OEDIPE TRAVESTI
PARODIE DE LA TRAGÉDIE D’OEDIPE
DE M. DE VOLTAIRE

M. DCC. XI. AVEC PRIVILÈGE DU ROI.

PAR M. DOMINIQUE, COMÉDIEN DU ROI.

Préface de l’édition de 1889 §

L’OEdipe de Voltaire, sa première tragédie, avait été représentée pour la première fois le 18 novembre 1718. La pièce qui se rapprochait davantage de Sophocle que l’OEdipe de Corneille eut un succès des plus vifs, mit Voltaire à la mode, et tout naturellement son oeuvre fut visée par les parodistes, la parodie étant en grande faveur aux Théâtres de la Foire et à la Comédie Italienne. Il ne se produisait pas alors un ouvrage important sans qu’il donnât naissance à trois on quatre parodies. Parfois même la parodie avait plus de succès que la pièce qu’on s’était amusé à travestir. Celle d’OEdipe compte parmi les meilleures.

ACTEURS §

  • COLOMBINE, hôtesse du Bourget.
  • CLAUDINE, servante de Colombine.
  • SCARAMOUCHE, garçon de cabaret.
  • TRIVELIN, mari et fils de Colombine.
  • FINEBRETTE, soldat gascon.
  • LE MAGISTER du Village.
  • LUCAS, paysan.
  • PLUSIEURS PAYSANS.
  • SIMOX, vieillard.
  • GUILLAUME, cuisinier de Montmartre.
  • BLAISE, ami de Finebrette.
La scène est au Bourget.

SCÈNE PREMIÈRE. Finebrette, Blaise. §

BLAISE.

Finebrette au Bourget ! À quoi donc pensiez-vous ?
Morgue, gardez-vous bien d’habiter parmi nous :
Ces lieux sont infectés, et j’y mourons par bande :
Que la témérité de votre pied est grande !
5 Du reste des vivants je semblons séparés,
Et je sommes ici tretous pestiférés :
La mort a moissonné la moitié du village,
Ça, rebroussez chemin...

FINEBRETTE.

Non : j’ai trop de courage,
Va, va, j’ai vu la mort de plus près sans effroi ;
10 Elle n’ose attaquer un héros tel que moi.
Je ne crains point les coups de sa faulx meurtrière.
Pour peu qu’elle voulût terminer ma carrière,
1
Je la ferais, sandis, reculer de cent pas.

BLAISE.

Croyez-moi, cependant, ne vous y fiez pas.

FINEBRETTE.

15 De celle affreuse mort la fureur vengeresse,
A-t-elle respecté les jours de ma maîtresse ?
Colombine...

BLAISE.

Elle vit, je ne sais pas comment...

FINEBRETTE.

Cette femme eut toujours un bon tempérament :
Mais d’où peut provenir tout ce remue-ménage ?
20 Et pourquoi donc la peste est-elle en ce village ?

BLAISE.

Depuis que notre ami Pierrot est trépassé...

FINEBRETTE.

2
Qu’entends-je ! Cadedis ; qui l’eût jamais pensé !
Pierrot n’est plus au monde ? Ah l’heureuse nouvelle !
Sa femme est veuve, hé bien je m’unis avec elle.
25 Dans mon coeur se réveille un espoir décevant...
Elle oubliera bientôt le mort pour le vivant.
Mais pourquoi le défunt n’est-il donc plus en vie ?

BLAISE.

Depuis plus de quatre ans une main ennemie,
Lui fil en un moment perdre le goût du pain.
30 Il fut assassiné.

FINEBRETTE.

Le trait est inhumain !
Mais la perte pourtant n’est pas irréparable.
Je veux bien l’avouer, Pierrot était bon diable ;
Mais quel rang tenait-il ? Il était gargotier ;
Quant à moi je suis noble, et de plus, bon guerrier ;
35 La Déesse à cent voix, de mes exploits charmée,
Les a tant publiés, qu’elle en est enrhumée.
Blaise, de mon ardeur je te ferai l’aveu,
L’absence ni le temps n’ont point éteint mon feu :
Mars n’a pu triompher de ma flamme fidèle,
40 Pour Colombine, ami, j’en al toujours dans l’aile.
Dès nos plus jeunes ans nous nous aimions tous deux,
Et nous jouions ensemble à mille petits jeux.
Ah ! Qu’elle était alors sémillante, badine !
Et cependant malgré sa jeunesse enfantine,
45 Elle aimait le solide, et déjà l’on voyait
Que la condition de fille l’ennuyait.
J’admirais en secret son penchant pour la noce ;
Dès ce temps elle était une femme précoce.
Pierrot fut son époux, pour mes feux quel échec !
50 Le drôle me passa la plume par le bec.
Je m’enrôlai d’abord, et partis pour la Flandre ;
Mais de l’aimer toujours je n’ai pu me défendre.
Pour ravir cette gloire à l’enfant de Cypris,
J’ai rendu de mes faits tout l’univers surpris ;
55 De lauriers immortels j’ai vu ceindre ma tête.
Il est bien juste, après mainte et mainte conquête,
Que Colombine ici me couronne à son tour,
Et que l’hymen succède à mon parfait amour ;
J’ai fait loin de ses yeux d’assez rudes épreuves.

