publié par Paul FIEVRE Janvier 2015.
Lu et approuvé ce 9 Décembre 1783. SUARD, Vu l’Approbation, permis d’imprimer et distribuer, ce 9 Décembre 1783. LE NOIR.
Votre nom, si cher aux Lettres protège véritablement tous ceux qui les cultivent et qui ont l’avantage de vous appartenir. Il semble que sous cet abri puissant ils doivent plus redouter les dangers auxquels ils s’exposent par la publication de leurs Ouvrages, C’est d’après cette expérience heureuse que j’ose vous présenter cette Comédie, La nouvelle adoption dont vous daignez l’honorer lui fera sans doute obtenir, à la lecture, la même saveur qui l’a soutenue au Théâtre. Mais mon plus grand succès, MONSEIGNEUR, serait de vous faire agréer ce faible tribut, comme l’expression de tous les hommages que je ne puis vous offrir qu’au fond du cour.
Je suis avec le plus profond respect, de MONSIEUR, Le très humble et très obéissant serviteur, DE BIÈVRE.
L’Impression qu’a fait cette Comédie, la rend digne peut-être d’un examen un peu réfléchi. Je désire que des Littérateurs honnêtes et éclairés en fassent l’objet de leur attention, tant pour mon instruction particulière, que pour le bien de l’art en lui-même : car je ne voudrais devoir que de la reconnaissance à mes Juges. Je n’entreprendrai point de défendre mon ouvrage qui n’est pas sans doute à l’abri de la critique : mais j’avoue que j’y ai déployé toutes mes forces, et que , depuis plus de six ans qu’il est terminé, je ne lai trouvé susceptible que de très légers changements. Voilà le véritable motif qui m’engage à rechercher les conseils qu’un goût sûr et impartial voudra bien me donner.
Pour mettre le Lecteur à portée de juger plus facilement de l’exécution et du choix de mes intentions, je dois peut-être les déclarer ici. Dans une époque où la séduction semble être devenue l’objet d’une étude profonde, j’ai pensé qu’il n’était pas inutile pour les moeurs de mettre au jour quelques-uns des secrets de cet art terrible. De cette intention première, dérivent toutes les autres, et elles sont indiquées très-clairement dans ma Comédie :
C’est ce principe que j’ai vouai mettre en action, et qui a déterminé le choix de ceux de mes personnages qui succombent ou résistent à raison de leur expérience et de leur esprit. Mais le véritable but moral de la Pièce et celui qui me la fait entreprendre, le voici :
Des critiques qu’on a déjà faites sur cette Comédie, je ne répondrai qu’à celle d’un homme de lettres, dont j’honore infiniment les lumières et les talents, qui aurait désiré que j’eusse motivé et prononcé davantage la colère du père au quatrième acte. C était aussi le sentiment de mon bon ami Monsieur Collé que je viens de perdre ; mais j’ai pensé qu’il était dans la nature de rejeter toujours sur les autres les torts de notre crédulité, et que le Séducteur devenait bien plus adroit en ne lui laissant qu’une très faible donnée pour entourer Rosalie de malheurs et la persuader.
Je ne me justifierai point de ce qu’on a dit sur le Valet philosophe, Les Valets Marquis n’ont révolté personne, et la Société les a soufferts sur la scène avec beaucoup de philosophie : mais c’est surtout de l’acception moderne du mot "penseur" que j’ai voulu venger les Gens de lettres. C’est de tout mon cour que j’ai jeté un ridicule sur ce titre par le nom même de Zéroaès, qui a été laquais, qui n’a point lu l’histoire, qui ne lit pas de vers et qui ne rien écrit, qui ne sait point l’orthographe, et qui cependant trouve à dîner, parce qu’il a dit au Public qu’il était Philosophe. Ceux qui se reconnaîtront à ce portrait ne méritent pas assurément que je leur en fasse mes excuses.
