Ainsi, belle Ninon, votre philosophie Pardonne à mes défauts, et souffre ma folie. De ce jeune étourdi vous daignez prendre soin. Vous êtes tolérante, et j’en ai grand besoin. J’aime assez, cher Gourville, à former la jeunesse. Le fils de mon ami vivement m’intéresse ; Je touche à mon hiver, et c’est mon passe-temps De cultiver en vous les fleurs d’un beau printemps. N’étant plus bonne à rien désormais pour moi-même, Je suis pour le conseil ; voilà tout ce que j’aime : Mais la sévérité ne me va point du tout. Hélas ! on sait assez que ce n’est point mon goût. L’indulgence à jamais doit être mon partage ; J’en eus un peu besoin quand j’étais à votre âge. Eh bien ! vous aimez donc cette petite Agnant ? Oui, ma belle Ninon.         C’est une aimable enfant ; Sa mère quelquefois dans la maison l’amène. J’ai l’oeil bon ; j’ai prévu de loin votre fredaine. Mais est-ce un simple goût, une inclination ? Du moins pour le présent c’est une passion. Un certain avocat pour mari se propose : Mais auprès de la fille il a perdu sa cause. Je crois que mieux que lui vous avez su plaider. Je suis assez heureux pour la persuader. Sans doute vous flattez et le père et la mère, Et jusqu’à l’avocat ; c’est le grand art de plaire. J’y mets comme je puis tous mes petits talents. Le père aime le vin.         C’est un vice du temps, La mode en passera. Ces buveurs me déplaisent ; Leur gaîté m’assourdit, leurs vains discours me pèsent, J’aime peu leurs chansons, et je hais leur fracas ; La bonne compagnie en fait très peu de cas. La mère Agnant est brusque, emportée, et revêche, Sotte, un oison bridé devenu pie-grièche, Bonne diablesse au fond.         Oui, voilà trait pour trait De nos très sots voisins le fidèle portrait. Mais on doit se plier à souffrir tout le monde, Les plats et lourds bourgeois dont cette ville abonde, Les grands airs de la cour, les faux airs de Paris, Nos étourdis seigneurs, nos pincés beaux-esprits : C’est un mal nécessaire, et que souvent j’essuie : Pour ne pas trop déplaire il faut bien qu’on s’ennuie. Mais Sophie est charmante, et ne m’ennuiera pas. Ah ! je vous avouerai qu’elle est pleine d’appas : Aimez-la, quittez-la, mon amitié tranquille A vos goûts, quels qu’ils soient, sera toujours facile. A la droite raison dans le reste soumis, Changez de voluptés, ne changez point d’amis ; Soyez homme d’honneur, d’esprit et de courage, Et livrez-vous sans crainte aux erreurs du bel âge. Quoi qu’en disent l’Astrée, et Clélie, et Cyrus, L’amour ne fut jamais dans le rang des vertus ; L’amour n’exige point de raison, de mérite. J’ai vu des sots qu’on prend, des gens de bien qu’on quitte. Je fus, et tout Paris l’a souvent publié, Infidèle en amour, fidèle en amitié. Je vous chéris, Gourville, et pour toute ma vie. Votre père n’eut pas de plus constante amie : Dans des temps malheureux il arrangea mon bien, Je dois tout à ses soins sans lui je n’aurais rien. Vous savez à quel point j’avais sa confiance. C’est un plaisir pour moi que la reconnaissance ; Elle occupe le coeur : je n’ai point de parents ; Et votre frère et vous me tenez lieu d’enfants. Votre exemple m’instruit, votre bonté m’accable. Ninon dans tous les temps fut un homme estimable. Parlons donc, je vous prie, un peu solidement. Vous n’êtes pas, je crois, fort en argent comptant ? Pas trop.         Voici le temps où de votre fortune Le noeud très délicat, l’intrigue peu commune, Grâce à monsieur Garant, pourra se débrouiller. Ce bon monsieur Garant me fait toujours bailler. Il est si compassé, si grave, si sévère ! Je rougis devant lui d’être fils de mon père. Il me fait trop sentir que, par un sort fâcheux, Il manque à mon baptême un paragraphe ou deux. On omit, il est vrai, le mot de légitime. Gourville, votre père, eut la publique estime ; Il eut mille vertus, mais il eut, entre nous, Pour les beaux noeuds d’hymen de merveilleux dégoûts. La rigueur de la loi (peut-être un peu trop sage) A votre frère, à vous, ravit tout héritage. Vous ne possédez rien ; mais ce monsieur Garant, Son banquier autrefois, et son correspondant, Pour deux cent mille francs étant son légataire, N’en est, vous le savez, que le dépositaire. Il fera son devoir ; il l’a dit devant moi : L’honneur est plus puissant, plus sacré que la loi. Je voudrais que l’honneur fût un peu plus honnête. Cet homme de sermons me rompt toujours la tête : Directeur d’hôpitaux, syndic, et marguillier, Il n’a daigné jamais avec moi s’égayer. Il prétend que je suis une tête légère, Un jeune dissolu, sans moeurs, sans caractère, Jouant, courant le bal, les filles, les buveurs : Oui, je suis débauché ; mais, parbleu, j’ai des moeurs ; Je ne dois rien ; je suis fidèle à mes promesses ; Je n’ai jamais trompé, pas même mes maîtresses ; Je bois sans m’enivrer ; j’ai tout payé comptant ; Je ne vais point jouer quand je n’ai point d’argent. Tout marguillier qu’il est, ma foi, je le défie De mener dans Paris une meilleure vie. Il est un temps pour tout.         Monsieur mon frère aîné, Je l’avoue, a l’esprit tout autrement tourné. Il est sage et profond ; sa conduite est austère ; Il lit les vieux auteurs, et ne les entend guère ; Il méprise le monde : eh bien ! qu’il soit un jour, Pour prix de ses vertus, marguillier à son tour ; Et que monsieur Garant, qui dans tout le gouverne, Lui donne plus qu’à moi. Ce qui seul me concerne, C’est le plaisir ; l’argent, voyez-vous, ne m’est rien ; Je suis assez content d’un honnête entretien. L’avarice est un monstre ; et, pourvu que je puisse Supplanter l’avocat, mon sort est trop propice. Tout réussit aux gens qui sont doux et joyeux. Pour monsieur votre aîné, c’est un fou sérieux : Un précepteur maudit, maîtrisant sa jeunesse, Chargea d’un joug pesant sa docile faiblesse, De sombres visions tourmenta son esprit, Et l’âge a conservé ce que l’enfance y mit. Il s’est fait à lui-même un bien triste esclavage. Malheur a tout esprit qui veut être trop sage ? J’ai bonne opinion, je vous l’ai déjà dit, D’un jeune écervelé, quand il a de l’esprit, Mais un jeune pédant, fut-il très estimable, Deviendra, s’il persiste, un être insupportable. Je ris lorsque je vois que votre frère a fait L’extravagant dessein d’être un homme parfait. Un pédant chez Ninon est un plaisant prodige ! Le parti qu’il a pris n’est pas ce qui m’afflige : J’aime les gens de bien, mais je hais les cagots ; Et je crains les fripons qui gouvernent les sots. Voilà le marguillier.         Je me suis fait attendre. Le temps, vous le savez, est difficile à prendre. Mes emplois sont bien lourds...     Je le sais.         Bien pesants. C’est ajouter beaucoup.         Sans mes soins vigilants, Sans mon activité...     Fort bien.         Sans ma prudence, Sans mon crédit...     Encor !         L’oeuvre aurait pu, je pense, Souffrir un grand déchet ; mais j’ai tout réparé. Ah ! Tout Paris en parle, et vous en sait bon gré. Les pauvres sont d’ailleurs si pauvres ! Leurs souffrances Me percent tant le coeur, que de leurs doléances Je m’afflige toujours.         Il faut les secourir ; C’est un devoir sacré.         Leurs maux me font souffrir. Vous régissez si bien leur petite finance Que les pauvres bientôt seront dans l’opulence. Çà, monsieur l’aumônier, vous savez que céans Il est, ainsi qu’ailleurs, de jeunes indigents ; Ils sont recommandés à vos nobles largesses. Vous n’avez pas, sans doute, oublié vos promesses. Vous savez que mon coeur est toujours pénétré Des extrêmes bontés dont je fus honoré Par ce parfait ami, ce cher monsieur Gourville, Si bon pour ses amis... qui fut toujours utile A tous ceux qu’il aima... qui fut si bon pour moi, Si généreux !... Je sais tout ce que je lui doi. L’honneur, la probité, l’équité, la justice, Ordonnent qu’un ami sans réserve accomplisse Ce qu’un ami voulait.         Ah ! Que c’est parler bien ! Il est fort éloquent.     Que dites-vous là ?         Bien. Je me flatte, je crois, je suis persuadée, Je me sens convaincue, et surtout j’ai l’idée Que vous rendrez bientôt les deux cent mille francs A votre ami si cher, ès mains de ses enfants. Madame, il faut payer ses dettes légitimes ; Et les moindres délais en ce cas sont des crimes ; L’honneur, la probité, le sens, et la raison, Demandent qu’on s’applique avec attention A remplir ses devoirs, à ne nuire à personne, A voir quand et comment, à qui, pourquoi l’on donne, A bien considérer si le droit est lésé, Si tout est bien en ordre.         Eh ! Rien n’est plus aisé... Des deux cent mille francs n’êtes-vous pas le maître ? Oh, oui ! son testament le fait assez connaître. Je les dois recevoir en louis trébuchants. Eh bien ! À chacun d’eux donnez cent mille francs. Le compte est clair et net.         Oui, cette arithmétique Est parfaite en son genre, et n’a point de réplique ; Égales portions.         Par cette égalité Vous assurez la paix de leur société. Soyez sûre que l’un n’aura pas plus que l’autre, Quand j’aurai tout réglé.         Quelle idée est la vôtre ! Tout est réglé, monsieur...         Il faudra mûrement Consulter sur ce cas quelque avocat savant, Quelque bon procureur, quelque habile notaire, Qui puisse prévenir toute fâcheuse affaire. Il faut fermer la bouche aux malins héritiers, Qui pourraient méchamment répéter les deniers. Mon père n’en a point.         Hélas ! dès qu’on enterre Un vieillard un peu riche, il sort de dessous terre Mille collatéraux qu’on ne connaissait pas. Voyez que de chagrins, de peines, d’embarras, Si jamais il fallait que, par quelque artifice, J’éludasse les lois de la sainte justice ? L’honneur, vous le savez, qui doit conduire tout... Le véritable honneur est très fort de mon goût, Mais il sait écarter ces craintes ridicules. Il est de certains cas où j’ai peu de scrupules. J’en suis persuadé, madame, je le crois ; C’est mon opinion... mais la rigueur des lois, De ces collatéraux les plaintes, les murmures, Et les prétentions avec les procédures... Ayez des procédés, je réponds du succès. Ce n’est point là du tout une affaire à procès. Vous ne connaissez pas, madame, les affaires, Leurs détours, leurs dangers, les lois et leurs mystères. Toujours cent mots pour un. Moi, je vais à l’instant Répondre à vos discours en un mot comme en cent. Mon cher petit Gourville, allez dire à Lisette Qu’elle m’apporte ici cette grande cassette. Elle sait ce que c’est.     J’y cours.         Avec chagrin. Je vois que ce jeune homme a pris un mauvais train, De mauvais sentiments... une allure mauvaise. Je crains que s’il était un jour trop à son aise... Il ne se confirmât dans le mal...         