BLAISE.

60 Vous n’êtes pas de taille à consoler les veuves,
Vous occuperiez mal la place de Pierrot :
Vous êtes trop duel.

FINEBRETTE.

Me prends-tu pour un sol ?

BLAISE.

Attendez que du moins la place soit vacante.

FINEBRETTE.

Blaise, que me dis-tu ?

BLAISE.

Quoi le diable vous tente ?...
65 Feriez-vous cet affront à son second mari ?
Trivelin de sa femme est tendrement chéri,
Et vous ne pouvez pas en bonne conscience,
De son lit, lui vivant, avoir la survivance.

FINEBRETTE.

Je ne puis revenir de mon étonnement !
70 Je ne le cèle point, ce coup est assommant,
Je n’aurais jamais pu former cette pensée...
De ses nécessités, la veuve était pressée.
Réfléchissons un peu, sans nous mettre en courroux :
La mort la délivra de son premier époux,
75 Sans doute du second elle en fera de même :
Il faut patienter, je serai son troisième.

BLAISE.

Oui vous l’épouserez, vous devez l’espérer,
Peut-être pourra-t-elle aussi vous enterrer.
Ils sortent.

SCÈNE II. Colombine, Scaramouche, Claudine. §

SCARAMOUCHE.

Oui, tous nos paysans accusent Finebrette,
80 Madame, il est l’objet d’une haine secrète ;
Le peuple furieux, animé de courroux,
Assure que Pierrot expira sous ses coups.
Son retour à nos maux donnera quelque trêve,
Et va faire cesser la peste qui nous crève.
85 Car depuis le trépas de notre ami Pierrot,
Tous les malheurs ici s’avancent au grand trot :
Nos moutons sont galeux ; la campagne stérile,
Nous prive tous les ans de son secours utile ;
3
Et dans tout le Bourget, il n’est point de roussin,
4
90 Qui ne soit attaqué d’un dangereux farcin ;
Les garçons n’osent plus aller jouer aux quilles,
Et la jaunisse enfin gâte toutes nos filles.

COLOMBINE.

Qu’ai-je entendu, grands Dieux ? On peut le soupçonner !
Une telle injustice a lieu de m’étonner,
95 Claudine, se peut-il...

CLAUDINE.

Ma surprise est extrême.

COLOMBINE.

Finebrette, dit-on...

SCARAMOUCHE.

Oui, Madame, lui-même ;
Tout franc, je ne crois pas qu’on puisse s’abuser.
Et quel autre en effet pourrait-on accuser.
On sait que le gaillard vous a compté fleurette,
100 Que vous alliez souvent ensemble à ta guinguette,
Et que votre mari jaloux avec raison,
Craignait de votre part un peu de trahison...

COLOMBINE.

Scaramouche, cessez de tenir ce langage,
Vous en avez menti, vous et tout le village,
105 Sortez.

SCÈNE III. Colombine, Claudine. §

COLOMBINE.

De l’accuser on peut avoir le front ?
À sa vertu, c’est faire un trop cruel affront.

CLAUDINE.

Que je vous plains, Madame !

COLOMBINE.

Ah ma chère Claudine !
Cet injuste soupçon désole Colombine :
Finebrette accusé ! Peut-on l’imaginer ?

CLAUDINE.

110 On a quelques raisons, et pour le condamner.

COLOMBINE.

Lui, qu’un assassinat ail pu souiller son âme !
Des lâches scélérats c’est le partage infâme.
Non, il n’a point commis cette indigne action,
Car il est tout ensemble honnête homme et Gascon,
115 Apprends que ces soupçons irritent ma colère,
Et qu’il est vertueux puisqu’il m’avait su plaire.

CLAUDINE.

Finebrette longtemps vous a fait les yeux doux,
Pourquoi donc n’est-il pas devenu votre époux ?

COLOMBINE.

