ARLEQUIN GENTILHOMME PAR HASARD

M. DCC. XII. Avec Approbation et Privilège du Roi.

Par Dominique Biancollelli.

PRIVILÈGE DU ROI. §

Louis, par la grâce de Dieu, Roi de France et de Navarre : À nos Amés et féaux Conseillers, les gens tenant nos Cours de Parlement, Maîtres des Requêtes ordinaires de notre Hôtel, Grand Conseil, Prévôt, Baillifs, Sénéchaux, leurs Lieutenants Civils, et autres Justiciers et officiers qu’il appartiendra : SALUT. Notre Amé JACQUES ÉDOUARD Libraire à Paris, nous a fait exposer qu’il souhaiterait faire imprimer un Livre intitulé Nouveau Théâtre italien, s’il nous plaisait lui en donner une Permission par nos Lettres sur ce nécessaires, pour notre dite Ville de Paris seulement. À ces causes voulant favorablement traiter l’exposant, nous lui permettons et accordons par ces Présentes, de faire imprimer ledit Livre intitulé Nouveau Théâtre italien, par tel Imprimeur qu’il voudra choisir, en tel volume, marge et caractère et autant de fois qu’il voudra, l’espace de cinq années consécutives à compter du jour et date des Présentes. Faisons défenses à toutes personnes d’en introduire d’impression étrangère dans aucun lieu de notre obéissance, et à tous Imprimeurs Libraires, et autres de notre dite Ville de Paris seulement, d’imprimer ou faire imprimer ledit Livre, à peine de mille livres d’amende contre chacun des Contrevenants, applicable un tiers à l’Hôtel-Dieu de Paris, un tiers à l’exposant, et l’autre tiers au Dénonciateur, de confiscation des exemplaires contrefaits, et de tous dépens, dommages et intérêts, à la charge que ces Présentes seront registrées tout au long sur le registre de la Communauté des Imprimeurs-Libraires à Paris, et ce dans trois mois du jour de leur date, que l’impression sera faite dans notre Royaume, et non ailleurs, sur de bon papier et en beaux caractères, conformément aux Règlements de la Librairie, et qu’avant de l’exposer en vente, il en sera mis deux exemplaires dans notre Bibliothèque publique, un dans celle de notre Château du Louvre, et un dans la bibliothèque de notre très cher et féal Chevalier, Chancelier et Garde des Sceaux de France, le sieur Phelyppeaux Comte de Pontchartrain, Commandeur de nos Ordres ; le tout à peine de nullité des Présentes, du contenu desquelles, nous vous demandons de faire jouir l’Exposant, ou ceux qui auront droit de lui, pleinement et paisiblement, sans souffrir qu’il lui soit fait aucun empêchement, nous voulons que la copie des Présentes qi sera imprimée au commencement ou à la fin dudit Livre, soit tenue pour dûment signifiée, et qu’aux copies qui en seront collationnées par l’un de nos amés féaux Conseillers et Secrétaires, foi y soit ajoutée comme à l’original : Commandons au premier notre Huissier ou Sergent sur ce requis, de faire pour l’exécution des Présentes toutes significations et Actes nécessaires, sans demander autre permission, nonobstant clameur de haro, charte normande et Lettres à ce contraires, CAR TEL EST NOTRE PLAISIR. Donné à Versailles le vingt-sixième jour de Juin l’an de grâce mil sept cent douze, et de notre Règne le soixante et dixième. Par le Roi, en son Conseil, Collationné. Signé LAUTHIER.

Registré sur le Registre N°. 510. de la Communauté des Imprimeurs et Libraires de Paris, page 472 N°. 494, conformément aux Règlements, et notamment à l’Arrêt du 13 Août 1703. À Paris ce huitième jour du mois de Juillet 1712.

Signé, L JOSSE, Syndic.

Achevé d’imprimer le 10. Août 1712.
À PARIS, Chez JACQUES ÉDOUARD, Parvis Notre-Dame, près l’Hôtel-Dieu, aux trois Rois.

PRÉFACE. §

Voici, Lecteur, une Pièce la plus divertissante qui ait encore paru de la composition de Monsieur Dominique, il n’y a point de Scène qui ne renferme un sujet particulier ; car on s’imagine trouver des règles pour la noblesse, ou du moins le portrait de ces Gentilshommes de fortune, au contraire, on y découvre l’entêtement de deux vieillards qui veulent marier leurs filles à leur fantaisie, et leur ôtent la liberté de faire un choix digne d’elles, et suivant leur penchant naturel : ainsi cela forme une dispute amoureuse très charmante, et capable de désennuyer le plus mélancolique. Il y a un endroit très instructif pour ces pères absolus, qui veulent contre toutes sortes de raisons, qu’une jeune fille devienne malheureuse, avant même que le temps de son infortune soit arrivé : delà vient ces éclipses de modestie, de sagesse, et de réputation qu’une jeune personne perd aisément ; car sitôt que l’on contraint son inclination sur un choix, elle perd tout respect humain, elle n’écoute ni religion ni raison, l’obéissance paternelle lui devient insupportable, alors elle s’abandonne aisément, le dirai-je, à la débauche et au libertinage ; elle souffre qu’on l’enlève, elle embrasse tous les desseins d’un amant passionné et ne s’informe plus de ce que le monde en peut juger ; en un mot un père de ce caractère, ne s’en doit prendre qu’à lui, quand sa fille le déshonore, il a beau la menacer du Cloître, l’amour, ce Dieu si puissant, qui se rend maître des coeurs les plus rebelles, l’emporte toujours sur tout ce que les hommes se proposent ; d’ailleurs il n’est point de coeurs inaccessibles à l’amour ; nul état de la vie ne nous met à l’abri de cette violente passion.

Notre auteur s’applique particulièrement dans cette Pièce, à instruire la jeunesse sur cette docilité si nécessaire aux ordres de ceux qui les gouverne, persuadé qu’il est, qu’une bonne ou mauvaise éducation décide du sort de notre vie, tout jeune qu’il paraît, ne l’est point dans ses moeurs ni dans ses sentiments, plus il travaille, et plus on remarque en lui, le vrai mérite d’un bon Acteur, toujours empressé de se distinguer de ceux qu’une vie molle entraîne dans cette profession : on voit régner la concorde parmi ceux qui secondent si agréablement ses intentions, et chacun dans son genre envie les applaudissements du public.

Le lecteur trouvera dans cette Comédie une description des différents états de la vie qui renferme bien des vérités, et qui peut servir de leçons à tous ces fainéants de notre siècle, qui à trente ans ne peuvent se résoudre à prendre un état, et à se fixer selon leur rang et leur condition. En effet, combien en voyons-nous qui ambitionnent les premières charges, soit de l’Épée ou de la Robe, quoique leur naissance les en éloigne ? Quelle triste destinée de ceux qui, se sentant portés d’inclination à ruiner les familles, pour s’enrichir, font tout leur possible pour entrer dans les Finances, malgré le peu de talents que la nature leur a accordé !

Notre Gentilhomme par hasard ne peut souffrir ces airs de distinction que se donnent aujourd’hui la plupart des artisans ; il se livre même à des transports de colère, lorsque son beau-père Géronte le reprend de ce que ses actions ne répondent pas à sa prétendue naissance, il lui répond fort prudemment, qu’il n’appartient pas à un crocheteur (c’est la condition de notre Gentilhomme par hasard) de se donner des airs de grandeur, ni d’entrer dans une alliance bien au-dessus de lui : en effet l’erreur où se trouvent les deux vieillards sur le choix de deux gendres, se découvre aisément, et ils sont forcés d’avouer leur faiblesse sue les faux préjugés qu’ils avaient de la conduite de leur fille, et les deux gendres se trouvent justifiés de leur amour sincère.

On ne reprochera lamais à notre auteur ces expressions molles et efféminées, qu’on nomme dans le monde galanteries. Il ne se trouve point dans ses ouvrages, de ces traits satiriques qui déchirent le prochain ; il se contente de s’élever contre le désordre sans faire découvrir le coupable ; il observe toujours dans ses expressions, un certain respect qui ménage l’honneur et la réputation du beau sexe : s’il lui échappe quelques mots à double sens, on ne peut les appliquer qu’à son humeur enjouée : il bannit de son jeu de Théâtre, cet air sombre et farouche, ces gestes contraints, ces déclamations si ennuyeuses par leur longueur ; ennemi des répétitions, heureux dans les rimes, toujours pensées nouvelles, jamais d’obscurité d’une Scène à une autre, et on se trouve à la fin de la Comédie sans avoir été un moment ennuyé.

Cette Comédie fut représentée à Lyon, au commencement de la présente année 1712, dans la salle de l’Opéra en Belle-Cour, le concours de Spectateurs fut une preuve de la satisfaction que les Dames de cette superbe Ville, témoignèrent pendant que le temps que cette Pièce fut jouée, l’auteur se dispose à donner de nouvelles marques de son application, pour donner au public une suite de ses Pièces, qui feront la matière du second volume de son Nouveau Théâtre Italien.

ACTEURS §

  • LE DOCTEUR.
  • ISABELLE, fille du Docteur.
  • GÉRONTE.
  • LÉONORE, fille de Géronte.
  • LEANDRE, Gentilhomme Parisien.
  • OCTAVE, Gentilhomme Parisien.
  • SCARAMOUCHE, valet de Léandre.
  • MEZZETIN, valet d’Octave.
  • COLOMBINE, hôtesse.
  • PIERROT, mari de Colombine.
  • ARLEQUIN.
  • DEUX CROCHETEURS.
  • PLUSIEURS VALETS.
  • DES ARCHETS.
  • UN GEÔLIER.
  • LA CHANTEUSE.
  • BERGERS ET BERGÈRES.
La Scène est à Lyon.

ACTE I §

SCÈNE I. Colombine, Pierrot, Arlequin. §

COLOMBINE tenant un bâton à la main, et frappant Arlequin.

1
Allons, maître faquin, dénichez promptement.

PIERROT, frappant Arlequin.

C’est ainsi que l’on traite un méchant garnement,
Hors d’ici...

ARLEQUIN à Pierrot.

Modérez cette brusque colère,
Monsieur, que votre main soit un peu plus légère,
5 Et vous, Madame, ayez plus de compassion,
Vous pourriez bien me faire une contusion,
Je ne vis de mes jours femme plus violente,
Qui connaît mieux que moi votre humeur turbulente ?

COLOMBINE.

Je ferais beaucoup mieux de te remercier,
10 Et te laisser gratis vider tout mon cellier,
Chez moi depuis trois mois tu prends ta nourriture,
J’ai voulu te prêter dix écus sans usure,
Et tu ne songes pas encore à t’acquitter,
Demain je prendrai soin de te faire arrêter,
15 Une obscure prison sera ta récompense,
Si par le paiement tu n’obtiens ta quittance.

ARLEQUIN.

Vous voulez en prison faire mettre Arlequin,
Je n’y resterai pas je suis trop libertin.

PIERROT.

Bon, bon, quand une fois tu seras dans la cage,
20 Quoique tu sois porté pour le libertinage,
Tu ne sortiras pas pour t’aller promener,
Je te ferai mon cher, moi-même emprisonner,
Foi de Pierrot, hélas ! Quel serment effroyable
Cela me fait trembler/

ARLEQUIN.

Vous êtes trop bon Diable,
25 Vous n’avez pas le coeur de me faire enfermer.

PIERROT.

Oh si tu prenais l’air tu pourrais t’enrhumer,
Dans un cachot bien clos tu seras à ton aise.

ARLEQUIN.

2
Le cachot est mal sain et n’a rien qui me plaise,
D’ailleurs la solitude a pour moi peu d’appas.

PIERROT.

30 Tu pourras converser avec Messieurs les rats,
Qui le jour et la nuit te tiendront compagnie.

ARLEQUIN.

La conversation sera, ma foi, jolie,
De grâce, cher Pierrot, soyez plus indulgent,
Le moyen de payer quand on est sans argent,
35 Je n’ai pas un denier, je me mets à la mode,
Et des gens du grand air j’observe la méthode,
Payer ce que l’on doit est du dernier bourgeois,
Mon ami, lui dit-on, venez une autre fois,
Il retourne, on lui tient toujours même langage,
40 Le pauvre malheureux fait en vain ce voyage.
L’homme de qualité qui ne veut point payer,
Conduit jusqu’aux degrés le morne créancier ;
C’est ainsi qu’aujourd’hui on acquitte ses dettes
3
Et Messieurs les Marchands sont traités en grisettes,
45 On leur trouve d’abord de merveilleux appas,
Quand on s’est servi l’on en fait peu de cas.

COLOMBINE.

Ta comparaison cloche, il faut me satisfaire.

ARLEQUIN.

L’honneur me le défend et je ne puis le faire,
J’ai le coeur noble et fier, connaissez Arlequin.

PIERROT.

50 Vous êtes, je le sais, Gentilhomme faquin,
Mais du moins mon ami laissez-nous quelque gage.

ARLEQUIN, tirant de sa poche.

un morceau de fromage enveloppé dans du papier.
Je ne puis vous donner qu’un morceau de fromage,
Que je garde avec soin depuis plus de dix ans,
55 Et je fais sur moi-même un effort des plus grands,
En vous abandonnant ce trésor plein de charmes
C’est lui seul dont le goût dissipe mes alarmes,
Lorsque je suis chagrin, inquiet, agité,
Je n’ai qu’à le sentir pour ma tranquillité.
60 Je le mets pour dormir la nuit sous ma paillasse
Et je ronfle en repos quelque bruit que l’on fasse
Quand même vingt canons péteraient à la fois,
Jamais malgré ce bruit je ne m’éveillerais.
Il dit ce qui suit d’un ton tragique.
65 Mais je vois bien qu’il faut répondre à votre envie,
Fromage de Milan, délice de ma vie,
Lénitif de mes maux, aimable cordial,
4
Rare et friand boucon, élixir pectoral,
Passez dans d’autres mains puisque du sort barbare,
70 L’injurieuse loi pour jamais nous sépare,
Recevez, cher Pierrot, ce bijou précieux,
Dont la perte de pleurs grossit mes petits yeux.

PIERROT.

Il est bon là ma foi, que veux-tu que j’en fasse ?
Cette plaisanterie est de mauvaise grâce,
75 Nous voulons de l’argent tout au plus tard demain,
Sinon sur le collet on te mettra la main,
Cherche un expédient pour te tirer d’affaire.

COLOMBINE.

Je te l’ai déjà dit, songe à me satisfaire
C’est le plus sûr moyen pour sortir d’embarras,
80 Il me faut du comptant.

ARLEQUIN.

Et n’en avez-vous pas ?
Pourquoi m’en demander ?

PIERROT.

C’en est trop ventrebille,
5
J’entre en fureur, allons femme, rossons ce drille.
Pierrot et Colombine frappent Arlequin.

COLOMBINE.