Mais vraiment Vous me touchez le coeur par un soin si prudent. Il est fort libertin : une trop grande aisance... Trop d’argent dans les mains, trop d’or, trop d’opulence... Donne aux vices du coeur trop de facilité. On ne peut parler mieux ; mais trop de pauvreté Dans des dangers plus grands peut plonger la jeunesse : Je ne voudrais pour lui pauvreté ni richesse, Point d’excès ; mais son bien lui doit appartenir. D’accord, c’est à cela que je veux parvenir. Et son frère ?         Ah ! pour lui, ce sont d’autres affaires, Vous avez des bontés qu’il ne mérite guère. Comment donc?...         Vous avez acheté sous son nom, Quand son père vivait, votre propre maison. Oui...     Vous avez mal fait.         C’était un avantage Que son père lui fit.         Mais cela n’est pas sage : Nous y remédierons ; je vous en parlerai : J’ai d’honnêtes desseins que je vous confierai Vous êtes belle encore.     Ah !         Vous savez, le monde... Ah, monsieur !...         Vous avez la science profonde Des secrètes façons dont on peut se pousser, Être considéré, s’intriguer, s’avancer ; Vous êtes éclairée, avisée, et discrète. Et surtout patiente.         Ah ! La lourde cassette ! Comment voulez-vous donc que j’apporte cela ? Picard la traîne à peine.         Allons, vite, ouvrons-la. C’est un vrai coffre-fort.         C’est le très faible reste De l’argent qu’autrefois, dans un péril funeste, Étant contraint de fuir, Gourville me laissa ; Longtemps à son retour dans ce coffre il puisa ; Le compte est de sa main. Allez tous deux sur l’heure Donner à ses enfants le peu qu’il en demeure : Ce sera pour chacun, je crois, deux mille écus. Par un partage égal il faut qu’ils soient reçus. Pour leurs menus plaisirs ils en feront usage, Attendant que monsieur fasse un plus grand partage. J’y cours ; je sais compter.         L’adorable Ninon ! Pour remplir son devoir il faut peu de façon : Vous le voyez, monsieur.         Cela n’est pas dans l’ordre, Dans l’exacte équité : la justice y peut mordre. Cette caisse au défunt appartint autrefois, Et les collatéraux réclameront leurs droits : Il faut pour préalable en faire un inventaire. Je suis exécuteur qu’on dit testamentaire. Eh bien ! exécutez les généreux desseins D’un ami qui remit sa fortune en vos mains. Allez, j’en suis chargé ; n’en soyez point en peine. Quand apporterez-vous cette petite aubaine Des deux cent mille francs en contrats bien dressés ? Et quand remplirez-vous ces devoirs si pressés ? Bientôt. L’oeuvre m’attend, et les pauvres gémissent : Lorsque je suis absent tous les secours languissent. Adieu...         Vous devriez employer prudemment Ces quatre mille écus donnés légèrement. Eh ! fi donc !         La débauche ! hélas ! de toute espèce À la perdition conduira sa jeunesse. Il dissipera tout, je vous en avertis. Hem, que dit-il de moi ?         Pour votre bien, mon fils, Avec discrétion je m’explique à madame... Il est très inconstant.         Ah ! Cela perce l’âme. Il a déjà séduit notre voisine Agnant : Cela fera du bruit.         Ah ! Mon Dieu ! Le méchant ! Courtiser une fille ! Ô ciel ! Est-il possible ? C’est comme je le dis.         Quel crime irrémissible ! Un mot dans votre oreille.         Il lui parle tout bas. C’est mauvais signe...         Allez, je ne l’oublierai pas. Que vous disait-il donc ?         Il voulait, ce me semble, Par pure probité, nous mettre mal ensemble. Entre nous, je commence à penser à la fin Que cet original est un maître Gonin. Vous pouvez, croyez-moi, le penser sans scrupule : On peut être à la fois fripon et ridicule. Avec son verbiage et ses fades propos, Ce fat dans le quartier séduit les idiots. Sous un amas confus de paroles oiseuses Il pense déguiser ses trames ténébreuses. J’aime fort la vertu ; mais, pour les gens sensés, Quiconque en parle trop n’en eut jamais assez. Plus il veut se cacher, plus on lit dans son âme ; Et que ceci soit dit et pour homme et pour femme. Enfin, je ne veux point, par un zèle imprudent, Garantir la vertu de ce monsieur Garant. Ma foi, ni moi non plus.         Eh bien ! Chère Lisette, Ma petite ambassade a-t-elle été bien faite ? Son frère a-t-il de vous reçu son contingent ? Oui, madame, à la fin il a reçu l’argent. Est-il bien satisfait ?         Point du tout, je vous jure. Comment ?         Oh ! Les savants sont d’étrange nature. Quel étonnant jeune homme, et qu’il est triste et sec ! Vous l’eussiez vu courbé sur un vieux livre grec ; Un bonnet sale et gras qui cachait sa figure, De l’encre au bout des doigts, composaient sa parure ; Dans un tas de papiers il était enterré ; Il se parlait tout bas comme un homme égaré ; De lui dire deux mots je me suis hasardée ; Madame, il ne m’a pas seulement regardée. « J’apporte de l’argent, monsieur, qui vous est dû ; Monsieur, c’est de l’argent. » Il n’a rien répondu : Il a continué de feuilleter, d’écrire. J’ai fait, avec Picard, un grand éclat de rire : Ce bruit l’a réveillé. « Voilà deux mille écus, Monsieur, que ma maîtresse avait pour vous reçus. - Hem ! Qui ? Quoi ? M’a-t-il dit ; allez chez les notaires ; Je n’ai jamais, ma bonne, entendu les affaires Je ne me mêle point de ces pauvretés-là. - Monsieur, ils sont à vous, prenez-les, les voilà. » Il a repris soudain papier, plume, écritoire. Picard, l’interrompant, a demandé pour boire. « Pourquoi boire ? A-t-il dit, fi ! Rien n’est si vilain Que de s’accoutumer à boire si matin ! » Enfin il a compris ce qu’il devait entendre : « Voilà les sacs, dit-il, et vous pouvez y prendre Tout ce qu’il vous plaira pour la commission. » Nous avons pris, madame, avec discrétion. Il n’a pas un moment daigné tourner la tête Pour voir de nos cinq doigts la modestie honnête ; Et nous sommes partis avec étonnement, Sans recevoir pour vous le moindre compliment. Avez-vous vu jamais un mortel plus bizarre ? Il en faut convenir, son caractère est rare. La nature a conçu des desseins différents, Alors que son caprice a formé ces enfants. Un contraste parfait est dans leurs caractères ; Et le jour et la nuit ne sont pas plus contraires. Je l’aime cependant du meilleur de mon coeur. Moi, de tout mon pouvoir je l’aime aussi, monsieur ; J’ai toujours remarqué, sans trop oser le dire, Que vous aimez assez les gens qui vous font rire. Je ne ris point de lui, Lisette, je le plains : Il a le coeur très bon, je le sais ; mais je crains Que cette aversion des plaisirs et du monde, Des usages, des moeurs, l’ignorance profonde, Ce goût pour la retraite, et cette austérité, Ne produisent bientôt quelque calamité. Pour ce monsieur Garant sa pleine confiance Alarme ma tendresse, accroît ma défiance : Souvent un esprit gauche en sa simplicité, Croyant faire le bien, fait le mal par bonté. Oh ! Je vais de ce pas laver sa tête aînée ; De sa sotte raison la mienne est étonnée ; Je lui parlerai net, et je veux, à la fin, Pour le débarbouiller, en faire un libertin. Puissiez-vous tous les deux être plus raisonnables ! Mais le monde aime mieux des erreurs agréables, Et d’un esprit trop vif la piquante gaîté, Qu’un précoce Caton, de sagesse hébété, Occupé tristement de mystiques systèmes, Inutile aux humains, et dupe des sots mêmes. Il faut vous avouer qu’avec discrétion, Dans mes amours nouveaux, je me sers de son nom, Afin que si la mère a jamais connaissance Des mystères secrets de notre intelligence, Aux mots de syndérèse et de componction, La lettre lui paraisse une exhortation, Un essai de morale envoyé par mon frère. Nous écrivons tous deux d’un même caractère ; En un mot, sous son nom j’écris tous mes billets ; En son nom, prudemment, les messages sont faits. C’est un fort grand plaisir que ce petit mystère. Il est un peu scabreux, et je crains cette mère. Prenez bien garde, au moins, vous vous y méprendrez. Vos discours de vertu seront peu mesurés ; Tout sera reconnu.         Le tour est assez drôle. Mais c’est du loup berger que vous jouez le rôle. D’ailleurs, je suis très bien déjà dans la maison : À la mère toujours je dis qu’elle a raison ; Je bois avec le père, et chante avec la fille ; Je deviens nécessaire à toute la famille. Vous ne me blâmez pas ?         Pour ce dernier point, non. Ma foi, les jeunes gens ont souvent bien du bon. N’es-tu donc pas honteux, en effet, à ton âge, De vouloir devenir un grave personnage ? Tu forces ton instinct par pure vanité, Pour parvenir un jour à la stupidité. Qui peut donc contre toi t’inspirer tant de haine ? Pour être malheureux tu prends bien de la peine. Que dirais-tu d’un fou qui, des pieds et des mains, Se plairait d’écraser les fleurs de ses jardins De peur d’en savourer le parfum délectable ? Le ciel a formé l’homme animal sociable. Pourquoi nous fuir ? Pourquoi se refuser à tout ? Être sans amitié, sans plaisirs, et sans goût, C’est être un homme mort. Oh ! La plaisante gloire Que de gâter son vin de crainte de trop boire ! Comme te voilà fait ! Le teint jaune et l’oeil creux ! Penses-tu plaire au ciel en te rendant hideux ? Au monde, en attendant, sois très sûr de déplaire. La charmante Ninon, qui nous tient lieu de mère, Voit avec grand chagrin qu’en ta propre maison, Loin d’elle, et loin de moi, tu languis en prison. Est-ce monsieur Garant qui, par son éloquence, Nourrit de tes travers la lourde extravagance ? Allons, imite-moi, songe à te réjouir ; Je prétends, malgré toi, te donner du plaisir. De si vilains propos, une telle conduite, Me font pitié, monsieur, j’en prévois trop la suite. Vous ferez à coup sur une mauvaise fin. Je ne puis plus souffrir un si grand libertin. De cette maison-ci je connais les scandales ; Il en peut arriver des choses bien fatales : Déjà monsieur Garant m’en a trop averti. Je n’y veux plus rester, et j’ai pris mon parti. Son accès le reprend.         Monsieur Garant, mon frère, Que vous calomniez, est d’un tel caractère De probité, d’honneur... de vertu... de...         Je vois Que déjà son beau style a passé jusqu’à toi. Il met discrètement la paix dans les familles ; Il garde la vertu des garçons et des filles : Je voudrais jusqu’à lui, s’il se peut, m’exalter. Allez dans le beau monde ; allez vous y jeter ; Plongez-vous jusqu’au cou dans l’ordure brillante De ce monde effréné dont l’éclat vous enchante ; Moquez-vous plaisamment des hommes vertueux ; Nagez dans les plaisirs, dans ces plaisirs honteux, Ces plaisirs dans lesquels tout le jour se consume, Et la douceur desquels produit tant d’amertume. Pas tant.         