GERMANICUS
TRAGÉDIE

Edme Boursault

A PARIS, Chez JEAN GUIGNARD, à l’entrée de la grand’Salle du Palais, à l’Image S.Jean.
Representée par les Comediens du Roy.
M. DC. LXXXXIV.
AVEC PRIVILEGE DU ROY.

Édition critique établie par Florence Maine sous la direction de Georges Forestier (2001)

Introduction §

La plupart des historiens et critiques du théâtre classique s’accordent à dire que, si Boursault est resté dans les mémoires, c’est plutôt à titre de témoin des grands événements littéraires de son temps, qu’à celui de véritable acteur. Ainsi, personne ne s’étonne de constater que des dramaturges fameux, tels que Racine et Corneille, ou d’autres presque autant admirés au XVIIe siècle, tels que Boyer, Quinault et Thomas Corneille, l’aient largement dépassé en notoriété. Si Boursault intéresse encore aujourd’hui, c’est le plus souvent pour son œuvre comique. Ses deux seules tragédies n’ayant pas connu de retentissement extraordinaire, elles sont vite tombées dans l’oubli. Nombreux sont ceux qui ont critiqué leur intrigue, leurs caractères, ou bien leur versification.

En ce qui concerne Germanicus, c’est surtout ses conditions de création, bien plus que la pièce elle-même, qui offrent la possibilité d’une étude approfondie, mais aussi le fait qu’elle semble assez représentative de l’esthétique classique dans son ensemble. Tirant son sujet de l’Antiquité romaine, elle ne comporte rien de particulièrement original. On y retrouve un style, des thèmes et des influences déjà maintes fois observés ailleurs. Néanmoins, malgré quelques éléments médiocres, elle ne méritait certainement pas d’être oubliée comme elle l’a été, et il faut lui reconnaître des qualités, comme le soin de la langue (car Boursault avait à cœur de perfectionner son style), la précision du vocabulaire, ou encore le souci du respect des règles classiques de vraisemblance et de bienséance. Ceci fait qu’au final, cette pièce est tout simplement agréable à lire.

L’auteur §

Sa vie §

On situe la date de naissance d’Edme Boursault au début du mois d’octobre 1638 (entre le 1er et le 4). Il nait à Mussy-l’Evêque, en Champagne, dans une grande famille bourgeoise. Son père, Nicolas Boursault, est tour à tour militaire (même si aucun document ne le prouve), greffier de l’élection, notaire apostolique, échevin, administrateur de l’hôpital... Il trouve peu d’intérêt à donner une éducation de base à son fils, préférant dépenser son argent à ses propres plaisirs. Ainsi, il ne prend pas la peine de lui faire faire des études, de lui apprendre le latin, et néglige le reste de son apprentissage. Quant à sa mère, elle ne quittera pas sa ville et mourra probablement très tôt.

En 1651, Boursault gagne Paris, grâce au soutien de l’Evêque de Langres, Sébastien Zamet. Il réussit à perfectionner sa connaissance de la langue française, car jusqu’alors, il ne parlait encore que son patois régional, en sorte qu’en moins de deux ans il saisit « toutes les subtilités » de celle-ci. On date parfois ses premières œuvres de cette époque. La plupart de ses biographes réfutent cette affirmation, prétendant que ce serait lui prêter un talent précoce qui ne lui correspond pas (il est âgé d’à peine quinze ans). Dès 1653, il devient l’ami et le disciple des frères Corneille, avec lesquels il entretient une correspondance, et tisse des liens précieux avec l’épicurien Desbarreaux, qui est le seul à percevoir ses talents de poète. En 1660, il trouve une place de secrétaire des commandements chez la duchesse d’Angoulême, veuve de Charles de Valois, et commence ce que Taillandier appelle « son commerce épistolaire1 ». Déjà, Boursault fréquente cercles et salons littéraires et cumule de nombreux protecteurs, dont le duc de Montausier, le prince de Condé, le maréchal de Noailles, le maréchal de Créqui, le duc de Saint-Aignan, Charles Perrault, etc. Lors d’un voyage à Sens, en 1661, il en fait des récits si drôles et si fins dans des lettres à sa maîtresse, qu’elle les montre partout à la cour et l’encourage à continuer.

C’est alors qu’à l’imitation de Loret, il crée une gazette burlesque en vers, qui plait tellement au Roi que celui-ci demande de lui en apporter un exemplaire chaque semaine, moyennant une pension de deux mille livres, avec « bouche à la cour ». Les courtisans l’apprécient beaucoup, en particulier Condé, la grande Mademoiselle, la duchesse d’Enghien, Louvois, Fieubet, Turenne... Malheureusement, un jour en manque d’inspiration, il emprunte une anecdote au duc de Guise, dans laquelle une brodeuse s’amuse à coudre la barbe d’un religieux, endormi sur le métier à tisser, à celle d’un Saint-François commandé par les Capucins du Marais. Ceci fait beaucoup rire le Roi et la Reine, pourtant très pieuse, mais pas son confesseur, un cordelier espagnol, qui ordonne qu’on l’enferme à la Bastille. Boursault en réchappe de justesse grâce au chancelier Séguier qui lui laisse le temps d’écrire une lettre au prince de Condé. Ce dernier obtient du Roi la révocation de l’ordre d’internement à la Bastille, mais la pension et le privilège de la gazette sont retirés.

Il continue cependant d’écrire pour quelques privilégiés : Condé, l’Evêque de Langres, le conseiller d’état Fieubet, la grande Mademoiselle, etc. La nouvelle se répand à la cour et beaucoup tentent de s’y « abonner ». En 1665, à la mort de Loret, il est poussé par Corneille et Quinault, à demander à la Reine la suite de son privilège face à un certain nombre de gens de lettres également candidats, en vain : le successeur avait déjà été désigné. En 1688, il obtient un nouveau privilège pour une gazette mensuelle dédiée au duc de Bourgogne, à laquelle il donne le nom de Muse enjouée, et qui paraît tous les mois. Il la perd elle aussi, pour avoir publié quelques vers contre Guillaume d’Orange, au moment où le Roi négocie la paix avec l’Angleterre. En effet, on vient de frapper une monnaie à Londres, sur laquelle sont gravés les visages des Rois de France et d’Angleterre avec l’inscription : « Ludovicus magnus ; Guillelmus, maximus2 ». Boursault commente ceci par :

Et quand Louis est grand par de grandes vertus,

Si Guillaume est très grand, c’est par de très grands crimes3.

Le Roi explique sa réaction : il n’y a rien de personnel contre l’écrivain, mais des « raisons supérieures qui lui étaient étrangères4 ».

Après sa première expérience en tant que journaliste, Boursault se tourne vers le théâtre. On lui prête plusieurs œuvres de jeunesse, qui n’ont rien d’original. En 1663, sans doute influencé par ses relations (il se range du côté du théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, rival de la troupe de Molière), il se fait connaître en attaquant Molière dans sa pièce Le Portrait du peintre ou la contre-critique de l’Ecole des femmes, car il a cru se reconnaître dans La Critique de l’Ecole des femmes, dans le personnage de Lysidas, un poète ridicule et pédant. Bien que la comédie ne s’en prenne pas directement à lui, Molière riposte de manière véhémente avec L’Impromptu de Versailles. Dans une scène, on vient avertir les dames que les comédiens de l’hôtel de Bourgogne vont jouer : « C’est un nommé Br... Brou... Brossaut qui l’a faite ». Et le poète Lysidas rectifie : « Monseigneur, elle est affichée au nom de Boursault (...) et pour rendre sa défaite plus ignominieuse, nous avons voulu choisir tout exprès un auteur sans réputation5. » À cette nouvelle offense, le poète répond par un avis rajouté à la publication de sa pièce. Cette histoire n’empêchera pas pour autant Boursault de louer Molière à la moindre occasion et de pleurer la mort du grand dramaturge. Les contemporains attestent que, en dépit de son esprit facile et toujours prêt à riposter, il admire sincèrement tous les auteurs qu’il conteste.

C’est peut-être pour venger son ami Molière que Boileau le fait apparaître plus tard dans sa septième satire (publication en 1666), le citant parmi d’autres « froids rimeurs », puis dans sa neuvième en 1669 :

Que vous ont fait Perrin, Bardin, Mauroy, Boursault
Colletet, Pelletier, Titreville, Quinault
Dont les noms en cent lieux, placés comme en leurs niches
Vont de vos vers malins remplir les hémistiches ?
Ce qu’ils font vous ennuie ? O le plaisant détour !
Ils ont bien ennuyé le Roi, toute la cour6 !

Et plus loin :

Puisque vous le voulez, je vais changer de style.
Je le déclare donc : Quinault est un Virgile,
Boursault comme un soleil en nos ans a paru7.

Notre auteur écrit en retour, La Satire des satires, publiée en 1669, mais qui ne sera jamais représentée. Boileau la fait interdire sur scène par le Parlement, dès qu’il voit les affichages annonçant la représentation. Pourtant, elle ne contient rien qui pourrait lui nuire ; sa préface lors de la publication demeure tempérée. Les soins du jeune frère de Boileau, membre de l’Académie, pour éviter que son nom y paraisse, sont donc inutiles. Boursault aime beaucoup le travail du satiriste, mais refuse que la poésie serve à des attaques personnelles. Néanmoins, aucun n’en gardera rancune, puisque Boileau enlèvera rapidement le nom de ce poète de ses Satires pour le remplacer par Pradon, Perrault puis Hernault, et à la fin de sa vie, se montrera reconnaissant du soutien que lui apportera celui-ci quand il se retrouvera financièrement dans le besoin, en cure aux bains de Bourbon-l’Archambault. On en a un témoignage dans une lettre de Boileau à Brossette : « Monsieur Boursault est, à mon sens, de tous les auteurs que j’ai critiqués, celui qui a le plus de mérite8. »

Quant à Racine, Boursault se permet d’ironiser sur la première de Britannicus, dans le prologue d’ Artémise et Poliante en 1670 : il dit louer les deux premiers actes, mais commence à s’ennuyer dès le troisième. Son admiration profonde pour Corneille, adversaire de Racine que Boursault place plus haut que tout, y est probablement pour quelque chose. L’affaire n’a pas de suite.

Enfin, lorsque Boursault publie le premier volume de ses Pièces de théâtre en 1694, il insère en guise de préface, la « Lettre d’un Theologien illustre par sa qualité et par son merite, consulté par l’auteur pour sçavoir si la Comedie peut estre permise, ou doit estre absolument deffenduë », rédigée anonymement par le père Caffaro, à sa demande, ce qui déclenche le dernier (et peut-être le plus violent) épisode de la « querelle de moralité du théâtre ». Bossuet, en particulier, lui adresse ses remarques et fait même paraître un contre-point de la lettre dans ses Maximes et réflexions sur la comédie. Mais, il ne critique pas directement Boursault. L’archevêque demande une réparation publique au père.

Il écrit une œuvre destinée à l’éducation du jeune dauphin, La Véritable Etude des souverains en 1671. Le Roi qui a apprécié cet ouvrage, lui offre la possibilité de seconder le duc de Montausier, en tant que sous-précepteur du duc de Bourgogne. On ne sait si c’est Boursault qui refuse en raison de son manque de culture, ou si c’est le Roi qui revient sur sa décision. En tout cas, Daniel Huet est choisi à sa place. En effet, à cette époque, le latin et le grec sont indispensables pour devenir professeur. C’est sans doute comme dédommagement qu’on lui propose le poste de receveur des tailles à Montluçon. L’écrivain marié depuis peu avec Michèle Milley (en 1666), part en province. Ce travail, Boursault l’exerce sans conviction : il se met plutôt du côté des taillables que des receveurs, comme le prouve la lettre du 24 juin 1688 qu’il envoie au fermier général Lejariel, dans laquelle il expose la situation des plus pauvres et lui demande pitié. Il met à profit son séjour pour se consacrer à l’écriture de comédies et pour élever ses enfants autrement qu’il l’a été (il en aura douze en tout). Il est révoqué quelques années plus tard, en 1688.

En 1683, La Comédie sans titre ou Le Mercure galant d’abord donnée sous le nom de Poisson, ami de Boursault, se moque des personnages foisonnant autour du célèbre journal, sans toutefois porter atteinte à la parution elle-même. À la suite d’une plainte de Donneau de Visé, son créateur et son directeur depuis 1672, le titre Mercure galant est changé en Comédie sans titre. Boursault connaît encore quelques succès avec, entre autres, ses deux plus fameuses comédies : Les Fables d’Esope et Esope à la cour. Cette dernière n’est représentée qu’après la mort de son auteur, en 1701.

Il est encore très actif, lorsqu’il tombe malade à l’âge de soixante-trois ans. Il survit presque une semaine à une opération délicate et meurt à Paris le 15 septembre 1701. Après une dernière confession à son fils Chrysostome (il ne lui reste plus que trois enfants : Chrysostome, théatin, Claude, capitaine, et Marie, religieuse), il est enterré au cimetière des Théatins. Il est regretté du public et de tous ses amis, parmi lesquels il a compté Chapelain, De Scudéry, Pélisson, Tallemant, Quinault, Richelet, Ménage, Raisin, Charpentier, Furetière...

Il a eu surtout des rapports privilégiés avec les deux frères Corneille. Thomas lui aurait d’ailleurs suggéré de se présenter à l’Académie, ce que l’écrivain n’aurait pas pris au sérieux, se croyant ignare, et Pierre le considérait comme son fils. Richelet lui envoie ces quelques vers pour mettre au bas de son portrait en cours de réalisation :

Voiture, Sarrazin, La Fontaine, Molière, (...)
L’homme à qui ce portrait ressemble,
Sans étude, lui seul, a les diverses talents
Qu’avec tant de savoir vous aviez tous ensemble9.

Boursault est reconnu pour ses grandes qualités de cœur et d’esprit. Beaucoup de gens admettent que les démêlés avec ses rivaux proviennent le plus souvent de malentendus, qu’il s’agit de représailles plus que d’attaques, et que la plupart d’entre eux se réconcilient rapidement avec lui. Appartenant au cercle des modernes, il s’est souvent laissé entraîner par ses amis contre des écrivains, pour lesquels il n’avait au départ aucune animosité.

Son œuvre §

L’œuvre de Boursault peut être divisée en deux parties : ses écrits légers (gazettes, farces, romans), et ceux plus matures de la fin de sa vie, à partir de son installation à Montluçon (comédies plus élaborées). Elle se distingue surtout en ce qu’elle regroupe des genres extrêmement variés.

Théâtre §

Boursault n’a écrit que seize pièces de théâtre, ce qui est peu par rapport aux autres dramaturges de son temps (Racine mis à part). Il commence par quelques courtes comédies tirées de pièces espagnoles et italiennes, qui ne sont que de vagues imitations des grands auteurs admirés par Boursault. On peut citer comme oeuvres de jeunesse : Le Médecin volant représenté en 1661, publié en 1665, Le Mort vivant, Les Cadenas ou le jaloux endormi publiés en 1662, et Les Nicandres ou les menteurs qui ne mentent point en 1664.

En 1665, il compose une pastorale inspirée d’un petit poème de l’abbé de Cérisy qui court alors dans les salons, La Métamorphose des Yeux de Philis changez en astres. En 1694, il écrit les paroles pour un opéra commandé par une dame qui projette de montrer cette pièce au Roi. Son projet échoue, car la commanditaire refuse qu’on la mette en musique, après que sa surprise a été dévoilée. Néanmoins la tragédie lyrique Méléagre est représentée. Il en est de même pour La Fête de la Seine (1690), qui sert de divertissement lors d’une soirée à Asnières donnée par la duchesse de Brunswich.

Mais, Boursault se fait surtout connaître par les partis qu’il a pris contre les plus éminents écrivains de son siècle. Comme nous l’avons dit précédemment, il s’est successivement affronté à Molière, Boileau, Racine, et indirectement à Bossuet, ce qui donna lieu à la création de pièces satiriques ou de préfaces, dans lesquelles il revendique ses opinions, successivement : Le Portrait du peintre ou la contre-critique de l’Ecole des Femmes en 1663, La Satire des satires en 1669, la préface d’Artémise et Poliante en 1670.

Boursault s’essaie aussi à la tragédie. Avec Germanicus (en 1673), il a le succès qu’il n’aura pas en 1683 avec sa seconde pièce tragique, Marie Stuart, le public préférant les sujets plus antiques. C’est peut-être à cause de cet échec qu’il ne fera pas d’autre tentative dans ce genre-là. En 1691, Phaëton n’a pas le succès escompté, par contre, Les Mots à la mode est plutôt bien accueillie en 1694. La même année que Marie Stuart, il connaît un succès considérable avec Le Mercure galant ou La Comédie sans titre, qui prend le bureau d’un grand journal comme prétexte au défilé de personnages cocasses.

