Allons, enfants, à qui mieux mieux ; Jeunes garçons, jeunes fillettes, Parez cet autel glorieux ; Trémoussez-vous, paresseux que vous êtes : Mettez-moi cela Là, Rendez ce buffet Net ; Songez bien à ce que vous faites. Allons, enfants, à qui mieux mieux ; Trémoussez-vous, paresseux que vous êtes : Songez que vous serrez les belles et les dieux. Eh ! doucement, monsieur Grégoire, Nous sommes comme vous du temple de Bacchus ; Comme vous nous lui rendons gloire : Nous sommes tous très assidus A servir Bacchus et Vénus. Le grand-prêtre du temple est sans doute allé boire. Il reviendra : faites moins l’important. Alors que le maître est absent, Maître valet s’en fait accroire. Pardon, j’ai du chagrin.         On n’en a point ici. Vous vous moquez de nous.         Va, j’ai bien du souci. Nous attendons la noce, et mon maître m’ordonne De représenter sa personne, Et d’unir les amants qui seront envoyés De tous les lieux voisins pour être mariés. Ah ! j’enrage.         Comment ! c’est la meilleure aubaine Que jamais tu pourras trouver : Toujours ces fêtes-là nous valent quelque étrenne : Rien de mieux ne peut t’arriver. J’ai vu plus d’un hymen. L’une et l’autre partie S’est assez souvent repentie Des marchés qu’ici l’on a faits ; Mais le monsieur qui les marie, Quand il a leur argent, ne s’en repent jamais. C’est l’aimable Daphnis et la belle Glycère Qui viennent se donner la main. Que Daphnis est charmant !         Non, il est fort vilain. À toutes nos beautés que Daphnis a su plaire ! Il me déplaît beaucoup.     Qu’il est beau !         Qu’il est laid ! Très honnête garçon, libéral.     Non.         Si fait. Que Grégoire est méchant ! Me dira-t-il encore Que la future est sans beauté ? La future ?         Oui, Glycère ; on la fête, on l’adore ; Dans toute l’Arcadie on en est enchanté. Oui... la future... passe... elle est assez jolie ; Mais c’est un mauvais coeur, tout plein de perfidie, D’ingratitude, de fierté. Glycère, un mauvais coeur ! hélas ! c’est la bonté, C’est la vertu modeste, et pleine d’indulgence ; C’est la douceur, la patience ; Et de ses moeurs la pureté Fait taire encor la médisance. Vous me paraissez dépité : N’auriez-vous point été tenté D’empaumer le coeur de la belle ? Quand du succès on est flatté, Quand la dame n’est point cruelle, Vous la traitez de nymphe et de divinité ; Si vous en êtes rebuté, Vous faites des chansons contre elle. Allons, maître Grégoire, un peu moins de courroux : Recevons bien ces deux époux ; Que le festin soit magnifique. On boit ici son vin sans eau ; Mais n’allez pas gâter notre fête bacchique En perçant du mauvais tonneau. Comment ? Que dis-tu là ?     Je m’entends bien.         Petite, Tremble que ce mystère ici soit révélé ; C’est le secret des dieux, crains qu’on ne le débite : Aussitôt qu’on en a parlé, Apprends qu’on meurt de mort subite. Cesse tes discours familiers, Réprime ta langue maudite, Et respecte les dieux et les cabaretiers. Allons, reprenez votre ouvrage ; Servons bien ces heureux amants... Le dépit et la rage Déchirent tous mes sens. Hâtons ces heureux moments ; Courage, courage : Cognez, frappez, partez en même temps : Suspendez ces festons, étendez ce feuillage ; Que les bons vins, les amours, Nous donnent toujours Sous ces charmants ombrages D’heureuses nuits et de beaux jours. J’enrage, J’enrage. Je me vengerai ; Je les punirai : Ils me paieront cher mon outrage. Hâtons leurs heureux moments ; Cognez, frappez, partez en même temps. J’enrage, J’enrage. Ah ! j’aperçois de loin cette noce en chemin. La petite soeur de Glycère Est toujours à tout la première ; Elle s’y prend de bon matin. Cette