L’AMOUR QUÊTEUR
COMÉDIE EN DEUX ACTES, EN PROSE

M. DCC. LXXXV.

Par M. de BEAUNOIR.

. §

À PARIS, au Bureau de la Petite Bibliothèque des Théâtres, rue des Moulins, butte S. Roch, n° 11.

L’AMOUR QUETEUR §

CHANSON.

JUPITER un jour, en fureur,
Avait banni l’Amour sur terre ;
Gourmand et ne sachant rien faire.
Il se mit Frère Quêteur.
D’un Personnage respectable,
Avec l’habit, il prit le ton :
Frère Amour en capuchon, (Bis)
Ne pouvoir qu’être aimable. (Bis)
Voilà le pauvre Cupidon
Courant le monde à l’aventure.
Le Dieu qui soumet la nature,
Est réduit à l’abandon.
A la porte d’un Monastère,
Il arrive bien fatigué :
Faites-moi la charité ! Bis.
Je suis dans la misère. Bis.
Aux cris du petit séducteur
Une Nonne vint à la porte ;
Voyant Cupidon de la sorte,
La pitié gagna son cœur.
Pour vous délasser de la route,
Mon frère, entrez dans la maison...
Prenez moi par mon cordon, Bis.
Ma sœur, je n’y vois goutte. Bis.
Sans y penser, la pauvre Agnès
Met le loup dans la bergerie ;
Et son innocence chérie
Va s’envoler pour jamais.
Frère Amour a tant d’éloquence
Qu’il parvient à la convertir.
Lui fait aimer le plaisir, Bis.
En prêchant pénitence. Bis.
Voilà le petit Cupidon,
Courant de cellule en cellule,
À sœur Brigitte. À sœur Ursule,
Il va présentant son tronc.
De toutes il reçoit l’aumône :
Et pour le Dimanche suivant.
Chaque nonne du Couvent Bis.
Le recommande au Prône. Bis.
L’Amour en froc était charmant ;
Mais il n’était pas moins volage :
Je vais achever mon voyage,
Leur dit-il, d’un ton dolent.
Ah ! Quel tourment ! Ah ! Quel supplice !
Vous nous quittez, petit fripon !
Laissez-nous votre cordon... Bis.
Ma Sœur, Dieu vous bénisse ! Bis.

AVERTISSEMENT. §

C’est d’après cette Chanson charmante, dont on ne connaît point l’Auteur, que j’ai conçu et exécuté cette bagatelle. Le Public a daigné la recevoir avec bonté, et la voir avec plaisir. J’ai dû, sans doute, ce succès à la manière aussi neuve que vraie dont plusieurs rôles, et principalement celui de Madame Barbara, ont été rendus.

Comblé des encouragements que le Public voulait bien me donner, je me serais contenté de ses applaudissements réitérés, et jamais je n’aurais osé me livrer au grand jour de l’impression, s’il ne m’était tombé entre les mains une Comédie, portant le même titre que la mienne, et représentée et imprimée à Rouen.

Comme j’ai craint que l’on ne confondît ces deux pièces, je me suis trouvé forcé, malgré moi, à faire imprimer la mienne, et à la donner au Public, en réclamant son indulgence et ses bontés pour une bluette, dont l’à-propos a fait le principal mérite.

NOTE DES RÉDACTEURS. §

La chanson qui a fourni le sujet de cette petite comédie, et que l’Auteur a imprimé au devant, nous dispense de le détailler davantage ici. On sent assez qu’il a été obligé de faire quelques changements au fonds et d’y ajouter beaucoup, pour se conformer aux convenances théâtrales ; mais il a suivi la même marche, et en a mis toutes les principales idées en action.

JUGEMENTS ET ANECDOTES SUR L’AMOUR QUÊTEUR. §

Jamais Pièce n’eut sur les Théâtres des Boulevards un succès plus brillant. Elle attira au Spectacle des Grands Danseurs du Roi, et la Cour et la Ville. Tout ceux qui avaient chanté la Chanson voulurent voir la Pièce, et l’on donna des éloges à son auteur, pour la manière adroite avec laquelle il présentait un sujet aussi libre sans laisser passer aucune expression capable de choquer la bonne Compagnie , qu’il attirait à un Spectacle ou elle n’avait guère coutume de se montrer.

La manière dont plusieurs des rôles de cette Pièce furent joués, contribua encore à son succès. Madame Nicolet, épouse du Directeur des Grands Danseurs du Roi, rendit supérieurement le rôle de Madame Barbara, la Maîtresse de Pension. La Demoiselle Forêt, que le Public voit tous les jours, avec un nouveau plaisir, sur le Théâtre des Variétés, annonça son talent dans le rôle d’Agnès, l’une des trois principales Pensionnaires de Madame Barbara, et le joua avec une ir.génuiîe originale. Celui de Brigitte fut rempli avec beaucoup de finesse et de gaieté, par la Demoiselle Rivière, et celui d’Ursule, avec sensibilité, par la Demoiselle La France. Enfin rien de tout ce qui pouvoir faire réussir cette Pièce ne fut négligé : les décorations et le costume plurent généralement. L’Auteur, qui d’abord voulut garder l’anonyme, reçut le lendemain de la première représentation ces vers envoyés à Madame Nicolet, par M. Bodasse.

