mien ! Toi que je peux aimer, quand pourrai-je t’apprendre Ce changement du sort où nous n’osions prétendre ? Quand pourrai-je, Titus, dans mes justes transports, T’entendre sans regrets, te parler sans remords ? Tous mes maux sont finis : Rome, je te pardonne ; Rome, tu vas servir si Titus t’abandonne ; Sénat, tu vas tomber si Titus est à moi : Ton héros m’aime ; tremble, et reconnais ton roi. Madame, est-il bien vrai ? daignez-vous voir encore Cet odieux Romain que votre cour abhorre, Si justement haï, si coupable envers vous, Cet ennemi ?...         Seigneur, tout est changé pour nous. Le destin me permet... Titus... il faut me dire Si j’avais sur votre âme un véritable empire. Eh ! pouvez-vous douter de ce fatal pouvoir, De mes feux ; de mon crime, et de mon désespoir ? Vous ne l’avez que trop cet empire funeste ; L’amour vous a soumis mes jours, que je déteste Commandez, épuisez votre juste courroux ; Mon sort est en vos mains.         Le mien dépend de vous. De moi ! Titus tremblant ne vous en croit qu’à peine ; Moi, je ne serais plus l’objet de votre haine ! Ah ! princesse, achevez ; quel espoir enchanteur M’élève en un moment au faîte du bonheur ! Lisez, rendez heureux, vous, Tullie, et mon père. Je puis donc me flatter... Mais quel regard sévère ! D’où vient ce morne accueil, et ce front consterné ? Dieux !... Je suis des mortels le plus infortuné ; Le sort, dont la rigueur à m’accabler s’attache, M’a montré mon bonheur, et soudain me l’arrache ; Et, pour combler les maux que mon cour a soufferts, Je puis vous posséder, je vous aime, et vous perds. Vous, Titus ?         Ce moment a condamné ma vie Au comble des horreurs ou de l’ignominie, A trahir Rome ou vous ; et je n’ai désormais Que le choix des malheurs ou celui des forfaits. Que dis-tu ? quand ma main te donne un diadème, Quand tu peux m’obtenir, quand tu vois que je t’aime ! Je ne m’en cache plus ; un trop juste pouvoir, Autorisant mes voux, m’en a fait un devoir. Hélas ! j’ai cru ce jour le plus beau de ma vie ; Et le premier moment où mon âme ravie Peut de ses sentiments s’expliquer sans rougir, Ingrat, est le moment qu’il m’en faut repentir ! Que m’oses-tu parler de malheur et de crime ? Ah ! servir des ingrats contre un roi légitime, M’opprimer, me chérir, détester mes bienfaits ; Ce sont là mes malheurs, et voilà tes forfaits. Ouvre les yeux, Titus, et mets dans la balance Les refus du sénat, et la toute-puissance. Choisis de recevoir ou de donner la loi, D’un vil peuple ou d’un trône, et de Rome ou de moi. Inspirez-lui, grands dieux ! le parti qu’il doit prendre. Mon choix est fait.         Eh bien ! crains-tu de me l’apprendre ? Parle, ose mériter ta grâce ou mon courroux. Quel sera ton destin ?...         D’être digne de vous, Digne encor de moi-même, à Rome encor fidèle ; Brûlant d’amour pour vous, de combattre pour elle ; D’adorer vos vertus, mais de les imiter ; De vous perdre, madame, et de vous mériter. Ainsi donc pour jamais...         Ah ! pardonnez, princesse : Oubliez ma fureur, épargnez ma faiblesse ; Ayez pitié d’un cour de soi-même ennemi, Moins malheureux cent fois quand vous l’avez haï. Pardonnez, je ne puis vous quitter ni vous suivre : Ni pour vous, ni sans vous, Titus ne saurait vivre ; Et je mourrai plutôt qu’un autre ait votre foi. Je te pardonne tout, elle est encore à toi. Eh bien ! si vous m’aimez, ayez l’âme romaine, Aimez ma république, et soyez plus que reine ; Apportez-moi pour dot, au lieu du rang des rois, L’amour de mon pays, et l’amour de mes lois. Acceptez aujourd’hui Rome pour votre mère, Son vengeur pour époux, Brutus pour votre père : Que les Romains, vaincus en générosité, A la fille des rois doivent leur liberté. Qui ? moi, j’irai trahir ?...         Mon désespoir m’égare. Non, toute trahison est indigne et barbare. Je sais ce qu’est un père, et ses droits absolus ; Je sais... que je vous aime... et ne me connais plus. Écoute au moins ce sang qui m’a donné la vie. Eh ! Dois-je écouter moins mon sang et ma patrie ? Ta patrie ! Ah, barbare en est-il donc sans moi ? Nous sommes ennemis... La nature, la loi Nous impose à tous deux un devoir si farouche. Nous ennemis ! ce nom peut sortir de ta bouche ! Tout mon cour la dément.         