Les Fables d’Esope, rebaptisée ensuite Esope à la ville, instaure un nouveau genre : la transcription sur scène de fables en comédies héroïques. C’est un succès phénoménal : elle est jouée plus de quatre-vingt fois de suite en 1690 et est traduite en Angleterre, en Allemagne, en Italie, etc. Le seul précédent est le Timocrate de Thomas Corneille. Le second volet, Esope à la cour, n’est représenté qu’après la mort de son créateur, le 16 décembre 1701. Ces trois dernières pièces sont restées longtemps au répertoire du théâtre de l’époque et comptent parmi ses plus grands chefs d’œuvre.

Romans §

Il s’agit plus exactement de nouvelles historiques, Le Marquis de Chavigny et Artémise et Poliante en 1670, et Le Prince de Condé en 1675. Elles sont écrites pour le beau monde, dont Boursault est « l’amuseur et le confident10 ». Faites pour plaire, elles se rapprochent du mélodrame, avec encore une incertitude quant à leur vérité historique. Dans un style différent, Ne pas croire ce qu’on voit, souvent attribué à Scarron, est publié en 1670.

Essais §

On n’en recense qu’un seul : La Véritable Etude des souverains en 1671, qui est dédié au tout jeune dauphin, et qui se veut comme une démonstration de l’utilité d’une bonne éducation morale. Boursault va chercher ses exemples loin dans l’histoire, sans vouloir flatter à tout prix le monarque actuel, qui trouve d’ailleurs cet ouvrage très plaisant.

œuvres en vers §

Elles ne sont pas nombreuses : une Ode au Roi, Les Litanies de la Sainte Vierge imprimée pour la seconde fois en 1667, parmi quelques autres vers de dévotion.

Correspondances et romans épistolaires §

Cela représente la majorité de son œuvre, et selon certains, sa correspondance personnelle constituerait un témoignage précieux de l’époque classique. « Ecrivain mondain », il réalise de véritables « bulletins politiques11 », tenant ses amis au courant de l’actualité de la cour : la disgrâce de Fouquet, la naissance du duc de Bourgogne, l’avènement au trône du Roi de Pologne, etc. De plus, ses lettres sont garnies de vers, de fables, de contes, d’épigrammes, ainsi que de réflexions en tout genre. Beaucoup d’entre elles sont des correspondances échangées avec l’Evêque de Langres. S’y trouvent encore une lettre adressée à Pélisson dans laquelle il assure sa fidélité à Fouquet lors de sa disgrâce, une autre à la mort de la femme du duc de Montausier, qui se montrera particulièrement touchée par son attention, et bien d’autres. Elles sont rassemblées pour leur publication sous le titre Lettres nouvelles de Monsieur Boursault (1697).

Les romans épistolaires ont été publiés dès 1666 : Lettres de respect, d’obligation et d’amour connues aussi sous le nom de Lettres de Babet (1666), et les Treize Lettres amoureuses d’une dame à un cavalier. Toutes ont été éditées en 1738 dans un recueil de lettres.

Gazettes §

Toujours manuscrites par leur auteur, elles n’ont jamais été publiées.

Genèse de la pièce §

Réception de la pièce §

Germanicus a été représentée dès le 25 mai 1673 au théâtre du Marais. Elle est jouée deux fois, avant la fermeture de cette salle en juin 1673 (ce sera d’ailleurs la seule tragédie à y être donnée cette année-là), car une ordonnance est signée, interdisant à la troupe du Marais de continuer à y travailler. Cette dernière fusionne alors avec la troupe de feu Molière, et la nouvelle compagnie s’installe au théâtre Guénégaud. Elles décident de poursuivre ensemble les reprises de notre pièce, afin de pouvoir payer les 1300 livres déjà engagées. Onze représentations y ont lieu, échelonnées entre le 13 octobre 1673 et le 28 juin 167612. Elles marquent les débuts de La Guyot dans un second rôle, Livie, alors que La Dupin, déjà célèbre, tient le rôle féminin principal d’Agripine. La pièce est plutôt bien accueillie, selon les biographes de Boursault ; ce n’était pas le cas avec la première version. Boursault ne retrouvera pas non plus un tel succès avec Marie Stuart, son autre tragédie.

Germanicus est publiée tardivement (plus de vingt ans après sa première représentation), en 1694, à Paris chez Jean Guignard. Le privilège est accordé le 2 décembre 1690, et la pièce est achevée d’être imprimée le 14 novembre 1693.

Une illustration signée « Stern graveur » y apparaît en page II. Elle représente un soleil à visage humain qui éclaire de ses rayons un grand livre ouvert, posé debout dans les herbes. Au premier plan, une colonne est couchée, enroulée dans une banderole sur laquelle est inscrit « libro liber13 ». À côté de celle-ci, un crâne humain et un os sont posés sur une chaîne dont le dernier maillon est cassé. De l’autre côté du livre, une roue crantée est plantée dans l’herbe. Derrière elle, une botte de blé est liée, une faucille glissée dans le nœud. Une petite étoile surmonte toute la scène.

L’auteur rajoute également à son texte une préface dédiée au Cardinal de Bonzi, aumônier de la Reine, grand personnage de son temps, dont il recherchait sans doute la protection. Dans un avis au lecteur, il raconte également une anecdote certainement véridique d’une dispute entre Corneille et Racine au sujet de cette pièce. Effectivement, le grand Corneille, ami et protecteur de Boursault, aurait loué Germanicus au beau milieu de l’Académie, ajoutant même qu’il ne lui manquait que le nom de Racine pour être tout-à-fait parfaite. Evidemment, Racine l’a mal pris et a tout fait pour critiquer la tragédie.

Toujours en 1694, une édition du théâtre complet de l’auteur (Pièces de théâtre de Monsieur Boursault) chez Jean Guignard, comprend également ce texte, au milieu d’autres tels que : Marie Stuart, La Comedie sans titre, Phaëton, Méléagre et La Feste de la Seine, avec la lettre du père Caffaro sur la comédie. Il s’agit d’un fac-similé, c’est pourquoi on y trouve la même date d’achevé d’imprimerie, les mêmes coquilles, les mêmes ornementations... Une réimpression sur le même privilège, et sans aucune modification, est faite en 1701, chez Jean et Michel Guignard.

Des éditions ultérieures corrigées auront lieu, mais toujours dans des recueils collectifs posthumes : Oeuvres de Monsieur Boursault contenant les pièces de théâtre chez Duvillard et Changuion en 1721 à Amsterdam (dans laquelle est reproduit un frontispice pour Germanicus, représentant la scène du meurtre de Pison), Le Théâtre de feu Monsieur Boursault en 1725, Edme Boursault, Théâtre choisi réalisé par Victor Fournel en 1883.

Cette pièce, bien qu’elle connût un vaste succès, est très diversement appréciée des écrivains contemporains et des biographes de Boursault. Nous avons rassemblé ici quelques citations la concernant.

S’il a échappé à Corneille de dire ce que Boursault vient de rapporter au sujet de la tragédie Germanicus, il faut croire que l’envie de mortifier Monsieur Racine fut des plus marquée, car rien ne peut soutenir le jugement que ce grand poète a porté de cette pièce, soit qu’on en considère le plan, la conduite, la peinture des personnages, et la versification14. (Parfaict)

Quoique médiocre, elle eut un grand succès : Pierre Corneille y contribua par l’éloge outré qu’il en fit, dont Racine fut si offensé qu’il se brouilla avec ce grand homme15. (Mouhy)

« Ses tragédies décèlent une âme ferme, élevée et capable de manier les plus grandes passions16. » « Si cette tragédie n’est pas digne de l’éloge de Corneille, si elle est inférieure aux chefs d’œuvre de Racine, elle mérite, du moins, d’être mise au rang de celles qu’on lit encore avec plaisir17. » (Abbé de La Porte)

Il ne faut pas parler de ses tragédies, qui sont entièrement oubliées, et qui doivent l’être, quoique son Germanicus ait eu d’abord un si grand succès, que Corneille l’égalait aux tragédies de Racine18. (La Harpe)

Beaucoup de longues tirades, de belles conversations, de belles maximes, tous les raffinements de la galanterie et toutes les complications du sentiment, des concetti, des antithèses, des dissertations sentencieuses et de subtiles analyses. (...) Du ton de la haute comédie, Boursault s’y élève parfois au langage tragique. Ses vers ont généralement de l’aisance, de la souplesse et de l’harmonie. Il en a de très beaux, vraiment dignes de Racine. Par malheur, son talent demeure toujours inégal, avec des impropriétés de termes, des obscurités, des défaillances, et son goût peu ferme et peu sûr19. (Fournel)

La descripition des caractères dans Germanicus laisse beaucoup à désirer. Ni le style précieux d’Agripine, ni les caractères indescriptibles de Drusus et Germanicus ne peuvent éveiller un intérêt chez le lecteur. L’expression de la passion a quelque chose de lourd et d’artificiel. Une figure sympathique, c’est Pison. (...) Le dénouement de la pièce est en rien moins tragique, car elle se conclut sur la satisfaction générale avec la promesse de deux mariages. (...) Plus intéressant que la pièce elle-même, c’est sa genèse20. (Grawe)

Germanicus est la première tragédie de Boursault, finie en 1673, publiée en 1694, valorisée grâce au rôle de Pison, qui mène l’action à sa propre destruction. Tibère, étonnamment suffisant, n’apparaît pas sur scène. Les autres personnages sont insuffisamment actifs, et le style est gâté par le maniérisme21. (Lancaster)

Ses tragédies [de Boursault] sont les décalques de celles de son ami Corneille et son ennemi Racine. Germanicus n’est guère autre chose que La Princesse de Clèves remaniée22. (Brun)

Son côté léger le rend d’ailleurs incapable pour la tragédie, puisque celle-ci exige une pénétration dans les émotions et une haute conception des sentiments et des conflits, dans lesquelles l’âme humaine peut se retrouver. (...) Dans le contenu, Germanicus présente une imitation de tragédie classique, une imitation qui ne peut pas s’élever à la prétention de remplacer l’œuvre de Corneille ou de Racine23. (Hoffmann)

Sources §

Pour sa première tragédie, appelée à l’origine Les Amours de Germanicus, Boursault a choisi un personnage de l’Antiquité, qui se prête parfaitement à cet exercice, et qui n’a jamais été l’objet d’une pièce auparavant. Pour un tel sujet, il est allé puiser des éléments chez les historiens latins, en particulier chez Tacite. Une partie de son fameux ouvrage Les Annales traite aussi de cette période. L’ennui, c’est qu’il ne s’agit que des faits politiques et des guerres, alors que dans notre tragédie, tout cela est laissé de côté au profit des intrigues amoureuses. Il n’en est évidemment pas question dans l’œuvre de Tacite. Néanmoins, certains détails peuvent correspondre dans la pièce, comme dans le récit historique. C’est à ce moment-là que se pose le problème de la vérité historique de Germanicus.

Avant de commencer notre comparaison, un rappel des grands traits de l’histoire romaine s’avère indispensable. Les événements se déroulent sous le Haut-Empire, c’est-à-dire au début du premier siècle ap. J.-C. Le personnage principal, Germanicus, qui tient ce surnom de son père, ancien vainqueur en Germanie, est un général romain très populaire qui s’est illustré dans son combat contre les peuples germains. Il obtient le consulat bien avant l’âge légal. Envoyé par l’empereur pour calmer les rebellions des soldats qui s’étaient soulevés en apprenant la mort d’Auguste, il se voit confier la garde du Rhin et remporte aussi de belles victoires sur le chef Arminius, entre autres. Il fait après ces actes de courage un retour en triomphe à Rome. Victime d’un assassinat probablement orchestré par l’empereur lui-même, il est beaucoup pleuré à sa mort, car très apprécié du peuple. Pison est en effet, accusé de l’avoir empoisonné sur l’ordre de Tibère, alors que Germanicus était en Orient, envoyé par l’empereur qui, le considérant comme un rival, le tenait éloigné du trône.

Tibère, successeur d’Auguste, est le troisième empereur de la dynastie des Julio-claudiens, et le deuxième des douze Césars, connu pour sa cruauté, son avarice et son intolérance. Il réussit cependant à faire régner la paix tout au long de son règne. Il est forcé par son beau-père et père adoptif, Auguste, d’épouser Julie, veuve d’Agripa, et d’adopter Germanicus, son neveu, ce qui lui permet d’accéder au trône. Il a de son premier mariage avec Julie, un garçon, Drusus. Drusus est aussi le nom de son frère, père de Germanicus et de Livie, les enfants qu’il a eus avec Antonia, qui lui, n’apparaît pas dans la pièce.

Agripine, quant à elle, est une descendante directe d’Auguste, fille d’Agripa et de Julie. Surnommée, « Agripine l’ancienne », pour ne pas être confondue avec sa future fille, « Agripine la jeune », qu’on retrouve dans le Britannicus de Racine, elle aura également un garçon de Germanicus, le futur empereur Caligula.

Le confident Pison, enfin, n’est pas celui qui sera accusé du meurtre de Germanicus en 19, mais (comme il est mentionné dans la pièce) son frère avec qui il partage le surnom de sa famille, la « gens Calpurnia ». Par ailleurs, aucune allusion n’est faite à lui, que ce soit dans les ouvrages encyclopédiques, ou dans des textes de l’Antiquité. Il n’est pas impossible qu’il soit tout droit sorti de l’imagination de l’auteur.

Procédons maintenant à la vérification des faits historiques dans la pièce. Tout d’abord, on peut noter que Boursault change quelques faits dans l’intérêt de son intrigue. En réalité, Germanicus est déjà marié à Agripine lorsque Tibère monte sur le trône. L’auteur repousse ce mariage dans le temps, sinon toute l’action de sa tragédie s’effondre : ou bien Tibère n’est pas encore sur le trône, et il n’a pas les moyens de faire pression sur le couple ; ou bien, les amants sont déjà mariés, et se pose alors le problème de l’adultère. De même, Boursault invente de toutes pièces le sacrifice du confident, qui meurt des propres mains de son frère pour son maître, l’assassin présumé de Germanicus. Cela lui permet de sauver son héros, tout en se débarrassant de Pison, le soupirant d’Agripine, en introduisant une note plus véritablement tragique. Le reste est vrai : l’union de Drusus et Livie se retrouve dans les faits, celle d’Agripine et de Germanicus aussi, mais plus tard, le probable complot de Tibère contre ce général, etc. Toutes les modifications apportées par l’auteur ne sont, par conséquent, pas gratuites. Le choix d’un pareil sujet antique lui offre en outre un décor établi, une action motivée, et la profusion de détails historiques (concernant les combats de Germanicus en Germanie, par exemple) donne sans doute plus de réalisme, tout en suivant l’idée qui veut que le sujet soit éloigné dans le temps ou dans les lieux.

Certaines hypothèses viennent s’ajouter à la genèse de la pièce. Selon quelques biographes de Boursault, Germanicus serait la version définitive d’une autre tragédie de l’auteur, une pièce « mort-née24 », La Princesse de Clèves, qui n’a pas été imprimée, bien que Taillandier prétende le contraire, mais seulement jouée les 20 et 23 décembre 1678. Certes, il ne semble y avoir aucun lien entre les deux sujets. Pourtant, la correspondance de Boursault, elle-même, appuie cette thèse. Il s’agit d’une « lettre à la marquise de B. sur l’indigence du théâtre », datant de 1697, qui précise : « Je ne vois rien dans notre langue de plus agréable que le petit roman de La Princesse de Clèves. (...) J’en fis une pièce de théâtre, dont j’espérais un si grand succès, que c’étoit le fond le plus liquide que j’eusse pour le payement de mes créanciers, qui tombèrent de leur haut, quand ils apprirent la chute de mon ouvrage. (...) Je les satisfis l’année suivante ; et comme La Princesse de Clèves n’avait paru que deux ou trois fois, on s’en souvint si peu un an après que, sous le nom de Germanicus, elle eut un succès considérable25 ».