Allez, je sais tout ce qu’il faut savoir. J’ai bien lu.         Va, lis moins, mais apprends à mieux voir. Tu pourras tout au plus quelque jour faire un livre. Mais dis-moi, mon pauvre homme, avec qui peux-tu vivre ? Avec personne.         Quoi ! tout seul dans un désert ? Oh ! Je fréquenterai souvent madame Aubert. Madame Aubert !     Eh oui ! Madame Aubert.         Parente Du marguillier Garant ?         Oui, pieuse et savante, D’un esprit transcendant, d’un mérite accompli. La connais-tu ?         Non ; mais son logis est rempli Des gens les plus versés dans les vertus pratiques. Elle connaît à fond tous les auteurs mystiques ; Elle reçoit souvent les plus graves docteurs, Et force gens de bien qu’on ne voit point ailleurs. Madame Aubert t’attend ?         Oui : mon tuteur fidèle, Monsieur Garant, me mène enfin dîner chez elle. Chez sa cousine ?...     Eh ! Oui.         Cette femme de bien ? Elle-même ; et je veux, après cet entretien, Ne hanter désormais que de tels caractères, Des dévots éprouvés, secs, durs, atrabilaires. Je ne veux plus vous voir ; et je préfère un trou, Un ermitage, un antre...         Adieu, mon pauvre fou. Je pleure sur son sort ; le voilà qui s’abîme ; Il va de femme en fille, il court de crime en crime. Que Garasse a raison ! Qu’il peint bien, à mon sens, Les travers odieux de tous nos jeunes gens ! Qu’il enflamme mon coeur, et qu’il le fortifie Contre les passions qui tourmentent la vie ! C’est bien dit oui, voilà le plan que je suivrai. Du sentier des méchants je me retirerai. J’éviterai le jeu, la table, les querelles, Les vains amusements, les spectacles, les belles. Quel plaisir noble et doux de haïr les plaisirs ; De se dire en secret : Me voilà sans désirs ; Je suis maître de moi, juste, insensible, sage ; Et mon âme est un roc au milieu de l’orage ! Je rougis quand je vois dans ce maudit logis Ces conversations, ces soupers, ces amis. Je souris de pitié de voir qu’on me préfère, Sans nul ménagement, mon étourdi de frère. Il plaît à tout le monde, il est tout fait pour lui. C’en est trop pour jamais j’y renonce aujourd’hui. Je conserve à Ninon de la reconnaissance ; Elle eut soin de nous deux au sortir de l’enfance ; Et, malgré ses écarts, elle a des sentiments Qu’on eût pris pour vertu peut-être en d’autres temps. Mais...         Eh bien ! mon très cher, mon vertueux Gourville, De tant d’iniquités allez-vous fuir l’asile ? J’y suis très résolu.         Ce logis infecté N’était point convenable à votre piété. Sortez-en promptement... Mais que voulez-vous faire De ces deux mille écus de monsieur votre père ? Tout ce qu’il vous plaira ; vous en disposerez. L’argent est inutile aux coeurs bien pénétrés D’un vrai détachement des vanités du monde ; Et votre indifférence en ce point est profonde : Je veux bien m’en charger ; je les ferai valoir... Pour les pauvres s’entend... Vous aurez le pouvoir D’en répéter chez moi le tout ou bien partie, Dès que vous en aurez la plus légère envie. Ah ! Que vous m’obligez ! Je ne pourrai jamais Vous payer dignement le prix de vos bienfaits. Je puis avoir à vous d’autres sommes en caisse. Eh ! eh !         L’on me l’a dit... Mon Dieu, je vous les laisse. Vous voulez bien encore en être embarrassé ? Je mettrai tout ensemble.         Oui, c’est fort bien pensé. Or çà, votre dessein de chercher domicile Est très juste et très bon ; mais il est inutile : La maison est à vous : gardez-vous d’en sortir, Et priez seulement Ninon d’en déguerpir. Par mille éclats fâcheux la maison polluée, Quand vous y vivrez seul, sera purifiée, Et je pourrais bien même y loger avec vous. Cet honneur me serait bien utile et bien doux ; Mais je ne me sens pas l’âme encore assez forte Pour chasser une femme, et la mettre à la porte. C’est un acte pieux : mais l’honneur a ses droits ; Et vous savez, monsieur, tout ce que je lui dois. Pourrais-je, sans rougir, dire à ma bienfaitrice : « Sortez de la maison, et rendez-vous justice ? » Cela n’est-il pas dur ?         Un tel ménagement Est bien louable en vous, et m’émeut puissamment. Ce scrupule d’abord a barré mes idées ; Mais j’ai considéré qu’elles sont bien fondées. Le désordre est trop grand. Votre propre danger A la faire sortir devrait vous engager. Sachez que votre frère entretient avec elle Une intrigue odieuse, indigne, criminelle, Un scandaleux commerce... un... je n’ose parler De tout ce qui s’est fait... tant je m’en sens troubler. Voilà donc la raison de cette préférence Qu’on lui donnait sur moi !         Sentez la conséquence. Je n’aurais pu jamais la deviner sans vous. Les vilains !... Grâce au ciel, je n’en suis point jaloux. Je n’imaginais pas qu’un si grand fou dût plaire. Les fous plaisent parfois. Oui.         Ah ! J’en suis en colère Pour l’honneur du Marais.         Il faut premièrement Détourner loin de nous ce scandale impudent, Mais avec l’air honnête, avec toute décence, Avec tous les dehors que veut la bienséance : Nous avons concerté que de cette maison Vous feriez pour un tiers une donation, Un acte bien secret que je pourrais vous rendre. Armé de cet écrit, je puis tout entreprendre. Je ne m’emparerai que de votre logis, Et vous aurez vos droits sans être compromis. Oui, l’idée est profonde ; oui, les dévots, les sages, Sur le reste du monde ont de grands avantages. Je signerai demain.         Ce soir, votre cadet Reviendra vous braver comme il a toujours fait. Tout se moque de vous, laquais, cocher, servante : Ils traitent la vertu de chose impertinente. La vertu !         Vraiment oui. Toujours un marguillier A soin d’avoir en poche encre, plume, papier. Venez, l’acte est dressé. Cet honnête artifice Est, comme vous voyez, dans l’exacte justice. Signez sur mon genou.         Je signe aveuglément, Et crois n’avoir jamais rien fait de si prudent. Je rédigerai tout dès ce soir par notaire. Vous êtes, je le vois, très actif en affaire. Vous pouvez du logis sortir dès à présent. Oui.         Donnez-moi la clef de votre appartement. La voilà.         Tout est bien ; et puis chez ma cousine, Chez la savante Aubert, notre illustre voisine... Nous irons faire ensemble un dîner familier. Vous m’enchantez !         Elle est la perle du quartier. Il est dans sa maison de doctes assemblées, Des conversations utiles et réglées ; Il y doit aujourd’hui venir quelques docteurs, Des savants pleins de grec, de brillants orateurs, Avec quelques abbés, gens de l’Académie, Tous pétris du vrai suc de la philosophie. Et c’est là justement tout ce qu’il me fallait ; Vous m’avez découvert ce que mon coeur voulait. Vous me faites penser, vous êtes mon Socrate ; Je suis Alcibiade ah ! que cela me flatte ! Me voilà dans mon centre.         On n’est jamais heureux Qu’avec des gens de bien, savants et vertueux. Chez ma cousine Aubert, mon fils, allez vous rendre Je ne me ferai pas, je crois, longtemps attendre. J’y vais.         Ah ! Ah ! Monsieur, vous sortez donc enfin ! Vous vous humanisez, et votre noir chagrin Cède au besoin qu’on a de vivre en compagnie. Le plaisir sied très bien à la philosophie ; La solitude accable, et cause trop d’ennui. Eh bien ! où comptez-vous de dîner aujourd’hui ? Avec des gens de bien, madame.         Eh mais !... j’espère... Que ce n’est pas avec des fripons.         Au contraire. Et vos convives sont ?         Des docteurs très savants. On en trouve, en effet, de très honnêtes gens, Et chez qui la vertu n’offre rien que d’aimable. L’heure presse, avec eux je vais me mettre à table. Allez, c’est fort bien fait.         Quelle mauvaise humeur ! Il semble en me parlant qu’il soit rempli d’aigreur ! En savez-vous la cause ?         Eh oui, je suis sincère, La cause est en effet son méchant caractère. Je savais qu’il était et bizarre et pédant, Mais je ne croyais pas qu’il eût le coeur méchant. Allez, je m’y connais ; vous pouvez être sûre Qu’il n’est point d’âme au fond plus ingrate et plus dure. Il est vrai qu’en effet de mon petit présent Il n’a pas daigné faire un seul remerciement ; Mais c’est distraction, manque de savoir-vivre, Et pour l’instruire mieux le monde est un grand livre. Je vous dis que son coeur est pour jamais gâté, Endurci, gangrené, méchant... au mal porté ; Faux... avec fausseté ; ses allures secrètes, Sombres...         Vous prodiguez assez les épithètes. Il ne peut vous souffrir. Il vient de s’engager A vendre sa maison pour vous en déloger... Vous en riez?         La chose est-elle bien certaine ? J’en suis témoin ; j’ai vu cet effet de sa haine ; J’en ai vu l’acte en forme au notaire porté : C’est l’usage qu’il fait de sa majorité. Quel homme !         Ce n’est rien, n’en soyez point en peine ; Cela s’ajustera.         Craignez tout de sa haine. Ce mauvais procédé ne lui peut réussir. De cette ingratitude il faut le bien punir, Qu’il sorte de chez vous.         Peut-être il le mérite. Pour moi, je l’abandonne, et je le déshérite : De ses cent mille francs il n’aura, ma foi, rien. S’ils dépendent de vous, monsieur, je le crois bien. Que nous sommes à plaindre ! Un bon ami nous laisse De ses deux chers enfants à guider la jeunesse : L’un est un garnement, turbulent, effronté, À la perdition par le vice emporté ; L’autre est fourbe, perfide, ingrat, atrabilaire, Dur, méchant... De tous deux il nous faudra défaire. Me le conseillez-vous ?         Ce doit être l’avis De tous les gens d’honneur et de vos vrais amis, Prenez un parti sage... Écoutez... Cette caisse Dont vous avez tantôt fait si prompte largesse, Était-elle bien pleine autrefois ?         Jusqu’au bord : De notre ami défunt c’était le coffre-fort ; Vous le savez assez.         Selon que je calcule, Vous avez amassé loyaument, sans scrupule, Un bien considérable, une fortune ?         Non ; Mais mon bien me suffit pour tenir ma maison. Vous avez du crédit : la dame qui régente, Madame Esther, vous garde une amitié constante. Et, si vous le vouliez, vous pourriez quelque jour Faire beaucoup de bien vous produisant en cour. A la cour ! moi, monsieur ! que le ciel m’en préserve ! Si j’ai quelques amis, il faut avec réserve Ménager leurs bontés, craindre d’importuner, Ne les inviter point à nous abandonner. Pour garder son crédit, monsieur, n’en usons guère. Il le faut réserver pour les grandes affaires, Pour les grands coups, madame ; oui, vous avez raison ; Et votre sentiment est ici ma leçon. Je dois avec candeur vous faire une ouverture Pleine de confiance et d’une amitié pure : Je suis riche, il est vrai ; mais avec plus d’argent Je ferais plus de bien.         