M. DCC. LXXXII.
Par M. de BEAUNOIR.
. §
PERSONNAGES §
- SILVESTRE, Meunier.
- CLAUDINE, sa Femme.
- LUCETTE, sa Fille.
- VUIDE-GOUSSET, Procureur, rival de Vincent.
- VINCENT, Couvreur, Amant de Lucette.
- BROUTILLARD, Clerc de M. Vuide-Gousset.
- GILLES.
- MONSIEUR PREND-TOUT, autre Procureur. Dans le Parquet.
- UN MEUNIER. Aux secondes Loges à droite.
- MADAME CARPILLON, Poissarde. Aux secondes Loges à gauche.
SCÈNE PREMIERE. SILVESTRE, CLAUDINE, LUCETTE. §
SILVESTRE, entrant.
Je ne demanderais pas mieux que je fussions tous d’accord, si cela le pouvait; mais j’en sommes palsangué bian éloignés.
CLAUDINE.
Pardine, tu veux toujours agir à ta tête, aussi. Est-ce que tu crois qu’une femme n’a pas la sienne ? N’est-ce pas à une mère à marier sa fille ? Ne sait-elle pas mieux ce qui lui conviant qu’un homme ?
SILVESTRE.
Patata ; vous ne pensez, vous autres femmes, qu’à des sornettes. Je voulons marier note fille à note guise ; et pisque l’occasion se présente, je sommes bian aise de la faire un peu bourgeoise.
CLAUDINE.
Ah ! Palsandienne, je me soucie bian qu’elle se bourgeoisisse, pour ne plus regarder ses parents.
LUCETTE.
Je ne serai jamais capable de méconnaître mon père et ma mère.
CLAUDINE.
1Tais-toi, quand la tête d’une femme est coiffée à la mode , et chargée de prétintailles, ça la renverse sans dessus-dessous ; est-ce que tu aurais la vanité de vouloir épouser Moniteur Vuide-gousset, le Procureur, que ton père veut te donner ?
LUCETTE.
Oh ! Pour cela non, ma mère ; il est si vieux, si pâle, si maigre, qu’on ne fait pas si c’est un corps vivant.
SILVESTRE.
Oh ! Tatiguoi, tant mieux. C’est ce qui prouve les grands esprits. Ils ont toujours un air havre et décharné, qui vient de leur grand travail, et ce travail fait venir l’iau au moulin, comme on dit.
CLAUDINE.
C’est l’avarice qui ne l’y permet pas de boire, de manger, ni de dormir. Il n’a que le souffle, il ferait aussi mourir Lucette de défaillance.
LUCETTE.
Je le crois bien capable de cela.
CLAUDINE.
Et moi aussi ; je ne voulons pas qu’alle ait à se plaindre de nous dans son mariage : pourrons-nous li bailler ce qui li manquera ? Il faudra qu’alle aille le chercher cheux ses voisins. Est-ce que tu voudrais être réduite à ça, Lucette ?
LUCETTE.
J’en serais bien fâchée. J’aime bien mieux trouver chez moi mon petit ordinaire, que de l’aller chercher chez les autres ; ça ne fait pas d’honneur.
SILVESTRE.
Chansons que tout ça. Est-ce que l’ordinaire d’un procureur n’est pas assez pour la fille d’un meunier ? Qu’est-ce que tu peux li trouver de mieux dans le village ?
CLAUDINE.
Un garçon que tu connais bien ; c’est Gervais, le fils de ton ami, à qui tu la promettais tous les soirs, quand il revenait de la pêche nous apporter de si bonnes anguilles. Son fils fait le même métier , il convient mieux à ta fille que ton Monsieur Vuide-gousset.
SILVESTRE.
Pardi voire ! Gervais ne ressemble pas à son père. Il est trop dépensier. De l’humeur dont il est, il ira vendre son biau poisson à la ville, pour boire, et ne li laissera que le goujon. Est-ce que ça t’accommodera ça, Lucette ?
LUCETTE.
Non, mon père ; je ne voudrais pas de Gervais, puisqu’il ne vous plaît pas.
SILVESTRE.
Eh bien ! Entends-tu Claudine ; je ne la force pas de le dire. Moyennant ça, Lucette, tu consentiras donc plus aisément à prendre un procureur de notre élection encore ?
LUCETTE.
Non, mon père ; je ne veux pas non plus du procureur, puisqu’il déplaît à ma mère.
CLAUDINE.
Tu refuses donc le sien aussi bien que le mien, tu ne veux donc pas te marier ?
LUCETTE.
Je ne dis pas cela, ma mère.
SILVESTRE.
2Ah ! ah !... Il y a queuque godeluriau sur le tapis qui t’empêche de faire note volonté, hom ! Je me doute que le petit Vincent, le couvreux... Dis-nous un peu la vérité, Lucette.
LUCETTE.
Il est vrai que si c’était Vincent que vous me proposiez.... Je serais plus obéissante.
CLAUDINE.
Ah bian oui ! Obéissante, pour ce qui te plairait, cela est bian aisé. Je t’entends. Eh bian ! Puisque tu veux nous contrarier tous deux, tu en seras la dupe. Et si mon mari ne veut pas prendre mon parti, je prendrons le sien, nous, et tu seras procureuse, là.
SILVESTRE.
Claudine, je te prends au mot.
CLAUDINE.
Pas si vite , s’il vous plaît, Monsieur Silvestre... Je voulons voir auparavant si à son âge alle aura la tête plus dure que nous ; je varrons ça.
SILVESTRE.