Notre tragédie serait alors une transposition dans l’Antiquité d’une histoire située au XVIe siècle. La version moderne ayant été refusée par les comédiens, Boursault l’aurait remise au goût du jour. Tout pourrait s’arrêter là. Mais, des difficultés dans la concordance des dates s’imposent à nous. Si Germanicus est représenté pour la première fois en 1673, selon les indications de Chappuzeau et du registre de La Grange26, La Princesse de Clèves, qui s’inspire d’un roman de Madame de Lafayette sorti seulement en 1678, n’a pu être refusée un an avant. Il est donc impossible que la première version de notre pièce soit donnée avant même que son modèle n’ait été écrit. Là-dessus, plusieurs suppositions sont avancées.

Victor Fournel est persuadé qu’en écrivant à la marquise de B., Boursault s’est trompé : en voulant écrire La Princesse de Montpensier, une nouvelle de Madame de Lafayette parue en 1660, il a écrit La Princesse de Clèves. Ce lapsus est d’autant plus convaincant que notre tragédie antique a un certain nombre de points communs avec cette nouvelle, tant dans l’intrigue que dans la psychologie des personnages. Germanicus et La Princesse de Clèves sont, d’après Fournel, deux pièces de Boursault totalement indépendantes l’une de L’autre. La première est jouée dès 1673, quand la seconde l’est en 1678, toujours d’après le registre de La Grange. De plus, dans le prologue que l’auteur rédigera à la publication de cette dernière, le dialogue entre Melpomène27 et la Renommée laisse sous-entendre que Molière est mort depuis longtemps28 (« depuis combien de temps... »), ce qui n’est pas recevable si la pièce est donnée avant 1673.

Ludwig Grawe, auteur d’une étude sur Boursault, énonce une autre possibilité, approuvée plus tard par Hoffmann. Les deux critiques affirment que le manuscrit du roman de madame de Lafayette déjà terminé, aurait circulé dans les salons et les cercles littéraires, bien avant sa publication, ce qui se faisait couramment à l’époque. D’ailleurs, une lettre de Madame de Sévigné du 16 mars 1672 démontre que ce fut le cas : « Je suis au désespoir que vous avez eu Bajazet par d’autres que par moi : c’est ce chien de Barbin, qui me hait, parce que je ne fais pas des Princesse de Clèves et de Montpensier29 ». Le roman était connu avant sa publication. Boursault, qui fréquentait ces milieux, en aurait donc pris connaissance et s’en serait inspiré pour sa tragédie. Si les dissemblances entre les deux sont frappantes, on se rend vite compte que le thème fondamental de Germanicus, la lutte d’une femme prise entre l’amour et le devoir, absent dans La Princesse de Montpensier, est au fondement de La Princesse de Clèves. En conséquence, La Princesse de Clèves a donc bien servi de trame pour la première ébauche de la tragédie de Boursault, qui, à la suite d’un refus en 167230 au plus tard, a été remaniée selon les goûts du public de l’époque dans un style « antiquisant ». Sous sa nouvelle forme, Germanicus a connu un succès incomparable. Comme l’auteur le dit lui-même en conclusion dans la lettre à la marquise de B. : « Quoique la Seine soit plus abondante, et roule une plus belle eau que le Tibre, elle n’a pas tant de grâce dans la Poësie ; et vous m’avouerez qu’Amiens, Abbéville, Rouen (...) n’ont rien de si héroïque que Rome, Albe, Cartage, Numance, Athènes et Corinthe31. » La thèse de Grawe apparaît finalement comme la solution la plus vraisemblable.

Autres adaptations du même sujet §

Lorsque Boursault écrit son Germanicus, personne d’autre n’en a fait un auparavant. Aussi est-il étrange d’en trouver un double à la même époque. On trouve effectivement un Germanicus de Crosnier, publié à Leyde chez Félix Lopez à la toute fin du dix-septième siècle. Il y a inséré une dédicace au secrétaire de la ville d’Amsterdam, Monsieur de Maasseveen, le présente comme « le fruit de ses veilles », et parle « des applaudissements qu’il a reçus »32. Mais, après analyse du texte, on s’aperçoit qu’il ne s’agit ni plus ni moins d’un plagiat. Crosnier, ayant vu le succès de la pièce de Boursault, a voulu s’en attribuer le mérite. Ce n’est, paraît-il, pas la seule fois qu’il envia les œuvres d’autrui, et qu’il en tira les avantages.

D’autres Germanicus, cette fois originaux, ont été créés peu après Boursault. Pradon, un de ses contemporains, n’eut absolument aucun succès avec le sien. Celui-ci aurait été donné six fois, du 22 décembre 1694 au 5 janvier 1695, et aurait fait très peu d’entrées. C’est pourquoi il ne fut pas imprimé et est désormais perdu. On l’ignorerait complètement si les registres de théâtre ne la mentionnait pas, et si Racine n’avait pas écrit un épigramme à son sujet :

Que je plains le destin du grand Germanicus !
Quel fut le prix de ses rares vertus !
Persécuté par le cruel Tibère,
Empoisonné par le traître Pison.
Il ne lui manquoit plus, pour une dernière misère,
Que d’être chanté par Pradon33.

Dominique de Colonia écrivit un Germanicus, publié en 1697, qui suit précisément la réalité historique, et s’apparente davantage à une tragédie politique. La seule modification concerne le lieu de la mort de Germanicus : dans cette pièce, il agonise à Rome, alors qu’en fait cela se passa en Orient, à Antioche. De nouveaux caractères sont aussi ajoutés au Germanicus de Boursault : Julie, la femme de Tibère, Cinna, gouverneur de Rome, et Pison, gouverneur de Syrie ainsi qu’homme de main de Tibère. Tous les personnages présents sont importants et connus du public par leur histoire, autrement dit il n’y a pas de confident. La tragédie commence quand Germanicus est de retour à Rome, après trois ans passés en Germanie, et qu’il vient y rejoindre Agripine, avant de repartir en Orient. Contrairement à notre pièce, il ne rentre pas chez lui en secret de Tibère, et ce dernier ne monte pas ouvertement de complot contre lui. Ce sont Pison et Julie qui sont chargés de le faire assassiner. Le premier le fait par ambition, l’autre par amour pour son fils Drusus. Germanicus a Drusus et Cinna de son côté, qui tentent de l’avertir et de dissuader l’empereur. Tibère préfère tout de même l’envoyer en Orient, dans l’espoir de le faire tuer au combat, mais l’armée réclame Germanicus comme empereur. Pendant ce temps, une lettre de ce général aux chefs romains leur demandant de s’allier avec lui contre l’empereur, renverse le jugement de Drusus. Germanicus n’a plus que deux alternatives : mourir ou régner. Il menace alors de se tuer, si le peuple qui s’est soulevé ne se range pas aux ordres de l’empereur. Cela regagne la confiance de Drusus. Un banquet est finalement organisé chez Drusus pour féliciter les deux fils de l’empereur nommés cesars et consuls. Germanicus empoisonné par Pison, dépérit et refuse d’accuser Tibère devant Agripine. Drusus, qui ne veut pas croire à la culpabilité de son père, avale le même breuvage, et meurt en implorant son père qui, puni ainsi de ses crimes, devra protéger la famille de Germanicus. À la dernière scène, Cinna vient prévenir l’empereur que le peuple, l’armée et le Sénat, furieux, le cherchent pour le tuer, ce qu’ils ont déjà fait pour Pison. Il demande à Tibère de s’enfuir, comme Germanicus mourant, le lui a conseillé.

Enfin, Antoine-Vincent Arnault en écrivit encore une adaptation. Sa pièce est représentée le 22 mars 1817 et connaît deux éditions avec des variantes. L’histoire est sensiblement la même que celle du Germanicus de Colonia. D’autres personnages historiques ont été encore introduits : Séjan, ministre et favori de Tibère, Sentius-Saturnius, sénateur romain, Plancine, la femme de Pison, Marcus, son fils, et Véranius, ami de Germanicus. Cette fois, la scène se déroule à Antioche. Germanicus pressent dès le début ce qui se trame contre lui, et renvoie Agripine pour la protéger. Séjan, qui comme Sentius et Pison, veut l’assassiner, décide aussi de trahir son empereur. Germanicus prend des dispositions : il confie un message à Sentius à l’intention de Tibère, dans lequel il raconte le complot de Pison qui se trame contre lui, et demande à Véranius d’essayer d’arrêter les malfaiteurs. Pendant ce temps, le peuple vient réclamer la tête de Pison, lequel abandonne son projet et se livre à la justice, pardonné par Germanicus. Mais, c’est une ruse pour faire empoisonner le général. Marcus, qui est du côté de ce dernier, est au courant de tout et veut avertir son ami. La cérémonie de réconciliation entre Pison et Germanicus a lieu devant les sénateurs, présents en tant que témoins. Agripine, quant à elle, ne croit pas du tout au repentir de cet homme. Pison commence à flancher et à renoncer à détruire son ennemi, mais Plancine, qui a intercepté la lettre de Germanicus, écrite sous la colère, le convainc de nouveau à poursuivre leur stratagème. Ensemble, ils mettent au point l’empoisonnement, qui a cours lors du banquet de réconciliation. Mourant, Germanicus accuse le couple Pison-Plancine et demande qu’on les punisse. Séjan survient, et, à la grande surprise de Pison, ordonne son arrestation. Marcus tend alors une épée à son père, pour qu’il se tue.

Lancaster mentionne également l’existence d’une pièce de Griguette, La mort de Germanic Cesar, mais il nous a été impossible de trouver plus de renseignement à son sujet.

Comme on peut donc le constater, les autres tragédies traitant de la vie de Germanicus ne s’intéressent qu’à l’aspect politique de sa vie, et plus particulièrement à son assassinat, en raison de son statut de successeur au trône et de sa grande popularité auprès du peuple. En cela, elles diffèrent complètement de la pièce de Boursault, qu’on pourrait qualifier de tragédie galante, puisqu’elle ne s’attache presque exclusivement qu’à la conduite de ses amours. Le premier titre, Les Amours de Germanicus, était d’ailleurs beaucoup plus parlant. On ne peut donc établir aucun lien de filiation ou source d’inspiration entre la pièce de 1673 et les suivantes.

Analyse de la pièce §

Résumé de la pièce §

Acte I : La tragédie commence juste avant le retour de Germanicus à Rome. La scène d’exposition nous apprend que deux couples d’amoureux, Germanicus-Agripine et Drusus-Livie, vont être séparés à cause d’un ordre de l’empereur Tibère. En effet, celui-ci exige que son fils Drusus épouse la promise de Germanicus. Agripine, qui accepte de se plier à son commandement, demande à son futur mari de reporter la cérémonie d’un mois, le temps qu’elle se fasse à cette idée. Peu après, Pison, ami et intermédiaire du jeune couple, arrive avec des nouvelles fraîches de Germanie. Il ose lui avouer l’amour secret qu’il ressent pour elle. Agripine, furieuse, lui pardonnera son élan seulement en raison de la fidélité dont il a fait preuve jusqu’alors, et le renverra avec la promesse de ne plus en entendre parler.

Acte II : À l’acte suivant, Albin, le confident de Germanicus, vient annoncer le retour de son maître. Agripine est toujours amoureuse de ce dernier, même si son devoir la contraint à l’oublier. Il faut donc qu’il ne cherche pas à la rencontrer, et qu’il retourne vers son ancien amour, Emilie. Après de nombreuses hésitations et craignant une faiblesse de sa part, elle refuse de le revoir. Mais c’est trop tard, Germanicus arrive et elle doit se décider à le recevoir en cachette. Entre temps, Pison prétend avoir oublié ses sentiments pour Agripine. Elle lui demande par conséquent d’être présent à l’entretien, afin de s’assurer que le général sera éconduit, de la même manière qu’il l’a été. Dès que Germanicus apparaît, il se met à supplier son amante, puis lui reproche d’accepter ce mariage pour satisfaire son ambition, ou par amour pour Drusus. Agripine est blessée et se résout à ne plus jamais le revoir. À ce moment-là, on apprend la venue de Drusus. Germanicus fuit rapidement avec l’aide de Pison.

Acte III : Pison raconte leur fuite, et nous renseigne : Germanicus n’est pas parti. Il est resté à Rome dans le but d’empêcher le mariage. Drusus est au courant de l’arrivée de son rival et constate sa grande popularité auprès du peuple. Il reconnaît n’avoir aucun sentiment pour Agripine, et lui préfère Livie, la soeur de Germanicus. Lors d’une entrevue, il lui avoue cet amour, alors qu’elle prétend le haïr et lui rend les billets doux qu’il lui avait envoyés. La seule faveur qu’elle demande, c’est de satisfaire les amours de son frère. Or, pendant ce temps, Agripine a fait avancer le mariage au lendemain. Elle explique à sa confidente, Flavie, que son amour pour Germanicus est si fort, qu’elle craint de ne pas pouvoir accomplir son devoir. Autant hâter une chose irréversible.

Acte IV : Par la suite, elle découvre que Tibère a proposé à Pison de tendre un piège et de faire assassiner Germanicus au cours du mariage, en lui promettant en échange qu’il serait fait consul. Ce dernier a accepté cette offre pour s’attirer la confiance de l’empereur, et s’assurer qu’il ne cherchera pas d’autre tueur. Cependant, il est nécessaire que Germanicus se mette en sécurité en retournant au milieu de ses troupes. Agripine dévoile les intentions de Tibère à son amant, qui, aveuglé par les faveurs de l’empereur, ne veut pas y croire. De toute manière, selon lui, le résultat est le même, qu’il meure ou qu’il laisse Drusus épouser Agripine.

Acte V : Au dernier acte, on retrouve Agripine en proie à l’inquiétude, après une nuit de cauchemars. Elle attend des nouvelles de Germanicus par l’intermédiaire de Pison. Elle craint qu’il ne soit mort, tué peut-être par Pison, jaloux. Flavie a rencontré Albin, qui arrive pour l’informer. Pendant un cours instant, un quiproquo laisse penser que Germanicus a été assassiné par Pison. En réalité, c’est l’inverse qui s’est produit. Pison est allé prévenir Germanicus des menaces qui pesaient sur lui, et en sortant, il a été tué à sa place dans le noir par son propre frère. Agonisant, il persiste à croire qu’il a été puni pour son plus grand crime : dire son amour à Agripine. Drusus, quant à lui, ne doute pas de l’identité du commanditaire de l’assassinat, mais il demande à Agripine d’être magnanime. Tibère, sous la pression du peuple révolté, a effectivement décidé de réunir les amoureux. Le mariage de Germanicus et d’Agripine va donc être finalement célébré.

Les personnages §

Tout d’abord, on constate que Boursault adhère aux conventions de la tragédie classique, genre auquel il s’essaie pour la première fois, rappelons-le, par le fait qu’il a choisi de représenter des personnages appartenant à l’histoire, éloignés de son époque par le temps (le Haut-Empire) et par le lieu (Rome), et tous issus d’un haut rang social, ou ayant de hautes fonctions. Mais, à certains égards, ceux-ci se distinguent des rôles typiquement tragiques : pas de « désespoir forcené », de « folie », de « monstres inaccessibles aux remords34 »... rend="footnote_reference"Autrement dit, il n’y a pas de rôle spectaculaire. Ceci provient sans doute d’une volonté de l’auteur de rester au plus près possible des personnages historiques. Ainsi, comme chez Tacite, Germanicus est le héros romain, juste, bon, fidèle, courageux, etc. Tibère, qui n’apparaît pas, est le despote rusé et cruel dans toute sa splendeur, tel qu’il est décrit par Suétone. Pratiquement aucun trait de leurs caractères n’a été modifié au profit de l’intrigue. Seuls les faits, en eux-même, ont subi quelques changements. Certains types de rôles tragiques ont été rajoutés, comme ceux des confidents, mais dans l’ensemble, il n’y a rien que de très vrai dans ces caractères. Néanmoins, un certain manichéisme est perceptible dans les personnages de Germanicus. Ils ont tous une personnalité affirmée, c’est-à-dire que les faibles s’opposent aux méchants : pas d’entre deux, pas de monstre à la fois victime, ou de faible-coupable, exception faite de Pison, qui a une fonction plus complexe.

Si l’on tente de réaliser le modèle actantiel de la pièce, tel que le décrit Anne Ubersfeld, on s’aperçoit qu’il y a un parallélisme entre les couples Agripine-Germanicus et Livie-Drusus. En effet, la décision initiale de Tibère a pour conséquence de briser les deux couples, dans le but d’en créer un nouveau. De même qu’Agripine est contrainte d’oublier son amant par devoir, Drusus doit aussi se résoudre à le faire avec Livie. Cette structure en miroir implique un redoublement dans les emplois des personnages, qui n’est certainement pas nécessaire à l’intrigue. À partir de là, on se rend compte qu’une majeure partie de la tragédie est construite sur un système d’échos. Ainsi, les scènes de rencontre, d’aveu, de dispute entre Agripine et Germanicus rappellent beaucoup celles de l’autre couple d’amoureux, à la seule différence près que Drusus n’a aucune menace de mort qui pèse sur lui. Les enjeux étant différents, l’accent est mis sur le premier couple.