« Qui que tu sois dont la plume légère
Chez Nicolet attire tout Paris,
Tu nous fais voir au lieu d’un Monastère
De Mahonet le charmant paradis.
Certes, Monsieur l’Auteur c’est assez bien l’entendre,
Voulant d’un nouvel ordre être le fondateur,
D’avoir imaginé de prendre,
Et Vénus pour Abbesse, et l’Amour pour Quêteur. »

M. de Beaunoir a depuis ajouté quelques Vaudevilles très agréables à cette petite Comédie, qui fut jouée de cette nouvelle manière dans une Fête, donnée à MONSIEUR, peut célébrer sa convalescence. On l’a jouée une seconde fois, de cette manière, chez Monseigneur le Comte d’Artois, à Maisons, et une troisième sur le Théâtre des Tuileries, à une fête donnée par M. le Prince de Guéménée.

Cette pièce fit le plus grand plaisir, ainsi arrangée ; et à ces représentations particulières, ce furent Mesdemoiselles Guimard, Dorival et Lafont, de l’Opéra, qui remplirent, la première, le rôle d’Agnès, la seconde, celui de l’Amour, et la troisième celui d’Ursule ; M. Du Gazon et Mademoiselle Olivier, de la Comédie Française, jouèrent, le premier, celui de Madame Barbara, et l’autre celui de Brigitte.

Quelque flatteuses que pussent être pour M. de Beaunoir toutes ces diverses circonstances, il ne se montra dans aucune. Les Princes ignorèrent même jusqu’à son nom, et témoignèrent leur satisfaction à tout autre que lui : de sorte qu’il aurait pu dire, avec Virgile :

Sec vos , non vobis, etc.

Il ne faut pas confondre cette Comédie avec une autre mêlée de Vaudevilles, sur le même sujet et sous le même titre, qui parut imprimée à peu près dans le même temps, et que son auteur, après l’avoir fait jouer à Rouen, donna aux petits Comédiens du Bois de Boulogne. Le fonds de toutes les deux est absolument le même, et les scènes de celle du Bois de Boulogne sont toutes calquées sur les scènes de celle des Grands Danseurs du Roi ; mais on ne peut refuser à celle-ci le droit d’aînesse et le mérite de l’originalité et de la supériorité, à tous égards.

PERSONNAGES §

  • L’AMOUR.
  • MERCURE.
  • MADAME BARBARA, Maîtresse de Pension.
  • URSULE, pensionnaire de Madame Barbara.
  • AGNÈS, pensionnaire de Madame Barbara.
  • BRIGITTE, pensionnaire de Madame Barbara.
  • ROSETTE, pensionnaire de Madame Barbara.
  • Troupe de jeunes pensionnaires.
La scène se passe dans un Faubourg de Paris.

ACTE I §

Le théâtre représente une rue; sur la droite est une maison, dont toutes les fenêtres sont grillées.

SCÈNE PREMIÈRE. L’Amour, Mercure, entrant chacun d’un côté opposé. §

MERCURE.

Je ne me trompe pas, c’est ce fripon d’Amour !

L’AMOUR.

C’est ce coquin de Mercure !

MERCURE.

Eh ! Bonjour, frère.

L’AMOUR.

Sois le bien rencontré. Par quel hasard sur la terre ?

MERCURE.

Par le même hasard que toi.

L’AMOUR.

Comment ?

MERCURE.

Comme toi, je suis banni de l’Olympe.

L’AMOUR.

Et la cause de ton bannissement ?

MERCURE.

Toute simple. Lorsque, lassé de tes fredaines et de tes espiègleries, le Seigneur Jupiter t’eut chassé du Ciel, il renoua avec sa chère épouse. La bonne Dame, comme tu sais, est acariâtre et rancuneuse en diable ; elle m’en voulait, depuis longtemps, de toutes mes complaisances pour son mari, et mon exil a été la première condition du raccommodement des deux tristes époux.

L’AMOUR.

Tu n’en es pas extraordinairement fâché ?

MERCURE.

Je t’en réponds ! Depuis ton bannissement tout est d’un triste et d’une monotonie dans l’Olympe à périr ! C’est la prude et sage Minerve qui préside à ta place : juge de la gaîté qu’elle inspire ! Jupiter bâille majestueusement auprès de sa tendre épouse ; Neptune s’est retiré sous ses eaux, plus glacé qu’elles ; la jeune Aurore veut en vain réchauffer son vieil époux, et ta belle maman est réduite à souffler les forges de son vilain mari.

L’AMOUR.

Mon exil ne sera pas long. Mais que comptes-tu faire lut ce pauvr« globe ?

MERCURE.

Je suis, comme tu sais, à deux mains. Je n’y manquerai pas d’occupation. En quittant l’Olympe, j’ai demandé à Plutus des Lettres de recommandation auprès de plusieurs traitants. Si je puis obtenir une caisse, je vivrai honnêtement et paisiblement : Mercure peut, je crois, sans déroger, devenir financier ?

L’AMOUR.

Certainement.

MERCURE.

Et toi, où vas-tu de ce pas ?

L’AMOUR.

Je reste ici.

MERCURE.

Comment ! Dans un faubourg ?

L’AMOUR.

Oui ; je suis en guerre.... Vois-tu cette maison ?

MERCURE.

C’est, sans doute, celle de quelque jaloux, car je la vois hérissée de grilles ?

L’AMOUR.

Non.

MERCURE.

C’est donc une prison ?

L’AMOUR.

Encore moins.

MERCURE.

Qu’est-ce donc ?

L’AMOUR.