Pour moi je le veux bien je frappe de bon coeur.

ARLEQUIN.

Est-ce ainsi qu’aujourd’hui l’on traite un débiteur ?
85 Je recevrais le double avec grande constance,
Si de ce que je dois vous donniez quittance.

PIERROT en le frappant.

Oh, tu gagnerais trop, et moi je perdrais tout.

ARLEQUIN.

Par ma foi vous poussez ma complaisance à bout.

COLOMBINE en s’en allant.

Il nous faut de l’argent, adieu maligne bête.

ARLEQUIN en la saluant.

90 Peut-on vous refuser, vous êtes trop honnête ?

SCÈNE II. §

ARLEQUIN, seul.

Je me trouve à présent dans un piteux état,
Que ferai-je ? Endossons un habit de soldat...
Non pas c’est mal penser, le canon m’épouvante
Ce bruit alarme trop mon oreille tremblante,
95 D’ailleurs je ne prétends courir aucun hasard,
Car la valeur et moi, nous faisons pot à part.
Choisissons un métier lucratif et facile,
Où je puisse accorder l’agréable et l’utile ;
Celui de ne rien faire est un emploi charmant,
6
100 Morbleu que je saurais l’exercer noblement !
Mais pour le soutenir quoiqu’il puisse me plaire
Il faut avoir du fond, ce n’est pas mon affaire.
Faisons-nous Avocat, c’est un joli métier,
Il ne faut que mentir, supposer et crier,
105 Dire des faussetés, car c’est là la méthode,
Citer mal à propos un passage du code...
Non, non, il faut longtemps arpenter le Palais,
Avant que les plaideurs tombent dans les filets.
Devenons Procureur... j’ai trop de conscience
110 Il faut pour chicaner beaucoup d’expérience.
Financier... cet emploi partout est révéré,
7
Non celui de Jasmin est son premier degré.
Médecin ou Bourreau l’un vaut l’autre, il n’importe,
Je renonce à ce nom, ou le Diable m’emporte,
115 J’ai le coeur trop humain, et je ne pourrais pas
Voir chérir l’ignorant et vivre du trépas.
La charge de voleur me serait convenable,
Je suis adroit, subtil, alerte comme un Diable.
Je suis fou d’aspirer au titre de voleur,
120 Puisque je ne veux pas devenir Procureur.
Que choisirai-je donc pour sortir de misère ?
8
Item il faut manger la chose est nécessaire,
Devenons Procureur... j’ai trop de conscience
Il faut pour chicaner beaucoup d’expérience.
125 Financier... cet emploi partout est révéré,
. . . . . . . . . . . .
Faisons-nous bel esprit, il est beau d’être auteur...
Encore moins, j’aime mieux l’emploi de crocheteur.
En voici la raison. Dans le siècle où nous sommes,
130 Les savants sont toujours de misérables hommes,
Qu’ils fassent de beaux vers, ils n’en sont pas moins gueux,
Et l’heure du dîner ne sonne pas pour eux.
Mais un bon crocheteur après son rude ouvrage
Trouve dans son taudis, son bouilli, son potage.
9
135 Juvénal nous apprend qu’un poète fameux
Quoiqu’il soit estimé n’en est pas plus heureux.

SCÈNE III. Géronte, Le Docteur. §

GÉRONTE.

Tous mes voeux sont comblés, et ma joie est extrême
D’avoir pu contenter une fille que j’aime.
J’ai pour elle fait choix d’un époux accompli,
140 Qu’elle aimera sans doute étant bien fait, poli,
Enfin je m’applaudis d’avoir un pareil gendre,
C’est le fils de Damon, on le nomme Léandre.
Chacun connaît son bien et sa condition,
Son père est pour le moins riche d’un million.

LE DOCTEUR.

145 Permettez, cher ami, que je vous félicite
Je ne puis qu’admirer votre sage conduite,
Comme je suis votre seul confident,
Je vous ai reconnu pour un homme prudent.
Le juste ciel protège un père de famille,
150 Quand avec avantage il établit sa fille,
La fortune m’a moins favorisé que vous,
J’attends de jour en jour pour la mienne un époux
Il est, je l’avouerai, moins riche que Léandre,
Mais d’un engagement je n’ai pu me défendre,
155 C’est le fils de Philinte, homme de qualité,
Avec ce bon vieillard j’ai déjà contracté.
Il ne peut lui donner que mille écus de rente,
Quoiqu’il en soit ma fille en doit être contente.
La vôtre jouira d’un plus heureux destin,
160 Ce choix avantageux rend son bonheur certain
Bas.
Il réussit en tout au gré de son envie,
Sa fille pouvait-elle être mieux établie !

GÉRONTE.

Un mari jeune, aimable, et de plus opulent,
A pour charmer sa femme un merveilleux talent
165 Enfin tout est conclu je n’ai plus rien à craindre
Vous de votre côté vous n’êtes pas à plaindre,
Dans nos projets formés nous sommes fort heureux,
Cette affaire nous va rajeunir tous les deux.
Mais j’ose vous prier de me rendre un service.

LE DOCTEUR.

170 Ne me pas éprouver est me faire injustice.

GÉRONTE.

De meubles je n’ai pas grande provision,
Vous savez que jamais je n’eus d’ambition,
J’ai toujours pris plaisir à garder ma finance,
Dans la crainte de faire une folle dépense.
175 Pour recevoir mon gendre un peu plus noblement,
Je voudrais lui meubler un grand appartement,
J’aurais besoin d’un lit, d’une tapisserie,
De vases, de miroirs, prêtez-moi je vous prie.

LE DOCTEUR.

Disposez librement de toute ma maison,
180 J’ai des meubles chez moi pour plus d’une saison,
Envoyez-moi des gens pour porter le bagage
Et si vous en voulez encore davantage,
Croyez que j’ai, mon cher, de quoi vous contenter,
Et sur moi vous pouvez entièrement compter.

SCÈNE IV. Léandre, Scaramouche. §

SCARAMOUCHE.

10
185 Quel vertigo vous prend, mon très illustre maître,
Vous demeurez ici sans vous faire connaître,
Géronte vous attend, que ne le voyez-vous ?

LÉANDRE.

Hélas ! Il troublerait les plaisirs les plus doux,
J’adore, tu le sais, la charmante Isabelle,
190 Ne blâmez point, mon cher, une flamme si belle.

SCARAMOUCHE.

Je ne vous comprends pas, vous moquez-vous des gens ?
Peste des amoureux, ils perdent le bon sens :
Vous n’en usez pas bien, fi, fi, c’est une honte
Vous devez épouser la fille de Géronte,
195 Vous partez de Paris remplis de ce dessein.
Je crois que vous venez pour lui donner la main
Et quand vous arrivez malgré votre parole,
Vous vous amourachez d’une petite folle ;
Monsieur, ce procédé me parait fort suspect,
200 Vous êtes un coquin, soit dit par respect.

LÉANDRE.

Tu condamnes en vain ma nouvelle tendresse,
Je ne puis aisément guérir de ma faiblesse,
Et malgré ma promesse un objet tout charmant
A dispensé mon coeur de son engagement.
205 Isabelle à ses lois tient mon âme asservie,
Et je sens qu’il faudra l’aimer toute ma vie
Quand Léonore aurait de plus puissants appas
Ses attraits de mon coeur ne triompheraient pas.
Quelque puisse être enfin le courroux de mon père,
210 J’attends sans m’alarmer l’effet de sa colère,
L’amour et la raison ne peuvent s’accorder.

SCARAMOUCHE.

Vous cherchez vainement à me persuader,
Monsieur, vous vous ferez quelque méchante affaire,
Vous avez le minois un peu patibulaire,
215 Croyez-moi profitez de ma sage leçon,
11
J’en sais plus long que vous, je suis un vieux barbon.
Ce n’est que l’amitié qui pour vous m’intéresse
Les filles de tout temps ont gâté la jeunesse,
C’est un malin bétail, pour l’avoir écouté,
220 Je ne sais que trop bien ce qui m’en a coûté.
Çà, que de cet amour votre coeur se délivre,
Je vous guiderez bien, vous n’avez qu’à me suivre,
Je veux de votre esprit gouverner le vaisseau,
12
Car il pourrait fort bien s’en aller à vau-l’eau,
225 Comme un Pilote expert je prétends vous conduire,
Et de votre raison calfeutrer le navire.

LÉANDRE.

Termine ce discours, tes soins sont superflus,
J’en ai trop entendu, ne m’importune plus,
J’espère voir bientôt la charmante Isabelle,
230 Dans son appartement un rendez-vous m’appelle.
Adieu.

SCARAMOUCHE, en l’appelant.

Vous persistez dans cette opinion,
Et ne profitez pas de ma correction,
Ah ! Le franc scélérat.

LÉANDRE.

Quoique tu sois habile
Pour me faire changer ton soin est inutile.
Il s’en va.

SCARAMOUCHE, seul.

235 Comme de ma morale il ne fait point de cas,
Mes préceptes savants ne le réforment pas ?
Morbleu, de quoi me sert ma rhétorique ?
Je parle bon français c’est de quoi je me pique
Malgré ce que je dis, le pendard, le vilain,
240 Refuse de m’entendre et va toujours son train ;
Quand je veux lui tracer une plus belle route,
Pour ne pas y marcher il dit qu’il a la goutte.
Hé bien petit coquin, fais comme tu l’entends,
Pour moi je t’abandonne à tes égarements.

SCÈNE V. Le Docteur, Deux crocheteurs chargés de meubles, Arlequin, portant une chaise percée, et tous sortant de la maison du Docteur, Arlequin se tient derrière les Crocheteurs sans se faire voir au Docteur. §

LE DOCTEUR.

245 Vous n’avez qu’à porter ces meubles chez Géronte.

LE PREMIER CROCHETEUR.

13
A-t-il de quoi payer, je crains qu’il ne m’affronte ?

LE DOCTEUR.

14
Oh ! Vous ne risquez rien il est homme d’honneur.
. . . . . . . . . . . .

ARLEQUIN ,au premier Crocheteur.

Maître Jacques prenez cette chaise percée,
250 D’une certaine odeur ma narine est blessée,
Et mon nez délicat s’en est formalisé.

LE CROCHETEUR, la prenant.

Pour un rien vous voilà d’abord scandalisé.

ARLEQUIN.

N’allez pas pour cela me faire une querelle,
Je sais bien que pour vous c’est une bagatelle,
255 Vous avez l’odorat faquin et roturier,
Mais pour le mien il craint de se mésallier.
Les Crocheteurs entrent chez Géronte.
J’ai vu chez le Docteur une vaste cuisine
Où je voudrais gratis calmer ma faim canine.
En m’approchant du feu dans deux larges chaudrons,
15
260 J’ai d’abord aperçu d’excellents macarons
Qui sur un clair brasier une flamme bien pure
Par leur bouillonnement faisaient un doux murmure,
Moi qui suis de Bergame où l’on en mange tant
Si j’en avais ma part que j’en serais content !
265 Ciel qui depuis longtemps connais ma gourmandise,
Ne m’abandonne pas dans ma belle entreprise,
Autorise en ce jour un innocent larcin,
Daigne me seconder dans ce noble dessein,
Ou si des deux chaudrons je ne suis pas le maître,
270 Fais qu’au moins sur un plat je puisse me repaître,

SCÈNE VI. Octave, Mezzetin botté tenant un fouet à la main. §

OCTAVE.

Nous voici, grâce au Ciel, arrivé à Lyon.

MEZZETIN.

Vous aurez en ce lieu de l’occupation,
Dans ce charmant pays les filles sont fringantes
Certaines quelquefois sont plus que complaisantes.
16
275 Je sais parbleu la carte et je puis me vanter
17
D’être des plus experts dans l’art de coqueter.
Au reste vous ferez ici très bonne chère,
Si vous aimez le vin, Lyon est votre affaire
Du matin jusqu’au soir les cabarets sont pleins.

OCTAVE.

280 Non je n’ai point formé de semblables desseins
La fille du Docteur que l’on nomme Isabelle,
Est la seule beauté qui dans ces lieux m’appelle,
Tu sais que de paris j’ai quitté le séjour
Pour unir, s’il se peut, l’hymen avec l’amour.

MEZZETIN.

285 Si pour les accorder vous fîtes ce voyage,
Vous pouvez repartir sans tarder davantage,
Ici comme à Paris l’époux n’est point amant,
Je sais Lyon par coeur j’en parle savamment.

OCTAVE.

Faut-il que sur les moeurs ta piquante critique,
290 À répandre son fiel incessamment s’applique ?
Ce n’est pas d’aujourd’hui que tu connais mon coeur,
Et j’aimerai toujours la fille du Docteur.

MEZZETIN.

Ô miracle d’amour ! Quel excès de constance !

OCTAVE.

Je ne veux point céder à mon impatience,
295 Avant que de la voir cherchons un cabaret.

MEZZETIN.

J’y consens volontiers cet asile me plaît,
C’est dans ce beau réduit cette aimable retraite
Que Mezzetin jouit d’une douceur parfaite,
Toujours le cabaret ce lieu récréatif,
300 Contre le mauvais air fut un préservatif
Un antidote enfin...

OCTAVE.

Finis donc je te prie,
Et frappe promptement à cette hôtellerie.

MEZZETIN, frappant au cabaret.

Holà ?

SCÈNE VII. Colombine, Octave, Mezzetin. §

COLOMBINE, à Mezzetin.

Que voulez-vous ?

MEZZETIN.

Ah ! le joli tendron,
18 19
Êtes-vous du logis l’enseigne ou le bouchon ?

COLOMBINE.

305 Non je suis la maîtresse.

MEZZETIN, en la caressant.

Agréable mignonne,
20
Je gage que chez vous la pratique foisonne.

COLOMBINE.

Tenez un peu vos mains et sans gesticuler...

MEZZETIN, la caressant toujours.

Quoi vous ne voulez pas vous laisser cajoler ?

COLOMBINE.

Encore ? Finissez-vous bientôt ce badinage ?

OCTAVE, à Mezzetin.

310 Coquin, veux-tu cesser ?

COLOMBINE, en regardant Octave.

Monsieur est bien plus sage
À Mezzetin.
Que ne l’imitez-vous ?

OCTAVE, à Colombine.

Pouvez-vous me loger.

MEZZETIN.

La belle question, parbleu c’est l’outrager,
L’hôtesse là-dessus a le coeur fort tranquille,
Elle a de quoi loger la moitié de la ville,
315 Son cabaret, monsieur est vaste et spacieux,
Quand vous irez ailleurs vous ne serez pas mieux.

COLOMBINE, à Octave.

Vous serez satisfait, vous n’avez rien à craindre,
Ceux qui viennent chez moi sont encore à se plaindre.

OCTAVE.

Entrons.
Dans le temps que Colombine veut entrer avec Octave, Mezzetin la prend par le bras.

MEZZETIN.