Drusus et Germanicus peuvent donc être étudiés en parallèle, bien qu’ils soient assez difficiles à cerner. Malgré leur statut, aucun d’eux ne joue le rôle de héros véritable, tel qu’il est peint au premier acte (« le premier des mortels », à la scène 1). Ils se contentent de parler : discuter de leurs sentiments, convaincre leur maîtresse, s’enrager contre leur destinée, sans jamais vraiment agir. Germanicus, lui, est l’archétype du héros, renforcé encore par son tempérament de militaire. Jeune, fougueux, téméraire, audacieux, impulsif, glorieux... mais désespéré, il remplit toutes les conditions pour être un personnage de tragédie selon J. Scherer. Il est conscient dès le début, qu’il doit surmonter les obstacles qui l’empêchent d’épouser celle dont il est amoureux. Son unique défaut est un excès de générosité qui confine à la naïveté : il se fie totalement à son père adoptif, et ne soupçonne pas chez lui la jalousie, la méchanceté, la manipulation, qui le déterminent à monter un complot contre son neveu. Rentré de Germanie à Rome sans le consentement de l’empereur, il ne tente plus rien de concret après cela, pour sauver son couple. Quoique protagoniste de la pièce, on a le sentiment que, le dénouement approchant, Pison lui vole la vedette.

Drusus est un double de Germanicus (même âge, même fonction, même situation), en plus hésitant. À aucun moment, il ne se rebelle contre la décision de son père, même lorsqu’il a enfin la certitude d’aimer Livie, et non pas Agripine.

Dans la soumission, les deux femmes, Livie et Agripine, ont deux comportements bien différents. Quand la première, furieuse, feint par raison de ne plus aimer Drusus, la seconde, tout aussi résignée à son triste sort, prend prudemment la décision de se plier aux exigences de l’empereur et de mettre de côté sa vie amoureuse au profit de son devoir. Sur certains points, elle s’apparente à la Bérénice de Racine. Comme elle, elle doit renoncer à son amour pour des raisons politiques et familiales ; et ce sont les événements extérieurs qui vont décider pour elle. Cependant, Agripine a à tenir tête à l’empereur, tandis que Bérénice ne doit cette situation qu’à des conventions extérieures. Selon Hoffmann, qui se réfère à une certaine idée de Racine, la seule chose qui sépare Agripine de l’héroïne tragique est son manque de vigueur, de force, de résistance : « L’assurance d’Agripine est conventionnelle, son principal souci est la préservation de sa gloire, tout comme la Sabine de Horace de Corneille35. » Il est vrai qu’à cause de cela, elle se montre particulièrement sévère lors de la déclaration d’amour que lui fait Pison, bien que celui-ci lui ait déjà rendu d’innombrables services pour favoriser la réussite de son couple. De même, elle refuse de recevoir son amant, dès qu’elle est promise au fils de Tibère. Une seule fois, elle s’autorise à se dérober au protocole, au moment où elle jure sa fidélité à Germanicus (Acte IV, sc. 2), mais revient presque aussitôt sur ses paroles et le congédie. Elle est, en définitive, le contraire de « l’amante passionnée » de La Mesnardière (surtout préoccupé par les questions de bienséance), qui « méprise la réputation, se mocque des remontrances, ne se soucie ni des grandeurs, ni des biens de la fortune36 ». Elle ne juge que par rapport à son « honneur », à son « apparence », à son « respect37 », et ne se laisse pas envahir et dominer par sa passion. Trop raisonnable, elle se comporte exactement comme devrait le faire une femme qui n’est pas amoureuse, et se situe donc aux antipodes de Phèdre, dans la pièce éponyme de Racine. L’abbé La Porte, au contraire, trouve qu’« Agripine immole son amour avec une générosité digne d’une Romaine38 ». En outre, un certain nombre de critiques la jugent excessivement précieuse.

En ce qui concerne Livie, sa présence effacée tout au long de la pièce, son peu d’interventions, et sa propension à cacher ses vrais sentiments, entre autres auprès de Drusus, nous donnent très peu d’éléments pour pouvoir analyser sa personnalité. Tout comme son amant, elle ne sert le plus souvent que de double à Agripine. Son caractère ambigu complique davantage les données du problème, puisqu’en refusant d’avouer ses sentiments à celui qu’elle aime, elle lui laisse croire que son mariage avec Agripine est encore la meilleure solution. Les rares discussions qu’elle a avec lui consistent en général à intervenir pour lui demander des faveurs pour son frère.

Pison, quant à lui, apparaît comme le seul personnage sympathique aux yeux de la plupart des écrivains. Hoffmann le compare même au Don Guritan du Ruy Blas de Victor Hugo. Tout au long de la pièce, il semble n’avoir qu’un rôle de second plan39, et ne remplit d’ailleurs aucune fonction directe dans l’action principale. Il s’assimilerait presque à un confident, s’il n’avait pas un rang si élevé (c’est un chevalier romain). Il a effectivement la même utilité qu’un confident : il est l’intercesseur entre les deux amants, il écoute leurs lamentations, leurs éclats de joie, et leurs secrets ; il les console, les avertit du danger, les tient au courant des informations qui les concernent ; il est présent à leurs entrevues privées (car la bienséance oblige qu’une jeune fille ne rencontre pas un homme, seule, à plus forte raison si elle est déjà promise en mariage à un autre). Toutefois, Pison a un caractère qui lui est propre, un intérêt dans l’histoire (il aime Agripine), et prend des initiatives ; aussi le nom d’ami lui convient mieux. À l’avant-dernière scène de l’acte V, on apprend sa mort, ou plutôt son sacrifice, et cet événement change définitivement la vision qu’on a eue du personnage jusqu’alors. Son amour durement réprimé par Agripine, son rôle d’intermédiaire entre celle qu’il aime et son rival, et son meurtre, arrivé parce qu’il a voulu protéger son maître, renforcent la sympathie que l’on éprouve pour cette victime.

Reste également l’impression que cette mort aurait pu être souhaitée de sa part. Puisque son seul amour refusait de l’entendre, qu’il n’aurait jamais ni son cœur, ni sa main (comme il le dit lui-même), en plus de sauver son maître, elle s’offrait à la fois comme une délivrance, à la fois comme une punition. Sa faute, aussi involontaire, et si légère soit elle, repose sur le fait qu’en tombant amoureux d’Agripine, non seulement il s’éprend d’une femme hiérarchiquement supérieure à lui, mais aussi il trahit son ami et maître, Germanicus, à qui il sert d’intercesseur. De la même manière que la Phèdre de Racine, ce sont ses aveux qui l’ont mis dans une situation délicate. Grâce à cela, il donne sa tonalité tragique à la tragédie, qui, sans cela, passerait peut-être pour une tragi-comédie, ou une comédie héroïque. Il est davantage un héros tragique que les autres personnages de la pièce, en ce que son amour est interdit, que celui-ci l’oblige à mentir (lorsqu’il revoit Agripine pour la seconde fois, après qu’elle l’ait congédiée à cause de son aveu, il lui fait croire qu’il ne l’aime plus), et que, faute de solution, la mort apparaît comme l’issue la plus raisonnable. D’après Grawe, ce rôle aurait été inspiré à Boursault par celui du comte de Chabannes, dans La Princesse de Montpensier de Madame de Lafayette.

Tibère, enfin, n’est montré à aucun moment sur la scène. Ce choix de Boursault peut être perçu comme un élément stratégique. En effet, son absence crée une atmosphère plus pesante, une impression plus forte de la fatalité des événements, et une quasi allégorisation de sa personne. N’étant jamais représenté, ses faits et gestes semblent ceux d’une divinité malfaisante, qui impose sa volonté à ses sujets, et qui joue avec leurs sentiments comme avec des objets. Ce qui est surprenant, c’est que personne sur scène ne représente son autorité : ni ami, ni conseiller, ni garde. Autrement dit, le spectateur ne voit que les honnêtes gens, victimes, confidents, adjuvants, qui se débattent des crimes commis sur leur personne par une instance invisible. Cela permet de renforcer le sentiment de frayeur face à une menace omniprésente.

D’autre part, comme pour les autres personnages, Boursault a conservé les traits de caractère de Tibère. Ici, sont particulièrement bien retranscrits sa cruauté, sa rivalité perpétuelle avec Germanicus, son désir de tout contrôler, etc. Il prend un malin plaisir à provoquer le malheur de son ennemi, ainsi que celui de ses proches. Il est donc un adversaire « existentiel », et non « conjoncturel » de Germanicus : « le sujet se trouve menacé dans son être-même, dans sa propre existence, il ne peut satisfaire l’opposant qu’en disparaissant40 ». Si ce n’était son statut d’empereur, titre qu’il a obtenu à la succession d’Auguste en toute légalité, on pourrait le prendre pour un tyran, emploi tragique caractérisé par les traits décrits ci-dessus : la perfidie, l’avarice, le mensonge compris. La Mesnardière le considère ainsi. Après une longue énumération des vices les plus représentatifs du tyran, il conclut par : « Tels on été les Tibères, les Nérons, les Domitiens, et ces autres pestes du monde, dont la mémoire est exécrable partout où il y a des hommes41. » En tout cas, il n’a rien de la justice et de la générosité d’un roi. C’est un roi perverti, et d’après Scherer, on ne peut se débarrasser de lui qu’en le tuant. Ici, c’est la menace de sa mort réclamée par le peuple qui va le faire revenir sur sa décision.

Mais il est, par ailleurs, le père adoptif de son rival, et il se comporte en tant que tel. En empêchant le mariage de Germanicus avec celle qu’il aime, et en manigançant un autre pour son fils naturel, il met un obstacle aux amours de ses deux fils, ce qui est l’emploi le plus répandu du père dans le théâtre classique, et plus particulièrement dans la comédie. Il est de son devoir de trouver le bon parti pour son enfant, même si momentanément, cela fait le malheur de ce dernier. Finalement, Tibère trouve tous les avantages à favoriser l’union de Drusus et d’Agripine, au détriment de Germanicus, puisqu’il se montre à la fois un bon père, tout en nuisant aux intérêts de son rival. Toujours est-il que, pour ses abus de pouvoir, son sadisme envers les jeunes héros, le meurtre qu’il a commandité, il n’est puni en rien, ni ne se repentit. Le sort l’a épargné, puisque suite au soulèvement du peuple, il a dû renoncer à s’opposer au mariage de Germanicus, qui finalement lui a laissé la vie sauve.

Thèmes §

Une intrigue politique ou une intrigue sentimentale ? §

La majorité des théoriciens restent persuadés « qu’une tragédie demande une passion plus noble que l’amour, comme l’ambition, ou la vengeance42 ». Bien évidemment, l’amour fait toujours partie de l’intrigue, mais uniquement en tant qu’« ornement », rarement en tant qu’action principale. Dans Germanicus, la question de savoir s’il s’agit davantage d’une intrigue politique ou d’une intrigue sentimentale semble superflue. Néanmoins, si toute l’action se concentre autour du mariage d’Agripine, il y a en parallèle le traitement du complot mené contre Germanicus. Ces deux éléments se recoupent et participent sans aucun doute de l’unité d’action. Peut-être l’aspect sentimental de la pièce ressort-il davantage, mais en y regardant de plus près, les motivations qui tournent autour de ce mariage, ont toutes un fondement politique. On peut aller plus loin en affirmant qu’il s’agit d’un mariage arrangé, donc politique. J. Truchet avance même que « pour les sujets politiques tirés de l’histoire, sous des événements connus, on fait supposer quelque intrigue amoureuse sensée les expliquer, car un héros sans amour serait ridicule et malséant43 ». On peut aisément en conclure que Boursault, pour motiver et assaisonner son intrigue politique, puise à la fois dans l’histoire amoureuse du héros, à la fois dans sa carrière politique, et combine le tout, en arrangeant quelque peu la vérité. En résulte un mariage qui déplait à tout le monde, sauf à Tibère, qui abuse de son pouvoir pour faire souffrir son rival, puis, non content des effets déjà produits sur lui, monte un complot contre lui.

On peut aussi s’interroger sur les buts poursuivis par l’auteur. En fait, Boursault était un fervent adepte du « Plaire et instruire ». Il a déjà eu l’occasion de le prouver, puisqu’un certain nombre de ses œuvres, ses comédies en particulier, était riche en allusions, en critiques et en caricatures. Ce style virulent était même devenu son empreinte personnelle. Grâce à J. Truchet, on sait que les Français de l’Ancien Régime se préoccupaient beaucoup de ces questions de pouvoir, de succession, de légitimité. On peut donc légitimement se demander s’il a cherché à faire passer un message politique quelconque à travers sa pièce. En l’occurrence, Boursault n’aurait-il pas utilisé le despotique Tibère pour dénoncer, par le truchement de sa pièce, une certaine forme de gouvernement ? Rien n’est moins sûr, et le travail de décryptage peut s’avérer long et dangereux. Ici, la pièce joue surtout sur l’ambigüité du statut de Tibère. Toute la différence entre le roi et le tyran réside dans le fait que le monarque, s’il jouit d’un pouvoir absolu sur ses sujets, ne peut l’exercer qu’en toute légalité et en toute moralité. Le tyran, lui, a usurpé le pouvoir et en abuse au service de ses désirs personnels. Et dans Germanicus, Tibère n’agit que sous la pression de la passion qui l’anime, la vengeance résultant de sa jalousie pour son neveu ; et c’est le peuple qui rétablit l’ordre en se soulevant.

Le devoir contre l’amour §

Au XVIIe siècle, l’amour fait toujours partie des tragédies, même s’il n’apparaît qu’au second plan. Les théoriciens se sont efforcés de distinguer deux grands types d’amour sur scène : l’amour « raisonnable » et l’amour « tyrannique44 ». Ils correspondent, en résumé, à l’amour conjugal et à l’amour adultère, non partagé, voire illégal. Dans Germanicus, seul l’amour raisonnable est évoqué, avec une nuance : les deux couples ne sont pas encore mariés. Fidèle à la tradition, Boursault a mis en scène des jeunes amants parfaits, prêts à se marier, mais persécutés injustement par une puissance extérieure. En l’occurrence, Tibère presse Agripine de quitter son amant, pour une raison valable qui suffit à la persuader, sans la menacer : le devoir. Si Germanicus cherche à se révolter, Agripine, elle, semble presque consentante. En réalité, le choix entre l’amour ou le devoir, elle l’a fait rapidement. Il n’y a plus vraiment dilemme ; cependant les réflexions, les lamentations et les pleurs demeurent, car c’est de cette confrontation de deux envies également légitimes que naît sa souffrance. Les obstacles à son bonheur sont extérieurs (le commandement de l’empereur) et intérieurs (le devoir). C’est là que réside le sujet de la pièce : le fait que dans les couples, de chaque côté, l’un des amants désespère et tente à tout prix de trouver un moyen pour changer la situation, l’autre désespère de la même façon, mais qui préfère se condamner au devoir. Finalement, Agripine a opté pour le devoir, tandis que Germanicus choisit l’amour. Ce désaccord donne au couple encore moins d’espoir pour s’en sortir.

Mais, il y a un autre amour qui se confronte au devoir dans la pièce : c’est celui de Pison. En effet, Pison tombe amoureux d’Agripine, qu’il aide par ailleurs pour contacter Germanicus. Ami et intermédiaire du couple, il faillit à son devoir en avouant ses sentiments cachés à la jeune femme. D’une part, il trompe la confiance de Germanicus et de Drusus, puisqu’il leur a rendu service à l’un et l’autre, dans leur tentative de séduction ; d’autre part, il ne peut, en tant que subordonné et confident, aimer une femme d’un rang si supérieur au sien. Le fait de se confesser auprès d’elle ne fait qu’aggraver les choses. C’est à ce moment-là que son amour interdit devient un amour coupable. Pour aller lui expliquer le piège tendu par Tibère contre Germanicus, il a été obligé de mentir sur les sentiments qu’il éprouve à son égard, et faillit même se trahir un instant. Le dilemme pour lui ne pèsera pas trop lourd, parce que personne, en dehors d’Agripine, ne connaîtra son secret, et que son amour étant à sens unique, son devoir s’imposera à lui comme la solution restante.