Je le crois bonnement. Il vous faut un état, vous êtes de mon âge, Je suis aussi du vôtre.     Oh ! Oui.         Quel bon ménage Se formerait bientôt de nos biens rassemblés, Loin de ces deux marmots du logis exilés ! Les deux cent mille francs, croissant notre fortune, Entreraient de plein saut dans la masse commune ; Vous pourriez employer votre art persuasif A nous faire obtenir un poste lucratif. Vous seriez dans le monde avec plus d’importance ; Il faut que le crédit augmente votre aisance ; Que des prudes surtout la noble faction, Célébrant de vos moeurs la réputation, Et s’enorgueillissant d’une telle conquête, A vous bien épauler se tienne toujours prête. Avec un pot-de-vin j’aurais par ce canal Un fortuné brevet de fermier général. Nous pourrions sourdement, sans bruit, sans peine aucune, Placer à cent pour cent ma petite fortune ; Et votre rare esprit tout bas se moquerait De tout le genre humain qui vous respecterait. Vous ne répondez rien ?         C’est que je considère Avec maturité cette sublime affaire. Vous voulez m’épouser ?         Sans doute, je voudrais Payer de tout mon bien tant d’esprit, tant d’attraits : C’est à quoi j ai pensé dès que mon sort prospère De deux cent mille francs me nomma légataire. Vous m’aimez donc un peu ?         J’ai combattu longtemps Les inspirations de ces désirs puissants ; Mais en les combattant avec justesse extrême, En m’examinant bien, comptant avec moi-même, Calculant, rabattant, j’ai vu pour résultat Qu’il est temps en effet que vous changiez d’état, Que nous nous convenons, et qu’un amour sincère, Soutenu par le bien, ne doit pas vous déplaire. Je ne m’attendais pas à cet excès d’honneur. Peut-être on vous a dit quelle était mon humeur. J’eus longtemps pour l’hymen un peu de répugnance : Son joug effarouchait ma libre indépendance : C’est un frein respectable ; et, si je l’avais pris, Croyez que ses devoirs auraient été remplis. Je fus dans ma jeunesse un tant soit peu légère ; Je n’avais pas alors le bonheur de vous plaire. Madame, croyez-moi, tout ce qui s’est passé Fait peu d’impression sur un esprit sensé ; Ces bagatelles-là n’ont rien qui m’intimide : Je vais droit à mon but, et je pense au solide. Eh bien ! j’y pense aussi : vos offres à mes yeux Présentent des objets qui sont bien spécieux. Il est vrai qu’ou pourrait m’imputer par envie Je ne sais quoi d’injuste, et quelque hypocrisie. Eh, mon Dieu ! c’est par là qu’on réussit toujours. Oui ; la monnaie est fausse, elle a pourtant du cours. Que me sont, après tout, les enfants de Gourville ? Rien que des étrangers à qui je fus utile. Il faut l’être à nous seuls, et songer en effet Que pour ces étrangers nous en avons trop fait. J’admire vos raisons, et j’en suis pénétrée. Ah ! je me doutais bien que votre âme éclairée En sentirait la force et le vrai fondement, Le poids...         Oui, tout cela me pèse infiniment. Vous vous rendez ?         Ce soir vous aurez ma réponse ; Et devant tout le monde il faut que je l’annonce. Ah ! vous me ravissez je n’ai parlé d’abord Que de vos intérêts qui me touchent si fort ; Mais si vous connaissiez quel effet font vos charmes, Vos beaux yeux, votre esprit !... Quelles puissantes armes M’ont ôté pour jamais ma chère liberté !... De quel excès d’amour je me sens tourmenté !... Mon Dieu ! finissez donc ; vous me tournez la tête : Sortez... n’abusez point de ma faible conquête... Mais revenez bientôt.         Vous n’en pouvez douter. J’y compte.         Sur mon coeur daignez toujours compter. Ne trouvez-vous pas bon que j’amène un notaire Pour coucher par écrit cette divine affaire ? Par contrat ! eh ! mais oui... vos desseins concertés Ne sauraient, à mon sens, être trop constatés. Nos faits sont convenus ?     Oui-dà.         Notre fortune Sera par la coutume entre nous deux commune ? Plus vous parlez, et plus mon coeur se sent lier. À ce soir, ma Ninon.         Ce soir, mon marguillier. Quel indigne animal, et quelle âme de boue ! Il ne s’aperçoit pas seulement qu’on le joue ; Tout absorbé qu’il est dans ses desseins honteux, Il n’en peut discerner le ridicule affreux. J’ai vu de ces gens-là, qui se croyaient habiles Pour avoir quelque temps trompé des imbéciles, Dans leurs propres filets bientôt enveloppés : Le monde avec plaisir voit les dupeurs dupés. On peint l’Amour aveugle ; il peut l’être, sans doute : Mais l’intérêt l’est plus, et souvent ne voit goutte. Vouloir toujours tromper, c’est un malheureux lot : Bien souvent, quoi qu’on dise, un fripon n’est qu’un sot. Eh bien ! Picard, sais-tu la plaisante nouvelle ? Je n’ai jamais rien su le premier : quelle est-elle ? Notre maîtresse enfin s’en va prendre un mari. Ma foi, j’en ai le coeur tout à fait réjoui. Ah ! c’est donc pour cela que madame est sortie ! C’est pour se marier... J’ai souvent même envie, Tu le sais ; et je crois que nous devons tous deux Suivre un si digne exemple.         Ah ! Picard, ces beaux noeuds Sont faits pour les messieurs qui sont dans l’opulence ; Peu de chose avec rien ne fait pas de l’aisance ; Et nous sommes trop gueux, Picard, pour être unis. Le mari de madame aujourd’hui m’a promis De faire ma fortune.         Est-il bien vrai, Lisette ? Et je t’épouserai dès qu’elle sera faite. Bon ! attendons-nous-y ! Quand le bien te viendra, D’autres amants viendront ; tu me planteras là : Des filles de Paris je connais trop l’allure ; Elles n’épousent point Picard.         Va, je te jure Que les honneurs chez moi ne changent point les moeurs ; Je t’aime, et je ne puis être contente ailleurs. Allons, il faudra donc se résoudre d’attendre. Et quel est ce monsieur que madame va prendre ? La peste ! c’est un homme extrêmement puissant, Marguillier de paroisse, ayant beaucoup d’argent ; Sur son large visage on voit tout son mérite ; Homme de bon conseil, et qui souvent hérite Des gens qui ne sont pas seulement ses parents. Il a toujours, dit-on, vécu de ses talents ; Il est le directeur de plus de vingt familles : Il peut faire aisément beaucoup de bien aux filles. C’est ce monsieur Garant qui vient dans la maison. Bon ! l’on m’a dit à moi qu’il est gueux et fripon. Eh bien ! que fait cela ? Cette friponnerie N’empêche pas, je crois, qu’un homme se marie. Il m’a promis beaucoup.         Plus qu’il ne te tiendra... Quoi ! c’est lui qu’aujourd’hui madame épousera ? Rien n’est plus vrai, Picard.         C’est lui que madame aime ? Je n’en saurais douter.     Qui te l’a dit ?         Lui-même. J’ai de plus entendu des mots de leurs discours ; Picard, ils se juraient d’éternelles amours. Pour revenir bientôt ce monsieur l’a quittée ; Et madame aussitôt en carrosse est montée. Mon Dieu, comme en amour on va vite à présent ! Je ne l’aurais pas cru car, vois-tu, j’ai souvent Entendu ma maîtresse avec un beau langage Se moquer, en riant, des lois du mariage. Tout change avec le temps : on ne rit pas toujours ; Ou devient sérieux au déclin des beaux jours. La femme est un roseau que le moindre vent plie ; Et bientôt il lui faut un soutien qui l’appuie. Quand t’appuierai-je donc ?         Va, nous attendrons bien Que madame ait choisi monsieur pour son soutien. Mais que va devenir Gourville avec son frère ? Je pense que l’aîné va dans un monastère ; L’autre sera, je crois, cornette ou lieutenant. Chacun suit son instinct ; tout s’arrange aisément. Je ne sais, mon instinct me dit que ces affaires Ne s’arrangeront pas ainsi que tu l’espères. Pourquoi ? Pour en douter quelles raisons as-tu ? Je n’ai point de raisons, moi ; j’ai des yeux, j’ai vu Que, lorsqu’on veut aux gens assurer quelque chose, On se trompe toujours ; je n’en sais point la cause : J’ai vu tant de messieurs qui pour tes doux appas Disaient qu’ils reviendraient, et ne revenaient pas ! Quoi ! Maroufle, insolent !         À ton tour, ma mignonne, Jamais, en promettant, n’as-tu trompé personne ? Hem !         Ne te fâche point. Allons, rendons bien net De notre cher savant le sale cabinet ; Tenons la chambre propre : allons, la nuit approche. Bon ! ce monsieur Garant a la clef dans sa poche. Diable ! il est donc déjà maître de la maison ; Et ce grand mariage est donc fait tout de bon ? Ne te l’ai-je pas dit ? Madame, avec mystère, A dit à son cocher : « Cocher, chez le notaire. » Ils sont allés signer.         Oui, je comprends très bien Que l’affaire est conclue, et je n’en savais rien. Un excellent souper qu’un grand traiteur apprête Ce soir de ces beaux noeuds doit célébrer la fête ; Les amis du logis y sont tous invités. Tant mieux ; nous danserons : plaisir de tous côtés. Mais que va devenir notre aîné de Gourville ? Il était si posé, si sage, si tranquille, Lui-même se servant, n’exigeant rien de nous ; Fort dévot, cependant d’un naturel très doux. Où donc est-il allé ?         C’est chez notre voisine, Comme lui très pieuse, et de Garant cousine ; On m’a dit qu’il y dîne avec quelques docteurs. Oh ! c’est un grand savant ; il lit tous les auteurs. Le voici qui revient.         Pour la noce peut-être. Ah ! comme il a l’air triste !         Oui, je crois reconnaître Qu’il est bien affligé.         Quelles contorsions ! Ô ciel ! Ô juste ciel !         C’est des convulsions. Je voudrais être mort.         Il a des yeux funestes. C’est d’un vrai possédé les regards et les gestes. Qu’avez-vous donc, monsieur ?         Vous avez l’oeil poché, Bosse au front, nez sanglant, et l’habit tout taché. Êtes-vous ici près, monsieur, tombé par terre ? Que son sein m’engloutisse !     Et quoi donc ?         Qu’on m’enterre Je ne mérite pas de voir le jour.         Monsieur ! Qu’est-il donc arrivé ?         Je me meurs de douleur, De honte, de dépit...         Et de vos meurtrissures. Hélas ! n’auriez-vous point reçu quelques blessures ? Je ne puis me tenir : ah ! Lisette, écoutez Mes fautes, mes malheurs, et mes indignités. Écoutons bien.         Mon Dieu, que ce début m’étonne ! Voulant rester chez moi, monsieur Garant me donne Rendez-vous à dîner chez sa cousine Aubert. C’est une brave dame.         Ah ! Diablesse d’enfer ! Il y devait venir de savants personnages, Parfaits chez les parfaits, sages entre les sages : J’y vais ; madame Aubert était encore au lit. Monsieur Aubert tout seul près de moi s’établit, Me propose un trictrac en attendant la table : J’avais pour tous les jeux une haine effroyable ; Et cependant je joue.         