La belle hôtesse attendez un moment,
320 Et daignez soulager mon amoureux tourment,
À peine ai-je entrevu votre belle figure,
Que vos yeux dans mon coeur ont fait une blessure,
Si grande qu’un carrosse avec quatre coursiers,
Pourraient s’y promener et passer quoiqu’entiers,
325 Vous voyez que j’exprime assez bien ma tendresse,
Et comme maintenant vous êtes mon hôtesse,
Traitez-moi largement car j’ai grand appétit,
C’est pourquoi...

COLOMBINE.

Vous aurez bonne table et bon lit,
21
Il ne manque de rien chez moi je vous proteste.

MEZZETIN.

330 Avec le lit, la table il me faudrait autre chose.

COLOMBINE.

Que voulez-vous de plus, je ne vous comprends pas.

MEZZETIN.

Je fais, voyez-vous bien, plus que mes deux repas,
Je suis encore à jeun, et ma faim est extrême,
On ne peut l’assouvir qu’en me mettant à même.
Il chante.
335 Après un bon repas
Au gré de mon envie
Servez-moi, je vous prie,
De ces mets délicats
Ne m’entendez-vous pas.
340 . . . . . . . .
Dans ce temps-là Pierrot arrive, et les écoute.

COLOMBINE.

Vous êtes trop goulu, comment vous contenter,
Je vous répondrai bien s’il ne tient qu’à chanter.
Elle chante sur le même air.
Ces mets si délicats
345 Sont-ils votre usage ?
Un si grand avantage
À tous ne convient pas
Car je veux des ducats.

SCÈNE VIII. Pierrot, Colombine, Mezzetin. §

PIERROT se met au milieu et chante.

22
Les mets que vous voulez
350 Me servent de pâture
Je ne mange autre chose,
Et quoique j’en sois saoul
Vous n’en tâterez pas.
À Mezzetin il dit.
Savez-vous mon ami que c’est là notre femme,
23
355 Et que Monsieur Pierrot est d’une humeur jalouse,
. . . . . . . . . . . . . .
24
Si vous voulez loger dans notre cabaret.
25
Entrez-y vous aurez du vin blanc ou clairet,
Tel que vous le voudrez, mais laissez là ma femme.

COLOMBINE, à Pierrot.

360 Mon fils point de courroux.

PIERROT.

Voyez la bonne lame
Tu voudrais sans savoir ni comment ni pourquoi,
Servir à ce Monsieur le même plat qu’à moi,
Il serait bientôt las d’un semblable ordinaire.

MEZZETIN, avec soumission.

Un air libre et badin pourrait-il vous déplaire ?
365 Ah ! De grâce excusez.

PIERROT.

26
Allez, boutez dessus,
Je veux tout oublier mais n’y revenez plus.

COLOMBINE, caressant Pierrot.

Pierrot es-tu fâché contre ta Colombine ?
27
Mon petit cupidon fais-moi meilleure mine.

PIERROT.

Je suis pris par mon faible, allons mets-là ta main,
370 Il le faut avouer je suis un bon humain.

COLOMBINE, lui faisant la révérence d’une manière toute gracieuse.

Adieu mon cher Pierrot, je suis votre servante.
Elle s’en va.

MEZZETIN.

28
L’époux est un magot et la femme est charmante.

PIERROT.

Voyez-vous devant moi comme elle file doux,
Dame je me fais craindre, allons entrez chez nous ?

SCÈNE IX. §

Le théâtre se change et représente l’appartement d’Isabelle, on y voit un lit tout garni.

ARLEQUIN, tenant un plat de macarons.

375 C’en est fait, j’ai vaincu rien n’égale ma joie,
Je suis avec honneur chargé de cette proie,
Et malgré tous les soins des zélés marmitons,
Je triomphe aujourd’hui d’un plat de macarons
Dans ce lieu retiré j’aurai du moins la gloire,
380 De jouir en repos du fruit de ma victoire,
Aucun écornifleur ne viendra m’y troubler,
Et de ces macarons je pourrai me saouler.
Il se met à terre et commence à manger les macarons d’une manière toute comique.
Ils sont délicieux, ce beurre et ce fromage
Les rendent savoureux on ne peut davantage.
29
Il les mange avec précipitation et fait des lazzis tous plaisants.
385 Mais qui peut interrompre ici mon appétit,
Quelqu’un vient, ô malheur, cachons-nous sous le lit.
Il prend son plat et va se mettre sous le lit, où il mange toujours.

SCÈNE X. Isabelle, Arlequin caché sous le lit. §

ISABELLE.

Avec empressement j’attends mon cher Léandre,
En ce lieu chaque jour il a soin de se rendre,
L’amour qui nous permet des entretiens si doux
390 Nous marque également l’heure du rendez-vous
Et son exactitude à voir l’objet qu’il aime,
M’assure des transports de son ardeur extrême,
Mais je crois de l’entendre.

ARLEQUIN, sous le lit.

Hélas c’est grand hasard
Si de mes macarons il ne prétend sa part.

SCÈNE XI. Léandre, Isabelle, Arlequin caché sous le lit. §

LÉANDRE.

395 Guidé par mes soupirs je vous revois, Madame,
Vous ne pouvez douter de l’excès de ma flamme,
Trop heureux si l’amour qui me force à venir,
Voulait auprès de vous toujours me retenir :
Mais quand ce Dieu répond au beau feu qui me presse,
400 Hélas ! Que ces moments coulent avec vitesse,
À peine je me livre à ma félicité
Qu’il faut quitter d’abord un bien si souhaité.

ARLEQUIN.

Je ne quitterai pas mon plat de cette sorte,
Et je mangerai tout ou le Diable m’emporte.

ISABELLE.

405 Mon tendre coeur soumis à l’empire amoureux
Également blessé brûle des plus beaux feux
Qu’il m’est doux de porter une si belle chaîne,
Et de m’abandonner au penchant qui m’entraîne
Mon père me destine en vain un autre époux,
410 Je ne veux pour mari qu’un amant tel que vous.

LÉANDRE.

Mon bonheur est parfait et cet aveu m’enchante
Que dans ces sentiments votre âme soit constante,
N’admettons d’autres lois que celles de l’amour,
Et livrons-lui nos coeurs pour honorer sa cour.
415 Ah ! Si pour posséder un bien si plein de charmes
Un rival téméraire en vous rendant les armes,
Prétendait me ravir ce que j’aime le mieux
Il serait accablé sous mes coups furieux.

ARLEQUIN.

Ciel ! Il parle de moi, que faut-il que je fasse ?
420 Morbleu qu’il vient de faire une laide grimace,
Sans doute on préparait pour lui ces macarons,
Je dois craindre pour moi de toutes les façons ;
Mais il a beau crier, car enfin pour les rendre
Il faut les digérer, il peut encore attendre.

LE DOCTEUR, en dedans.

425 Isabelle.

ISABELLE, effrayée.

J’entends mon père, cachez-vous.

LÉANDRE, embarrassé.

Où ?

ISABELLE.

Derrière le lit.

ARLEQUIN.

Ne venez pas dessous,
Car nous n’y serions pas tous deux fort à notre aise.
Léandre se cache derrière le lit, Isabelle reste fort alarmée.

SCÈNE XII. Le Docteur, Isabelle, Léandre derrière le lit, Arlequin dessous. §

LE DOCTEUR.

Je veux chercher partout.

ARLEQUIN.

Ah ! Ne vous en déplaise
Ne cherchez pas ici.

LE DOCTEUR.

Peut-être sous le lit
430 Pourrais-je la trouver.

ARLEQUIN.

Que Diable est-ce qu’il dit ?

LE DOCTEUR.

À la chercher partout il faut que je m’applique,
Je ne trouve point une épée à l’antique.
Je veux voir sous le lit.

ARLEQUIN.

Hélas ! Je suis perdu,
Il va me découvrir.
Le Docteur cherche sous le lit et voit Arlequin.

LE DOCTEUR, faisant un cri.

Juste ciel ! Qu’ai-je vu ?
Il fuit et ferme la porte de la chambre, Léandre quitte sa place et revient.

ISABELLE, confuse.

435 Un homme sous le lit !

ARLEQUIN, sort de dessous le lit avec son plat de macarons.

Excusez-moi de grâce
Je consens à payer mon écot et ma place.

LÉANDRE.

Apprends-moi le sujet qui t’amène en ces lieux,
Voleur ?

ARLEQUIN.

30
Oh ! Ventrebleu vous pourriez parler mieux,
Ce larcin est ma foi le premier de ma vie,
440 Mais de ces macarons j’avais si fort envie
Que j’ai dans la cuisine avec dextérité
Escroqué ce butin si longtemps souhaité
Je vais me retirer car j’ai la panse pleine
Je vous rendrai e plat n’en soyez pas en peine
445 Je ne le vendrai point car il n’est point d’argent.

LÉANDRE.

Mais quel est ton emploi ?

ARLEQUIN.

D’être fort indigent,
J’ai longtemps parcouru les états de la vie,
Et depuis ce matin j’ai pris la fantaisie
De choisir parmi tous celui de crocheteur,
450 Je me suis introduit chez Monsieur le Docteur,
Après avoir volé ce plat dans sa cuisine,
Pour assouvir la faim qui rongeait ma poitrine
Je me suis confiné dans cet appartement,
J’y mangeais en repos et fort gloutonnement,
455 Quand cette Demoiselle en ce lieu s’est rendue
Moi pour me dérober aussitôt à sa vue,
Et me mettre à couvert du tumulte et du bruit,
Je me suis tout tremblant retiré sous le lit
Vous avez entendu mon histoire tragique
460 Bien loin de me blâmer plaignez un famélique.

ISABELLE.

Comment ferons-nous donc mon père ca venir ?
Léandre il n’est pas temps de nous entretenir,
Mais plutôt...

LÉANDRE.

Dissipez cette frayeur extrême
Je viens d’imaginer un plaisant stratagème,
À Arlequin.
465 Donne-moi ton habit et tu prendras le mien.

ARLEQUIN.

31
Fi donc dans mon casaquin ne vous ira pas bien
Il faut pour le porter toute une autre encolure
Vous n’avez d’Arlequin ni gestes ni postures.

LÉANDRE.

Dépêchons.

ARLEQUIN.

J’y consens pour vous faire plaisir,
470 Quoique je perde au change, il faut vous obéir.
Ils se déshabillent tous deux, Arlequin met l’habit de Léandre, et Léandre celui d’Arlequin.

ISABELLE.

Pourquoi vous déguiser, apprenez-moi Léandre.

LÉANDRE.

Cette ruse, Madame, est facile à comprendre.
À Arlequin.
Va derrière le lit, je veux rester ici.

ARLEQUIN, allant derrière le lit.

Ce gentilhomme est fou, moi je le suis aussi.

LÉANDRE.

475 Ici dans un instant le docteur va se rendre
Me voyant cet habit il pourra se méprendre
Ainsi j’éviterai quelque éclaircissement,
Mais il vient, je saurai le tromper aisément.

SCÈNE XIII. Le Docteur escorté de valets armés, Isabelle, Léandre avec l’habit d’Arlequin. §

Arlequin derrière le lit.

LE DOCTEUR, aux valets.

Secondez, mes amis la fureur qui m’inspire,
480 Arrêtez ce voleur... Hé bien que vas-tu dire ?
Les valets saisissent Léandre.
Parle, dans ma maison quel dessein t’a conduit ?
Réponds, pendard, pourquoi te cacher sous le lit ?

LÉANDRE.

Je ne suis pas, Monsieur, ce que vous pouvez croire,
Je vais vous raconter en deux mots mon histoire.
485 Je suis un crocheteur, victime de la faim,
Qu’ici son appétit n’a pas conduit en vain,
Un plat de macarons volés par prévoyance,
A soulagé les maux causés par l’abstinence,
Ici pour les manger je me suis introduit,
490 Et je me suis caché tout tremblant sous le lit.

ISABELLE.

Mon père renvoyez ce pauvre misérable,
Ne le punissez point puisqu’il n’est pas coupable.

LE DOCTEUR.

Je plains ce malheureux, son sort me fait pitié
Il s’est auprès de nous assez justifié.
À Léandre.
495 Va-t’en je te pardonne, et tu n’as rien à craindre,
Tu dis la vérité.

LÉANDRE.

J’ignore l’art de feindre.

LE DOCTEUR.

Outre les macarons que tu viens de voler
Je veux bien de dix sols encore te régaler.

LÉANDRE.

L’honneur de vous servir est le bien où j’aspire.

LE DOCTEUR.

500 Adieu mon pauvre enfant.

LÉANDRE.

Monsieur je me retire.
Léandre s’en va et les valets rentrent.

ISABELLE, bas.

Au gré de mes souhaits la fourbe a réussi.

ARLEQUIN, derrière le lit.

Oui mais pour mon malheur je suis encore ici.

LE DOCTEUR.

Qu’entends-je ? Que dit-on ?

ISABELLE, bas.

Rien mon père... Ah le traître !
S’il dit encore un mot il fera tout connaître.
Arlequin éternue fort.

LE DOCTEUR.

505 Je ne me trompe pas et quelque autre est ici.

ISABELLE.

Que je suis malheureuse !

LE DOCTEUR.

Examinons ceci.
Il cherche, va derrière le lit, et trouve Arlequin habillé proprement.

ISABELLE.

Tout va se découvrir la chose est certaine.

LE DOCTEUR, conduisant Arlequin par le bras.

Dans ma maison, Monsieur, quel sujet vous amène ?
Holà, valets à moi, saisissez ce voleur.
Les valets viennent, se saisissent d’Arlequin qui se met à genoux devant le Docteur.

ARLEQUIN.

510 Ah, Monsieur, je ne suis qu’un pauvre crocheteur.

LE DOCTEUR.

Chansons, cet habit-là me fait croire autre chose.
À Isabelle.
Que veut dire ceci ?

ISABELLE.

Je n’en suis point la cause
Mon père, et je ne sais...

LE DOCTEUR.

Je veux être éclairci.

ARLEQUIN.

Par charité souffrez que je sorte d’ici,
515 Un fâcheux cours de ventre, en certain lieu m’appelle,
Et m’ordonne, Monsieur, de pousser une selle.

LE DOCTEUR.

Vous ne sortirez pas.

ARLEQUIN.

Pourquoi m’en empêcher ?

LE DOCTEUR.

J’en sais bien la raison.

ARLEQUIN.

Je vais donc tout lâcher.

ISABELLE, bas à Arlequin.

Que dis-tu, maraud, pour te tirer d’affaire ?

ARLEQUIN.

520 Cela m’est échappé, je n’y saurais que faire.

LE DOCTEUR, aux valets.

Fouillez-le promptement.

ARLEQUIN.

Vous ne trouverez rien,
Je suis un crocheteur sans honneur et sans bien.
Les valets le fouillent, et trouve une lettre.

LE DOCTEUR, aux valets.