Ose donc me servir ; Tu m’aimes, venge-moi.         Madame, il faut partir. Dans les premiers éclats des tempêtes publiques, Rome n’a pu vous rendre a vos dieux domestiques ; Tarquin même en ce temps, prompt à vous oublier, Et du soin de nous perdre occupé tout entier, Dans nos calamités confondant sa famille, N’a pas même aux Romains redemandé sa fille. Souffrez que je rappelle un triste souvenir : Je vous privai d’un père, et dus vous en servir. Allez, et que du trône, où le ciel vous appelle, L’inflexible équité soit la garde éternelle. Pour qu’on vous obéisse, obéissez aux lois ; Tremblez en contemplant tout le devoir des rois ; Et si de vos flatteurs la funeste malice Jamais dans votre cour ébranlait la justice, Prête alors d’abuser du pouvoir souverain, Souvenez-vous de Rome, et songez à Tarquin : Et que ce grand exemple, où mon espoir se fonde, Soit la leçon des rois et le bonheur du monde. Le sénat vous la rend, Seigneur ; et c’est a vous De la remettre aux mains d’un père et d’un époux. Proculus va vous suivre a la porte Sacrée. Ô de ma passion fureur désespérée ! Je ne souffrirai point, non... permettez, seigneur... Dieux ! ne mourrai-je point de honte et de douleur ! Pourrai-je vous parler ?         Seigneur, le temps me presse. Il me faut suivre ici Brutus et la princesse ; Je puis d’une heure encor retarder son départ : Craignez, seigneur, craignez de me parler trop tard. Dans son appartement nous pouvons l’un et l’autre Parler de ses destins, et peut-être du vôtre. Sort qui nous as rejoints, et qui nous désunis ! Sort, ne nous as-tu faits que pour être ennemis ? Ah ! cache, si tu peux, ta fureur et tes larmes. Je plains tant de vertus, tant d’amour et de charmes ; Un cour tel que le sien méritait d’être à vous. Non, c’en est fait ; Titus n’en sera point l’époux. Pourquoi ? Quel vain scrupule a vos désirs s’oppose ? Abominables lois que la cruelle impose ! Tyrans que j’ai vaincus, je pourrais vous servir ! Peuples que j’ai sauvés, je pourrais vous trahir ! L’amour dont j’ai six mois vaincu la violence, L’amour aurait sur moi cette affreuse puissance ! J’exposerais mon père a ses tyrans cruels ! Et quel père ? Un héros, l’exemple des mortels, L’appui de son pays, qui m’instruisit à l’être, Que j’imitai, qu’un jour j’eusse égalé peut-être. Après tant de vertus quel horrible destin Vous eûtes les vertus d’un citoyen romain ; Il ne tiendra qu’a vous d’avoir celles d’un maître : Seigneur, vous serez roi dès que vous voudrez l’être. Le ciel met dans vos mains, en ce moment heureux, La vengeance, l’empire, et l’objet de vos feux. Que dis-je ? Ce consul, ce héros que l’on nomme Le père, le soutien, le fondateur de Rome, Qui s’enivre à vos yeux de l’encens des humains, Sur les débris d’un trône écrasé par vos mains, S’il eût mal soutenu cette grande querelle, S’il n’eût vaincu par vous, il n’était qu’un rebelle. Seigneur, embellissez ce grand nom de vainqueur Du nom plus glorieux de pacificateur ; Daignez nous ramener ces jours où nos ancêtres Heureux, mais gouvernés, libres, mais sous des maîtres, Pesaient dans la balance, avec un même poids, Les intérêts du peuple et la grandeur des rois. Rome n’a point pour eux une haine immortelle ; Rome va les aimer, si vous régnez sur elle. Ce pouvoir souverain que j’ai vu tour à tour Attirer de ce peuple et la haine et l’amour, Qu’on craint en des États, et qu’ailleurs on désire, Est des gouvernements le meilleur ou le pire ; Affreux sous un tyran, divin sous un bon roi. Messala, songez-vous que vous parlez à moi ? Que désormais en vous je ne vois plus qu’un traître, Et qu’en vous épargnant je commence de l’être ? Eh bien ! Apprenez donc que l’on va vous ravir L’inestimable honneur dont vous n’osez jouir ; Qu’un autre accomplira ce que vous pouviez faire. Un autre ! Arrête ; dieux ! Parle... qui ? Votre frère.     Mon frère ?         A Tarquin même il a donné sa foi. Mon frère trahit Rome ?         