Ah! Oui, oui, j’varrons ; j’avons trop d’obligation à Monsieur Vuide-gousset pour vous écouter. C’est lui qui me prête tout l’argent dont j’ai besoin pour mes avances.... Ah ! Ah ! Il aime ma fille, je me brouillerais avec lui. Oh ! que nenni ! Oh ! Que nenni !
CLAUDINE.
Bon ! Il ne te prête pas son argent sans un gros intérêt.
SILVESTRE.
3D’accord ; mais il envoye son bled moudre à mon moulin.... Chacun fait son métier ; suffit que je n’en suis pas la dupe. Tiens, dans ce moment même que mon grison viant de mourir, il m’en faut un autre pour porter mes moutures, je n’ai pas le sou. Qu’est-ce que je ferais sans lui... Laisse-moi; tranquille. Chacun sait ses affaires ; je vais lui parler tout-à-l’heure.
SCÈNE II. Claudine, Lucette. §
CLAUDINE.
Je ne te conseille pas de me jouer le tour de donner la préférence à l’amoureux de ton père. Souviens-toi que dans les petites histoires du ménage une mère est plus capable de rendre de bons services à sa fille : prends-y bien garde. Va-t-en au moulin. J’ai affaire ailleurs. J’y vas bientôt retourner.
SCÈNE III. §
LUCETTE, seule.
Heureusement que mon père et ma mère ne sont pas d’accord. Cela pourra donner le temps à Vincent de se retourner. C’est lui que je vois.
SCÈNE IV. Lucette, Vincent. §
VINCENT.
Ah ! Te voilà, Lucette. Eh bien ! Sais-tu ce que ton père et ta mère pensent pour moi ?
LUCETTE.
Pour toi ? Bon ! Ils veulent me donner chacun un mari.
VINCENT.
Chacun un mari , dis-tu ? Tu ne pourras jamais résister contre deux. Je n’ai donc plus d’espérance?
LUCETTE.
Au contraire : j’aime bien mieux deux qu’un.
VINCENT.
Comment! Deux.
LUCETTE.
Eh ! Oui. S’ils voulaient le même, nous serions perdus. Mon père veut que j’épouse le procureur Vuide-gousset, et ma mère veut Gervais.
VINCENT.
Gervais ? Ah ! Pour celui-là , je m’en déferai bien ; il sait ce que pèse mon bras, quand nous avons querelle ensemble. Quand il s’agira de lui disputer ma maîtresse , tu dois bien croire que cela relèvera encore mon courage. Je ne m’inquiète pas de lui.... Il n’y a que le procureur... Diable ! un Procureur...
LUCETTE.
Bon ! Il n’est pas si fort que Gervais.
VINCENT.
4Non ; mais il se fait toujours suivre par ses clercs. Et puis avec les gens de chicane, les coups ne réussissent pas. Plus on les bat, plus ils sont forts ; ils ne demandent que plaies et bosses pour vous faire assigner. Ils sont plus de mal avec une plume, qu’on ne peut leur en faire avec un bâton.
LUCETTE.
Est-ce que tu ne pourrais pas trouver d’autre moyen, pour te défaire de lui ?
VINCENT.
Je ne sais pas; mais j’ai ouï dire que celui-là a fait tant de tours de passe-passe qui le perdraient, si l’on pouvait les prouver.
LUCETTE.
Oh ! Vincent, si tu pouvais...
LUCETTE.
Hélas ! Qu’est-ce que je ferai avec un vilain avare comme lui.
VINCENT.
Je crois que tu serais maigre chère.
LUCETTE.
Je m’en doute bien ; cela me fait trembler.... Mais, j’entends quelqu’un. Ce ne peut être que mon père, songe que le temps presse.
VINCENT.
Oui, oui, je vais achever la couverture d’une maison ici près. Tiens, là-bas,... Et je te reverrai.
SCÈNE V. §
LUCETTE, seule.
Voilà mon père avec son procureur. Allons-nous-en.
SCÈNE VI. Lucette, Silvestre, Vuide-Gousset, Broutillard. §
SILVESTRE.
Pouvez-vous me faire un plaisir, Monsieur Vuide-gousset ?
VUIDE-GOUSSET.
N’en doutez pas. Mais je vois votre fille qui s’en va ; je voudrais lui parler.
SILVESTRE.
Bian volontiers. Lucette, viens ici, Lucette... Fais donc la révérence à Monsieur Vuide-Gousset.
Est-ce comme ça ? Tout bas donc pour Monsieur le Procureux, jarnigoi !
VUIDE-GOUSSET
Laissez, laissez ; ne vous fâchez pas. Bonjour, ma petite Lucette.
LUCETTE, à part.
Sa petite Lucette... Bonjour, Monsieur.
VUIDE-GOUSSET.
Eh bien ! Mon enfant, avez-vous été bien aise de ce que je vous ai envoyé tantôt exprès de la Foire par mon Clerc ? Ce n’était qu’un petit présent.
VUIDE-GOUSSET.
Ce n’est qu’en attendant. J’en ai de plus beaux à vous faire, en nous mariant, qui vous plairont sûrement davantage.
LUCETTE.
Je ne suis pas intéressée : ne vous ruinez pas pour moi.
SILVESTRE.
Est-ce comme ça qu’on répond à Monsieur le Procureux qui veut bian te faire l’honneur de te faire sa femme, par préférence sur tout le village ?
VUIDE-GOUSSET.
Certainement, il ne tiendrait qu’à moi de choisir.
LUCETTE.
Je ne veux pas faire tort à d’autres. Ne vous contraignez pas.
VUIDE-GOUSSET.
Non, non, Lucette, je ne suis que mon goût pour vous; ne croyez pas que tout autre puisse me plaire.
LUCETTE.