Donnez-moi cette lettre.

ARLEQUIN.

Hélas quel soin vous presse ?
Vieillard trop curieux.

LE DOCTEUR.

Il lit l’adresse.
Je prétends voir l’adresse.
525 À Géronte... voyons ce que peut contenir...

ARLEQUIN, faisant comme s’il avait la colique.

Ma foi je ne puis plus, Monsieur, me retenir.

LE DOCTEUR, lit.

Le porteur de la présente, est mon fils Léandre, qui se rend à Lyon pour avoir l’honneur de donner la main à la charmante Léonore ; j’espère que vous en serez satisfait, et que vous ne différerez point de conclure un mariage que je souhaite avec tant d’empressement. Je suis, en attendant de vos nouvelles,

Votre très affectionné serviteur et ami, DAMON.

ARLEQUIN, faisant des lazzis,comme s’il était pressé de ses nécessités.

Ne me refusez pas le secours que j’implore.

LE DOCTEUR, à Arlequin.

Vous venez pour donner la main à Léonore,
Et je vous trouve ici caché derrière un lit.

ARLEQUIN.

530 J’avais sur mon honneur un terrible appétit,
Ces macarons exquis m’ont bien bourré la panse.

LE DOCTEUR.

Cette affaire est pour moi de grande conséquence,
Vous deviez un peu mieux connaître le Docteur
Je suis homme de bien.

ARLEQUIN.

Moi je suis crocheteur.

LE DOCTEUR.

535 Il faut pour réparer l’honneur de ma famille,
Que sans plus différer vous épousiez ma fille,
Je veux que devant moi vous lui donniez la main.
À Isabelle.
Allons disposez-vous...

ISABELLE.

Ah ! Quel ordre inhumain
Que me prescrivez-vous ? Malgré votre colère
540 Je ne puis sur ce point vous obéir mon père.

LE DOCTEUR.

Vous osez résister après un tel affront.

ARLEQUIN, à Isabelle.

Pourquoi l’agacez-vous ? Vous savez qu’il est prompt,
Mettez là votre main, Madame la coquine.

ISABELLE.

Laisse-moi.

LE DOCTEUR.

Comment donc vous faites la mutine
545 Obéissez, vous dis-je, et sans plus m’irriter...

ISABELLE, donnant la main.

Enfin vous m’y forcer.

ARLEQUIN.

Vous vous ferez frotter,
Et je vous donnerai ma foi sur les oreilles,
Ma charmante avec moi vous serez à merveilles
Je vous ferai porter les crochets quelquefois.
Au Docteur.
550 Beau-père, pouviez-vous faire un plus joli choix ?

LE DOCTEUR, à Arlequin.

Vous êtes à présent le mari d’Isabelle,
Adieu pour un moment je vous laisse avec elle.

ARLEQUIN.

C’est agir prudemment.

SCÈNE XIV. Isabelle, Arlequin. §

ISABELLE.

Ô mortelles douleurs !
À Arlequin.
Devais-tu m’exposer à de nouveaux malheurs
555 C’est toi qui dans ce jour cause mon infortune.

ARLEQUIN.

Ma mie en vérité ce discours m’importune.
Si vous continuez vous vous ferez rosser.

ISABELLE.

Infâme...

ARLEQUIN.

Vous allez encore recommencer,
J’ai sur vous maintenant un pouvoir despotique
560 Vous pourriez à mes bras donner de la pratique,
Ainsi, ma chère femme, un peu plus de douceur
Là là, modérez-vous ma mignonne, mon coeur,
En voyant vos appas, l’eau me vient à la bouche,
Laissez-vous caresser, pourquoi cet air farouche ?
565 Ma belle crocheteuse allons-nous en coucher.

ISABELLE lui donnant un soufflet.

Quoi malheureux encore, ose-tu m’approcher ?

ARLEQUIN.

Un soufflet, finissons ce jeu de Comédie.
Adieu je me retire et je vous répudie.

SCÈNE XV. Léandre avec un autre habit, Isabelle. §

ISABELLE.

Rien ne peut arrêter le torrent de mes pleurs
570 Venez, mon cher Léandre, apprendre mes malheurs,
Ce crocheteur a fait découvrir le mystère,
Il s’est sous votre habit, fait connaître à mon père,
Ayant trouvé sur lui la lettre de Damon,
Il a cru justement lui donner votre nom,
575 Le prenant pour Léandre, Hélas ! Il m’a contrainte...

LÉANDRE.

32
. . . . . . N’ayez aucune crainte,
C’est Léandre qui doit être votre époux,
Rien ne peut à mon coeur ravir un bien si doux
Et puisque entre mes bras votre père vous livre,
580 Il faut sans balancer vous résoudre à me suivre
La fuite est nécessaire en cette extrémité.

ISABELLE.

Je dois me conformer à votre volonté,
Répondre à vos désirs est ma plus chère envie,
Vous pouvez disposer de mon sort et de ma vie.

ACTE II §

SCÈNE I. §

Le théâtre représente la rue. Léandre, Isabelle, sortant de la maison du Docteur. Scaramouche, qui vient d’un autre côté et trouve Léandre avec Isabelle.

SCARAMOUCHE.

33
585 Enfin vous prétendez Monsieur le spadassin,
Persévérer toujours dans ce noble dessein,
Où Diable voulez-vous mener cette femelle ?
Pour en être charmé la trouvez-vous si belle ?
Pour moi je la verrais du haut jusques au bas,
590 Que je ne serais point tenté de ses appas.

LÉANDRE.

Monsieur le Précepteur finissez, je vous prie,
De pareils quolibets passent la raillerie.

ISABELLE.

Scaramouche n’est pas un garçon fort poli.

SCARAMOUCHE.

C’est que je ne vois rien en vous de trop joli.

ISABELLE, à Léandre.

595 Monsieur, votre valet est prompt à la riposte.

LÉANDRE, à Scaramouche.

Il faut aller chercher une chaise de poste,
Car je veux l’enlever.

SCARAMOUCHE.

Sans rien dire au Docteur.
Il pleure.

LÉANDRE.

Scaramouche qu’as-tu ?

SCARAMOUCHE, en pleurant.

Je pleure son honneur
Qui ne reviendra pas sitôt de ce voyage,
34
600 Pacatroufe en chemin il va faire naufrage.

LÉANDRE.

Pauvre fol !

SCARAMOUCHE.

Je vois bien que je perds mon latin,
Et vous ne voulez pas renoncer au butin,
Allons je vous suivrai par-delà la Turquie,
Partons.

LÉANDRE.

Va-t’en frapper à cette hôtellerie,
605 Madame y restera jusqu’à notre retour.

ISABELLE.

Cher Léandre jugez de mon parfait amour
Puisque sans consulter une austère sagesse
Je cède aveuglément à l’ardeur qui me presse.

LÉANDRE.

Rassurez-vous, Madame, et croyez qu’avec moi
610 Vous ne risquez rien.

SCARAMOUCHE.

J’en jurerais ma foi
Mon maître est pour le moins sage comme une fille.

LÉANDRE.

Frappe donc.

SCARAMOUCHE, regardant Isabelle.

Je commence à la trouver gentille,
35
Oh di casa ?

SCÈNE II. Pierrot, Léandre, Isabelle, Scaramouche. §

PIERROT, dans la cantonade.

Claudine embrochez ce chapon,
Écumez la salade et plumez cet oignon,
615 Allez-vous-en compter avec ce Capitaine,
En sortant et voyant Scaramouche.
Scaramouche, bon jour, qu’est-ce qui vous amène.

SCARAMOUCHE, lui montrant Isabelle.

Cette fille est charmante et vaut un million,
Je veux dans ton logis la mettre en pension.
C’est moi qui l’entretiens, soit dit en confidence.
620 Toujours pour mes plaisirs je fis de la dépense.

PIERROT, dans la cantonade.

36
Elle le porte beau, c’est tout or et azur.
Ma foi si de mon fait je pouvais être sûr,
Je m’amuserais bien à lui conter fleurette,
Car tel que tu me vois j’aime un peu la grisette.

LÉANDRE, à Pierrot.

625 Mon ami recevez cette Dame chez vous.

PIERROT.

Scaramouche, morgué tu te gausses de nous,
Tu n’entretiens donc pas cette beauté friande,
Puisque c’est ce Monsieur qui me la recommande,
Serais-tu par hasard de profit avec lui.

SCARAMOUCHE.

630 Oui nous nous relevons c’est son jour aujourd’hui,
Demain j’aurai le mien chacun a sa journée,
Nous nous accommodons.

PIERROT.

L’affaire est bien menée.

LÉANDRE, à Isabelle.

Entrez belle personne et comptez sur mon coeur.

ISABELLE.

Puissent les justes Dieux couronner votre ardeur
635 Je vous attends Léandre avec impatience.

LÉANDRE.

Scaramouche suis-moi.

SCARAMOUCHE.

Partons en diligence.
Isabelle entre avec Pierrot dans l’Hôtellerie.

SCÈNE III. §

LE DOCTEUR.

Géronte cette fois ne sera pas content,
Mais lui-même à ma place en aurait fait autant,
Seul avec Isabelle ayant surpris Léandre,
640 Je crois que c’est ainsi que je devais m’y prendre,
Jusques au fond du coeur ce trait m’avait percé,
Il fallait satisfaire à l’honneur offensé
Ce parti pour ma fille est d’un grand avantage,
Et je me sais bon gré qu’il lui tombe en partage,
645 D’Octave je saurai bientôt me dégager
Et Géronte sur lui peut se dédommager,
Je vais lui raconter toute cette aventure,
Et de mon procédé je crains peu qu’il murmure.
Il frappe chez Géronte.

SCÈNE IV. Géronte, Le Docteur. §

GÉRONTE.

Ah c’est vous chez moi, quel plaisir de vous voir,
650 Souffrez que je m’acquitte ici de mon devoir,
En vous remerciant de la tapisserie...

LE DOCTEUR.

Fi donc ne parlez point de cela, je vous prie,
Je viens vous révéler des secrets importants,
Vous serez étonné...

GÉRONTE.

Parlez je vous entends.

LE DOCTEUR.

655 De retour au logis j’ai trouvé votre gendre,
Caché derrière un lit.

GÉRONTE.

Vous parlez de Léandre ?

LE DOCTEUR.

Justement à ma fille il faisait les yeux doux,
Et voulait profiter je crois du rendez-vous,
Léandre lui parlait, jugez de ma surprise,
660 Je me suis récrié contre son entreprise,
Mais enfin il fallait effacer ce forfait,
En cette occasion, cher ami, qu’ai-je fait ?
J’ai contraint le galant à devenir mon gendre,
D’épouser Isabelle, il n’a pu se défendre
665 Si vous eussiez été de la sorte insulté
Je crois qu’en pareil cas vous m’eussiez imité.

GÉRONTE.

À quoi bon plaisanter, Docteur, c’est assez rire,
Léandre est-il ici ?

LE DOCTEUR, lui présentant la lettre.

Tenez vous pouvez lire,
Vous connaîtrez par là si j’ai tort ou raison,
670 C’est la lettre d’avis que vous écrit Damon.

GÉRONTE, après avoir lu.

Je vous plains, mais enfin ce n’est pas là mon compte,
Léandre m’a promis...

LE DOCTEUR.

Point de courroux Géronte,
Il m’a déshonoré.

GÉRONTE.

Que veut dire ceci,
Mais ne puis-je le voir ?

LE DOCTEUR.

Fort bien car le voici.

SCÈNE V. Arlequin habillé en gentilhomme, ayant son coutelas au-dessus de son épée, Le Docteur, Géronte. §

GÉRONTE, à Arlequin.

675 Vous m’avez fait, Monsieur, une sensible offense,
Vous me tiendrez parole, ou j’en aurai vengeance.

ARLEQUIN, s’adressant au Docteur.

Que dit donc ce vieux fol ? Je ne le connais pas.

LE DOCTEUR.

C’est Géronte.

ARLEQUIN.

Ma foi j’en fais fort peu de cas.

GÉRONTE.

Vous devez épouser ma fille Léonore.

ARLEQUIN, en riant.

37
680 Il lui faudrait donner quelques grains d’ellébore,
Il en a grand besoin.

GÉRONTE.

Vous vous loquez de moi
Mais on n’abuse pas en vain ma bonne foi,
Votre père Damon...

ARLEQUIN.

38
Ah ! Le plaisant jocrisse,
Je n’ai jamais connu que ma mère nourrice,
685 Je suis du côté gauche, autrement dit bâtard,
Dans ce monde, dit-on, j’arrivai par hasard.

GÉRONTE.

Est-ce ainsi que s’explique un homme de naissance,
Un Gentilhomme...

ARLEQUIN.

Moi, vous êtes en démence
Depuis quand, s’il vous plaît, Messieurs les crocheteurs,
690 Ont-ils été placés parmi les grands Seigneurs.

LE DOCTEUR, prenant Arlequin par le bras.

Mon gendre entrez chez nous.

GÉRONTE, le prenant par l’autre bras.

Il n’est pas nécessaire,
Venez dans ma maison.

ARLEQUIN.

Y fait-on bonne chère,
J’irai... non je ne puis et j’en sais les raisons,
On fait chez le docteur d’excellents macarons,
695 Allons-y promptement.

LE DOCTEUR, tirant Arlequin.

Entrez, Monsieur Léandre.

GÉRONTE, le tirant aussi.

39
Corbleu vous n’irez pas.

ARLEQUIN, à Géronte.

Je ne puis m’en défendre
C’est lui qui le premier m’a voulu régaler,
Oh parbleu je suis las de me voir tirailler,
Laissez-moi donc vous dis-je.

GÉRONTE, en le cachant.

Hé bien je vais sur l’heure
700 Vous faire préparer une bonne demeure.
Il sort.

LE DOCTEUR.

Il enrage.

ARLEQUIN.

Cet homme a le cerveau gâté
Je veux aller chez vous j’y suis fort bien traité,
Préparez-moi, beau-père, une soupe au fromage,
Car selon mon avis, c’est le meilleur potage.

LE DOCTEUR.

705 On va vous en faire une et chez moi mes valets
Vous serviront toujours au gré de vos souhaits.
Géronte vient avec des Archers,
leur montre Arlequin, les Archers veulent s’en saisir,
Arlequin se défend contre eux avec son coutelas ;
710 mais étant obligé à la fin de céder à la force,
il se laisse conduire en prison,
le Docteur se retire tout affligé.

SCÈNE VI. Octave, Mezzetin, Colombine. §

OCTAVE.

Je te suis obligé, ma chère Colombine.

MEZZETIN.

Je suis, je l’avouerai content de sa cuisine,
715 Messieurs les marmitons ont bien fait leur devoir.

COLOMBINE, à Octave.

Je me flatte Monsieur, que vous viendrez nous voir,
Mon vin est assez bon j’en ai quelque barrique,
N’accordez qu’à moi seule au moins votre pratique.