Il sert Rome et son roi. Et Tarquin, malgré vous, n’acceptera pour gendre Que celui des Romains qui l’aura pu défendre. Ciel !... perfide !... écoutez : mon cour longtemps séduit A méconnu l’abîme où vous m’avez conduit. Vous pensez me réduire au malheur nécessaire D’être ou le délateur, ou complice d’un frère : Mais plutôt votre sang...         Vous pouvez m’en punir ; Frappez, je le mérite en voulant vous servir. Du sang de votre ami que cette main fumante Y joigne encor le sang d’un frère et d’une amante ; Et, leur tête à la main, demandez au sénat, Pour prix de vos vertus, l’honneur du consulat ; Ou moi-même à l’instant, déclarant les complices, Je m’en vais commencer ces affreux sacrifices. Demeure, malheureux, ou crains mon désespoir. L’ambassadeur toscan peut maintenant vous voir ; Il est chez la princesse.         ... Oui, je vais chez Tullie... J’y cours. Ô dieux de Rome ! Ô dieux de ma patrie ! Frappez, percez ce cour de sa honte alarmé, Qui serait vertueux, s’il n’avait point aimé. C’est donc à vous, sénat, que tant d’amour s’immole ? A vous, ingrats !... Allons... Tu vois ce Capitole Tout plein des monuments de ma fidélité. Songez qu’il est rempli d’un sénat détesté. Je le sais. Mais... du ciel qui tonne sur ma tête J’entends la voix qui crie : Arrête, ingrat, arrête ! Tu trahis ton pays... Non, Rome ! Non, Brutus ! Dieux qui me secourez, je suis encor Titus. La gloire a de mes jours accompagné la course ; Je n’ai point de mon sang déshonoré la source ; Votre victime est pure ; et s’il faut qu’aujourd’hui Titus soit aux forfaits entraîné malgré lui ; S’il faut que je succombe au destin qui m’opprime ; Dieux ! sauvez les Romains ; frappez avant le crime ! Oui, j’y suis résolu, partez ; c’est trop attendre ; Honteux, désespéré, je ne veux rien entendre ; Laissez-moi ma vertu, laissez-moi mes malheurs. Fort contre vos raisons, faible contre ses pleurs, Je ne la verrai plus. Ma fermeté trahie Craint moins tous vos tyrans qu’un regard de Tullie. Je ne la verrai plus ! oui, qu’elle parte... Ah, dieux ! Pour vos intérêts seuls arrêté dans ces lieux, J’ai bientôt passé l’heure avec peine accordée Que vous-même, seigneur, vous m’aviez demandée. Moi, je l’ai demandée !         Hélas ! Que pour vous deux J’attendais en secret un destin plus heureux ! J’espérais couronner des ardeurs si parfaites ; Il n’y faut plus penser.         Ah ! Cruel que vous êtes ; Vous avez vu ma honte et mon abaissement ; Vous avez vu Titus balancer un moment. Allez adroit témoin de mes lâches tendresses, Allez à vos deux rois annoncer mes faiblesses ; Contez à ces tyrans terrassés par mes coups Que le fils de Brutus a pleuré devant vous. Mais ajoutez au moins que, parmi tant de larmes, Malgré vous et Tullie, et ses pleurs et ses charmes, Vainqueur encor de moi, libre, et toujours Romain, Je ne suis point soumis par le sang de Tarquin ; Que rien ne me surmonte, et que je jure encore Une guerre éternelle à ce sang que j’adore. J’excuse la douleur où vos sens sont plongés ; Je respecte en partant vos tristes préjugés. Loin de vous accabler, avec vous je soupire : Elle en mourra, c’est tout ce que je peux vous dire. Adieu, seigneur.     Ô ciel !         Non, je ne puis souffrir Que des remparts de Rome on la laisse sortir : Je veux la retenir au péril de ma vie. Vous voulez...         Je suis loin de trahir ma patrie. Rome l’emportera, je le sais ; mais enfin Je ne puis séparer Tullie et mon destin. Je respire, je vis, je périrai pour elle. Prends pitié de mes maux, courons, et que ton zèle Soulève nos amis, rassemble nos soldats : En dépit du sénat je retiendrai ses pas ; Je prétends que dans Rome elle reste en otage : Je le veux.         Dans quels soins votre amour vous engage ! Et que prétendez-vous par ce coup dangereux, Que d’avouer sans fruit un amour malheureux ? Eh bien ! C’est au sénat qu’il faut que je m’adresse. Va de ces rois de Rome adoucir la rudesse ; Dis-leur que l’intérêt de l’État, de Brutus... Hélas ! Que je m’emporte en desseins superflus ! Dans la juste douleur où votre âme est en proie, Il faut, pour vous servir...         