DIPNÉ, INFANTE D’IRLANDE.
TRAGÉDIE
DÉDIÉE À MADAME ÉLÉONOR DE ROHAM, ABBESSE DE L’ABBAYE ROYALE DE MALNOÜE.

M. DC. LXVIII. AVEC PERMISSION.

PERMISSION. §

Je permets pour le Roi, à JEAN-BAPTISTE BOTTIER, d’imprimer la présente Tragédie, composée par Messire F. D’AURE, Curé de Minières ; et dédiée à Madame l’Abbesse de Malnouë. Fait ce 16 Août 1668.

BOUVIER.

CONSENTEMENT.

Soit fait suivant les conclusions du Procureur du Roi, les jour et an susdits.

MUSSARD.

À MONTARGIS, Chez JEAN-BAPTISTE BOTTIER, Imprimeur et Libraire.
À MADAME, MADAME MARIE ÉLÉONOR DE ROHAM, TRÈS-DIGNE ABBESSE DE L’ABBAYE ROYALE DE MALNOÜE.

MADAME, §

Je parais bien hardi, et devrais justement être accusé d’une insupportable témérité d’oser convier à la Tragédie une Vierge Professe d’un Monastère très réformé, clos et grillé très exemplairement. La sainteté de votre divine Retraite, l’austérité de vos voeux sacrés, et la rigueur de votre Clôture inviolable me pourrait reprocher une dernière effronterie, si j’ignorais, MADAME, quel Théâtre vous est odieux, quels Jeux vous dédaignez, quels spectacles vous sont en horreur.

Il est vrai que je suis encore à deviner les raisons pour lesquelles autrefois les Éliens permettaient aux Vierges la vue des Jeux Olympiques, qu’ils défendaient à toutes les Matrones : car bien que ce spectacle ne fût que de divers exercices de courage et de force, l’indécente posture des combattants devait apparemment en exclure aussi bien les unes que les autres, et même encor plus raisonnablement celles qu’on maintenait dans cette liberté, que celles qu’on retenait dans cet interdit. Les Sages sont d’accord, que l’Empereur Auguste (sous prétexte d’honneur) traita honteusement les anciennes Vestales, qui étaient les Vierges Professes de le Religion Païenne des Romains, pour leur avoir donné la liberté d’assister au Théâtre commun, avec expresse assignation de places de séance : aussi est-ce bien mal honorer les Vierges que de les exposer à la perte de ce qui les rend honorables, par l’assistance aux représentations lascives et impures qui sont ordinaires à ce lieu d’infamie.

Je viens vous convier, MADAME, au spectacle sacré d’un Théâtre Chrétien, où vous pouvez donner une assistance religieuse sans sortir de votre cellule, et sans distraire vos plus dévotes occupations des objets qui font votre Oratoire. Vous y verrez le vrai Dieu reconnu, adoré, déclaré, protesté par les témoignages d’esprit et de vérité, qui doivent lui être déférés de tous ses vrais adorateurs. Vous y reconnaîtrez un JESUS-CHRIST hautement médité, ardemment désiré, amoureusement recherché, chastement et virginalement embrassé. Vous y contemplerez les Saints courageusement combattants, et glorieusement triomphants. Enfin vous n’y trouverez que l’action d’une Cellule animée, d’un Oratoire vivant, d’un Sanctuaire mouvant, où votre âme pourra se contenter Chrétiennement ; votre vie se divertir dévotement, et tous vos mouvements se dresser et compasser religieusement.

Mais ce qui m’a porté, MADAME, à vous adresser particulièrement cette Pièce de Tragédie, c’est que m’étant en elle proposé de tracer le Tableau Poétique d’une Princesse qui abhorre le monde, qui méprise la Cour, qui fuit très volontairement et courageusement tous les attraits mondains d’un Sang illustre, d’une haute naissance, d’une condition relevée en toutes les circonstances qui peuvent rendre une Fille de cette qualité très digne et méritante d’être recherchée des plus hautes et considérables Alliances, laquelle consacre sa pure intégrité au pur Époux des Vierges, pour n’aimer plus que lui, ne penser plus qu’à lui, ne vivre et ne mourir qu’avec lui et pour lui. Pour m’en former l’idée je regardais en vous comme en sa vraie image, les traits plus vifs et naturels de ses perfections ; et c’est ce qui m’oblige à vous la rapporter, puisque c’est proprement de vous que je la tiens : car pour cette rencontre de rapport, je puis dire que comme il n’y a qu’un même mouvement de l’esprit au Portrait et à l’Original, j’ai eu même pensée de vous et de la Sainte que j’ai représentée, d’autant plus que servant de conduite et d’acheminement à cet Original, j’y prévois avec votre rapport, votre réduction, où doit enfin paraître en son entier, l’achèvement de vos mérites couronnés.

J’ajouterai encor, MADAME, sous votre bon plaisir, que comme pour tirer à l’heureuse considération de ma Sainte Princesse, vous avez des attraits ravissants d’adresse et de conduite ; j’ose espérer que vous aurez la bonté de conduire et relever par vos favorables entremises du spectacle de sa vie militante à celui de sa vue triomphante.

MADAME,

Votre très humble,

très obéissant, et très obligé serviteur,

F. D’AURE, Pr. ind.

Censure Chrétienne du Théâtre Moderne. §

L’action du Théâtre passerait librement parmi les gens d’esprit pour un des plus nobles et considérables Exercices de ceux qui portent titre de Libéraux, si la raison (qui en est la mère et doit en être la maîtresse) prenait le soin de sa conduite dans les termes d’un usage légitime par ses dignes et dues circonstances. Je veux qu’elle travaille à contenter, et qu’elle se pare des grâces nécessaires à l’agrément des spectateurs, afin de les tirer plus efficacement à la fin que l’Art lui doit prescrire : mais que le délectable (ainsi qu’on le figure) soit le but, ou l’unique, ou même le principal de toutes les visées ; la raison me défend de l’avouer, par la force invincible des mêmes vérités qu’elle fournit à tous les Sages, pour combattre la secte infâme d’Épicure, en l’établissement de la volupté, pour fin des actions humaines, par la pure intention de ses premiers Auteurs, qui ne l’ont inventée que pour blâmer le vice et corriger les moeurs ; et par le mûr et solide jugement de le plus judicieuse République qui ait paru dans tout le Paganisme ; laquelle (au rapport de Plutarque) ne put jamais souffrir las Poètes écrivains des choses délectables et non pas salutaires ;

In Lason.

auquel sujet elle chassa de la Cité Archiloque, aussitôt qu’il y fut entré, pour avoir avancé par écrit une proposition, qu’elle estimait dérogeante à l’honneur ;

Le même, comme il faut ouïr les Poètes.

et à cette même fin interdit toutes sortes de Comédies et Tragédies, où des sujets lascifs et vicieux étaient représentés ; sans vouloir recevoir (ajoute le même Auteur) pour excuse (ce qu’allèguent nos Poètes modernes) que les Fables (ou sujets du Théâtre) n’étaient inventées que pour le délectable ; d’autant (répondaient-ils) que ce plaisir prétendu affaiblit, relâche et corrompt les esprits.

Les Chrétiens pourraient bien emprunter cette même réponse, pour la faire à Horace et aux autres gaillards de même Secte, si nous la tenions d’un des plus grands Docteurs de l’Église, enseignant de boucher les oreilles aux discours de ce genre, comme on dit que le prudent Ulysse fit aux chants des Sirènes, fermant une leçon si Chrétienne, de cet Épiphénomène ; Que la parole est un chemin ouvert pour conduire et tirer à l’oeuvre.

S. Basilius Homil. ad juvenes ; quomodo gentilium scriptis proficiant.

Quant à ce qui concerne Aristote, c’est le citer à contrepoil que lui attribuer ce lâche sentiment sur quelques mots détournés et pris à contresens ; comme il serait aisé de vérifier par les claires autorités de son raisonnement. Et si ce Philosophe eût eu cette pensée lorsqu’il donne à ce genre de Poésie les six parties qui sont son assortiment après la première, qu’il nomme la Fable, et qui est le sujet de l’action représentée, lui aurait-il assigné pour seconde et principale celle qu’il appelle les moeurs, comme il a fait plusieurs fois au quatrième de sa Poétique. Et on ne peut entendre par ce terme de moeurs, un pervertissement de la vraie Morale, tel qu’est celui de la Tragédie moderne, à moins que de lui faire donner un démenti à toute sa Doctrine.

Je veux qu’il ait dit que cette façon de Poésie est toujours délectable, en quoi il n’a fait qu’accommoder son sentiment à celui de son Maître, écrivant que la Tragédie est telle, qu’elle délecte extrêmement le peuple, et charme les esprits : mais il ne s’ensuit pas qu’elle apporte autre charme ou délectation, que celle de l’esprit, comme portent ses termes et ceux de son dit Maître. En quel sens plusieurs ont voulu relever Épicure de l’erreur qui lui est imposée, prenant sa volupté pour celle de l’esprit en tant que raisonnable.

Mais l’action du Théâtre moderne ne saurait pas souffrir cette exposition, elle est trop éloignée des mouvements gracieux portant à la vertu, trop sevrée des plaisirs de l’esprit, ou dépourvue des fruits délicieux de la vraie raison, puisqu’on n’y prétend point travailler pour les moeurs, et qu’on ne s’y propose qu’à délecter sans soin de profiter, qui n’est à bien prendre qu’à flatter le vice et chatouiller la sensualité : à quelle fin les Acteurs se gagent pour abuser, et les Spectateurs s’engagent pour être abusés. Il est vrai que les uns semblent agir avec plus de malice, et les autres souffrir avec plus de sottise ; mais l’action des uns n’est véritablement qu’une en réalité, avec la passion, avec la passion des autres ; puisque ceux-ci veulent être abusés, de même que ceux-là veulent les abuser. Et en cette concurrence d’abus, les abuseurs conviennent avec les abusés à faire un effort conjoint pour armer puissamment le sens contre la raison, lui ôtant la connaissance du vrai par un amusement de Fables erronées, et lui persuadant la fuite du bien par l’amorce sensuelle des vices et des moeurs corrompues.

Ce fut sous le prétexte d’une représentation de Jeux que les premiers Romains attentèrent le ravissement des Sabines, et le violemment de leur pudicité : et il n’est que trop vrai qu’aujourd’hui le Théâtre couve et trame de pareils attentats, et ne produit enfin que de mêmes effets. Ce qui fait différer les Jeux modernes de ces anciens, est, que ceux-là n’avaient pour fin qu’un mariage honnête, et que ceux-ci ne visent au contraire qu’à l’induction de diverses impuretés honteuses, sans se pouvoir ni couvrir ni parer d’aucun titre ou prétexte d’honneur et de justice.

C’est ce qui a fait si hautement crier les Saints Pères contre ce genre de Poésie, et qui a tiré ces grands mots de la plume de S. Jérôme : Les vers de ces Poètes, cette science séculière, cette pompe de paroles rhétoriciennes, sont la pâture du diable : Il n’y a point de satisfaction de vérité, point de réfection de justice ; les curieux de ces choses persévérèrent en la faim du vrai, et en la disette des vertus.

S. Hier in epist. de duobus filiis.

Ce qui a fait donner ce conseil salutaire à Saint Basile, qu’il faut prendre garde qu’étant chatouillé par la volupté du discours, nous n’avalions la corruption, comme de ceux qui façonnent artistement, et couvrent le venin dans le miel.

S. Basilius suprà loc. cit.

C’est ce qui a donné sujet à ce grand Patriarche, divin Censeur du Théâtre profane et dissolu, dressé par les faux Chrétiens de son temps, de faire entendre l’impossibilité du salut à ceux qui s’habituent à l’assistance de ses spectacles, par ces termes dorés : Que comme un lieu sujet au dégorgement d’une source qui ne décharge qu’une eau limoneuse et épaisse de boue, a beau être lavé et nettoyée, puisque le cours continuant de cette cause impure, reproduit aussitôt l’effet inévitable de son impureté : de même ceux qui vivent exposés aux sales impressions que leur dégorge le Théâtre, ont beau se laver du rapport qu’ils font de ses immondicités, puisque dans l’habitude de leur retour persévérant, étant soumis à la rechute de ce bourbier infect, leurs ordures deviennent plus fortes, plus épaisses, plus vilaines, et plus puantes.

S. Chr. Homil. 40 .

Si nous sommes Chrétiens, pouvons-nous recevoir ces avis sans gémir, sans pleurer, et sans détester l’étrange perversité du siècle malheureux où nous sommes réduits ? Auquel ou nous avons entièrement perdu la mémoire d’avoir (à la face de Dieu et de l’Église) promis et protesté de renoncer au diable, à ses pompes, et à ses oeuvres ; ou avec une dernière effronterie nous rétractons obstinément cette promesse et protestation, n’ayant plus grand plaisir qu’à vivre, qu’à nous paître, et à nous nourrir d’un entretien du tout contraire, et dûment nommé la pâture du diable.

Si la vue attentive des remarquables préjudices arrivés autrefois en la Police Romaine, par les Jeux et Actions Comiques et Tragiques, tira cette Sentence très vraie et très judicieuse de la bouche de tous les plus sages Romains (quoique Païens) que le voluptueux Théâtre de l’Édile Scaure, délicieusement imité par les Édiles ses successeurs, fit plus de tort à la Cité, que la proscription horrible du Dictateur Sylla, cruellement suivi par les Tyrans ses sectateurs ; tous ceux-ci ne s’étant portés qu’à chasser et bannir quelques vertueux Citoyens ; et ceux-là ne prenant plaisir qu’à séquestrer entièrement de la République les vertus mêmes civiles et morales.

Que peuvent aujourd’hui dire les vrais Chrétiens, de ce contagieux exercice des Païens (improuvé par eux-mêmes) alors qu’ils considèrent la sacrée sévérité de leur doctrine confondue en des farces et bouffonneries lascives ? Les Lois célestes de leur sainte profession violées par des relâchements profanes et impies ? Et l’École divine du Docteur qu’ils font mine d’entendre, de suivre et d’imiter, tenue par le diable, occupée en ses pompes, remplie de ses oeuvres ; et ainsi (par une détestable perfidie) trahie et prostituée à ses ennemis, par des écoliers et disciples sectaires de Judas, baisant et trahissant leur maître ? Que peuvent (dis-je) aujourd’hui dire les vrais Chrétiens, sinon que ces Douillets Professeurs du Théâtre Moderne, qui font gloire d’avoir pour fin le délectable, portent plus de dommage à le République Chrétienne par leurs complaisances lascives, que les plus cruels ennemis de la Foi ne lui ont jamais fait par leurs violentes persécutions : ceux-là par leurs tourments ont purifiés les âmes, ont accru leurs mérites, leur ont acquis des loyers et des couronnes, et ont enfin peuplé le Ciel de Saints : ceux-ci par leurs chatouillements corrompent les esprits, les surchargent de crimes, leur procurent des peines et des supplices, enfin comblent l’Enfer de perdus et de damnés ; puisqu’il n’est que trop vrai que de toutes les personnes qui s’exposent aux dangers reconnus de ce divertissement sensuel, il ne s’en trouve point qui n’en revienne moins vertueuse qu’elle n’y est allée ; que les unes y perdent (au moins mentalement) leur chasteté ; les autres la ramènent chancelante et penchante à sa chute : mais jamais l’innocence n’en n’est revenue dans son intégrité.

Voilà tout le profit qu’on y peut espérer, et qu’on y doit prétendre des leçons qui s’y font continuellement, des ruses, artifices, et moyens propres à combattre la vertu, renverser la raison, fortifier le vice, et introniser le sensualité.

C’est une vérité toute claire et constante, qu’un Poète est dans la crainte de paraître Chrétien, où le Théâtre Moderne est exposé par la production d’une Pièce qui porte l’air du Ciel, et soit vue capable de donner quelque sentiment de vertu, à moins que de risquer la perte du crédit qu’il peut avoir acquis ; et que ce fut assez à un des plus célèbres de ce temps, d’avoir introduit en cette Académie de corruption deux Actions Chrétiennes, parmi grand nombre de Profanes, pour jeter au rabais sa réputation, s’il ne l’eût relevée par la montre et les leçons d’un Docteur de Mensonge.

Je ne contredis pas à celui qui a dit, qu’il y a temps de rire et de pleurer. J’avoue que comme il faut bander l’arc et le luth pour s’en servir, il faut les relâcher pour ne pas rendre leur service inutile. Je ne conteste point la maxime de la raison naturelle, que tout ce qui travaille a besoin de repos ; et suis d’accord avec la théologie, laquelle ne fait point de difficulté de recevoir l’Eutrapélie dans les vertus morales. J’ajoute encore de surcroît, que l’une des plus honnêtes récréations convenantes à l’homme, est celle qu’il retire des Arts Libéraux, et en particulier de la Poésie, entre les genres de laquelle je conviens avec Platon et Aristote, que la Tragédie délecte et charme les esprits ; parce qu’étant remplie de l’action vivante et animée, elle est puissante de les tenir toujours en suspens par la gentillesse de ses inventions, l’intrigue de ses dénouements, et la continuelle attente de ses événements, où ils s’occupent délicieusement, sans avoir le loisir de rechercher en soi ni hors de soi des images ou des objets d’ennui, de chagrin et de tristesse.

Il n’est question que lui donner une fin plus Chrétienne que le seul délectable, et combler ses délices d’un assortissement d’honneur et de vertu qui ne nous rende point étrangers de nous-mêmes, couvrant honteusement le sacré caractère et le titre de gloire, qui doit paraître en nous exempt du démentir que lui peuvent donner particulièrement nos actions publiques.

Les inconvénients pernicieux qui rendent les Auteurs et Acteurs de cette Poésie comptables au grand Juge (qui est le vrai Agonothète des jeux et des récréations des Hommes) de toutes les pensées et actions criminelles qu’ils occasionnent ou causent en leurs spectateurs, m’a servi de motif pour faire voir un Théâtre Chrétien à des personnes vraiment Chrétiennes, qui m’en ont témoigné le désir, auquel le devoir m’oblige de complaire.

J’ai véritablement tâché de recréer les esprits dans les termes de l’art ; mais avec la conduite que la Morale humaine et la profession Chrétienne me prescrivent : et ma Scène parée de cette bienséance, pour être plus décente et plus pure, n’est pas moins récréative et divertissante aux personnes desquelles je veux l’attention, pour faire un jugement solide et raisonnable de mes intentions.