rose est déjà fleurie, Elle a précipité ses pas. La voici... ne dirait-on pas Que c’est elle que l’on marie ? Eh ! Quoi donc ! Rien n’est prêt au temple de Bacchus ? Nous restons au filet ! Nos pas sont-ils perdus ? On ne fait rien ici quand on a tant à faire ! Ma soeur et son amant, mon bonhomme de père, Et celui de Daphnis, femmes, filles, garçons, Arrivent à la file, en dansant aux chansons. Ici je ne vois rien paraître. Réponds donc, Grégoire, réponds ; Mène-moi voir l’autel et monsieur le grand-prêtre. Le grand-prêtre, c’est moi.     Tu ris.     Moi, dis-je.         Toi ? Toi, prêtre de Bacchus ?         Et fait pour cet emploi. Quel étonnement est le vôtre ? Eh bien ! soit, j’aime autant que ce soit toi qu’un autre. Je suis vice-gérant dans ce lieu plein d’appas. Je conjoins les amants, et je fais leurs repas. Ces deux charmants ministères, Au monde si nécessaires, Sont sans doute les premiers. J’espère quelque jour, ma petite Prestine, Dans cette demeure divine Les exercer pour vous.         Hélas ! très volontiers. En ces beaux lieux c’est à Grégoire, C’est à lui d’enseigner Le grand art d’aimer et de boire ; C’est lui qui doit régner. Du dieu puissant de la liqueur vermeille Le temple est un cabaret ; Son autel est un buffet. L’Amour y veille Avec transport ; L’Amour y dort, Dort, dort, Sous les beaux raisins de la treille, Je vois nos gens venir ; je vais prendre à l’instant Mes habits de cérémonie. Il faut qu’a tous les yeux Grégoire justifie Le choix qu’on fait de lui dans un jour si brillant. Va vite... Avancez donc, mon père, mon beau-père, Ma chère soeur, mon cher beau-frère, Ah ! Que vous marchez lentement ! Cet air grave est, dit-on, décent : Il est noble, il a de la grâce ; Mais j’irais plus vivement Si j’étais à votre place, Pardonne, chère soeur, à mes sens éblouis Je me suis arrêtée a regarder Daphnis ; J’étais hors de moi-même, en extase, en délire ; Et je n’avais qu’un sentiment. Va, tout ce que je te puis dire, C’est que je t’en souhaite autant. Oh ! Qu’il est doux, sur nos vieux ans, De renaître dans sa famille Mon fils... ma fille Raniment mes jours languissants ; Mon hiver brille Des roses de leur printemps. Les jeunes gens qui veulent rire Traitent un vieillard De rêveur, de babillard : Ils ont grand tort ; Chacun aspire À notre sort ; Chacun demande à la nature De ne mourir qu’en cheveux blancs ; Et, dès qu’on parvient à cent ans, On a place dans le Mercure. Il s’agit bien de fredonner ; Ah ! Vous avez, je pense, assez d’autres affaires. Savez-vous à quel homme on a voulu donner Le soin de célébrer vos amoureux mystères ? À Grégoire.     À Grégoire !         Eh ! Qu’importe, grands dieux ! Tout m’est bon, tout m’est précieux ; Tout est égal ici quand mon bonheur approche. Si Glycère est à moi, le reste est étranger. Qu’importe qui sonne la cloche, Quand j’entends l’heure du berger ? Rien ne peut me déplaire, et rien ne m’intéresse : Je ne vois point ces jeux, ce festin solennel, Ces prêtres de l’hymen, ce temple, cet autel ; Je ne vois rien que la déesse. Ma fille !... Mon cher fils !... Glycère !... Tendre époux ! Aimons-nous tous quatre, aimons-nous. De la félicité, naissez, brillante aurore ; Naissez, faites éclore Un jour encor plus doux. Tendre amour, c’est toi que j’implore ; En tout temps tu règnes sur nous : Tendre amour, c’est toi que j’implore ; Aimons-nous tous quatre, aimons-nous. Ils aiment à chanter, et c’est là leur folie. Ne parviendrai-je point à faire ma partie ? Ces gens-là sur un mot vous font vite un concert ; Et ce qu’en eux surtout je révère et j’admire, C’est qu’ils chantent parfois sans avoir rien à