Ah ! Je n’ai pas peur de cela. Je n’en serais pas jalouse, je vous assure.
VUIDE-GOUSSET.
Vous êtes une petite ingrate.
SILVESTRE.
7Tu es une sotte, tu ne sais pas connaître le prix de Monsieur Vuide-gousset.... Mais tiens , regarde donc la mine qu’un procureux a avec cette robe là ? Comme en se rengorgeant là-dessous, ça vous li bâille un air d’importance. Ça ne te donne pas dans la vue ? Est-ce que tu n’y vois goutte ?
VUIDE-GOUSSET.
Ne la grondez pas, Silvestre. Le mariage lui ouvrira les yeux , surtout quand elle se verra elle-même parée , comme je veux qu’elle le soit pour mon état de Procureur en Élection.
LUCETTE.
Je n’aime pas la grande parure, cela m’embarrasserait ; je me trouve plus alerte, comme je suis. On se remue mieux en petit corset dans son ménage. Gardez vos atours pour d’autres qui en seront plus curieuses que moi.
SILVESTRE.
N’en dis pas davantage, tians, de peur que la patience m’échappe. Va-t-en plutôt ? Lucette ; va-t-en.
LUCETTE, en s’en allant.
Oh ! Tant mieux, c’est ce que je demande.
SCÈNE VII. Vuide-Gousset, Silvestre, Broutillard. §
SILVESTRE.
Oh ! Oh ! Je réduirons ste petite tête-là ; ne vous mettez pas en peine, Monsieur Vuide-Gousset.
VUIDE-GOUSSET.
Quand je l’aurai, j’en viendrai bien à bout. Une jeunesse est comme une pâte encore tendre ; cela se pétrit comme on veut ; allez, je n’en suis pas embarrassé, pourvu que vous teniez ferme.
SILVESTRE.
Ah ! Soyez-en bien sûr.
VUIDE-GOUSSET.
Eh bien ! Dites-moi , quel était le plaisir que vous vouliez de moi ?
SILVESTRE.
Je vous ai dit que mon grison était mort ces jours derniers, et que j’en ai besoin d’un autre pour porter mes moutures.
VUIDE-GOUSSET.
Ah, oui? Vous venez de m’en montrer un, en traversant la Foire, que vous voudriez bien acheter.
SILVESTRE.
Oui, vraiment ; mais toutes mes Pratiques me doivent. Le temps est si dur, qu’on ne peut tirer de l’argent de personne. Je suis à court dans le moment.
VUIDE-GOUSSET.
Je vous entends. Je suis à votre service ; et pour vous le prouver, je veux l’acheter moi-même ; laissez-moi faire. Puisque j’épouse votre fille, ce sera un présent de noce.
BROUTILLARD, à part.
Diable ! Il est donc bien amoureux.
SILVESTRE.
Ah ! Monsieur Vuide-Gousset, vous méritez bian toutes les colères où je me mets pour vous faire aimer de Lucette. Si ma femme s’entête davantage à présent, elle verra beau jeu.
VUIDE-GOUSSET.
Je m’en fie bien à vous. J’aime Lucette de tout mon cœur ; et d’ailleurs à mon âge, je ne veux pas, entre nous, prendre une femme qui en sache trop long. Lucette, ou je me trompe, est encore novice, n’est-ce pas ?
SILVESTRE.
Mais, dame.... Je crois que oui.... Du moins. Ah ! Oui, oui.... Au Village, ça est encore tout neuf à quinze ans, je vous en réponds. Et pis vous varrez ça, Monsieur l’Procureux , vous le varrez.
VUIDE-GOUSSET.
Oui, je le verrai, et pour conserver son innocence, je lui défendrai de batifoler avec mes clercs : car ces égrillards-là sont une peste pour les jeunes femmes ; j’y pourvoirai. Mais vous, par votre autorité de père, voyez à là déterminer.
SILVESTRE.
N’en doutez pas.
VUIDE-GOUSSET.
Avant qu’il soit une demi-heure, vous aurez le grison. Je le reconnaîtrai bien ; comptez sur ma parole.
SILVESTRE.
Et vous, sur la mienne.
SCÈNE VIII. Vuide-Gousset, Broutillard. §
VUIDE-GOUSSET.
Éoute, Broutillard : il faut m’aider à avoir ce grison-là à bon marché, car tu vois que j’en fais présent à Silvestre.
BROUTILLARD.
Je l’ai bien entendu , et cela m’a surpris. Comment ! Comment ! Un Procureur faire des présents ! Mais savez-vous bien, Monsieur, ne vous en déplaise, que c’est déroger à la coutume.
VUIDE-GOUSSET.
Je le sais bien ; mais c’est pour engager Silvestre à ne pas fléchir sur mon mariage avec sa fille ; car enfin elle me plaît, et tu sais que l’amour...
BROUTILLARD.
D’un vilain fait un libéral.
VUIDE-GOUSSET.
Qu’est-ce que tu dis ?
BROUTILLARD.
Que vous êtes bien généreux aujourd’hui. Vous avez déjà envoyé des gimblettes à la fille , et vous voulez payer un grison au père. Diantre ! Vous vous mettez en frais.
VUIDE-GOUSSET.
Il est vrai que c’est bien de la dépense, vraiment. Si ce grison avait appartenu à un de mes clients, j’aurais si bien fait qu’il ne m’aurait rien coûté ; mais c’est un homme qui vient le vendre à la Foire, que je ne connais pas. Cependant, il m’a bien l’air d’un imbécile... Tâchons d’en tirer partie comment m’y prendre ? Songe-y de ton côté.
BROUTILLARD.
Oui , oui.