Il faut que je la voie ; Il faut que je lui parle. Elle passe en ces lieux ; Elle entendra du moins mes éternels adieux. Parlez-lui ; croyez-moi.         Je suis perdu, c’est elle. On vous attend, madame.         Ah ! Sentence cruelle ! L’ingrat me touche encore, et Brutus à mes yeux Paraît un dieu terrible armé contre nous deux. J’aime, je crains, je pleure, et tout mon cour s’égare. Allons.     Non, demeurez.         Que me veux-tu, barbare ? Me tromper, me braver ?         Ah ! Dans ce jour affreux Je sais ce que je dois, et non ce que je veux ; Je n’ai plus de raison, vous me l’avez ravie. Eh bien ! Guidez mes pas, gouvernez ma furie ; Régnez donc en tyran sur mes sens éperdus ; Dictez, si vous l’osez, les crimes de Titus. Non, plutôt que je livre aux flammes, au carnage, Ces murs, ces citoyens qu’a sauvés mon courage ; Qu’un père abandonné par un fils furieux, Sous le fer de Tarquin...         M’en préservent les dieux ! La nature te parle, et sa voix m’est trop chère ; Tu m’as trop bien appris à trembler pour un père ; Rassure-toi ; Brutus est désormais le mien ; Tout mon sang est à toi, qui te répond du sien ; Notre amour, mon hymen, mes jours en sont le gage : Je serai dans tes mains sa fille, son otage. Peux-tu délibérer ? Penses-tu qu’en secret Brutus te vît au trône avec tant de regret ? Il n’a point sur son front placé le diadème ; Mais, sous un autre nom, n’est-il pas roi lui-même ? Son règne est d’une année, et bientôt... Mais, hélas ! Que de faibles raisons, si tu ne m’aimes pas ! Je ne dis plus qu’un mot. Je pars... et je t’adore. Tu pleures, tu frémis ; il en est temps encore : Achève, parle, ingrat que te faut-il de plus ? Votre haine ; elle manque au malheur de Titus. Ah ! C’est trop essuyer tes indignes murmures, Tes vains engagements, tes plaintes, tes injures ; Je te rends ton amour dont le mien est confus, Et tes trompeurs serments, pires que tes refus. Je n’irai point chercher au fond de l’Italie Ces fatales grandeurs que je te sacrifie, Et pleurer loin de Rome, entre les bras d’un roi, Cet amour malheureux que j’ai senti pour toi. J’ai réglé mon destin ; Romain dont la rudesse N’affecte de vertu que contre ta maîtresse, Héros pour m’accabler, timide à me servir ; Incertain dans tes voeux, apprends à les remplir. Tu verras qu’une femme, à tes yeux méprisable, Dans ses projets au moins était inébranlable ; Et par la fermeté dont ce cour est armé, Titus, tu connaîtras comme il t’aurait aimé. Au pied de ces murs même où régnaient mes ancêtres, De ces murs que ta main défend contre leurs maîtres, Où tu m’oses trahir, et m’outrager comme eux, Où ma foi fut séduite, où tu trompas mes feux, Je jure à tous les dieux qui vengent les parjures, Que mon bras, dans mon sang effaçant mes injures, Plus juste que le tien, mais moins irrésolu, Ingrat, va me punir de t’avoir mal connu ; Et je vais... Non, madame, il faut vous satisfaire : Je le veux, j’en frémis ; et j’y cours pour vous plaire ; D’autant plus malheureux que, dans ma passion, Mon cour n’a pour excuse aucune illusion ; Que je ne goûte point, dans mon désordre extrême, Le triste et vain plaisir de me tromper moi-même ; Que l’amour aux forfaits me force de voler ; Que vous m’avez vaincu sans pouvoir m’aveugler ; Et qu’encore indigné de l’ardeur qui m’anime, Je chéris la vertu, mais j’embrasse le crime. Haïssez-moi, fuyez, quittez un malheureux Qui meurt d’amour pour vous, et déteste ses feux ; Qui va s’unir à vous sous ces affreux augures, Parmi les attentats, le meurtre, et les parjures. Vous insultez, Titus, à ma funeste ardeur ; Vous sentez à quel point vous régnez dans mon cour. Oui, je vis pour toi seul, oui, je te le confesse ; Mais malgré ton amour, mais malgré ma faiblesse, Sois sûr que le trépas m’inspire moins d’effroi Que la main d’un époux qui craindrait d’être à moi ; Qui se repentirait d’avoir servi son maître, Que je fais souverain, et qui rougit de l’être. Voici l’instant affreux qui va nous éloigner. Souviens-toi que je t’aime, et que tu peux régner. L’ambassadeur m’attend ; consulte, délibère : Dans une heure avec moi tu reverras mon père. Je pars, et je reviens sous ces murs odieux Pour y rentrer en reine, ou périr à tes veux. Vous ne périrez point. Je vais...         