Le poids de la fatalité §

La fatalité est un motif récurrent dans la tragédie classique. Elle est ici particulièrement présente. Si le suspense dans le déroulement de l’action ne nous semble pas intense, la progression inéluctable vers le mariage ordonné par Tibère donne l’impression que rien ne pourra changer le destin de ces deux couples. Seule, au dernier moment, une péripétie (et exploitée à fond, elle prend ici tout son sens), la mort de Pison provoquant une sédition, peut apparaître comme un présage plus que positif. En effet, si les meurtriers sont convaincus d’avoir tué la bonne personne, ils ne devraient plus s’escrimer à poursuivre à nouveau Germanicus. Mais, rien ne pouvait présager jusqu’alors de ce qui allait arriver : aucune indication, aucun signe, aucun pressentiment, si ce n’est les cauchemars d’Agripine la nuit précédant l’assassinat, qui prévoyaient une catastrophe comme celle du meurtre. Les personnages eux-mêmes se laissent gagner par le désespoir amoureux. Livie, Drusus, et Agripine le sont dès le début. Germanicus ne renonce pas tout-à-fait, et c’est pour cela qu’il décide de ne pas quitter Rome. Mais, la plupart du temps, il se contente d’échapper à Drusus et à Tibère, sans continuer à se battre, non qu’il s’abandonne à son destin, mais par bonté d’âme.

Le sentiment d’être prisonnier de son destin s’amplifie encore, quand une passion imprévue, coupable, et parfois interdite, surgit dans le cœur des personnages. C’est dans ce contexte que pointe la notion d’esclavage de l’amour. Le champ lexical est particulièrement diversifié : on passe des « liens », aux « fers », pour aller jusqu’au « joug ». Les mouvements de l’âme qui accompagnent cet amour sont ceux d’une maladie (« la mélancolie érotique », comme certains théoriciens l’appellent). L’impuissance face à ses propres sentiments effraient également les personnes atteintes. Le cas le plus flagrant est celui de Pison, qui ne devait pas tomber amoureux d’Agripine, la situation étant déjà assez complexe. Il a beau lutter, cacher ses sentiments, tenter de transformer cet amour en amitié, il sait bien que seule la mort est capable de modifier son destin. Cette mort apparaît par ailleurs comme salvatrice pour les deux couples séparés, car le peuple croyant que Germanicus a été tué, il va faire pression sur l’empereur pour rétablir l’ordre, faire accepter leurs mariages, et veiller à ce qu’il n’arrive plus rien au héros populaire.

Un heureux dénouement §

La Mesnardière insistait cinquante ans plus tôt pour qu’une tragédie finisse de manière funeste. En réalité, ce type de dénouement est surtout l’effet d’une longue habitude. De plus, les critères pour une fin malheureuse sont souvent incertains ou discutables. Certes, ce n’est pas le nombre de morts qui la détermine. Cela dépend du protagoniste : le dénouement est heureux, si le personnage principal a réussi ce qu’il voulait. L’ennui avec notre pièce, c’est qu’elle s’achève sur la mort de Pison qui, malgré son amour interdit pour Agripine, a l’air d’être plutôt sympathique. Jusqu’aux dernières scènes de l’acte V, l’avancée de l’action nous laisse présumer que la tragédie finira sur le mariage de Drusus et d’Agripine, au cours duquel Germanicus doit être tué. Or, un ultime et inattendu rebondissement se produit peu après le meurtre de Pison. Le peuple se révolte, et Tibère est contraint d’abandonner son projet de tuer Germanicus, et du même coup, de le laisser épouser celle qu’il aime. C’est une péripétie dans les règles, quoique banale, qui conduit directement à la fin heureuse. Comme souvent, quand le pouvoir est mal géré, c’est le peuple qui a la vision la plus objective, et il n’est pas rare que la sédition marque la fin des tragédies à fin heureuse. Objectivement, tout est bien qui finit bien, mais la mort de Pison, qui plane sur cet heureux événement, assombrit nettement ce retournement de situation. Les dernières phrases de la tragédie prononcées par Germanicus, nous laissent à penser que ce dénouement heureux est très relatif. D’habitude, le seul sang versé dans ce type de dénouement est celui du tyran, et non celui d’une victime. Tibère étant un monarque légitime, et malgré les volontés tyranniques et meurtrières que certains personnages lui prêtent, Boursault ne pouvait raisonnablement pas finir sa pièce sur un régicide.

La question du genre, qui sera vite écartée, s’impose ensuite logiquement. Si Germanicus finit de cette manière, est-ce que cela suffit pour la comparer à une tragi-comédie ? Hoffmann ne se prive pas de la désigner ainsi. D’après lui, Boursault n’a pas osé la solution tragique, trop risquée à son goût, et opté pour le double mariage final. Il faut bien reconnaître qu’après une pareille pression, ce dénouement semble un peu trop facile. Néanmoins, on ne peut percevoir les autres caractéristiques de la tragi-comédie dans notre pièce : pas de recours à une machine ou un artifice quelconque, pas de complication de l’intrigue, pas de changement de lieu, pas de diversité dans le ton, mais plutôt une certaine uniformité, des personnages appartenant aux rangs les plus élevés, un sujet historique, etc. Enfin, le dénouement sans mort et avec un ou plusieurs mariages s’est, à l’époque de Boursault, répandu de plus en plus. Et s’il est indéniable que Boursault soit un admirateur de Corneille et un défenseur du modernisme, il est resté plutôt classique pour sa première œuvre tragique, même s’il a trouvé qu’un dénouement heureux à sa tragédie serait plus prudent par rapport à son talent d’écriture.

Une tragédie romanesque §

Nous avons démontré d’ores et déjà que Germanicus était tiré d’une autre pièce de Boursault, représentée peu avant, elle-même inspirée d’un roman de Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves. Il semble donc normal que notre pièce contienne certains aspects propres au roman. C’est Fournel qui, le premier, a utilisé ce terme de « romanesque »45 pour nommer cette tragédie. Il se justifie par le fait que l’auteur a tout simplement transposé le roman sur une scène, sans procéder à une réelle adaptation. C’est pourquoi Agripine agirait, selon lui, comme une héroïne de roman, parfois même un peu précieuse. Sans aucun doute, une tonalité tragique lui fait défaut. Il apparaîtrait judicieux d’effectuer maintenant une comparaison entre le roman de Madame de Lafayette et le résultat final de son adaptation, Germanicus, puisque « l’étape intermédiaire » (La Princesse de Clèves) a été perdue.

Certes, il y a quelques points communs entre les deux œuvres : le mariage forcé, la jeune femme amoureuse d’un autre, le (futur) mari presque parfait (si ce n’est qu’il n’est pas aimé). Le seul ennui est que, chez Madame de Lafayette, Mademoiselle de Chartres est déjà mariée lorsqu’elle rencontre Nemours. Ce n’est pas le cas d’Agripine, qui a encore le choix de refuser le mariage. Par ailleurs, il n’y a pas d’équivalent du rôle de Pison dans le roman, pourtant prépondérant dans notre tragédie. Ces derniers éléments nous laissent à penser que Boursault a eu en mains une version de La Princesse de Clèves complètement différente que celle que nous connaissons aujourd’hui, dans laquelle l’héroïne rencontrait peut-être le duc avant son mariage.

Enfin, Boursault, sincère admirateur de Corneille, a copié son maître sur certains points, conférant à sa pièce des côtés romanesques propres à la tragi-comédie cornélienne. Il se sert ainsi de son sujet pour mettre en exergue des motifs chers à son maître : la passion amoureuse vue de manière courtoise, l’orgueil mis en valeur par le personnage de Livie, le sacrifice héroïque d’Agripine, le devoir familial prôné avant tout, etc. De même, le choix de personnages bons ou mauvais, sans juste milieu, et le dénouement heureux sont des emprunts au théâtre cornélien. Même si Corneille n’a pas été le seul dramaturge à travailler de cette manière, Boursault a toujours revendiqué l’imitation de son protecteur.

Mais, on décèle de la même façon une forte imprégnation de Racine dans son texte. Les réminiscences (que nous citerons en notes de bas de page) sont parfois même assez frappantes. De plus, de nombreuses comparaisons peuvent être établies avec Bérénice, et avant tout, la recentration de l’intrigue autour d’un trio, une sorte de triangle amoureux. En effet, Pison est amoureux d’Agripine, qui aime et est aimée en retour de Germanicus, mais qui doit se résoudre à l’oublier. Il en est de même pour Antiochus, amoureux de Bérénice, qui aime et est aimée de Titus, mais qui doit, lui aussi, l’oublier. De plus, l’amoureux éconduit est, dans les deux cas, l’intermédiaire pour le couple, et préfère fuir plutôt que de rester après l’aveu de son amour. Nous verrons combien certaines situations de notre pièce sont largement inspirées de la pièce de Racine.

Finalement, en analysant rétrospectivement l’œuvre très disparate de Boursault (qui rassemble, ne serait-ce qu’au théâtre, des farces, des comédies héroïques, des tragédies lyriques, etc.), on se rend compte que la tragédie n’est pas sa spécialité, puisque dès son premier jet, les genres s’y confondent. Comme le chapitre suivant le démontrera, on trouve dans Germanicus un style au moins autant poétique, que romanesque.

Écriture et dramaturgie §

Structure de la pièce §

Équilibre des séquences §

Anne Ubersfeld a déterminé dans ses études, qu’il existait plusieurs types de séquences. Elles correspondent généralement au découpage de la pièce en actes et en scènes. Normalement, cela ne mériterait pas de faire l’objet d’un paragraphe, mais à quelques reprises dans Germanicus, des scènes étonnantes, de ce point de vue, surprennent et doivent être mises en avant. Il y a par exemple deux scènes contiguës qui comportent exactement les mêmes personnes, alors qu’elles sont normalement renouvelées à chaque entrée d’un nouveau personnage. Il s’agit des scènes 4 et 5 de l’acte II. En réalité, Flavie est sortie au vers 650, et le changement de scène marque son retour. On peut essayer d’expliquer cela à partir d’un autre critère : le changement de scène vient peut-être du fait qu’un nouveau ressort de l’intrigue a été mis en place. La scène 5 n’est apparemment là que pour annoncer la venue imminente de Drusus. Est-il indispensable de changer de scène pour cela ? D’autant plus que Boursault n’a pas l’air de tenir absolument à l’égalité du nombre de ces scènes dans un acte. On s’en rend compte avec l’acte IV, qui lui, ne comporte que deux scènes. Scherer a son opinion à ce sujet : bien que la plupart des auteurs classiques aient tenté d’équilibrer autant que possible leurs actes, scènes ou parties, ceux-ci ont une certaine autonomie, et on ne peut les déterminer arbitrairement. Néanmoins, il cite d’Aubignac, qui recommande de ne pas descendre au-dessous de trois scènes par acte, pour faciliter l’attention du spectateur. Cela permet, selon lui, de consacrer plus de temps à un récit, une explication, une délibération (sans l’interruption des autres personnages), et en l’occurrence, à l’argumentation d’Agripine pour convaincre Germanicus que Tibère lui destine un piège, le jour du mariage de Drusus avec sa maîtresse. En ce qui concerne notre pièce, c’est le rythme que Boursault voulait sans doute préserver, en ne rajoutant pas d’autres scènes dans le quatrième acte, aux deux premières déjà si longues.

Présence des personnages §

De même que la distribution des séquences, cela ne semble pas important au premier abord, mais celle de Boursault n’est pas faite au hasard. Si on réalise un tableau de la présence des personnages scène par scène, on s’aperçoit que Germanicus apparaît seulement à l’acte II, puis à l’acte IV et V, en totalité que quatre fois, ce qui est excessivement peu pour le héros de la pièce. Il n’est présent ni à l’exposition de la pièce, ni au milieu, quand le nœud se resserre. À l’inverse, Agripine n’est absente que pendant trois scènes à l’acte III. Cela remet en question la notion de protagoniste et de héros dans la tragédie. Soit l’auteur a voulu rendre son héros plus discret, voire mystérieux (n’oublions pas qu’il est à Rome en secret), soit on peut avancer qu’Agripine est le personnage central d’une pièce qui ne porte pas son nom. Les deux alternatives peuvent être envisagées. La première participe d’une tactique de l’auteur, qui vise le retardement de l’entrée en scène du héros, et qui, du même coup, mythifie quelque peu ce personnage. La seconde n’est pas négligeable, non plus. Dès la scène d’exposition, les intérêts se recentrent autour d’Agripine, comme le nœud même de l’action, se prolongeant vers chaque élément.

Distribution de l’action §

Comparer ce qui se passe sur scène et ce qui a lieu en coulisse, a une certaine incidence sur la manière dont on perçoit l’intrigue. Pour Germanicus, elle se situe au niveau de l’extra-scénique. En effet, le tableau nous indique que toute l’action, mais aussi toutes les délibérations, les propositions, les réclamations sont faites hors de la scène (ce qui est régulier pour une tragédie du XVIIe siècle avec les contre-coups sentimentaux des décisions politiques). Ainsi, le spectateur assiste aux déclarations d’amour de Pison, de Germanicus, et de Drusus à Agripine, de Drusus à Livie, aux tentatives de persuasion, aux scènes de lamentations, aux annonces et aux récits d’événements ; mais il ne voit pas le retour de Germanicus à Rome, les différentes intercessions de Drusus et d’Agripine auprès de Tibère pour avancer ou repousser la cérémonie du mariage, la construction du plan de Tibère contre Germanicus, le meurtre de Pison, la sédition populaire... Certes, de nombreuses choses ne peuvent être montrées sur scène, à cause de la censure, ou faute de possibilités matérielles. Mais l’action scénique est aussi très limitée du fait de l’absence de Tibère ou d’une incarnation de son autorité.

Dramaturgie §

L’unité de lieu §

Elles sont toutes bien respectées de l’auteur. La totalité de l’intrigue se déroule à Rome, dans les jardins de Lucullus, qui est un endroit idéal pour les rencontres secrètes entre les couples, puisque c’est un lieu neutre et semi-public, mais discret. Par conséquent, il est facile pour Boursault d’y amener tous les personnages, aussi différents soient-ils. Les femmes, leurs amants, aussi bien que leurs confidents, peuvent aller et venir, sans que cela soit mal interprété. Contrairement à une chambre ou à un appartement, chacun peut y circuler librement. Cela préserve la bienséance, à laquelle Boursault semble beaucoup tenir, car dans un tel lieu ne peut en aucun cas recevoir les amours interdites des jeunes couples. Et les hommes et les femmes, accompagnés de leurs confidents, ne peuvent rien faire qui soit soupçonné d’adultère.

L’unité de temps §

En ce qui concerne l’unité de temps, aucun problème ne se pose. La pièce commence probablement au milieu d’une journée, et s’achève le lendemain matin sur le récit de la nuit et du meurtre de Pison. La règle des vingt-quatre heures est suivie précisément. Entre les actes et les scènes, peu de temps s’écoule, sauf à la fin de l’acte IV, qui se termine juste avant la nuit, alors que l’acte suivant débute le lendemain (on a cette précision grâce à Agripine qui dit avoir fait un cauchemar dans la nuit). Mais, cet écart était nécessaire, puisque c’est dans ce laps de temps que se produit l’assassinat de Pison, sacrifié à la place de Germanicus. Boursault ne pouvait pas reporter celui-ci en plein jour, étant donné que c’est l’obscurité de la nuit qui provoque cette erreur.

L’unité d’action §

Enfin, l’unité d’action est elle aussi parfaitement suivie, à tel point que l’intrigue a parfois l’air trop simpliste. Tout se concentre autour du mariage forcé d’Agripine et de Drusus : la déclaration d’amour de Pison, le complot contre Germanicus, la jalousie de Livie... Le fait de désunir deux couples en même temps par cette union, facilite les ajouts extérieurs au nœud principal de l’action. De plus, comme nous l’avons vu précédemment, les motifs amoureux et les motifs politiques se rejoignent en une seule intrigue, où se mélangent au final les enjeux de chacun.

Style §

Figures stylistiques §

On a reproché un certain maniérisme à cette tragédie de Boursault, cela est sans doute dû à son adaptation du roman de Madame de La Fayette, ainsi qu’à ses efforts pour styliser sa langue. Il est néanmoins intéressant de repérer les figures de style les plus fréquemment utilisées.

