L’AVARE AMOUREUX
COMÉDIE EN UN ACTE ET EN PROSE
REPRÉSENTÉE SUR LE THÉÂTRE DE LA NATION.

M. DCC. LXXXI. AVEC APPROBATION ET PERMISSION.

Par M. d’AIGUEBERRE, conseiller au Parlement de Toulouse.

APPROBATION. §

Permis d’imprimer de 15 mars 1781 ; LARTIGUE, Juge-****.

À TOULOUSE, Chez BROULHIET, Libraiire, acquéreur de fond de M. Baour, rue St. Rome, faisant coin de la rue Dunai.

ACTEURS. §

  • ARGANTE, amant de Julie.
  • GÉRONTE, père de Julie.
  • JULIE, fille de Géronte.
  • DORIMÈNE, soeur de Géronte.
  • VALÈRE, amant de Julie.
  • NÉRINE, suivante de Julie.
  • MONSIEUR SUBTIL, notaire.
  • MONSIEUR COURTELIGNE, notaire.
La Scène est à la Maison de Campagne de...

SCÈNE PREMIÈRE. Argante, Nérine. §

ARGANTE.

Enfin Nérine, me voilà tout déterminé à épouser Julie ; et je viens pour la demander en mariage à son père.

NÉRINE.

Et Dieu, sait si les préparatifs sont magnifiques, étoffes précieuses, diamants de prix, valets nombreux, carrosse brillant...

ARGANTE.

Oh ! Pour moi je hais comme le Diable toute sorte de voitures ; et je trouve que l’exercice me fait du bien. À l’égard de Julie, je lui ferai si bonne compagnie, qu’elle n’aura pas besoin d’équipage pour aller se désennuyer ailleurs.

NÉRINE.

Voilà qui vous épargnera bien de l’argent, Monsieur Argante.

ARGANTE.

Est-ce que tu crois que ce que j’en fais, c’est par avarice ?

NÉRINE.

Je ne dis pas cela.

ARGANTE.

Tu sais le peu de cas que je fais de l’argent.

NÉRINE.

Je sais que vous êtes l’homme du monde le plus généreux : cependant qui ne vous connaîtrait pas, ne saurait qu’en croire.

ARGANTE.

Que veux-tu dire ?

NÉRINE.

1

Vous m’aviez dit ces jours passés, quand nous fûmes à Passy, que vous prétendiez donner à Julie une fête fur l’eau qui charmerait tout le monde.

ARGANTE.

Les ordres étaient donnés ; et la fête eût été magnifique, si elle eût été exécutée ; mais je songeai que cela aurait pu faire tort à la réputation de Julie, et qu’il valait mieux renvoyer la Fête après notre mariage.

NÉRINE.

2

La chose en effet en sera plus rare. Mais vous aviez promis aussi de quitter cette vilaine maison que vous occupez dans la rue Mouffetard.

ARGANTE.

Qu’appelles-tu, vilaine maison ? Elle est grande, commode, et je m’y porte bien.

NÉRINE.

Il y a encore une chose qui déplaît infiniment à Julie.

ARGANTE.

Quelque fantaisie, sans doute.

NÉRINE.

C’est votre profession d’homme de robe ; et si vous pouviez...

ARGANTE.

Quoi, veut-elle qu’à mon âge, je me fasse mousquetaire.

NÉRINE.

Vous ne feriez peut-être pas si mal ; si je lui ai toujours vu un fond d’estime pour ce corps là.

ARGANTE.

3

Folies que tout cela. Quand Julie connaîtra tout ce que vaut un homme de robe, elle sera ravie d’être ma femme. Adieu, Nérine, je vais presser les choses, et savoir de Monsieur Géronte ce qu’il prétend faire pour sa fille en la mariant.

SCÈNE II. §

NÉRINE.

Voilà une nouvelle à donner à Julie ; qui ne lui fera pas grand plaisir ; mais je la vois, elle me paraît déjà toute informée de ce qui se passe.

SCÈNE III. Julie, Nérine. §

JULIE.

Ah ! Ma chère Nérine, je suis dans le dernier désespoir. Monsieur Argante est dans le cabinet de mon père ; et peut-être que les articles font déjà dressés.

NÉRINE.

4

Et moi je vous dis qu’ils ne le font, ni ne le feront. Jamais avares n’ont fait affaire ensemble. Votre Père s’est très raisonnablement, et pour le vieux robin, votre amant, c’est l’avarice parlante : je les défie de conclure.

JULIE.

Mais s’ils venaient à terminer ...

NÉRINE.

Et si par dessus le marché, vous y donniez les mains, il n’en serait rien.

JULIE.

Et la raison ?

NÉRINE.

La raison est que je m’y oppose ; et qu’on n’a jamais vu de mariage se faire sans l’aveu de la suivante.

JULIE.

Sont-ce là les sûretés que tu me donnes ?

NÉRINE.

Il faut bien vous en donner d’extravagantes, puisque les raisonnables n’y font rien. Faut-il vous repérer vingt fois que Monsieur votre père n’est pas homme à vous faire le moindre avantage ; et que Monsieur Argante n’est pas homme... Mais voici votre tante qui achèvera de vous rassurer.

SCÈNE IV. Dorimène, Julie, Valère, Nérine. §

JULIE.

Ah ! Ma chère Tante, vous me voyez dans une inquiétude mortelle.

DORIMÈNE.

Et de quoi s’agit-il, ma nièce ?

JULIE.