Il serait souhaitable que les Poètes du temps, si curieux de travailler avec tant d’étude et de soin pour éviter un Car, et quelque menue dissonance, relevassent les yeux, et dressassent ces beaux feux à leur centre, pour les tirer à une fin plus haute : et véritablement les battements de mains et applaudissements populaires, sont de trop petites récompenses d’un travail si pénible et si considérable. Si ces prétentions ne servaient que de borne à leur ambition, leurs actions seraient étroitement logées ; cette vaine fumée d’apparence d’honneur est trop légère et passagère, pour servir de couronne à leurs mérites, et de terme solide à des actions qui devraient aspirer à l’immortalité. Si par l’exactitude rapportée à polir et rechercher l’entier achèvement de leurs Ouvrages, ils présument avec cet ancien Peintre d’avoir peint pour l’Éternité, ils sont bien hors de compte : leurs Peintures ne sont que pour le temps, et pour le temps bien court et bientôt périssable, s’ils ne travaillent point pour une fin plus haute et plus étendue, en laquelle ils ont moyen de concourir avec Dieu même, pour la fin qu’il a eue dans ses oeuvres, qui est sa propre gloire.

Enfin, j’exclus de mon Théâtre les Profanes, les Païens, et les étrangers de la Foi, curieux de se paître de Fables et de Mensonges, obstinés à leur perte par l’attache du pur libertinage, et du seul délectable. Le Théâtre à la mode les chatouillera mieux à leur gré, puisqu’ils n’ont envie que de rire dans le Temps, à peine de pleurer dans l’Éternité. Je veux bien divertir, et suis content que mes Auditeurs rient et se récréent, moyennant que leurs coeurs ne s’ouvrent et ne tendent que du côté du Ciel : qu’ils dansent d’allégresse, moyennant que leurs sauts les portent en avant, sans démarcher ou faire des faux pas ; à quoi je convie les Vierges, les Enfants, les vrais Chrétiens, les Âmes pures, les Coeurs religieux, capables des délices du Ciel et des avant-goûts du Paradis.

Pour le contentement de tous ces Auditeurs, je n’ai pas voulu mettre en jeu des Vers pompeux et une Poésie enflée, que nos Versificateurs appellent forte, et d’autres ampoulée et piaffante, du genre que le Satyrique nomme Spumasum et cortice pingui, condamné aux Vers de Néron et de plusieurs autres Poètes anciens ; dans l’habitude duquel on fait parler un Berger en Roi, une Fille en Soldat, un Valet en Docteur. J’ai appris que la perfection de l’Art consiste à bien imiter la Nature ; que ses plus beaux attraits sont ceux qui sont produits de la naïveté : que l’excellence de la Peinture se fait voir aux purs traits de la carnation, plutôt qu’aux ornements fardés d’une vaine draperie ; et que ce fameux Peintre corrigea d’un soufflet son apprentif, qui croyait avoir bien représenté la beauté d’Hélène, pour avoir chargé son portrait d’affiquets et de joyaux ; lui disant qu’il l’avait fait riche, mais non pas belle, divitem non pulchram. Je me contente de donner à mes Vers leur rythme entière, à mes Actes leur façon régulière, et la forme achevée au sujet de ma Pièce ; et le tout dans son flux naturel, sans fard et sans contrainte.

Au reste, je puis dire que je ne prétends pas en censurant les autres, éviter leurs censures ; il me suffit d’avoir pour garants de mes propositions avancées, Dieu, les Saints et les Sages, et Chrétiens et Païens ; étant d’ailleurs content de souffrir le reproche des fautes qu’on pourra m’imputer (sauf celle de fausse croyance) d’autant que je suis sûr de me connaître, et ne dédaigne pas d’être connu d’autrui, puisque je sais pour qui et pourquoi je travaille.

VIRGINIBUS, PUERISQUE CANO.

ACTEURS §

  • DIPNÉ, Infante d’Irlande.
  • LE ROI, Père de l’Infante.
  • GERBERNE, Gouverneur et Directeur de l’Infante.
  • GELASE, Mari de la Nourrice de l’Infante.
  • AMBROKELE, Nourrice de l’Infante.
  • MOGALE, Ministre d’État du Royaume d’Irlande.
  • NÉARQUE, Patron du Vaisseau du Roi.
  • ANTELME, Membre de la Maison du Roi.
  • INDULPHE, Membre de la Maison du Roi.
  • LUGTACE, Membre de la Maison du Roi.
  • TROPHIME, Irlandais naturel, habitué à vivre à Ghelé en Flandres.
  • ARGANTE, Habitant de Ghelé, ami de Trophime.
  • ARMIDE, Cabaretier de Ghelé.
  • DEUX LARRONS.
La scène est à Ghelé en Flandres.

ACTE I §

SCÈNE I. §

TROPHIME.

Argante, Argante, ô Dieux chercherai-je toujours
N’as-tu point de pitié des tours et des retours
Que j’ai faits, que je fais, et me résous de faire,
Dussé-je visiter l’un et l’autre Hémisphère
5 Pour savoir quel chemin tu peux avoir tenu ?
Arrête, réponds-moi, dis, qu’es-tu devenu,
Argante, as-tu bien pu me fausser compagnie,
La peine où tu m’as mis sera-t-elle infinie ?
Puisque tu me voyais dormant à tes côtés,
10 Me devais-tu quitter en ces lieux écartés,
Afin de m’exposer tout seul aux picorées
De quelques animaux recherchant leurs curées ?
Peut-être auras-tu vu du lieu de notre arrêt
Des voleurs vagabonds à travers la forêt,
15 Ou des Loups, ou des Ours, dont craignant la poursuite,
Tu t’es mis de sursaut en frayeur et en fuite :
Mais quand cela serait, par quels cas inouïs
Ces spectres avec toi se sont évanouis ?
Ou peut-être as-tu fait autour quelque logette,
20 D’où pour me regarder tu t’es mis en cachette,
T’ébattant de ma plainte, et moquant de mes cris,
Tournant mon deuil en joie et mes larmes en ris,
Mais quel bien ressens-tu du mal qui me tourmente ?
Où es-tu ? Que fais-tu ? Réponds, Argante, Argante.

SCÈNE II. Argante, Trophime. §

ARGANTE.

25 Cieux, mon Trophime, ô Dieu que mes yeux sont contents !
J’ai vu, j’ai reconnu.

TROPHIME.

Voilà beau passetemps.
Est-ce ainsi que tu fais et que tu te promènes,
Pour prendre à mes dépens tes plaisirs de mes peines.

ARGANTE.

Paix, dis-je, enfin j’ai vu.

TROPHIME.

Oui da je te promets
30 Que tu peux m’avoir vu ; mais c’est fait pour jamais.
1
Tu m’avais donc, méchant, fait prendre ces brisées
Pour me rendre en ce lieu l’objet de tes risées.

ARGANTE.

Paix, dis-je, une autre fois, n’étions-nous pas venus
Pour découvrir à l’oeil ces hommes inconnus
35 Que nous suivions de loin à travers la prairie.

TROPHIME.

Je sais bien tout cela : mais...

ARGANTE.

Attends je te prie,
Tu sais bien, tu l’as vu, qu’enfin s’étant rendus
À l’orée du bois nous les avons perdus.

TROPHIME.

Je le sais, je l’ai vu, hé bien ?

ARGANTE.

Tu sais encore
40 Que nous étions au point où le soleil s’allait clore,
Nous redoublons le pas, étant tout occupés
À chercher les objets qui s’étaient échappés,
Et qu’arrivés au bois aussitôt par disgrâce
Le manteau de la nuit enveloppa leur trace.
45 Nous voilà bien surpris sans savoir que penser,
Ne voulant reculer, ne pouvant avancer,
Jusques qu’un mouvement relancé de la Lune,
Fit mine de vouloir changer notre fortune :
Car comme nous étions dedans ce contredit
50 D’aller ou de venir réduits à l’interdit,
Sur l’orée du Bois n’osant franchir l’entrée,
Cet astre blanchissant argenta la contrée :
Comme si nous étions revenus du trépas,
Nous voilà derechef à redoubler nos pas,
55 Et dans ce petit jour nous baissons le visage
Pour marquer un sentier relevé de l’ombrage,
Afin de l’enfiler et de suivre à l’envi
Le chemin que nos gens pouvaient avoir suivi.
Nous en prenons donc un, dont la terre plus nue
60 Rendait (à notre avis) leur démarche connue.

TROPHIME.

Je ne le sais que trop.

ARGANTE.

Et que peu s’en fallut
Qu’au lieu de rencontrer un sentier de salut,
Nous ne rencontrassions notre perte assurée
À l’abord du sommet d’une Roche égarée,
65 D’où nous survint le bruit des eaux dont la fureur
Se plongeait dans le fonds d’une éternelle horreur :
Et tous les environs du contour que nous fîmes,
Sauf le chemin entrant, penchaient sur des abîmes.
La Déesse des Nuits nous ayant fait ranger
70 Dans cet affreux écart redoubla le danger :
Car soit qu’elle voulut (charmée du mérite
De son Endymion) lui rendre une visite,
2
Ou qu’ayant découvert quelque gibier çà bas
Capable de ces traits y vint à ses ébats,
75 Ou que par le motif de sa pitié touchée
3
Elle fût secourir quelque pauvre accouchée,
Ou bien que par l’effet d’un charme furieux
Le Sorcier Thessalien l’eût arraché des Cieux :
Cette Déesse, enfin, à nos yeux se dérobe,
80 Et vide tout à coup le siège de son globe.
Ce fut lors, cher Trophime, il t’en souvient assez
Que notre mal passé redouble son excès.

TROPHIME.

Je sais bien tout cela, depuis la nuit passée
Je n’en saurais avoir la mémoire effacée ;
85 Et sais même qu’après étourdis du grand bruit
Que faisaient les torrents, et surpris de la nuit
Nous nous vîmes contraints auprès de l’embouchure
D’une grotte à chercher le repos sur la dure :
Mais tous ces contes-là ne disent pas pourquoi
90 Au réveil du matin tu t’es moqué de moi.

ARGANTE.

Tu ne dis pas aussi qu’auprès de cette grotte
Je faisais de la grue et toi de la marmotte,
Et que sur le matin j’ai fait tout mon effort
Afin de t’éveiller mais tu dormais si fort
95 Et prenais tel plaisir à cette belle couche,
Que j’aurais aussitôt fait mouvoir une souche.
Cependant de ce lieu joignant notre repos,
Deux hommes sont sortis qui m’ont frayé le dos,
Et coulant doucement pour ne nous faire montre,
100 N’ont pensé qu’à pousser hors de notre rencontre :
Lors comme relâchés de nos fâcheux arrêts
Ils ont à bon escient secoué leurs jarrets ;
C’est lors que j’ai voulu te faire violence
À forcer ton sommeil et rompre ton silence,
105 Afin de posséder le bien que nous avions
De suivre au moins de l’oeil ceux que nous poursuivions
Mais te faisant en vain tous mes efforts possibles
Dont j’eusse fait les bois et les rochers sensibles,
J’ai pensé de courir les monts et les vallons
110 Pour pouvoir joindre enfin mes pieds à leurs talons.

TROPHIME.

À présent tu me fais entendre quelque chose.

ARGANTE.

Demeure (t’ai-je dit) sommeille, dors, repose,
J’exercerai mes pieds à faire leur devoir
Pour trouver nos perdus, et viendrai te revoir.
115 Là j’ai bandé mes nerfs, et d’une course prompte
J’ai bien jeté des pas sans en faire le compte.

TROPHIME.

Vois ? Quel sommeil tenait tous mes sens étourdis,
Pour n’avoir rien compris de tout ce que tu dis.

ARGANTE.

Comprends donc si tu peux, et prête les oreilles,
120 Car je vais maintenant te dire des merveilles :
Mais j’entrevois quelqu’un qui prend ici son cours,
Qui nous obligera de sursoir ce discours.
Mettons-nous à l’écart pour voir ce qu’il veut faire :
Car il n’avance pas en ce lieu sans mystère.

TROPHIME.

125 C’est Armide.

ARGANTE.

Tout beau.

SCÈNE III. Armide, Argante, Trophime. §

ARMIDE.

Me voilà bien surpris,
Je ne craignais plus rien alors qu’on m’a tout pris
Et mes pains, et mes fruits ; Armide, pauvre Armide
Il faut bien avouer que le malheur te guide :
Mais j’ai beau discourir, je ne fournirai pas
130 Par tous mes beaux discours pour faire un bon repas.
Étant déconforté veut-on que je conforte,
On m’a tout emporté, que veut-on que j’apporte ?
Pourrai-je consoler si je suis désolé ;
Que pourrai-je donner puisqu’on m’a tout volé ?
135 Encor aurais-je moins si j’eusse été moins leste,
Je rends grâce à mes pieds qui m’ont sauvé le reste.
J’ai perdu volontiers tout ce que je portais
Afin de ne pas perdre au moins ce que j’étais.
Ils m’ont laissé courir et du long et du large,
140 M’ayant comme un cheval délivré de ma charge.
Si faudrait-il beaucoup de pareils accidents
Pour bien remplir la bouche et dérouiller les dents,
Et la chaleur du corps n’est guère morfondue
Pour ne pas digérer une viande perdue.
145 Mais enfin que mes gens vont être malcontents
Alors qu’après avoir attendu si longtemps,
Ils viendront rencontrer le malheureux Armide,
Leur portant seulement de quoi mâcher à vide.

ARGANTE, à Trophime.

Entends-tu ce qu’il dit ?

TROPHIME.

Il parle de voleurs.

ARMIDE.

150 Je ne sais si je dois ou répandre des pleurs,
Ou m’échapper en ris, ayant l’âme occupée
Moins en mon bien perdu qu’en ma vie échappée.

ARGANTE.

C’est Armide.

TROPHIME.

C’est lui, qu’avons-nous à tarder,
Sachons son accident et pensons à l’aider.
155 Dieu te gard, cher Armide.

ARMIDE.

Ô Dieux quelle aventure !
Vous voilà tard venus pour empêcher l’injure
Que deux voleurs m’ont fait.

ARGANTE.

T’auraient-ils poursuivi,
Quels, où, comment, et quand, et que t’ont-ils ravi ?

ARMIDE.

Je ne sais quels ils sont ; mais je sais bien le reste.

TROPHIME.

160 Fais-nous donc le savoir, et la faveur céleste
Qui t’a fait échapper.

ARMIDE.

Or sus, puisqu’il le faut
Écoutez mon malheur et mon salut d’en haut,
Vous vîtes hier ces gens lesquels par la grande onde
Ont été sur nos bords jetés de l’autre monde.

TROPHIME.

165 Peut-être parles-tu de ces nouveaux venus
Que tu nous dis avoir si mal entretenus,
Que pourtant nous avions découverts sur la place
Discourant avec toi un assez long espace.

ARMIDE.

Je parle de ceux-là, ces hommes merveilleux
170 Se sont faits maintenant habitants de ces lieux,
Et des endroits voisins où leur famille habite
Je les dois voir ici recevoir ma visite.

ARGANTE.

J’ai vu leur logement et en suis revenu,
Dis-nous donc seulement ce qui t’est survenu ;
175 Et quand j’aurai appris ton aventure étrange,
Sur un même sujet je te rendrai le change.

ARMIDE.

Je le veux. Au Hameau d’où nous sommes venus
Je vis hier arriver deux hommes tous chenus
D’un port presque divin et d’un maintien céleste,
180 Lesquels m’entretenant moins de voix que de geste
Me firent concevoir qu’ils cherchaient à manger ;
Entendant familier leur discours étranger,
D’un prodige inouï je compris leur langage,
Moi qui sais seulement celui de mon village.
185 Mais ainsi que j’offris du poisson et de chair
Ils ne purent jamais être induits d’y toucher,
Me priant seulement que je leur fisse quête
De pains et quelques fruits, j’accordai leur requête
Et promis (n’en n’ayant pour lors en mon pouvoir)
190 D’en trouver aujourd’hui, et de les en pourvoir,
Comme aussi les leur rendre en cette même place ;
Dont étant satisfaits ils me tournèrent face,
M’ayant mis des joyaux et pièces d’or en main
Pour arrhes de mon port promis au lendemain.
195 Ils prennent leur retour, et comme je m’empresse
Pour trouver les moyens d’accomplir ma promesse,
Vous rencontrant je fus de vous-même pressé
De raconter au long ce qui c’était passé :
Mais craignant d’exposer et de rendre commune
200 Cette possession de ma bonne fortune,
Je vous dis seulement que ces deux Forestiers
Étant venus de loin visiter ces quartiers,
M’avaient voulu parler par rencontre au passage :
Mais que je n’avais rien compris en leur langage.
205 Je m’aperçus pourtant que je vous fis rêver,
Et résoudre à part vous le soin de les trouver
Au chemin qu’ils tenaient, et lors même sans doute
Vous courûtes après pour apprendre leur route.

TROPHIME.

Vraiment tu devinas ; car t’ayant abordé
210 Sur le flux précieux qu’ils t’avaient débordé,
La vue de cette eau dont tu venais de boire
Nous rendis altérés ; mais poursuis ton histoire.

ARGANTE.

Tant y a que m’étant sur notre mot donné
Résolu de venir en ce lieu destiné,
215 Je trouvai de beaux pains et des fruits à merveilles,
Et ravi de plaisir en remplis deux corbeilles ;
Mais comme je venais les porter ce matin
Deux voleurs dans le bois en ont fait leur butin.
Je n’ai fait que sauver ma vie de vitesse,
220 Et vous laisse à penser avec quelle détresse,
De sentir que l’on m’eût enlevé de la main,
Avec ce que j’avais, l’espérance du gain,
Mais par un heur du Ciel perdant tout, j’ai trouvée
La compensation de ma vie sauvée,
225 Et dans ces mouvements de joie et de douleur,
Me voici rapportant mon heur et mon malheur.

TROPHIME.

Est-ce tout ?

ARMIDE.

Voilà tout.

ARGANTE.

Pendant que tu reposes
Je te vais maintenant dire de belles choses.
Il est vrai que venant tous deux d’apercevoir
230 Les présents que ces gens t’avaient fait recevoir,
Nous voulûmes chercher cette heureuse aventure
Par le chemin pressé de leur fraîche batture ;
Et comme nous croyions les avoir presque atteints,
Par la nuit et le lieu nous nous vîmes contraints
235 De prendre notre arrêt et coucher sur la place,
Attendant que le Ciel eût découvert sa face :
Mais l’aube enfin voulant soulager notre mal
Commençait d’étaler son or et son émail,
Quand ainsi que j’ouvris ma jumelle paupière
240 Deux hommes s’écoulant m’ont frayé par derrière,
Je me lève en sursaut et mes yeux diligents
À tout considérer ont remarqué nos gens
Lesquels sans contourner le rond du voisinage
S’empressant d’abréger promptement le passage,
245 Pour trouver un écart de ces lieux désastrés
Enfilèrent l’endroit d’où nous étions entrés.
Je marchai sur leurs pas prenant garde à l’abîme
Où penchait notre lit, et j’y laissai Trophime.
En étant dégagé je poussai plus avant,
250 Mais lorsque je pouvais leur ôter le devant,
Je ressentis à coup, ô Dieux pourrai-je dire
Ce que je ressentis ! Il faut que je respire.