dire : Ils nous ont sur-le-champ donné d’un quatuor. À mon oreille il plaisait fort ; Et, s’ils avaient voulu, j’aurais fait la cinquième. Mais on me laisse là ; chacun pense à soi-même. Le premier mari que j’aurai, Ah ! Grands dieux, que je chanterai ! On néglige ma personne, On m’abandonne. Le premier mari que j’aurai, Ah ! Grands dieux, que je chanterai ! Entrez, mes beaux messieurs, entrez, ma belle dame. Ma belle dame, au moins prenez bien garde à vous. Allez, j’en aurai soin ; ne crains rien, bonne femme. Que voilà deux charmants époux ! Prenez bien garde à vous, madame. Que veut-elle me dire ? Elle me fait trembler. L’amour est trop timide, et mon coeur est trop tendre. Auprès de votre amant qui peut donc vous troubler ? Nulle crainte en tel cas ne pourrait me surprendre. Le premier mari que j’aurai, Ah ! Bon dieu, que je chanterai ! On néglige ma personne, On m’abandonne. Le premier mari que j’aurai, Ah ! Grands dieux, que je chanterai ! Mes enfants, croyez-moi, nous savons les rubriques ; Faisons comme faisaient nos très prudents aïeux : Tout allait alors beaucoup mieux. C’était là le bon temps ; et les siècles antiques, Étant plus vieux que nous, auront toujours raison. Je vous dis que c’est là... que sera le garçon ; Ici... la fille ; ici... moi, du garçon le père. Là... vous ; et puis Prestine à côté de sa soeur, Pour apprendre son rôle, et le savoir bien faire. Mais j’aperçois déjà le sacrificateur. Qu’il a l’air noble et grand ! Une majesté sainte Sur son front auguste est empreinte ; Il ressemble à son dieu, dont il a la rougeur. Oui, l’on voit qu’il le sert avec grande ferveur. Silence, écoutons bien.         Futur, et vous, future, Qui venez allumer à l’autel de Bacchus La flamme la plus belle et l’ardeur la plus pure, Soyez ici très bien venus. D’abord, avant que chacun jure D’observer les rites reçus, Avant que de former l’union conjugale, Je vais vous présenter la coupe nuptiale. Ces rites sont d’aimer ; quel besoin d’un serment Pour remplir un devoir si cher et si durable ? Ce serment dans mon coeur constant, inaltérable, Est écrit par le sentiment En caractère ineffaçable. Hélas ! Si vous voulez, ma bouche en fera cent ; Je les répéterai tous les jours de ma vie ; Et n’allez pas penser que le nombre m’ennuie : Ils seront tous pour mon amant. Que ces deux gens heureux redoublent ma colère ! Dieux ! Qu’ils seront punis... Buvez, belle Glycère, Et buvez l’amour à longs traits. Buvez, tendres époux, vous jurerez après : Vous recevrez des dieux des faveurs infinies. Oui, nos pères buvaient dans leurs cérémonies, Aussi valaient-ils mieux qu’on ne vaut aujourd’hui : Depuis qu’on ne boit plus, l’esprit avec l’ennui Font bâiller noblement les bonnes compagnies. Les chansons en refrain des soupers sont bannies : Je riais autrefois, j’étais toujours joyeux : Et je ne ris plus tant depuis que je suis vieux : J’en cherche la raison, d’où vient cela, compère ? Mais... cela vient... du temps. Je suis tout sérieux, Bien souvent, malgré moi, sans en savoir la cause. Il s’est fait parmi nous quelque métamorphose. Mais il reste, après tout, quelques plaisirs touchants : Dans le bonheur d’autrui l’âme à l’aise respire ; Et quand nous marions nos aimables enfants, Je vois qu’on est heureux sans rire. Rendez-moi cette coupe. Eh quoi ! Vous frémissez ! Çà, jurez à présent ; vous, Daphnis, commencez. Je jure par les dieux, et surtout par Glycère, De l’aimer à jamais comme j’aime en ce jour. Toutes les flammes de l’amour Ont coulé dans ce vin quand j’ai vidé mon verre. Ô toi qui d’Ariane as mérité le coeur, Divin Bacchus, charmant vainqueur, Tu règnes aux