Un colombier qui renferme de jeunes tourterelles, charmantes autant qu’innocentes.

MERCURE.

Explique-toi plus clairement.

L’AMOUR.

Je bloque cette maison d’éducation : elle est habitée par une vieille Maîtresse qui garde de jeunes pensionnaires, entre lesquelles on en compte trois de seize à dix-sept ans, belles comme le jour. La rose qui vient de s’épanouir a moins de fraîcheur et d’éclat ; ce sont ces roses que je veux cueillir.

MERCURE.

Toujours le même... Mais dis-moi, quel costume compte-tu prendre ?

L’AMOUR.

Le mien, sans doute ?

MERCURE.

Le tien ?

L’AMOUR.

En est-il de plus intéressant ?

MERCURE.

Pauvre Amour ! Il faut te pardonner, tu ne connais plus les usages ; mais apprends que, s’il t’arrive de paraître ainsi, ou de te nommer seulement, c’est fait de toi. Imagine-toi, mon cher frère, que tu n’es plus reçu dans ce qu’on appelle la bonne compagnie ; ton nom seul donne des vapeurs. Si tu veux réussir, cache-toi bien sous un des habits du Caprice.

L’AMOUR.

Sous un des habits du Capiice, dis-tu ? Quoi ! Ce dieu volage, inconséquent, dont les faveurs sont des offenses, qui traîne après lui souvent le remords, et toujours le mépris ?...

MERCURE.

Est le Dieu qu’adorent les Français. Il a détruit tes Temples, et reçoit aujourd’hui l’encens que les Mortels brûlaient autrefois sur tes autels ; profite donc de mon conseil, et ne te montre que sous les livrées de ton plus cruel ennemi.

L’AMOUR.

Et quel est son habit favori ?

MERCURE.

1

Il en a mille pour un. Vrai Caméléon, il paraît le même jour sous vingt formes différentes. On le voit, le matin, en simple habit d’uniforme, à la toilette d’une jeune coquette, parler combats, chevaux, courses, batailles, et nouer en même-temps un ruban, ou placer une mouche assassine. Le soir, aux genoux d’une prude, il parle constance et discrétion, en grasseyant, sous la figure intéressante d’un Abbé musqué. Veut-il s’introduire chez la précieuse ? Il prend le ton et l’air empesé d’un froid Robin. Faut-il plaire à cette savante, qui, sans rien savoir, parle de tout, juge tout, et dont les arrêts sont irrévocables ? Plus négligé dans sa parure, il vient, d’un pas de héros de théâtre, lui débiter, d’un ton emphatique, les mille et une fadeurs. Mais l’habit sous lequel il n’a jamais trouve de cruelles, avec lequel il soumet les beautés les plus rebelles, est celui de financier.

L’AMOUR.

J’ai toujours trouvé tes conseils excellents ; sers-moi donc de Mentor et de guide.

MERCURE.

Eh ! Bien, suis-moi ; tu n’auras pas sujet de t’en repentir.

Ils sortent.

SCÈNE II. Madame Barbara, Ursule, Agnès, Brigitte, Rosette, Troupe de jeunes Pensionnaires. §

MADAME BARBARA.

Allons, Mesdemoiselles, rentrez ; il se fait déjà tard, et la promenade a été plus longue qu’à l’ordinaire.

Les plus jeunes Pensionnaires rentrent.
À Ursule.

Qu’avez-vous donc dans la poche de votre tablier Ursule ?

URSULE.

Bien, Madame.

MADAME BARBARA.

Comment ! Rien ?... Voyons, voyons.

Elle fouille dans la poche d’Ursule, et y trouve un roman.

Oh ! Ciel ! Un roman, un roman, Mademoiselle ? Voilà donc à quoi vous vous occupez, à lire des romans ! Vous ne savez donc pas que rien n’est plus dangereux que cette lecture, et pour le cœur et pour l’esprit, et qu’il faudrait brûler tous ceux qui les composent, comme des empoisonneurs publics ?

URSULE.

Il est cependant bien intéressant.

MADAME BARBARA.

Taisez-vous... Si vous voulez vous orner l’esprit et vous former le cœur, lisez le Miroir du Monde, les Délices de la Retraite... Voilà ce qu’on appelle de bons livres, et non pas des romans.... Allez ; que cela ne vous arrive plus.

URSULE.

Non, Madame.

MADAME BARBARA.

Rentrez.

Ursule rentre.
À Brigitte.
2

Un instant. Mademoiselle Brigitte, un instant : que vois-je là dans votre bavette ?

BRIGITTE.

Ah ! Madame ! C’est une Chanson charmante ; elle est intitulée : L’Amour Quêteur... Écoutez bien, je vais vous la chanter :

« Jupiter un jour, en fureur,
Avait banni l’Amour... »

MADAME BARBARA, lui mettant la main sur la bouche et se saisissant de la Chanson.

Voulez vous vous taire ?... Voulez-vous vous taire ?... Est-ce qu’une Demoiselle, bien élevée, doit chanter de pareilles Chansons ? Vous mériteriez !... Que je vous en trouve jamais, et vous verrez !...

BRIGITTE.

Ah ! Vous pouvez la garder, je la sais par cœur.

Elle rentre.

MADAME BARBARA.

L’impertinente !...

À Agnès.

Voyons, où en est votre ouvrage, Agnès ?...

Agnès présente son sac à ouvrage, d’où Madame Barbara tire un bilboquet.