MEZZETIN, en la caressant.

Je vous accorderai la mienne de bon coeur,
720 Pourvu que vous vouliez recevoir cet honneur
Ne me refusez point ma petite mignonne.

OCTAVE.

J’ai vu dans ton logis une aimable personne,
Ne sais-tu point son nom ?

COLOMBINE.

À vous parler sans fard,
On peut bien la nommer Madame du hasard,
725 Elle ne sent pas bon je le juge à la mine,
Je m’y connais un peu.

MEZZETIN.

La peste qu’elle est fine
Bien fol ferait celui qui voudrait s’y fier
Elle a l’odorat bon pour flairer le gibier,
40
Que je lui donnerais volontiers son décompte.

OCTAVE, à Colombine.

730 De grâce, enseignez-moi la maison de Géronte.

COLOMBINE, la lui montrant.

La voici.

OCTAVE.

C’est assez j’y vais dans le moment.

COLOMBINE.

Si je puis vous servir commandez librement.

MEZZETIN.

******** traiteuse
Adieu belle traîteuse, hôtesse de mon âme.

COLOMBINE.

Adieu le gros joufflu.

MEZZETIN.

Votre valet Madame.
Colombine rentre chez elle.

OCTAVE.

735 Frappe à cette maison.

MEZZETIN.

Vous êtes dans l’erreur,
Que n’allez-vous plutôt chez M. le Docteur ?

OCTAVE.

Non je veux avant tout chez Géronte me rendre,
[Pour] le voir de la part du père de Léandre.

MEZZETIN, va frapper.

J’obéis.

SCÈNE VII. Géronte, Octave, Mezzetin. §

GÉRONTE, en sortant.

Que veut-on ?

MEZZETIN.

Le patron du logis
740 Est-il ici, Monsieur ?

GÉRONTE.

Oui sans doute j’y suis.

MEZZETIN.

Excusez je n’ai pas l’honneur de vous connaître
Vous êtes en ce lieu demandé par mon maître.

OCTAVE, saluant Géronte.

Avant que de partir pour me rendre à Lyon,
Un de vos bons amis que l’on nomme Damon,
745 Dont le fils, m’a-t-il dit, doit être votre gendre,
En arrivant ici m’a chargé de vous rendre
Cette lettre.

GÉRONTE.

Parbleu vous me faites honneur,
Et je serais content si j’avais le bonheur
De vous faire plaisir, je parle avec franchise,
750 Mais Monsieur, s’il vous plaît, permettez que je lise.
Il lit la lettre après quoi il dit.
Vous venez épouser la fille du Docteur,
Il m’a pour cet hymen témoigné tant d’ardeur,
Que vous avez grand tort de l’avoir fait attendre.

OCTAVE.

Je dois aussi remettre une lettre à Léandre
755 Je ne le connais point.

GÉRONTE.

Entrez dans ma maison.

OCTAVE.

Je crains d’être incommode.

GÉRONTE.

Ah Monsieur sans façon.

MEZZETIN.

Ce vieillard est civil.

GÉRONTE, à Octave.

Entrez donc, je vous prie,
À Mezzetin.
Et vous aussi, mon cher.

MEZZETIN, faisant des façons.

Ah !

GÉRONTE.

Sans cérémonie.

SCÈNE VIII. §

LE DOCTEUR.

Je ne puis revenir de mon étonnement :
760 Ciel ! Est-il pour un père un plus affreux tourment ?
Ma fille a déserté la maison paternelle
Tu formes le dessein, malheureuse Isabelle,
D’abandonner ainsi ton père, ton époux,
Sans craindre les effets de mon fuste courroux,
765 Ah ! Dans le désespoir qui pénètre mon âme,
Si le sort à mes yeux présentait cette infâme
Elle ressentirait ma fatale fureur,
Et je la livrerais à toute ma rigueur.

SCÈNE IX. Géronte sortant de la maison, Le Docteur. §

GÉRONTE, parlant à la cantonade.

Je reviendrai bientôt vous n’avez qu’à m’attendre.
En voyant le Docteur.
770 Docteur ai-je bien reçu le beau Léandre,
Ma foi s’il ne se met bientôt à la raison,
Il risque de rester quelque temps en prison.
Mais qu’avez-vous ?

LE DOCTEUR.

Hélas je suis inconsolable,
Ma fille m’a quitté.

GÉRONTE.

Ce serait bien le diable.

LE DOCTEUR.

775 Je ne la trouve plus et sans doute elle est loin.

GÉRONTE.

D’un pareil contretemps, vous n’aviez pas besoin,
Car Octave est chez moi.

LE DOCTEUR.

Que dites-vous Géronte,
Cessez de m’imposer...

GÉRONTE.

Non ce n’est pas un conte.
Et mon ami Damon me l’a recommandé,
780 De ce que je vous dis soyez persuadé.

LE DOCTEUR.

Tâchez de découvrir où peut être Isabelle,
Et ne divulguez point cette triste nouvelle.

GÉRONTE.

Croyez-moi, mon ami loin de vous alarmer,
En différents quartiers allez vous informer.

LE DOCTEUR.

785 Je ne veux épargner ni l’argent ni la peine,
41
Je vais tout de ce pas droit à la quarantaine,
42 43
Sous les Tillots, au Change, aux Cafés, aux Terreaux,
Dans la Traille, aux Faubourgs, à S[aint] Clair, aux Breteaux,
En un mot dans ces lieux si charmants à la vue,
790 Où l’on trouve toujours quelque fille perdue.
Il s’en va.

GÉRONTE, seul.

Octave pourrait bien en écrire à Damon,
S’il savait que Léandre est dans une prison,
Pour éviter la chose il est de ma prudence,
De l’en faire sortir en toute diligence,
795 Je vais donner cet ordre à Monsieur le Geôlier...
Holà.

LE GEOLIER paraît.

Je suis bien las d’avoir ce prisonnier,
Il veut toujours manger, le plaisant personnage
Il faut à tout moment lui donner du fromage,
Je vous rends son épée.

GÉRONTE, la prenant.

Ah ! Je la reconnais,
800 C’est celle dont pour lui j’ai moi-même fait choix,
Et qu’ensuite j’eus soin d’envoyer à son père
Vous serez satisfait et j’en fais mon affaire,
Vous pouvez l’élargir et le conduire ici,
Je veux examiner...

SCÈNE X. Le Geôlier conduisant Arlequin, Arlequin, Géronte. §

ARLEQUIN, au Geôlier.

Que veut dire ceci ?
805 Où voulez-vous que j’aille ?

GÉRONTE.

Approchez-vous mon gendre,
Gardez par le docteur de vous laisser surprendre,
Je vous rends votre épée et j’ose me flatter,
Que d’un esprit plus doux vous voudrez m’écouter,
Je vous ai destiné ma fille en mariage.

ARLEQUIN.

810 Je suis trop jeune encore pour me mettre en ménage,
Il chante.
J’en mourrais etc.

GÉRONTE.

Terminez de semblables discours,
Sans rimer et sans raison vous plaisantez toujours,
Je prétends dès ce soir terminer cette affaire.

ARLEQUIN.

Puisque enfin vous croyez la chose nécessaire,
815 Je vous obligerai du meilleur de mon coeur,
J’épouserai d’abord la fille du Docteur,
La vôtre ensuite, vous, et toute la famille,
S’il le faut.

GÉRONTE.

Il suffit seulement de ma fille,
Votre père Damon homme de probité,
820 A pour ce mariage avec moi contracté.

ARLEQUIN.

Mon père dites-vous, hélas il s’est fait pendre,
Il fut, quoique honnête homme un peu sujet à prendre,
C’est-à-dire à voler, c’était son seul défaut,
La Justice en public lui fit faire le saut,
825 Qu’il mourut noblement.

GÉRONTE.

Toujours l’humeur bouffonne,
Vous vous divertissez et je vous le pardonne.

ARLEQUIN.

Votre fille, à propos, n’a-t-elle point servi ?

GÉRONTE.

Non sans doute elle est sage.

ARLEQUIN.

Hé bien, j’en suis ravi,
Je craignais de subir le destin de mon père
830 Il n’y prit pas trop garde en épousant ma mère
Puisque trois mois après elle accoucha de moi,
Gardez de me tromper je suis de bonne foi.

GÉRONTE.

Que vous êtes badin, c’est votre caractère,
Et vous aimez à rire ainsi que votre père,
835 Mais n’aspirez point à vous entretenir
Avec ma fille.

ARLEQUIN.

44
Oui da la belle peut venir.
Géronte entre.
Parbleu cette aventure est tout à fait comique,
Je suis un crocheteur de nouvelle fabrique,
Et jamais on n’en vit de si nobles que moi.

SCÈNE XI. Léonore, Géronte, Arlequin. §

GÉRONTE.

840 Léonore venez.
Léonore en voyant Arlequin jette un cri, Arlequin tombe à la renverse tout épouvanté.

LÉONORE.

Ciel qu’est-ce que je vois !
Ah le vilain magot !

ARLEQUIN, en colère.

Savez-vous bien ma femme,
Que je vous frotterai sans craindre qu’on me blâme,
Cela vous convient-il, je ne suis point trompeur,
J’ai fait caca sous moi, pourquoi me faire peur
845 J’ai blêmi, j’en suis sûr

LÉONORE, à Géronte.

Quoi c’est là votre gendre ?
Mon mari prétendu.

GÉRONTE.

C’est le Seigneur Léandre.

LÉONORE, bas.

Hélas ! Pourquoi faut-il qu’un destin rigoureux
Ait réservé ma main à cet époux hideux,
Octave mieux que lui serait sûr de me plaire.

ARLEQUIN.

850 Venons au fait, ma fille et concluons l’affaire.

GÉRONTE.

Honorez-la du moins de quelque compliment.

ARLEQUIN.

45
Taupe, quand je m’y mets je parle élégamment,
Et dans ce que je dis je fus toujours sincère.
À Léonore.
Madame, tout ainsi que le bourreau sévère
855 Attache un patient au funeste gibet,
46
Et pour le dépêcher lui sert le sifflet,
De même aussi la belle... au gibet de vos charmes,
Vous m’avez attaché... car enfin mes alarmes...
Le soleil... de vos yeux... votre nez... votre main...
860 Allons-nous-en souper, beau-père, car j’ai faim.

LÉONORE, bas.

Je souffre en le voyant on ne peut davantage,
Juste ciel qu’il est laid ! Le vilain personnage !

GÉRONTE, à Arlequin.

Vous mangerez tantôt il n’est pas encore temps.

ARLEQUIN.

Je suis content, joyeux quand j’exerce mes dents.

GÉRONTE.

865 Vous allez recevoir une lettre bien chère
De la part de Damon.

ARLEQUIN.

Qui Damon ?

GÉRONTE.

Votre père.

LÉONORE.

Mon père, comment donc serait-il revenu ?
Après avoir été publiquement pendu.

GÉRONTE.

Octave depuis peu rendu dans cette ville,
870 Doit vous en remettre une.

LÉONORE.

Ah ! Qu’il est imbécile,
Et moi j’épouserai cet objet odieux...

GÉRONTE, en voyant Octave sortir de la maison.

Le voici justement qui paraît à vos yeux.

SCÈNE XII. Octave, Géronte, Isabelle, Arlequin. §

OCTAVE, à Géronte.

Est-ce là le Seigneur Léandre ?

GÉRONTE.

C’est lui-même.

OCTAVE à Arlequin.

Enfin je vous rencontre et ma joie est extrême,
875 Permettez s’il vous plaît que cet embrassement
Vous témoigne mon zèle et mon empressement,
Votre père Damon m’a chargé de vous rendre
Cette lettre.

ARLEQUIN, en recevant cette lettre.

Monsieur je n’y puis rien comprendre,
Car je ne sais pas lire en tout cas je l’apprends,
880 Elle me servira dans mes besoins pressants.

OCTAVE, à Géronte.

Votre gendre Monsieur, dit qu’il ne sait pas lire.

GÉRONTE.

Ne voyez-vous pas bien qu’il ne se plaît qu’à rire.
À Arlequin.
Je vous laisse mon gendre et je rentre au logis.

ARLEQUIN.

Si vous allez manger, beau-père, je vous suis.

GÉRONTE.

885 Il n’est pas encore temps.

ARLEQUIN.

Qu’est-ce à dire beau-père,
N’est-il pas toujours temps de faire bonne chère,
Pour moi j’aime à manger du matin jusqu’au soir,
À la table toujours je fis bien mon devoir.

GÉRONTE, en s’en allant.

Quand on aura servi on viendra vous le dire.

LÉONORE, à Arlequin.

890 Entrez aussi Monsieur.

ARLEQUIN.

Je ne fais que vous nuire
Si je restais ici je pourrais vous troubler,
Peut-être tous les deux vous avez à parler,
Des époux de nos jours j’aime à suivre la mode
Et je me pique d’être un mari commode.

LÉONORE.

895 Vous me ferez plaisir si vous sortez d’ici,
Car ce certain secret il doit être éclairci,
Et je veux lui parler d’une affaire importante.

ARLEQUIN.

S’il ne faut que cela pour vous rendre contente,
Pour ne point vous gêner je consens à partir.
900 Mais quand vous aurez fait songez à m’avertir,
Je vais en attendant visiter la cuisine.

SCÈNE XIII. Octave, Léonore. §

OCTAVE.

Quoi, Madame, c’est là l’époux qu’on vous destine,
Il sera possesseur de vos divins appas.
Il va jouir d’un bien qu’il ne mérite pas,
905 Son extrême bonheur excite mon envie.

LÉONORE.

Il ne verrait jamais son attente remplie,
S’il consultait mon coeur pour s’unir à mon sort,
Plutôt qu’y consentir je choisirais la mort,
Mais du destin cruel telle est la violence,
910 Que je dois mes malheurs à mon obéissance.

OCTAVE.

Ah ne permettez pas que cet indigne époux,
S’assure d’un bonheur si charmant et si doux,
À la plus vive ardeur donnez la préférence
Et bien loin d’approuver un choix qui vous offense,
915 Arrachez votre main à ce monstre odieux,
Sur un plus tendre amant daignez jeter les yeux
Me faisant occuper une si belle place
À ma flamme parfaite accordez cette grâce.

LÉONORE.

Quoi Monsieur, vous osez formez un tel espoir,
920 Croyez-vous que je puisse oublier mon devoir,
Je conçois les malheurs où cet hymen m’expose
Mais enfin de mon sort mon père seul dispose,
Vous avez autre part engagé votre coeur
Il ne doit pas brûler d’une nouvelle ardeur.

OCTAVE.

925 Ah ! Mon âme pour lors n’était pas prévenue,
Vos appas n’avaient pas encore frappé ma vue,
Les crimes de l’amour s’excusent aisément,
Et je dois m’applaudir d’un si beau changement.

SCÈNE XIV. Arlequin, Octave, Léonore. §

ARLEQUIN.