festins, aux amours, à la guerre. Divin Bacchus, charmant vainqueur, Je t’invoque après ma Glycère. Descends, Bacchus, en ces beaux lieux ; Des Amours amène la mère ; Amène avec toi tous les dieux ; Ils pourront brûler pour Glycère. Je ne serai point jaloux d’eux ; Son coeur me préfère, Me préfère, me préfère aux dieux. C’est à vous de jurer, Glycère, à votre tour, Devant Bacchus lui-même, au grand dieu de l’amour. Je jure une haine implacable À ce vilain magot, À ce fat, à ce sot ; Il m’est insupportable. Je jure une haine implacable. À ce fat, à ce sot. Oui, mon père, oui, mon père, J’aimerais mieux en enfer Épouser Lucifer. Qu’on n’irrite point ma colère ; Oui, je verrais plutôt le peu que j’ai d’appas Dans la gueule du chien Cerbère, Qu’entre les bras Du vilain qui croit me plaire. Qu’ai-je entendu ! Grands dieux !     Ah ! Ma fille !         Ah ! Ma soeur ! Est-ce vous qui parlez, ma Glycère ?         Ah ! L’horreur ! Ôte-toi de mes yeux ; ton seul aspect m’afflige. Quoi ! C’est donc tout de bon ?         Retire-toi, te dis-je ; Tu me donnerais des vapeurs. Eh ! Qu’est-il arrivé ? Dieux puissants, dieux vengeurs, En étiez-vous jaloux ? M’ôtez-vous ce que j’aime ? Ma charmante maîtresse, idole de mes sens, Reprends les tiens, rentre en toi-même ; Vois Daphnis à tes pieds, les yeux chargés de pleurs. Je ne puis te souffrir : je te l’ai dit, je pense, Assez net, assez clairement. Va-t-en, ou je m’en vais.         Ciel ! quelle extravagance ! Prétends-tu m’éprouver par ces affreux ennuis ? As-tu voulu jouir de ma douleur profonde ? Tu ne t’en vas point ; je m’enfuis : Pour être loin de toi j’irais au bout du monde. Je suis tout confondu... Je frémis... Je me meurs ! Quel changement ! quelles alarmes ! Est-ce là cet hymen si doux, si plein de charmes ? Non, je ne rirai plus ; coulez, coulez, mes pleurs. Dieu puissant, rends-nous tes faveurs. Quand je vois quatre personnes Ainsi pleurer en chantant, Mon coeur se fend. Bacchus, tu les abandonnes : Il faut en faire autant. Écoutez ; j’ai du sens, car j’ai vu bien des choses, Des esprits, des sorciers, et des métempsycoses. Le dieu que je révère, et qui règne en ces lieux, Me semble, après l’Amour, le plus malin des dieux. Je l’ai vu dans mon temps troubler bien des cervelles ; Il produisait souvent d’assez vives querelles : Mais cela s’éteignait après une heure ou deux. Peut-être que la coupe était d’un vin fumeux, Ou dur, ou pétillant, et qui porte à la tête. Ma fille en a trop bu ; de là vient la tempête Qui de nos jours heureux a noirci le plus beau. La coupe nuptiale a troublé son cerveau : Elle est folle, il est vrai ; mais, dieu merci, tout passe : Je n’ai vu ni d’amour ni de haine sans fin... Elle te r’aimera ; tu rentreras en grâce Dès qu’elle aura cuvé son vin. Mon père, vous avez beaucoup d’expérience, Vous raisonnez on ne peut mieux : Je n’ai ni raison ni science, Mais j’ai des oreilles, des yeux. De ce temple sacré j’ai vu la balayeuse Qui d’une voix mystérieuse A dit à ma grand’soeur, avec un ton fort doux : Quand on vous mariera, prenez bien garde à vous. J’avais fait peu de cas d’une telle parole ; Je ne pouvais me défier Que cela put signifier Que ma grand’soeur deviendrait folle. Et puis je me suis dit (toujours en raisonnant) : Ma soeur est folle cependant. Grégoire est bien malin : il pourchassa Glycère, Il n’en eut qu’un refus : il doit être en colère. Il est devenu grand seigneur : On aime quelquefois à venger son injure. Moi, je me vengerais si l’on m’ôtait un coeur. Voyez s’il est quelque valeur Dans ma petite conjecture. Oui, Prestine a raison.         