Voilà donc à quoi vous vous occupez ?... Un bilboquet !... N’avez-vous pas de honte ? À votre âge !

AGNÈS.

Cela m’amuse.

MADAME BARBARA.

Bel amusement, qu’on pardornerait à peine à un enfant ! Allez, Mademoiselle, allez vous mettre à l’ouvrage.

AGNÈS.

Vous faites un crime de tout.

Elle rentre.

MADAME BARBARA.

Vous raisonnez, je crois, grande sotte !... Rentrez, rentrez...

À Rosette.

Toi, reste, Rosette.

SCÈNE III. Madame BARBARA, KOSETTB. §

ROSETTE.

Que voulez-vous, Madame ?

MADAME BARBARA.

Écoute, rosette. Je suis obligée d’aller faire des emplettes pour toutes mes Pensionnaires, veille bien, pendant mon absence, sur toutes ces friponnes-là ; et , à mon retour, tu me diras tout ce qu’elles auront fait.

ROSETTE.

Oui, Madame. Vous savez que je vous rapporte tout bien exactement ?

MADAME BARBARA.

Oui, mon enfant... Tiens, voilà les clefs de la porte ; tu les remettras à Agnès, et tu lui recommanderas bien, de ma part, de n’ouvrir à personne qu’à moi. Entends-tu ?

ROSETTE.

Oui, Madame... Vous penserez à moi en faisant vos emplettes.

MADAME BARBARA.

Oui, oui ; mais rentre, car je ne veux pas m’amuser longtemps, et l’heure me presse... Ferme bien la porte.

Rosette rentre dans la maison, et Madame Barbara s’en va à la ville.

SCÈNE IV. §

L’AMOUR seul, en Juihit de Ptlerir, , et ayaat m parùr Madame Barbara.

Bon, voilà Madame Barbara éloignée ; profitons de son absence, pour tâcher de nous introduire chez elle sous ce déguisement... Frappons à la porte.

Il frappe.

SCÈNE V. Agnès, à travers une fenêtre grillée ; L’Amour. §

AGNÈS.

Qui frappe ?

L’AMOUR.

Un pauvre Pèlerin, un bel Ange, mourant de faim et de fatigue, qui demande la charité et l’hospitalité.

AGNÈS.

Je suis bien fâchée, Monsieur le Pélerin ; mais nous ne laissons jamais entrer d’hommes ici.

L’AMOUR.

Je n’aurais cependant qu’à dire un seul mot, Mademoiselle, et cette porte t’ouvrirait d’elle-même devant moi.

AGNÈS.

Ah ! Ciel !... Vous êtes peut-être sorcier ?

L’AMOUR.

Rassurez-vous, ma belle enfant, rassurez-vous ; je n’ai ni l’intention, ni le pouvoir même de vous faire aucun mal.

AGNÈS.

Vous ne mentez pas ?

L’AMOUR.

Non... Vous voyez bien ce cordon qui me ceint les reins ?

AGNÈS.

Oui, Monsieur.

L’AMOUR.

Eh ! Bien, lui seul fait toute ma sorcellerie.

AGNÈS.

Comment cela, Monsieur le Pélerin ?

L’AMOUR.

Je n’ai qu’à en frapper doucement trois ou quatre fois une porte, sur le champ elle s’ouvre d’elle-même.

AGNÈS.

Voilà un merveilleux cordon !... Mais, de grâce ! Ne vous en servez pas ici.

L’AMOUR.

Que craignez-vous ?

AGNÈS.

C’est ma semaine à garder la porte, et si Madame Barbara trouvait un homme dans sa maison, elle s’en prendrait à moi-seule.

L’AMOUR.

Ne craignez rien, mon aimable Demoiselle ; je mourrais plutôt de fatigue à votre porte, que de l’ouvrir malgré vous.

AGNÈS.

Je serais bien fâchée d’être la cause de votre mort.

L’AMOUR.

Et vous la serez cependant, si vous persistez dans votre refus cruel... Je succombe à la fatigue.

AGNÈS.

Madame Barbara ne peut pas tarder à revenir : attendez-là ; vous lui ferez pitié, sans doute, et elle vous fera entrer.

L’AMOUR.

A-t-elle un coeur plus tendre que le vôtre ?

AGNÈS.

Oh ! Non, non.... Certainement, non.

L’AMOUR.

Eh ! Bien, Mademoiselle, je le sens , avant qu’elle soit de retour, je serai mort de faim et de fatigue.

AGNÈS.

Surement ?

L’AMOUR.

Sûrement... Si vous avez la cruauté de me refuser, vous allez me voir expirer sur le pas de votre porte.

AGNÈS.

Ah ! Ne mourez pas, Monsieur le Pélerin, ne mourez pas; j’aime mieux m’exposer à toute la colère de Madame Barbara.

L’AMOUR.

Les Dieux vous en récompenseront...

À part.

Je la tiens !

AGNÈS, sortant de la maison.

Venez, Monsieur le Pèlerin, venez.

L’AMOUR.

Que je vous ai d’obligation !

AGNÈS.

Si Madame Barbara le savait, je serais perdue.

L’AMOUR.

Ne craignez rien, ma belle enfant, ne craignez rien ; je me tiendrai caché bien exactement où vous voudrez, et demain, à la pointe du jour, je m’en irai.

AGNÈS.

Venez donc.

L’AMOUR.