Monsieur Argante et mon père sont ensemble, et je vais être mariée à l’homme du monde que je hais le plus.

VALÈRE.

Madame, vous connaissez mes sentiments pour Julie ; et il serait temps de vouloir bien les appuyer auprès de Monsieur votre frère.

DORIMÈNE.

Point du tout. Je connais mon frère, c’est l’homme du monde le plus opiniâtre. Il n’a maintenant que son Monsieur Argante en tête, et quand je donnerais tout mon bien en votre faveur, tout cela serait inutile. Il faut attendre qu’ils se brouillent, ce qui ne manquera pas d’arriver, sitôt qu’il s’agira de conclure.

JULIE.

Ma chère tante, vous m’aviez promis de lui faire accroire que vous vouliez l’épouser.

DORIMÈNE.

Il n’a pas tenu à moi qu’il n’en fût persuadé ; et si jamais l’avarice me le ramène, je te promets, de ne rien oublier pour le faire donner dans le piège.

NÉRINE.

Pour moi je peins aux yeux de Monsieur Argante ma chère Maîtresse, comme la plus impertinente petite créature...

VALÈRE.

Mais Nérine.

NÉRINE.

Mais, quoi, voulez-vous que je lui fasse son éloge ? Mon Dieu ! Que je hais les amants ! Paix. J’entends ouvrir le cabinet. Il faut qu’Argante passe par cette salle. Retirez-vous ; et laissez-moi savoir de lui comment tout s’est passé.

DORIMÈNE.

Ma nièce, rentrez dans votre chambre. Il pourra venir chez moi. Il est bon que vous n’y soyiez pas. Et vous, Valére, ne vous écartez point qu’on sache où vous trouver, lorsqu’on aura besoin de vous.

VALÈRE A Julie.

Ah Julie !

NÉRINE, le contrefaisant.

Ah Monsieur ! Retirez-vous, vous dis-je ; votre rival approche.

VALÈRE, à Julie, en s’en allant.

Il faut donc vous quitter.

NÉRINE, à Julie.

Rentrez donc vite. Je l’entends qui grogne tout seul. Tous ces vieux fous sont grands faiseurs de monologues. Écoutons.

SCÈNE V. Argante, Nérine. §

ARGANTE sans voir Nérine.

En agir de la forte avec un ami de quarante ans ! Allez Monsieur Géronte, cela est indigne. Vous savez que j’ai du faible pour votre fille ; et vous voulez en abuser ! Oh ! Parbleu vous en serez la dupe ; et voilà un procédé qui vous coûtera diablement cher, Monsieur Géronte. Ah ! C’est toi, Nérine.

NÉRINE.

Oui, Monsieur, c’est votre très humble Servante.

ARGANTE.

Julie sait-elle ce que son père lui veut donner en mariage ?

NÉRINE.

Non Monsieur.

ARGANTE.

Rien.

NÉRINE.

Rien ?

ARGANTE.

Oui, rien ; rien ; ce qui s’appelle rien. Mais je m’en vengerai, Monsieur Géronte, je m’en vengerai. Vous avez une soeur qui jouit de trente mille livres de rente : c’est la seule personne raisonnable qui soit dans votre maison. Elle a pour moi une estime toute particulière : je l’épouserai, Monsieur Géronte, je l’épouserai.

NÉRINE, le contrefaisant.

Vous n’en ferez rien, Monsieur Argante, vous n’en ferez rien.

ARGANTE.

Je n’en ferai rien.

NÉRINE.

Non.

ARGANTE.

Et pourquoi.

NÉRINE.

Parce que je vous ai vu cent fois entrer chez elle, dans ce dessein ; et revenir toujours à ma maîtresse plus amoureux que jamais.

ARGANTE.

Eh bien, voilà ce que tu ne verras plus ; et pour t’en mieux convaincre, je vais tout de ce pas entrer chez Dorimène, pour lui en faire la proposition.

NÉRINE, à part.

Et nous allons porter à Julie cette agréable nouvelle.

Elle voit Monsieur Argante prêt a entrer chez Julie, et le pousse vers l’appartement de Doriméne.

Eh, Monsieur vous n’y songez pas. C’est ici l’appartement de Julie, voilà celui de Dorimène.

ARGANTE.

Je suis si troublé de colère contre Monsieur Géronte, que je ne sais ce que je fais.

NÉRINE, à part.

Il faut le voir entrer.

ARGANTE, revenant sur ses pas.

Comment penses-tu que la petite Julie prendra la chose ?

NÉRINE.

Et mort de ma vie que vous importe ? Ce font ses affaires. Ce ne sont plus les vôtres.

ARGANTE.

Tu as raison. Mais enfin là, que crois-tu qu’elle dise en apprenant la dureté de son père pour elle, et mon mariage avec sa tante ?

NÉRINE.

Commencez par épouser Doriméne : et puis vous vous informerez de toutes ces bagatelles.

Elle le pousse dans la chambre de Doriméne.

Allons, Monsieur entrez. Que j’aie la satisfaction de vous voir faire dans la vie une action de vigueur.

ARGANTE.

Ne précipitons rien. Si je pouvais réduire ta maîtresse à vivre en femme qui n’a rien apporté en mariage, enfin comme une femme raisonnable...

NÉRINE.

Elle ! Jamais. Il suffit qu’une chose soit raisonnable pour qu’elle soit en droit de lui déplaire : et vous savez que la dépense est sa folie.

ARGANTE.