ARMIDE.

Ne nous fais pas languir, j’attends et je pâtis,
Dépêche-toi, dis-nous de que tu ressentis.

ARGANTE.

255 Ô Dieux !

TROPHIME.

Qu’est donc cela, ta gaillarde entreprise
Prends bientôt son arrêt, quelle est cette surprise ?
C’est assez respiré.

ARGANTE.

J’en suis encor surpris.

TROPHIME.

Tu tiens trop longuement en suspend nos esprits,
Que ressentis-tu donc ?

ARGANTE.

Une odeur merveilleuse
260 Sur toutes les odeurs de l’Arabie heureuse,
Et parmi des parfums qui remplit tout l’air
Parut...

TROPHIME.

Et bien parut.

ARGANTE.

Comme un divin éclair
Une jeune beauté qui m’éblouit sans cesse,
Soit-elle quelque Nymphe ou bien quelque Déesse ;
265 Et je puis assurer que l’immortel renom
Qu’on applique à Vénus, à Pallas, à Junon,
L’eut été moins convenant, et que Pâris en somme
N’aurait point différé de lui donner sa pomme :
Vous pouvez bien tous deux signer de votre aveu
270 Ce que vous entendez ; car c’est ce que j’ai vu.
Aussitôt que nos gens revenus firent montre,
Elle prit sa démarche et leur vint au rencontre ;
Et leur ayant donné doucement le bon jour,
Dit qu’elle avait tiré peine de leur séjour,
275 Et demanda du pain ; mais à cette semonce
Ils tardèrent assez à lui rendre réponse :
Mais étant derechef sur le point de parler,
Madame (dit l’un d’eux) nous ne saurions aller
Hors d’ici que quelqu’un ne vienne à nous poursuivre :
280 Mais (Dieu aidant) bientôt nous aurons de quoi vivre.
4
Lors tournant l’oeil au Ciel, il y a jà deux jours
(Dit-elle) mon Seigneur, que j’attends ton secours.
Là survint une femme avancée sur l’âge,
Qui voulant s’enquérir du fruit de ce voyage,
285 La jeune l’arrêtant et prenant par la main,
D’une grâce divine et d’un ris plus qu’humain,
La conduisit au lieu d’une loge secrète ;
Nos gens prirent d’ailleurs promptement leur retraite,
Je restai en suspens avec les sens ravis
290 Au couvert d’un Ormeau, d’où tôt après je vis
Sortir un des vieillards pour joindre une Fontaine
Qui cache sous le Roc la source de sa veine ;
Et je ne sais quel Dieu là peut avoir saigné
Si profond que son pied en est toujours baigné.
295 Là du creux de la main que ce bon vieillard couche
Sous le flux de cette eau il arrose sa bouche,
Puis dit (haussant au Ciel son visage terni
Quoique plein de douceur) Seigneur sois béni ;
Et rentre dans sa grotte, où comme je m’approche
300 Pour donner de mes yeux au fonds de cette roche,
Écoutez la merveille ; un éclair qui bondit
D’en haut sur tout le lieu me mit à l’interdit :
5
Et voilà quant-et-quant un feu qui l’environne,
La bouclant tout autour d’une ardente couronne,
305 Et ensuite le son d’un tonnerre bruyant
M’obligea d’éviter sa fureur en fuyant.
Pour donc gauchir au coup profitant la menace,
Je me suis couramment réduit en cette place.

ARMIDE.

Argante, qu’as-tu dit ?

ARGANTE.

Il n’en faut point douter,
310 J’ai dit ce que j’ai vu sans y rien ajouter.

TROPHIME.

Argante, Argante, ô Dieux que ton discours m’afflige ?
Que ne m’as-tu fait voir avec toi ce prodige.

ARGANTE.

J’eusse bien fait cela, si j’eusse su comment
Te faire voir, ouïr, et marcher en dormant.

ARMIDE.

315 Paix, voici mon vieillard.

SCÈNE IV. Gerberne, Armide. §

GERBERNE.

Ô Dieux quelle détresse !

ARMIDE.

Mettez-vous à l’écart.

GERBERNE.

Hélas pauvre Princesse !

ARMIDE.

Il vient me rencontrer où je l’ai attendu,
Et demander raison des biens que j’ai perdu.

GERBERNE.

Dieu te gard, cher Ami, où donc as-tu remise
320 Notre provision ?

ARMIDE.

Seigneur, on me l’a prise.

GERBERNE.

On te l’a ?

ARMIDE.

Je m’en meurs d’extrême déplaisir,
Deux voleurs ce matin me l’ont venu saisir ;
Encore puis-je prier que le Ciel les maintienne,
Que m’ôtant votre vie ils m’ont laissé la mienne.

GERBERNE.

325 Grand Dieu dont la bonté pourvoyant l’Univers
Nourrit et entretient les hommes et les vers,
Étends, Seigneur, étends les mains de ta largesse
Et regarde en pitié notre jeune Princesse :
Si nous avons changé nos palais en déserts
330 Pour employer pour toi nos langues et nos airs
En vaquant seulement à tes saintes louanges,
Nous ne sommes pourtant d’hommes changés en Anges.
Toi, Seigneur, qui repais les poussins des corbeaux,
Veux-tu bien que la faim creuse ici nos tombeaux ?
335 Nous peux-tu maintenant refuser les pâtures
Que tu fournis toujours aux moindres créatures ?
Peux-tu bien détourner la pitié de ton oeil
D’une fille de Roi laquelle pour toi seul
A bien voulu quitter l’espérance prochaine
340 De porter la Couronne et le titre de Reine,
Laquelle a résolu (pour te garder la foi
Et t’avoir pour époux) de n’avoir point de Roi ?
A quitté ses honneurs, ses plaisirs, ses richesses
Dedans l’égalité des plus hautes Princesses.
345 Tu l’as vu cependant et deux jours et deux nuits
Sans avoir pu trouver ni du pain ni des fruits
Son unique aliment, tes serviteurs fidèles
Meurent-ils de disette et de faim sous tes ailes ;
Elle a quitté pour toi tant de biens apparents,
350 Ses sujets, ses amis, son père et ses parents ;
Qui peut s’imaginer que ton oeil se contente
À voir ainsi souffrir une pauvre innocente ?
Pour t’avoir tout donné mourrait-elle de faim ;
Rends-lui pour tous ses biens quelque morceau de pain,
355 Seigneur, tes intérêts sont joints avec les nôtres,
Si tu détruis les tiens qu’en diront tous les autres ?

SCÈNE V. Armide, Gerberne, Deux Larrons les mains liées, avec chacun une Corbeille suspendue aux bras. §

PREMIER LARRON.

Quel effort violent sans pouvoir l’empêcher,
Nous fait souffrir ses lois et contrant à marcher ?

SECOND LARRON.

Quel spectre furieux d’une rude secousse
360 Nous presse les talons, nous poursuit et nous pousse ?

PREMIER LARRON.

Je voudrais un arrêt et n’ai pas le loisir.

SECOND LARRON.

Je voudrais un détour et n’ai pas à choisir.

PREMIER LARRON.

Quelle horreur, quel effroi de cette épée nue
Dont me pique le dos une main inconnue ?

SECOND LARRON.

365 Quel spectre furieux, quel prodige mouvant
M’empêche à reculer et me pousse en avant ?

ARMIDE, à Gerberne.

Les voilà les auteurs de ma triste aventure,
Seigneur.

GERBERNE.

Mais étaient-ils en la même posture ?

ARMIDE.

Tant s’en faut.

PREMIER LARRON.

Hay.

SECOND LARRON, à Armide.

Hélas ! Hé bien nous y voici,
370 Nous te rendons tes biens et te crions merci.

ARMIDE.

Quel soudain changement a fini votre rage,
Et vous a mis sitôt en ce bel équipage ?

PREMIER LARRON.

Ce traitement d’horreur dûment mérité
Veut que nous t’en disions l’entière vérité :
375 Cependant que l’esprit qui nous tient à la gêne
Suspendant nos tourments nous laisse prendre haleine.
Hier tu montrais de l’or, paraissant entrepris
Pour savoir de quelqu’un et son poids et son prix,
Et dès lors résolus par un subtil partage
380 De ta propriété retirer notre usage
Nous n’avons eu des yeux qu’à te manquer pas,
À guetter tes chemins, et compter tous tes pas.
T’ayant donc en nos mains (ce matin) sans envie
De te ravir tes fruits et moins encor ta vie,
385 N’ayant que sur ton or notre esprit occupé,
Nous voulions te fouiller quand tu t’es échappé ;
Et ne trouvant pour toi dans nos mains mal contentes
Que ton seul port, frustrés de toutes nos attentes,
Nous l’allions visiter, quand du plus haut de l’air
390 (Sous un ciel obscurci) nous voyons s’écouler
Comme d’une Comète ardente à longue queue,
Un spectre qui se vient planter à notre vue,
Qui d’abord saisissant nos bras des deux côtés,
Les charge comme ils sont et les a garrotés :
395 Puis tirant du fourreau une brillante épée
Jure qu’en notre sang elle serait trempée,
Et sans rémission que nous serions tués
Si tes biens ne t’étaient bientôt restitués,
Et secouant nos flancs où nous portant la pointe
400 De son fer, nous a mis en ce lieu par contrainte.

GERBERNE.

Grand Dieu que tes bontés nous doivent bien ravir,
Et que nous te devons bien aimer et servir !

ARMIDE, à Gerberne.

Seigneur, que faut-il faire ?

GERBERNE.

Il faut qu’on les détache.
Qu’en ton bien relâché leur mal ait son relâche.

PREMIER LARRON.

Armide les délie.
405 Que je suis allégé d’un étrange fardeau !

SECOND LARRON, à Armide.

Que je suis dégagé d’un horrible cordeau !

PREMIER LARRON.

L’esprit qui nous tenait cette rigueur étroite
Est maintenant content ayant pris sa retraite.
À Armide.
Du tort que tu reçus tu pourrais te venger.

GERBERNE.

410 Allez retirez-vous et pensez à changer.

PREMIER LARRON, s’en allant.

J’aime mieux devenir pauvre vendeur d’épice
Que m’occasionner l’horreur d’un tel supplice.

SECOND LARRON, à Armide.

J’aime mieux me changer en un petit boitier
Qu’exercer désormais ce dangereux métier.
Ils s’en vont.

ARMIDE, rendant les corbeilles à Gerberne.

415 Seigneur, voilà vos biens qu’on avait pu me prendre ;
Mais qu’enfin on n’a pu m’empêcher de vous rendre.

GERBERNE.

Va, cher ami, tu peux témoigner désormais
Que le Dieu des Chrétiens ne leur manque jamais.
Il prend ses corbeilles et se retire.

ARMIDE.

Trophime ? Argante ? Et bien ?

TROPHIME.

Ô Dieux que de merveilles
420 Viennent de contenter mes yeux et mes oreilles !

ARMIDE.

Il m’a parlé d’un Dieu des Chrétiens en passant ;
Mais il faut que ce Dieu soit un Dieu bien puissant.

ARGANTE.

Nous en avons assez reconnu pour cette heure,
Allons il nous suffit de savoir leur demeure.

TROPHIME.

425 J’aurai bientôt donné les avis que je dois
S’ils sont (ainsi qu’on dit) cherchez des Irlandais.

ACTE II §

SCÈNE I. Dipné Infante, Ambrokele Nourrice. §

DIPNÉ.

Nourrice, au nom de Dieu quittez-moi ce langage.

AMBROKELE.

Mais pourquoi ?

DIPNÉ.

Voyez-vous ce discours de présage
Bâti de songes creux comme je vous ai dit,
430 Est suspect aux Chrétiens et mis à l’interdit.

AMBROKELE.

De qui le savez-vous ?

DIPNÉ.

De Gerberne.

AMBROKELE.

Madame,
J’ai mis entre ses mains le secret de mon âme,
Et de même que vous j’aurai mes sens ravis
De les voir corrigés suivant ses bons avis :
435 Mais j’ose m’assurer qu’il prendra ma défense,
Que je puis raconter mon songe sans offense.

DIPNÉ.

Vous savez plus que moi, à n’en point mentir,
Si Gerberne est absent je n’y puis consentir.

AMBROKELE.

Si je sais plus que vous.

DIPNÉ.

Oui ; mais votre science
440 Ne saurait m’assurer contre ma conscience.

AMBROKELE.

Madame, croyez-moi, Gerberne vous dira
Quelque exemple sacré qui me garantira :
Ceux de l’ancien Joseph que l’Écriture marque
Clairement exposés à cet ancien Monarque :
445 Ou ceux devant sa vente, ou ceux de sa prison,
Desquels l’esprit de Dieu lui fit rendre raison :
Ou ceux encor desquels Daniel en personne
Découvrit les secrets aux Rois de Babylone,
Que Gerberne m’a dit être tous contenus
450 Dans les sacrés Cahiers, et que j’ai retenus,
Peut-être en dirait-il quelque autre plus moderne.

DIPNÉ.

Tout ce qu’il vous plaira ; mais je veux voir Gerberne.

AMBROKELE.

Madame, je le veux, puisqu’il vous plaît ainsi,
Et m’en vais le prier de venir jusqu’ici.

DIPNÉ.

455 Allez et contez-lui ce discours fantastique
Sur lequel j’attendrai que lui-même l’explique.

AMBROKELE.

Madame, plût à Dieu qu’un fantôme trompeur
Sans suite d’autre mal soit content de ma peur.

DIPNÉ.

La nuit à votre compte est une belle ouvrière,
460 Ouvrant à nos esprits cette grande carrière
À courir et voler avec un plein congé
De tenir pour certain tout ce qu’ils ont forgé.

AMBROKELE.

Madame, je crois bien que des sombres nuages,
Des vapeurs au cerveau confondent les images,
465 Dont à bâtons rompus chaque particulier
Ressent les mouvements d’un cours irrégulier.
Je n’ai pas mon esprit si léger que de croire
À ces portes d’Enfer ou de corne ou d’ivoire,
Dont l’issue au rapport de ces anciens conteurs
470 Rendait nos songent fous, ou les faisait menteurs.
J’emploie ailleurs mes soins qu’à dresser un trophée
Des faits impertinents du fabuleux Morphée,
Je suis Chrétienne et crains de faire cet affront
À ce titre d’honneur buriné sur mon front :
475 Mais l’Écriture Sainte où ma foi est ancrée
Rend les songes garnis d’autorité sacrée ;
Et pour le mien je crains sans doute, et recevrai
Un plaisir ravissant s’il peut n’être pas vrai.

DIPNÉ.

Enfin je ne puis pas fonder sur quelque règle
480 Que je suis un Aiglon et mon père est un Aigle,
Que je deviens Colombe et l’objet destiné
À souffrir les fureurs de cet Aigle acharné.

AMBROKELE.

Dieu veuille convertir mon songe en quelque fable,
Et donne à cette énigme un sens plus favorable.

DIPNÉ.

485 Gerberne me dira s’il faut vivre ou mourir.

AMBROKELE.

Puisque vous le voulez je vais donc le quérir.

DIPNÉ.

Allez et dites-lui qu’il ne tardera guère.

AMBROKELE.

J’y vais.

DIPNÉ.

Avec respect et termes de prière.

AMBROKELE.

J’en userai ainsi.

DIPNÉ.

Vous aurez la raison
490 Pour ne le divertir s’il est en Oraison.

AMBROKELE.

J’aurai bien cet égard de le prendre à son heure.

DIPNÉ.

Évitez, s’il se peut, une longue demeure.

AMBROKELE.

Laissez-moi tous ces soins, et vous entretenez
Sur quelque autre sujet.

DIPNÉ.

Allez et revenez.

SCÈNE II. §

DIPNÉ, seule.

495 Que fais-tu, pauvre fille, en ce lieu solitaire
Si loin de tes amis, tes parents, et ton père ?
Où as-tu délaissé tes filles, tes valets,
Ton escorte, ton train, ta cour, et ton palais ?
Qu’as-tu fait des États où ton père commande,
500 Des attraits de Dublin, et des grandeurs d’Irlande ?
Où a couru ton temps, où s’est-il arrêté,
Es-tu bien cette Dipné, ou si tu l’as été ?
Mais où donc est ta foi, non non, je me réveille,
Arrière vieux Serpent, loin loin de mon oreille ;
505 Crois-tu bien m’abuser me présentant le don
De biens que pour Dieu seul j’ai mis à l’abandon ?
Ai-je perdu le sens et faut-il que je rêve
Aux ensorcellements suivis de la mort d’Ève ?
J’abhorre son malheur, et renonce aux appas
510 Du meurtrier hameçon qui causa son trépas.
J’ai promis, j’ai promis au Ciel cette retraite,
Je l’ai fait par la grâce, et veux bien l’avoir faite.
Mon Dieu, mon cher Époux étends ta main d’en haut,
Fortifie mon coeur pour vaincre cet assaut !
515 Allège mon esprit, décharge ma pensée
Des objets charbonnés d’une image effacée !
Gracieuse Forêt où j’ai tout mon recours,
Agréable Désert où logent mes amours,
Soyez mon seul Royaume où ma grandeur s’étende,
520 Surpassant les attraits de Dublin et d’Irlande !
C’est ici que formant des desseins plus hardis
Je me vois sur la terre et près du Paradis.
J’ai trouvé des trésors épurés de leurs fanges,
J’ai quitté les humains et rencontré les Anges :
525 Sans vous tout m’est amer, avec vous tout m’est doux,
Puisqu’en vous je jouis de Dieu mon seul Époux.
Si parfois mon esprit d’une humeur vagabonde
Se met à parcourir les Empires du monde,
Quand il se formerait un État souverain
530 Où je puisse régner du Gange jusqu’au Rhin,
Je hais tout hors de moi, et hais encor moi-même
Si je n’y trouve Dieu, l’unique objet que j’aime.
Et puis (Désert) qu’en toi on ne peut m’empêcher
Que je n’embrasse enfin ce que j’ai de plus cher,
535 Et qu’en toi seul ainsi tout mon vrai bien abonde,
Je te prise tout seul sur tous les biens du monde.

SCÈNE III. Gélase, Dipné. §

GELASE.

Madame, je vous viens avertir couramment
Que Gerberne paraît en un ravissement.

DIPNÉ.

Ce n’est rien de nouveau.

GELASE.