Prenez-moi par mon cordon, ma chère Demoiselle ; car je n’y vois pas trop clair.

AGNÈS.

Venez.

Agnès, en hésitant, prend l’Amour par son cordon, et l’introduit dans la maison dont elle referme la porte.

ACTE II §

Le théâtre représente la Classe de Madame Barbara. On voit, sur les deux aîles, les portes des chambres d’Ursule, de Brigitte et d’Agnès.

SCÈNE PREMIÈRE. Madame Barbara, Ursule, Agnès, Brigitte, Rosette, Troupe de jeunes Pensionnaires, assises ; L’Amour, caché sous la table de Madame Barbara. §

MADAME BARBARA.

Laissez-là vos ouvrages, Mesdemoiselles, et écoutez-moi bien attentivement... Vos parents vous ont confiées à mes soins, et vous devez bénir le jour heureux où vous êtes entrées chez moi, comme dans un asile sûr, un port calme et tranquille. Tremblez toutes d’en sortir, pour rentrer dans le monde ! Vous ne le connoissez pas comme moi, c’est un gouffre, c’est un abîme où l’innocence, sans cesse attaquée, périt et disparaît en un jour. Tous les hommes y sont volages, ingrats, parjures, perfides. Ce sont des monstres qui n’en veulent qu’à notre honneur.

AGNÈS.

Et qu’est-ce que c’est que notre honneur, Madame ?

MADAME BARBARA.

La sotte, avec sa demande !... Notre honneur c’est... c’est ce que nous avons de plus cher au monde... C’est la vertu... Les hommes cherchent continuellement à nous la faire perdre pour se moquer ensuite de nous ; car une fille, qui a perdu sa vertu, devient la risée de tout le monde.

AGNÈS.

Et comment voit-on qu’une fille a perdu sa vertu ?

MADAME BARBARA.

Cela se voit par sa conduite... Pour vous accoutumer de bonne heure à la conserver précieusement, écoutez-moi.

Leur montrant à toutes un paquet d’anneaux de verre.

Vous voyez ces anneaux de verre ?

AGNÈS.

Oui , Madame.

MADAME BARBARA.

Ils sont bien fragiles, l’honneur l’est mille fois davantage. Je vais donc vous donner à chacune un de ces anneaux. Conservez-les bien précieusement : ne les donnez à personne ; empêchez même qu’on n’y touche. Je me les ferai représenter tous les jours, et celle qui aura le malheur de le casser ou de le donner, doit s’attendre à toute ma colère... Il se fait déjà tard : rangeons la Classe. Retirez-vous chacune dans votre chambre. Couchez-vous tranquillement, et, surtout, conservez bien précieusement les anneaux que je viens de vous donner... Bonsoir ; bonsoir.

Ursule, Agnès et Brigitte entrent chacune dans leur chambre, Madame Barbara se retire, d’un autre côté, avec les plus jeunes pensionnaires.

SCÈNE II. §

L’AMOUR, seul, sortant de dessous la salle.

Et surtout conservez bien précieusement les anneaux que je viens de vous donner... Madame Barbara, Madame Barbara, j’espère bien vous en escamoter plus d’un ! Après avoir, dans votre jeunesse, abusé de mes faveurs, fait brûler mille fois l’encens sur mes autels, goûté toutes les douceurs que je procure, vous voulez briser mon sceptre et renverser mon Empire ; dépitée de voir l’âge, en effaçant vos chaînes, éloigner vos galants, vous cherchez à vous venger des outrages du temps sur ces jeunes Beautés confiées à vos soins, et vous prétendez soustraire leurs tendres cœurs à mon pouvoir... Eh ! Bien, eh ! Bien, faisons assaut de puissance, et voyons qui de nous deux s’en rendra maître... Prenons avec chacune le ton qui convient à son caractère... Voilà la porte d’Ursule ; c’est la plus raisonnable, et c’est par elle que je veut commencer... Frappons doucement...

Avec sentiment.

Ursule, ma chère Ursule !

SCÈNE III. Ursule, L’Amour. §

URSULE.

Qui m’appelle d’une voix si tendre ?... Ah ! Ciel ! Un homme !

L’AMOUR.

Rassurez-vous, charmante Ursule, rassurez-vous, et ne m’exposez pas, par une crainte indiscrète, à toute la colère de Madame Barbara ; je hasarde tout pour vous voir.

URSULE.

Et que me voulez-vous ?

L’AMOUR.

Ursule, née avec un cœur tendre, ne sentez-vous donc pas qu’il a besoin d’aimer ?

URSULE.

Ah ! Pourquoi venez- vous troubler ma tranquillité ? Qui donc êtes-vous ?

L’AMOUR.

Votre amant.

URSULE.

Mon amant ?

L’AMOUR.

Mais l’amant le plus tendre et le plus passionné, qui vent vous adorer toute sa vie, qui brûle pour vous de l’amour le plus violent.

URSULE.

Je ne sais où j’en suis... Quel feu, jusqu’alors inconnu, vous faites passer dans mon sein.

L’AMOUR.

Vous êtes faite pour aimer ; livrez-vous à l’amour.

URSULE.

Mais qui donc êtes vous ? Comment êtes-vous ici ? Quel est votre dessein ?

L’AMOUR.

Je demeure ici près, je vous ai vue quelquefois à la promenade, et je n’ai pu vous voir sans vous adorer. À l’aide de ce cordon, par la vertu duquel rien ne m’est impossible, je me suis introduit ici sans être reconnu de personne, et je viens à vos yeux vous jurer un amour éternel, ou mourir à vos pieds, si je vous trouve insensible.