Avoue qu’on est bien malheureux d’aimer une personne de ce caractère.

NÉRINE.

Vous ne serez pas plutôt le mari de la tante que vous ne songerez plus à la nièce.

ARGANTE.

Eh bien, je ne balance plus. Aussi bien l’une ne m’apporterait qu’un grand appétit pour mander tout mon bien ; et l’autre me donnera de quoi l’épargner. Adieu, Nérine, dis à Julie...

NÉRINE.

Je n’y manquerai pas.

ARGANTE.

Si je la voyais auparavant.

NÉRINE, à part.

Nous voilà bien avancés

ARGANTE.

Quand ce ne serait que pour lui dire que si je ne l’épouse pas, ce n’est pas ma faute.

NÉRINE.

Vous ferez tout comme il vous plaira : mais je vous avertis d’avance qu’avec un pareil compliment, vous serez mal reçu.

ARGANTE.

Qu’importe ? Tiens : je ne veux rien avoir à me reprocher ; et il faut que je la mette dans son tort aussi bien que son père.

NÉRINE.

Cela ne sera pas difficile ; et puisque vous voulez, je vais l’avertir que vous la demandez.

À part.

Et lui faire sa leçon.

SCÈNE VI. §

ARGANTE seul.

Monsieur Géronte ne laisse pas que d’avoir près de cent mille écus de bien ; il n’a point d’autre enfant que Julie ; il est vieux, cassé, mourra bientôt, j’en suis sûr : ainsi donc à tout prendre, je ne ferais pas une si mauvaise affaire en épousant Julie, même sans dot, n’était ce maudit goût qu’elle a pour la dépense. Mais je vois la friponne ; et je ne sais plus où j’en suis.

SCÈNE VII. Argante, Julie, Nérine. §

NÉRINE, à Julie.

Jouez bien.

JULIE.

Laisse-moi faire.

ARGANTE, regardant Julie.

Non, je ne conçois point qu’on puisse être le père d’une aussi jolie enfant ; et ne lui pas donner tout son bien en la mariant.

JULIE.

5

Et moi , Monsieur je ne conçois point comment il le trouve des Pères assez bons pour donner quelque chose en mariant leurs filles : et si faite, comme je suis, il en coûtait une obole au mien, je me croirais déshonorée.

NÉRINE, à Julie.

Bon.

ARGANTE.

Vous vous croiriez déshonorée.

JULIE.

Oui, Monsieur.

ARGANTE, à part.

Quel Diable de raffinement est-ceci ?

JULIE.

Et vous pouvez compter qu’un homme qui aura voulu me faire cet affront, ne fera jamais mon époux.

NÉRINE, à Julie.

À merveilles.

ARGANTE, à Julie.

Eh bien, trop charmante Julie.

Puis à part.

Voici un moment qui va me coûter tout mon bien et par conséquent la vie.

Ensuite regardant Julie.

Eh bien, on vous épousera tour comme vous voudrez. En souhaitez vous davantage.

NÉRINE, à part.

Peste soit du vieux fou.

JULIE, étonnée.

Nérine !

NÉRINE, étonnée.

Mademoiselle !

ARGANTE, continue.

Oui, cher objet de mes désirs, je n’en veux qu’à votre petit coeur, et je le préfère à tous les trésors du monde. Disposez de ma personne, disposez de ma vie : mais songez que mon bien n’est pas des plus considérable, et que Monsieur Géronte est d’une complexion à vivre encore longtemps.

NÉRINE.

À voir la fin du monde.

À Julie.

Vous ne dites rien !

ARGANTE.

Faites-moi donc espérer que...

JULIE.

Non, Monsieur, je vous tromperais. Je vous entends : vous voudriez que je vécusse en femme qui n’a rien apporté en mariage, n’est-ce pas ?

ARGANTE.

À peu près.

JULIE.

Et moi je prétends vivre en femme qui doit un jour être riche ; et qui, en attendant se sent les plus heureuses dispositions du monde pour se faire honneur du bien de son mari.

ARGANTE.

Vous ne voulez donc m’épouser, que pour avoir le plaisir de me ruiner ?

JULIE.

Vous épouser ! Et qui vous a dit que j’en aie la moindre envie ? Je croyais vous avoir assez marqué le contraire.

ARGANTE.

Ah ! Petite ingrate, c’est donc-là le prix de tout ce que je fais pour vous. Ce n’est point assez que vous me coûtiez déjà plus de vingt mille écus...

JULIE.

Moi, Monsieur !

NÉRINE.

Voici du neuf.

ARGANTE.

Par les bonnes affaires que j’ai manquées en venant roder ici vingt fois le jour...

NÉRINE.

Pour avoir l’honneur de m’entretenir.

ARGANTE.

Oui, j’achèterais de la moitié de mes jours, l’avantage de ne vous avoir jamais vue.

JULIE.

Nérine, allons nous-en.

ARGANTE.

Non, vous ne méritez pas d’être aussi jolie ; que vous l’êtes.

JULIE.

Ni vous, Monsieur, qu’on vous écoute plus longtemps. Rentrons, Nérine, et laissons Monsieur extravaguer à son aise.

SCÈNE VIII. §

ARGANTE seul.