SCÈNE IX. Vuide-Gousset, Broutillard, Vincent. §
VINCENT, sur la maison.
C’est le Procureur avec son clerc, ils sont seuls.... Écoutons.
VUIDE-GOUSSET.
Quoi..... Eh bien ! As-tu imaginé quelque chose ?
BROUTILLARD.
Pas encore.
VUIDE-GOUSSET.
Cela n’est pas aisé... Mais, attends, si tu m’aides avec adresse, peut-être réussirons-nous.
BROUTILLARD.
Pour les coups de mains, vous savez que je vaux presque un procureur.
VUIDE-GOUSSET.
Mais , oui. Tu feras ton chemin.
VINCENT.
Le fripon.
BROUTILLARD.
Fripon !
VUIDE-GOUSSET.
Quoi donc, fripon ?
VUIDE-GOUSSET.
Eh ! Non, non ; je ne le pense pas, puisque nous travaillons de concert.
VINCENT.
Ils le sont bien tous deux.
BROUTILLARD.
Et si nous le sommes tous deux, vous n’avez donc rien à me reprocher ?
VUIDE-GOUSSET.
Non, sans doute. Il ne s’agit pas de cela... Pensons à notre affaire. Je réfléchis que...
VINCENT.
Je le vois, l’homme au grison.
VUIDE-GOUSSET.
Tant mieux, il ne faut pas le manquer.
BROUTILLARD.
Qui ?
VUIDE-GOUSSET.
Le grison. Nous voilà au coin d’un petit bois ; personne ne nous voit... Il me vient une bonne idée.
VINCENT.
Ils vont l’assassiner.
VUIDE-GOUSSET.
L’assassiner ! Toi, y penses-tu ?
BROUTILLARD.
Qui, moi ? Non, non pas. La Justice, Monsieur...
VUIDE-GOUSSET.
Crois-tu que ce sera moi? Je n’en ferai parbleu rien...
BROUTILLARD.
Faites-le, si vous voulez. Je ferai ce que vous voudrez avec la plume ; mais pour cela, cherchez-en d’autres. Diable ! Il y va de ça.... Adieu, adieu, Monsieur ; je m’en vais, tirez-vous-en comme vous pourrez.
VUIDE-GOUSSET.
Écoute donc, ce n’est pas là mon intention.
BROUTILLARD.
Eh ! Que voulez-vous donc dire ?
VUIDE-GOUSSET.
Et toi-même, es-tu fou ? J’ai un moyen.... Bien moins dangereux ; reste avec moi.
BROUTILLARD.
À la bonne heure.
VUIDE-GOUSSET.
Tu vas le voir.... J’entends quelque chose de ce côté-là. C’est lui, sans doute : cachons-nous derrière ces arbres. Tu me suivras pas-à-pas sans bruit, et tu conduiras le grison à Silvestre, si je peux réussir.
BROUTILLARD.
Il suffit.
VINCENT.
Ah ! Parbleu , il faut que je voie jusqu’où ils pousseront leur fourberie.
SCÈNE X. Vincent, toujours sur la maison ; Vuide-Gousset, Broutillard, cachés ; Gilles, tenant son grison. §
GILLES.
JE n’ai point encore pu vendre mon grison ; mais si je peux en avoir dix écus, cela fera, avec ce que j’ai déjà amassé, deux cens francs. Je serai bien content : car Colette , quoi qu’elle dise qu’elle m’aime bien, alle veut que j’aye queuque chose devant moi pour l’épouser. Ah ! Dame, alle a raison, au bout du compte, il faut de ça dans le ménage.
VINCENT.
Le pauvre diable !
GILLES.
Qu’est-ce que j’entends ?... On appelle le diable. J’ai toujours ouï dire que dans le coin de ce petit bois il y revenait des loups-garoux.
VINCENT.
Oui, prends garde à toi.
GILLES.
Je n’en peux plus.... Me voilà pris.... Si je pouvais me sauver.... Les jambes me tremblent ; marchons comme je pourrons.
VUIDE-GOUSSET, à son Clerc.
Il a peur de quelque chose. L’occasion est bonne.
GILLES.
On dit qu’il ne faut pas regarder derrière soi , que ça vous torderait le cou.
J’ai encore bien du chemin à faire avant de sortir de-là... Je n’entends plus rien.... Si je montais sur mon grison, j’irais plus vite... Je ne sais pas si j’aurai la force de grimper dessus. Voilà une grosse pierre qui m’aidera.
Ah ! Que vois-je ? Je suis perdu.
VUIDE-GOUSSET.
Eh ! Non, non ; je suis un procureur.
GILLES.
Ah ! C’est le diable.
VUIDE-GOUSSET.
Ne craignez rien , mon ami. Tenez, regardez-moi.
GILLES.
Monsieur le diable, ayez pitié de moi ; je vous demande pardon.
VUIDE-GOUSSET.
Je ne veux pas vous faire du mal.
GILLES.
Monsieur, c’était mon âne que je tenais par la bride, et c’est vous. Vous êtes, un sorcier.
VUIDE-GOUSSET.
Non, mon ami. Je vous ai dit que j’étais un procureur, et cela est vrai.
GILLES.
Mais, comment êtes-vous donc là à la place de mon âne ?
VUIDE-GOUSSET.
Ah ! Mon cher ami, c’est une chose singulière ; Je veux bien et je dois vous apprendre l’accident qui m’est arrivé. Écoutez-moi : approchez-vous sans crainte.
GILLES.
Mais, Monsieur.
VUIDE-GOUSSET.
Encore donc.
GILLES.
Me voilà bien là : parlez..... Je ne suis pas sourd, j’entends bien de loin.
VUIDE-GOUSSET.