Titus, arrête ; En me suivant plus loin tu hasardes ta tête ; On peut te soupçonner ; demeure : adieu ; résous D’être mon meurtrier ou d’être mon époux. Tu l’emportes, cruelle, et Rome est asservie ; Reviens régner sur elle ainsi que sur ma vie ; Reviens je vais me perdre, ou vais te couronner : Le plus grand des forfaits est de t’abandonner. Qu’on cherche Messala ; ma fougueuse imprudence A de son amitié lassé la patience. Maîtresse, amis, Romains, je perds tout en un jour. Sers ma fureur enfin, sers mon fatal amour ; Viens, suis-moi.         Commandez ; tout est prêt ; mes cohortes Sont au mont Quirinal, et livreront les portes. Tous nos braves amis vont jurer avec moi De reconnaître en vous l’héritier de leur roi. Ne perdez point de temps, déjà la nuit plus sombre Voile nos grands desseins du secret de son ombre. L’heure approche ; Tullie en compte les moments... Et Tarquin, après tout, eut mes premiers serments. Le sort en est jeté. Que vois-je ? c’est mon père ! Viens, Rome est en danger ; c’est en toi que j’espère. Par un avis secret le sénat est instruit Qu’on doit attaquer Rome au milieu de la nuit. J’ai brigué pour mon sang, pour le héros que j’aime, L’honneur de commander dans ce péril extrême : Le sénat te l’accorde ; arme-toi, mon. cher fils ; Une seconde fois va sauver ton pays ; Pour notre liberté va prodiguer ta vie ; Va, mort ou triomphant, tu feras mon envie. Ciel !...     Mon fils !...         Remettez, seigneur, en d’autres mains Les faveurs du sénat et le sort des Romains. Ah ! quel désordre affreux de son âme s’empare ! Vous pourriez refuser l’honneur qu’on vous prépare ? Qui ? moi, seigneur !         Eh quoi ! Votre cour égaré Des refus du sénat est encore ulcéré ! De vos prétentions je vois les injustices. Ah ! mon fils, est-il temps d’écouter vos caprices ? Vous avez sauvé Rome, et n’êtes pas heureux ? Cet immortel honneur n’a pas comblé vos voux ? Mon fils au consulat a-t-il osé prétendre Avant l’âge où les lois permettent de l’attendre ? Va, cesse de briguer une injuste faveur ; La place où je t’envoie est ton poste d’honneur ; Va, ce n’est qu’aux tyrans que tu dois ta colère : De l’État et de toi je sens que je suis père. Donne ton sang à Rome, et n’en exige rien ; Sois toujours un héros, sois plus, sois citoyen. Je touche, mon cher fils, au bout de ma carrière ; Tes triomphantes mains vont fermer ma paupière ; Mais, soutenu du tien, mon nom ne mourra plus ; Je renaîtrai pour Rome, et vivrai dans Titus. Que dis-je ? je te suis. Dans mon âge débile Les dieux ne m’ont donné qu’un courage inutile ; Mais je te verrai vaincre, ou mourrai, comme toi, Vengeur du nom romain, libre encore, et sans roi. Ah, Messala !         Seigneur, faites qu’on se retire. Cours, vole...     On trahit Rome.     Ah ! qu’entends-je ?         On conspire, Je n’en saurais douter ; on nous trahit, seigneur. De cet affreux complot j’ignore encor l’auteur ; Mais le nom de Tarquin vient de se faire entendre, Et d’indignes Romains ont parlé de se rendre. Des citoyens romains ont demandé des fers ! Les perfides m’ont fui par des chemins divers ; On les suit. Je soupçonne et Ménas et Lélie, Ces partisans des rois et de la tyrannie, Ces secrets ennemis du bonheur de l’État, Ardents à désunir le peuple et le sénat. Messala les protège ; et, dans ce trouble extrême, J’oserais soupçonner jusqu’à Messala même, Sans l’étroite amitié dont l’honore Titus. Observons tous leurs pas ; je ne puis rien de plus : La liberté, la loi, dont nous sommes les pères, Nous défend des rigueurs peut-être nécessaires : Arrêter un Romain sur de simples soupçons, C’est agir en tyrans, nous qui les punissons. Allons parler au peuple, enhardir les timides, Encourager les bons, étonner les perfides. Que les pères de Rome et de la liberté Viennent rendre aux Romains leur intrépidité ; Quels cours en nous voyant ne reprendront courage ? Dieux ! Donnez-nous la mort plutôt que l’esclavage ! Que le sénat nous suive.         