Cette fille ira loin. Ce sera quelque jour une maîtresse femme. Allez tous, laissez-moi le soin De punir ici cet infâme ; A ce monstre ennemi je veux arracher l’âme. Laissez-moi.         Qui l’eût cru qu’un jour si fortuné A tant de maux fût destiné ? Hélas ! J’en ai tant vu dans le cours de ma vie ! De tous les temps passés l’histoire en est remplie. Écoutez ; j’ai du sens, car j’ai vu bien des choses, Des esprits, des sorciers, et des métempsycoses. Le dieu que je révère, et qui règne en ces lieux, Me semble, après l’Amour, le plus malin des dieux. Je l’ai vu dans mon temps troubler bien des cervelles ; Il produisait souvent d’assez vives querelles : Mais cela s’éteignait après une heure ou deux. Peut-être que la coupe était d’un vin fumeux, Ou dur, ou pétillant, et qui porte à la tête. Ma fille en a trop bu ; de là vient la tempête Qui de nos jours heureux a noirci le plus beau. La coupe nuptiale a troublé son cerveau : Elle est folle, il est vrai ; mais, dieu merci, tout passe : Je n’ai vu ni d’amour ni de haine sans fin... Elle te r’aimera ; tu rentreras en grâce Dès qu’elle aura cuvé son vin. Mon père, vous avez beaucoup d’expérience, Vous raisonnez on ne peut mieux : Je n’ai ni raison ni science, Mais j’ai des oreilles, des yeux. De ce temple sacré j’ai vu la balayeuse Qui d’une voix mystérieuse A dit à ma grand’soeur, avec un ton fort doux : Quand on vous mariera, prenez bien garde à vous. J’avais fait peu de cas d’une telle parole ; Je ne pouvais me défier Que cela put signifier Que ma grand’soeur deviendrait folle. Et puis je me suis dit (toujours en raisonnant) : Ma soeur est folle cependant. Grégoire est bien malin : il pourchassa Glycère, Il n’en eut qu’un refus : il doit être en colère. Il est devenu grand seigneur : On aime quelquefois à venger son injure. Moi, je me vengerais si l’on m’ôtait un coeur. Voyez s’il est quelque valeur Dans ma petite conjecture. Oui, Prestine a raison.         Cette fille ira loin. Ce sera quelque jour une maîtresse femme. Allez tous, laissez-moi le soin De punir ici cet infâme ; À ce monstre ennemi je veux arracher l’âme. Laissez-moi.         Qui l’eût cru qu’un jour si fortuné À tant de maux fût destiné ? Hélas ! j’en ai tant vu dans le cours de ma vie ! De tous les temps passés l’histoire en est remplie. Ô douleur ! Ô transports jaloux ! Holà ! Hé ! Monsieur le grand-prêtre, Monsieur Grégoire, approchez-vous. Quel profane en ces lieux frappe, et me parle en maître ? C’est moi ; me connais-tu ?         Qui, toi ? mon ami, non, Je ne te connais point à cet étrange ton Que tu prends avec moi.         Tu vas donc me connaître ! Tu mourras de ma main ; je vais t’assommer, traître ! Je vais t’exterminer, fripon ! Tu manques de respect à Grégoire, à ma place ! Va, ce fer que tu vois en manquera bien plus ! Il faut punir ta lâche audace : Indigne suppôt de Bacchus, Tremble, et rends-moi ma femme.         Eh ! mais pour te la rendre Il faudrait avoir eu le plaisir de la prendre : Tu vois, je ne l’ai point.         Non, tu ne l’auras pas ; Mais c’est toi qui me l’as ravie ; C’est toi qui l’as changée, et presque dans mes bras : Elle m’aimait plus que sa vie Avant d’avoir goûté ton vin. On connaît ton esprit malin ; A peine a-t-elle bu de ta liqueur mêlée, Sa haine contre moi soudain s’est exhalée ; Elle me fuit, m’outrage, et m’accable d’horreurs. C’est toi qui l’as ensorcelée ; Tes pareils dès longtemps sont des empoisonneurs. Quoi ! ta femme te hait !         Oui, perfide ! à la rage. Eh mais ! c’est quelquefois un fruit du mariage ; Tu peux t’en informer.         