Vous n’avez pas fini, c’est trop me faire attendre.

OCTAVE.

930 Vous venez à propos j’oubliais de vous rendre
Cinquante louis neufs que m’a donnés Damon,
Pour vous remettre en main.

ARLEQUIN, prenant la bourse.

Il est bon sur ce ton,
Je reçois volontiers cette bourse garnie,
Autant qu’il vous plaira tenez-lui compagnie,
935 Et poussez votre pointe, adieu le beau garçon,
Je suis, vous le voyez, un mari sans façon.
Il rentre.

OCTAVE, vient.

Je ne vis de mes jours un époux plus affable.

LÉONORE.

Ah ! Ne m’en parlez point je le trouve effroyable.

OCTAVE.

Hé bien d’aucun espoir ne flattez-vous mes feux
940 Et ne puis-je m’attendre à devenir heureux ?

LÉONORE, d’un air tendre.

Je me plais à vous voir, en secret je soupire,
Que voulez-vous de plus c’est assez vous en dire.

OCTAVE.

Ah ! Ce bonheur extrême égale mon amour.

LÉONORE.

Mon père dans ce lieu peut presser son retour,
945 Cher Octave avec vous je crains d’être surprise.

OCTAVE.

Non ne redoutez rien l’amour nous favorise,
C’est lui qui dans mon coeur vient d’allumer ses feux.

LÉONORE.

Entrons.

OCTAVE, en lui donnant la main.

Vous obéir est tout ce que je veux.

SCÈNE XV. §

LE DOCTEUR.

J’ai tant couru qu’enfin j’ai su quelque nouvelle,
950 On m’a nommé le lieu qui renferme Isabelle,
C’est dans ce cabaret qu’elle a porté ses pas,
À ce funeste coup je ne m’attendais pas,
Qui m’eût dit que ma fille à la fleur de son âge,
Aurait eu du penchant pour le libertinage ?
955 Mais j’aperçois Géronte, il vient fort à propos.

SCÈNE XVI. Géronte, Le Docteur. §

LE DOCTEUR.

Maintenant, cher ami, j’ai l’esprit en repos
Isabelle est cachée en cette hôtellerie,
Ne partez point d’ici Géronte, je vous prie,
Car je veux devant vous lui faire la leçon,
960 Et la traiter ici de la bonne façon.
Il entre dans le cabaret de Colombine.

GÉRONTE, seul.

Hélas ! Pauvre Docteur, ton sort est déplorable,
Le ciel m’a regardé d’un oeil plus favorable,
En donnant à ma fille un esprit mûr, rassis,
Elle n’écoute point les amoureux transis,
965 Qui bornent tous leurs voeux à tromper une belle,
Léonore n’est point de l’humeur d’Isabelle,
Elle sait s’écarter d’un chemin trop battu,
Et pratiquer les lois de l’austère vertu.

LE DOCTEUR, conduisant Isabelle.

Je vous retrouve enfin fille trop criminelle,
970 Qui désertez ainsi la maison paternelle
Vous avez par la suite animé mon courroux,
Et mon ressentiment doit éclater sur vous.

ISABELLE.

Ah ! De grâce calmez cette affreuse colère,
Et ressouvenez-vous que vous êtes mon père.

LE DOCTEUR.

975 Contre ton procédé qui ne se récrierait,
Pendarde, quoi déjà tu cours le cabaret.

GÉRONTE.

Docteur votre colère est juste et légitime,
Mais enfin croyez-moi pardonnez lui fort son crime
Que servent les éclats, il vaut mieux filer doux
980 Il faut la présenter vous-même à son époux,
Le plutôt est le mieux et dans cette journée
Effacez cet affront par un prompt hyménée,
On ne peut pas savoir tout ce qui s’est passé
Et vous ferez fort bien de paraître empressé.

LE DOCTEUR.

985 Mais Léandre...

GÉRONTE.

Comment vous y pensez encore,
Il a donné déjà la main à Léonore,
Ainsi n’attendez pas qu’il change de dessein,
Si vous vous en flatter votre espoir sera vain,
Je vais si vous voulez, appeler votre gendre.

LE DOCTEUR.

990 Hé bien soit.
Géronte entre.

ISABELLE, bas.

Juste ciel ! Qu’est devenu Léandre ?
Il a pour m’obtenir bien peu d’empressement,
Et je dois mon malheur à son retardement.

SCÈNE XVII. Géronte, Octave, Isabelle, Le Docteur. §

GÉRONTE.

Voici votre beau-père avec la prétendue.

OCTAVE, en regardant Isabelle.

Quel objet en ce lieu se présente à ma vue ?
995 Le Docteur veut me faire un joli présent,
Il me prend pour un autre et le tour est plaisant,
Colombine tantôt m’a parlé de la belle,
Feignons... Quoi c’est donc là la charmante Isabelle ?

GÉRONTE.

Oui, Monsieur, et voilà mon ami le Docteur.

LE DOCTEUR.

1000 Ma fille avec raison peut vanter son bonheur,
Puisque je lui destine un homme de mérite.

GÉRONTE, à Isabelle.

Madame permettez que je vous félicite.

OCTAVE, à Isabelle.

Madame permettez, qu’en qualité d’amant,
Je vous témoigne ici mon tendre empressement,
1005 Ce n’est point comme époux que je prétends paraître,
Mon ardeur sous ce nom le ferait mal connaître,
Et je dois autrement me présenter à vous.

LE DOCTEUR.

C’est-à-dire, qu’il veut être amant quoique époux.

ISABELLE.

Imiter votre exemple est ce que je désire,
1010 Et je ne craindrai point à mon tour de vous dire
Que le titre d’épouse a pour moi peu d’appas,
Qu’en cette occasion il ne me touche pas,
Que tout autre pour moi serait bien plus aimable.

GÉRONTE.

C’est assez mes enfants allons-nous mettre à table,
1015 Entrons dans le logis.

ISABELLE, en entrant.

Ciel qui connaît mes feux,
Daigne, en parant ce coup, satisfaire à mes voeux.

OCTAVE, en entrant.

Amour mon tendre coeur implore ta puissance,
Par un hymen plus doux couronne sa constance.

SCÈNE XVIII. Léandre, Scaramouche. §

LÉANDRE.

Songeons à profiter d’un moment précieux,
1020 Et sans plus différer abandonnons ces lieux,
Tout est prêt pour partir, fais venir Isabelle.

SCARAMOUCHE.

En vérité, Monsieur, l’action n’est pas belle,
Vous hasardez beaucoup en cette occasion,
Et l’on me pendre moi par conversation.

LÉANDRE, en colère.

1025 Finis donc si tu veux, frappe à l’hôtellerie.

SCARAMOUCHE.

Ne vous emportez pas, mon mignon, je vous prie.
Il frappe.
Holà ?

SCÈNE XIX. Pierrot, Léandre, Scaramouche. §

PIERROT.

Que voulez-vous ?

SCARAMOUCHE.

Appelez promptement
La Dame en question.

PIERROT.

Vous vous moquez vraiment,
Elle n’est plus chez nous.

SCARAMOUCHE.

Comment que veux-tu dire ?

PIERROT, en chantant.

1030 Elle est déjà bien loin.

LÉANDRE.

Prends-tu plaisir à rire ?

PIERROT.

Non son père, vous dis-je, en propre original
Est venu la chercher, morgué qu’il est brutal.
Il l’a d’un bon soufflet d’abord apostrophée
Et peu s’en est fallu qu’il ne l’ait décoiffée.
1035 Comment c’est donc ainsi, disait ce loup garou,
47
Sans ma permission que tu cours le guildou ?
Le docteur pour cacher son chagrin et sa honte
A fait entrer sa fille aussitôt chez Géronte,
Un étranger, dit-on, doit être son époux,
1040 Je le connais fort bien il a logé chez nous.
La pauvre fille avait une grande tristesse,
Aussi l’on ne doit pas débaucher la jeunesse
Et cela n’est pas bien pour moi je sors d’ici,
Que sait-on, vous pourriez me débaucher aussi.
Il rentre.

SCARAMOUCHE.

1045 Hé bien, qu’en dites-vous ?

LÉANDRE.

Ah ! Que viens-je d’entendre ?
À cet affreux malheur aurais-je dû m’attendre ?
Mais malgré les efforts et les soins du Docteur
D’Isabelle je veux être [le] possesseur.
Tu sais bien qu’Arlequin sous le nom de Léandre,
1050 Chez Géronte introduit sera bientôt son gendre,
Il faut pour pallier un important secret,
Respecter Arlequin te dire son valet,
Tu verras aisément la charmante Isabelle,
Et tu lui parleras de mon ardeur fidèle,
1055 Une seconde fois tâche de l’enlever,
J’ai formé ce dessein et tu dois l’achever,
Entends-tu ?

SCARAMOUCHE.

Vous voulez que j’enlève Isabelle,
Mais si je suis pendu.

LÉANDRE.

C’est une bagatelle.

SCARAMOUCHE.

Oui pour vous, mais pour moi cela change de ton,
1060 J’aimerais mieux avoir trente coups de bâton.

LÉANDRE.

Fais ce que je te dis et sans te mettre en peine...

SCARAMOUCHE.

Scaramouche ! Pour toi la potence est certaine.

SCÈNE XX. Le Docteur, Géronte, Isabelle. §

LE DOCTEUR, à Isabelle.

De mon juste courroux tu dois craindre l’effet,
Si tu veux t’obstiner à garder le secret,
1065 Ne me déguise rien, de toi je veux apprendre
Le nom du ravisseur, réponds-moi.

ISABELLE.

C’est Léandre,
Qui cédant à l’ardeur dont il brûle pour moi,
Par ma fuite a voulu s’assurer de ma foi,
Lui-même m’a conduit dans cette hôtellerie.

GÉRONTE.

1070 C’est un peu trop avant pousser l’effronterie,
Le moyen de la croire il était en prison
Dans le temps qu’Isabelle a quitté la maison.

LE DOCTEUR.

Tu veux m’en imposer méchante créature,
Je suis persuadé...

ISABELLE.

C’est la vérité pure
1075 Oui mon père, c’est lui qui possède mon coeur,
Et je ne puis goûter un solide bonheur,
Si pour combler mes voeux le noeud de l’hyménée,
Au sort de cet amant n’unit ma destinée.

GÉRONTE.

Je vous plains, mais pourquoi vous flatter de l’avoir,
1080 N’y comptez plus la belle et perdez cet espoir,
Car Léandre sera l’époux de Léonore.

ISABELLE, à Géronte.

Cruel vous m’arrachez à l’objet que j’adore,
Si rien ne peut changer les rigueurs de mon sort
Barbare je saurai recourir à la mort.

LE DOCTEUR.

1085 Ma fille il n’est plus temps de songer à Léandre,
Puisque Octave est ici je ne puis me défendre
De te donner à lui.

ISABELLE.

Quoi vous ne voulez pas
Autorisant mon choix détourner mon trépas.

SCÈNE XXI. Scaramouche, Géronte, Le Docteur, Isabelle. §

SCARAMOUCHE.

Messieurs vous n’avez pas l’honneur de me connaître,
1090 Excusez, dans ce lieu je viens chercher mon maître.

ISABELLE, bas.

C’est Scaramouche, hélas que vient-il faire ?

SCARAMOUCHE, à Isabelle.

48
Je vais feindre avec eux, dissimulez aussi.
Haut.
On m’a dit qu’il était chez Monsieur son beau-père,
Je voudrais lui parler d’une petite affaire,
1095 Est-il dans le logis.

GÉRONTE.

Comment le nomme-t-on ?
Je ne le connais pas.

SCARAMOUCHE.

C’est le fils de Damon,
Léandre.

LE DOCTEUR, tirant Scaramouche à quartier.

Parlez-moi sans fard, je vous en prie,
A-t-il conduit ma fille en une hôtellerie ?

SCARAMOUCHE en montrant Isabelle.

Oui sans doute et voilà la Dame en question,
1100 Mais il n’a jamais eu mauvaise intention
49
Et c’était seulement pour lui payer feuillette.

GÉRONTE.

Cette civilité me paraît indiscrète
Il était en prison vous l’accuser en vain

SCARAMOUCHE.

Je vous jure Monsieur que rien n’est plus certain,
1105 Il m’en a donné l’ordre et pour le satisfaire,
J’ai moi-même prêté la main, à cette affaire.

GÉRONTE.

Le voici justement qui vient de ce côté.

SCÈNE XXII. Arlequin, Scaramouche, Isabelle, Géronte. §

SCARAMOUCHE, allant au-devant d’Arlequin.

De vos commissions je me suis acquitté,
J’ai porté votre lettre à Monsieur le Vicomte,
1110 Et venais vous chercher cher le Seigneur Géronte,
Je vous ai bien servi.

ARLEQUIN, à Géronte.

Que dit donc ce benêt ?

GÉRONTE.

Quoi vous méconnaissez jusqu’à votre valet ?

ARLEQUIN.

Mon valet dites-vous ? Je n’en eus de ma vie.

SCARAMOUCHE, à Arlequin.

Vous pouvez m’employer au gré de votre envie
1115 Je vous obéirai, je sais trop mon devoir,
Pour manquer au respect qu’un valet doit avoir.

ARLEQUIN.

Je ne sais ce que c’est, et c’est me faire outrage
Que vouloir d’un valet grossir mon équipage,
Cet affront est trop grand, et comment le souffrir ?
1120 Quoi donc lorsque je puis à peine me nourrir,
Il faut que j’entretienne encore un domestique ?

SCARAMOUCHE.

Que dites-vous, Monsieur, quelle mouche vous pique ?
50
Vous me désavouez, et ne connaissez pas...
. . . . . . . . . . . . .

ARLEQUIN.

1125 Encore un coup, mon cher, ta tête n’est pas saine
Et c’est mal à propos me causer de la peine.

GÉRONTE, à Arlequin.

Mon gendre j’ai bien lieu de me plaindre de vous,
Vous manquez un peu trop au devoir d’un époux.

ARLEQUIN.

Croyez-vous que toujours on y puisse suffire,
1130 Vous parlez à votre aise et je vous laisse dire.

GÉRONTE.

Vous avez enlevé la fille du Docteur.

LE DOCTEUR.

C’est trop sensiblement offenser mon honneur,
Quel dessein aviez-vous, dites-moi, je vous prie ?
Pourquoi mener ma fille en une hôtellerie ?

ARLEQUIN, en riant.

1135 Nouvelle vision, vous êtes fols tous deux,
Vous me feriez rougir si j’étais plus honteux,
Il n’en est rien.

LE DOCTEUR.

En vain vous voulez vous défendre,
Qui fut ton ravisseur Isabelle ?

ISABELLE.

Léandre.

ARLEQUIN, à Isabelle.

Je vous ai, dites-vous, conduite au cabaret ?

SCARAMOUCHE.