Un esclave, seigneur, D’un entretien secret implore la faveur. Dans la nuit ? à cette heure ?         Oui, d’un avis fidèle Il apporte, dit-il, la pressante nouvelle. Peut-être des Romains le salut en dépend : Allons, c’est les trahir que tarder un moment. Vous, allez vers mon fils ; qu’à cette heure fatale Il défende surtout la porte Quirinale, Et que la terre avoue, au bruit de ses exploits, Que le sort de mon sang est de vaincre les rois. Oui, Rome n’était plus ; oui, sous la tyrannie L’auguste liberté tombait anéantie ; Vos tombeaux se rouvraient ; c’en était fait : Tarquin Rentrait dès cette nuit, la vengeance à la main. C’est cet ambassadeur, c’est lui dont l’artifice Sous les pas des Romains creusait ce précipice. Enfin, le croirez-vous ? Rome avait des enfants Qui conspiraient contre elle, et servaient les tyrans ; Messala conduisait leur aveugle furie, A ce perfide Arons il vendait sa patrie : Mais le ciel a veillé sur Rome et sur vos jours ; Cet esclave a d’Arons écouté les discours ; Il a prévu le crime, et son avis fidèle A réveillé ma crainte, a ranimé mon zèle. Messala, par mon ordre arrêté cette nuit, Devant vous à l’instant allait être conduit ; J’attendais que du moins l’appareil des supplices De sa bouche infidèle arrachât ses complices ; Mes licteurs l’entouraient, quand Messala soudain, Saisissant un poignard qu’il cachait dans son sein, Et qu’à vous, sénateurs, il destinait peut-être : « Mes secrets, a-t-il dit, que l’on cherche à connaître, C’est dans ce cour sanglant qu’il faut les découvrir ; Et qui sait conspirer sait se taire et mourir. » On s’écrie ; on s’avance : il se frappe, et le traître Meurt encore en Romain, quoique indigne de l’être. Déjà des murs de Rome Arons était parti : Assez loin vers le camp nos gardes l’ont suivi ; On arrête à l’instant Arons avec Tullie. Bientôt, n’en doutez point, de ce complot impie Le ciel va découvrir toutes les profondeurs ; Publicola partout en cherche les auteurs. Mais quand nous connaîtrons le nom des parricides, Prenez garde, Romains, point de grâce aux perfides ; Fussent-ils nos amis, nos frères, nos enfants, Ne voyez que leur crime, et gardez vos serments. Rome, la liberté, demandent leur supplice ; Et qui pardonne au crime en devient le complice. Et toi, dont la naissance et l’aveugle destin N’avait fait qu’un esclave et dut faire un Romain, Par qui le sénat vit, par qui Rome est sauvée, Reçois la liberté que tu m’as conservée ; Et prenant désormais des sentiments plus grands, Sois l’égal de mes fils, et l’effroi des tyrans. Mais qu’est-ce que j’entends ? quelle rumeur soudaine ? Arons est arrêté, seigneur, et je l’amène. De quel front pourra-t-il ?...         Jusques à quand, Romains, Voulez-vous profaner tous les droits des humains ? D’un peuple révolté conseils vraiment sinistres, Pensez-vous abaisser les rois dans leurs ministres ? Vos licteurs insolents viennent de m’arrêter : Est-ce mon maître ou moi que l’on veut insulter ? Et chez les nations ce rang inviolable... Plus ton rang est sacré, plus il te rend coupable ; Cesse ici d’attester des titres superflus. L’ambassadeur d’un roi !..         Traître, tu ne l’es plus ; Tu n’es qu’un conjuré paré d’un nom sublime, Que l’impunité seule enhardissait au crime. Les vrais ambassadeurs, interprètes des lois, Sans les déshonorer savent servir leurs rois ; De la foi des humains discrets dépositaires, La paix seule est le fruit de leurs saints ministères ; Des souverains du monde ils sont les noeuds sacrés, Et, partout bienfaisants, sont partout révérés. A ces traits, si tu peux, ose te reconnaître : Mais si tu veux au moins rendre compte à ton maître Des ressorts, des vertus, des lois de cet État, Comprends l’esprit de Rome, et connais le sénat. Ce peuple auguste et saint sait respecter encore Les lois des nations que ta main déshonore : Plus tu les méconnais, plus nous les protégeons ; Et le seul châtiment qu’ici nous t’imposons, C’est de voir expirer les citoyens perfides Qui liaient avec toi leurs complots parricides. Tout couvert de leur sang répandu devant toi, Va d’un crime inutile entretenir ton roi ; Et montre en ta personne, aux peuples d’Italie, La sainteté de Rome et ton ignominie. Qu’on l’emmène, licteurs.         