Nous brûlâmes tous deux d’une inutile flamme ;
120 Et malgré tout le feu qui dévorait son âme,
Il ne put obtenir l’aveu de mes parents,
Des désirs d’une fille indomptables tyrans.
Mon père qui voyait Pierrot dans l’abondance,
Sur l’autre lui donna d’abord la préférence.
125 Il fallut oublier, dans ses embrassements,
Et mes premiers amours, et mes premiers serments.
Finebrette se fit soldat dans la milice.
Il partit ; cet hymen pour lui fut un supplice.
Depuis ce temps fatal, ce généreux Gascon,
130 Par ses exploits guerriers s’est acquis un grand nom :
5
On vante son courage, et même la gazette
A parlé plusieurs fois du vaillant Finebrette.

CLAUDINE.

Après avoir perdu votre premier époux,
Puisqu’il vous plaisait tant, que ne l’épousiez-vous ?

COLOMBINE.

135 Un gros loup furieux désolait le village,
Nul n’osait contre lui signaler son courage ;
Le brave Trivelin, sans craindre le danger,
De ce fier animal s’offrit à nous venger ;
Ce héros exigea pour prix de sa vaillance,
140 Qu’une femme du lieu devint sa récompense,
Qu’à la plus opulente il pût donner la main :
Tu sais bien que le choix ne fut pas incertain,
Pour l’intérêt commun il fallut y souscrire ;
Finebrette pour lors sur moi n’eut plus d’empire :
145 Trivelin triomphant obtint d’abord ma foi,
Et le vainqueur d’un loup était digne de moi.

CLAUDINE.

Ah ! Madone, en ces lieux Finebrette s’avance.

COLOMBINE.

Je crains de succomber, évitons sa présence.

SCÈNE IV. Finebrette, Colombine, Claudine. §

FINEBRETTE.

Hé donc, vous me fuyez ! Quoi, vous fais-je trembler ?
150 Osez me voir, osez m’entendre, et me parler.
Je ne viens point ici vous chanter votre gamme.
Puisqu’enfin je n’ai pu vous obtenir pour femme,
J’en suis tout consolé, que faire à tout cela ?
Se pendre ? Bagatelle, il en faut rester là :
155 Vous n’étiez point du tout faite pour le veuvage.
Hé bien, ma chère enfant, comment va le ménage ?
Ce Trivelin a-t-il de l’esprit, du bon sens ?
En êtes-vous contente, ayez-vous des enfants ?

COLOMBINE.

Oui, seigneur.

FINEBRETTE.

Cadedis, que vous êtes féconde !
160 J’en suis charmé ; pour moi, j’ai trimé par le monde,
J’ai fait plus d’une fois trembler mes ennemis ;
Tel que vous me voyez, j’ai vu bien du pays :
Hé mais, vous n’en avez pas mal vu, ma charmante,
Deux maris ! Cadédis, vous êtes prévoyante.
165 Je ne vous blâme pas, chacun sent son besoin.
Ma belle, cependant, si je n’eusse été loin,
Quand ici ce gros loup faisait le diable à quatre,
Contre cet animal vous m’auriez vu combattre :
Par moi facilement il eût été dompté,
170 Et moi-même à vos pieds je l’aurais apporté.
Trivelin plus heureux triompha de la bête,
Et fort mal à propos me ravit ma conquête.

COLOMBINE.

Oubliez ce qui peut encor vous chagriner.
On forme un grand soupçon qui va vous étonner,
175 Du meurtre de Pierrot, le village en furie,
Vous accuse, et soutient...

FINEBRETTE.

Vous vous moquez, ma mie,
Qui, moi, de tels forfaits ? Moi, des assassinats ?
Et que de votre époux... vous ne le croyez pas.

COLOMBINE.

Non, je ne le crois point, et c’est vous faire injure,
180 Que vouloir un moment combattre l’imposture ;
Mais cependant, mon cher, puisqu’on a ce soupçon,
Les archers vous pourraient fort bien mettre en prison.

FINEBRETTE.

En prison ? Dites-vous : ah ! je les en défie.
Finebrette, morbleu, n’entend pas raillerie ;
6
185 Qu’ils viennent contre moi, Messieurs les pousse-culs,
Sandis, fussent-ils trente, lisseront tous vaincus.

SCÈNE V. Trivelin, Scaramouche, Finebrette, Colombine, Claudine. §

TRIVELIN.

Scaramouche, est-ce là le seigneur Finebrette ?

FINEBRETTE.

Oui, c’est lui qu’on outrage à tort, et qu’on maltraite,
Lui qui n’a jamais fait une lâche action,
190 Et qui soutient si bien sa réputation.
On fait à mon honneur une sensible offense,
Je sais qu’on ose ici noircir mon innocence :
Je vous estimais fort, et je ne pensais pas,
Que vous pussiez descendre à des soupçons si bas.
195 L’injustice est criante, et ma valeur s’étonne,
Qu’on accuse un héros des bords de la Garonne ;
Joli-Coeur, la Ramée, et moi, braves soldats,
Nous avons fait parler de nous dans les combats.
Que de sang répandu, dans plus d’une bataille !
200 On sait bien, que j’allais, et d’estoc et de taille :
Qu’il faisait beau me voir affronter les hasards !
Rien ne me fait trembler, je suis un second Mars,
Plus vaillant que César, plus brave que Pompée.
Si par quelque malheur je perdais mon épée.
205 J’en abattais plus d’un avec le seul fourreau.