Vous ne savez pas que tous les procureurs ont un pacte avec le diable, pour qu’il leur aide à embrouiller les affaires, afin de gagner de quoi vivre, sans quoi il n’y aurait pas de l’eau à boire dans le métier.
GILLES.
Vraiment, il faut bien que ce soit le diable qui leur donne à tous tant de détours dans la chicane ; car j’étais mineur à la mort de mon père, ils ont tout mangé.
VUIDE-GOUSSET.
Cela arrive souvent dans une cause où la route devrait être toute simple ; on forme un labyrinthe où l’on ne peut plus se reconnaître, : dame, c’est ce qui occasionne la quantité de paperasses qui fait notre profit.
GILLES.
Ce qui ruine les pauvres plaideurs. C’est par trop de friponneries, aussi.
VUIDE-GOUSSET.
Ce que vous dites est juste, car il nous est bien permis, en pillant nos clients, d’aller jusqu’à un certain point ; mais pour nous punir d’être assez maladroit, pour laisser découvrir nos excès, le diable, par notre pacte avec lui, a le droit de nous changer en âne.
GILLES.
Comment! Que dites-vous-là?
VUIDE-GOUSSET.
La vérité : vous en voyez la preuve, en moi. Lorsque le temps de notre punition est passé nous redevenons ce que nous étions.
GILLES.
Et malheureusement pour moi, votre temps vient de finir. C’était donc pour cela que vous appeliez le diable tout-à-l’heure ?
VUIDE-GOUSSET.
Le diable ?... Oui.... Oui.... Je sentais que mon temps expirait, et que j’allais redevenir procureur.
GILLES.
Il fallait donc attendre que je vous eusse vendu à la Foire. C’est un vilain tour que vous me jouez-la.
VUIDE-GOUSSET.
Je n’étais pas le maître du moment, mais j’espère que vous ne m’en voudrez pas ; vous avez l’air trop bon-homme pour cela.
GILLES.
9Que trop bon ; car depuis que vous me servez de monture, je ne vous ai pas, je crois, donné dix coups de diguet...
Si j’avais su que c’était un procureur, comme je l’aurais rossé...
Mais, là, dites : n’est-il pas vrai que je vous ai mené bien doucement ?
VUIDE-GOUSSET.
Je ne me plains pas de vous.
GILLES.
10Mais je me plains, moi. Ça n’arrange pas mes affaires. Vous ne savez pas le tort que ça me fait. Mon âne allait me servir pour mon mariage. J’allais le vendre ; et v’là tout au breniquet.
VUIDE-GOUSSET.
Écoutez, écoutez.... Il y a un moyen de vous consoler,
GILLES.
Comment ! Seriez-vous assez honnête homme ?
VUIDE-GOUSSET.
Comment vous appelez-vous ?
GILLES.
Gilles, pour vous servir.
VUIDE-GOUSSET.
Gilles ? Bon. Où demeurez-vous?
GILLES.
À deux lieues d’ici ? la Haute-Futaye.
Il veut me rendre l’argent de mon grison.
VUIDE-GOUSSET.
J’irai vous voir.
GILLES.
Bien de l’honneur pour moi, Monsieur ; vous me trouverez bien. On connaît Gilles partout.
VUIDE-GOUSSET.
Je le crois bien... Je vous donnerai mon adresse.
GILLES.
Votre adresse... Ce n’est pas là de l’argent ; pourquoi faire, Monsieur ?
VUIDE-GOUSSET.
Parce que je veux être votre ami, et vous récompenser de la perte que vous avez faite.
GILLES.
Ah ! Monsieur, vous êtes bien bon, vous m’avez coûté dix écus.
VUIDE-GOUSSET.
Je veux faire mieux que cela pour vous.
GILLES.
Oui-dà, Monsieur ; vous ne méritiez pas ce qui vous est arrivé. Ah ! L’honnête Procureur ! Qui s’y serait attendu ?
VUIDE-GOUSSET.
Oui, oui. Tenez... Si vous avez quelque procès, je m’en chargerai : en vous traitant en conscience, je vous épargnerai plus de la moitié des frais, vous regagnerez plus que vous ne perdez.
GILLES.
Bon...
VUIDE-GOUSSET.
Au revoir, Maître Gilles.
GILLES.
Adieu, Monsieur.
SCÈNE XI. Gilles, se croyant seul ; Vincent, toujours sur la maison. §
GILLES.
Me v’là bien avancé ! J’étais bien étonné aussi qu’un procureur voulut rendre... Mais, je pourrais pourtant bien lui faire un bon procès... Et où le trouver ? Et puis un procureur ! Il me rongerait jusqu’aux os.... J’y ai été pris.
VINCENT.
Cet homme-là me fera peut-être utile ; allons lui parler.
GILLES.
Je crois, tout réfléchi, qu’il vaut mieux perdre que de plaider avec ces gens-là... Qu’est-ce que j’entends? Est-ce encore quelque procureur... Mais je n’ai plus rien à voler.
VINCENT, arrivant.
Qu’avez-vous donc ?
GILLES.
Rien, rien : c’est que je viens d’avoir une belle peur tout-à-l’heure, je n’en suis pas encore bien remis. Si vous saviez la chose terrible qui m’est arrivé, allez... Je n’en reviens pas.
VINCENT.
Il est vrai qu’elle est bien singulière.
GILLES.
Oui, vraiment. Est-ce que vous la savez ?
VINCENT.
Oui, j’ai tout vu, je sais tout ; et je connais le procureur.
GILLES.
Bon ! Ne pourriez-vous pas, m’expliquer cela ?
VINCENT.