Mais la chose est nouvelle
540 Que ce ravissement tienne en peine Ambrokele,
Dans les difficultés qu’elle a dès lors conçu
De pouvoir accomplir l’ordre qu’elle a reçu.

DIPNÉ.

Où était-il ?

GELASE.

Madame, on a sujet de croire
Qu’il n’était point ailleurs que dans son Oratoire.

DIPNÉ.

545 Vous ne l’avez pas vu ?

GELASE.

Non, Madame, j’étais
Sur le haut du Rocher, où je me contentais
À façonner des joncs pour faire quelque ouvrage
Qui pût accommoder notre petit ménage :
De là j’entends un cri d’Ambrokele, et soudain
550 Je cours pour lui prêter à son besoin la main ;
Je la trouve en effet pâmée qui soupire
Les yeux dressés au Ciel sans me pouvoir rien dire,
Jusques qu’étant remise hors de sa pâmoison,
Et reprenant l’entier usage de raison
555 Elle me dit ; courez, dites à la Princesse
Que Gerberne est ravi ; mais que j’attends s’il cesse
De traiter avec Dieu d’une étrange façon,
Sur notre différend qu’il nous fasse leçon :
Ces mots m’étant couverts, et ne pouvant y mordre,
560 J’ai su qu’il suffisait d’exécuter leur ordre.
6
Je ne suis pas chargé d’aucun autre prix-fait.

DIPNÉ.

N’avez-vous pas appris le songe qu’elle a fait ?

GELASE.

Quel songe ?

DIPNÉ.

7
D’un brouillas de funeste présage.

GELASE.

Madame, de ces soins mon esprit se dégage,
565 Je ne veux point avoir de curiosité
Pour sonder les secrets de la Divinité :
Je suis entre les mains de l’Auteur de ma vie,
Hors de son bon plaisir je n’en n’ai point envie,
Qu’il l’ôte ou laisse autant que bon lui semblera,
570 J’embrasserai toujours tout ce qu’il lui plaira.
Il peut me conserver, et s’il veut me détruire
Je n’ai point d’autre soin qu’à me laisser conduire,
Me disposant à tout sans vouloir deviner
À quoi ce coup mortel se pourra terminer.
575 Je ne contredis pas que le Ciel nous pourvoie
De sauf-conduits divers en une même voie ;
Que par plusieurs attraits différents en saveur
Il nous fasse goûter une même faveur ;
Qu’il traite les Élus d’une bonté pareille,
580 De songes en sommeil, de visions en veille :
Mais hors de ce chemin de rares passe-droits,
Il se fait rechercher par des autres endroits ;
Et nous devons aller ainsi qu’il nous appelle,
Enfin pour ne toucher au songe d’Ambrokele,
585 Il suffit d’y marcher par les chemins battus
Et le train plus commun des solides vertus :
Mais mon coeur se resserre, et je suis en détresse
De paraître en Docteur aux yeux de ma maîtresse,
Madame, excusez-moi.

DIPNÉ.

Mon Gélase je vois
590 Dieu en vous et par vous je n’entends que sa voix,
Et votre humilité profonde vous abuse,
Celui qui parle en vous n’a pas besoin d’excuse,
Poursuivez seulement.

GELASE.

J’ai beaucoup poursuivi
N’ayant qu’à rapporter que Gerberne est ravi,
595 Vous viendrez s’il vous plaît.

DIPNÉ.

Il suffit, mon Gélase,
Je reçois de bon coeur l’avis de cette extase.
Ambrokele assistante à ce divin transport,
Elle-même en son temps m’en fera le rapport,
Les leçons qu’elle aura formeront ma science :
600 Allez, et dites-lui que j’aurai patience.
Il s’en va.

SCÈNE IV. §

DIPNÉ, seule.

Or sus, puisque je sens mon esprit garanti
Des troubles importuns qu’il avait ressenti,
Mon Dieu, mon bien, mon tout, fais que toutes leurs forces
Ne rompent plus les liens de tes douces amorces,
605 Et puisqu’en ce Désert seule seul je te tiens,
Souffre de seule à seul mes petits entretiens !
Si parfois dans l’écart de cette solitude
Tu me vois agiter de quelque inquiétude,
Pour apaiser bientôt les flots de cette mer,
610 Dis, cher Époux, dis-moi que tu me veux aimer :
Dis-le dans mon coeur au fonds de ma pensée,
Et dès lors je verrai ma tourmente passée,
Sus donc, puisque nous seuls entendons nos propos,
Disons un peu, parlons en paix et en repos.
615 Mon Époux, mon bonheur, mes délices, mon aise,
Doux et fidèle amant, moyennant qu’il te plaise
Je veux pousser mon chef au fonds de ton côté,
Puisque tu l’un ouvert d’un excès de bonté,
Et visitant ton coeur par ta chair entamée,
620 Reconnaître combien, hélas ! Tu m’as aimée.
Dis, mon coeur, mon amour, réponds, mon cher souci,
Que puis-je t’avoir fait pour me chérir ainsi ?
Les plaies de ton corps ne sont qu’autant de portes
Pour faire voir à plein l’amour que tu me portes,
625 Encor (le puis-je dire) il n’en fallait pas tant
Si ton excès d’amour en eût été content.
À quoi tant de tourments, de douleurs et de peines
Qui puisèrent ton sang et tarirent tes veines :
À quoi tant de bourreaux par tant de cours d’horreur,
630 Sur ton corps innocent exerçant leur fureur
Avec leurs attentats, leurs cris, et leurs blasphèmes,
Tâchant de t’arracher toi-mêmes à toi-mêmes.
Ha bourreaux ! Ha bourreaux ! Mais hélas, mon Époux,
Leurs offenses n’ont pu acquérir ton courroux !
635 Et digne de pitié plutôt que de colère,
Ils ont acquis par toi le pardon de ton père,
Par le prix de ton Tout nous ayant racheté,
Possède notre tout qui t’a si cher coûté.
Et puisque ton excès de bonté me provoque
640 De payer ton amour d’un amour réciproque,
Quand je reçus ta foi un grand désir me prit
De te rendre mes biens, mon corps, mon esprit,
Les portant sur l’Autel de ton divin service
Pour t’en faire à jamais un entier sacrifice.

SCÈNE V. Dipné, Ambrokele. §

AMBROKELE.

645 Madame.

DIPNÉ.

Qu’est-ce ?

AMBROKELE.

Un, un.

DIPNÉ.

Votre coeur est surpris
Par un saisissement qui trouble vos esprits.

AMBROKELE.

Un Ange.

DIPNÉ.

Un Ange ! Et bien ?

AMBROKELE.

Ra, ta.

DIPNÉ.

Vois, quelle attache
Arrête votre langue, il vous faut du relâche.
Reposez.

AMBROKELE.

Par effet j’ai besoin de secours
8
650 D’un respir pour pouvoir entonner ce discours.

DIPNÉ.

Reposez, rien ne presse, et reprenant haleine
Vous aurez le loisir à me tirer de peine.
J’ai le coeur attaqué de mouvements pressants
D’un embarras confus qui m’étourdit les sens.
655 Je rêve, si faut-il que mon esprit s’éveille
Pour ouïr raconter quelque étrange merveille.

AMBROKELE.

Un Ange rayonnant de mille attraits divins
Était avec Gerberne alors que j’y survins :
Étant toute hors de moi, à la chose imprévue
660 Je sortis, et voulant vous en donner la vue
Je courus obliger Gélase de partir
(Dans mon étonnement) pour vous en avertir.

DIPNÉ.

C’est son gardien sacré qu’en tout temps il invoque.

AMBROKELE.

Je retournai soudain pour ouïr leur colloque.

DIPNÉ.

665 Et bien que disaient-ils ?

AMBROKELE.

Gerberne protestait
À Dieu des fermetés d’amour qu’il lui portait,
Quand l’Ange l’embrassant, afin que tu l’assures
Encor mieux (lui-dit-il) il faudra que tu meurs.
Je le veux (dit Gerberne) et suivant son désir
670 Je sacrifierai mon sang avec plaisir :
Mais encor que fera cette pauvre Princesse
Dans ces lieux égarés, s’il faut que je la laisse ?

DIPNÉ.

Et bien ?

AMBROKELE.

Madame, hélas !

DIPNÉ.

Quel hélas, dites-moi,
Qu’avez-vous, dois-je point abandonner ma foi ?

AMBROKELE.

9
675 Nenni.

DIPNÉ.

Quoi donc ? Parlez, j’entends votre langage,
Je tourne ce silence en un heureux présage.
Je mourrai pour ma foi.

AMBROKELE.

L’Ange alors vous nommant
Dit que vous combattriez pour votre cher Amant,
Et finit son discours par ces mêmes paroles :
680 Cette Vierge n’est pas du rang des Vierges folles,
Elle ira par l’effort de son père inhumain,
Aux noces de l’Époux la lampe ardente en main.

DIPNÉ.

Courage, j’offrirai mon entier sacrifice ;
Je mourrai, je mourrai, ô ma chère Nourrice !
685 J’estime ce seul jour de mort plus fortuné
Que tous les jours de lait que vous m’avez donné.
Je mourrai et suivrai (contentant mon envie)
Le gardien de ma foi, le soutien de ma vie,
Mon vrai père Gerberne, auquel Dieu m’a remis
690 Pour me servir de Père et de tous mes amis :
Et le ciel ne veut pas que dans cette contrée
Après son saint départ je demeure égarée.
Mais poursuivez après mon trépas destiné,
À quoi cet entretien est enfin terminé.

AMBROKELE.

695 L’An, l’Ange.

DIPNÉ.

Qu’avez-vous ?

AMBROKELE.

Disparut.

DIPNÉ.

Vois, ma mère,
Tout me vient à souhait, tout mon désir prospère,
Voudriez-vous bien pleurer la douceur de mon sort ?
Si mon heur vous déplaît, si mon bien vous fait tort,
J’y consens, je le veux, pleurez, à la bonne heure.

AMBROKELE.

700 Madame, ce n’est pas votre sort que je pleure,
Plût à Dieu seulement que j’eusse mérité
Le bon heur d’un trépas de cette qualité ;
Mais je me pleure, hélas ! Misérable et bannie,
S’il me faut séparer de votre compagnie.

DIPNÉ.

705 Mais encor dites-moi, cherchez-vous en mon bien,
De nos deux intérêts ou le vôtre ou le mien ?

AMBROKELE.

Le vôtre, Dieu le sait.

DIPNÉ.

La raison est donc prompte
Qu’il faut se contenter où je trouve mon compte.
Vous désirez mon bien.

AMBROKELE.

Sans doute.

DIPNÉ.

Mais comment
710 Vous tourmentez-vous donc de mon contentement ?
Je crois que vous m’aimez.

AMBROKELE.

Vous le pouvez bien croire.

DIPNÉ.

Mais pleurer mon profit, mon plaisir, et ma gloire,
Savoir mes volontés sans vous y conformer,
Est-ce vouloir mon bien, est-ce là bien m’aimer ?
715 Vous noyez-vous en pleurs pendant que je me noie
À coeur épanoui dans un torrent de joie ?
Votre esprit qui m’a fait de si belles leçons
Se peut-il relâcher à toutes ces façons ?
Et quand je m’en irai, puisque Dieu me l’ordonne,
720 Croyez-vous qu’il s’en aille et qu’il vous abandonne.
Laissez exécuter mon favorable Arrêt,
Sans vous en alarmer par un faux intérêt :
C’est désirer mon mal, ne soyez pas complice
D’un si mauvais désir, ô ma chère Nourrice !
725 Prenons donc un sujet qui mieux vous conviendra,
Vous ne me dites pas si Gerberne viendra ;
Si par vous il a su ce songe de présage
Sur lequel vous aviez fondé votre voyage.

AMBROKELE.

À propos, aussitôt que l’Ange l’eut quitté
730 Il voulut me parler, se tournant à côté
Tout ainsi que s’il eût pris garde à ma présence :
Ambrokele (dit-il) allez en diligence
Retrouver la Princesse, et faites-lui savoir
Les nouvelles du bien qu’elle doit recevoir :
735 Je sais vos différents et le soin qui vous ronge,
Allez et je vous suis pour vider votre songe.
Je sors, et voulant voir Gélase à mon départ,
Gerberne me prévient et l’entretient à part ; *
Lors jugeant qu’il voulait lui dire sa pensée,
740 Pour venir avec lui je me suis avancée.

DIPNÉ.

Les voici tout à point.

SCÈNE VI. Gerberne, Gélase, Dipné, Ambrokele. §

GERBERNE.

Un aiglon transformé
En colombe.

GELASE.

Quels mots !

GERBERNE.

Vous êtes alarmé.

GELASE.

Sans doute ! Car cela s’adresse à la Princesse.

GERBERNE.

Vous le saurez bientôt à qui cela s’adresse,
745 Nous y voici venus. Ma fille Dieu vous gard,
N’ai-je point trop tardé ?

DIPNÉ.

Je dois avoir égard
À vos commodités plutôt qu’à mon attente,
Votre contentement me doit rendre contente.

GERBERNE.

Or sus, pour contenir en termes ce devis
750 Après l’Arrêt du Ciel dont vous avez l’avis,
Je viens ici vider votre douce querelle,
10
Expliquant brèvement le songe d’Ambrokele.
Elle s’imaginait qu’un Aigle avait pondu
Un seul oeuf en son aire, et qu’ayant attendu
755 Que l’Aiglon fut éclos, pensant le voir paraître
Pareil à ceux desquels il avait pris son être,
Il voit que cet Aiglon changeant de naturel,
Se formait en Colombe et lui semblait pareil.
Alors le contemplant de différente espèce
760 Le couve chèrement, l’échauffe et le caresse,
Et fait tous ses efforts pour lui faire changer
En l’état naturel cet état étranger ;
Mais la Colombe avec ses qualités nouvelles
Après avoir langui sous l’ombre de ses ailes,
765 Dédaignant son humeur d’orgueil et de fierté,
Et voulant par un vol chercher sa liberté,
Comme l’Aigle dormait, d’une fuite prévue
Prit un soudain essor à l’écart de sa vue.
Lui se voyant déçu bondissant par les airs,
770 Des Campagnes aux Monts, des Villes aux Déserts,
D’une serre étendue et d’une gueule ouverte,
Prêt à fondre partout sur l’objet de sa perte,
Ayant par un grand vol parcouru les humains,
Vint trouver au Désert sa Colombe en mes mains ;
775 Lors tournant sur mon chef sa fureur et sa rage,
Il se saoula sur moi de sang et de carnage :
Et comme il se connut faillir à son dessein,
Soudain d’ongle et de bec déchira son poussin.
N’ai-je rien oublié ?

AMBROKELE.

Voilà tout.

GERBERNE.

Je répète
780 Tout ce que j’ai appris d’un Divin interprète ;
Et ce Songe duquel Dieu mêmes est l’Auteur,
Dément le bruit commun que tout Songe est menteur.

AMBROKELE.

Ainsi l’ai-je pensé depuis que ces images
Couvrir mon cerveau de leurs tristes ombrages :
785 Mais nous ne perdons rien pour avoir prolongé ;
Car voilà nuement tout ce que j’ai songé.

GELASE.

Convertissez, mon père, en des effets de grâce
Les prodiges desquels ce Songe nous menace :
Employez vos crédits pour faire que le Ciel
790 Ne verse pas sur nous un orage de fiel :
Qu’il ne nous jette pas dans le profond désastre
D’être sitôt privés du jour de ce bel Astre.

GERBERNE.

Mon Gélase, le Ciel n’ordonne rien de vous.
Que dieu rendent vos jours plus amers ou plus doux,
795 Je vous crois disposé de marcher à sa suite,
Et régler tous vos pas sur sa seule conduite.

GELASE.

C’est à moi d’obéir, à lui de commander ;
Mais ce Songe d’ailleurs me fait appréhender.

DIPNÉ.

Son exposition ? Car c’est ce que j’espère.

GERBERNE.

800 Vous êtes la colombe, et l’aigle est votre père :
C’est tout ce que je puis déclarer en ce lieu.
Ô mon Dieu !

DIPNÉ.

Ô mon Dieu !

GELASE.

Ô mon Dieu !

AMBROKELE.

Ô mon Dieu !

ACTE III §

SCÈNE I. Néarque, Trophime. §

NÉARQUE.

Es-tu tant incrédule ?

TROPHIME.

Il faut que je l’avoue,
Quand j’entends tout cela je pense qu’on se joue.

NÉARQUE.

805 Je suis homme d’honneur.

TROPHIME.

Je le crois.

NÉARQUE.

Je n’ai peur
Que tous mes connaissants m’estiment un trompeur.

TROPHIME.

Je le crois.

NÉARQUE.

Mon poil blanc encor me ferait honte
Si je perdais le temps à réciter un Conte.

TROPHIME.

Je le crois.

NÉARQUE.

J’ai reçu commission du Roi
810 Qui veut bien se fier rn mes soins.

TROPHIME.

Je le crois.

NÉARQUE.

11
Et pourtant tu mécrois les discours véritables
Que j’ai faits, et me tiens pour un conteur de fables ;
Mais n’ayant jamais dit que ce que je pensais,
Je te veux répéter encor ce que je sais.

TROPHIME.

815 Ne vous y trompez pas, je tiens votre langage
D’homme (sans contredit) de bien, d’honneur et d’âge :
Mais à n’en point mentir, j’ai l’esprit combattu
Qu’une fille de Roi, si pleine de vertu,
Si comblée d’honneur (d’une perte inouïe
820 Dans les siècles passés) se soit évanouie
À l’insu de son Père, et de la Cour sans bruit
En son propre Palais, dans une seule nuit.
Ne me combattez plus, faisons-là quelque trêve ;
Car en tout ce discours je pense que je rêve,
825 J’en suis tout égaré si jamais je le fus.

NÉARQUE.

Et ton égarement me rend encor confus,
Tu n’as donc pas compris mon discours en sa suite,
La cause, les moyens, la fin de cette fuite.

TROPHIME.

Il est vrai qu’en rêvant je n’ai pas bien compris.

NÉARQUE.

830 Je vais le répéter, mais ouvre tes esprits.
Ce que j’ai su de toi pour le nouveau ménage
Qu’Armide doit pourvoir sur ce précieux gage,
M’oblige tellement que pour te contenter
En ce que tu requiers je vais le raconter.
835 Ne te souviens-tu point de cette heureuse année
Que le Roi célébra son premier Hyménée.

TROPHIME.

J’en ouïs bien parler.

NÉARQUE.