Les métaphores sont évidemment indispensables pour décrire la beauté de la femme aimée, et les sentiments ressentis. Un certain nombre de ses isotopies relèvent de la tradition pétrarquiste, dans laquelle la femme blesse son amant de ses flèches d’amour (voir v. 301) et le fait prisonnier de ses charmes. Quant aux autres, elles mettent en exergue une vision pessimiste de l’amour (souvent coupable), et son empire incontrôlable sur le « malade d’amour », que ce soit à travers la métaphore de l’esclavage, de la maladie, ou de l’ensorcellement.

Les figures de répétition sont également récurrentes dans notre pièce, et traduisent le plus souvent les troubles de l’émoi amoureux. On trouve ainsi une anaphore (v. 535) qui, doublée d’une prétérition (« feindre de ne pas vouloir dire ce que néanmoins on dit »), trahit l’amour toujours présent, quoiqu’il en dise, dans le cœur de Pison.

L’auteur utilise aussi des figures plus courantes, telles que : la paronomase (« rapprochement de mots qui ont une parenté phonique », comme « arrache » et « attache », aux vers 171-172), l’hyperbole (des termes volontairement hyperboliques reviennent souvent, comme « suspect » pour dire « étrange »), l’hypallage (« déplacement de la qualité exprimée par mot sur un autre mot », comme « l’amour violent » au vers 1304), la syllepse (« utilisation d’un terme à la fois en son sens propre et en son sens tropique », mais la plupart du temps, l’ambigüité subsiste dans notre pièce : voir « cœur » au vers 715), mais encore l’oxymore, l’antithèse, le chiasme, l’allitération, l’allégorie, la métonymie, la litote... que nous n’aurons pas le loisir d’énumérer tant elles sont nombreuses46.

Modalités d’écriture §

Le style d’une tragédie se devant d’être régulier et sans débordement, les auteurs tragiques créent souvent des endroits, à l’intérieur même de leur texte, pour laisser libre cours à leur imagination et à leur talent de poète, de rhétoricien, ou de conteur. Evidemment, Boursault ne faillit pas à cette tradition : c’est un passage obligé de la tragédie classique. Son action siégeant en majorité en dehors de la scène, cela lui donne quelques occasions pour faire raconter à ses personnages les événements qui se sont produits auparavant. On trouve entre autres, dans Germanicus, le récit de l’assassinat de Pison. Situé à la fin de notre pièce, il amorce le dénouement en douceur. Selon Scherer, le récit doit être assez long, construit, vraisemblable, éventuellement émouvant, augmenté d’une annonce préliminaire de l’objet de cette narration, nécessaire uniquement si son objet ne peut être représenté devant le public. Boursault y colle tout-à-fait.

Le monologue est tout aussi récurrent dans les tragédies classiques. En plus d’une information sur les sentiments et le caractère du personnage qui se dévoile, il a une fonction poétique. L’auteur se laisse aller au ton plaintif, voire pathétique. Agripine est la seule à en prononcer un dans notre pièce (acte II, scène 2). Il relève du genre déploratif, plus que délibératif. Elle sait déjà qu’elle ne doit raisonnablement pas recevoir Germanicus, cela ne l’empêche pas de s’en lamenter. On se rend compte qu’elle n’est pas la femme au sang froid qu’on imaginait, et qu’elle se fait violence en acceptant d’épouser Drusus. Elle invoque les dieux, et retourne le problème dans tous les sens : aucune autre solution n’est à sa disposition.

La lettre de Germanicus (à partir du vers 207) et les billets d’amour offerts à Livie par Drusus (à partir du vers 1023) se révèlent également comme les manifestations du lyrisme par excellence. Là, Boursault peut varier ses vers selon son bon plaisir. Ainsi, les alexandrins deviennent parfois des octosyllabes ; la versification, composée de rimes plates jusqu’alors, alterne les rimes embrassées (vers 213 à 216) et les rimes croisées (vers 207 à 210) ; et les distiques font place à un bouleversement dans l’organisation des strophes. Comme les autres « types » d’écriture, ces vers ont un rôle bien précis, ce qui ne les empêche pas d’être modulables à l’infini.

Note sur la présente édition §

Présentation du texte §

Nous connaissons deux éditions de Germanicus du vivant de l’auteur, toutes deux de la même année, 1694. La seconde a été réalisée pour un ouvrage regroupant ses œuvres théâtrales, Pièces de théâtre de Monsieur Boursault. Or, il apparaît qu’elle a été imprimée sur le même privilège que la première, qu’elle contient les mêmes coquilles et la même mise en page. C’est probablement un fac-similé. Nous agirons donc comme s’il n’y avait eu qu’une seule impression. L’édition originale se présente comme suivant :

I : Page blanche.

II : Illustration (décrite plus haut).

III : Faux-titre.

IV : Personnages.

V : Page de titre (GERMANICUS./TRAGEDIE./Représentée par les Comediens du Roy./[fleuron du libraire]/A Paris,/Chez JEAN GUIGNARD, à l’entrée de la/grand’ Salle du Palais, à l’Image/S.Jean./[trait de séparation]/M.DC.

LXXXXIV./AVEC PRIVILEGE DU ROY.)

VI : Page blanche.

VII-XVI : Epître.

XVII-XVII : Avis.

(1-75 : Texte de la pièce.)

XIX : Extrait du privilège du Roy.

Liste des corrections §

  • – v. 43, « la »
  • – v. 59, « haine, »
  • – v. 83, « Princ »
  • – v. 127, « pente. »
  • – v. 283, « puissante /  »
  • – v. 482, « siens. »
  • – v. 1121, « vour »
  • – v. 1266, « haït »
  • – v. 1423, « de père »
  • – v. 1604, « même /  »
  • – v. 1655, « e n fins’il »
  • – v. 1660, « illustrie »

GERMANICUS.

TRAGEDIE. §

EPITRE A SON EMINENCE MONSEIGNEUR LE CARDINAL DE BONZI, ACHEVESQUE DE NARBONNE, Commandeur des Ordres du Roy, Grand Aumônier de la Reine, President Né des Estats de Languedoc, etc; §

Monseigneur, Le Grand Cardinal de Richelieu, dont la Memoire ne durera pas moins que le Monde ; Ce Minstre infatigable dont Vous avez le Coeur & l’Esprit, la Generosité & les Lumieres, aprés avoir donné ses soins à regler les Affaires de l’Europe, accordoit souvent le reste de ses momens à la conversation des Muses ; & quand par respect elles n’osoient s’élever jusques à luy, sa bonté le faisoit descendre jusques à Elles. VÔTRE EMINENCE qui marche sur les pas de ce grand Homme, & qui rempliroit les mêmes Emplois avec une égale Capacité, ne l’imiteroit pas entierement si Elle ne reparoit la perte que firent ces Filles du Ciel, en leur accordant un semblable Protecteur. Elles ne voyent que Vous, MONSEIGNEUR, qui puisse leur tenir lieu de ce qu’elles ont perdu : & sur quelque Merite qu’elles jettent leurs regards le Vôtre est le Seul qui ressemble parfaitement à celuy dont le souvenir est si cher. Zelé pour Vôtre Roy comme il l’estoit pour le sien, Vous faites Vôtre plus sensible plaisir de ce qui peut contribuer à sa Gloire ; & Vous ne trouvez vos soins utilement employez que lorsqu’il sont fructueux à son Estat. Vous avez esté de si bonne heure capable de si grandes choses que les Negociations les plus importantes, qui ordinairement sont le partage de la Vieillesse, Vous ont esté confiées dans l’âge le plus florissant : Et Vous Vous en estes si glorieusement acquité que dès vos premiers pas la Pourpre fut le prix de Vôtre Merite. Une Puissance Etrangere, pour reconnoistre les Obligations qu’elle Vous avoit, déroba, si j’ose me servir de ce terme, au Roy que Vous aviez l’honneur de representer le plaisir de Vous élever Luy-même à l’éminente Place ou Vous estes ; Et comme une si haute Dignité ne se donne qu’une fois, la Pologne prévoyant qu’elle Vous estoit infaillible, eut peur d’estre prévenuë si elle ne se hastoit d’executer ce que la France méditoit de faire. S’il est vray, MONSEIGNEUR, comme l’a soûtenu un Ancien, qu’un honneste homme aux prises avec la Fortune soit un Spectacle digne de l’attention des Dieux, c’en est un incomparablement plus beau que deux Rois en concurrence à qui rendra le plus de Justice à la Vertu : Et je ne conçois rien de plus grand que d’estre l’Object de la Reconnaissance de deux Monarques. La France & la Pologne sont également d’accord que leurs Souverains ne pouvoient honorer de leur Estime un Homme à qui elle fût mieux duë ; & que par quelque endroit qu’on regarde VÔTRE EMINENCE il n’y en a point qui ne luy soit glorieux. Si Elle avoit besoin d’emprunter de l’éclat de sa Naissance, la Toscane seule luy fourniroit des Titres de plus de six cents Ans de Noblesse confirmée ; & peut-estre aurait-on de la peine à trouver dans tout le reste de l’Italie une Maison qui tire son origine de si loin. Mais, MONSEIGNEUR, quelque Illustre qu’ait esté & que soit encore vôtre Race, Vôtre Nom n’a besoin que de vous seul pour atteindre les Siécles les plus reculez : Et quoi-que Vos Ayeux ayent fait de considerable leur plus solide Gloire est de vous avoir donné le Jour. Ils sont la Source d’où l’on peut dire qu’est sorty un Fleuve dont les Eaux, semblables à celles du Nil, inondent les Campagnes pour les rendre plus fertiles, & s’attirent les Benedictions de tous les Climats qu’elles ont l’indulgence d’arroser. Voilà, MONSEIGNEUR, ce que fait tous les jours VÔTRE EMINENCE  : Elle ne passe en aucun lieu où Elle ne laisse des marques de son passage ; & par tout où Elle se rencontre les Pauvres, qui sont representez par la Terre Aride, trouvent du soulagement à leur Misere, & Vous comblent de Benedictions. Je prens la Verité à témoin qu’il ne m’échape icy aucun mot qu’elle n’ait soin de me dicter elle-même : Germanicus, dont Tacite fait un Portrait si beau, sort d’un sang trop Auguste pour descendre à la flâterie ; & si j’ose Vous le Dedier c’est, MONSEIGNEUR, que j’ay crû ne devoir Offrir l’un des plus grands Heros de l’ancienne Rome qu’à l’un des plus grands Hommes de la nouvelle. L’Accueil qu’on luy a fait hors de son Païs luy a esté assez avantageux pour avoir lieu de croire que sa Patrie ne luy sera pas moins favorable ; & que VÔTRE EMINENCE accordera sa Protection à un Prince qui eut l’honneur de naître dans la Pourpre dans la même Ville où Vous avez esté revêtu. Ayez la bonté, MONSEIGNEUR, de ne pas luy refuser cette Grace ; ny à moy celle d’estre avec un profond Respect,

MONSEIGNEUR,

DE VÔTRE EMINENCE,

Le tres humble, & tres obeïssant serviteur,

BOURSAULT.

AVIS §

Cette Tragedie mit mal ensemble les deux premiers Hommes de nôtre Temps pour la Poësie : je parle du celebre Monsieur de Corneille & de l’illustre Monsieur Racine, qui disputoient tout-deux de Merite ; & qui ne trouvent personne qui en dispute avec eux. Mr. de Corneille parla si avantageusement de cet Ouvrage à l’Académie qu’il luy échapa de dire qu’il ne luy manquoit que le Nom de Mr. Racine pour estre achevé, dont Mr. Racine s’étant offensé ils en vinrent à des paroles piquantes ; & depuis ce moment-là ils ont toûjours vécu, non pas sans estime l’un pour l’autre, cela estoit impossible, mais sans amitié. Je cite cet endroit avec plaisir, parce qu’il m’est extrémement glorieux. Trouver Germanicus digne d’un aussi grand Nom que celuy de Mr. Racine, c’est en peu de mots en dire beaucoup de bien : Et que ce témoignage ait esté rendu par un Homme aussi fameux que Mr. de Corneille, c’est le plus grand honneur que je pûsse recevoir. Le Lecteur jugera, s’il luy plaist, qui des deux eut le plus de raison ; l’un de dire ce qu’il dit, ou l’autre de s’en offenser.

PERSONNAGES §

  • GERMANICUS, Neveu de Tibere.
  • DRUSUS, Fils de Tibere.
  • AGRIPINE, Fille de M.Agripa, & petite Fille d’Augste.
  • LIVIE, Soeur de Germanicus.
  • PISON, Chevalier Romain.
  • FLAVIE, Confidente d’Agripine.
  • ALBIN, Confident de Germanicus.
  • FLAVIAN, Confident de Pison.
La Scene est à Rome, aux Jardins de Lucule.
[p. 1]

ACTE PREMIER. §

SCENE PREMIERE. §

AGRIPINE, LIVIE, FLAVIE.

LIVIE.

Ma soeur47... Mais je m’oublie*, & je perds le respect*,
Ce nom, qui m’estoit cher, vous doit estre suspect,
Madame, & votre Hymen*, dont la pompe* s’étale,
Me deffend desormais de vous traiter d’égale.
5 Demain l’heureux Drusus doit estre vostre Epoux :
Fils du Maistre du Monde48 il n’estoit dû qu’à vous ;
Et j’ay blâmé le sort qui vous estoit contraire*,
Jusqu’à vous abaisser49 à l’Hymen* de mon frere.
Je vous dirois pourtant, si j’osois aujourd’huy
10 Alterer vostre joye en vous parlant de luy,
Qu’adoré du Sénat, comme l’estoit mon Pere50,
Et par l’ordre d’Auguste adopté par Tibere51 ;
(Je laisse à part sa gloire, & ne la compte pas :)
Je croyois que Drusus fût un degré* plus bas ; [p. 2]
15 Que cette adoption, pour peu qu’52on s’en prévale*,
Entre ces deux Rivaux laissoit quelque intervale ;
Et qu’à rendre justice aux sublimes vertus,
Le premier des Mortels estoit Germanicus.
Une erreur si grossiere est enfin dissipée :
20 J’apprens par vostre choix que je m’estois trompée,
Madame : Et je viens rendre au merite* éclatant*,
Qui vous met au dessus du sort qui vous attend,
Tout ce qu’on peut devoir à l’Epouse d’un homme,
Trouvé digne à vingt ans d’estre Consul de Rome.

AGRIPINE.

25 Madame, (puisqu’enfin vous m’ostez la douceur
Que j’ay toujours trouvée à vous nommer ma Soeur,)
Dans le trouble mortel dont mon ame est saisie
Je n’apprehendois rien de vostre jalousie :
Vous avez du chagrin, & voulez l’exhaler* :
30 C’est vostre amour qui parle. Et le mien va parler.
J’aime Germanicus, Madame. Un mot si rude
N’est pas l’effet honteux d’une indigne habitude ;
Quoy que Grand par luy-mesme, & Fameux par son sang*,
Ce mot n’échape guère à celles de mon rang :
35 Mais pour rendre justice au Heros qu’on m’arrache,
S’il m’est doux de l’aimer, il est beau qu’on le sçache ;
Et que tout l’Univers justifie aujourd’huy,
Qu’il ne tient pas à moy, que je ne sois à luy.
A Drusus qui vous plut l’Empereur me destine :
40 Sa main53 vous eût charmée, & sa main m’assassine.
Non qu’il ne soit grand homme, & qu’il n’ait des vertus :
Quoy que fils de Tibere, on estime Drusus :
On l’a veu dans l’Armée au sortir de l’enfance
Signaler sa valeur*, & montrer sa prudence :
45 C’est un Heros naissant, un coeur noble, élevé* ; [p. 3]
Mais l’Amant que je perds en est un achevé* :
Rome n’a jamais veu, quoique l’envie* en dise,
Homme plus glorieux, ny gloire mieux acquise.
Et pour son coup d’essay le Danube enchaisné54,
50 Fait voir à quels exploits les Dieux l’ont destiné.
Je le perds ce Heros, & mon ame charmée
A l’aimer tendrement s’estoit accoûtumée.
Plust au Ciel que Cesar55 vous laissât à Drusus !

LIVIE.