URSULE.

Ah ! Vous ne mourrez pas !

L’AMOUR.

Achevez mon bonheur... Dites-moi que vous n’aimez...

URSULE.

Ne le voyez-vous pas dans mes yeux ?

L’AMOUR.

Charmante Ursule !

URSULE.

Hélas ! Madame Barbara dit que tous les hommes sont faux, volages, parjures.

L’AMOUR.

Qui vous voit ne peut plus changer.

URSULE.

Vous serez donc constant ?

L’AMOUR.

En pouvez-vous douter ? Mais vous, Ursule, mais vous, m’aimerez-vous toujours ?

URSULE.

Toujours.

L’AMOUR.

Il m’en faut une preuve.

URSULE.

Et quelle preuve en voulez-vous ?

L’AMOUR.

Vous me la refuserez, peut-être ?

URSULE.

Non, je vous le promets.

L’AMOUR.

Madame Barbara vient de vous donner un petit anneau de verre ?

URSULE.

Eh ! Bien ?

L’AMOUR.

Me le refuserez-vous ?

URSULE.

Ah, Ciel ! Que me demandez-vous ?

L’AMOUR.

Bien peu de chose.

URSULE.

Non, vous êtes trop exigeant.

L’AMOUR.

Je vois bien que vous ne m’aimez pas... Adieu, Mademoiselle, adieu.

URSULE.

Où allez -vous donc ?

L’AMOUR.

Mourir, loin de vous, de douleur et de désespoir.

URSULE.

Que vous êtes cruel !

L’AMOUR.

Vous me refusez ?

URSULE.

Mais...

L’AMOUR.

Vos Compagnes ne seront peut-être pas si difficiles.

URSULE.

Vous allez les leur demander ?

L’AMOUR.

Oui, Mademoiselle, et celle qui me donnera son anneau, sera celle que j’aimerai.

URSULE.

Madame Barbara m’avait tant recommande de le garder !

L’AMOUR.

Et vous aimez mieux lui obéir que de m’obliger, cruelle !

URSULE.

Ah ; que vous connaissez peu mon cœur... Écoutez ! Je l’avais serré bien précieusement, je ne comptais pas le perdre sitôt ; mais, puisqu’il vous fait tant de plaisir, je vais vous le chercher.

L’AMOUR.

Que je vous aimerai !

URSULE.

Ne vous éloignez pas, je reviens dans l’instant.

Elle rentre dans sa chambre.

L’AMOUR.

Allez, je vous attends avec impatience...

SCÈNE IV. §

L’AMOUR, seul.

Et d’une de prise... Courage ! Ne perdons pas de temps ; et pendant que l’innocente est allée chercher son anneau, attaquons-en vite une seconde...

Gaiement.

Brigitte ! Charmante Brigitte !

SCÈNE V. Brigitte, L’Amour. §

BRIGITTE.

Me voilà, me voilà... Ah ! Ah ! C’est un homme !

L’AMOUR.

Oui, charmante Brigitte ! Mais, de grâce ! Ne faites point de bruit, ou je serais perdu.

BRIGITTE.

Vous avez raison ; mais qui vous amène ici ? Qu’y faites-vous ? Que me voulez-vous?

L’AMOUR.

J’y suis pour vous seule, et je viens, sous ce déguisement, vous déclarer mon amour.

BRIGITTE.

Vous êtes donc amoureux de moi ?

L’AMOUR.

Oui, charmante Brigitte.

BRIGITTE.

J’en suis charmée, car il y a longtemps que je désirais avoir un amoureux : je crois que c’est fort drôle ; et autant vous qu’un autre.

L’AMOUR.

Ce n’est pas tout, Brigitte, si vous voulez que je vous aime, il faut m’aimer aussi.

BRIGITTE.

Cela est absolument nécessaire ?

L’AMOUR.

Absolument. On n’aime pas longtemps sans espoir de retour.

BRIGITTE.

Eh i bien , je vous aimerai, moi.

L’AMOUR.

Je ne me contente pas de paroles.

BRIGITTE.

Vous avez raison.

L’AMOUR.

Je veux des preuves.

BRIGITTE.

Et quelles preuves voulez-vous ?

L’AMOUR.

Ce que vous avez de plus précieux.

BRIGITTE.

Ma foi ! Je n’ai rien de plus précieux à vous donner... qu’un petit anneau de verre, que vient de me confier Madame Barbara. Il n’y a pas une heure que je l’ai, et j’ai déjà pensé le casser vingt fois : j’aime encore mieux que vous le gardiez que moi. Le voulez-vous ?

L’AMOUR.

Très volontiers.

BRIGITTE.

Eh ! Bien, attendez-moi, je vais le chercher.

L’AMOUR.

Ne soyez pas longtemps.

BRIGITTE.

Non, non. Sans adieu, mon amoureux.

Elle rentre dans sa chambre.

L’AMOUR.

Et de deux... Attaquons vite la troisième....

Ingénument.

Agnès ! Aimable Agnès !...

SCÈNE VI. Agnès, L’Amour. §

AGNÈS.

Ah ! C’est vous, Monsieur le Pèlerin ; que me voulez-vous ?

L’AMOUR.