Eh bien ! jusqu’à présent La chose est très commune, et le mal n’est pas grand. J’y gagne, j’y prends goût ; de partie en partie Je ne vois point venir la docte compagnie : Le jeu se continue ; enfin le sort fait tant, Qu’ayant bientôt perdu tout mon argent comptant, Je redois mille écus encor sur ma parole. De ces petits chagrins un sage se console. Ah ! ce n’est rien encor. Garant à son cousin Écrit que les docteurs ne viendront que demain, Et qu’il l’attend chez lui pour affaire pressante. Aubert me fait excuse, Aubert me complimente : Il sort, je reste seul ; je n’osais demeurer, Et dans notre maison j’étais prêt à rentrer. Madame Aubert paraît avec un air modeste, Bien coiffée en cheveux, un déshabillé leste, Un négligé brillant, mais qui paraît sans art. « On a dîné partout, me dit-elle ; il est tard Je vous proposerais de dîner tête à tête ; Mais je vous ennuierais... » J’accepte cette fête : Le repas était propre et très bien ordonné ; Elle avait du vin grec dont je me suis donné. Vous avez oublié votre théologie ? Hélas ! oui, ce vin grec la rendait plus jolie ; Madame Aubert tenait des propos enchanteurs, Que j’ai rarement vus chez nos plus vieux auteurs : Je l’entendais parler, je la voyais sourire Avec cet agrément que Sapho sut décrire. Vous connaissez Sapho ?     Non.         Le plus doux poison Par l’oreille et les yeux surprenait ma raison. Nous nous attendrissons : monsieur Aubert arrive ; Madame Aubert s’enfuit éplorée et craintive, En criant que je suis un homme dangereux. Vous, dangereux, monsieur ?         L’époux est très fâcheux Il m’applique un soufflet ; je suis assez colère, J’en rends deux sur-le-champ : nous nous roulons par terre ; L’un sur l’autre acharnés, je frappais, il frappait ; Et j’entendais de loin madame qui riait... Vous avez lu tous deux de ces combats d’athlète ? Je n’ai jamais rien lu.         Ni toi non plus, Lisette ? Très peu.         Quoi qu’il en soit, meurtrissants et meurtris, Nous heurtions de nos fronts les carreaux, les lambris ; Des oisifs du quartier une foule accourue Remplissait la maison, l’escalier, et la rue : Ou crie, on nous sépare ; un procureur du coin D’accommoder l’affaire a pris sur lui le soin : Pour empêcher les gens d’aller chercher main-forte, Pour prévenir, dit-il, une amende plus forte, Pour payer le scandale avec les coups reçus, Je lui signe un billet encor de mille écus. Ah, Lisette ! Ah, Picard ! Le sage est peu de chose ! Oui, je le croirais bien.         Quelle métamorphose ! Après ce que je viens de faire et d’essuyer, Comment revoir jamais monsieur le marguillier ? Comment revoir madame ?         Oh ! Madame est très bonne. Toujours aux jeunes gens, monsieur, elle pardonne. Comment revoir mon frère, après l’avoir traité Avec tant de hauteur et de sévérité ? Ah, mon frère ! Ah, Lisette !     Eh bien ?         Ma chère amie, Dans ce danger terrible aide-moi, je te prie. Mon frère, je rougis et je pleure à vos yeux. Mon frère, pardonnez ce petit tour joyeux. Lisette, prends bien garde au moins qu’on ne la voie ; Pour la faire sortir nous aurons une voie. Ô ciel ! madame Aubert serait dans la maison ? Elle a donc pris pour moi bien de la passion ! Ah de grâce, oubliez ma sottise effroyable. Ah ! passez-moi ma faute, elle est très excusable. Lisette, à mon secours !         Eh ! Mon Dieu ! Ces gens-ci Sont tous devenus fous : qu’a-t-on donc fait ici ? Est-ce une illusion ? Est-ce un tour qu’on me joue ? Quels docteurs j’ai trouvés ! Je me tâte, et j’avoue Que je suis confondu, que je n’y comprends rien. Picard, garde la porte... Et toi... Tu m’entends bien. J’y vais ; comptez sur moi.         Par ton seul savoir-faire Tu sauras amuser et le père et la mère. Quoi ! son père et sa mère ont l’obstination De me poursuivre ici pour réparation ? Hélas ! j’en suis honteux.         C’est moi qui meurs de honte. Sophie échappera par une fuite prompte ; Et Lisette saura la mettre en sûreté. De grâce, mon cher frère, ayez tant de bonté Que de lui pardonner ce petit artifice. Quel galimatias !         Ce n’était pas malice ; C’est un trait de jeunesse, et peut-être il la perd. Vous voulez excuser ici madame Aubert ? Laissons madame Aubert ; mon frère, je vous jure Que nul dans ce quartier n’a su cette aventure. Que dites-vous ? après un bruit si violent ? Il ne s’est rien passé qui ne fût très décent. Ah ! vous êtes trop bon.         Toujours tendre et fidèle, Je cours la consoler, et je vous réponds d’elle. Mon frère est un bon coeur, il oublie aisément ; Mais de ce qu’il me dit pas un mot ne s’entend. Quel est cet homme en robe ?         On m’a dit par la ville Que je dois m’adresser à monsieur de Gourville, Des Courville l’aîné.         Très humble serviteur. Tout prêt à vous servir.         C’est sans doute un docteur Que, pour me consoler, monsieur Garant m’envoie. Je suis docteur en droit.         J’en ai bien de la joie ; Je les révère tous.         Au barreau du palais, Depuis deux ans, je plaide avec quelque succès. Contre madame Aubert plaidez donc, je vous prie, Et vengez-moi, monsieur, de sa friponnerie. Je ferai tout pour vous. Vous pouvez, au parquet, Vous informer du nom de l’avocat Placet. Si vous voulez, monsieur, vous charger de ma cause... Vous devez être instruit...         En deux mots je l’expose. J’ai dès longtemps en vue un établissement, Et j’avais pourchassé Claire-Sophie Agnant ; Pour elle vous savez, monsieur, quelle est ma flamme. Non ; mais un avocat fait bien de prendre femme Pour se désennuyer quand il a travaillé. Vous me privez d’icelle ; et vous m’avez baillé, Par vos productions, bien de la tablature. Qui ? moi, monsieur ?         Vous-même ; et votre procédure Par madame sa mère est remise en mes mains : On a surpris, monsieur, vos papiers clandestins, Vos missives d’amour, et tous vos beaux mystères, Colorés d’un vernis de maximes austères ; À nos yeux clairvoyants le poison s’est montré. Je veux être pendu, je veux être enterré, Si j’ai jamais écrit à cette demoiselle, Et si j’ai pu sentir le moindre goût pour elle ! On renia toujours, monsieur, les vilains cas ; Mademoiselle Agnant ne vous ressemble pas, Elle a tout avoué.     Quoi !         Que votre éloquence Avait voulu tromper sa timide innocence. Ah ! c’est une coquine ; et je ferai serment Que rien n’est plus menteur que cette fille Agnant. Les serments coûtent peu, monsieur, aux hypocrites ; Et chez madame Aubert vos infâmes visites, Le viol dont partout vous êtes accusé, Un mari trop bénin par vous de coups brisé, Ont fait connaître assez votre affreux caractère. Juste ciel !         Poursuivons... Vous connaissez la mère ? Qui donc ?     Madame Agnant.         Je sais qu’en ce logis On la souffre parfois ; mais je vous avertis Que je n’ai jamais eu la plus légère envie D’elle ni de sa fille, et très peu me soucie De la famille Agnant.         Vous savez sur l’honneur Combien elle est terrible, et quelle est son humeur. Je n’en sais rien du tout.         Pour venger son injure, Sa main de deux soufflets a doué ma future Devant monsieur Agnant et devant les valets. Ma foi, cette journée est féconde en soufflets. D’une telle leçon ma future excédée, Du logis maternel soudain s’est évadée : On sait qu’elle est chez vous, et je m’en doutais bien ; Monsieur, il faut la rendre, et ma femme est mon bien. Je vous rapporte ici vos lettres ridicules, Où vous parlez toujours de péchés, de scrupules : Rendez-moi sur-le-champ ses petits billets doux ; Que tout ceci se passe en secret entre nous, Et ne me forcez point d’aller à l’audience Faire rougir messieurs de votre extravagance. Le diable vous emporte et vous et vos billets ! Vous me feriez jurer. Non, je ne vis jamais Une si détestable et si lourde imposture. Vous êtes donc, monsieur, ravisseur et parjure ? Allez, vous êtes fou.         J’avais l’intention De ménager céans la réputation De l’objet que mon coeur destinait à ma couche ; Mais, puisque vous niez, puisque rien ne vous touche, Que dans le crime enfin vous êtes endurci, Adieu, monsieur. Bientôt vous me verrez ici ; Je viendrai vous y prendre en bonne compagnie ; Les lois sauront punir cet excès d’infamie ; Et vous verrez s’il est un plus énorme cas Que d’oser se jouer aux femmes d’avocats. Que voilà pour m’instruire une bonne journée ! J’étais charmé de moi ; ma sagesse obstinée Se complaisait en elle, et j’admirais mon voeu De fuir l’amour, le vin, les querelles, le jeu : Je joue, et je perds tout ; certaine Aubert maudite M’enlace en ses filets par sa mine hypocrite ; Je bois, on m’assassine : en tout point confondu, Je paye encor l’amende ayant été battu. Un bavard d’avocat, dans cette conjoncture, Veut me persuader que j’ai pris sa future, Et me vient menacer d’un procès criminel. Garant peut me tirer de cet état cruel ; Garant ne paraît point, il me laisse, il emporte Jusqu’aux clefs de ma chambre, et je reste à la porte, N’osant, dans mes terreurs, ni fuir, ni demeurer. Ô sagesse ! À quel sort as-tu pu me livrer ! Voilà donc le beau fruit d’une étude profonde ! Ah ! si j’avais appris à connaître le monde, Je ne me verrais pas au point où je me voi : Mon libertin de frère est plus sage que moi. Qui frappe à coups pressés ? quel bruit ! quel tintamarre ! Que fait-on donc là-bas ? Est-ce une autre bagarre ? Est-ce madame Aubert qui me vient harceler, Pour mille écus comptant qu’on m’a fait stipuler ? Ah ! Cachez-vous.     Quoi donc ?         Une mère affligée Qui vient redemander une fille outragée... Madame Aubert la mère ?         Un mari pris de vin Qui prétend boire ici du soir jusqu’au matin... Monsieur Aubert lui-même ?         Et qui veut qu’on lui rende Sa belle et chère enfant que sa femme demande : Tout retentit des cris de la dame en fureur ; Ses regards seulement m’ont fait trembler de peur ; Et pour son premier mot elle m’a fait entendre Qu’elle venait céans pour vous faire tous pendre. Ah ! Cela me manquait.         Quelques bonnets carrés, Pour mieux y parvenir, sont avec elle entrés : Déjà l’on verbalise.         Eh bien ! Que faut-il faire ? Où fuir ? Où me fourrer ?         Venez, j’ai votre affaire ; Je m’en vais vous tapir au fond du galetas. Ah ! j’y cours m’y jeter de la fenêtre en bas(14). Oui, oui, dépêchez-vous.         Allons, si j’en réchappe, Sera bien fin, je crois, qui jamais m’y rattrape. Monsieur, madame Aubert, et tous les grands docteurs, Ces dévots du quartier, et ces prédicateurs, Ne tourmenteront plus ma simple bonhomie ; Je renonce à jamais à la théologie : Je vois que j’en étais sottement entiché, Et j’aurais moins mal fait d’être un franc débauché. J’y songe, j’y resonge, et tout cela, Lisette, Me paraît impossible.         