Cesar me l’offriroit que je n’en voudrois plus,
55 Madame. Je l’aimay cet ingrat qui me quitte ;
Et pour fixer ses voeux*56 j’eus trop peu de merite.
Je cherche à le haïr, & me dois cet effort.
Car pour Tibere enfin je m’en plaindrois à tort57 :
De sa haine pour moy58, j’attendois une preuve.
60 Il sçait d’où je descends*, & de qui je suis veuve.
De mon Ayeul Antoine Auguste fut jaloux :
Tibere le parut de Caius mon Epoux :
L’un59 qui pour Cleopatre osa trop entreprendre,
A l’Empire* du Monde avoit droit de prétendre :
65 Et si l’autre60 eût vécu plus long-temps qu’il n’a fait,
J’estois Impératrice, & Tibere Sujet.
Voila par quels motifs il me trouve importune.
Je l’ay veu de Caius, adorer la fortune ;
S’attacher à sa Suite*, & souvent prés de luy
70 Redouter ma puissance, ou briguer* mon appuy*.
Ce cruel souvenir le chagrine & le gesne* :
Plus je l’ay veu soumis, plus j’en attends de haine ;
Et depuis que le Monde obeït à ses loix*61
Il me rend les mépris qu’il reçeut autrefois.
75 Mais pour Drusus...

AGRIPINE.

Madame, il va bien-tost paroistre :
En voyant tant d’appas* son amour peut renaistre :
Pour l’oster de mes fers* essayer leur pouvoir.
Je viens de le mander*, & vous le pourrez voir. [p. 4]
Un seul remors...

LIVIE.

Adieu. Quoique l’ingrat m’oublie,
80 Ma haine est foible encor & mon coeur s’en deffie* :
Et je le veux, si je puis, le haïr assez bien
Pour le voir, le braver, & n’en redouter rien.

SCENE II. §

AGRIPINE, DRUSUS, FLAVIE.

FLAVIE à Agripine.

Le prince vient.

AGRIPINE.

Seigneur, ma main vous est promise,
Et je puis avec vous parler avec franchise.
85 M’aimez-vous?

DRUSUS.

Ah Madame ! en ce fatal instant
Que mon sort seroit beau si vous m’aimiez autant !
De quelqu’espoir flateur* que mon coeur s’entretienne*,
Vous ne vous donnez pas62 quoy que je vous obtienne,
Mon hymen* vous allarme*, & vous vous trahissez ;
90 On vous force à me prendre63, & vous obeïssez,
Quoique l’heur* d’estre à vous rende ma gloire extrême,
Ce bien semble usurpé s’il ne vient de vous-même ;
Et parmy les Amans il n’est rien si cruel
Que d’avoir de l’amour qui n’est pas mutuel.

AGRIPINE.

[p. 5]
95 Ah Seigneur !

DRUSUS.

Poursuivez, sans que rien vous contraigne.
Je lis dans vostre coeur, Germanicus y regne :
En vain à vostre sort le mien doit estre joint ;
Tant que vous l’aimerez vous ne m’aimerez point.
Bien qu’à vostre vertu rien ne soit impossible,
100 Mon Rival est aimable, & vous estes sensible ;
Et de deux coeurs soûmis qui vous rendront des soins*,
Ce sera vostre Epoux qui vous plaira le moins.

AGRIPINE.

Je dois vous l’avoüer, & le puis sans faiblesse :
J’ay pour Germanicus eu beaucoup de tendresse.
105 L’ordre exprés* d’Agrippa, de qui je tiens le jour*,
Contraignit mon devoir à souffrir* son amour.
Au bruit qu’en sa faveur faisoit la voix publique64,
Pleine d’un si grand nom, j’obeïs sans replique.
Je vis Germanicus, c’est vous en dire assez ;
110 Rome luy rend justice, & vous le connoissez.
A ce premier aspect nos esprits se troublerent ;
Aussi-bien que nos yeux nos coeurs se rencontrerent ;
Et sur moy sa parole eut un si grand credit*,
Qu’ayant dit qu’il m’aimoit je crus ce qu’il me dit.
115 Je vous avoûray plus, Seigneur : sa renommée
Avant que de le voir m’ayant déjà charmée,
Avec tant de merite* il ne fut pas hay ;
Et mon Pere jamais ne fut mieux obey.
Accordez-moy, Seigneur, ce que j’ose prétendre :
120 J’ay pour vous une estime aussi juste que tendre :
Je n’ay point de regret d’avoir sçû vous charmer ;
Mais donnez-moy le temps d’apprendre à vous aimer.
Differez un hymen*65 l’on veut me contraindre :
J’ay des restes d’amour que je tâche d’éteindre ;
125 Et si Germanicus aigrit* vostre courroux* [p. 6]
Laissez-le moy haïr avant que d’estre à vous.

DRUSUS.

A le haïr, Madame, avez-vous quelque pente*?

AGRIPINE.

Je ne vous promet pas que mon coeur y consente.
Quand il faut à la haine abandonner ses jours*66,
130 Le coeur à la raison n’obeït pas toûjours.
Mais, Seigneur, si je puis, je vaincray ma foiblesse ;
Je fuiray le Heros que j’aime avec tendresse ;
Et je le haïray, puisqu’on le veut ainsi,
De m’avoir voulu plaire, & d’avoir reüssi.
135 Laissez-moy le loisir*, Seigneur, l’amour l’ordonne,
De reprendre le coeur qu’il faut que je vous donne.
Un mois est peu de chose, il me suffit.

DRUSUS.

Helas !
Un mois est peu de chose à vous qui n’aimez pas !
Mais, Madame, aux Amans dont les flâmes* paroissent,
140 Plus un hymen* est proche, & plus les desirs croissent.
Quelque fausse vertu67 qu’on oppose à leur cours,
S’ils ne sont à leur terme ils augmentent toûjours :
Du bonheur qu’on attend l’ame est si possedée,
Qu’on s’en forme à soy-même une flateuse* idée :
145 On aspire sans cesse à ce jour glorieux ;
Et le dernier moment est le plus ennuyeux*.
Quelque peine pourtant que vostre ordre me cause,
Je m’en vais pour un mois differer toute chose :
A l’effort que je fais joignez-en un égal ;
150 Songez plus à m’aimer qu’à haïr mon Rival.
Ne vous souvenez pas qu’il eut l’heur* de vous plaire,
En pensant le haïr vous feriez le contraire.
C’est moy qui vous en prie : & peut-estre entre nous, [p. 7]
Devez-vous quelque chose à qui fait tout pour vous.

SCENE III. §

AGRIPINE, FLAVIE.

FLAVIE.

155 A vos souhaits, Madame, il a daigné se rendre68.

AGRIPINE.

Il a fait plus pour moy que je n’osois attendre.

FLAVIE.

Luy tiendrez-vous parole, & pourrez-vous haïr...

AGRIPINE.

L’Empereur le commande, il faut bien obeïr.

FLAVIE.

Ce n’est pas là répondre, & quoy qu’on se propose*
160 Pour haïr ce qu’on aime un mois est peu de chose :
Vostre premier Amant vit toûjours soûs vos loix*.

AGRIPINE.

Tu sçais bien qu’à l’aimer je ne mis pas un mois.
Le terme est assez long pour avoir de la haine.

FLAVIE.

On hait mal-aisément ce qu’on aima sans peine :
165 Et si j’ose, aprés tout, m’expliquer sur ce point,
Vous ne le pouvez pas, & ne le voulez point.
Bientost Germanicus doit triompher* dans Rome :
Vous aspirez encor à voir un si grand homme ;
Et si j’en sçais juger, pour le voir sans peril,
170 Vostre coeur est trop tendre, & l’amour trop subtil.
Mandez-luy* qu’à ses voeux* l’Empereur vous arrache : [p. 8]
Il est au bord de l’Elbe où son Employ* l’attache.
Là son bras redoutable aux plus vaillants Germains,
Du mal-heur de Varrus69 a vangé les Romains.
175 Rien de plus glorieux n’embellit nos Histoires* ;
Par les Combats qu’il donne on compte les Victoires.
Son retour sera prompt, l’Ennemy fuit ses pas.
Ecrivez-luy, Madame, & ne l’attendez pas.
Ne vous exposez point à des peines mortelles.
180 Germanicus...

AGRIPINE.

Demain j’en auray des nouvelles.
Pison, qui sert ma flâme* en attend aujourd’huy.
J’ay beaucoup de sujet* de me loüer de luy.
Pison est sage, ardent*, civil, soûmis, fidele :
Par les soins qu’il me rend il m’instruit de son zele :
185 Avec un coeur sincere il me dit ce qu’il croit :
Ce qu’on70 m’écrit du Rhin, c’est luy qui le reçoit :
Il veut ce que je veux ; craint ce que j’apprehende ;
Et montre en ma faveur une bonté si grande,
Un respect si profond...

FLAVIE.

Madame, le voicy.

AGRIPINE.

190 De peur de le contraindre éloigne toy d’icy.
Quand je l’auray quitté je t’iray tout apprendre.
[p. 9]

SCENE IV. §

AGRIPINE, PISON.

AGRIPINE.

Que venez-vous de me dire, & qu’ay-je lieu d’attendre ?
Cher Pison.

PISON.

Cette lettre, où sont peints* vos secrets,
Dés hier71 me fut renduë, & je l’apporte exprés*.
195 Je serois criminel, sçachant qui vous l’envoye,
Si j’avois plus long-temps differé vostre joye.
De vos rares* bontez* ce seroit abuser ;
Et mon plus grand plaisir est de vous en causer,
Madame.

AGRIPINE.

Vostre zele a déja sceu paroistre.

PISON.

200 Il n’a pû jusqu’icy se bien faire connoistre*.
Ce zele impetueux, s’il osoit découvrir72,
Auroit peine, peut-estre, à se faire souffrir*.
Mais à vous en parler les moments que j’employe*,
Sont autant de moments que j’oste à vostre joye :
205 Ne la differez point, contentez vostre esprit ;
Et reglez vos desseins* sur ce qu’on vous écrit.

AGRIPINE lit.

Ainsi que mon amour mon mal-heur est extrême ;
Tandis que dans ces lieux je signale ma foy*
On dispose de ce que j’aime
210 En faveur d’un autre que moy.
L’effort que je me fis quand je quittay vos charmes*,
Vous coûta des soupirs ; vous arracha des larmes ; [p. 10]
Le don de vostre coeur suivit l’offre du mien :
Cependant prés de73 vous on cherche à me détruire ;
215 Ceux que mon sort afflige ont soin de me l’écrire ;
Et vous ne m’en écrivez rien.
Vous me verrez dans Rome aussi-tost que74 ma Lettre,
Disputer* à Drusus ce qu’il vole à mes feux* :
L’Amour me joint à vous par de si puissans noeuds,
220 Que de vostre secours* j’ose tout me promettre*.
Je sçay que l’Empereur parlera contre moy :
Le soin de son Armée est commis* à ma foy* ;
Mais je laisse en ma place un plus grand Capitaine75.
Il doit approuver mon retour ;
225 Et puisque j’ay servy sa haine,
Je puis bien servir mon Amour.
GERMANICUS76.

AGRIPINE continuë.

Il vient, Pison !

PISON.

Vostre ame en paroit toute émeuë ;
Souhaitez-vous, Madame, ou craignez-vous sa veuë ?

AGRIPINE.

Je le veux voir.

PISON.

De grace, examinez-vous bien.

AGRIPINE.

230 Je le veux voir, vous dis-je, & par vostre moyen.

PISON.

Eh, ne pourriez-vous point vous servir de quelqu’autre ?

AGRIPINE.

Et quel zele pour moy peut estre égal au vostre ?
De semblables secrets souffrent* peu de témoins. [p. 11]
Vous les sçavez.

PISON.

Helas ! Que n’en sçay-je un peu moins.
235 A servir vostre Amour le plaisir que je goûte,
M’est un plaisir fatal par le prix qu’il me coûte.
Ce n’est pas que mon zele ait jamais chancelé ;
A l’espoir de vous plaire, il s’est tout immolé* ;
Loin de me repentir de vous avoir servie,
240 J’ay toûjours même zele, & toûjours même envie ;
Et je meurs de regret de venir en ce lieu
Pour y prendre vostre ordre, & pour vous dire adieu77.

AGRIPINE.

Ce discours me surprend, & j’ay peine à comprendre..

PISON.

Je me suis bien douté que j’allois vous surprendre.
245 Mais je sens dans mon coeur des transports* si confus...
Si je m’expliquois mieux je vous surprendrois plus.

AGRIPINE.

Et si vous m’estimiez, vous de qui je dispose,
D’un départ si soudain vous me diriez la cause.
Avez-vous des raisons pour quitter ce sejour* ?

PISON

250 Manque-t-on de raisons quand on a de l’amour ?
Une illustre Beauté m’a sçeu rendre sensible

AGRIPINE.

Pour partir de ce lieu, le prétexte est plausible.
Mais vous estes secret, j’ignore vos amours.

PISON.

Et s’il se peut, Madame, ignorez-les toûjours.
255 Aux succés de mes feux* tant d’obstacles s’opposent,
Que j’en fais un secret aux beaux yeux qui les causent.
Mon amour jusqu’icy s’est si bien déguisé
Qu’aussi-bien que mon coeur je m’y suis abusé*. [p. 12]
Quand je vis la Beauté, qui doit m’estre contraire*,
260 Je nommay bien-veillance un desir de luy plaire :
Je me plus à la voir, & je connus* ainsi
Qu’en luy voulant du bien je m’en voulois aussi.
Je crus donc que ce nom n’estoit plus legitme,
Et que ma bien-veillance estoit lors pure estime :
265 Mais j’avois des transports* & des troubles secrets,
Que pour l’estime seule on n’a presque jamais.
De l’audace d’aimer ne pouvant me deffendre,
J’appellay cette estime une amitié fort tendre :
Mais j’entendois mon coeur qui me disoit tout bas,
270 L’amitié rend tranquille, & je ne le suis pas.
Dans cette inquietude78 où me plongeoit ma flâme*,
Je revis la Beauté, qui m’avoit touché l’ame :
Mille appas* differens paroissoient tour à tour ;
Et ma tendre amitié fut changée en amour.
275 Cet amour violent, quelque pur qu’il puisse estre,
Je l’aurois étouffé si je l’avois vu naistre ;
Mais sous tant de faux noms il déguisa le sien,
Qu’il regnoit dans mon ame, & je n’en sçavois rien.

AGRIPINE.

Si vous eussiez parlé rien n’estoit difficile :
280 Aux succés de vos feux* je pouvois estre utile :
Vous deviez à ma foy* confier vos secrets.

PISON.

Hé quoy ! mes yeux, Madame, ont-ils esté muets ?
Ne vous ont-ils rien dit d’une ardeur* si puissante79 ?

AGRIPINE.

Au langage des yeux je ne suis pas sçavante* :
285 Mais si vostre destin en peut estre plus doux,
Dites qui vous aimez, & je parle pour vous.
Pour hâter le succés d’une flâme* si pure, [p. 13]
De vos rares* vertus je feray la peinture :
Nommez donc cet Objet qui vous a pû charmer ;
290 Et je m’offre moy-même à vous en faire aimer.
J’avois peur d’estre ingrate, & je me sens ravie
De pouvoir vous servir, vous qui m’avez servie ;
Ne vous obstinez point à vouloir vous trahir.
Parlez.

PISON.

Vous le voulez, & je vais obeïr.
295 L’adorable Beauté qui captive* mon ame,
Peut estre comparée avecque80 vous, Madame :
Quand je vous apperçois, j’apperçois tous ses traits ;
Elle a vos mêmes yeux, & vos mêmes attraits* ;
Entre vous deux, enfin, la ressemblance est telle,
300 Qu’estant auprés de vous je crois estre auprés d’elle :
Vos appas* et les siens lancent de mêmes coups81 ;
Et pour estre aimé d’elle, il faut l’estre de vous.

AGRIPINE.

De moy, Pison ?

PISON.

De grace ; achevez de m’entendre ;
Mais calmez ce courroux*, ou daignez le suspendre ;
305 Et d’une ame tranquille, en ce malheureux jour,
Punissez mon audace, ou plaignez mon amour.
82Je vous aime, Madame, & ce mot m’épouvante :
Si c’est estre coupable, estes-vous innocente ?
J’obeïs à mon sort, & ne m’en deffends pas ;
310 Mais si j’ay de l’amour, vous avez des appas* :
Cet amour que j’étale a dû83 peu vous surprendre ;
Si vous n’en donniez point, en aurois-je pû prendre ?
Et qui des deux, enfin, fait un crime plus grand,
Ou de l’oeil qui le donne, ou du coeur qui le prend ?84

AGRIPINE.

[p. 14]
315 Ah ! Pison, si mes yeux ont osé vous seduire*,
Puisque je l’ignorois deviez-vous m’en instruire ?
Et ne sçaviez-vous pas qu’en trahissant leur sort,
Avec le sang* d’Auguste85 ils n’estoient pas d’accord ?
En tout autre que vous il seroit punissable,
320 Cet amour qui m’outrage*, & qui vous rend coupable :
Vous pouviez m’estimer, & me rendre des soins*...