On t’a donc raconté
Qu’il prit une Princesse excellente en beauté,
Jeune, chaste, et puissante, avec cette merveille,
840 Qu’en tous les dons du Ciel elle était sa pareille.
12
Étant ainsi pourvue, la nocière Junon
Bénit d’un fruit royal et son sang et son nom
D’une fille, où la mère imprima son image
Et ses perfections avec tout avantage.
845 Cette Infante parut, même en ses premiers jours
Le miroir des beautés et l’objet des amours.
On n’a jamais rien vu de parfait qui défaille
Au lustre de son teint, au compas de sa taille ;
13
Rien qu’on put égaler ou comparer au los
850 De ce lys ravissant nouvellement éclos ;
Au reste, il est certain que le céleste phare
Ne vit en tout son cours une beauté si rare.
Or (depuis que la Reine en dégoût de ces lieux
14
Aux Champs Élisiens alla chercher son mieux)
855 La couronne des ans en sa rondeur parfaite,
Par quatorze replis éclatait sur sa tête.
Le monde n’eut jamais un objet plus charmant
Pour lui faire acquérir quelque royal Amant.
Le Roi sentait encor la vigueur de son âge,
860 Lorsqu’il se vit contraint au deuil de son veuvage
Et les États touchés d’une tendre pitié
Qu’il fut sitôt disjoint de sa chère moitié,
Désiraient de revoir sa couche fortunée
De l’honneur et du fruit d’un second Hyménée.

TROPHIME.

865 Vous voulez dire enfin que le Conseil voulut
Qu’il se remariât, et qu’il s’y résolut.

NÉARQUE.

Tu ne veux que courir étant toujours toi-mêmes ;
Mais comment accorder sans milieu deux extrêmes
Touchant nos fugitifs, ce que tu m’as conté
870 M’oblige d’assouvir ta curiosité ;
Car ayant contenté pleinement mon oreille,
Je veux abondamment te rendre la pareille.

TROPHIME.

Je vins ici d’Irlande à quinze ans me ranger,
Et ne désirant pas vous paraître étranger
875 Je m’enquiers du pays, et vous me l’allez peindre
Par tant d’éloignements que je n’y puis atteindre.

NÉARQUE.

J’allais te rapporter et nos biens et nos maux ;
M’en as-tu pas requis ?

TROPHIME.

Fort bien ; mais en deux mots.

NÉARQUE.

Ta tête suit tes pieds, va chercher qui t’instruise ;
880 Car je n’ai pas moyen de le faire à ta guise,
Trouve ton mieux ailleurs.
Il s’en va.

TROPHIME.

Me voilà bien planté,
Plus je pense courir, plus je suis arrêté,
Je le veux rappeler et désire qu’il sache
Que je ne dirai plus un seul mot qui le fâche.
885 Néarque, encor deux mots. Ô Dieux où le trouver !
Il s’est mis en humeur et m’a laissé rêver.

SCÈNE II. Trophime, Antelme. §

TROPHIME.

Mais Antelme est-ce toi ? Quel heureux sort t’amène,
Que tu viens à propos pour me tirer de peine !

ANTELME.

Qu’es-tu donc ?

TROPHIME.

Tu sais bien comme depuis deux jours
890 Les Vaisseaux Irlandais ont pris ici leur cours
Ayant conduit le Roi.

ANTELME.

Tu m’en comptes de belles,
Qui ne sait tout cela ?

TROPHIME.

Mais sais-tu les nouvelles
Pourquoi le Roi s’est mis lui-même à voyager,
Pour venir visiter ce pays étranger.

ANTELME.

895 N’en as-tu rien appris ?

TROPHIME.

Tout à l’heure Néarque
Voulait m’entretenir des faits de ce Monarque ;
Mais pour peu de sujet une humeur qu’il a pris
A rompu le discours qu’il avait entrepris.

ANTELME.

Et que t’en disait-il ?

TROPHIME.

Qu’étant en son veuvage
900 On lui persuadait un nouveau mariage :
Et voilà brèvement ce qu’il m’a dit du Roi.

ANTELME.

Est-ce tout ?

TROPHIME.

Voilà tout.

ANTELME.

J’en sais donc plus que toi.

TROPHIME.

Dis-moi ce que tu sais.

ANTELME.

Un confident fidèle
Hier sur le tard m’en dit une étrange nouvelle.

TROPHIME.

905 Et quelle ?

ANTELME.

Cher Trophime écoute et sois discret,
Ou tu n’auras de moi jamais aucun secret.

TROPHIME.

Je t’engage ma foi.

ANTELME.

C’est assez. Sur l’instance
Dont le Conseil du Roi combattait sa constance,
Comme on lui présentait mille royaux portraits
910 Des Princesses du temps avec tous leurs attraits,
Pour voir si quelqu’un d’eux effacerait l’image
Dont le charmait encor son premier mariage,
Voulant justifier cette ancienne amitié
Par les rares beautés de sa chère moitié ;
915 En faisant confronter tous ces portraits d’élite
À ceux de la Reine il haussait son mérite,
D’autant que comparé tout ainsi qu’un Soleil
Aux petits feux du Ciel il était sans pareil ;
Car la nature en elle avait réduit les grâces
920 Dont elle embellissait toutes les autres faces ;
Ce qui justifiait sa juste loyauté,
Et son refus d’aimer une moindre beauté.

TROPHIME.

Enfin il s’obstina.

ANTELME.

Par effet, si l’amorce
D’un objet plus charmant n’eût employé sa force.
925 Pour lui faire agréer un hymen fortuné,
À son deuil sans remède il était obstiné.

TROPHIME.

Qu’est-il donc arrivé ?

ANTELME.

Connais-tu bien Mogale ?

TROPHIME.

Le Ministre d’État ?

ANTELME.

Lui-même, rien n’égale
Cet esprit, pour trouver quelque moyen aisé
930 Afin d’aller au but auquel il a visé.
Mais vois-je point Indulphe, il fera mieux ce conte
Ayant l’esprit meilleur et la langue plus prompte ;
Il le faut arrêter : cher Indulphe où vas-tu ?

SCÈNE III. Indulphe, Antelme, Trophime. §

INDULPHE.

Je ne sais où je vais tant je suis combattu
935 Des ordres rigoureux dont Mogale nous presse
Pour aller, voir, chercher, et trouver la Princesse.

ANTELME.

Est-ce qu’il veut tenir ainsi tout disposé
Pour marier le Roi comme il a proposé ?

INDULPHE.

Il ne nous presse pas de courir ces brisées
940 Pour cette seule fin, il a d’autres visées
Parlant de marier, son esprit plein de vent
Regarde un autre but et court bien plus avant :
Un coeur ambitieux ayant pris sa visée
Fait flèche de tout bois pour se la rendre aisée.
945 Mogale était à pied, et se croit à cheval
(En chatouillant le Roi) s’il détruit son rival :
C’est pour ce beau conseil sans doute qu’il s’apprête
À perdre ce Rival qu’il a toujours en tête.

TROPHIME.

Quel est donc ce rival qui me rend étonné,
950 Et quels sont les motifs de ce conseil donné ?

INDULPHE.

Parmi les gens d’honneur dont la Cour était pleine
Paraissait un Ancien, que la défunte Reine
Recommanda au Roi dans l’adieu des humains,
Et remis devant lui sa fille entre ses mains.

TROPHIME.

955 Entre ses mains, pourquoi ?

INDULPHE.

Pour former sa jeunesse
Dans les moeurs et vertus dignes d’une Princesse,
Et véritablement la fille par l’effet
Autorise le choix que la mère en a fait.
Ce Grand-homme en a soin, l’instruit et la gouverne.

TROPHIME.

960 Saurais-je point son nom ?

INDULPHE.

On le nomme Gerberne.

TROPHIME.

Gerberne ?

INDULPHE.

C’est son nom.

TROPHIME.

On en parle en ces lieux,
Et même le bruit court qu’il méprise nos Dieux,
Et qu’il sème à couvert la doctrine nouvelle,
Ou les opinions d’une Secte infidèle.

INDULPHE.

965 Il est vrai qu’on en fait de communs entretiens,
Et qu’il est soupçonné Sectaire des Chrétiens ;
Et pendant que le Roi sous ces bruits le tolère,
Pour les fruits de sa fille et les voeux de la mère,
Mogale voyant bien si le Prince mourait
970 Que (les fils défaillants) la fille hériterait,
Et que dans ses grandeurs qui le feraient décroître
Cet illustre disciple élèverait son Maître ;
Il fait que le Conseil du Roi le vint prier
De quitter son veuvage et se remarier.
975 Et comme il reconnaît qu’aucun portrait de Dame
Qu’on lui sût présenter ne touchait point son âme :
Car lui joignant celui de la Reine en effet,
Il ne s’en trouvait point qui ne fût moins parfait.
Pour joindre de dessein à ce qui le concerne,
980 Sous prétexte d’honneur il visite Gerberne :
Et comme l’embrassant, lui dit qu’il s’apprêtât
De recevoir la charge et le soin de l’État,
Que tout était perdu s’il n’y courait à l’aide,
Puisque lui seul pouvait y porter le remède.
985 Gerberne étant surpris : je veux vous faire voir,
Monsieur (poursuit Mogale) un trait de mon devoir
Au bien de la Princesse à régner destinée,
Le Conseil lui pourchasse un royal hyménée.

TROPHIME.

Quel hyménée ?

INDULPHE.

Attends, Gerberne commença
990 De dire comme toi ; lors Mogale avança,
L’hyménée royal que le Conseil espère,
N’est autre que celui de la fille et du père.

TROPHIME.

De la ?

INDULPHE.

Prends patience, on croit pareillement
Que Gerberne souffrit un grand étonnement
995 À ces mots de la fille et du père. Or Mogale
Voulant justifier l’attache conjugale
De ce pair consanguin : Tout est en désarroi,
Dit-il, si nous souffrons le veuvage du Roi.

TROPHIME.

Comment en désarroi ?

INDULPHE.

Sa raison en est forte
1000 Comme il la débita poursuivant de la sorte,
Si par des fils royaux l’État ne fait périr
L’espoir des étrangers, il est à conquérir.
Une couronne vide est une belle amorce
À quiconque voudra la remplir par la force.
1005 La Princesse peut bien opposer quelque arrêt
À tous les prétendants par son juste intérêt :
Mais si l’Époux royal qui joindra sa personne
Se doit approprier le droit de sa couronne
Quels Princes et quels Rois ne seront concourants
1010 Pour faire leurs efforts d’en être conquérant ?
Chacun pour l’emporter y portera la tête,
Et l’État ne sera qu’un pays de conquête :
Cet objet méritant d’être bien poursuivi,
Mille rivaux puissants y courront à l’envi.
1015 Que ferions-nous alors, et de quelles souffrances
Saurions-nous être exempts parmi ces concurrences ?
Et quand un seul Époux choisi par le destin
De nous et de nos biens ferait son seul butin
À vaincre ses jaloux, à vider ses querelles,
1020 Ne souffririons-nous pas des guerres immortelles ?
Et quand ses ennemis seraient tous déconfis
Qui prendrait la couronne le Père ou le Fils ?
Le Père par nature et le Fils par conquête.
Et comme elle ne peut couvrir plus d’une tête,
1025 S’il fallait que chacun des deux se contentât,
Faudrait-il pas la rompre et déchirer l’État ?
Ô Dieux délivrez-nous d’une telle rupture !

TROPHIME.

C’est un parfait discours ; mais que veut-il conclure ?

INDULPHE.

Ne vois-tu pas la fin, que ce présent danger
1030 Devait faire éviter un hymen étranger.

TROPHIME.

Si c’est pour cette fin que Mogale raisonne,
Il pense à conserver l’État et la Couronne.

INDULPHE.

Contre ce jugement pourtant que nous faisons,
Gerberne eusse bien pu combattre ses raisons :
15
1035 Mais il crut qu’il fallait par un rebut modeste,
À ce fait chatouilleux s’opposer sans conteste.

TROPHIME.

Si cela m’eût déplu j’aurais bien confondu
Tous ces raisonnements en ayant répondu,
Il faut laisser la fille et marier le père.

INDULPHE.

1040 Gerberne en dit autant, mais encor qu’on diffère
(Répliqua lors Mogale) il faut enfin toujours
La fille s’épousant que le mal ait son cours ;
Et pour l’hymen du père il n’est pas tant à l’aise,
Puisqu’on ne trouve point de sujet qui lui plaise :
1045 Et puisqu’il dit toujours que le noeud conjugal
Ne l’éteindra jamais s’il n’est au moins égal
Au premier, dont il veut entretenir l’image
Par des traits rapportant à ceux de son visage :
S’il épouse l’Infante il maintient son propos,
1050 Elle acquiert la Couronne, et tout est en repos.

TROPHIME.

Voilà bien raisonné.

INDULPHE.

Mogale ajoute encore
(Pour Gerberne) qu’ayant à voir la belle Aurore
Jointe à son vrai Soleil ouvrant sur lui ses yeux,
Il devait espérer tous les bonheurs des Cieux.

TROPHIME.

1055 C’est aimer comme il faut que céder sa fortune
À la prospérité de la cause commune.

ANTELME.

La chose est apparente et j’en disais autant,
M’assurant qu’à ces mots Gerberne fut content.

INDULPHE.

Je chantais comme vous ; mais au soir chez mon hôte
1060 L’ami qui me parlait me fit changer de note :
C’était Lugtace, afin de ne vous rien cacher.
Qui doit venir bientôt en ce lieu me chercher ;
Son bon sens est connu, chacun sait qu’il s’avance
Au fonds, sans s’amuser à la simple apparence.
1065 Il n’aime pas Mogale, ayant l’esprit blessé
De ses gages qu’il a sur l’État rabaissé.
Pour les raisons qui sont et de poids et de mise,
Je veux que devant vous lui-même les redise.

TROPHIME.

Ne craint-il pas d’avoir un mauvais traitement,
1070 Si Mogale aperçoit qu’il parle librement

INDULPHE.

C’est parmi ses amis qu’il laisse aller sa verve ;
Mais en des lieux suspects il se tient en réserve.

TROPHIME.

Mais puisqu’il nous connaît tous trois ses bons amis,
Il croira qu’avec nous tout lui sera permis.

INDULPHE.

1075 Tu n’en dois pas douter, je l’attends, et t’assure
16
Que je suis étonné de sa longue demeure :
Mais enfin le voici.

SCÈNE IV. Indulphe, Lugtace, Trophime, Antelme. §

INDULPHE.

Tu viens un peu bien tard.

LUGTACE.

J’ai regardé, craignant de me mettre au hasard
De trouver en chemin (comme j’ai fait) Mogale,
1080 Qui m’emploie avec toi pour la chasse royale.

TROPHIME.

Quelle chasse est cela ?

LUGTACE.

Ce gaillard nomme ainsi
La quête que le Roi fait de l’Infante ici.

TROPHIME.

As-tu pris cet emploi ?

LUGTACE.

Peut-on en être en doute,
Fort bien ; mais reconnais si quelqu’un nous écoute.

INDULPHE.

1085 Nous voici tous amis, à l’écart sans témoins.

LUGTACE.

Je te l’ai déjà dit, tu croyais que les soins
De Mogale étaient pris (en ce beau mariage)
Pour l’amour de Gerberne et pour son avantage :
17
Mais tu te mécontais, Mogale est tout pour soi,
1090 Tout l’État et Gerberne, et l’Infante et le Roi
Ne sont en cet esprit aimés d’aucune sorte,
Que pour le seul amour que lui-même se porte.

TROPHIME.

Mais Gerberne avancé lui pourrait résister.

LUGTACE.

Il le fera périr afin de subsister.
1095 Et puisque que le Roi même en a fait son idole,
Nous devons tous porter le joug sous sa parole.

TROPHIME.

Il semble aimer Gerberne et lui fait voir son sein.

LUGTACE.

Il le veut perdre, dis-je, écoute son dessein.
Le présumant Chrétien, et voyant qu’il pratique
1100 Des maximes qui sont contre sa politique,
Il juge que l’Infante instruite en même foi
Rejettera l’hymen incestueux du Roi,
Et que dans le dédain qu’elle fera paraître,
Pour gagner la Disciple il faut perdre le Maître.
1105 Pour donc le contenter et rendre possesseur
Du gibier qu’il prétend je me suis fait chasseur
Puisque chacun le fait : mais enfin quoi qu’on fasse,
On n’aura qu’un plaisir sanglant de cette chasse :
Qu’il se donne carrière et s’ébatte hardiment,
1110 Faisant du mal d’autrui son divertissement :
Qu’il chatouille la rate, à la fin de la fête
Vous me serez témoins d’avoir été prophète.
Adieu, je vais chasser pour accomplir sa loi.

INDULPHE.

J’y vais pareillement ; car j’ai le même emploi.
Ils s’en vont.

TROPHIME.

1115 Je n’avais pas compris comme ce Renard dresse,
Pour atteindre à la fin, tous ses tours de souplesse :
Mais il faut avouer que je suis étourdi
Du conseil captieux d’un homme si hardi.

ANTELME.

Tu vois donc maintenant de combien tu t’abuses,
1120 Puisqu’on t’a défilé l’intrigué de ses ruses.

TROPHIME.

Je le vois ; mais encor je n’ai pas contenté
Dans tous nos entretiens ma curiosité :
Car j’attendais toujours quelque réponse mâle
Dont Gerberne arrêtât le discours de Mogale,
1125 Lorsqu’il lui proposa par tant d’empressements
Ce conseil coloré de ses beaux compliments,
Si la crainte du Roi ; mais encor d’une pique
Qu’il voulut éviter, n’évitât sa réplique.
Que fit-il ? Que dit-il ?

ANTELME.

Il vit que ce moqueur
1130 Par la langue donnait un démentir au coeur ;
Et pour gauchir au coup qui tramait se disgrâce,
Au lieu de s’échauffer il parut tout de glace.
Pour vos raisons, dit-il, le Conseil les verra,
Et pour l’hymen du Roi le ciel y pourvoira ;
1135 D’intérêt il s’en tu, avec indifférence,
Et (l’Infante arrivant) finit leur conférence.

SCÈNE V. Néarque, Armide, Trophime, Antelme. §

NÉARQUE.

Ce n’est pas tout, prends garde à ne rien déguiser.

ARMIDE.

Je dis tout ce de quoi je me puis aviser.

TROPHIME.

C’est Néarque.

NÉARQUE.

C’est moi, je suis rien tout à l’heure :
1140 Mais Armide est-ce ici que tu vis leur demeure.

ARMIDE.

C’est bien en cet endroit qu’un effort surhumain
Fit rapporter les fruits attachés de ma main,
Suivant l’histoire au vrai que je vous en ai faite :
Mais je ne sais pas bien l’endroit de leur retraite.

NÉARQUE.

1145 Vois-tu bien là Trophime ?

ARMIDE.