TRIVELIN.

7
Vous êtes, je l’avoue, un Alcide nouveau.

FINEBRETTE.

Ce que je vous dis-là n’est point fanfaronnade.
Quoique je sois Gascon, je hais la gasconnade.
Je suis connu partout, j’ai bon coeur et bon bras,
210 Et dans l’occasion, je ne recule pas ;
Votre femme le sait, elle peut vous le dire.
Vous m’accusez pourtant, sandis, je vous admire ;
Je veux bien l’avouer, je croyais qu’un Gascon,
Devait être toujours au-dessus du soupçon.

TRIVELIN.

215 Certes, je ne veux point vous imputer ce crime,
Mais le ciel en courroux demande une victime.
Par le sang du coupable il le faut apaiser,
Seigneur, tout le village a su vous accuser.

FINEBRETTE.

Quelle raison a-t-il? je n’y puis rien comprendre.

TRIVELIN.

220 Croyez-moi, sans tarder, songez à vous défendre.

FINEBRETTE.

Pour un garçon d’honneur, partout on me connaît,
Ma foi, si c’était moi, je le dirais tout net :
Pourquoi tant finasser ? Allez je suis un drôle,
Que l’on peut aisément croire sur sa parole.
225 Un valeureux soldat, un grivois tel que moi,
Quand il a dit un mot, en est cru sur sa foi. i

SCÈNE VI. Le Magister, Lucas, plusieurs paysans, Colombine, Finebrette, Trivelin, Claudine. §

TRIVELIN.

Que veut le Magister ?

LE MAGISTER.

Je viens pour vous apprendre,
Un funeste secret, qui va bien vous surprendre.
Écoutez-moi, village... au milieu de la nuit.
230 L’ombre du grand Pierrot a paru dans mon lit.

COLOMBINE.

Que dites-vous ?

LE MAGISTER.

J’ai vu son image sanglante,
Lui-même m’a parlé d’une voix menaçante ;
Finebrette, a-t-il dit, n’a pas percé mon sein,
Un autre plus cruel...

TRIVELIN.

Nommez son assassin,
235 Qui peut vous retenir ?... Dites donc...

LE MAGISTER.

Ah ! Je n’ose.

FINEBRETTE.

Parlez, l’ami, parlez, voici bien autre chose :
Non, cadedis, il faut me tirer d’embarras.

LE MAGISTER.

Ne me demandez rien.

TRIVELIN.

Expliquez-vous.

LE MAGISTER.

Hélas!

LUCAS.

Non, morgué, s’il vous plaît, cette affaire nous touche,
240 Et je voulons savoir de votre propre bouche,
Qui fut l’assassineur ; ça, point tant de façons :
Ce ne sont point ici des fables, des chansons,
Dégoisez au plutôt : je mourrons de la peste,
Si vous ne le nommez...

LE MAGISTER.

Ô contrainte funeste !
245 Malheureux paysans, que me demandez-vous ?

LUCAS.

Quand il sera branché, je nous sauverons tous.

LE MAGISTER.

Lorsque je vous aurai découvert le coupable.
Vous frémirez d’horreur.

LUCAS.

Non, je me donne au diable,
J’en aurons dû plaisir, et du soulagement.

LE MAGISTER.

250 Pierrot veut que l’exil soit son seul châtiment :
Mais cet infortuné, se punissant lui-même,
Se livrera bientôt à sa fureur extrême,
Et dans son désespoir, se pochant les deux yeux,
Il ne jouira plus de la clarté des cieux.

TRIVELIN.

255 Obéissez, morbleu, je perdrai patience.

LE MAGISTER.

C’est vous qui me forcez à rompre le silence.

TRIVELIN.

Que ces retardement irritent mon courroux.

LE MAGISTER.

Vous le voulez ? Hé bien, c’est...

TRIVELIN.

Achevez, qui ?

LE MAGISTER.

Vous.

TRIVELIN.

Moi ! Bon, vous vous moquez.

LE MAGISTER.

Non, le diable m’emporte.

TRIVELIN.

260 Quel mensonge ! Peut-on m’outrager de la sorte ?

COLOMBINE, à Trivelin.

Quoi ! Du pauvre Pierrot, vous seriez l’assassin ?

FINEBRETTE.