Oui, mais la chose est faite. N’importe, mon enfant, qu’elle soit faite ou non, Ta maîtresse à ce point ne perd pas la raison. Bon ! je la perds bien, moi, monsieur, moi qui raisonne, Pour ce petit Picard.         Picard passe, ma bonne ; Mais pour Garant, l’objet de son aversion, Un fat, un plat bourgeois, un ennuyeux fripon... Ah ! la femme est si faible !         Il est très vrai, ma reine, Vous passez volontiers de l’amour à la haine ; Des exemples frappants le montrent chaque jour ; Mais vous ne passez point du mépris à l’amour. Tout ce qu’il vous plaira ; mais j’ai quelques lumières ; J’en sais autant que vous sur ces grandes matières : Un abbé, grand ami de madame Ninon, Qui, dans mon jeune temps, fréquentait la maison, Et qui même, entre nous, eut du goût pour Lisette, Me disait que la femme est comme la girouette ; Quand elle est neuve encore, à toute heure on l’entend, Elle brille aux regards, elle tourne à tout vent ; Elle se fixe enfin quand le temps l’a rouillée. De ta comparaison j’ai l’âme émerveillée ; Fixe-toi pour Picard, rouille-toi, mon enfant : Ninon n’en fera rien pour notre ami Garant. La chose est pourtant sûre.         Ouais ! Ninon marguillière ! Croyez-le.         Je le crois, et je ne le crois guère ; Mais on voit des marchés non moins extravagants, Et Paris est rempli de ces événements. Aujourd’hui l’on en rit, demain on les oublie : Tout passe et tout renaît ; chaque jour sa folie. Mais quel train, quel fracas, quel trouble, elle verra Dans sa propre maison lorsqu’elle y reviendra ! Comment sauver Agnant, cette fille si chère ? Que ferons-nous ici de mon benêt de frère, De l’avocat Placet, et de madame Agnant ? Ils ont déjà cherché, dans chaque appartement. Ils n’ont pu déterrer la petite Sophie. Au fond je suis fâché que mon espièglerie Ait à mon frère aîné causé tant de tourment ; Mais il faut bien un peu décrasser un pédant : Ce sont là des leçons pour un grand philosophe. Oui ; mais madame Agnant paraît d’une autre étoffe ; Elle est à craindre ici.         Bon ! Tout s’apaisera ; Car enfin tout s’apaise : un quartaut suffira Pour faire oublier tout au bonhomme de père ; Et plus en ce moment sa femme est en colère, Plus nous verrons bientôt s’adoucir son humeur. Au secours !     Au méchant !     Qu’on l’arrête !         Au voleur ! Ah ! j’ai le nez cassé !     Je suis morte !         Ah ! Ma femme, Es-tu morte en effet ?         Non... Séducteur infâme, Tu m’enlèves ma fille, impudent loup-garou, Et de la mère encor tu viens casser le cou ! Eh ! madame, pardon !         Détestable hypocrite ! Race de débauchés !         Coeur faux ! plume maudite ! Tu me rendras ma fille, ou je t’étranglerai. Hélas ! Je la rendrai sitôt que je l’aurai. Tu m’insultes encore !... Et toi qui fus si sage, Parle, as-tu pu souffrir un pareil brigandage ? Madame, calmez-vous... Monsieur, écoutez-moi. Volontiers ; tu parais un très bon vivant, toi ; Je t’ai toujours aimé.         Rassurez-vous, mon frère Vous, monsieur l’avocat, éclaircissons l’affaire ; Entendons-nous.         Parbleu, l’on ne peut mieux parler : Il faut toujours s’entendre, et non se quereller. Picard, apportez-nous ici sur cette table De ce bon vin muscat.         Il est fort agréable ; J’en boirai volontiers, en ayant bu déjà : Asseyons-nous, ma femme, et pesons tout cela. Je n’ai rien à peser ; il faut que l’on commence Par me rendre ma fille.         Oui, c’est la conséquence. Reprenez-la partout où vous la trouverez, Et que d’elle et de vous nous soyons délivrés. Eh bien ! vous le voyez, encore il m’injurie, L’effronté dissolu !         Mon frère, je vous prie, Gardons-nous de heurter ses préjugés de front. Non, je n’y puis tenir ; tout ceci me confond. Madame, vous savez combien je suis sincère. Il n’est point frelaté.         Je ne saurais vous taire Que depuis quelque temps mon cher frère en effet Eut avec votre fille un commerce secret. Ça n’est pas vrai.         Paix donc ; c’est un commerce honnête, Pur, moral, instructif, pour bien régler sa tête, Pour éloigner son coeur d’un monde décevant, Et pour la disposer à se mettre en couvent. Mettre au couvent ma fille ! Oh, le plaisant visage ! C’est un impertinent.     Je vous dis...     Chut !         J’enrage ! Cette excuse louable est d’un coeur fraternel ; Mais, monsieur, votre aîné n’est pas moins criminel. Tenez, monsieur, voilà ses missives infâmes, Et ses instructions pour diriger les âmes. Prêtez-moi.     Les voilà.         D’un esprit attentif J’en veux voir la teneur et le dispositif. Mais il faut me les rendre.         Oui, mais je dois vous dire Qu’avant de vous les rendre il me faudra les lire. Allez, ces lettres sont d’un faussaire.         Fripon, Nieras-tu tes écrits ? Tiens, voici tout du long Tes beaux enseignements dont ma fille se coiffe ; Les voici.         Nous devons les déposer au greffe. Écoute... « La vertu que je veux vous montrer Doit plaire à votre coeur, l’échauffer, l’éclairer. Votre vertu m’enchante, et la mienne me guide... » Ah ! Je te donnerai de la vertu, perfide ! Je n’ai jamais écrit ces sottises.         Voisin ! De la vertu !         Voyons celle de ce bon vin. Madame, goûtez-en.         Peste ! Il est admirable ! Vous en aurez ce soir, mon cher, sur votre table ; On vous porte un quartaut dont vous serez content. Non, je n’ai jamais vu de plus honnête enfant. Et vous ?         Il est fort bon ; mais vous ne pouvez croire Qu’en l’état où je suis je vienne ici pour boire. Vous, mon frère ?         Ah ! Cessez vos ébats ennuyeux ; Plus vous paraissez gai, plus je suis sérieux ; Après tant de chagrins et de tracasserie, C’est une cruauté que la plaisanterie ; Dans ce jour de malheur tout le quartier, je crois, S’était donné le mot pour se moquer de moi. Ma voisine, à la fin, vous voilà bien instruite Que si votre Sophie est par malheur en fuite, Ce n’était pas pour moi qu’elle a fait ce beau tour ; Ni vos yeux ni les siens ne m’ont donné d’amour. Mes yeux, méchant !         Vos yeux. C’est une calomnie, Un mensonge effroyable inventé par l’envie. Vous en rapportez-vous au bon monsieur Garant ? Nous l’attendons ici de moment en moment : Il connaît assez bien quelle est mon écriture ; Et dans sa poche même il a ma signature ; Il a jusqu’à la clef de mon appartement, Où lui-même a laissé tout mon argent comptant : Il me rendra justice.         Oh ! C’est un honnête homme. Un grand homme de bien.         Chacun ainsi le nomme. Un homme franc, tout rond.         L’oracle du quartier. Madame, entre nous tous, je veux vous confier Quelle est à ce sujet ma pensée.         Oui, confie. Je crois que c’est chez lui que la belle Sophie A couru se cacher pour fuir votre courroux, Et pour qu’il la remît en grâce auprès de vous : Dans toute la paroisse il prend soin des affaires, Très charitablement, des filles et des mères. Vraiment, l’avis est bon.         Mademoiselle Agnant À du coeur ; elle pense, et n’est plus une enfant ; Vous l’avez souffletée, elle s’en est sentie Un peu trop vivement, et puis elle est partie. C’est votre faute aussi, ma femme ; et franchement Vous deviez avec elle agir moins durement : Vous avez la main prompte, et vous êtes la cause De tout notre malheur.         Mon Dieu, c’est peu de chose. Allez, tout ira bien... J’entends monsieur Garant ; Il revient ; parlez-lui, mon frère, et promptement : Sur tous les marguilliers on sait votre influence ; Déployez avec lui votre rare éloquence. Que lui dire ?         Vous seul pouvez persuader. Persuader ! et quoi ?         Tout va s’accommoder. Comment ?         Vous seul pouvez manier cette affaire. Vous seul rendrez Sophie à sa charmante mère. Moi ?         Va, si tu la rends, je te pardonne tout. Je n’entends rien...         D’un mot vous en viendrez à bout. Allons donc.         Vous mettrez la paix dans le ménage. Ma femme, ce jeune homme est un esprit bien sage. Puisqu’il n’est plus ici, je puis avec candeur, Madame, en liberté vous ouvrir tout mon coeur. J’ai traité devant lui cette importante affaire Comme peu dangereuse, et j’excusais mon frère ; Mais je dois avec vous faire réflexion Que nous hasardons tous la réputation D’une fille nubile, et sous vos yeux instruite, Au chemin de l’honneur par vos leçons conduite : Ce chemin de l’honneur est tout à fait glissant ; Ceci fera du bruit, le monde est médisant. Et c’est ce que je crains.         Une fille enlevée, Avec procès-verbal chez un homme trouvée : Vous sentez bien, madame, et vous comprenez bien Que de tout le Marais ce sera l’entretien ; Qu’il en faut prévenir la triste conséquence. Par ma foi, ce jeune homme est rempli de prudence. J’ai fort à coeur aussi, dans ce fâcheux éclat, Le propre honneur lésé de monsieur l’avocat. Que pensera tout l’ordre en voyant un confrère Qui prend, sans respecter son grave caractère, Une fille à ses yeux enlevée aujourd’hui, Dont un autre est aimé ?... Fi ! J’en rougis pour lui. Mais, monsieur, c’est moi seul que cette affaire touche : On me donne une dot qui doit fermer la bouche Aux malins envieux, prêts à tout censurer ; Dix mille écus comptant sont à considérer. Vous avez de gros biens ?         Oui, j’ai mon éloquence, Mon étude, ma voix, les plaideurs, l’audience. Madame, je vous plains ; j’avoue ingénument Qu’on devait respecter un tel engagement. Mon frère a fait sans doute une grande sottise D’enlever la future à ce futur promise ; Il n’en peut résulter qu’une triste union, Pleine de jalousie et de dissension ; Les deux futurs ensemble à peine pourraient vivre. J’en ai peur en effet.         Il parle comme un livre, Il a toujours raison.         Par un destin fatal Vous voyez que mon frère a seul fait tout le mal ; C’est votre propre sang, c’est l’honneur qu’il vous ôte Madame, c’est à moi de réparer sa faute ; Pour Sophie, il est vrai, je n’eus aucun désir, Mais je l’épouserai pour vous faire plaisir. Parbleu, je le voudrais.     Moi, non.         Quelle folie ! Tu n’as rien, un cadet de Basse-Normandie Est plus riche que toi.         D’aujourd’hui seulement Notre belle Ninon m’a fait voir clairement Que j’ai cent mille francs que m’a laissés mon père ; Monsieur Garant lui-même en est dépositaire. Cent mille francs ? Grand Dieu !         