Il fut à l’impourvu
Oculaire témoin de tout ce que j’ai vu.

NÉARQUE.

Ne doit-il pas au Roi quelque reconnaissance
À raison de l’État dont il prit sa naissance.

ARMIDE.

Peut-être est-ce bien lui qui vous a fait savoir
1150 Comme j’ai les joyaux que vous désirés voir.

NÉARQUE.

Armide, cher Armide achève ton ouvrage,
Et crois que tu ne peux m’obliger davantage ;
Tu te verras chargé de présents tous royaux,
Si tu peux m’apporter ces précieux joyaux.

ARMIDE.

1155 Je le puis : car je tiens ces beaux pendants d’oreille,
Ces perles à ravir, ce collier de merveille.

NÉARQUE.

Tous ces joyaux sont tiens ; mais tu nous les vendras,
Et nous les recevront au prix que tu voudras.

ARMIDE.

Mais ?

NÉARQUE.

J’engage ma foi pour te tirer de crainte,
1160 Que tu seras traité sans fraude et sans contrainte.
Va, cher Armide, cours, ne perds pas un moment,
Je t’attends chez Mogale en mon appartement.
Armide s’en va.
Or sus, avez-vous bien compris notre langage.

ANTELME.

Non.

NÉARQUE.

J’ai pourtant besoin de votre témoignage.
1165 Armide a déclaré qu’au soir un étranger
(C’est Gerberne sans doute) afin de l’obliger
À ses provisions, lui fit grande largesse
Des joyaux que je tiens être de la Princesse.
À Antelme.
Je te prie pourtant de t’avancer exprès
1170 Pour le suivre de l’oeil et le tenir de près.

ANTELME.

Faut-il ouvertement me mettre à sa poursuite.

NÉARQUE.

Non : mais à l’oeil au guet obvier à sa fuite.

TROPHIME.

Si j’y faisais besoin me voici prêt d’aller.

NÉARQUE.

Non, ne t’écarte point ; car je veux te parler.
1175 Antelme suffira je connais sa prudence,
Et n’y veut employer que sa seule présence.

ANTELME.

J’y suis.

NÉARQUE.

Si tu connais qu’il ne s’écarte pas,
Viens-t’en aussi chez moi le suivant sur ses pas.
Antelme s’en va.

SCÈNE VI. Néarque, Trophime. §

NÉARQUE.

Je suis les bons avis que j’ai pris de ta bouche,
1180 Quand je t’ai fait savoir que l’affaire me touche.
Mon Trophime tu m’as tiré d’un grand souci,
Sais-tu bien leur séjour ?

TROPHIME.

Il n’est pas loin d’ici.
Mais pour l’endroit certain nous le saurons d’Argante ;
Car je ne l’ai pas vu : mais c’est lui qui s’en vante.
1185 Pour ces divers secrets il faut l’entretenir,
Il les a racontés et dois les maintenir.
Mais tantôt vous m’avez payé le bon office
Que je vous ai rendu par un peu de caprice.

NÉARQUE.

Je l’avoue, il est vrai, je me suis échappé ;
1190 Mais tu me pressais trop, et j’étais occupé :
Après t’avoir ouï je voulais voir Armide
Pour savoir de sa bouche où Gerberne réside,
Quels joyaux en ses mains il peut avoir remis,
Et tu peux témoigner qu’il me les a promis.
18
1195 Pour ce lieu de séjour je ne sais s’il m’affronte ;
Mais il dit comme toi qu’Argante en rendra compte.

TROPHIME.

Sachons donc maintenant par un plus doux rapport,
Pourquoi le Roi s’est fait conduire en notre port.

NÉARQUE.

Ne sais-tu pas encor la fin de cette histoire ?

TROPHIME.

1200 Non pas entièrement.

NÉARQUE.

J’ai peine de le croire.
Je connais son esprit, en un bruit si courant
Il est trop curieux pour en être ignorant :
Mais si tu promets d’écouter et te taire,
En son entier récit je te vais satisfaire.

TROPHIME.

1205 Je ne dirai plus mot.

NÉARQUE.

Voici son résultat.
Mogale (à ce qu’il dit) pour le bien de l’État,
A mis en tête au Roi d’épouser la Princesse.
Elle n’y consent point ; et d’autant qu’on la presse,
Comme j’étais au temps de faire un cours en mer
1210 Pour venir en ces lieux, sur le point de ramer
Gerberne m’envoya de n’ouvrir point mes voiles
Que la nuit à jour los n’eût ouvert ses étoiles ;
Et qu’ayant résolu de courir en même eau,
Il viendrait lui quatrième entrer dans mon Vaisseau.
1215 Il y vint avec trois que je cru sa famille,
Savoir un Écuyer, et sa femme et leur fille :
Moi qui ne vois Dublin qu’en mon tour et retour,
Et qui dois ignorer ce qui se passe en Cour,
Pour avancer mon gain accueillis cette troupe,
1220 Et j’ai conduit ici toujours le vent en poupe,
Mais lorsque mon Vaisseau fut réduis au pays,
Mes matelots et moi fûmes bien ébahis
De nous voir arrêtes, et par un Commissaire
Enquis du cours en mer que nous venions de faire :
1225 Mais ayant déclaré que d’un trait bien léger
J’avais conduit Gerberne en ce port étranger,
Et dépeint à peu près ceux de sa compagnie,
Ma déclaration ne fut pas impunie.
Mis en prison, aux fers, tout seul, bien empêché
1230 À rêver à part-moi quel était mon péché.
Enfin à demi-mort, tremblant, défait et blême,
On me sort pour ouïr cet Arrêt du Roi même :
Qu’atteint et convaincu de l’horrible attentat
D’avoir traduit par eau l’Infante hors de l’État,
1235 J’étais digne de mort ; et que sa seule quête
Par un heureux succès pouvait sauver ma tête ;
Et qu’au Vaisseau du Roi je serais devenu
Pour reprendre avec lui le cours devant tenu,
Laissant en son pouvoir pendant notre voyage
1240 Ma femme, mes enfants, et mes biens en otage.
Je l’ai fait, cher Trophime, et nous sommes au port
Qui me doit rapporter ou la vie ou la mort.
Je te laisse à penser me voyant à la veille
De mourir, en dormant s’il faut que je sommeille.
1245 Je vais, je viens, je cherche et cours de tous côtés
Pour apprendre où nos gens peuvent s’être écartés.
Mais tu m’en as donné des nouvelles certaines,
Armide est encor prêt à me tirer de peines
De l’Arrêt que je crains.

TROPHIME.

J’en prévois le succès,
1250 Et vous ferai bientôt gagner votre procès.

NÉARQUE.

Comment ?

TROPHIME.

Reposez-vous sur une brève attente,
Et pensons seulement à visiter Argante.

NÉARQUE.

Allons donc, cher Trophime, et pensons à le voir.

TROPHIME.

Allons, je vous promets d’y faire mon devoir.

ACTE IV §

SCÈNE I. Le Roi, Mogale. §

LE ROI.

1255 En auront-nous l’affront, que deux âmes subtiles
Rendent tous mes efforts et tes soins inutiles ?
Je te l’ai dit assez, ton conseil m’eût aidé
Si ton raisonnement avait bien succédé,
Mogale, si les Dieux n’eussent pris jalousie
1260 De mon bonheur, entre eux ma place était choisie :
Tu pensais à mon bien, et veillait d’un bon oeil
Pour alléger mes maux et raccourcir mon deuil ;
Pour l’adoucissement de cette mort amère,
La fille eût réparé le défaut de la mère.
19
1265 En ce rencontre heureux le Ciel m’aurait rendu
Avantageusement ce que j’avais perdu :
Mais quoi ! Pour mon malheur contre ta vigilance,
Ce sorcier et ma fille étaient d’intelligence,
J’en suis au désespoir.

MOGALE.

Sire les mêmes lois
1270 Données pour les Dieux sont faites pour les Rois.
Vous n’auriez pas souffert ces horribles dommages,
Si Gerberne à nos Dieux eût rendu ses hommages ;
Mais étant sans respect pour leur divinité,
Il l’est pareillement pour votre Majesté.
1275 Et des impunités il forme un privilège
De commettre hardiment ce double sacrilège :
Son crime est sans exemple, et l’excès de ces torts
Faits à vous comme aux Dieux, méritent mille morts.

LE ROI.

Je veux te le donner pour en faire justice,
1280 Et punir ses forfaits par un digne supplice :
Il en mourra, le traître, et ses enchantements
Ne l’exempteront point des justes châtiments,
Une crainte pourtant me tient dans les alarmes,
Que je ne perde point ma fille par ses charmes ;
1285 Que l’ayant abreuvé de ce mortel poison,
Il puisse lui ravir le sens et la raison.

MOGALE.

Sire, je ne crois pas que le Ciel y consente,
Perdons le criminel et sauvons l’innocente.

LE ROI.

Pauvre fille ! As-tu pu confier tes beautés
1290 Au pipeur hameçon de ses déloyautés ?
N’appréhendais-tu point, innocente Princesse,
D’exposer à tout vent la fleur de ta jeunesse ?

MOGALE.

Ce chef-d’oeuvre du Ciel ne vous est point ravi,
Le plaisir est plus doux qu’il est plus poursuivi.
1295 Sire, n’en doutez point, ses petites caprices
Rendront plus savoureux les fruits de vos délices.
Vous pourrez compenser, et sans guère courir,
Le mal de la poursuite au bien de l’acquérir.

LE ROI.

Quel ordre y donnes-tu ?

MOGALE.

L’affaire s’en va faite,
1300 On a presque trouvé Gerberne et sa cachette.
Indulphe avec Lugtace, esprits les mieux leurrés,
Visitent de ma part les lieux plus égarés.
Néarque ne dort point, et pour laver son crime
Il a reçu du Ciel le secours d’un Trophime,
1305 Irlandais naturel, qui pensant faire un tour
Ici depuis vingt ans y fixa son séjour ;
Et s’en trouvant pourvu d’une ample connaissance,
Il l’emploie en faveur du lieu de sa naissance ;
Et par ce qu’il a su de divers habitants,
1310 Il nous a découvert des secrets importants :
Qu’un Armide qui tient une pauvre Taverne,
Hier sur le tard fut vu traitant avec Gerberne,
Qui le sollicitait de pourvoir à sa faim,
Lui mettant pour l’achat, or et joyaux en main :
1315 Qu’aussitôt le suivant avec certain Argante,
Il n »avait pas atteint sa demeure présente :
Mais que son compagnon en courant plus avant,
En était ce matin revenu plus savant :
Et c’est de celui-ci, par un bonheur céleste,
1320 Que nous sommes au point d’apprendre tout le reste.
On cherche cet Argante, et votre entier plaisir
Succédera bientôt à tout votre désir.

LE ROI.

Plus je puis espérer, plus mon désir s’augmente,
Qu’on s’avance à chercher et trouver cet Argante.

MOGALE.

1325 Je crois que c’en est fait.

LE ROI.

Enfin si son rapport
Ne me rend tout mon bien j’ai fait naufrage au port :
Ô port ! Ô noble port ! Magnifique rivage
Tu peux t’enorgueillir de ce pompeux naufrage
Que tout le sang royal d’Irlande en un moment,
1330 Ait trouvé chez toi son ancien monument.
Ô rochers ! Ô sablons ! Ô montagnes ! Ô plaines !
Hâtez-vous d’alléger ou d’abréger mes peines ;
Adoucissez, ou bien raccourcissez mon sort,
Ou rendez-moi ma vie, ou donnez-moi la mort.

MOGALE.

1335 Tous les lieux sont battus par des courriers fidèles,
Sire, et même je crois qu’en voici des nouvelles.

SCÈNE II. Le Roi, Néarque, Mogale. §

LE ROI.

Et bien Néarque ; enfin as-tu bien exploité ?
Me rendras-tu bientôt ce que tu m’as ôté ?

NÉARQUE.

Pour trouver le sujet des quêtes ordonnées,
1340 Sire, tous les moments me semblent des années,
À m’en donner le soin vos ordres m’ont pressé
D’autant plus que sur tout j’y suis intéressé.
Autrefois (sans savoir) si j’ai pu vous déplaire,
Je sais que maintenant je puis vous satisfaire.
1345 Pour me laver du crime innocemment commis,
Le Ciel juste a daigné me fournir des amis,
Et même par bonheur m’a pourvu d’un intime
Irlandais naturel, qu’on appelle Trophime.

LE ROI.

Mogale m’en parlait.

NÉARQUE.

Sire, par la rigueur
1350 De mon Arrêt donné je vivais en langueur ;
Mais je vis maintenant dans une douce attente.

LE ROI.

Et bien par ton Trophime as-tu pu voir Argante ?

NÉARQUE.

Sire, il m’a bien conduit chez lui pour le chercher ;
Mais un léger soupçon l’a fait fuir et cacher.

LE ROI.

1355 Comment ?

NÉARQUE.

On lui a fait craindre votre colère,
Que son secret serait puni de la Galère,
Qu’on le mettrait aux fers, ou tiendrait en prison ;
Ce qui l’a fait trembler et vider la maison.

LE ROI.

Tu ne l’as donc pas vu ?

NÉARQUE.

Non, Sire ; mais j’estime
1360 Que maintenant il est découvert par Trophime,
Qui sait l’endroit auquel il doit s’être arrêté,
Et prétend l’amener à votre Majesté,
Son ombrage guéri d’être en votre disgrâce.

LE ROI.

Quels sont encor ceux-ci.

MOGALE.

Indulphe avec Lugtace,
1365 Qui se sont mis aux champs pour connaître les soins
Qu’on a du fait présent, et m’en être témoins.

SCÈNE III. Le Roi, Indulphe, Lugtace, Mogale, Néarque. §

LE ROI.

Que dit-on de nouveau ?

INDULPHE.

Sire, on a vu Gerberne
Qui loge avec Gélase au fond d’une caverne,
Et vis-à-vis, avec un peu d’éloignement,
1370 L’Infante et sa Nourrice ont pris leur logement.

LE ROI.

Quel Palais !

INDULPHE.

Et pourtant l’Infante hors sa Cabane,
Vue dans ses attraits fut prise pour Diane,
Qui pour quelque secret descendue des airs,
Fait gracieusement son Ciel de ses Déserts ;
1375 Et jamais on ne vit une Nymphe plus belle.

LE ROI.

Quel Ciel ! De qui peux-tu savoir cette nouvelle ?

INDULPHE.

D’Argante, qui se dit même avoir visité
Tout l’endroit par ce train fraîchement habité.

LE ROI.

D’Argante ? Que dit-il ?

INDULPHE.

Sire, sur cette affaire
1380 Lui-même entretenait certain originaire
Irlandais.

NÉARQUE.

C’est Trophime.

INDULPHE.

Il le nommait ainsi
En le sollicitant de venir jusqu’ici,
Protestant le servir d’une escorte royale,
Et lui persuadant de venir voir Mogale.

LE ROI.

1385 Lugtace, y étais-tu ?

LUGTACE.

Sire, j’ai bien ouï
Ce devis tout entier et m’en suis réjoui,
Voyant que le travail n’est plus de longue haleine,
Et que tout se dispose à vous tirer de peine.
J’atteste de surplus qu’Antelme a retiré
1390 D’Armide le trésor par Gerberne égaré,
Des joyaux dont le prix est de valeur immense,
Lui délivrant pour eux fort peu de récompense.

LE ROI.

Qu’en fait-il ?

LUGTACE.

Il attend Néarque pour les voir,
Et nous avons promis le lui faire savoir.

MOGALE.

1395 Votre Majesté cois ce que Mogale attente,
Dissipant à plaisir les joyaux de l’Infante.

LE ROI.

Va, Néarque, va-t’en retirer ce trésor,
Je te l’ai déjà dit et le répète encor,
Il y va de ton sang, fais finir mes souffrances,
1400 Je te perds avec moi perdant mes espérances :
Ouvre et jette les yeux de l’un à l’autre bout,
Dépêche, avance-toi, cherche et fouille partout,
Élève tes regards sur les plus hautes cimes,
Baisse-les si tu veux aux plus profonds abîmes,
1405 Contourne tous les champs, écume les marais,
Éventre las rochers, renverse les forêts,
Rencontre si tu peux quelque heureuse aventure
Qui puisse terminer le travail que j’endure.
Quoi qu’il puisse arriver je m’en prends à ton chef,
1410 Toi seul m’en rendras compte, et prends derechef
Qu’il y va de ton sang ; le succès de ta quête
Te doit ou relever ou renverser la tête.

NÉARQUE.

J’espère vous donner sujet de m’épargner
Si le secours du Ciel daigne m’accompagner.
1415 Sire, on peut bien juger des choses avancées,
Que votre ordre est le but de toutes mes pensées.

LE ROI.

Va : je suis sans repos dans tous ces embarras.
Il s’en va.
Prends-en le soin, Mogale, ainsi que tu verras.
Argante veut te voir, Trophime te désire,
1420 Donne-leur audience, et que je me retire.
Je vais rêver chez moi quand je devrai sortir,
Tu sais que ton devoir t’oblige à m’avertir.
Il se retire.

SCÈNE IV. Mogale, Indulphe, Lugtace. §

MOGALE.

20
Me voici donc portant le faix de tout l’affaire,
Chargé de tous les soins sans pouvoir m’en défaire.
1425 Dans cet état je cours risque en mille sujets
D’être mal vu du Prince et blâmé des Sujets,
Si le succès du fait ne répond à l’attente
Il faut que de moi seul chacun se mécontente.
Si parfois quelque chose arrive de rebours,
1430 Je suis cause de tout dans les communs discours.
Le Roi porte la paix, je porte le scandale ?
S’il va bien, c’est le Roi, s’il va mal c’est Mogale :
Sans avoir recherché ces illustres honneurs,
Leur acquêt nous acquiert le nom de suborneurs,
1435 Ainsi nous ne croissons qu’au péril de décroitre,
Paraissant en éclairs tous prêts à disparaître.
Vous autres qui marchez pied à pied dans la Cour,
La fortune a pour vous son tour et son retour :
Mais courant avec elle et tombant dans ma course,
1440 Je ne puis que me perdre, et périr sans ressource.

LUGTACE, à Indulphe bas.

Ce beau discours n’est fait que pour nous éprouver :
Mais tout ce qu’il conclut pourrait bien arriver.

MOGALE.

Indulphe, qu’en dis-tu ?

INDULPHE.

Sans doute la fortune
Est toujours à courir d’une course importune,
1445 Et souvent son contour fait perdre en un moment
Le progrès qu’on a fait dans tout son mouvement :
Mais pour faire envers vous que ce change ne joue,
Votre esprit a fixé d’un clou d’airain sa roue.