Vous avez raison ; et mon amour pour vous est une véritable extravagance. Au plus petit mot de tendresse qu’elle m’eût dit, c’en était fait, je l’épousais : Mais je ne crois pas qu’il m’arrive de la rechercher d’avantage. Or sus, mon coeur , plus de faiblesse. Et vous Monsieur Argante, songez à ce que vous faites. Voilà l’appartement de Julie : c’est-là qu’il ne faut plus aller de votre vie. Voici celui de Doriméne : c’est ici qu’il faut entrer, et n’en sortir que pour vous marier avec elle.

SCÈNE IX. Argante, Dorimène. §

ARGANTE.

Ah ! Madame, j’allais chez vous, vengez moi.

DORIMÈNE.

Et qui peut avoir offensé Monsieur Argante. Lui dont le caractère est si charmant, qui possède un esprit si supérieur, et qui a quelque chose de si gracieux répandu dans toute la personne, que j’ai souvent dit que ma nièce était trop heureuse d’épouser un homme de son mérite !

ARGANTE.

Voilà ce qu’elle, ni son père n’ont jamais pu comprendre. Julie me refuse son coeur.

DORIMÈNE.

Peut-on vous refuser quelque chose ?

ARGANTE.

Et Géronte, son argent.

DORIMÈNE.

Tout ce qu’il a ne devrait-il pas être à votre service ? Ah ! Que vous m’affligez ! Et que je souffre de voir dans ma famille deux personnes aussi injustes, sans que je puisse réparer leur faute !

ARGANTE.

Et qui le pourrait mieux que vous, Madame, si vous le vouliez en effet ?

DORIMÈNE.

Parlez, je n’ai rien à vous refuser.

ARGANTE.

6

Hé bien, Madame, épousez-moi. C’est ainsi qu’il faut tous les deux nous venger : car vous êtes offensée ; et vous devez punir Julie de l’injuste préférence que je lui donnais. Vous riez ; et je le mérite. Je n’aurais pas dû balancer si longtemps entre vous deux : mais pardonnez-moi.

DORIMÈNE.

Je vous pardonne de tout mon coeur. Mais le moyen d’en croire un transport que ma nièce détruira d’un regard.

ARGANTE.

Ne craignez rien, je ne la verrai de ma vie : et si vous voulez y donner les mains, je suis prêt à me marier avec vous dès ce soir.

DORIMÈNE.

Mais ne serait-il pas à propos de faire un contrat ?

ARGANTE.

Oui, Madame : et je vais chez non notaire le faire dresser.

DORIMÈNE.

Allez et n’oubliez pas d’y faire mettre que je vous donne tout mon bien.

ARGANTE.

Non, je ne crois pas qu’il y ait sous le ciel une aussi bonne femme que vous.

À part.

Ah ! Julie, que n’êtes-vous aussi raisonnable que Doriméne ? Ah ! Dorimène, que n’êtes-vous aussi charmante que Julie ?

DORIMÈNE.

Vous restez.

ARGANTE.

Pardonnez-moi, je cours chez mon notaire.

DORIMÈNE, seule.

Je n’en pouvais plus. Encore un instant, et j’allais éclater. Mais il faut donner cette bonne nouvelle à Julie. Ah ! Te voilà, Nérine.

SCÈNE X. Dorimène, Nérine. §

NÉRINE.

J’allais chez vous, Madame, vous rendre compte de nos rôles, et vous demander des nouvelles du vôtre. Ma foi, pour nous, moi et votre nièce, nous avons fait des merveilles.

DORIMÈNE.

Et moi, sans vanité, pas trop mal. J’épouse ce soir Monsieur Argante.

NÉRINE.

C’est-à-dire qu’il s’en flatte.

DORIMÈNE.

Il croit la chose sûre, et il vient de me quitter pour aller faire dresser le contrat.

NÉRINE.

Cela ne me surprend point, et nous vous l’avons envoyé en disposition de faire tout ce que vous voudriez.

DORIMÈNE.

Je t’assure qu’au fond, je ne suis guère propre à jouer un tel personnage, et qu’il faut aimer ma nièce autant que je l’aime, pour m’en être chargée.

NÉRINE.

Bon, Madame, cela vous plaît à dire. Il n’y a point de femme qui ne soit comédienne. Il y en a même qui le sont sans le savoir, tant cela nous est naturel, et nous n’avons besoin que d’être employées.

DORIMÈNE.

Où est Julie ?

NÉRINE.

Son père vient de l’envoyer chercher, et c’est pour lui dire que son mariage avec Argante est rompu. Mais ne songez-vous pas aussi à ce pauvre Valére ? Il me fait pitié.

DORIMÈNE.

Je vais lui écrire qu’il se rende ici, pour le présenter à mon frère. Toi, va rendre compte à Julie de ce qui se passe.

NÉRINE.

Voilà les affaires en assez bon chemin. Ma foi, Monsieur Argante, vous en tenez, et nous verrons la figure que vous ferez avec votre Contrat à la main, quand personne ne voudra le signer, mais le voici lui-même, la joie est peinte sur son visage, nous serait-il arrivé quelque malheur ? Sachons ce qui en est.

SCÈNE XI. Argante, Nérine. §

NÉRINE.

Eh bien, Monsieur, vous avez pris votre parti en homme de courage : et Doriméne...

ARGANTE.

Il n’est plus question de Doriméne, et c’est enfin Julie que j’épouse.

NÉRINE.

Julie !

ARGANTE.

Oui, elle-même. Je suis tout rempli de satisfaction : et jamais je ne fus si content. Ce soir elle fera ma Femme, et je serai son mari, cela te surprend ?

NÉRINE.

Point du tout.

ARGANTE.