Je vous l’expliquerai, quand j’aurai vu quelqu’un à qui j’ai affaire... Ne vous en allez pas chez vous. Vous ne perdrez peut-être pas votre grison... Allez dans un moment m’attendre au Cheval blanc. J’irai vous y trouver ; n’y manquez pas.
GILLES.
Oh ! Que non, oh ! Que non. Je vais y aller.
VINCENT, à part, en s’en allant.
Il faut avertir Lucette de ma découverte.
SCÈNE XII. §
GILLES, seul.
S’il pouvait me faire rendre mon argent ; ce serait un honnête homme.
SCÈNE XIII. Gilles, Silvestre, conduisant son grison. §
GILLES.
Mais, qu’est-ce que je vois ? Voilà un grison qui ressemble bien au mien. Qu’est-ce que cela signifie ? C’est lui! C’est lui-même ! V’là toute son encolure, les marques qu’il portait ; ah ! C’est lui-même !
SILVESTRE.
Qu’est-ce que tu regardes donc tant là, toi ?
GILLES.
Eh, parbleu! Je regarde ton grison.... Je ne me trompe pas.... Adieu , mon argent ; le procureur a déjà recommencé les fredaines. C’est lui, c’est lui !
SILVESTRE.
La fin de ça, est-ce que ste bête-là te doit queuque chose ?
GILLES.
Ça se pourrait bien. Où est-ce que tu l’as eu ?
SILVESTRE.
Eh, parbleu ! À la Foire.
GILLES.
Aujourd’hui ?
SILVESTRE.
Pardi, oui.
GILLES.
J’en fuis fâché pour toi.
SILVESTRE.
Eh bien ! V’là qui est drôle. Et pourquoi donc ça ?
GILLES.
C’est que tu ne sais pas tout. Tu crois donc bonnement que c’est un âne que ça, pauvre nigaud ?
GILLES.
Pas tant que toi. Je le connais bien , va ; il a été à moi pendant deux ans.... C’est bien un âne ; mais ce n’est pas un âne. Je te soutiens, moi, vois-tu, que ce n’est pas pas là un âne, encore un coup, comme tu crois le voir, entends-tu ? Et je te conseille, pour ton bien, de le revendre tout-à-l’heure.
SILVESTRE.
Allons donc, allons donc. Je suis bien bon de t’écouter...
Il a la cervelle timbrée, le pauvre garçon.
GILLES.
Va, tu ne sais pas le fin de l’histoire, comme moi ; tant pis pour toi, si tu ne veux pas me croire. J’y ai été pris, tu le seras à ton tour.
SILVESTRE.
Que diable veut-il dire ? Mais, au moins, dis-moi donc ce que c’est ?
GILLES.
Eh bien ! C’est un Procureur, puisque tu veux le savoir.
SILVESTRE.
Oh ! Pour le coup, en voilà bien d’un autre. J’avais bien raison de penser que tu avais perdu la tête.
GILLES.
Eh non, non. C’est qu’il a trop pillé et trop bêtement. Tu ne fais pas le chic, toi.
SILVESTRE.
Où vas-tu chercher de pareilles extravagances ? Adieu, adieu.
GILLES.
Attends, attends. Que je lui dise deux mots à l’oreille... Parlez , Monsieur le Procureur , vous v’là donc encore une fois rechangé en âne ? Comment ! Vous n’avez pu vous corriger de vos sottises ? Vous avez donc pillé de nouveau sans adresse ? Vous méritez bien ce qui vous arrive.
SILVESTRE.
Par ma foi, sthomme-là est bien fou.
GILLES.
Vois tu qu’il m’entend bien.... Il n’y a point à secouer les oreilles. Vous n’avez pas voulu me rendre l’argent que vous me faisiez perdre, vous en v’là puni. Allez, je vais vous recommander de la bonne façon... Écoute, l’ami.
SILVESTRE.
Qu’est-ce que tu vas encore me chanter ? Je ne crois pas un mot de toutes tes rêveries.
GILLES.
12À la bonne heure. Je t’avertis donc seulement que c’est un chien de paresseux ; mais qui va comme un cheval de poste, quand on le rosse d’importance.
SILVESTRE.
Ah ! Pour ça, c’est bon à savoir. Je te suis obligé. Ne t’inquiètes pas ; s’il ne tient qu’à ça, j’avons le bras bon.
GILLES.
Tu feras bien. Adieu... Va, va, frippon , tu te souviendras de moi. Je serai vengé du Procureur sur le grison..... Allons-nous-en au Cheval blanc.
SCÈNE XIV. Silvestre, Claudine, Lucette. §
SILVESTRE, sans voir Claudine, ni Lucette.
Il y a queuque chose là-dessous que je ne comprenons pas...
Ah ! Je vois notre femme et note fille... Vous v’là toutes deux, j’en suis bien aise. Je vais bientôt revenir avec Monsieur Vuide-gousset. Je lui ai promis de finir nos arrangemens aujourd’hui ; attendez-moi là.
SCÈNE XV. Claudine, Lucette. §
CLAUDINE.
Ah ! Pardi, oui ; avec son chien de procureux ; tians, Lucette , il faut tenir ferme ; je veux bien abandonner Gervais, puisqu’absolument tu ne l’aimes point. Tu sais que ton père m’a battue pour me forcer à me tourner du côté de Monsieur Vuide-gousset ; ça me fera faire tout le contraire.
LUCETTE.
Vous avez raison ; et moi, je n’en voudrais pas par rapport à vous.
CLAUDINE.
Je t’en sais bon gré, et pour les faire enrager tous les deux, je me mets du côté de Vincent. Tiens bon, toi : je vais faire carillon contre le Procureur ; mais l’as-tu vu, Vincent ?