Hé bien, vous m’accusiez, monsieur de Trivelin,
J’avais assassiné Pierrot, à vous entendre ;
Jugez, qui de nous deux à présent on va pendre.
8
265 Qu’en dites-vous, l’ami ? Vous voilà bien camus.
Je me retire, adieu, vous ne me verrez plus;
On me dégraderait de noblesse, à Iran titre,
Si je me faufilais avec un tel bélître.
Colombine je pars : mon coeur, console-loi,
270 En m’éloignant d’ici, je fais ce que je dois ;
Je ferais d’y rester, une folie extrême :
Tu m’aimais tendrement, et je t’aimais de même,
Mais tu n’ignores pas, que j’ai trop de vertu,
Pour vouloir épouser la veuve d’un pendu.
Il s’en va.

LUCAS.

275 Dans le village encor, osez-vous bien paraître ?
Assassiner Pierrot ! Morgué le tour est traître.
Il faut que cela soit, le Magister le dit ;
Il ne se trompe pas, c’est un homme d’esprit :
Pour nous je n’irons point demander votre grâce,
280 Il faut tout au plutôt que justice se fasse.

TRIVELIN, au Magister.

Non ! Je ne reviens point de mon saisissement,
Et ma rage est égale à mon étonnement.
Je rendrais par ta mort ma vengeance certaine :
Mais non, vieux radoteur, tu n’en vaux pas la peine...
285 Va, fuis loin de ces lieux, fourbe, infâme, menteur.

LE MAGISTER.

Vous me traitez toujours de traître et d’imposteur,
Votre père autrefois me croyait plus sincère.

TRIVELIN.

Arrête... que dis-tu, quoi maître André mon père...

LE MAGISTER.

Non, il ne s’agit point ici de maître André.
290 Vous apprendrez par qui vous fûtes engendré,
Il ne faut pas toujours en croire l’apparence :
Rien n’est plus incertain, mon cher, que la naissance
Je vais faire à l’instant sortir le gros Simon
Retenu dans les fers pour un simple soupçon.
À Colombine.
295 Du meurtre de Pierrot vous le crûtes complice,
Il fut livré par vous aux mains de la justice.
À Trivelin.
L’ami, vous n’êtes pas encore où vous pensez.
Adieu, songez à vous, je vous en dis assez.
Il s’en va avec les paysans.

SCÈNE VII. Trivelin, Colombine. §

TRIVELIN.

Quel cruel embarras ! Mon âme inquiétée,
300 De soupçons importuns n’est que trop agitée :
Le Magister me gêne, et prêt à l’excuser,
Je commence en secret, moi-même à m’accuser.

COLOMBINE.

Quoi donc, n’êtes-vous pas sûr de votre innocence !

TRIVELIN.

On est plus criminel quelquefois qu’on ne pense.

COLOMBINE.

305 Non, non, le Magister est un extravagant,
Il vous a tenu même un discours arrogant.

TRIVELIN.

Ma mie, un petit mot ; sans vous parler du reste,
Quand Pierrot entreprit ce voyage funeste,
Trois ou quatre valets ne le suivaient-ils pas ?

COLOMBINE.

310 Non, son compère seul accompagnait ses pas.

TRIVELIN.

Un seul homme !

COLOMBINE.

Pierrot, ce sublime génie,
Dédaignait, comme vous, la grande compagnie.
Il allait tous les jours faire un tour dans les champs,
Il n’avait point, mon cher, d’autres amusements :
315 Avec tous ses voisins, uni dès son enfance,
Comme il était sans crainte, il marchait sans défense.
Avec un ami seul, comme je vous l’ai dit,
Un samedi matin mon pauvre époux partit :
Montés sur deux bidets, Pierrot et son compère,
320 Se mirent en voyage, hélas!

TRIVELIN.

Pour quelle affaire !

COLOMBINE.

Il allait en Bourgogne à l’emplette du vin,
Quand il fut rencontré par un lâche assassin.

TRIVELIN.

Des bons marchands de vin, exemple auguste et rare,
Aurai-je pu sur toi porter ma main barbare !
325 Dépeignez-moi du moins cet époux malheureux.

COLOMBINE.

Puisque vous rappelez ce souvenir fâcheux,
Il était déjà vieux, mais malgré sa vieillesse,
Il avait quelquefois des retours de jeunesse ;
Ses yeux étaient petits, même fort enfoncés,
330 Et le pauvre Pierrot vous ressemblait assez...
Mon cher, qu’a ce discours qui doive vous surprendre ?

TRIVELIN.

J’entrevois des malheurs que je ne puis comprendre :
Le magister peut-être a dit la vérité.

COLOMBINE.