La friponne a été plus forte que toutes mes résolutions ; j’en ai l’âme ravie de joie. Je quittais Doriméne pour aller faire dresser mon contrat de mariage avec elle, quand à deux pas d’ici je rencontre mon notaire. Je lui dis en deux mots de quoi il s’agit, et je reviens à la hâte pour annoncer à Monsieur Géronte, que j’épouse sa soeur, et jouir du plaisir de l’en voir crever de dépit. Point du tout, je trouve avec lui ma charmante Julie. Sa vue me trouble. Je songe que je vais la perdre pour jamais. J’oublie ce qui m’amène. Je me plains de la façon dont elle m’avait traité. Je lui rappelle les offres que je lui ai faites devant toi. Géronte lui montre son injustice. Elle l’a reconnaît. Mon procédé la touche. Je vois la pauvre enfant pleurer.

NÉRINE.

Je n’en doute pas.

ARGANTE.

C’en est assez. Je passe par dessus ; et je ne sors de mon désordre, qu’après l’avoir obtenue.

NÉRINE.

Ainsi, Monsieur, vous passez le contrat avec la tante, et vous épousez la nièce.

ARGANTE.

Il faut bien se satisfaire une fois dans la vie.

NÉRINE.

Sans doute, et c’est à Doriméne à se pourvoir ailleurs.

ARGANTE.

Ne m’en parle point. Demain je lui ferai quelque excuse honnête. Maintenant je ne veux être occupé que de ma petite femme, et tandis que son père fait dresser le contrat, je vais chez moi faire tout préparer pour la recevoir ce soir : car ce soir tu ne coucheras pas ici.

SCÈNE XII. §

NÉRINE, seule.

Cela n’est pas encore si sûr, et vous en serez pour vos préparatifs, ou Nérine....

SCÈNE XIII. Valère, Nérine. §

VALÈRE.

Ah ! Ma chère Nérine, que je suis heureux.

NÉRINE.

Oh ! Pour cela vous êtes d’un bonheur, mais d’un bonheur qui ne se peut comprendre.

VALÈRE.

Tu me l’avais bien dit, que jamais ils ne s’accorderaient.

NÉRINE.

Peste. Je suis infaillible.

VALÈRE.

Dis-moi, l’adorable Julie est-elle instruite de tout ? La trouverai-je chez Dorimène ? A-t-on prévenu Monsieur Géronte en ma saveur ? Mais, quoi, tu ne me répons rien !

NÉRINE, apercevant Julie en pleurs.

Voilà Julie : regardez-la.

SCÈNE XIV. Valère, Julie, Nérine. §

VALÈRE.

Ciel ! Que vois-je ? Julie en pleurs !

JULIE.

Ah Valère ! Je suis au désespoir, mon père me livre entre les mains d’Argante.

VALÈRE.

Que me dites-vous ? Quoi, Doriméne qui vient de m’écrire, m’aurait trompé ; et son mariage avec Argante...

NÉRINE.

Ne se fait plus, et c’est Julie qu’il épouse.

JULIE.

Il vient tout présentement de me demander à mon père.

VALÈRE.

Et vous, Mademoiselle, qu’avez-vous dit ?

JULIE.

J’ai pleuré.

NÉRINE.

Belle ressource ! Ne pouviez-vous pas au moins lui dire, que vous aimiez mieux un couvent ; et n’est-ce pas la première chose qui dans le désespoir, se présente à l’esprit d’une fille ?

JULIE.

Je n’en ai pas eu la force.

VALÈRE.

Et vous, aurez celle de lui obéir ; et de me donner la mort ?

JULIE.

Non, Valére : et si ma tante ne peut me garantir de ce malheur, je mourrai la première.

NÉRINE.

Fort bien. Vous allez l’un et l’autre au plus sûr ; et si vous m’en croyez , vous vous tuerez tous les deux sur le champ,

VALÈRE.

Ah Nérine ! Ne nous accable pas. Tâche plutôt de nous servir.

NÉRINE.

J’y rêve y et je ne trouve rien. Oui, j’aimerais mieux avoir affaire à vingt jeunes gens des plus mutins, qu’à deux vieillards faits comme Monsieur Géronte et Monsieur Argante. J’avais compté sur leur avarice ; ma foi j’y compte encore. Oui, vive Nérine, cela réussira. Écoutez, le Père de Mademoiselle... Mais je l’entends tousser : laissez-moi faire, et allez m’attendre chez Dorimène, vous saurez bientôt de mes nouvelles.

SCÈNE XV. Géronte, Nérine. §

GÉRONTE.

Hé bien, Nérine, que dit ma fille de son mariage ?

NÉRINE.

D’abord elle n’en sentait pas tous les avantages : mais à présent elle m’en paraît satisfaite ; et je vous assure qu’elle aurait grand tort de ne l’être pas.

GÉRONTE.

Tu m’as toujours paru une fille raisonnable. Tu trouves donc que je fais-là une bonne affaire ?

NÉRINE.

Mais, c’est selon.

GÉRONTE.

Qu’appelles-tu ? C’est selon. Sais tu bien que Monsieur Argante est riche de plus de deux cent mille écus ?

NÉRINE.

Mon Dieu ! Je m’entends bien ; et je trouve comme vous que votre fille fait un excellent mariage.

GÉRONTE.

Hé bien ?

NÉRINE.

Mais vous, Monsieur, je trouve que vous en faites un très mauvais.

GÉRONTE.

Comment ?