LUCETTE.
Non, je n’ai vu que son petit frère Jacquot qui m’a dit de sa part qu’il en fait assez du Procureur, pour le mettre dans l’embarras.
CLAUDINE.
Le vilain homme, qui me fait battre par mon mari ! Ah ! S’il devenait jamais le tien, et que tu voulusses m’en croire, il s’en repentirait. Je t’en apprendrais le moyen.
CLAUDINE.
J’aime bien mieux ne pas l’épouser. Mais voilà Vincent.
SCÈNE XVI. Vincent, Claudine, Lucette. §
LUCETTE.
Eh bien ! sSais-tu quelque chose ?
VINCENT.
Oui.... Mais voilà ta mère.
LUCETTE.
Il n’y a rien à craindre.
CLAUDINE.
13Non. Je suis pour toi à présent ; tu ne sais donc pas que ce maudit Procureur m’a fait battre par mon mari. Ah, jarnonbille ! Tu crois ben qu’on ne serait pas femme, si on ne se vengeait pas.
VINCENT.
On fait cela. Je suis fâché des coups que Silvestre vous a donné ; mais à quelque chose malheur est bon.
LUCETTE.
Oui ; car, comme tu vois, ma mère est pour nous ; mais si de ton côté tu ne fais rien, nous n’en serons pas plus avancé.
VINCENT.
Ne t’inquiète pas ; puisque ta mère est pour nous, j’ai bonne espérance. Le Procureur a fait un tour pendable. Il aura de la peine à s’en tirer, j’ai un homme qui le mettra au pied du mur. Je vais te raconter cela... Imagine-toi que... Mais j’entends quelqu’un.... Paix... C’est ton père.
CLAUDINE.
Avec son procureux.
SCÈNE XVII. Claudine, Lucette, Vincent, Silvestre, Vuide-Gousset. §
SILVESTRE.
C’est bon. Vous v’là toutes deux... Mais qu’est-que Vincent fait là.
VINCENT.
Je venais pour consulter Monsieur le Procureur.
VUIDE-GOUSSET.
Moi ! Sur quoi ?
VINCENT.
Sur une petite difficulté au sujet du mariage de Lucette.
SILVESTRE.
Tu vians nous la bâiller belle, toi. Je savons bien qu’il y a queuque chose entre vous deux ; mais toute la manigance que tu auras pu faire avec elle, ne sarvira de rien.
VUIDE-GOUSSET.
Ce garçon-là est singulier. De quoi se mêle t-il?
SILVESTRE.
Eh , pardi ! Sans doute. J’avons donné notre parole d’honneur à Monsieur Vuide-Gousset de li bâiller note fille en mariage. J’avons juré foi de Meunier. Y a-t-il rian de plus fort que ça ?
CLAUDINE.
Et nous, j’avons juré tout le contraire. Note fille aime Vincent ; c’est un bon couvreur, dont alle se trouve contente. J’nous sommes, à cause de ça, désistée de Gervais. Il faudra bien que vous fassiez de même.
VUIDE-GOUSSET.
Claudine, Claudine, il ne faut pas que la poule chante plus haut que le coq.
SILVESTRE.
Bian dit, ça, Moniteur le Procureur.
CLAUDINE.
Quand le coq chante mal, la poule peut lever la crête ; et prenez-y garde, Monsieur le Procureur.
SILVESTRE.
Claudine, souviens-toi de ce matin.... J’entends et je prétends que Monsieur le Procureur soit mon gendre, entends-tu. Et toi, Vincent, il te convient bien de t’entremêler dans tout ça... Je sais pourquoi je li donne la préférence, peut-être.
VINCENT.
Ah ! Oui, oui ; il est vrai que je n’ai pas le secret d’avoir un âne, comme lui, à si bon marché, pour vous en faire présent.
VUIDE-GOUSSET.
Comment, le secret ! Que veut-il dire, le secret! Prenez garde à ce que vous dites, mon petit ami. À bon marché ! Qu’est-ce que cela signifie ? Je paie comme un autre, les choses ce qu’elles valent, entendez-vous. Que prétendez-vous dire ?
VINCENT.
Que tout le monde sait que Monsieur Vuide-Gousset prend tous les moyens possibles pour ne pas vuider son gousset, et cela ne serait pas difficile à prouver.
VUIDE-GOUSSET, à part.
Saurait-il quelque chose ?
Silvestre, renvoyez ce jeune étourdi-là, il en dit trop.
CLAUDINE.
Ah ! Oui, il en dit trop pour vous ; mais ce qu’il dit devrait faire rentrer mon mari en lui-même. Tu n’as pas assez d’adresse, vois-tu. Ne sais-tu pas que tout le village dit que ton métier est un métier de voleur.
LUCETTE.
Rien n’est plus vrai, mon père ; et c’est pour cela qu’on vous a donné le sobriquet de Pille-en-sac.
SILVESTRE.
Je savons ça. Ce sont des jaloux.
CLAUDINE.
14Ça se peut ; mais si l’on voit mettre ce nom de Pille-en-sac avec celui de Vuide-gousset, ça va faire trembler tout le Village, et nous ôter toutes nos pratiques.
SCÈNE XVIII. Gilles, les précédents. §
VINCENT.
Tenez, tenez, voilà l’homme à qui il a volé l’âne.
VUIDE-GOUSSET, se cachant.
Que vois-je ?...
CLAUDINE.
Bon... Parlez, Monsieur le Procureux ; connaissez-vous st’homme-là qui vient?
VUIDE-GOUSSET, à part.
Comment me tirer de-là ?
CLAUDINE.