Non, toi seul as tout fait : Tu mets à mon bonheur un invincible obstacle. Tu crois donc, mon ami, qu’une femme en effet Ne peut te haïr sans miracle ? Je crois que dans l’instant à mon juste dépit, Lâche, ton sang va satisfaire. Il le ferait comme il le dit, Car je n’ai plus mon bel habit Pour qui le peuple me révère, Et ma personne est sans crédit Auprès de cet homme en colère ; Il le ferait comme il le dit, Car je n’ai plus mon bel habit. Apaise-toi, rengaine... Eh bien ! je te promets Qu’aujourd’hui ta Glycère, en son sens revenue, A son époux, à son amour rendue, Va te chérir plus que jamais. Ô ciel ! Est-il bien vrai ? Mon cher ami Grégoire, Parle ; que faut-il faire ?         Il vous faut tous deux boire Ensemble une seconde fois. Sur cet autel Grégoire jure Qu’on t’aimera. Rien ne dure Dans la nature ; Rien ne durera, Tout passera. On réparera ton injure. On t’en fera ; On l’oubliera. Rien ne dure Dans la nature ; Rien ne durera, Tout passera. Sur cet autel Grégoire jure Qu’on m’aimera. Rien ne dure Dans la nature ; Rien ne durera, Tout passera. On réparera mon injure. On m’en fera ; On l’oubliera. Rien ne dure Dans la nature ; Rien ne durera, Tout passera. Le caprice d’une femme Est l’affaire d’un moment ; La girouette de son âme Tourne, tourne... au moindre vent. Oui, c’étaient des vapeurs ; c’est une maladie Où les vieux médecins n’entendent jamais rien : Cela vient tout d’un coup... quand on se porte bien... Une seconde dose à l’instant l’a guérie. Oh ! Que cela t’a fait de bien ! Ces espèces de maux s’appellent frénésie. Feu ma femme autrefois en fut longtemps saisie ; Quand son mal lui prenait, c’était un vrai démon. Ma femme aussi.         C’était un torrent d’invectives, Un tapage, des cris, des querelles si vives... Tout de même.         Il fallait déserter la maison. La bonne me disait : Je te hais, d’un courage, D’un fond de vérité... cela partait du coeur. Grâce au ciel, tu n’as plus cette mauvaise humeur, Et rien ne troublera ta tête et ton ménage. Qu’est-il donc arrivé ? qu’ai-je fait ? qu’ai-je dit ? À l’amant que j’adore aurai-je pu déplaire ? Hélas ! j’aurais perdu l’esprit ! L’amour fit mon hymen ; mon coeur s’en applaudit : Vous le savez, grands dieux ! si ce coeur est sincère. Mais dès le second coup de vin Qu’à cet autel on m’a fait boire, Mon amant est parti soudain, En montrant l’humeur la plus noire ; Attachée à ses pas j’ai vainement couru. Où donc est-il allé ? Ne l’avez-vous point vu ? Il arrive.         En effet je vois sur son visage Je ne sais quoi de dur, de sombre, de sauvage. Cher amant, vole dans mes bras : Dieu de mes sens, dieu de mon âme, Animez, redoublez mon éternelle flamme... Ah ! ah ! ah ! cher époux, ne te détourne pas ; Tes yeux sont-ils fixés sur mes yeux pleins de larmes ? Ton coeur répond-il à mon coeur ? Du feu qui me consume éprouves-tu les charmes ? Sens-tu l’excès de mon bonheur ? Écoute, malheureux beau-père, Tu m’as donné pour femme une Mégère ; Dès qu’on la voit on s’enfuit ; Sa laideur la rend plus fière ; Elle est fausse, elle est tracassière ; Et, pour mettre le comble à mon destin maudit, Veut avoir de l’esprit. Je fus assez sot pour la prendre ; Je viens la rendre : Ma sottise finit... Le mariage Est heureux et sage Quand le divorce le suit. Ô ciel ! Ô juste ciel, en voilà bien d’un autre. Ah ! quelle douleur est la nôtre ! Beau-père, pour jamais je renonce à la voir : Je m’en vais voyager loin d’elle... Adieu... Bonsoir. Quel démon dans ce jour a troublé ma famille ! Hélas ! ils sont tous fous : Ce matin c’était ma fille, Et le soir c’est son époux. D’une plainte commune Unissons nos soupirs. Nous trouvons l’infortune Au temple des plaisirs. Ah ! j’en mourrai, mon père. Ah ! tout me désespère. Inutiles désirs ! D’une plainte commune Unissons nos soupirs. Nous trouvons l’infortune Réjouissez-vous tous.         