NÉRINE.

Vous mariez votre fille, et il ne vous en revient rien.

GÉRONTE.

Que veux-tu dire ? Est-ce que tu voulais que je demandasse du retour ? Je la marie avec un homme riche : et cela sans débourser un sou.

NÉRINE.

C’est quelque chose.

GÉRONTE.

N’est-ce ce pas ce que je pouvais faire de mieux ?

NÉRINE.

Non, et je prétends qu’il devait vous faire un bon présent.

GÉRONTE.

Tu te moques, Nérine, et jamais on n’a vu qu’un gendre fît un présent à son beau-père.

NÉRINE.

Bon, ne voyez-vous pas tous les jours un frère faire sa fortune, en mariant sa soeur.

GÉRONTE.

Cela est vrai.

NÉRINE.

N’êtes-vous pas plus proche parent de votre fille, que si vous étiez son frère ?

GÉRONTE.

Tu as raison.

NÉRINE.

Il est donc tout naturel que Julie vous vaille quelque chose.

GÉRONTE.

Ma foi, plus naturel que je ne pensais.

NÉRINE.

N’est-il pas ridicule qu’un honnête homme prenne la peine de faire de jolies filles, de les nourrir, de les entretenir, de se ruiner pour leur éducation ; et le tout pour n’en tirer d’autre profit que celui de s’en défaire, comme d’une mauvaise marchandise ?

GÉRONTE.

Très ridicule : et c’est une chose que je me suis dit cent fois à moi-même.

NÉRINE.

D’ailleurs, Monsieur, l’intérêt de votre fille s’y trouve : et l’argent qu’on vous aurait donné, eût profité dans vos mains.

GÉRONTE.

Je t’avoue que je suis très-fâché de n’avoir pas fait toutes ces réflexions avant que d’avoir fait dresser les articles. On croit avoir gagné le Pérou en mariant sa fille sans dot ; et point du tout, ce n’est dans le fond qu’un mauvais marché.

NÉRINE.

Les articles ne sont rien, le contrat n’est point encore signé. Monsieur Argante adore votre fille, il en passera par tout ce que vous voudrez, vous n’avez qu’à tenir ferme : c’est moi qui vous en réponds. Tenez, puisqu’il faut tout vous dire, pas plus tard que ce matin, il me disait qu’il donnerait tout son bien pour posséder Julie.

GÉRONTE,

Que me conseille-tu de lui demander ?

NÉRINE.

Cinquante mille écus.

GÉRONTE.

Il ne les donnera pas.

NÉRINE.

Je vous dis qu’il les donnera.

GÉRONTE.

Tu ne sais donc pas que tout a été sur le point de manquer, parce qu’il demandait une somme considérable. Or juge si un homme qui ne voulait pas de ma fille sans dot, donnera cinquante mille écus pour l’avoir.

NÉRINE.

Oui, Monsieur, il les donnera, vous dis-je, je connais Monsieur Argante. Il demandait une dot, vous l’avez refusée, il s’est fâché ; et enfin il est revenu. Vous lui demanderez cinquante mille écus, il vous refusera, se fâchera, et reviendra.

GÉRONTE.

Sais-tu bien, Nérine, que je n’ai jamais entendu personne si bien raisonner !

NÉRINE.

C’est que j’ai toujours bien vu que vous ne pouviez pas laisser aller votre fille, à moins de cinquante mille écus.

GÉRONTE.

Maintenant je le vois bien aussi, moi. Oh ! Oh ! Monsieur Argante à votre âge, il vous faut de jeunes héritières. Ah ! Parbleu vous les payerez. Adieu, Nérine, je te suis obligé ; et je vais tout de ce pas songer au biais qu’il me faut prendre pour cette affaire.

SCÈNE XVI. §

NÉRINE.

Et nous, songeons à fortifier notre batterie, Monsieur Géronte voit tous les jours une certaine Araminte, qui n’a point d’autre métier que celui d’épouser de vieilles gens. Monsieur Argante est homme à prendre aisément l’alarme. Voilà précisément ce qu’il me faut. Mais le voici ici-même qui vient fort à propos se présenter à mes filets.

SCÈNE XVII. Argante, Nérine. §

NÉRINE, feignant de ne le point voir.

Ah ! Ma chère Maîtresse, Monsieur Argante vous épouse sans dot. Voilà un effort qui fait honneur à vos charmes : plût au Ciel qu’il ne fît point de tort à votre fortune.

ARGANTE, à part.

Que dit-elle de la fortune de Julie ?

NÉRINE.

On devrait bien faire un exemple de ces cajoleuses de vieillards, qui enlèvent le bien des familles, à la faveur de certains mariages et je ne sais comment.

ARGANTE, à part.

Il y a là-dessous quelque chose.

NÉRINE, continuant.

Monsieur Argante ne sait pas pourquoi votre père ne vous donne rien.

ARGANTE? se montrant tout a coup.

Tu le sais : dis-le moi.

NÉRINE.

Ah Monsieur, qui vous croyait si près d’ici ?

ARGANTE.

Nérine, tu sais quelque chose des affaires de Monsieur Géronte ?

NÉRINE.

Moi, Monsieur !

ARGANTE.

Oui, toi, ne me cache rien... Je t’ai entendu parler tout bas de Monsieur Géronte, et de certaines cajoleuses...

NÉRINE.

Je disais qu’il y a dans le monde certaines femmes, qui ont un talent tout particulier pour mener le coeur des vieilles gens.