Eh bien ! Valérius, Ils sont saisis sans doute, ils sont au moins connus ? Quel sombre et noir chagrin, couvrant votre visage, De maux encor plus grands semble être le présage ? Vous frémissez.         Songez que vous êtes Brutus. Expliquez-vous...         Je tremble à vous en dire plus. Voyez, seigneur ; lisez, connaissez les coupables. Me trompez-vous, mes yeux ? Ô jours abominables ! Ô père infortuné ! Tibérinus ? Mon fils ! Sénateurs, pardonnez... Le perfide est-il pris ? Avec deux conjurés il s’est osé défendre ; Ils ont choisi la mort plutôt que de se rendre ; Percé de coups, seigneur, il est tombé près d’eux : Mais il reste à vous dire un malheur plus affreux, Pour vous, pour Rome entière, et pour moi plus sensible. Qu’entends-je ?         Reprenez cette liste terrible Que chez Messala même a saisi Proculus. Lisons donc... Je frémis, je tremble. Ciel ! Titus ! Assez près de ces lieux je l’ai trouvé sans armes, Errant, désespéré, plein d’horreur et d’alarmes. Peut-être il détestait cet horrible attentat. Allez, pères conscrits, retournez au sénat ; Il ne m’appartient plus d’oser y prendre place : Allez, exterminez ma criminelle race ; Punissez-en le père, et jusque dans mon flanc Recherchez sans pitié la source de leur sang. Je ne vous suivrai point, de peur que ma présence Ne suspendît de Rome ou fléchît la vengeance. Grands dieux ! à vos décrets tous mes voux sont soumis ! Dieux vengeurs de nos lois, vengeurs de mon pays, C’est vous qui par mes mains fondiez sur la justice De notre liberté l’éternel édifice : Voulez-vous renverser ses sacrés fondements ? Et contre votre ouvrage armez-vous mes enfants ? Ah ! Que Tibérinus, en sa lâche furie, Ait servi nos tyrans, ait trahi sa patrie, Le coup en est affreux, le traître était mon fils ! Mais Titus ! Un héros ! L’amour de son pays ! Qui dans ce même jour, heureux et plein de gloire, A vu par un triomphe honorer sa victoire ! Titus, qu’au Capitole ont couronné mes mains ! L’espoir de ma vieillesse, et celui des Romains ! Titus ! Dieux !         Du sénat la volonté suprême Est que sur votre fils vous prononciez vous-même. Moi ?     Vous seul.         Et du reste en a-t-il ordonné ? Des conjurés, Seigneur, le reste est condamné ; Au moment où je parle, ils ont vécu peut-être. Et du sort de mon fils le sénat me rend maître ? Il croit à vos vertus devoir ce rare honneur. Ô patrie !         Au sénat que dirai-je, seigneur ? Que Brutus voit le prix de cette grâce insigne, Qu’il ne la cherchait pas... mais qu’il s’en rendra digne... Mais mon fils s’est rendu sans daigner résister ; Il pourrait... Pardonnez si je cherche à douter ; C’était l’appui de Rome, et je sens que je l’aime. Seigneur, Tullie.     Eh bien ?...         Tullie, au moment même, N’a que trop confirmé ces soupçons odieux. Comment, seigneur ?         A peine elle a revu ces lieux, A peine elle aperçoit l’appareil des supplices, Que, sa main consommant ces tristes sacrifices, Elle tombe, elle expire, elle immole à nos lois Ce reste infortuné de nos indignes rois. Si l’on nous trahissait, seigneur, c’était pour elle. Je respecte en Brutus la douleur paternelle ; Mais, tournant vers ces lieux ses yeux appesantis, Tullie en expirant a nommé votre fils. Justes dieux !         C’est à vous à juger de son crime. Condamnez, épargnez, ou frappez la victime ; Rome doit approuver ce qu’aura fait Brutus. Licteurs, que devant moi l’on amène Titus. Plein de votre vertu, seigneur, je me retire Mon esprit étonné vous plaint et vous admire ; Et je vais au sénat apprendre avec terreur La grandeur de votre âme et de votre douleur. Non, plus j’y pense encore, et moins je m’imagine Que mon fils des Romains ait tramé la ruine : Pour son père et pour Rome il avait trop d’amour ; On ne peut à ce point s’oublier en un jour. Je ne le puis penser, mon fils n’est point coupable. Messala, qui forma ce complot détestable, Sous ce grand nom peut-être a voulu se couvrir ; Peut-être on hait sa gloire, on cherche à la flétrir. Plût au ciel !         