LUGTACE, à Indulphe bas.

Tu sais le chatouiller.

MOGALE.

Les plus rares esprits
1450 Qui vivent dans ce cours y sont bien entrepris,
Gerberne en est témoin, son sort que je contemple
Dans ces extrémités me peut servir d’exemple.
Que pouvait-il prendre en son illustre emploi,
Il marchait à peu près d’égal avec le Roi ?
1455 Dans un comble d’honneur la fortune riante
L’avait fait gouverneur et père de l’Infante.
Du haut de ces honneurs qu’il couvrait sous ses pas,
Il s’est précipité dans un honteux trépas.
Sans doute il est perdu ; mais bien qu’il soit coupable,
1460 J’ai le coeur attendri d’un sort si déplorable.

LUGTACE, bas.

Le Renard.

MOGALE.

S’il m’est cru c’est par ce clou d’airain
Qu’il pouvait bien fixer son bonheur souverain :
Ce mortel accident d’un homme si habile
Est digne de nos pleurs.

LUGTACE, bas.

Ô pleurs de Crocodile !

MOGALE.

1465 Lugtace, qu’en dis-tu ? Doit-on le regretter ?

LUGTACE, à Indulphe bas.

Sur sa démangeaison je m’en vais le gratter.
Pour moi je ne vois pas un sujet de le plaindre,
Et moins encor aux pleurs saurais-je me contraindre.
Son horrible attentat qu’on ne peut contester,
1470 Dans ce notoire excès n’est plus qu’à détester.
L’injure faite au Roi jointe à sa contumace,
À nos Dieux n’a besoin de pitié ni de grâce.
Pour se perdre il a fait jouer tous les ressorts,
Et s’est de gré rendu digne de mille morts.

MOGALE.

1475 C’est juger sainement, son forfait détestable
Mérite que le Roi lui soit inexorable.
Il est digne de mort.

LUGTACE, bas.

N’en sais-je pas donner.

MOGALE.

Pour ce crime le Roi ne peut lui pardonner.
Il est digne de mort.

LUGTACE, bas.

Le voilà bien en chance
1480 Depuis que nous avons approuvé ce qu’il pense.

MOGALE.

Tu fais un jugement bien entier et bien fait.

INDULPHE, à Lugtace bas.

Te voilà bien en Cour en flattant son dessein.

LUGTACE.

Ce crime va trop loin, il faut qu’on le réprime.

MOGALE.

Quels sont ceux que je vois ?

INDULPHE.

C’est Argante et Trophime.

SCÈNE V. Mogale, Argante, Trophime, Indulphe, Lugtace. §

MOGALE.

1485 Trophime tu vaux trop, ton bien va prospérer,
Sans doute que le Roi te doit considérer
Pour tes fidélités. Quant à toi, mon Argante,
Que crains-tu ? Quel sujet t’a donné l’épouvante ?
Le Roi t’estime ainsi qu’on te peut avoir dit,
1490 C’est pourquoi tu te fais bien chercher à crédit.
On ne veut que savoir par un franc témoignage,
Ta course du matin et le fruit du voyage.
Qui l’a mis en l’esprit que ton retardement
T’eusse fait préparer un mauvais traitement,
1495 Le Roi te donnerait un injuste salaire.

ARGANTE.

Je sais que je n’ai pas mérité sa colère ;
Mais si quelqu’un croyait que je fusse tenu
De retourner au lieu d’où je suis revenu,
On n’y doit pas penser : car je mourrais sans doute
1500 Si j’osais derechef reprendre cette route.

MOGALE.

Tu mourrais ? Tu seras pourvu d’un bon secours
Contre tous les dangers et des Loups et des Ours.
Pour ce voyage entier en toute sa durée,
On te fera partout une escorte assurée.

ARGANTE.

1505 Ce n’est pas la fureur de tous les animaux
Qui me tient en frayeur, je crains de plus grands maux.

MOGALE.

Et quels ?

ARGANTE.

Qu’un Dieu nouveau ne s’arme de la foudre
Pour m’écraser et me réduire en poudre.

MOGALE.

Tu crains donc ce beau Dieu qui par tout son effort
1510 N’a pu se garantir lui-même de la mort.

ARGANTE.

Je le crains ; car j’ai vu comme un spectre homicide
A traité de sa part les deux voleurs d’Armide,
Qui les a fait marcher par un meurtrier courroux,
Afin d’en requérir le pardon à genoux.
1515 Ce Dieu doit être grand, puisque sa fureur dompte
Des hommes enragés.

MOGALE.

Armide en fait le conte.

ARGANTE.

Trophime en est témoin.

TROPHIME.

Je dois faire l’aveu
De ce fait plein d’horreur, car mes deux yeux l’ont vu.

ARGANTE.

De plus ayant voulu voir où Gerberne habite,
1520 Et m’étant avancé pour en faire visite,
Coup sur coup menacé d’un tonnerre grondant,
J’eus peine à m’échapper d’un mortel accident ;
Et lors même saillit tout autour de la roche
Un feu prêt à brûler quiconque s’en approche.
1525 Je me sens effrayé seulement d’en parler,
Et déclare partant que je n’y puis aller.

MOGALE.

C’est une illusion par laquelle Gerberne
Pense mettre à couvert l’endroit de la caverne :
Mais ce fantôme vain qui le tient occupé,
1530 Serait par un bon coeur aussitôt dissipé.

ARGANTE.

J’ai du coeur : mais je veux savoir à qui m’en prendre,
Et de condamner un Dieu je ne puis l’entreprendre.

MOGALE.

Oui da : mais un esprit ombrageux bien souvent
Se feint des ennemis de fumée et de vent.
1535 Trophime es-tu craintif ?

TROPHIME.

Je ne saurais vous feindre,
On ne doit pas chercher des sujets qu’on doit craindre.

MOGALE.

Mais ceux qu’Argante dit investir ce rocher
De Gerberne.

TROPHIME.

Ils sont plus à craindre qu’à chercher.
Et si pour châtier son crime irrémissible
1540 Il faut tout hasarder à tenter l’impossible,
Nous empirons nos soins voulant le provoquer
De s’en rendre témoin pour rire et s’en moquer

MOGALE.

Tu sers ton compagnon tenant pour véritable
Ce Rocher enrichi de son illustre fable.

TROPHIME.

1545 Quand je pourrais tenir tout ce qu’il dit pour vrai,
Si pourtant il y veut aller je le suivrai ;
Et serais bien marri qu’un autre en cette affaire
Fît un service au Roi mieux que je lui veux faire.

MOGALE.

Tu marcherais assez si tu n’es arrêté
1550 Par la même valeur qu’Argante t’a prêté
Un guide pour couvrir ta crainte est ton refuge.
Indulphe, qu’en dis-tu ? Je t’en laisse le juge :
Crois-tu qu’en ce péril son sang soit prodigué
Si quelque avant-coureur ne lui sonde le gué.

INDULPHE.

1555 Je ne sais ce que c’est ; mais un douteux naufrage
Présumé d’un Rocher, fait fléchir son courage :
Et puis Trophime est franc, il craint d’être menteur
S’il promet d’y marcher sans guide et conducteur.

MOGALE.

Et toi, Lugtace ?

LUGTACE.

Il craint par raison qu’il n’y faille :
1560 S’il ne sait pas l’endroit où voulez-vous qu’il aille ?
Argante l’ayant vu pourrait le divulguer ;
Mais y courir sans lui, ce n’est qu’extravaguer.

MOGALE.

Argante s’en dédit, il y tonne, on y brûle,
Et fait par son récit que chacun s’en recule :
1565 C’est ainsi qu’en beaux mots l’esprit se contrefait,
On veut aller en langue, on s’arrête en effet.
De bouche on le promet, de coeur on le refuse,
Et même en promettant on minute une excuse,
S’il faut offrir, ce n’est que bonne volonté ;
1570 S’il faut exécuter, ce n’est que lâcheté :
Cependant de nos gens la recherche arrêtée,
La volonté du Roi n’est pas exécutée.
Qu’y faire ?

LUGTACE.

Peu de fait nous tient bien empêchés,
Un plus grand bruit tiendrait nos fuyards plus cachés.
1575 Les personnes qu’on tient si puissantes en charmes,
N’ont qu’à se réveiller au cliquetis des armes,
Et c’est se préparer à quelque honteux défaut
Que les vouloir forcer et prendre par assaut.
Il faut pour réussir en pareille entreprise,
1580 Les tirer à l’écart et saisir par surprise.
Gerberne pour l’achat et l’avance du prix
De ses provisions peut bien être surpris ;
Car la nécessité l’attache et tient en bride,
Pour venir recevoir ici le port d’Armide :
1585 Les autres négligés en toute liberté
Pourront bien s’essorer en ce champ déserté,
Et venant de leurs monts prendre l’air de la plaine,
Ils seront investis et retenus sans peine.

INDULPHE.

En voilà le moyen, dont chacun peut juger
1590 Qu’on les arrêtera sans peine et sans danger.

TROPHIME.

Pour un peu respirer et se donner carrière,
Sans doute ils sortiront du clos de leur tanière.

ARGANTE.

Je crois qu’en ce faisant on ne peut faire mieux.

MOGALE.

Il y faut donc veiller et bien ouvrir les yeux,
1595 On l’a promis au Roi : gardes qu’on ne s’oublie
À lui rendre au plutôt la promesse accomplie.

ACTE V §

SCÈNE I. §

DIPNÉ seule, le Crucifix en main.

Mon cher Époux, seul entretien
De mes jours solitaires,
Affranchissez l’État Chrétien
1600 Des puissances contraires !
Et par le prix du sang
Versé de ce beau flanc,
Donnez la force à mes paroles
Pour renverser l’État
1605 Où l’ancien apostat
S’intronise par ses Idoles.
Les cruelles pointes des clous
Dans ce bois enfoncées,
Qui firent les aimables trous
1610 De vos mains transpercées,
Fassent que les pervers
Trouvant vos bras ouverts
Y courent comme à leur refuge ;
Où changeant leurs habits
1615 De loups faits des brebis,
Fassent leur père de leur juge.
Vos beaux pieds réduits aux arrêts
Des peines endurées
À chercher parmi les forêts
1620 Vos brebis égarées,
Fassent par les tourments
Soufferts aux mouvements
De leur amoureuse poursuite,
D’un rencontre achevé
1625 Que le monde sauvé
Se maintienne dans leur conduite.
Le fer meurtrier qui fit le jour
À ce coeur plein de flammes
Pousse les feux de son amour
1630 Dans le fonds de nos âmes :
Douloureuse chaleur,
21
Chaloureuse douleur
Fais qu’aimant comme étant aimée,
Par un dernier effort
1635 Et d’amour et de mort
Je brûle et je suis consommée.
Faites enfin mon doux Sauveur
Que voulant être vôtre,
Pour jouir de cette faveur
1640 Je ne sois à point d’autre :
Et n’ayant plus que vous
Pour père et pour époux
Parmi les rigueurs temporelles
Qui s’offrent à mes yeux,
1645 Mon âme coure aux Cieux
Chercher vos douceurs éternelles.
Non non, je n’appréhende pas
Le tourment et la peine,
Attachant mes yeux sur les pas
1650 D’un si cher Capitaine :
Pour suivre le parti
D’un Dieu anéanti
Je cours et m’avance en la lice,
Et sous ses doux attraits
1655 Je veux boire à longs traits
L’amertume de son calice.
Je combattrai mes ennemis
À mêmes avantages,
Puisque vous les avez soumis
1660 En souffrant leurs outrages :
J’irai d’un front de fer
Attaquer tout l’Enfer,
Et pour combler mes espérances
Je vaincrai leurs efforts
1665 En souffrant mille morts
À la vue de nos souffrances.
Le monde nous promet çà bas
La paix et les délices,
Où vous conduisez aux combats
1670 Des croix et des supplices ;
Mais le monde nous ment
Et pousse en un moment
Dans une fin abandonnée,
Où vous seul augmentez
1675 Ce que vous promettez
D’une éternité couronnée.
Ici paraît un feu courant en l’air : et elle poursuit.
Quel feu, quel signe, qu’est ceci ?
J’entends, j’entends mon heure,
Vous le voulez donc mon souci,
1680 Vous voulez que je meure :
Je le veux, je le veux,
Je vous offre mes voeux,
Mon Dieu, soutenez mes alarmes,
Et soyez en ma main
1685 Contre un père inhumain,
Mon bouclier et toutes mes armes.

SCÈNE II. Le Roi, Dipné. §

LE ROI.

Qu’est, qu’est-ce, qu’est ceci ? Ma raison et ma voix
Tombent en désarroi voyant ce que je vois.
Est-ce bien là ma Dipné, est-ce là cette belle,
1690 Le miroir des beautés : non non, ce n’est pas elle.

DIPNÉ, à la Croix.

La poitrine me bat ; ô coeur lâche et poltron
Apaise, apaise-toi, regardant ce patron.

LE ROI.

Sont-ce là ces yeux dont l’aurore jumelle
Faisait naître mes jours : non non, ce n’est pas elle.

DIPNÉ, à la Croix.

1695 Que crains-tu, pauvre fille, ayant le Roi des Rois
Qui te met à couvert sous l’ombre de sa Croix.

LE ROI.

Est-ce là cette bouche où le baiser fidèle
M’eût mis au rang des Dieux, non non, ce n’est pas elle.
Si le sang ne ment point, pourtant je ne sais quoi
1700 Me dit au fonds du coeur que ce sang est à moi.
Reconnais bien ton sang ; ô nature cruelle !
C’est ma Dipné : ce l’est ? Mais non ce n’est pas elle.
Qu’est devenu le train qui suivait ses appas.
Chère Dipné, est-ce vous ?

DIPNÉ.

Non, je ne la suis pas.

LE ROI.

1705 Ô Dieux ne souffrez pas que ce malheur m’advienne !
Vous n’êtes pas mon sang ! Quoi donc ?

DIPNÉ.

Je suis Chrétienne.

LE ROI.

Et ta loi t’apprend-t-elle à résister aux Rois,
Je te ? Mais hélas ! Non, mille fois j’en mourrais :
Mais sans doute il faut bien que le Ciel me retienne,
1710 Aie pitié de moi mon coeur.

DIPNÉ.

Je suis Chrétienne.

LE ROI.

Sois ce que tu voudras, les Dieux me sont témoins
Qu’en ton aveuglement je ne t’aime pas moins :
Mais mon plus cher souci tourne sur moi ta face,
Et soulage mes maux d’un mot de bonne grâce.
1715 Ouvre-moi ton beau sein et rends-le possesseur
De mon Sceptre et de moi par un trait de douceur.
Vois mes yeux de tes yeux, et les feux de tes charmes
Tariront aussitôt les sources de mes larmes.
Joins ma main à ta main.

DIPNÉ.

Tout beau, ce que je tiens
1720 Vous apprend que ma main est au Dieu des Chrétiens.

LE ROI.

Veux-tu pas ma Couronne ?

DIPNÉ.

Abus, le Diadème
Du vrai Roi que je tiens est celui seul que j’aime.

LE ROI.

Veux-tu pas un Époux ?

DIPNÉ.

Un seul de mes cheveux
N’appartient qu’à l’Époux que je tiens et je veux.

LE ROI.

1725 Prends de moi cet anneau qui par sa forme ronde
Ne doit que couronner le plus beau doigt du monde.

DIPNÉ.

En ce beau corps cinq trous de pourpre environnés
Rendent de cinq anneaux tous mes doigts couronnés :
Car c’est en cet endroit par des noces austères
1730 Qu’on s’épouse en la foi de nos sacrés mystères.

LE ROI.

Épouse, ma Vénus, quelqu’un qui soit plus doux.

DIPNÉ.

C’est la vraye douceur qu’avoir Dieu pour Époux.

LE ROI.

Qu’espères-tu de lui qu’une misère extrême,
Puisqu’on sait qu’il n’a pu s’en garantir soi-même.
1735 On ne voit en ce bois de ce Dieu prétendu,
Qu’un portrait de gibier, et celui d’un pendu.
Princesse de beauté, change-moi ce fantôme,
Pour un époux royal qui t’apporte un Royaume.

DIPNÉ.

Retirez-vous de moi.

LE ROI.

Me reconnais-tu bien ?

DIPNÉ.

1740 Ou vous êtes mon père, ou vous ne m’êtes rien.
Ce cher Époux qui peut souffrir votre blasphème,
Ainsi traité qu’il est, c’est celui seul que j’aime,

LE ROI.

Veux-tu m’épouser ?

DIPNÉ.

Pour vous tirer d’erreur,
J’épouserais plutôt le moindre Laboureur.

LE ROI.

1745 Étant si tendre à tous, me voyant ton plus proche,
Peux-tu contre moi seul avoir un coeur de roche.

DIPNÉ.

Oui, vous m’êtes trop proche.

LE ROI.

Ô Dieux ! Le coeur me fend
À ces mots ; mais pourquoi ?

DIPNÉ.

Ma loi me le défend.

LE ROI.

Ô détestable loi ! Faut-il que je la tienne ?
1750 Non non, je ne suis pas Chrétien.

DIPNÉ.

Je suis Chrétienne.

LE ROI.

Mais qui doit de nous deux faire observer la loi ?
La fille étant Sujette, ou le Père étant Roi.

DIPNÉ.

Ce Dieu notre vrai Roi doit être sans réserve
Reconnu le premier en ses lois que j’observe ;
1755 Ma mère dans ses jours vous en put dire autant.

LE ROI.

Elle vivait contente, et j’en étais content.

DIPNÉ.

Que ne me souffrez-vous en sa même croyance.

LE ROI.

Je vous y souffrirais en même concurrence :
J’agréais son plaisir et c’était mon devoir,
1760 Puisqu’elle partageait avec moi mon pouvoir :
Mais je puis en tout cas contraindre une personne
Qui ne m’égale point au droit de ma Couronne.

DIPNÉ.

Puis-je la posséder ?

LE ROI.

Ce sont là tous mes voeux,
Et pour l’avoir tu n’as qu’à dire je le veux :
1765 C’est toi seule qui peut et qui doit y prétendre,
Je te l’offre, ma Dipné, et tu n’as qu’à la prendre.

DIPNÉ.

Et ma foi ?

LE ROI.

De ta foi ne touchons pas ce point,
Étant égale à moi je ne te contrains point,
Je te veux bien Chrétienne, et te promets encores
1770 De mettre entre mes Dieux le Dieu que tu adores.

DIPNÉ.

Vos plus parfaits désirs excèdent en défauts.
Vous parlez de mêler le vrai Dieu dans les faux,
Ou mon Dieu dans vos Dieux ; c’est rendre sociables
Le jour parmi les nuits, ou Dieu parmi les diables.