C’est trop longtemps me contraindre, Agnès ! Apprenez que je ne suis pas ce que je parais à vos yeux : je vous adore ! Et je me suis ainsi déguisé pour m’introduire ici ; voyez en moi votre amant.

AGNÈS.

Mon amant !... Et qu’est-ce qu’un amant ?

L’AMOUR.

C’est un homme sensible, qui ne voit que la beauté qu’il adore, qui ne vit que pour elle, et qui met son étude et son bonheur à lui plaire.

AGNÈS.

Et quand il lui plaît ?

L’AMOUR.

Il est le plus heureux des hommes !

AGNÈS.

Vous êtes donc le plus heureux des hommes, car vous me plaisez beaucoup.

L’AMOUR.

Agnès, que ce tendre aveu m’enchante !

AGNÈS.

Je vous dis la vérité... J’aime beaucoup toutes mes compagnes ; mais je ne ressens pour aucune le sentiment nouveau que vous m’inspirez.

L’AMOUR.

Vous voulez donc bien de moi pour votre amant ?

AGNÈS.

Oh ! Oui...

L’AMOUR.

Écoutez, Agnès ; on ne doit rien refuser à son amant.

AGNÈS.

Je ne veux aussi vous rien refuser.

L’AMOUR.

Eh ! Bien, donnez-moi... votre anneau ?

AGNÈS.

Mon anneau ?

L’AMOUR.

Je vous en conjure !

AGNÈS.

Et qu’en voulez-vous faire ?

L’AMOUR.

Le garder toute ma vie.

AGNÈS.

Je le garderai aussi bien que vous.

L’AMOUR.

Il me serait si précieux !

AGNÈS.

À quoi pourrait-il vous servir ?

L’AMOUR.

Il me serait un gage toujours présent de votre amour pour moi ; il me prouverait combien vous m’aimez.

AGNÈS.

Vous le prouverait-il plus que ma parole ? Je crois bien à la vôtre : me voyez-vous vous rien demander ?

L’AMOUR.

Ah ! Vous pouvez tout exiger : mon sang, ma vie, tout est à vous.

AGNÈS.

Et... Et... Votre cordon ?

L’AMOUR, le lui présentant.

Il est à vous.

AGNÈS, l’examinant.

Ah !... Gardez-le.

L’AMOUR.

Eh ! Bien, Agnès... cet anneau ?

AGNÈS.

Oh ! Non. Madame Barbara m’a trop défendu de le donner à personne.

L’AMOUR.

Quoi !... Vous me refusez ?

AGNÈS.

Il le faut.

L’AMOUR.

Vous ne m’aimez donc pas ?

AGNÈS.

Je crois que si.

L’AMOUR.

Et vous ne voulez pas me donner cet anneau ?

AGNÈS.

Non... Mais...

Le lui montrant.

Le voilà.

L’AMOUR.

Eh ! Bien ?

AGNÈS.

Ne pouvez-vous pas me le prendre ?

L’AMOUR, prenant l’anneau.

Vous êtes charmante !

SCÈNE VII. Ursule, Brigitte, Agnès, L’Amour. §

URSULE, entrent avec embarras.

Tenez... J’aurais dû mieux vous résister : voilà mon anneau, cruel ! Mais je vous le donne en pleurant.

L’AMOUR.

Pouvez-vous être fâchée d’obliger votre amant ?

BRIGITTE, accourant.

Tiens, mon amoureux, tiens, voilà mon anneau.

L’AMOUR.

Il fera mon bonheur.

AGNÈS.

Elles vous donnent chacune leur anneau ?

L’AMOUR.

Oui.

URSULE.

Que vois-je ? Vous avez l’anneau de Brigitte et celui d’Agnès ?

L’AMOUR.

Oui.

BRIGITTE.

Le tour est bon, le fripon a nos trois anneaux !

URSULE.

Ingrat ! Vous me trompiez donc ?

AGNÈS.

Vous les aimez donc aussi ?

L’AMOUR.

Vous êtes toutes les trois charmantes ; pourquoi ne vous aimerais-je pas toutes les trois ?

BRIGITTE.

J’y consens volontiers, moi ; mais à charge de revanche.

AGNÈS.

Faites comme vous voudrez... Mais pourquoi ne m’aimez-vous pas seule ?

URSULE.

Vous êtes un perfide : rendez-moi mon anneau.

L’AMOUR.

Soyez aussi raisonnable qu’elles.

URSULE.

Elles ne connaissent pas l’amour comme moi. Allez, je vous aimais de bonne foi ; je veux être aimée de même.

SCÈNE VIII. Rosette, L’Amour, Ursule, Brigitte, Agnès. §

ROSETTE.

Ah ! Ah !... Que vois-je ? Un homme ici ! Un homme avec ces Demoiselles !...

Appelant.

Madame Barbara! Madame Barbara !

SCÈNE IX. Madame Barbara, les Précédents. §

MADAME BARBARA.

Eh ! Bien... quoi ! Qu’est-ce ?

URSULE.

Nous sommes perdues !

MADAME BARBARA.

Ah ! Ciel ! Un homme ! Un homme !

BRIGITTE, la contrefaisant.

Eh ! Oui ! Un homme ! Et qui nous a pris nos anneaux à toutes les trois.

MADAME BARBARA.

Vos anneaux ! Vos anneaux !... Qu’entends-je !... Retirez-vous, malheureuses ! Retirez-vous, et craignez tout de ma juste colère !

Toutes les Pensionnaires se retirent.