ARGANTE.

Mais quel rapport cela a-t-il avec les affaires de Monsieur Géronte ? Est-ce qu’il serait homme à se laisser duper par quelqu’une de ces créatures ?

NÉRINE.

Je ne dis pas cela. Mais comme il voit quelquefois une certaine Araminte.

ARGANTE.

Lui ? Araminte ! Cette femme qui est déjà veuve de trois maris ! Ah ! Ma chère Nérine, je suis trahi ; je la connais ; et jamais Monsieur Géronte ne lui échappera. Je suis vendu, Nérine ; et voilà un coup qui m’assomme.

NÉRINE.

Tout ce que je vous en dis, Monsieur, n’est qu’une conjecture.

ARGANTE.

Diable ! Une conjecture qui n’est que trop véritable. Je ne suis plus surpris s’il n’a voulu rien assurer à sa fille. Oui, Nérine, il épousera Araminte ; et elle lui fera des enfants.

NÉRINE.

Oh ! Monsieur, elle est trop honnête femme pour cela. Mais tout ce que vous pouvez faire pour vous mettre l’esprit en repos, c’est d’exiger de Monsieur Géronte, qu’il vous donne cinquante mille écus, lesquels seront au moins à couvert de tout fâcheux accident.

ARGANTE.

C’est bien aussi ce que je prétends faire, et je vais tout de ce pas lui proposer la chose. Oh ! Parbleu, Monsieur Géronte ; puisque vous pouvez vous marier avant que de mourir, il vous en coûtera cinquante mille écus, ou point d’affaire.

NÉRINE.

Mais au moins, Monsieur, gardez-vous bien de parler d’Araminte.

ARGANTE.

Ne crains rien.

NÉRINE, seule.

Voilà mon stratagème en bon train, et je me fais d’avance un plaisir de voir nos deux corsaires aux prises. Mais les voici tous deux, et je m’en vais bien rire.

SCÈNE XVIII. Géronte, Argante, Nérine. §

GÉRONTE, d’une voix tranquille.

Ah, Monsieur ! J’allais chez vous pour...

ARGANTE, d’un ton de voix brusque.

Et moi je viens pour...

GÉRONTE.

Vous parler.

ARGANTE.

Vous entretenir.

GÉRONTE.

Au sujet...

ARGANTE.

De mon mariage.

GÉRONTE.

De votre mariage avec ma fille ?...

ARGANTE.

Apparemment... Monsieur Géronte...

GÉRONTE.

Monsieur Argante...

ARGANTE.

Quand on prend une femme...

GÉRONTE.

Quand on donne sa fille.

ARGANTE.

Ce n’est pas...

GÉRONTE.

Pour le seul plaisir...

ARGANTE.

D’avoir des enfants...

GÉRONTE.

D’être grand-père...

ARGANTE.

Ainsi donc...

GÉRONTE.

C’est pourquoi...

ARGANTE.

Oh ! Faites-moi l’honneur de m’écouter.

GÉRONTE.

Faites-moi celui de m’entendre.

ARGANTE.

On voit tous les jours des pères se remarier.

GÉRONTE.

On voit tous les jours des maris se ruiner par complaisance pour leurs femmes.

ARGANTE, en colère.

Bref.

GÉRONTE.

En un mot.

ARGANTE.

Je venais vous dire...

GÉRONTE.

J’allais vous déclarer.

ARGANTE.

Que je ne prendrai point votre fille...

GÉRONTE.

Que je ne donnerai point ma fille.

GÉRONTE et ARGANTE ensemble.

À moins de cinquante mille écus.

Ils reculent tous les deux, et restent quelque temps a se regarder sans rien dire.

NÉRINE, sur les ailes du Théâtre.

Les voilà comme deux termes.

ARGANTE, à Nérine.

C’est Araminte qui l’oblige à me faire cette demande.

À Géronte.

Vous prétendez que moi qui prends votre fille, je vous donne cinquante mille écus ?

GÉRONTE.

Vous voulez que moi, qui vous accorde ma fille, je vous donne cinquante mille écus, après être convenu que je ne donnerais rien ?

ARGANTE.

Si vous aviez voulu m’écouter, vous sauriez que j’ai fait mes réflexions.

GÉRONTE.

Et moi les miennes.

ARGANTE.

Mais voyez un peu, je vous prie, quelle comparaison, et s’il y a quelque pays au monde où l’on donne de l’argent à un homme pour épouser sa fille.

GÉRONTE.

Je ne sais ce qui se pratique dans les autres pays : mais ma fille ne sortira pas de ma maison, qu’on ne me remette cinquante mille écus.

ARGANTE.

Dont vous disposerez comme il vous plaira.

GÉRONTE.

Comme vous ferez de ma fille tout ce qu’il vous plaira, dès qu’elle sera votre femme.

ARGANTE.

7

C’est-à-dire que vous voulez cette somme en nantissement de Mademoiselle votre fille.

GÉRONTE.

Vous appellerez cela tout comme vous voudrez. Mais ce que je sais bien, c’est que votre intérêt s’y trouve, et que vous devriez m’en prier.

ARGANTE.

Moi ! Je devrais vous prier de prendre cinquante mille écus ?

GÉRONTE.

Oui, Monsieur, et ce sera moins un don qu’un dépôt qui vous reviendra comme le reste.

ARGANTE.