LE ROI.

1775 Je vous regarde en Reine en un droit hérité
D’agir et de parler en Souveraineté.
Faites que par ce droit votre foi se maintienne ;
Soyez Reine si vous voulez être Chrétienne.

DIPNÉ.

C’est tout ce que je veux.

LE ROI.

Que ce mot est charmant,
1780 Les Dieux ont attendri ce coeur de diamant.
Sus donc que ma Junon paraisse en Souveraine,
Que la moitié d’un Roi se fasse voir en Reine.
Où sont tous ses atours.
On lui présente des habits royaux.

DIPNÉ.

Holà : tout beau, holà ;
Je veux être Chrétienne, et ne veux que cela.
1785 Je dis et le redis, afin qu’on s’en souvienne,
Je ne veux que cela (parlant d’être Chrétienne.)

LE ROI.

Qu’on l’habille : ces mots ne font que m’enseigner
Qu’elle veut et qu’il faut la contraindre à régner.

DIPNÉ.

Ou vous feignez, ou j’ai grand sujet de me plaindre,
1790 Me regarder en Reine et vouloir me contraindre.

LE ROI.

Qu’on l’habille.
On lui veut ôter le Crucifix.

DIPNÉ.

Profane, ôtez-moi ces atours,
Et ne me ravis point l’objet de mes amours.
Quel traitement de Roi à l’endroit de sa fille.

LE ROI.

Soyez Reine.

DIPNÉ.

Je suis Chrétienne.

LE ROI.

Qu’on l’habille.

DIPNÉ.

1795 Mon père, mon cher père, où j’ai tout mon recours !
Mon Gerberne venez, courez à mon secours.

SCÈNE III. Gerberne, Dipné, Le Roi. §

GERBERNE.

J’y suis, ma chère fille.

DIPNÉ.

Il est temps d’y paraître !

GERBERNE.

Que craignez-vous ayant en main votre bon Maître.

DIPNÉ.

On me le veut ravir.

GERBERNE.

Il est vrai qu’on le veut :
1800 Mais si vous ne voulez, tout l’Enfer ne le peut.
Craignez-vous ?

DIPNÉ.

Hélas ! Non : mais je souffre un outrage
Où l’ai besoin de vous pour me donner courage.
Cher père !

GERBERNE.

Chère fille ! Il vous faut sans arrêt
Penser que Dieu pour soi prendra votre intérêt.

LE ROI.

1805 Est-ce là ce cher père, et qu’il a bonne grâce !
Monstre infâme oses-tu t’exposer à ma face,
Et te jouer avec un horrible attentat
De moi, de ma famille, et de tout mon État ?
Qu’est devenu ton front ? Fais-tu si peu d’estime
1810 De m’avoir irrité par l’horreur de ton crime ?
De quel oeil me vois-tu, perfide et déloyal,
Atteint et convaincu d’un rapt de sang royal ?
As-tu cru par raison cette faute commune,
Rêve-là si tu peux, et m’en donne quelqu’une,
1815 Tigre ?

GERBERNE.

J’obéirai puisqu’il m’est commandé,
Sire, et rendrai raison de notre procédé.
Je ne produirai point de légères excuses,
Et ma face et ma voix ne seront point confuses,
Assuré du secours que Dieu me doit fournir,
1820 Puisque traitant sa cause il doit la soutenir,
Le feue Reine allant voir la Cité triomphante,
Sous votre bon plaisir me chargea de l’Infante.
Vous me fîtes tous deux commandement exprès,
De n’avoir autre soin qu’à la veiller de près,
1825 Pour cultiver ses moeurs, et d’une ardeur fidèle
L’assortir des vertus qui fussent dignes d’elle.
Dieu la relève, Sire, aux plus hautes vertus,
L’ayant fait triompher des Démons abattus.
Pour l’honneur il n’en est point qui ne lui convienne,
1830 Elle est toute d’honneur.

DIPNÉ.

Je suis toute Chrétienne,
C’est tout ce que je suis.

GERBERNE.

Ce mot porte en effet
La leçon que la Reine en mourant lui a fait.
En ce terme divin est compris le sommaire
De tous les saints discours de cette aimable Mère :
1835 Car comparant le Temps avec l’Éternité,
Et cet état de mort à l’immortalité ;
Ma Dipné (lui dit-elle) attendez des fortunes
Que le Ciel vous réserve au-delà des communes.
La Terre est trop petite au coeur bien étendu ;
1840 Si vous la méprisez tout le ciel vous est dû.
C’est là, ma chère fille, où vous devez prétendre ;
C’est notre vrai Royaume où je vais vous attendre :
Et pour y parvenir sans arrêt ou défaut,
Soyez Chrétienne, et vous aurez tout ce qu’il faut.

DIPNÉ.

1845 Je la suis, chère Mère, et la serai sans cesse.

GERBERNE.

Ce sont les derniers mots que sa même Princesse
Employa, promettant d’abjurer les faux Dieux
Dont la Reine contente acheva ses adieux.
Vous étiez présent, Sire : et c’est à vous de croire
1850 Si je conte une fable ou récite une histoire.

LE ROI.

Où veulent aboutir les discours que tu fais,
Prétends-tu d’en couvrir l’horreur de tes forfaits ?
La Reine t’honora, donc la raison t’ordonne
Que tu sois un méchant d’autant qu’elle fut bonne.
1855 Voilà bien raisonné ?

GERBERNE.

Je n’ai fait qu’obéir,
Sire, et vous le saurez, s’il vous plaît de m’ouïr,
Elle me commanda.

LE ROI.

De perdre ma famille,
De ruiner mon État.

GERBERNE.

De sauver votre fille.

LE ROI.

Et ne diras-tu pas encor qu’elle voulut
1860 Te faire ici chercher le port de son salut :
Et pour t’accommoder à son humeur légère,
Qu’il fallait lui trouver cette terre étrangère.

GERBERNE.

Pour le port je n’ai pu lui trouver de meilleurs,
Ayant su qu’on avait conclu sa perte ailleurs.

LE ROI.

1865 Où donc ?

GERBERNE.

Chez vous.

LE ROI.

Comment ?

GERBERNE.

Par le conseil infâme
Qu’on avait donné d’en faire votre femme.

LE ROI.

Souffrirai-je toujours cet objet odieux,
Qu’on s’avance à tirer ce tigre de mes yeux.
Mogale le fait saisir par un archer, et l’emmène.

GERBERNE, à Dipné en s’en allant.

Chère Princesse, au Ciel faut-il enfin nous rendre
1870 Au Ciel, au Ciel, au Ciel, où je vais vous attendre.

LE ROI.

Ton Ciel soit l’échafaud d’un infâme trépas.
Va, traître, marche, cours, et ne l’attends pas.
Ma Reine je le veux mesurer à son aulne.
L’échafaud soit son Ciel, le vôtre soit mon Trône.
1875 Il fallait faire enfin périr ce suborneur
Qui troublait mon repos et perdait votre honneur.

DIPNÉ, en ravissement.

Grand Dieu !

LE ROI.

Qu’avez-vous donc ?

DIPNÉ.

Dieu d’amour !

LE ROI.

Quel langage !

DIPNÉ.

Doux Sauveur !

LE ROI.

Qu’est cela ?

DIPNÉ.

Quel étrange carnage !

LE ROI.

Faites-nous mieux paraître un esprit consolé.

DIPNÉ.

1880 Recevez cet agneau qui vous est immolé.

LE ROI.

Je ne vous comprends point.

DIPNÉ.

Ô sanglante journée !

LE ROI.

Quel effroi vous saisit ?

DIPNÉ.

Cette âme est couronnée :
Courage, c’en est fait, et ce sang précieux,
D’un effort tout-puissant s’est ouvert tous les Cieux.
1885 Cher père, jouissant de la gloire divine,
N’oubliez pas ici votre pauvre orpheline.

LE ROI.

Ma Reine où pensez-vous, vous ne me dites mot ?

DIPNÉ.

J’y consens de bon coeur, nous nous verrons bientôt.
Hors de ravissement.
Où suis-je ? Qu’est ceci ? Qu’avez-vous à me dire ?
1890 Et bien il est vivant nonobstant son martyre.

SCÈNE IV. Mogale, Dipné, Le Roi. §

MOGALE.

Sire, Gerberne est mort.

DIPNÉ.

Il vit.

MOGALE.

Ce jour honteux
Affranchit votre Cour d’un homme dangereux,
Et dans son sang s’éteint.

DIPNÉ.

S’allume.

MOGALE.

La mémoire
D’un Courtisan rempli de honte.

DIPNÉ.

Plein de gloire.
1895 Non, non, il n’est pas mort, et ne mourra jamais,
Glorieux Courtisan du Céleste Palais.

MOGALE.

J’ai vu de mes yeux doux sa tête condamnée,
Trempée dans son sang.

DIPNÉ.

Je l’ai vue couronnée.

LE ROI.

22
Mais s’est-il reconnu ; m’a-t-il crié merci ?

DIPNÉ.

1900 De quoi ?

LE ROI.

Taisez-vous.

MOGALE.

Sire, il est mort endurci.

DIPNÉ.

Je me tais ; mais le Ciel en souffre violence,
Et par la voix d’autrui remplira mon silence.

MOGALE.

Il est vrai, le dirai-je, oserai-je parler ?

LE ROI.

Parle.

MOGALE.

On a vu des prodiges en l’air.

LE ROI.

1905 Quels prodiges ?

DIPNÉ.

Je crains.

LE ROI.

Parle, dis-je, et t’apprête
De ne rien déguiser ou de perdre la tête.

MOGALE.

Sire, je l’ai vu mort, et pourtant ce Sorcier
N’eût pas prêté le col au tranchant de l’acier,
Que nous fûmes soudain contraints à tourner face
1910 Aux prodiges nouveaux arrivés sur la place :
Car dans un long rayon on vit fondre d’en haut
Deux couronnes en l’air fixées sur l’échafaud,
Éclatantes en feux d’une étrange merveille ;
L’une en couleur de sang, l’autre blanche et vermeille.
1915 Mais ayant ébloui nos yeux par mille éclairs,
La teinte en sang reprit son chemin par les airs ;
L’autre sans s’émouvoir constante à notre vue,
En son premier arrêt demeure suspendue.
Il est même au pouvoir de sa Majesté
1920 D’avoir les yeux témoins de cette vérité.

LE ROI.

Non non, je ne veux pas pour toutes les caprices
De ces enchantements retarder nos délices.
Ma Reine, nous n’avons qu’à relever nos jours
De ces tristes objets, et combler nos amours :
1925 Allons revoir Dublin, où tout l’État s’apprête
De notre hymen royal solenniser la fête,
Qu’on pense à démarrer et pousser en avant
Nos Vaisseaux, déployant tous leurs voiles au vent.
Allons.

DIPNÉ.

Allez ; ma Loi.

LE ROI.

Ta Loi me désespère.

DIPNÉ.

1930 Me défend d’accepter pour mon Époux mon père.

LE ROI.

Allons, ma Reine.

DIPNÉ.

Allez, mon père, de ma part
Je serai mariée avant votre départ.

LE ROI.

Ne t’opiniâtre plus, de peur que ton courage
Ne change ma douceur en fureur et en rage :
1935 Mais peut-être ce bois par un charme secret,
T’oblige à me tenir ce langage indiscret.
Quitte-moi cette Croix.

DIPNÉ.

Non non, plutôt la vie
Par votre propre main me doit être ravie.

LE ROI.

Par ma main ? Tu l’es dit : si je ne suis content
1940 Je te ferai connaître où cette main s’étend.
Tu me dois obéir, perfide, et ta naissance
Ne te dispense point de mon obéissance :
Tu me dois obéir, et n’avoir point de loi
Ni de religion que celle de ton Roi.

DIPNÉ.

1945 Je suis Chrétienne.

LE ROI.

Ô Dieux dédis-toi ? Ou je jure
Que cette propre main punira ton injure.

DIPNÉ.

Je veux vivre chrétienne et Chrétienne mourir.

LE ROI.

Quoi ? Je perds donc ainsi le temps à discourir.
Regarde cette dague, et si ton coeur s’obstine
1950 Je l’irai déchirer au fonds de ta poitrine.

DIPNÉ.

Je suis Chrétienne.

LE ROI, la tue.

Or sus, va déloyale, et meurs
En la punition de tes noires humeurs.

DIPNÉ, tombant morte.

Jésus.

LE ROI, jetant sa dague, que les gardes prennent.

Va, maudit fer, je n’en puis plus, je pâme ;
Mes gardes arrêtés, si vous pouvez cette âme !
1955 Où suis-je, qu’ai-je fait, qu’on me rende ce fer
Pour m’aider à pousser mon esprit dans l’Enfer ?
Mes gardes, s’il me faut vous traiter de prière,
De grâce rendez-moi cette dague meurtrière,
Pour punir le malheur qu’elle m’a procuré,
1960 En perdant mon enfant d’un coup dénaturé.
N’avais-je point de bras que pour arracher l’âme
Au plus pur de mon sang par cette honteuse lame ?
Mon coeur ne vivait que pour meurtrir à tort
Un coeur qui méritait d’être exempt de la mort ?
1965 N’avais-je point d’esprit que pour lâcher la bride
Aux sanglantes fureurs d’une main parricide ?
Qu’on me trouve ce fer, et qu’il me soit rendu,
Pour me perdre après tout, puisque j’ai tout perdu.

SCÈNE V. Ambrokele, Gélase, Le Roi, Mogale. §

AMBROKELE.

Ô mon Dieu, qu’est ceci ?

GELASE.

Quelle rigueur fatale
1970 A mis en cet état cette Vierge royale ?
Sire, qu’avez-vous fait ?

LE ROI.

Va-t’en la secourir
Si tu peux, va Gélase, et laisse-moi mourir.

AMBROKELE.

Ha Sire !

LE ROI.

Laisse-moi, va-t’en pauvre Nourrice,
Et ne surcharge point par tes pleurs mon supplice ;
1975 J’ai assez de mes maux.

AMBROKELE, à la Princesse.

Ma fille.

GELASE, à la Princesse.

Tout mon bien.

AMBROKELE.

Hélas ! Je suis Chrétienne.

GELASE.

Hélas ! Je suis Chrétien.
Pourquoi ne courions-nous une même fortune,
Puisque nous soutenions une cause commune.
Au Roi.
Puisqu’en la même foi nos coeurs étaient unis,
1980 Si son coeur a failli, que nos coeurs soient punis
Sire armez derechef votre main vengeresse,
Et mêlez notre sang au sang de la Princesse.

LE ROI, à Mogale.

Mogale, qu’en dis-tu ?

MOGALE.

Vu leur forfait commis
Et la gloire qu’ils font d’être vos ennemis,
1985 Sire, ils sont criminels, et leurs têtes coupables
De tout, sauf de la mort, semblent être incapables.

LE ROI.

C’est là ton beau conseil, qui m’a troublé le sens
Et réduit en l’état des malheurs que je sens.
Gerberne te fâchait, et ta jalouse envie
1990 Par là s’est avisé de lui ravir la vie ;
Et pour être surpris de ce conseil moqueur,
J’ai percé, j’ai meurtri, j’ai déchiré mon coeur.
Va flatteur déloyal, va, complaisant funeste
Qui m’as empoisonné par l’appas d’un inceste.
1995 C’est moi (traître) c’est moi, par ta fraude animé
Contre mon propre coeur, qui reste envenimé :
C’est moi qui suis chargé de l’horreur de tes crimes,
Offrant à tes plaisirs de sanglantes victimes.
Donc toujours à meurtrir tu veux m’évertuer ;
2000 Mais je te tuerais si j’avais à tuer.
Or honteux du conseil de ta fureur extrême,
Je le veux corriger en faveur de toi-même.
Retire-toi d’ici, va-t’en loin de mes yeux,
Ou tu verras combien tu m’as fait furieux.
Mogale se retire.
2005 Embrasse-moi, Gélase ; à moi, pauvre Nourrice !
Après avoir si mal reconnu ton service,
J’en suis au repentir, et forme le dessein
De mieux récompenser les faveurs de ton sein.

SCÈNE VI. Dipné en une nuée de gloire, Le Roi, Gélase. §

DIPNÉ.

Et bien, père inhumain, tu n’es plus si farouche ?
2010 Dieu te voit, Dieu t’entend, et ton regret le touche,
Puisque tu te repends, prends courage et poursuis.

LE ROI.

C’est ma Dipné.

DIPNÉ.

Me voir t’enseigne qui je suis.

LE ROI.

C’est la voix de ma Dipné.

DIPNÉ.

Oui, c’est moi.

LE ROI.

C’est bien elle.
Vivez-vous ?

DIPNÉ.

Par ma mort j’ai la vie immortelle,
2015 Ton bras envenimé de colère et de fiel,
M’a chassé de le Terre et poussé dans le Ciel.

LE ROI.

Ma Dipné, hélas !

DIPNÉ.

Mon sang crie miséricorde
Pour toi, et par ma voix mon Époux te l’accorde :
Cher père, prends courage, et viens nous visiter,
2020 Où ma mère t’attend et je viens t’inviter.

LE ROI.

Mon épouse et ma fille, ô l’heureuse assemblée !

DIPNÉ.

Viens prendre part aux biens desquels elle est comblée.

LE ROI.

Hélas ! Par quel chemin pourrai-je vous trouver ?

DIPNÉ.

Par celui des Chrétiens qui seul te peux sauver,
2025 Toutes voies d’ailleurs sont vaines et frivoles.

LE ROI.

Fait-il abandonner les lois de mes Idoles.

DIPNÉ.

Abandonne hardiment ces lois dont les erreurs
Empoisonnant ton coeur ont causé ses fureurs.

LE ROI.

J’en suis persuadé.

DIPNÉ.

Purge donc ta poitrine
2030 Par un lavoir Chrétien de leur fausse doctrine.

LE ROI.

J’y suis tout résolu.

DIPNÉ.

Si tu fais ce devoir,
Tu prendras le chemin dont tu peux nous revoir
Adieu.

LE ROI.

Pour me conduire en ce chemin de grâce,
Ne me rejetez pas sitôt de votre face

DIPNÉ.

2035 Adieu, pour maintenant Gélase conduira,
Et pour ce changement le Ciel pourvoira.

LE ROI.

Je perds donc mon Soleil, qui devait me conduire
Dans les premiers rayons qui viennent de me luire.
Comme tu vois, Gélase, il faut me rendre à toi,
2040 Pour aller voir ma Dipné au chemin de ta loi.

DIPNÉ.

Sire, j’y veillerai.

LE ROI.

Conduis, guide et gouverne
Mes États au chemin de Dipné et de Gerberne.