Vous vous cachez ; on se doute bien pourquoi, les fripons craignent le grand jour, Monsieur le Procureux.
SCÈNE XIX. Le Procureur Prend-Tout, dans le Parquet, Madame Carpillon, dans une Loge, Un Meunier, de l’autre, les précédents. §
PREND-TOUT, se levant.
C’est trop jouer les Procureurs, aussi. Toujours fripons, fripons. Passe pour les meuniers.
SILVESTRE.
Excusez, Monsieur le Procureur ; ma femme est une impertinente. On sait ce que c’est qu’un procureur dans le fond.
PREND-TOUT.
Sans doute.... Mais, mais avec votre air goguenard, sachez qu’on doit les ménager, au bout du compte.
LE MEUNIER.
Et pourquoi les ménagera-t-on plutôt que les meuniers, je vous prie, Monsieur le Procureur. Avez-vous plus que nous le droit de voler, sans qu’on ose le dire? Oh! Je crois que sur st’article-là je nous valons bien.
MADAME CARPILLON.
Ah ! Pardi, oui. La ressemblance n’est pas difficile à trouver ; l’un porte les sacs au moulin et l’autre à l’audience. On sait bien ce qu’ils leur valent à tous deux. L’un gagne en les vidant, et l’autre en les remplissant.
PREND-TOUT.
Taisez-vous, ma mie. Je vous trouve bien plaisante de comparer un procureur à un meunier.
MADAME CARPILLON.
Ma mie ! Mais voyez donc ! Comme si on ne connaissait pas Monsieur le Procureur Prend-tout. Il connaît bien aussi Madame Carpillon, lui. J’ai passé par ses mains, moi, telle que vous me voyez. Pour un misérable petit procès que j’ai eu, si vous saviez comme il m’a fait danser mon inventaire.
SILVESTRE.
Mais, mais, Madame, on ne doit pas interrompre le spectacle. Monsieur le Procureur est ici pour son argent comme vous.
MADAME CARPILLON.
Et qu’il ne se cache donc pas. On peut bien rire aux dépens de ceux qui vivent aux nôtres. Tenez, je vois bien, moi, ce qui lui tient le plus au cœur ; c’est de voir changer un procureur en âne. C’est là ce qu’est piquant.
LE MEUNIER.
Oh ! Par ma foi, c’est bien dit. Je crois qu’il parlerait tout le reste.
MADAME CARPILLON.
15Et oui, oui. Il fallait plutôt le changer en émouchet ; ça porte plume, et c’est fait pour voler. Ça vous enlève tous les poulets d’une basse-cour, l’un comme l’autre.
PREND-TOUT.
Cela est trop fort, je n’y puis tenir. C’est, votre pièce qui occasionne tous ces sarcasmes-là... Je m’en plaindrai... Nous verrons si l’on vous souffrira d’habiller ainsi les gens,... Oh! Je vous jure que je m’en plaindrai, soyez-en sûrs.
Nous verrons, nous verrons. Cela est affreux, cela est abominable.
SCÈNE XX ET DERNIÈRE. Vuide-Gousset, Silvestre, Vincent, Claudine, Lucette, Gilles. §
GILLES.
Tout ça, tout ça est fort bien ; v’là bien du bruit. Mais tout ça ne me rend pas mon âne, à moi. Tu me l’as promis, Vincent.
VINCENT.
Oui, oui, mon ami Gilles. Tiens, voilà celui qui te l’a volé. Il veut me voler aussi ma maîtresse. Monsieur Vuide-gousset, qu’en dites-vous ?
VUIDE-GOUSSET, à part.
Mais, mais, que lui dire ? Payons d’effronterie.
Eh bien ! Que l’on me fasse assigner, je répondrai. Nous verrons si l’on prouvera une pareille accusation... Je te ferai encore faire réparation d’honneur... Oh ! Oh ! Oh ! Petit drôle, tu ne sais pas ce que c’est que d’avoir affaire à un procureur ; il faut être bien hardi.
VINCENT.
Vous avez beau appeler la chicane à votre secours ; allons, Monsieur Vuide-gouset, il faut me céder Lucette et payer le grison à Gilles, où je vas vous dénoncer à la Justice. Nous verrons si vous pourrez la tromper aussi.
SILVESTRE.
Monsieur Vuide-Gousset, v’là une vilaine affaire. Tirez-vous-en comme vous pourrez.
VUIDE-GOUSSET.
Et non, non, il faut tout nier ; il n’y a pas de témoins.
SILVESTRE.
Niais, niais, Monsieur le Procureur, niais.
VINCENT.
J’ai tout vu, moi, de dessus cette maison-là où je couvrais.
CLAUDINE.
Eh bien ! Vous v’là pris.
VUIDE-GOUSSET.
Oh ! Je ne serai pas le plus fort. Je me désiste de mes prétentions sur Lucette ; mais au moins rendez l’âne à Gilles, que je ne perde que mes gimblettes.
SILVESTRE.
Non, palsanguoi! Ce n’est pas moi qui l’ai volé ; arrangez-vous.
VUIDE-GOUSSET.
Il faut donc avaler la pilule toute entière ; allons, je paierai le grison. Mais consentez au mariage de Vincent ; car vous pourriez passer pour un receleur.
SILVESTRE.
Oui-dà, diable ! Allons, j’y consens.
CLAUDINE.
Me v’là contente ; et toi aussi, Lucette, n’est-ce pas ?
LUCETTE.
Oui, ma mère, il faut que Vincent soit bien adroit pour triompher d’un procureur.
VINCENT.
Il est vrai, ma chère Lucette ; mais ce n’est qu’au public qui nous a servi de témoins, que nous devons notre bonheur.