Oh ! Pour le coup, Monsieur Géronte, je ne puis plus y tenir. Je vous entends. Il vous faudrait cinquante mille écus pour... Mais il suffit. Vous savez mes sentiments. Et je m’en tiens à ma proposition.

GÉRONTE.

Et moi à la mienne.

NÉRINE, à part.

Voilà ma belle Maîtresse en vente pour la somme de cinquante mille écus.

ARGANTE, à Nérine.

Hé bien, Nérine, que dis-tu du procédé de Monsieur Géronte ?

NÉRINE.

Que tout ce qu’il en fait n’est que pour se dispenser de donner les cinquante mille écus ; qu’il n’y a qu’à tenir ferme.

ARGANTE.

Vous me mettez le pied sur la gorge, Monsieur Géronte, parce que j’ai le malheur d’aimer Julie. Mais... Adieu.

GÉRONTE.

Je suis votre serviteur... Il reviendra.

ARGANTE, revenant.

Monsieur Géronte... Vous allez vous en repentir.

GÉRONTE.

À la bonne heure.

ARGANTE.

Vous ne savez pas que j’ai un mariage tout prêt.

GÉRONTE.

Ce sont vos affaires.

ARGANTE.

Que je puis laisser là votre fille.

GÉRONTE.

Vous êtes le maître.

ARGANTE.

Et, qui plus est... épouser votre soeur.

GÉRONTE.

Ma soeur ?

ARGANTE.

Oui, votre soeur : et voilà Monsieur Subtil, mon fidèle notaire, qui pourra vous en dire des nouvelles.

NÉRINE, à part.

Et nous allons avertir Dorimène de ce qui se passe.

SCÈNE XIX. Géronte, Argante, Monsieur Subtil, Monsieur Courte-Ligne. §

MONSIEUR SUBTIL, à Argante.

Voici, Monsieur, votre contrat avec Doriméne.

MONSIEUR COURTE-LIGNE, à Géronte.

8

Je vous apporte, Monsieur, le contrat de votre fille avec Monsieur Argante. Tous deux à la fois. Il n’y manque que le seing des parties contractantes.

GÉRONTE.

Dites-moi, Monsieur Argante, est-ce là le procédé d’un honnête homme, d’avoir deux contrats de mariage à la fois ?

ARGANTE.

Dites-moi, Monsieur Géronte , est-ce là l’action d’un gentilhomme, d’embarquer les gens pour se moquer d’eux ; et de leur vouloir faire acheter votre fille plus cher qu’une charge de secrétaire du Roi ?

GÉRONTE.

Les trente-mille livres de rente de ma soeur vous ont donné dans la vue, Monsieur Argante ; mais vous n’en êtes pas encore où vous croyez. C’est elle que je vois ; et je m’apprête à lui bien laver la tête.

SCÈNE XX. Les Acteurs précedents, Dorimène et Julie. §

ARGANTE, à part.

Julie est avec elle, fermons les yeux.

GÉRONTE.

Oh ! Parbleu, Madame, on vient de m’apprendre de belles choses.

DORIMÈNE.

De quoi s’agit-il, mon frère ?

GÉRONTE a part, k Doriméne:

Comment, ma soeur, vous ne vous contentez pas de ne rien faire pour votre nièce, il faut encore que vous nous fissiez manquer notre fortune, en épousant Monsieur Argante ?

DORIMÈNE.

Se peut-il que vous me croyez assez folle pour cela, et ne voyez-vous pas que tout ce que j’en ai fait, n’était qu’un jeu pour retarder le mariage de ma nièce ?

ARGANTE.

Ouf.

DORIMÈNE.

Oui, mon frère, j’ai toujours cru que vous rompriez tôt ou tard avec Monsieur Argante , et je n’attendais que ce moment pour vous déclarer que c’est moi, qui me charge de donner à Julie les cinquante mille écus qui causent votre débat, pourvu qu’on me laisse disposer de sa main.

ARGANTE.

C’en est fait, et je vais être sacrifié.

GÉRONTE.

Ces cinquante mille écus sont pour ma fille, je n’y gagne rien. Cependant comme c’est vous ma soeur qui voulez faire le mariage, je renonce à mes prétentions, et je veux bien ne rien exiger pour moi.

SCÈNE XXI. Les Acteurs précédents, Valère. §

DORIMÈNE.

Valère, paraissez. Mon frère voilà l’époux que je donne à ma nièce.

GÉRONTE.

Je connais sa maison ; et son alliance m’est chère.

DORIMÈNE.

Allons, mon Frère, entrons dans mon appartement. Monsieur a peut-être quelque nouveau contrat à passer avec Monsieur Subtil. Et vous, Monsieur Courteligne, suivez-moi, nous aurons besoin de vous.

GÉRONTE à Argante.

9

J’espère, Monsieur, que cette bagatelle n’empêchera pas que nous ne soyons toujours amis ?

NÉRINE à Argante.

Je suis bien fâché, Monsieur, que vous soyez sans femme, et que l’excès de mon zèle en soit la cause.

SCÈNE XXII ET DERNIÈRE. Monsieur Argante, Monsieur Subtil. §

MONSIEUR SUBTIL.

Qui me payera mon contrat ?

ARGANTE.

Le grand Diable d’enfer. Le plus ancien de mes amis veut m’égorger : ma maîtresse me sacrifie : la femme du monde que j’estimais le plus, me joue un tour abominable : jusqu’à une coquine de soubrette, tout m’insulte, tout me trahit : et je vois mieux que jamais qu’il n’y a rien de solide que l’argent.