Non, tout ce qu’il a dit n’est qu’une fausseté.
335 Pour avoir cru jadis une vieille sorcière,
Il m’en coûte mon fils, ô douleur trop amère !

TRIVELIN.

Votre fils ! Par quels coups l’avez-vous donc perdu ?
Pourquoi jusqu’à présent n’en avais-je rien su ?

COLOMBINE.

Apprenez, apprenez dans ce péril extrême,
340 Ce que j’aurais voulu me cacher à moi-même ;
Et de vous alarmer ne soyez plus si sot.
Je vous l’ai déjà dit, j’eus un fils de Pierrot ;
Mais à peine avait-il commencé sa carrière,
Que j’allai consulter une vieille sorcière.
345 Pardonnez si je tremble à ce seul souvenir,
Voici ses propres mots, J’ai] dû les retenir :
Ton fis tuera Pierrot, et ce fils téméraire...
Achèverai-je ?

TRIVELIN.

Hé bien!

COLOMBINE.

Fera cocu son père...
Que vois-Je, Trivelin ? Vous changez de couleur.

TRIVELIN.

350 De grâce, poursuivez, je suis saisi d’horreur...
Qu’en fîtes-vous ?

COLOMBINE.

Je crus cette laide mégère.
Et renonçant enfin aux sentiments de mère,
Je voulus l’arracher aux rigueurs de son sort.
Et qu’aux enfants trouvés on le porta d’abord.
355 Cet ordre fut suivi :( malgré mon injustice,
Celui qui me rendit ce funeste service.
Alla, deux jours après, s’informer de mon fils,
Il sut qu’il était mort, à rigoureux ennuis !
Vaine précaution ! Sentiments trop sévères !
360 Pierrot fut massacré par des mains étrangères,
Ce ne fut point son fils qui lui porta ces coups,
Et j’ai perdu mon fils sans sauver mon époux.

TRIVELIN.

Qu’entends-je ! mais il faut que par reconnaissance,
Je vous fasse à mon tour une autre confidence ;
365 Et que vous connaissiez par ce triste entretien,
Le rapport étonnant de votre sort au mien.
9
Je suis né dans Montmartre, et tout franc j’en enrage,
Je ne me plaisais point du tout dans ce village ;
Mon père y fait encor le métier d’hôtellier.
370 Un jour j’allai tirer du vin dans le cellier...
Ô malheur ! Tout à coup les tonneaux s’entr’ouvrirent.
Le vin coula partout, et les murs se rougirent ;
Ma chandelle souillée augmenta ma terreur :
A vous dire le vrai, j’avais diablement peur.
375 Une effrayante voix me parla de la sorte :
Éloignes-toi d’ici, gagne au plutôt la porte,
Ne vient plus du bon vin souiller la pureté ;
Bacchus est contre toi justement irrité...
Cette voix me prédit, le croirez-vous, Madame ?
380 Que ma mère devait un jour être ma femme,
Que je tuerais mon père...

COLOMBINE.

Ô ciel, que dites-vous?
L’ai-je bien entendu ? je frissonne...

TRIVELIN.

Tout doux.
Vraiment j’ai bien encore autre chose à vous dire,
Laissez-moi respirer, et je vais vous instruire.
385 Lorsque de cet effroi mes sens furent remis,
Je résolus d’abord de quitter mon pays ;
J’abandonnai Montmartre, et sans beaucoup de peine
10
J’allai deux jours après courir la prétentaine.
Je déguisai partout ma naissance et mon nom,
390 Un jeune plâtrier fut mon seul compagnon :
Nous avions l’un pour l’autre une amitié sincère.
Un jour, près de Dijon (Il m’en souvient, ma chère,
Je ne sais pas comment je l’avais oublié,
L’oracle de la cave est trop vérifié.)
395 Trouvant deux cavaliers dans un étroit passage ;
Le vin qui me guidait seconda mon courage ;
11
J’avais un peu trinqué, la bacchique liqueur
M’échauffait la cervelle, et me donnait du coeur ;
Je voulus disputer, comme un homme peu sage.
400 Des vains honneurs du pas le frivole avantage.
J’étais ivre en un mot, mon camarade aussi.
Je marche donc vers eux, et comme un étourdi
12
J’arrête des bidets la fougue impétueuse :
Les voyageurs saisis, sous ma main furieuse,
405 Succombent à l’instant, et sont percés de coups ;
Ils tombent à mes pieds...

COLOMBINE.

Ah ! Que m’apprenez-vous
Simon vers nous s’avance, il était le compère
De Pierrot...

TRIVELIN.

Il pourra dévoiler ce mystère.

SCÈNE VIII. Simon, Colombine, Trivelin. §

TRIVELIN.

Je veux être éclairci : viens malheureux vieillard,
410 Approche... mais je crois t’avoir vu quelque part.