Il est sensible que je dois à l’Auteur de Clarisse* quelques traits, quelques situations même de cette Comédie, et surtout le caractère principal, que j’ai toutefois revêtu de nos couleurs et des formes de l’époque actuelle : mais le génie bien plus rare que j’ai cité au troisième acte, parce que son nom immortel est souvent sur mes lèvres et toujours dans mon cour, est le seul qui m’ait conduit dans mon travail, et je sais bien que je ne dois mon succès qu’aux efforts, que j’ai faits pour m’élever jusqu’à lui. On m’a su gré du moins de l’avoir tenté, Je déplorais depuis longtemps l’illusion qui nous empêche de sentir à quel point nous devons nous arrêter dans les Arts. Si les hommes avaient cet avantage, il y a longtemps que les véritables principes seraient fixés dans tous les genres et dans tous les lieux : mais l’esprit humain est animé par une force qui le porte toujours en avant : il ne mesure ses progrès que sur la longueur du terrain qu’il parcourt ; et partout, sur la route, c’est toujours l’amour propre qui nous conduit. En laissant derrière nous les générations qui nous ont précédés, nous croyons aller plus loin qu’elles : mais, au moral comme au physique, la Nature nous a jeté sur un plan circulaire où la perfection occupe un bien petit espace. C’est le midi de notre course. Au-delà , nous retombons par degrés dans l’obscurité d’une nuit profonde ; et l’amour-propre infatigable qui nous y a précipités nous ramène ensuite à la clarté du jour. C’est ainsi que ce mobile universel compense le bien et le mal qu’il nous fait. Peut-être ne faut-il pas nous en plaindre. S’il cessait un moment de nous entraîner, qui fait le degré du cercle ou il arrêterait notre course ! Il est à croire que ce serait au point central de la nuit, car c’est là que nous l’écoutons avec le plus de complaisance ; c est là que la fumée la plus épaisse nous environne ; c’est enfin dans le vide qu’il doit occuper le plus d’espace. Il est cependant bien étonnant que les révolutions, qui ont amené et détruit les siècles de Périclès, d’Auguste et de Léon X, ne nous aient pas mis dans le secret de ces grands changements, et que nous fartions tant d’efforts pour sortir du mouvement du siècle de Louis XIV. C’est aux âmes fortes et vigoureuses à ramener les beaux jours des Arts dans ma Patrie, en la forçant à retourner en arrière. J’entrerai volontiers dans cette noble conjuration, et je me ferai même un devoir de reconnaître pour chefs tous ceux qui en sont plus dignes que moi.
* "Clarice ou l’amour constant", tragi-comédie de Jean Rotrou, 1641.
Je voudrais bien , Monsieur, vous faire part des raisons qui m’ont empêchée de vous recevoir à Paris.
Vous aurez été sûrement étonné de trouver ma porte fermée si souvent : mais vous savez que les femmes ne font pas toujours tout ce qu’elles veulent.
J’apprends que vous êtes dans mon voisinage , et je vous engage à venir me voir vers quatre heures dans ma solitude.
Et plus tard je pourrais sortir.
Et demain je vais à Versailles.
Je voudrais cependant me justifier vis-à-vis de vous.
Car s’il est dangereux d’être trop votre amie, il est bien difficile de consentir à être votre ennemie.
Sauvez-moi de ces deux écueils, en acceptant ma proposition".
Je vous prie de ne pas oublier de me rapporter mon billet en venant me voir.
Venez, ma chère fille, venez vous jeter dans mes bras.
Votre situation est affreuse.
Mon fils est dans un état qui vous ferait pitié.
Je tremble pour sa vie.
Je n’ai pas ose le mener avec moi, craignant des éclats funestes qui pourraient hasarder votre réputation : mais je n’ai pu refuser à ma fille le plaisir de venir embrasser sa soeur : ( car c’est ainsi qu’elle vous nomme déjà.)
Si vous craignez de partir avec nous, venez du moins nous voir un moment, et consulter ensemble sur les moyens les plus honnêtes et les plus sûrs pour vous sauver : car vous êtes perdue, ma chère fille.
Venez donc, je vous attends avec une impatience égale à vos malheurs.
Le dénouement que l’on vient de lire est véritablement celui que je préfère, et que je me suis obstiné à ne point changer, depuis que j’ai terminé cette Comédie. Après la représentation de le Cour, ébranlé par les conseils de quelques personnes, je l’avais changé, comme on va le voir ; et le jour de la première représentation à Paris, je croyais encore à midi qu’on exécuterait le nouveau. Une Lettre du grand Acteur (M. Molé) à qui j’ai tant d’obligation m’a déterminé à rétablir 1’ancien, et je croîs qu’il avait raison. Le Lecteur en jugera : mais qu’il se souvienne que le Séducteur a été Congédié d’une manière assez dure au quatrième Acte ; qu’après avoir été démasqué par tout le monde, il revient au cinquième pour être témoin de l’horreur qu’il inspire, se voir enlever sa proie, et qu’enfin, menacé d’être arrêté, il est véritablement forcé de chercher un asile hors de France. On ne le regarde point comme puni, parce qu’il s’en va avec un trait d’insouciance et de gaieté ; mais je soutiens qu’un homme de ce caractère ne peut être puni que par le fait, et qu’il ne doit pas faiblir un instant ; et je sais bien où j’ai puisé cette leçon. Malgré cela, je céderai volontiers à de meilleures raisons que les miennes ; et pour le prouver, je soumets le nouveau dénouement à la décision du lecteur.