Ma foi, j’en suis charmé. De Sophie, il est vrai, je ne suis point aimé ; Mais je suis à sa mère attaché pour ma vie, Et ce n’est que pour vous que je me sacrifie. Et la somme, mon fils, est chez monsieur Garant ? Sans doute ; il en convient.         J’en doute fortement. Cent mille francs, mon cher !         Cent mille francs, ma femme Ah ! ça me plaît.         Ça va jusqu’au fond de mon âme. Cent mille francs, mon fils !         J’ai quelque chose avec. Il est plein de mérite, et d’ailleurs il boit sec. Mais songez, s’il vous plaît...         Tais-toi ; je vais le prendre Dès ce même moment a ton nez pour mon gendre. Comment, madame, après des articles conclus, Stipulés par vous-même !         Ils ne le seront plus. Cent mille francs... Allez.         Dénichez au plus vite. Allez plaider ailleurs.         Cherchez un autre gîte. Cent mille francs !         Je vais vous faire assigner tous. N’y manquez pas.     Bonsoir.         Allons, arrangeons-nous. Mais que n’as-tu plus tôt expliqué ton affaire ? Pourquoi de ta fortune as-tu fait un mystère ? Ce n’est que d’aujourd’hui que j’en suis assuré. Monsieur Garant m’a dit que ce dépôt sacré Était entre ses mains.         C’est comme dans les tiennes. Tout de même : et ma fille ? Afin que tu la tiennes, Il faut que je la trouve.         Oh ! L’on vous la rendra. Elle ne revient point, donc elle reviendra. Mais ne lui donnez plus de soufflets, je vous prie ; Cela cabre un esprit.         Ça peut l’avoir aigrie. Ça n’arrivera plus... C’est chez l’ami Garant Que tu la crois cachée ?         Oui, très certainement, Et je vais de ce pas tout préparer, ma mère, Pour remettre en vos bras une fille si chère. Il faut que je t’embrasse.         Oui, j’en veux faire autant. Reviens bien vite au moins.         Je revole à l’instant. Écoute encore un peu, mon cher ami, mon gendre ; En famille avec toi quels plaisirs je vais prendre ! Je ne puis te quitter... va, mon fils... sois certain Que ma fille est ta femme.         Oui, tel fut mon dessein. Tu réponds d’elle !         Oh ! Oui, tout comme de moi-même. Quel bon ami j’ai là ! Mon Dieu, comme je l’aime ! Par ma foi, notre gendre est un charmant garçon. Oh ! c’est bien élevé. La voisine Ninon Vous a formé cela ; c’est une dégourdie Qui sait bien mieux que nous ce que c’est que la vie, Un grand esprit.     Ah ! ah !         Je voudrais l’égaler ; Mais sitôt qu’elle parle on n’ose plus parler. On dit qu’elle entend tout, et même les affaires, Une bonne caboche !         On dit que les deux frères Lui doivent ce qu’ils sont ; comment ? Cent mille francs ! L’avocat n’aurait pu les gagner en trente ans ; Ce n’est rien qu’un bavard.         Un pédant imbécile, Fait pour rincer au plus les verres de Gourville. Eh bien ? Monsieur Garant, enfin tout est conclu. Oui, ma chère voisine, et le ciel l’a voulu. Quel bonheur !         Il est vrai qu’on a sur sa conduite Glosé bien fortement ; mais l’hymen par la suite Vous passe un beau vernis sur ces péchés mignons. L’escapade, monsieur, que nous lui reprochons, Ne peut se mettre au rang des fautes criminelles. La réputation revient d’ailleurs aux belles Ainsi que les cheveux : et puis considérons Qu’elle a bien du crédit, des amis, des patrons ; Et qu’outre sa richesse à tous les deux commune, Elle pourra me faire une grande fortune. Une fortune, à vous !         Je suis tout interdit. Ma fille, de grands biens, des patrons, du crédit ! Quels discours !         Il est vrai qu’elle est assez gentille ; Mais du Crédit !         Qui parle ici de votre fille ? De qui donc parlez-vous ?         De la belle Ninon, Que j’épouse ce soir, ici, dans sa maison ; Je vous prie à la noce, et vous devez en être. Comment ! vous épousez notre Ninon ?         Mon maître, Est-il bien vrai ?     Très vrai.         J’en suis, parbleu, touché. Vous ne pourriez jamais faire un meilleur marché. Et moi je vous disais que je donne Sophie À mon petit Gourville, et qu’elle s’est blottie Chez vous, en votre absence, et qu’elle en va sortir Pour serrer ces doux noeuds que je viens d’assortir, Et qu’il nous faut donner, pour aider leur tendresse, Cent mille francs comptant que vous avez en caisse. Oui, tant qu’il vous plaira, mariez-vous ici ; Mais, parbleu, permettez qu’on se marie aussi. Rêvez-vous, mes voisins ? Et ce petit délire Vous prend-il quelquefois ? Qui diable a pu vous dire Que Sophie est chez moi, que Gourville aujourd’hui Aura cent mille francs qui sont tout prêts pour lui ? Je le tiens de sa bouche.         Il nous l’a dit lui-même. De ce jeune étourdi la folie est extrême ; Il séduit tour à tour les filles du Marais ; Il leur fait des serments d’épouser leurs attraits ; Et pour les mieux tromper, il fait accroire aux mères Qu’il a cent mille francs placés dans mes affaires. Il n’en est pas un mot, et je ne lui dois rien. Monsieur son frère et lui sont tous les deux sans bien, Et tous deux au logis cesseront de paraître Dès le premier moment que j’en serai le maître. Vous n’avez pas à lui le moindre argent comptant ? Pas un denier.         Mon Dieu, le méchant garnement ! C’est dommage.         Ma fille, à mes bras enlevée, Après dîner chez vous ne s’était pas sauvée ? Il n’en est pas un mot.         Les deux frères, je vois, D’accord pour m’outrager, s’entendent contre moi. Les fripons que voilà !         Toujours de ces deux frères J’ai craint, je l’avouerai, les méchants caractères. Tous deux m’ont pris ma fille ! Ah ! J’en aurai raison ; Et je mettrai plutôt le feu dans la maison. La maison m’appartient ; gardez-vous-en, ma bonne. Quoi donc ! pour épouser nous n’aurons plus personne ? Allons, courons bien vite après notre avocat ; Il vaudra mieux que rien.         Ma femme, il est bien plat. Ah ! Madame, quel train, quel bruit dans votre absence ! Quel tumulte effroyable, et quelle extravagance ! Je sais ce qu’on a fait ; je prétends calmer tout, Et j’ai pris les devants pour en venir à bout. Madame, contre moi ne soyez point fâchée Que la petite Agnant se soit ici cachée ; Hélas ! J’en aurais fait de bon coeur tout autant Si j avais eu pour mère une madame Agnant : Comment ! battre sa fille ! ah ! c’est une infamie. Oui, ce trait ne sent pas la bonne compagnie Notre pauvre Gourville en est encore ému. Il l’adore en effet.         Lisette, que veux-tu ? Il faut pour la jeunesse être un peu complaisante. Ninon aurait grand tort de faire la méchante. La jeune Agnant me touche.         À peine je conçois Comment nos plats voisins, avec leur air bourgeois, Ont trouvé le secret de nous faire une fille Si pleine d’agréments, si douce, si gentille. Dès la première fois son maintien me surprit, Sa grâce me charma, j’aimai son tour d’esprit. Des femmes quelquefois assez extravagantes, Ayant de sots maris, font des filles charmantes. Il fallut bien souffrir de ses très sots parents La visite importune et les plats compliments ; Sa mère m’excéda par droit de voisinage : Sa fille était tout autre ; elle obtint mon suffrage. Elle aura quelque bien : Gourville, en l’épousant, N’est point forcé de vivre avec madame Agnant ; On respecte beaucoup sa chère belle-mère, On la voit rarement, encor moins le beau-père. Je me trompe, ou Sophie est bonne par le coeur ; Point de coquetterie, elle aime avec candeur. Je veux aux deux amants faire des avantages. Vous allez donc ce soir bâcler trois mariages ; Celui de ces enfants, le vôtre, et puis le mien. Madame, en un seul jour c’est faire assez de bien : Il faudrait tout d’un temps, dans votre zèle extrême, Pour notre aîné Gourville en faire un quatrième ; Le mariage forme et dégourdit les gens. Il en a grand besoin : tout vient avec le temps. Dans la rage qu’il eut d’être trop raisonnable, Il ne lui manqua rien que d’être supportable ; Mais les fortes leçons qu’il vient de recevoir Sur cet esprit flexible ont eu quelque pouvoir : Pour toi ton tour approche, et ton affaire est prête. Mon cher ami Garant s’était mis dans la tête De t’engager, Lisette, à me parler pour lui : Il t’a promis beaucoup, est-il vrai ?         Madame, oui. Un peu de différence est entre sa personne Et la mienne peut-être, il promet et je donne : Prends cinquante louis pour subvenir aux frais De ton nouveau ménage.         Ah ! Picard, quels bienfaits ! Vois-tu cela ?         Madame, il faut d’abord vous dire Que mon bonheur est grand... et que je ne désire Rien plus... sinon qu’il dure... et que Lisette et moi Nous sommes obligés... Mais aide-moi donc, toi ; Je ne sais point parler.         J’aime ton éloquence, Picard, et je me plais à ta reconnaissance. Ah ! Madame, à vos pieds ici nous devons tous... Nous devons rendre heureux quiconque est près de nous. Pour ceux qui sont trop loin, ce n’est pas notre affaire. Çà, notre ami Picard, il faut ne me rien taire De ce qu’on fait chez moi, tandis qu’en liberté J’ai choisi, loin du bruit, cet endroit écarté(15). D’abord un homme noir raisonne et gesticule Avec monsieur Garant ; et les mots de scrupule, De probité, d’honneur, de raisons, de devoirs, M’ont saisi de respect pour ces deux manteaux noirs. L’un dicte, l’autre écrit, disant qu’il instrumente Pour le faire bien riche, et vous rendre contente, Et qu’il fait un contrat.         Oui, c’est l’intention De ce monsieur Garant si plein d’affection. C’est un digne homme !         Oh, oui Mais, dis-moi, je te prie, Que fait madame Agnant ?         Mais, madame, elle crie, Elle gronde vos gens, messieurs Gourville, et moi, Son mari, tout le monde, et dit qu’on est sans foi ; Et dit qu’on l’a trompée, et que sa fille est prise ; Et dit qu’il faudra bien que quelqu’un l’indemnise, Et puis elle s’apaise, et convient qu’elle a tort, Puis dit qu’elle a raison, et crie encor plus fort. Et monsieur son époux ?         En véritable sage, Il voit sans sourciller tout ce remue-ménage, Et, pour fuir les chagrins qui pourraient l’occuper, Il s’amusait à boire attendant le souper. Que fait notre Gourville ?         En son humeur plaisante Il les amuse tous, et boit, et rit, et chante. Et l’autre frère ?     Il pleure.         Ah ! j’aime à voir les gens Dans leur vrai caractère à nos yeux se montrant. Monsieur le marguillier est bien le seul peut-être Qui voudrait dans le fond qu’on put le méconnaître : Malgré sa modestie on le découvre assez... Ah ! voici notre aîné qui vient les yeux baissés. Vous me voyez, madame, après d’étranges crises, Bien sot et bien confus de toutes mes bêtises : Je ne mérite pas votre excès de bonté, Dont, tout en plaisantant, mon frère m’a flatté. Hélas ! j’avais voulu, dans ma mélancolie, Et dans les visions de ma sombre folie, Me séparer de vous, et donner la maison Que vos propres bienfaits ont mise sous mon nom. Tout est raccommodé. J’avais pris mes mesures, Tout va bien.         