SIMON, à Colombine.

Hé bien, est-ce aujourd’hui qu’il faut que l’on me pende ?
À ce funeste sort, faut-il que je m’attende ?
N’avez-vous point encor calmé votre courroux ?

COLOMBINE.

Rassurez-vous, Simon, parlez à mon époux.

SIMON, à Trivelin.

415 Quoi donc ? Pierrot est mort, et voilà votre femme !
À Colombine.
Vous n’avez pas été longtemps veuve, Madame.

TRIVELIN.

Simon, venons au fait, je ne dis plus qu’un mot,
Tu fus le seul témoin du meurtre de Pierrot,
Tu fus blessé, dit-on, en voulant le défendre ?

SIMON.

420 L’ami, Pierrot est mort, laissez en paix sa cendre
Et cessez d’insulter au rigoureux destin,
D’un malheureux vieillard blessé de votre main.

TRIVELIN.

Moi, je t’aurais blessé ? Quoi c’est toi que ma rage
Attaqua vers Dijon dans cet étroit passage ?...
425 Oui Je te reconnais : que je suis étonné !

SIMON.

Vous avez fait le crime, et j’en fus soupçonné :
De cet affreux forfait, j’ai seul porté l’endosse ;
On m’a donné pour gîte un cul de basse-fosse.

TRIVELIN.

Que je suis un grand chien !

COLOMBINE.

Ne vous emportez pas.
430 Ce n’est pas votre faute.

TRIVELIN.

Il faut mourir.

COLOMBINE.

Hélas !

TRIVELIN.

Vous devez vous venger de ma fureur extrême ;
Punissez-moi, Madame, étranglez-moi vous-même,
Ou de mes propres mains...

COLOMBINE.

Que faites-vous, ô Dieux !
Trivelin, épargnez ce spectacle à mes yeux ;
435 Êtes-vous possédé, quel démon vous tourmente ?
Je ne puis plus rester, ici tout m’épouvante.
File sort avec Simon.

SCÈNE IX. §

TRIVELIN, seul.

Elle fait bien de fuir un monstre tel que moi,
J’assassine Pierrot, et sans savoir pourquoi.
Ah ! je suis un infâme, un gibier de potence,
440 Et je mérite enfin...

SCÈNE X. Scaramouche, Guillaume, Trivelin. §

SCARAMOUCHE.

L’étranger qui s’avance,
Veut vous entretenir.

TRIVELIN.

C’est assez, laissez-moi.

GUILLAUME.

Cher Trivelin !

TRIVELIN.

Guillaume, est-ce vous que je vois ?
Oui, c’est le cuisinier de maître André, mon père,
C’est lut dont l’amitié m’a toujours été chère.
445 Comment se porte-t-il ? Répondez.

GUILLAUME.

Il est mort.

TRIVELIN.

Quoi, maître André n’est plus ? Il a vraiment grand tort.
Partons, Guillaume, allons ; je veux dans ma patrie,
Prendre possession de son hôtellerie :
Tu m’accompagneras.

GUILLAUME.

Il n’y faut plus penser ;
450 À Montmartre, mon cher, vous devez renoncer :
Si vous y paraissez, votre mort est jurée.

TRIVELIN.

Qui de mon cabaret me défendrait l’entrée ?
Parbleu je plaiderai, nous verrons si je puis
Par la...

GUILLAUME.

De maître André, vous n’étiez point le fils.

TRIVELIN.

455 Je n’étais pas son fils ! Et qul donc est mon père ?

GUILLAUME.

La chose, à dire vrai, n’est pas encor bien claire.
Vous fûtes, mais surtout, n’en faites point de bruit,
Sur le haut de Montmartre exposé dans la nuit.

TRIVELIN.

Près de Paris ?

GUILLAUME.

Sans doute.

TRIVELIN.

Éclaircis ce mystère

GUILLAUME.

460 Un vieillard vous porta dans ce lieu solitaire.

TRIVELIN.

Qu’entends-je !

GUILLAUME.

Le hasard vous offrit sous mes pas ;
La pitié me saisit, je vous pris dans nies bras,
Je vous portai d’abord dans notre hôtellerie;
Du pauvre maître André l’âme fut attendrie ;
465 Il vous plaint, vous caresse : admirez votre sort !
Maître André vous adopte, au lieu de son fils mort.
Mais la taverne enfin n’était point votre place,
La pitié vous y mit, le remords vous en chasse.

TRIVELIN.

Guillaume, ce vieillard, de qui tu m’as reçu ;
470 Depuis ce temps fatal, ne l’as-tu jamais vu ?

GUILLAUME.