Ah ! ma soeur, je suis morte ! Je n’en puis revenir.         N’importe, Je veux que vous dansiez avec mon père et moi. C’est bien prendre son temps, ma foi ! Serais-tu folle aussi, Prestine, à ta manière ? Je suis gaie et sensée, et je sais votre affaire ; Soyez tous bien contents.         Ah ! Méchant petit coeur ! Lorsqu’à tant de chagrins tu nous vois tous en proie, Peux-tu bien dans notre douleur Avoir la cruauté de montrer de la joie ? Avant de parler je veux chanter, Car j’ai bien des choses à dire. Ma soeur, je viens vous apporter De quoi soulager votre martyre. Avant de parler je veux chanter, Avant de parler je veux rire : Et quand j’aurai pu tout vous conter, Tout comme moi vous voudrez chanter, Comme moi je vous verrai rire. Au temple des plaisirs. Conte-nous donc, Prestine, et puis nous chanterons, Si de nous consoler tu donnes des raisons. D’abord, ma pauvre soeur, il faut vous faire entendre Que vous avez fait fort mal De ne nous pas apprendre Que de ce beau Daphnis Grégoire était rival. Hélas ! quel intérêt mon coeur put-il y prendre ? L’ai-je pu remarquer ? Je ne voyais plus rien. Je vous l’avais bien dit, Grégoire est un vaurien, Bien plus dangereux qu’il n’est tendre. Sachez que dans ce temple on a mis deux tonneaux Pour tous les gens que l’on marie : L’un est vaste et profond ; la tonne de Cîteaux N’est qu’une pinte auprès ; mais il est plein de lie ; Il produit la discorde et les soupçons jaloux, Les lourds ennuis, les froids dégoûts, Et la secrète antipathie : C’est celui que l’on donne, hélas ! à tant d’époux, Et ce tonneau fatal empoisonne la vie. L’autre tonneau, ma soeur, est celui de l’amour ; Il est petit... petit... on en est fort avare ; De tous les vins qu’on boit c’est, dit-on, le plus rare. Je veux en tâter quelque jour. Sachez que le traître Grégoire Du mauvais tonneau tour à tour Malignement vous a fait boire. Ah ! de celui d’amour je n’avais pas besoin ; J’idolâtrais sans lui mon amant et mon maître. Temple affreux ! coupe horrible ! Ah ! Grégoire ! ah ! le traître ! Qu’il a pris un funeste soin ! D’où sais-tu tout cela ?         La servante du temple Est une babillarde ; elle m’a tout conté. Oui, de ces deux tonneaux j’ai vu plus d’un exemple ; La servante a dit vrai. La docte antiquité A parlé fort au long de cette belle histoire. Jupiter autrefois, comme on me l’a fait croire, Avait ces deux bondons toujours à ses côtés ; De là venaient nos biens et nos calamités. J’ai lu dans un vieux livre...         Eh ! Lisez moins, mon père ; Et laissez-moi parler. Dès que j’ai su le fait, Au bon vin de l’amour j’ai bien vite en secret Couru tourner le robinet ; J’en ai fait boire un coup à l’amant de Glycère : D’amour pour toi, ma soeur, il est tout enivré, Repentant, honteux, tendre ; il va venir. Il rosse Le méchant Grégoire à son gré. Et moi, qui suis un peu précoce, J’ai pris un bon flacon de ce vin si sucré, Et je le garde pour ma noce. Ma soeur, ma chère soeur, mon coeur désespéré Se ranime par toi, reprend un nouvel être ; C’est Daphnis que je vois paraître ; C’est Daphnis qui me rend au jour. Ah ! Je meurs à tes pieds et de honte et d’amour. Chantons tous cinq, en ce jour d’allégresse, Du bon tonneau les effets merveilleux. Ma soeur... Mon fils... Mon amant... Ma maîtresse... Aimons-nous, bénissons les dieux : Deux amants brouillés s’en aiment mieux. Que tout nous seconde ; Allons, courons, jetons au fond de l’eau Ce vilain tonneau ; Et que tout soit heureux, s’il se peut, dans le monde.