SCÈNE X. L’Amour, Madame Barbara. §

MADAME BARBARA.

Et vous, Monsieur le drôle, que faites- vous ici ?... Ah ! Je vais vous faire punir de la bonne manière.

L’AMOUR.

Arrêtez, Madame Barbara, arrêtez ; vous ne connaissez pas encore tout mon crime : l’amour, il est vrai, m’a conduit ici ; mais ce n’est pas de ces morveuses dont je suis amoureux.

MADAME BARBARA.

Et de qui donc ?

L’AMOUR.

De vous seule.

MADAME BARBARA, à part.

Ah ! S’il disait vrai !

L’AMOUR.

C’est vous seule, oui, vous seule que je cherchais ici ; c’est pour vous seule que je m’y suis introduit, à l’aide de ce cordon magique qui m’en a ouvert la porte, et c’est à vos pieds que je veux vivre ou mourir.

Il tombe à ses pieds.

MADAME BARBARA.

Eh ! Bien, me voilà toute déconcertée... Ah ! Relevez-vous donc, relevez-vous donc ; vous êtes trop dangereux !

L’AMOUR.

Non, je meurs à vos pieds, si vous m’êtes cruelle !

MADAME BARBARA.

Ah ! Vivez, vivez, et qui pourrait vous résister ?

L’AMOUR.

Vous m’aimez donc ?

MADAME BARBARA.

Eh ! Oui, dont bien j’enrage !

L’AMOUR, ironiquement.

Que mon triomphe est glorieux !

MADAME BARBARA.

Je vous adore : restez dans ma maison ; établissez-y votre demeure, régnez-y en souverain, comme vous régnez sur mon cœur.

L’AMOUR.

Qui m’assurera de votre amour ?

MADAME BARBARA.

À mon âge, me prenez-vous pour une trompeuse ?

L’AMOUR.

Non ; mais j’aime les preuves.

MADAME BARBARA.

Ah ! Que vous êtes exigeant. Ménagez-moi, je vous prie.

L’AMOUR.

Écoutez-moi. Vos Pensionnaires m’ont donné leurs anneaux ; et vous ?

MADAME BARBARA.

Oh ! Moi, je n’ai plus de ces joujoux d’enfants ; que puis-je vous offrir à la place ?

L’AMOUR.

Donnez -moi... Votre martinet.

MADAME BARBARA.

Mon martinet !

L’AMOUR.

Oui.

MADAME BARBARA.

Et que diront toutes mes pensionnaires, en me voyant sans martinet ?

L’AMOUR.

Nous les laisserons dire.

MADAME BARBARA, le lui donnant.

Prenez le donc, le voici.

SCÈNE XI. Ursule, Brigitte, Agnès, Rosette, toutes les Pensionnaires, L’Amour, Madame Barbara. §

BRIGITTE, à la tête de toutes Us Pensionnaires, riant.

Ah ! Ah ! Ah!....

MADAME BARBARA.

Je suis perdue ! Voilà toutes mes pensionnaires.

BRIGITTE.

Fort bien, Madame Barbara, fort bien ! N’avez-vous pas de honte, à votre âge ?... Ah ! Ah ! Ah ! Ah !....

MADAME BARBARA.

Taisez vous, impudentes : et retirez-vous.

BRIGITTE.

Nous ne voulons pas.

MADAME BARBARA.

Avez-vous oublié que je suis votre maîtresse.

URSULE.

Nous ne connaissons plus de maître ici, que celui qui tient le martinet.

AGNÈS, à l’Amour.

Oui, nous vous reconnaissons pour notre Maître et notre conducteur ; nous ne voulons obéir qu’à vous seul.

MADAME BARBARA, à l’Amour.

Je serai moi-même votre première esclave ; restez à jamais avec nous.

L’AMOUR.

J’y consens de tout mon cœur.

SCÈNE XII et DERNIÈRE. Mercure, Les Précédents. §

MERCURE.

Halte-là, Seigneur Amour ! Ton exil est fini. Jupiter, à la prière de tous les Dieux, nous rappelle dans l’Olympe. Il faut y remonter sur le champ.

MADAME BARBARA, à l’Amour.

Qu’entends-je ? Quoi ! Vous êtes l’Amour ?

L’AMOUR, se découvrant.

Oui, Madame... J’avais choisi votre maison pour y établir ma demeure. Jupiter en ordonne autrement, il faut lui obéir, et je pars.

MADAME BARBARA.

Quoi ! Vous nous quittez, petit Fripon ?

L’AMOUR.

Je ne vous quitte pas pour toujours, je viendrai vous revoir.

BRIGITTE.

Donnez-nous donc des gages.

L’AMOUR.

Et que voulez-vous ?

AGNÈS.

Laissez-nous votre cordon.

L’AMOUR.

Qu’en feriez-vous ?

AGNÈS.

Nous le garderons bien précieusement.

L’AMOUR.

À quoi pourrait-il vous servir ?

MADAME BARBARA.

À diminuer l’ennui de votre absence.

L’AMOUR, le leur donnant.

Le voilà.

Toutes les Pensionnaires s’empressent pour le prendre ; mais Madame Barbara s’en empare, et le met dans sa poche.

MADAME BARBARA.

Eh ! Bien, Mesdemoiselles, que veulent donc dire ces façons-là ?

L’AMOUR.

Ah ! Prenez garde qu’il ne devienne plutôt, entre vous un sujet de discorde, qu’un objet de consolation.