Voyez page 126 [de l’édition originale]
ROSALIE, remettant à Orphise la fausse lettre.
Lisez ce billet.
ORGON, lisant avec Orphise.
Quoi ?
Après avoir lu.
Quel homme abominable !
À Zénorès.
Eh ! bien, mon digne ami...
ROSALIE, vivement
Lui ! mon père : Ah ! je dois
Détromper votre coeur et votre bonne foi.
C’est lui qui m’a remis la lettre.
ORGON.
Comment traître ?
ZÉRONÈS.
Mais, Monsieur...
ORGON.
À mes yeux gardes-toi de paraître,
Crains que je ne te livre à la rigueur des lois.
Ma colère du moins serait juste une fois.
À ses gens.
Suivez ce malheureux : allez : je vous l’ordonne :
Et gardez en sortant qu’il ne parle à personne.
DAMIS, à part aux gens à Orgon.
Non, restez : c’est à moi d’accompagner ses pas.
Il sort accompagnant Zéronès.
ORPHISE.
Et vous avez pu croire à cet écrit !
ROSALIE.
Hélas !
ORPHISE.
Vous !
ROSALIE.
Darmance est venu pour m’empêcher d’y croire.
ORPHISE.
Vous n’avez pas voulu m’en accorder la gloire.
ROSALIE.
Ah ! Mon coeur envers vous est bien plus criminel!
ORPHISE, à Orgon.
Je vous l’avais prédit. Eh ! Bien, père cruel,
Quel parti prenez-vous ?
ORGON.
Le parti le plus sage :
De ne croire que vous, de vous abandonner
Le bonheur de ma fille et de lui pardonner.
ORPHISE.
Après avoir considéré les deux jeunes gens qui l’entourent en la suppliant.
Je vois qu’il faut ici que chacun se pardonne
Allons : je vais user du pouvoir qu’on me donne.
De la séduction qui peut se garantir !
Unissant leurs mains.
Ne vous séparez plus pour mieux vous secourir.
Que ce moment d’erreur vous guide et vous éclaire.
ORGON.
Bien : venez, mes enfants, consolez votre père.
Je cède, et je consens que vous soyez heureux.
Demain , sans plus tarder, je comblerai vos voeux.
DAMIS, revenant d’accompagner Zénorès.
On vous fera, Monsieur, une prompte justice.
Assuré du Marquis, on saisit son complice.
ORGON.
Rendons grâce au pouvoir qui nous a tous vengés :
Mais ma crédulité vous a feule outragés.
C’est vous seuls, mes enfants, qui charmerez ma vie.
Que mon amour pour vous soit ma philosophie.
Alors, pour préparer la punition du Marquis, je changerais ainsi la Scène II du Vème Acte, page 117, qui a été supprimée après la première représentation.
MÉLISE.
Mais daignez m’écouter et retenez ces cris.
Vous n’avez rien à craindre ; Oui, j’en reçois l’avis.
On a su du Marquis dévoiler la conduite.
Rien ne peut le sauver que la plus prompte fuite.
ORPHISE.
Mais Rosalie est donc muette à mes douleurs
Quand vous m’avez surprise à la poste, mes pleurs,
Mes sanglots l’appelaient, et ma cruelle amie...
DAMIS.
Oh ! Ciel ! Si dans sa chambre elle est évanouie !
Après tant de chagrins peut-être...
ORPHISE.
Je frémis.
Précipitons nos pas. Soutenez-moi Damis...
Faisons tout pour la voir, et cachons à son père
Dès soupçons qui pourraient réveiller sa colère.
C’est sur ces points délicats que je demande des conseils donnés avec réflexion et impartialité, et c’est ainsi que je puis avoir véritablement obligation à mes Juges.