De vos fils c’est le seul qui vous reste. Qu’il soit coupable ou non de ce complot funeste, Le sénat indulgent vous remet ses destins : Ses jours sont assurés, puisqu’ils sont dans vos mains ; Vous saurez à l’État conserver ce grand homme. Vous êtes père enfin.         Je suis consul de Rome. Le voici.         C’est Brutus ! O douloureux moments ! Terre, entrouvre-toi sous mes pas chancelants ! Seigneur, souffrez qu’un fils...         Arrête, téméraire ! De deux fils que j’aimai les dieux m’avaient fait père ; J’ai perdu l’un ; que dis-je ? Ah, malheureux Titus ! Parle : ai-je encor un fils ?         Non, vous n’en avez plus. Réponds donc à ton juge, opprobre de ma vie ! Avais-tu résolu d’opprimer ta patrie ? D’abandonner ton père au pouvoir absolu ? De trahir tes serments ?         Je n’ai rien résolu. Plein d’un mortel poison dont l’horreur me dévore, Je m’ignorais moi-même, et je me cherche encore ; Mon cour, encor surpris de son égarement, Emporté loin de soi, fut coupable un moment ; Ce moment m’a couvert d’une honte éternelle ; A mon pays que j’aime il m’a fait infidèle : Mais, ce moment passé, mes remords infinis Ont égalé mon crime et vengé mon pays. Prononcez mon arrêt. Rome, qui vous contemple, A besoin de ma perte et veut un grand exemple ; Par mon juste supplice il faut épouvanter Les Romains, s’il en est qui puissent m’imiter. Ma mort servira Rome autant qu’eût fait ma vie ; Et ce sang, en tout temps utile à sa patrie, Dont je n’ai qu’aujourd’hui souillé la pureté, N’aura coulé jamais que pour la liberté. Quoi ! Tant de perfidie avec tant de courage ! De crimes, de vertus, quel horrible assemblage ! Quoi ! Sous ces lauriers même, et parmi ces drapeaux, Que son sang à mes yeux rendait encor plus beaux ! Quel démon t’inspira cette horrible inconstance ? Toutes les passions, la soif de la vengeance, L’ambition, la haine, un instant de fureur... Achève, malheureux !         Une plus grande erreur, Un feu qui de mes sens est même encor le maître, Qui fit tout mon forfait, qui l’augmente peut-être. C’est trop vous offenser par cet aveu honteux, Inutile pour Rome, indigne de nous deux. Mon malheur est au comble ainsi que ma furie : Terminez mes forfaits, mon désespoir, ma vie, Votre opprobre et le mien. Mais si dans les combats J’avais suivi la trace où m’ont conduit vos pas, Si je vous imitai, si j’aimai ma patrie, D’un remords assez grand si ma faute est suivie, A cet infortuné daignez ouvrir les bras ; Dites du moins : Mon fils, Brutus ne te hait pas ; Ce mot seul, me rendant mes vertus et ma gloire, De la honte où je suis défendra ma mémoire : On dira que Titus, descendant chez les morts, Eut un regard de vous pour prix de ses remords, Que vous l’aimiez encore, et que, malgré son crime, Votre fils dans la tombe emporta votre estime. Son remords me l’arrache. O Rome ! ô mon pays ! Proculus... à la mort que l’on mène mon fils. Lève-toi, triste objet d’horreur et de tendresse ; Lève-toi, cher appui qu’espérait ma vieillesse ; Viens embrasser ton père : il t’a dû condamner ; Mais, s’il n’était Brutus, il t’allait pardonner. Mes pleurs, en te parlant, inondent ton visage : Va, porte à ton supplice un plus mâle courage ; Va, ne t’attendris point, sois plus Romain que moi, Et que Rome t’admire en se vengeant de toi. Adieu : je vais périr digne encor de mon père. Seigneur, tout le sénat, dans sa douleur sincère, En frémissant du coup qui doit vous accabler... Vous connaissez Brutus, et l’osez consoler ! Songez qu’on nous prépare une attaque nouvelle : Rome seule a mes soins ; mon cour ne connaît qu’elle. Allons, que les Romains, dans ces moments affreux, Me tiennent lieu du fils que j’ai perdu pour eux ; Que je finisse au moins ma déplorable vie Comme il eût dû mourir, en vengeant la patrie. Seigneur...         Mon fils n’est plus ? C’en est fait... et mes yeux...         Rome est libre : il suffit... Rendons grâces aux dieux.