1140 Oui vous-même, Monsieur, et j’étais du secret
Comme un valet zélé.

ARLEQUIN, en prenant un bâton.

Puisque je suis son maître,
51
Il faut de mille coups que je charge ce traître.
Il frappe Scaramouche de toute sa force.

SCARAMOUCHE, en criant.

Hélas ! Je n’en puis plus je suis tout fracassé,
Et j’ai, je le sens bien, le croupion cassé.

GÉRONTE.

1145 Monsieur qu’avez-vous fait ?

ARLEQUIN, en se promenant.

Quand un valet m’obstine,
Je ne puis m’empêcher de frotter son échine.

GÉRONTE.

Allons retirons-nous, et rentons au logis,
Je vous laisse mon gendre.

ARLEQUIN.

Attendez je vous suis.
Ils rentrent, Arlequin veut les suivre, Scaramouche l’en empêche.

SCARAMOUCHE.

Mon maître demeurez j’ai deux mots à vous dire
1150 Vous m’avez donc battu ?

ARLEQUIN.

Bon ce n’est que pour rire,

SCARAMOUCHE.

Sais-tu, magot fieffé, vilain singe habillé,
Que je ne fus jamais de la sorte étrillé,
Ton bras audacieux m’a rossé d’importance,
Et je veux sur ton dos réparer cette offense.
Il donne des coups de bâton à Arlequin qui crie et s’enfuit, tous deux entrent chez Géronte.

ACTE III §

SCÈNE I. Scaramouche, Isabelle. §

Le théâtre représente l’appartement de Géronte.

SCARAMOUCHE.

1155 Oui, mon maître, Madame, épris de vos appas,
Sera dans ses amours constant jusqu’au trépas,
Sa lettre en dit assez vous n’avez qu’à la lire
Vous enlever encore est tout ce qu’il désire,
À votre destinée il veut unir son sort,
1160 Enfin il est si tendre et vous aime si fort
Qu’il ne fait tout le jour que soupirer et braire.

ISABELLE, après avoir lu.

Je n’ai d’autre dessein que celui de lui plaire,
Tu peux de ma tendresse assurer mon amant,
Dis-lui que je l’attends avec empressement,
1165 Que pour me garantir du coup qui me menace,
Il n’est rien aujourd’hui que je ne fasse.

SCARAMOUCHE.

Je vais lui faire part de ce bon sentiment
Et nous allons songer ç votre enlèvement,
J’en viendrai bien à bout, ne soyez point en peine.

ISABELLE.

1170 J’attends tout de tes soins.

SCARAMOUCHE, s’en allant.

Adieu la belle Hélène,

ISABELLE, seule tenant la lettre de Léandre.

Quand pourrai-je vous voir cher objet de mes feux,
Sans vous les plus beaux jours me paraissent affreux,
Léandre répondez à mon impatience,
Je ne puis plus longtemps supporter votre absence,
1175 Ne différez donc plus offrez-vous à mes yeux,
Et venez m’affranchir d’un pouvoir odieux.

SCÈNE II. Le Docteur vient tout doucement, et arrache la lettre qu’Isabelle tient entre ses mains, Isabelle voyant son père, s’enfuit toute épouvantée. §

LE DOCTEUR.

Que veut dire ceci ? Ma fille prend la fuite,
J’ai lieu de soupçonner sa mauvaise conduite,
Mais lisons promptement, je veux être éclairci
1180 Du sujet qui l’oblige à m’éviter ainsi.
Il lit.

L’amour qui ne trouve rien d’impossible, m’offrira un nouveau moyen pour m’assurer de vous, malgré tous les obstacles que l’on oppose à ma tendresse. Si vous êtes dans la résolution de me suivre, ne manquez pas de me faire savoir vos sentiments, et je prendrai de justes mesures pour vous enlever, et vous dérober au pouvoir tyrannique d’un père qui veut contraindre votre inclination. Adieu ma charmante, j’attends votre réponse, et suis votre fidèle amant,

LÉANDRE.

Quoi le sort à mes voeux sera toujours contraire,
Isabelle m’outrage et cherche à me déplaire,
Léandre de nouveau veut me déshonorer,
À de cuisants chagrins le dois me préparer.

SCÈNE III. Géronte, Le Docteur. §

LE DOCTEUR.

1185 Malgré tous vos efforts, je vois bien que Léandre,
Ne peut, mon cher ami, devenir votre gendre,
Il aime trop ma fille et je le connais bien
Puisque de l’enlever il cherche le moyen,
Cette lettre m’en donne une preuve évidente.

GÉRONTE.

1190 Contre ce scélérat ma colère s’augmente,
Voyons un peu la lettre.
Le Docteur lui donne la lettre, Géronte lit.

LE DOCTEUR.

Hé bien qu’en dites-vous.

GÉRONTE.

Je dis que de ma fille il doit être l’époux,
Et que je veux avant la fin de la journée,
Conclure quoiqu’il fasse un si juste hyménée.
1195 Mais le voici qui vient.

LE DOCTEUR.

Ne le ménagez pas,
Parlez-lui comme il faut.

SCÈNE IV. Arlequin, Géronte, Le Docteur. §

GÉRONTE, d’un air fier.

À la fin je suis las
De me voit méprisé par vous de cette sorte,
Corbleu si contre vous la fureur me transporte,
Vous vous repentirez de m’avoir insulté,
1200 Est-ce ainsi qu’on soutient son rang, sa qualité ?

ARLEQUIN.

Le rang de crocheteur est glorieux, sublime.

GÉRONTE.

Comment prétendez-vous mériter mon estime ?
Vous ne rougissez point du nom de suborneur,
Et voulez enlever la fille du Docteur.
1205 Ne vous défendez point, cette chose est trop sûre,
Et d’ailleurs je connais votre écriture,
La crédule Isabelle approuve vos desseins,
Et son père a surpris la lettre entre ses mains.

ARLEQUIN.

Je ne sais mon ami ce que vous voulez dire,
1210 Vous m’accusez à tort je ne sais pas écrire,
Que faut-il que j’épouse ?

GÉRONTE.

En pouvez-vous douter ?
Ma fille.

ARLEQUIN.

Et pourquoi donc tant vous inquiéter ?
52
Je l’épouserai moi s’il le faut. . . . .

GÉRONTE.

Mais vous avez écrit.

ARLEQUIN.

Non vous dis-je, ou je meurs,
1215 Je ne sais ce que c’est.

LE DOCTEUR.

À quoi bon le nier,
Votre nom est pourtant signé sur du papier
Et si vous en doutez, lisez.

ARLEQUIN.

Autre délire,
53
Ne vous ai-je pas dit que je ne savais lire,
Sans cela, par ma foi, j’eusse été Bachelier.

LE DOCTEUR.

1220 Vous raillez et cela commence à m’ennuyer.

ARLEQUIN.

Ma noblesse m’ennuie encore davantage.
Il tire de sa poche un morceau de fromage, et se met à manger.

GÉRONTE.

Qu’est-ce que vous mangez ?

ARLEQUIN.

Un morceau de fromage
Que j’ai trouvé là-bas, mais il est trop petit,
Pour assouvir l’excès de mon grand appétit,
1225 Il est temps de souper, allons nous mettre à table
Beau-père.

LE DOCTEUR.

Vous avez un estomac de diable.

ARLEQUIN.

Je n’ai fait aujourd’hui que quatorze repas
Avant qu’entrer chez vous je n’étais pas si gras.

LE DOCTEUR.

Promettez-moi, Monsieur, de ne rien entreprendre.

ARLEQUIN.

1230 Moi si je n’entreprends rien puissiez-vous me voir pendre,
Voilà ce qui s’appelle un terrible serment.

LE DOCTEUR.

C’est assez.

ARLEQUIN.

Vous voyez je jure noblement.

SCÈNE V. Léandre, Scaramouche. §

Le théâtre représente la rue.

SCARAMOUCHE.

54
Vous pouvez enlever votre belle Sabine,
J’ai fait, pour s’y résoudre, essai de ma doctrine,
1235 Je n’ai point vainement employé mon savoir,
Et je me suis senti tout à coup émouvoir,
Lorsqu’elle m’a parlé de sa vive tendresse,
À ce que je puis voir elle n’est pas tigresse.

LÉANDRE.

Les chevaux sont tous prêts, entrons il en est temps,
1240 Puisse le tendre amour rendre mes voeux contents.
Suis-moi.

SCARAMOUCHE.

Déjà la nuit étend ses sombres voiles,
Et bientôt dans le ciel va clouer des étoiles.
Ils entrent chez Géronte.

SCÈNE VI. Colombine, Pierrot. §

COLOMBINE.

Tu dis que chez Géronte Arlequin est logé.

PIERROT.

Oui vraiment je l’ai vu mais il est bien changé
1245 Il fait présentement l’homme de conséquence,
Et doit être en état de payer sa dépense.
Le drôle qui tantôt avait l’air d’un faquin,
A contre un bel habit changé son casaquin,
Mais la métamorphose est-elle surprenante ?
1250 Dans ce siècle inconstant la fortune est changeante,
Tel portait des sabots qui devient Financier,
Je pourrais bien troquer d’habit et de métier,
Je sais signer mon nom, ce n’est pas peu de chose,
Je connais un Monsieur qu’on appelait la Rose,
1255 Qui se donne des airs et passe pour Marquis,
Si tu savais combien de Jasmin dans Paris,
Occupent des Hôtels et font belle figure.

COLOMBINE.

Je sais bien que plusieurs sont chargés de dorure,
Qui d’un gros habit brun, revêtus simplement,
1260 Prenaient à la gargote un modique aliment,
Ce n’est pas aujourd’hui le mérite qui brille,
55
La volage fortune enrichit la mandille,
Souvent les plus abjects sont comblés de ses dons.
Et la triste vertu languit sous les haillons.
1265 À votre débiteur allons rendre visite,
Surtout ne manquons point de vanter son mérite
Puisqu’il a du bonheur et n’est plus indigent,
Il faut que nous portions respect à son argent,
C’est la règle un faquin mérite qu’on le fronde
1270 Mais un riche est toujours estimé dans le monde.
Ils entrent chez Géronte.

SCÈNE VII. §

NUIT.
Le théâtre change, et représente l’appartement de Géronte, on y voit une table dans le fond couverte d’un tapis.

ARLEQUIN, seul.

Je viens de voir là-bas ce Monsieur si plaisant,
Qui m’a de son habit fait tantôt un présent.
Il n’en faut point douter il vient pour le reprendre,
S’il me dépouille hélas ! Je ne suis plus Léandre
1275 Quelques coups de bâtons ne me manqueront pas,
Et je ne ferai plus de si friands repas.
Il me faudra quitter cette aimable cuisine,
Cette réflexion m’agite et me chagrine,
Je ne mangerai plus ces ragoûts excellents,
1280 Surtout ces macarons exquis et succulents.
Je reprendrai pour lors mon état misérable...
Pour éviter ce coup cachons-nous sous la table.
Il marche à tâtons et se va cacher sous la table.

SCÈNE VIII. Octave, Léonore, Mezzetin. §

OCTAVE.

Ne répondrez-vous point à mon empressement,
Craignez-vous de me faire un aveu trop charmant,
1285 Tout se dispose ici pour votre mariage,
Pour vous faire expliquer, que faut-il davantage ?
Ah ne permettez pas qu’un trop indigne époux
Jouisse d’un bonheur si parfait et si doux.

LÉONORE.

Octave je ne puis plus longtemps me contraindre,
1290 Et je vous aime trop pour avoir rien à craindre
Plutôt que d’obéit à cet ordre inhumain,
Un poignard de la mort m’ouvrira le chemin,
Dans mes yeux languissants vous avez dû connaître,
Les feux que dans mon coeur vous-même avez fait naître,
1295 Ils vous ont dit assez mes peines, mes tourments
Et rien n’exprime mieux de tendres sentiments,

MEZZETIN.

56
Elle a raison les yeux parlent mieux que Voiture,
C’est un style coulant, une éloquence pure.

OCTAVE.

Puisque vous m’assurez de l’excès de vos feux
1300 Je n’ai rien à prétendre et je suis trop heureux
Évitez le malheur qu’un père vous prépare
Et que de ce séjour la fuite vous sépare
La nuit secondera notre juste projet.

MEZZETIN.

Madame nous ferons un fort petit trajet
1305 Nous n’irons seulement que jusqu’à l’Amérique
Et là nous peuplerons d’un esprit pacifique.

LÉONORE.

Je ne puis résister à mon charmant vainqueur,
Octave vous avez tout pouvoir sur mon coeur,
Je vous suivrai partout.

MEZZETIN.

Quel heureux caractère !
1310 Les filles de Lyon ont l’humeur débonnaire,
Dans ce qu’on leur propose elles sont sans façon
57
Et chantent quelquefois sur le ton de flon-flon.
Octave lui donnant la main.

SCÈNE IX. Isabelle, Léandre, Scaramouche, Octave, Léonore, Mezzetin. §

ISABELLE.

58
. . . . . . Partons, mon cher Léandre,
. . . . . . . . . . . . .
1315 Et quittons pour jamais cet odieux séjour.

LÉANDRE.

Profitons d’un moment accordé par l’amour
Et ne redoutez rien, adorable Isabelle.
Suivez-moi...
En marchant il heurte Octave.
Mais quelqu’un fait ici sentinelle.

OCTAVE.

Léandre est en ces lieux, le traître assurément,
1320 Vient ici s’opposer à cet enlèvement,
Mais je saurai punir un rival téméraire.

LÉANDRE, mettant l’épée à la main.

Qui va là ?

OCTAVE, mettant l’épée à la main.

Maintenant songe à me satisfaire,
Je suis Octave ?

LÉONORE, à Octave.

Hélas arrêtez cher amant...

LÉANDRE.

Je suis prêt à répondre à ton empressement.

ISABELLE, à Léandre.

1325 Ah ! Vous n’y pensez pas qu’allez-vous entreprendre.

LÉANDRE.

Octave de ce fer prends soin de te défendre.
Isabelle s’enfuit Léonore fait de même.

ISABELLE, en fuyant.

Juste ciel !
Octave et Léandre se battent, Scaramouche et Mezzetin par leurs postures et leurs grimaces témoignent la peur qu’ils ont.

SCARAMOUCHE.

59
Patatrouf, tirez un peu plus bas,
Messieurs je vous conjure, et ne me blessez pas.
Léandre blesse Octave au bras et voyant venir de la lumière Léandre se retire de l’autre côté.

SCÈNE X. Le Docteur, Géronte, tenant des chandeliers d’argent qu’ils posent sur la table. §

MEZZETIN, faisant le brave à contretemps.

60
Le coquin a bien fait de décamper sur l’heure
1330 Car j’allais le percer au gésier ou je meurs.
Octave lie son mouchoir à son bras.

GÉRONTE.

Qu’est-il donc arrivé ? Tirez-moi d’embarras.