Jamais : lui seul savait le nom de votre père,
Et pourrait aisément éclaircir ce mystère ;
Il était fort ventru : si je le rencontrais,
Je suis persuadé, que je le connaîtrais.

TRIVELIN.

475 Pourquoi m’annonces-tu celle triste nouvelle ?
Je ne puis résister à ma douleur mortelle,
J’entrevois ma naissance, et j’ai quelque soupçon,
En vérité je suis un fort joli garçon...
Simon, approchez-vous,

SCÈNE XI. Simon, Guillaume, Trivelin. §

GUILLAUME.

13
Aurais-je la brelue !
480 Non, sans doute, sur lui plus j’attache ma vue...
C’est lui...

SIMON.

Pardonnez-moi, si vos traits inconnus...

GUILLAUME.

De Montmartre, l’ami, ne vous souvient-il plus ?

SIMON.

Comment ?

GUILLAUME.

Quoi ! Cet enfant, qu’une nuit vous portâtes ?
Ce malheureux enfant, qu’enfin vous exposâtes ?

SIMON.

485 Morbleu, qu’avez-vous dit ?

GUILLAUME.

Vous êtes trop discret ;
Vous devez révéler cet important secret :
Je sais ce que je fais en parlant de la sorte,
Trivelin est l’enfant...

SIMON.

Que le diable l’emporte.
Voyez un peu la langue! ’

GUILLAUME,à Trivelin.

Allez, n’en doutez pas ;
490 Quoi que ce vieillard dise, il vous mit dans mes bras,
Et voilà votre père.

TRIVELIN.

À la fin je respire.
À Simon.
Mais quoi, vous vous taisez, n’avez-vous rien à dire ?
Vous êtes donc mon père, et le ciel a permis...

SIMON.

Vous en avez menti, vous n’êtes point mon fils.

GUILLAUME.

495 De grâce expliquez-vous, pourquoi tout ce mystère ?
Parlez, ne craignez rien.

SIMON.

Colombine est sa mère
14
Au lieu de le porter chez les Enfants Trouvés,
J’allai droit à Montmartre...

GUILLAUME.

15
Et fi donc, vous rêvez.

SIMON.

Il est fils de Pierrot.

TRIVELIN.

Tu redoubles ma rage ;
500 Malheureux oses-tu me tenir ce langage ?
Éloignez-vous tous deux, ou cent coups de bâton.
De vos funestes soins vont me faire raison.

SCÈNE XII. §

TRIVELIN, seul.

16
Hé bien, es-tu content, Magister détestable ?
Ton oracle à la fin n’est que trop véritable.
505 Je n’ai pu me soustraire à mon cruel destin,
De mon père je suis l’odieux assassin ;
Moi-même sur son front j’osai planter des cornes :
Pour moi, barbare sort, tes rigueurs sont sans bornes.
Non, un crime si noir ne peut se pardonner.
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510 Que de gens à l’envi vont me turlupiner !
Il n’en faut point douter, les plumes satyriques,
Écriront contre mol plusieurs lettres critiques.
Tandis que d’un côté l’on me critiquera,
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De l’autre vainement l’on m’apologira...
515 Mais quoi le jour s’enfuit !... Que vois-je ? Le village.
Vient avec des flambeaux me brûler le visage ;
Arrêtez... où fuirai-je... il va fondre sur moi.
L’enfer s’ouvre... Ô Pierrot ! Ô mon père est-ce toi ?
Je vois, je reconnais cette honteuse crête,
520 Panache injurieux que j’ai mis sur ta tête ;
Punis-loi, venge-toi d’un fils dénaturé,
D’un fils, qui non content de l’avoir massacré,
Livrant à ses forfaits son âme toute entière,
Ose mettre en son lit son épouse, et sa mère ;
525 C’en est trop, frappons-nous... mais je le veux en vain ;
Je crains de me blesser, la peur retient ma main.
C’est à toi de punir mes crimes effroyables :
Approche, entraîne-moi toi-même à tous les diables.
Pour moi d’affreux tourments doivent être inventés :
530 Je ne m’en plaindrai point, je les ai mérités.
Viens vite, je le suis.

SCÈNE XIII. Colombine, Claudine, Trivelin. §

COLOMBINE.

Quel horrible tapage,
Faites-vous donc ici ? Vous n’êtes pas trop sage.
Ah ! tranquillisez-vous, mon cher petit mari,
Votre coeur à ce nom n’est-il point attendri ?

TRIVELIN.

535 Qui moi, votre mari ? Ce titre abominable.
Irrite en ce moment la douleur qui m’accable.

COLOMBINE.

Qu’entends-je !

TRIVELIN.

C’en est fait, nos destins sont remplis,
Pierrot était mon père, et je suis votre fils.
Il s’en va.