Vous pourriez pardonner tant d’injures ! J’étais coupable et sot.         Ah ! Vos yeux sont ouverts ; Vous démêlez enfin ces esprits de travers, Ces cagots insolents, ces sombres rigoristes(16), Qui pensent être bons quand ils ne sont que tristes, Et ces autres fripons, n’ayant ni feu ni lieu, Qui volent dans la poche en vous parlant de Dieu ; Ces escrocs recueillis, et leurs plates bigotes Sans foi, sans probités(17), plus méchantes que sottes. Allez, les gens du monde ont cent fois plus de sens, D’honneur et de vertu, comme plus d’agréments. Vous en êtes la preuve.         Ainsi la politesse Déjà dans votre esprit succède à la rudesse ; Je vous vois dans le train de la conversion Vous deviendrez aimable, et j’en suis caution. Mais comment trouvez-vous ce grave personnage Que mon bizarre sort me donne en mariage ? Il ne m’appartient plus d’avoir un sentiment ; Tout ce que vous ferez sera fait prudemment. Blâmeriez-vous tout bas une union si chère ? Je n’ose plus blâmer ; mais quand je considère Que pour nous séparer, pour m’entraîner ailleurs, Il vous a peinte à moi des plus noires couleurs, Qu’il voulait vous chasser de votre maison même... Oh ! C’était par vertu ; dans le fond Garant m’aime, Il ne veut que mon bien : c’est un homme excellent : Mais ne lui donnez plus la clef de votre argent ; Et surtout gardez-vous un peu de ses cousines. Ah ! Que ces prudes-là sont de grandes coquines ! Quel antre de voleurs ! et cependant enfin Vous allez donc, madame, épouser le cousin ! Reposez-vous sur moi de ce que je vais faire : Allez, croyez surtout qu’il était nécessaire Que j’en agisse ainsi pour sauver votre bien ; Un seul moment plus tard vous n’aviez jamais rien. Comment ?         Vous apprendrez par des faits admirables De quoi les marguilliers sont quelquefois capables ; Vous serez convaincu bientôt, comme je crois, Que ces hommes de bien sont différents de moi : Vous y renoncerez pour toute votre vie, Et vous préférerez la bonne compagnie. Je ne réplique point. Honteux, désespéré, Des sauvages erreurs dont j’étais enivré, Je vous fais de mon sort la souveraine arbitre ; Et dépendant de vous, je veux vivre à ce titre(18). Adorable Ninon, daignez tranquilliser Notre madame Agnant, qu’on ne peut apaiser. Elle a tort.         Oui, j’ai tort quand ma fille est perdue, Qu’on ne me la rend point !         Eh ! Mon Dieu, je me tue De vous dire cent fois qu’elle est en sûreté. Est-ce donc ce benêt... ou toi, jeune éventé, Qui m’as pris ma Sophie ?         Hélas ! Soyez très sûre Que je n’y prétends rien.         Eh bien ! Moi, je vous jure Que j’y prétends beaucoup.         Va, tu n’es qu’un vaurien, Un fort mauvais plaisant, sans un écu de bien. J’avais un avocat dont j’étais fort contente ; Je prétends qu’il revienne, et veux qu’il instrumente Contre toi pour ma fille ; et tes cent mille francs Ne me tromperont pas, mon ami, plus longtemps : Ni vous non plus, madame.         Écoutez-moi, de grâce ; Souffrez sans vous fâcher que je vous satisfasse. Ah ! Souffrez que je crie, et quand j’aurai crié Je veux crier encore.         Eh ! tais-toi, ma moitié. Madame Ninon parle ; écoutons sans rien dire. Mes bons, mes chers voisins, daignez d’abord m’instruire Si c’est votre intérêt et votre volonté De donner votre fille et sa propriété À mon jeune Gourville, en cas que par mon compte À cent bons mille francs sa fortune se monte ? Oui, parbleu, ma voisine.         Eh bien ! je vous promets Qu’il aura cette somme.         Ah ! cela va bien... Mais Pour finir ce marché que de grand coeur j’approuve, Pour marier Sophie, il faut qu’on la retrouve ; On ne peut rien sans elle.         Eh bien ! Je veux encor M’engager avec vous à rendre ce trésor. Ah !         Mais auparavant je me flatte, j’espère, Que vous me laisserez finir ma grande affaire Avec le vertueux, le bon monsieur Garant. Oui, passe, et puis la mienne ira pareillement. Et puis la mienne aussi.         C’est une comédie ; Personne ne s’entend, et chacun se marie. Soupera-t-on bientôt ? Allons, mon grand flandrin, Il faut que je t’apprenne à te connaître en vin. J’y suis bien neuf encore... À tout ce grand mystère Ma présence, madame, est-elle nécessaire ? Vraiment oui ; demeurez : vous verrez avec nous Ce que monsieur Garant veut bien faire pour vous ; Et nous aurons besoin de votre signature. Je sais signer aussi.         Nous allons tout conclure. Eh bien ! tu vois, ma femme, et je l’avais bien dit, Que madame Ninon avec son grand esprit Saurait arranger tout.         Je ne vois rien paraître. Voilà monsieur Garant ; vous allez tout connaître. La raison, l’intérêt, le bonheur vous attend. Voici notre acte en forme et dressé congrûment, Avec mesure et poids, d’une manière sage, Selon toutes les lois, la coutume, et l’usage. Madame, permettez...         Un moment, mon voisin. De mon côté je tiens un charmant parchemin. Le ciel le bénira ; mais, avant d’y souscrire, À l’écart, s’il vous plaît, mettons-nous pour le lire. Non, mon coeur est si plein de tous vos tendres soins, Que je n’en puis avoir ici trop de témoins ; Et même j’ai mandé des amis, gens d’élite, Qui publieront mon choix et tout votre mérite. Nous souperons ensemble ; ils seront enchantés De votre prud’homie et de vos loyautés. Sans doute ce contrat porte en gros caractères Les deux cent mille francs qui sont pour les deux frères ? J’ignore ce qu’on peut leur devoir en effet, Et cela n’entre point dans l’état mis au net Des stipulations entre nous énoncées. Ce sont, vous le savez, des affaires passées ; Et nous étions d’accord qu’on n’en parlerait plus. Comment ?         À tout moment cent mille francs perdus ! Ma fille aussi ! sortons de ce franc coupe-gorge Où chacun me trompait, où ce traître m’égorge. Et c’est vous, grand nigaud, dont les séductions M’ont valu mes chagrins, m’ont causé tant d’affronts : Ma fille payera cher son énorme sottise. Vous vous trompez.         Voici le moment de la crise. Mon Dieu, ne sortez point ; restez, mon cher Agnant Quoi qu’il puisse arriver, tout finira gaîment. Il faut les adoucir par de bonnes paroles. Oui, qui ne disent rien... là... des raisons frivoles, Qu’on croit valoir beaucoup.         Laissez-moi m’expliquer, Et si dans mes propos un mot peut vous choquer, N’en faites pas semblant.         Ah ! Vraiment, je n’ai garde. Que disent-ils de nous ?         Et si je me hasarde De vous interroger, alors vous répondrez. Madame, et vous, Gourville, enfin vous apprendrez Quels sont mes sentiments, et quelles sont mes vues. Ma foi, jusqu’à présent elles sont peu connues. Vous voulez votre fille et de l’argent comptant ? Oui, mais rien ne nous vient.         Il faut premièrement Vous mettre tous au fait... Feu monsieur de Gourville Me confia ses fils, et je leur fus utile : Il ne put leur laisser rien par son testament ; Vous en savez la cause.     Oui.         Mais, par supplément, Il voulut faire choix d’un fameux personnage, Justement honoré dans tout le voisinage, Et bien recommandé par des gens vertueux Et ses amis secrets, tous bien d’accord entre eux ; Et cet homme de bien nommé son légataire, Cet homme honnête et franc, c’est monsieur.         C’est me faire Mille fois trop d’honneur.         C’est à lui qu’on légua Les deux cent mille francs qu’en hâte il s’appliqua. Des esprits prévenus eurent la fausse idée Qu’une somme si forte et par lui possédée N’était rien qu’un dépôt qu’entre ses mains il tient Pour le rendre aux enfants auxquels il appartient ; Mais il n’est pas permis, dit-on, qu’ils en jouissent C’est un crime effroyable, et que les lois punissent. N’est-ce pas ?     Oui, madame.         Et ces graves délits, Comment les nomme-t-on ?         Des fidéicommis. Et, pour se mettre en règle, il faut qu’un honnête homme Jure qu’à son profit il gardera la somme ? Oui, madame.     Ah ! Fort bien.         Et monsieur a juré Qu’il gardera le tout ?         Oui, je le garderai. De ta femme, ma foi, voilà la dot payée. J’enrage. Ah ! c’en est trop.         Soyez moins effrayée, Et daignez, s’il vous plaît, m’écouter jusqu’au bout. Pour moi, de cet argent je n’attends rien du tout ; Et je me sens, madame, indigne d’y prétendre. Pour moi, je le prendrais, au moins pour le répandre. Poursuivons... Toujours prêt de me favoriser, Monsieur, me croyant riche, a voulu m’épouser, Afin que nous puissions, dans des emplois utiles, Nous enrichir encor du bien des deux pupilles. Mais il ne fallait pas dire cela.         Si fait ; Rien ne saurait ici faire un meilleur effet. Il faut vous dire enfin qu’aussitôt que Gourville Eut fait son testament, un ami difficile, Un esprit de travers, eut l’injuste soupçon Que votre marguillier pourrait être un fripon. Mais vous perdez la tête !         Eh ! mon Dieu, non, vous dis-je. Gourville épouvanté dans l’instant se corrige ; Et peut-être trompé, mais sain d’entendement, Il fait, sans en rien dire, un second testament. Il m’a fallu courir longtemps chez les notaires Pour y faire apposer les formes nécessaires, Payer de certains droits qui m’étaient inconnus : Et, si j’avais tardé, les miens étaient perdus ; Monsieur gardait l’argent pour son beau mariage. Tenez, voilà, je pense, un testament fort sage : Il est en ma faveur ; c’est pour moi tout le bien : J’en ai le coeur percé ; monsieur Garant n’a rien. Quel tour !     La brave femme !         Entre eux deux je partage, Ainsi que je le dois, le petit héritage. Je souhaite à monsieur d’autres engagements, Une plus digne épouse, et d’autres testaments. Il faudra voir cela.         Lisez, vous savez lire. Il médite beaucoup, car il ne peut rien dire. La dot de votre fille enfin va se payer. Serviteur.     Tout à vous.         Adieu, cher marguillier. Adieu, vilain mâtin, qui m’en fis tant accroire. Et pourquoi t’en aller ? Reste avec nous pour boire. L’oeuvre m’attend, j’ai hâte.         Acceptez ce dépôt ; Vous les gardez si bien.         Laissons là ce maraud. Ah ! je suis à vos pieds.         Nous y devons tous être. Comme elle a démasqué, vilipendé le traître ! Et ma fille ?         Ah ! croyez que, dès qu’elle saura Qu’on va la marier, elle reparaîtra. Ne t’avais-je pas dit, Picard, que ma maîtresse À plus d’esprit qu’eux tous, d’honneur, et de sagesse?