MEZZETIN, voyant Octave blessé.

Ciel ! Mon maître est blessé, qu’il n’y revienne pas,
Car il verra beau jeu.

LE DOCTEUR.

Quel est donc ce mystère ?
Mais j’aperçois du sang.

OCTAVE.

La blessure est légère.

SCARAMOUCHE, à Octave.

1335 Si je n’avais pas paré le coup s’en était fait,
Vous seriez à présent trépassé tout à fait.

OCTAVE.

Léandre m’a blessé, sa valeur est extrême,
Et je ne craindrai point de l’avouer moi-même
Mais il ne devait point après ce qu’il a fait,
1340 S’éloigner et laisser le combat imparfait.

SCÈNE XI. Léonore, d’un côté, Isabelle de l’autre, Octave, Le Docteur, Géronte, Mezzetin, Scaramouche. §

ISABELLE, se mettant à genoux devant le Docteur.

Mon père devant vous vous voyez Isabelle
D’un amour violent victime trop fidèle,
En vain vous prétendez gêner ma rendre ardeur
Je ne puis obéir ni contraindre mon coeur,
1345 J’avouerai que Léandre est l’objet de ma flamme
Que cet amant a su triompher de mon âme,
Et que malgré les lois d’un austère devoir,
Je ne reconnais plus votre absolu pouvoir.
Ne me refusez point la grâce que j’implore,
1350 Je ne veux que Léandre, oui c’est lui que j’adore,
Et si vous refuser d’unir mon sort au sien
Je regarde la mort comme un souverain bien.

LÉONORE, à genoux devant Géronte.

Mon père puisqu’il faut qu’à mon tour je m’explique,
Je ne subirai point une loi tyrannique,
1355 Souffrez que résistant à cet ordre inhumain
Je refuse à Léandre et mon coeur et ma main.
Octave a seul trouvé le secret de me plaire,
Et mes yeux parleraient quand je voudrais me taire,
Ne vous opposez point à mes voeux les plus doux
1360 Et ne me forcez pas à prendre un autre époux.

GÉRONTE.

Comment c’est donc ainsi que tu trompes ton père ?
Coquine, peut s’en faut que ma juste colère...
Il lève sa canne.

OCTAVE, l’arrêtant.

Ah : De grâce, arrêtez, modérez ce transport
Vous n’êtes plus, Monsieur, le maître de son sort,
1365 Et quand vous offensez la beauté qui m’engage,
C’est sur moi qu’à présent retombe tout l’outrage.

LE DOCTEUR.

Nous ne sommes donc plus maîtres de nos enfants ?

GÉRONTE.

Sur ma fille mes droits seront toujours puissants
Je veux qu’elle obéisse...

MEZZETIN.

************* Orme
Attendez-la sous l’orme
1370 Vous n’êtes tous deux pères que pour la forme.

LE DOCTEUR.

Mais où donc est Léandre ?

ARLEQUIN, se faisant voir sous la table.

Hélas je suis ici.

GÉRONTE.

Pourquoi vous cachez-vous, que veut dire ceci ?
Hé bien que faites-vous ?

ARLEQUIN.

Qui moi, je me promène.

LE DOCTEUR.

Venez approchez-vous pour nous tirer de peine.

OCTAVE, mettant l’épée à la main.

1375 Allons il faut combattre une seconde fois.

ARLEQUIN, tremblant.

Oh je ne me bats pas si souvent que je bois
Je suis trop fatigué, dispensez-moi de grâce,
Vous vous repentiriez, mon cher, de votre audace.

LE DOCTEUR.

Après avoir donné des marques de valeur
1380 Osez-vous résister.

ARLEQUIN.

Ma foi c’est que j’ai peur.

LE DOCTEUR.

Mais vous l’avez blessé, le devoir vous engage
À faire de nouveau briller votre courage,
Ne le refusez pas.

ARLEQUIN.

Cet homme est trop pressé,
Je pourrais le tuer, mais où l’ai-je blessé.

GÉRONTE.

1385 Au bras.

ARLEQUIN.

C’est justement ma botte favorite.

OCTAVE.

Je me défendrai bien la blessure est petite.

ARLEQUIN.

J’ai la main dangereuse et je ne voudrais pas
Par un funeste coup causer votre trépas,
Au prochain cabaret allons boire chopine.
1390 Oh ciel je suis perdu, j’aperçois Colombine !

SCÈNE XII. Colombine, Pierrot, Le Docteur, Géronte, Octave, Isabelle, Léonore, Arlequin, Mezzetin, Scaramouche. §

COLOMBINE, à Arlequin.

Vous plairait-il, Monsieur, payer mes dix écus,
Le temps est expiré.

ARLEQUIN, faisant semblant de ne pas voir, Colombine s’adresse à Octave.

Mon cher n’en parlons plus.

PIERROT, à Arlequin.

Ma femme parle à vous, Monsieur le Gentilhomme,
Il est temps ou jamais d’acquitter cette somme,
1395 Lorsque vous aviez l’air d’un pauvre marmiton
Pierrot vous tutoyait et jouait du bâton,
Mais puisque depuis peu vous avez fait fortune.

ARLEQUIN, d’un air fier.

Mon cher, votre présence en ces lieux m’importune,
Allez retirez-vous.

COLOMBINE.

61
Le tour est fort pasquin,
1400 Avez-vous oublié qu’on vous nomme Arlequin
Que je vous ai nourri dans mon hôtellerie,
Et que vous me devez ...

GÉRONTE.

Vous vous trompez ma mie.

COLOMBINE.

Je ne me trompe pas et je veux de l’argent.
Ou sur l’heure je vais appeler un Sergent.

SCARAMOUCHE.

1405 La mèche se découvre.

MEZZETIN.

Allons Monsieur Léandre,
Parbleu quand on emprunte il est juste de rendre.

PIERROT.

Monsieur Léandre et fi, vous vous gausser de nous,
Et c’est trop honorer le Syndic des Filous,
C’est Arlequin, vous dis-je.

ARLEQUIN.

Ôhimé, je frissonne.

GÉRONTE, à Arlequin.

1410 Vous ne répondez rien ce silence m’étonne.

ARLEQUIN, à Scaramouche.

Mon valet donnez-lui quelques coups de bâton.

SCARAMOUCHE, en se moquant de lui.

Oh ! Ce n’est plus le temps Monsieur le marmiton.

PIERROT, à Arlequin.

Vous vous donnez des airs, çà, ma femme, au pillage,
Déshabillons ce Monsieur.

MEZZETIN.

Tu n’oserais, je gage.

PIERROT.

1415 Je n’oserais, morgué je suis entreprenant.
Pierrot et Colombine déshabillent Arlequin qui reste en chemise.
62
Il a justement l’air d’un carême-prenant.

GÉRONTE.

Je suis tout hors de moi.

PIERROT.

Le joli personnage
C’est Monsieur Arlequin Gentilhomme sauvage.

SCÈNE XIII. Léandre, Géronte, Le Docteur, Isabelle, Léonore, Octave, Arlequin, Pierrot, Colombine, Mezzetin, Scaramouche. §

LÉANDRE, à Géronte.

Vous avez trop longtemps été par moi trompé,
1420 Je prétends qu’à vos yeux tout soit développé,
L’erreur était trop grande, il ne faut plus rien taire,
Je vais en peu de mots éclaircir ce mystère.
C’est moi qui suis Léandre, épris de cet objet,
En montrant Isabelle.
Mon coeur depuis dix jours, brûle d’un feu secret ;
63
1425 Cet autre est Arlequin un pauvre misérable,
. . . . . . . . . . . . . .
Qui l’avait attiré chez Monsieur le Docteur.

ARLEQUIN.

Je vous l’avais bien dit que j’étais crocheteur,
Est-ce ma faute à moi vous n’en vouliez rien croire,
1430 Mais, Monsieur s’il vous plaît, achevez votre histoire.

LÉANDRE.

Près de cette beauté l’amour m’avait conduit,
Arlequin quelque temps fut caché sous un lit,
Dans cet appartement le Docteur vint se rendre,
Et comme il aurait pu près d’elle me surprendre
1435 Je voulus me cacher.

ARLEQUIN.

Pour moi j’étais dessous
Lui derrière, d’abord le Docteur vient à nous
Il me voit, ma figure l’épouvante,
Léandre en est surpris, à lui je me présente,
En montrant Léandre.
Je fais de mes malheurs un fidèle récit,
1440 Ensuite il me contraint de prendre son habit
J’ai beau lui résister et faire la grimace,
Je ne puis réussir, il jure, me menace,
Il faut lui obéir pour éviter les coups.
Au Docteur.
Vous le faites sortir moi je reste chez vous
1445 Caché derrière un lit par malheur j’éternue,
Sous cet habit doré je m’offre à votre vue,
Vous me faites fouiller par Messieurs vos valets
Que pour bien m’étriller faisaient de grands apprêts.
Vous trouvez une lettre et me nommez Léandre,
1450 Vous voulez malgré moi me faire votre gendre
Moi je consens à tout pour n’être point battu,
Car je m’en souciais autant que d’un fétu,
Géronte ne veut pas que j’épouse Isabelle,
Et pour femme prétends me donner cette belle.
En montrant Léonore.
1455 On me met en prison, et l’on m’en fait sortir,
Au désir du vieillard je feins de consentir,
Bref jusqu’à présent j’ai passé pour Léandre,
Mais je suis Arlequin ne me faites pas pendre,
Messieurs, car après tout en serez-vous plus gras.

GÉRONTE.

1460 Il le faut avouer, je ne le croyais pas,
Mais Léandre à la fin me tiendrez-vous parole ?

LÉANDRE.

Si vous vous en flattez votre espoir est frivole.

LE DOCTEUR.

Octave répondez, quel est votre dessein ?
À ma fille aujourd’hui donnerez-vous la main ?

OCTAVE.

1465 Un plus aimable noeud m’attache à Léonore.
Et vous n’ignorez pas Monsieur, que je l’adore
Ainsi n’en parlons plus mon feu vous est connu,
Je ne veux point d’un coeur par un autre obtenu.

ISABELLE, au Docteur.

Pourquoi vouloir contraindre une flamme si belle
1470 Déclarez-vous mon père en faveur d’Isabelle,
Je vous ai découvert mes tendres sentiments,
Hâtez-vous de répondre à mes empressements.

LÉONORE, à Géronte.

À mes justes désirs serez-vous inflexible,
Ne gênez point mes feux et montrez-vous sensible,
1475 Mon père de vous seul dépend tout mon bonheur
Ne tyrannisez point une fidèle ardeur.

PIERROT.

Cela me fait pitié, car j’ai le coeur fort tendre.
À Géronte.
Bonhomme mollissez il est temps de se rendre.

LE DOCTEUR.

Ne nous obstinons point à troubler leurs plaisirs.
1480 Géronte unissons-les au gré de leurs désirs,
Un coeur que l’on contraint souffre de rudes peines,
L’hymen ne doit avoir que d’agréables chaînes
Imitez mon exemple et daignez en ce jour
Par un heureux lien satisfaire l’amour.

GÉRONTE.

1485 Octave s’en est fait je vous reçois pour gendre,
Mais je veux qu’à l’instant, vous embrassiez Léandre.

OCTAVE.

À votre volonté je m’accorde aisément,
Et je veux lui jurer par cet embrassement...
Il va pour embrasser Léandre.

ARLEQUIN, se présentant à Octave.

Je vous suis redevable autant qu’on le peut être.

SCARAMOUCHE.

1490 On parle de Léandre il croit être mon maître,
Hors de là marmiton.

LÉANDRE, embrassant Octave.

Je ne puis qu’admirer
Les bontés dont ici vous voulez m’honorer.

COLOMBINE.

Le crocheteur me doit j’ai son habit en gage,
Il vaut bien dix écus.

ARLEQUIN.

Quoi Madame Tapage
1495 Vous voulez le garder ?

LÉANDRE, à Colombine.

Rendez-lui cet habit,
J’aurai soin de payer.

ARLEQUIN.

Morbleu qu’il a d’esprit.

PIERROT, à Léandre.

Cela suffit, Monsieur, la caution est bonne.

ARLEQUIN, à Léandre.

Les cinquante louis, Monsieur.

LÉANDRE.

Je te les donne,
Et te prends avec moi.

ARLEQUIN.

Par ma foi tout va bien
1500 L’emploi de crocheteur m’a procuré du bien.

MEZZETIN.

Ce diable d’Arlequin est plus heureux que sage.

LE DOCTEUR, à Géronte.

Célébrons, cher ami, ce double mariage,
Que les jeux, les plaisirs ici s’assemblent tous,
Rions, chantons, dansons et réjouissons-nous.

PIERROT.

1505 Morgué vive la joie, allons faisons la noce,
Et qu’Isabeau bientôt soit relevée en bosse.

GÉRONTE.

Du divertissement que je vais apprêter,
Attendant le souper nous pouvons profiter.
Qu’on fasse entrer ici les Bergers et les Bergères

ARLEQUIN.

1510 Puissent de leurs enfants ces Messieurs être pères.

SCÈNE XIV. §

Le théâtre CHANGE, et représente un jardin délicieux, orné de Berceaux, les violons jouent une marche, des Bergers et des Bergères entrent avec la Chanteuse.

LA CHANTEUSE.

Tous les Bergers de nos hameaux
Sont tendres et fidèles,
Aux Bergères sous les ormeaux,
Ils jurent chaque jour des ardeurs éternelles,
1515 Ils n’ont jamais de maîtresses nouvelles,
Et leurs feux sont toujours nouveaux.
Un Berger danse avec une Bergère.
Un jeune Berger l’autre jour,
Avec la voix accordait sa musette,
Il me vit et je sus l’enflammer à son tour,
1520 Il ne chantait que l’amourette,
Et je lui fis chanter l’amour.
Deux Bergers et deux Bergères forment une danse.
Qu’une femme soit nouvelle,
Et s’attache à plaire sans fard,
Qu’une maîtresse soit fidèle,
1525 Cela peut-être par hasard.

OCTAVE.

Qu’un petit maître qui soupire,
Et tient une belle à l’écart,
Obtienne tout ce qu’il désire,
Cela peut-être par hasard.

PIERROT.

1530 Qu’une femme dans son ménage
Fasse quelque petit bâtard,
Après deux ans de mariage,
Cela peut-être par hasard.

MEZZETIN.

Qu’un homme qui sait bien écrire
1535 Devienne opulent tôt ou tard,
Et que de la crasse il se tire,
Cela peut être par hasard.

SCARAMOUCHE.

Qu’une fille de bonne mise
Que pourchasse un jeune égrillard,
1540 Fasse avec lui quelque sottise
Cela peut-être par hasard

ARLEQUIN.

Qu’une nouvelle Comédie
Faite suivant les règles de l’art,
De tous ne soit pas applaudie,
1545 Cela peut-être par hasard.