PISON.

Eh ! que n’ay-je pas fait pour aimer un peu moins ?
A l’aspect impréveu d’un merite* sublime,
On n’a pas le loisir* d’arrester86 à l’estime ;
325 Comme un coeur qui s’enflâme ose plus qu’il ne croit,
On se trouve à l’amour sans sçavoir qu’on y soit ;
La raison & les sens ont beau faire divorce87 ;
Quand les sens sont gagnez la raison est sans force :
Et si c’est vous trahir que d’avoir tant d’ardeur*,
330 Le crime est de mon Astre*88, & non pas de mon coeur.

AGRIPINE.

Si mes foibles appas*, qu’offencent vostre flâme*,
Ont osé s’abaisser jusqu’à toucher vostre ame,
Je veux bien consentir qu’envers moy, sur ce point,
Vous soyez peu coupable, ou ne le soyez point :
335 Mais envers vostre Prince, outragé par ce crime,
Qui pour vostre merite* a tant conçu d’estime,
Qui cherit tendrement un Amy supposé89,
Et qui croit si fidele un Rival deguisé ;
Quand de tant de bien-faits sa bonté vous accable,
340 Croyez-vous qu’envers luy vous soyez peu coupable ?
Et ne songez-vous point que vous seriez perdu,
Si quelqu’autre que moy vous avoit entendu ?

PISON.

Si ma temerité, qu’un seul mot peut confondre*,
A l’ardeur* que je sens vous pressoit de répondre ; [p. 15]
345 Si mon coeur prévenu*, corrompant* mon devoir,
Pour flatter* mon erreur concevoit quelqu’espoir ;
Le Prince que je sers, dont la haine est à craindre,
D’un Amy si perfide auroit lieu de se plaindre ;
Et j’aurois du regret d’attirer ses mépris,
350 Par un crime, inutile à l’amour que j’ay pris.
Mais que n’ay-je pas fait en faveur de sa flâme* ?
Je l’ay peint à vos yeux tel qu’il est dans mon ame ;
Et souvent à son feu sacrifiant le mien,
Je me suis voulu mal90 à vous vouloir du bien.
355 Pour vous le faire aimer j’ay tout mis en usage.
Il est vray que mon coeur démentoit mon langage,
Et de mon zele extrême estant presque jaloux,
Quand je parlois pour luy, je soupirois pour vous :
Quoy que ma passion n’ose rien s’en promettre*,
360 C’est un crime envers vous bien facile à commettre ;
Et pour tout dire, enfin, quand91 il seroit plus noir,
C’est m’en punir assez que d’aimer sans espoir.
Laissez-moy me bannir*. Mais de grace, Madame,
Que ce soit de vos yeux, & non pas de vostre ame :
365 Quoy qu’au sort d’un Epoux vous alliez vous unir,
Ne me bannissez* pas de vostre souvenir.
Laissez-moy me flatter* de ce bon-heur extrême,
Que du moins, quelquefois vous direz en vous-même
En parlant de Pison, en songeant à ses feux*,
370 Il fut moins criminel, qu’il ne fut malheureux.
Mon départ est douteux* à vous voir davantage :
Adieu. Que cet adieu soit mon dernier hommage*.
Je vais partir sur l’heure, & je jure, en partant,
Qu’aucun autre que moy n’aimera jamais tant.
375 Adieu, Madame.

AGRIPINE.

Ah ciel ! est-ce ainsi qu’on me laisse ?

PISON.

[p. 16]
Pour vostre interest propre épargnez ma foiblesse,
Madame. Jusqu’icy je n’ay rien mis au jour
Qui soit honteux pour vous, excepté mon amour :
Mais dans l’état funeste ou mon ame est réduite,
380 Du desordre92 où je suis j’apprehende la suite.
Vous voulez m’arrester, & vos voeux sont les miens ;
Mais pour me retenir forgez-moy des liens*.
Quoy qu’avoir des Rivaux soit un sort déplorable,
Si je n’en avois qu’un je serois consolable :
385 Quand de vostre main seule il seroit possesseur,
Je dirois en moy-même il m’en reste le coeur.
Si du coeur au contraire il estoit le seul Maistre,
De sa main, me dirois-je, il ne peut jamais l’estre ;
Et de chaque costé rencontrant des appas,
390 Je serois satisfait de ce qu’il n’auroit pas.
Mon tranquille destin n’auroit rien de funeste ;
Mais à quoy que j’aspire aucun bien ne me reste ;
Et de mes deux Rivaux l’heur* me rend allarmé*,
Puisque l’un vous épouse, & que l’autre est aimé.
395 Au moins, pour m’arrester, dites qu’on vous immole* ;
Que le coeur où j’aspire est un bien qu’on vous vole ;
Que le Fils de Cesar en dispose aujourd’huy ;
Qu’il seroit tout à moy, s’il n’estoit tout à luy ;
Et qu’enfin plus sensible à mon amour extrême...

AGRIPINE.

400 Partez, Pison, partez, je vous chasse moy-même.
Vous m’estiez necessaire, & vous le sçaviez bien :
J’attendois tout de vous, je n’en attends plus rien.
Adieu ; contentez-vous d’une estime usurpée,
Pour entrer dans mon ame elle est trop occupée.
405 Les illustres Rivaux, dont vous estes jaloux, [p. 17]
La déchirent sans cesse, & c’est assez, sans vous.
En quelqu’autre climat93 que le Ciel vous appelle,
Je sçay ce que pour moy vous avez eu de zele :
Disposez du pouvoir que j’auray dans ce lieu.
410 Je vous l’ordonne.

PISON.

Helas ! Adieu, Madame.

AGRIPINE.

Adieu94.

Fin du premier Acte.

[p. 18]

ACTE II. §

SCENE PREMIERE. §

AGRIPINE, ALBIN, FLAVIE.

AGRIPINE.

Mon amour te retient, & mon devoir te chasse.
Obeïs au devoir, retire-toy de grace.

ALBIN.

Quoy ! me chasser, Madame, avec un si grand soin.
O Ciel !

AGRIPINE.

Germanicus ne doit pas estre loin,
415 Je crains sa veuë95.

ALBIN.

Helas ! il suffit de le plaindre.
D’un Amant si soumis vous n’avez rien à craindre.
Quoique vous l’arrachiez à l’espoir d’estre à vous,
D’une main qu’il adore il respecte les coups.
Mais ne l’aimez-vous plus ? sa disgrace* imprevuë...

AGRIPINE.

420 Et ne t’ay-je pas dit, que je craignois sa veuë ?
Dans la dure contrainte ou mes voeux* sont forcez,
Dire que je le crains, c’est m’expliquer assez.
Va de mon infortune* instruire ce grand homme.
Drusus, je te l’avouë, est retourné dans Rome :
425 Mais ce charmant Sejour*, ce Palais somptueux [p. 19]
Que les soins de Luculle96 ont rendu si fameux ;
Cette Maison celebre aux plaisirs destinée,
Où se doit achever mon funeste hymenée* ;
Ces Jardins, admirez de tant de Nations,
430 Par l’ordre de Cesar sont remplis d’Espions.
Et le moyen, Albin, qu’un si grand Capitaine,
Qui dans tout l’Univers se cacheroit à peine ;
Le moyen qu’un Heros dont les premiers exploix
Ont rangé le Danube, & le Rhin sous nos loix*97,
435 Et laissant des Germains les Campagnes desertes,
Vangé nos Legions, & reparé nos pertes,
Cherche à me voir, me voye, & ne se montre pas,
En des lieux où sa gloire a devancé ses pas ?
Dût-il n’estre point veu, ma tendresse allarmée*
440 Me le peindroit sans cesse avec sa Renommée :
Fidele à sa Valeur* par tout elle le suit ;
Et pour ne la pas craindre elle fait trop de bruit*.
Va rejoindre ce Prince, & dis luy qu’il m’oublie :
Avant que de m’aimer, il aimoit Emilie98,
445 Elle est jeune, elle est belle, & d’un sang* glorieux99 ;
Paul-Emille, & Pompée100 ont esté ses Ayeux ;
Je le pris dans ses fers* ; mon malheur l’y renvoye :
Un Amant tel que luy se retrouve avec joye :
Il aura peu de peine à rentrer dans son coeur.
450 Ce conseil*, cher Albin, m’échappe avec douleur.
Jusqu’au jour qui m’arrache à qui j’eusse aimé d’estre,
Quelques voeux que je pousse ils vont tous à ton Maistre :
C’est vers luy que je panche*, & cent fois chaque jour,
Ce que j’oste au devoir, je le donne à l’amour :
455 Cest trahir son Rival101 ; mais Albin, en revanche, [p. 20]
Nostre hymen* achevé, c’est vers luy que je panche* :
Et je fais à mon tour, pour luy rendre l’espoir,
Du débris* de l’amour un hommage* au devoir.
Va revoir ce Heros, & dis luy qu’on m’immole* ;
460 Mais s’il m’aime toûjours que son coeur s’en console ;         460
Et que de mon exemple il se fasse une loy :
Je perds bien plus en luy qu’il ne peut perdre en moy.
Fais-luy voir que mon ame est dans un trouble extrême...

ALBIN.

Madame, il va paroistre, il le verra luy-même.
465 Son amour vous l’ameine , il marche sur mes pas.

AGRIPINE.

Et que me dira-t-il que je ne sçache pas ?
Pense-t-il qu’à ses yeux je captive* mes larmes ?
Il m’est trop cher, Albin, pour le voir sans allarmes* :
Je sens bien que mon feu* n’est éteint qu’à moitié ;
470 Si j’entends qu’il se plaigne il me fera pitié ;
Ma raison de mes sens n’estant plus la maistresse,
La pitié que j’auray seduira* ma tendresse ;
Et de cette tendresse où102 je crains le retour,
On a qu’un pas à faire, & l’on est à l’amour.
475 Qu’il me fuye.

ALBIN.

A sa flâme* épargnez ce supplice :
Exiler* sa douleur, c’est en estre complice.
Il ne s’oubliera* point à vostre auguste aspect :
Cet Amant qui perd tout ne perd pas le respect*.
Il vous aime, & vous perd : Sa gloire est sans seconde103
480 S’il en coûte une larme aux plus beaux yeux du Monde :
Et si lors qu’on l’arrache à de si doux liens*,
Vous poussez des soûpirs qui rencontrent les siens,104 [p. 21]
Madame, encor un coup105, permettez qu’il vous voye ;
Endormez sa douleur par une ombre de joye ;
485 A le voir autrefois vos beaux yeux se sont plûs,
Vous l’aimiez.

AGRIPINE.

Et crois-tu que je ne l’aime plus ?

ALBIN.

Voyez-le donc : ce bien* est le seul qu’il implore,
Au nom d’un peu d’amour, s’il vous en reste encore ;
Et de peur de sa mort qui suivroit vos refus,
490 Au nom de la pitié, si vous ne l’aimez plus.

AGRIPINE à Flavie.

Le verray-je ?

FLAVIE.

Du moins c’est trop estre interdite* :
De l’absence du Prince, il est bon qu’on profite.
Ou souffrez* qu’il vous voye, ou donnez d’autres loix*.

AGRIPINE à Albin.

Au moins ce sera donc pour la derniere fois.

ALBIN.

495 Ouy, Madame.

AGRIPINE.

Qu’il vienne. Et si je luy fut chere,
Que pour prix de l’effort qu’il me contraint de faire,
Il ait soin de ma gloire, & ne l’expose pas.
Toy, qui m’est si fidele, accompagne ses pas :
Ameine icy ce Prince ; & de peur qu’on le voye,
500 Prens la plus sombre route, & la plus seure voye.
Un Guerrier si fameux, dans un lieu si suspect,
Allarmeroit* Tibere, à qui je dois respect.
[p. 22]

SCENE II. §

AGRIPINE seule.

D’où me vient ce desordre, & pourquoy suis-je émeuë ?
Pourquoy ? Fuis pour jamais cette fatale veuë :
505 D’un Amant qu’on doit perdre écouter les soupirs,
Loin d’éteindre ses feux*, c’est croistre ses desirs.
Je ne le veux point voir ; c’est en vain qu’il m’en presse* :
Si j’ay quelque vertu, j’ay beaucoup de tendresse ;
Et de quoy qu’on se flatte* entre de vrais Amans,
510 La vertu la plus forte a de foibles momens106.
Je revoque* mon ordre, & ne veux point qu’il vienne.
Hola !

SCENE III. §

AGRIPINE, PISON.

AGRIPINE.

Quelle surprise est égale à la mienne ?
C’est Pison !

PISON.

Oüy, Madame : & malgré mon adieu,
J’interromps mon voyage, & reviens en ce lieu107.
515 Si tantost* à vos yeux j’ay montré ma foiblesse, [p. 23]
Jusqu’à faire l’aveu d’un amour qui vous blesse,
Plus soumis à present, j’y reviens à mon tour,
Etaler mon respect*, & non plus mon amour.
Ce n’est pas que ma flâme* obscurcit vostre lustre*,
520 Si le Ciel m’eut fait naistre en un rang plus illustre :
Mais des droits de l’Amour aucun coeur n’est exempt ;
Et ce que sent un Prince un autre homme le sent108 ;
Soit qu’on naisse du Peuple, ou d’un sang* qu’on renomme*,
Pour aimer comme j’aime il suffit qu’on soit homme.
525 Ce n’est pas à son choix109qu’on se laisse enflâmer :
Nous naissons pour mourir, & vivons pour aimer :
Et dequoy qu’envers vous ma passion m’accuse110,
La beauté de mon crime en doit faire l’excuse.
Cet amour de mon coeur est banny pour jamais.

AGRIPINE.

530 Me le promettez-vous ?

PISON.

Oüy, je vous le promets.
Je suis guery, Madame ; & vous allez connoistre*,
Qu’il seroit mal-aisé de le pouvoir mieux estre.
J’ay repris sur moy-même un empire* absolu.
C’est assez qu’une fois mon amour ait déplû.
535 Je ne vous diray plus, puisque tout m’est contraire*,
Que mon sort est d’aimer, si le vostre est de plaire :
Je ne vous diray plus, qu’asservy par vos yeux,
Je regardois mes fers* comme un bien precieux111 :
Je ne vous diray plus, que l’amour qui m’enchaisne*,
540 Me fait voir un supplice à l’hymen* qui vous gesne :
Je ne vous diray plus qu’épris de vos appas*...

AGRIPINE.

[p. 24]
Vous ne le direz plus ! ne le dites-vous pas ?

PISON.

Dans le trouble inquiet112 , dont mon ame est atteinte,
J’avois presque oublié que ma flâme* est éteinte :
545 Mon esprit dégagé* reprenoit ses liens* ;
Et le feu de vos yeux rallumoit tous les miens.
Suspendez leur pouvoir qui fait naistre ma peine,
Pour apprendre en repos* quel sujet* me rameine :
Et, tandis qu’en ce lieu nous voila sans témoins,
550 Pour juger de mon zele apprenez tous mes soins.
J’estois party de Rome, & déja l’ame émeuë,
Je voyois l’Aventin113 disparoistre à ma veuë,
Lorsqu’avec ce grand air, qui fait pâlir d’effroy,
J’ay veu Germanicus avancer prés de moy.
555 Malgré le desespoir où ma flâme* est réduite,
Vostre gloire en danger m’a fait blâmer ma fuite :
Le retour de ce Prince alloit trop éclater* ;
Vous l’allez voir paroistre.

AGRIPINE.

Et je veux l’éviter.

PISON.

Vous, Madame ?

AGRIPINE.

Oüy, Pison, c’est en vain que j’hesite :
560 Pour le voir sans allarme* il a trop de merite*.
Quand114 de quelque vertu mon coeur seroit armé,
Vous sçavez qu’à le vaincre il est accoûtumé.
Ce n’est pas que ce coeur, si je l’en voulois croire,
Ne promette* à mes voeux* d’avoir soin de ma gloire :
565 Quoique Germanicus ait sur luy115 de pouvoir,
De l’espoir du triomphe il flatte* mon devoir :
A ce devoir credule il fait sans cesse entendre,
Qu’à ses loix*, qu’il respecte, il est prest de116 se rendre ;
Mais, s’il faut tout vous dire, il est si peu constant* [p. 25]
570 Qu’à l’Amour aussi-tost il en promet* autant :
Et je crois, contre un coeur qui chancelle, & qui tremble,
Que l’Amour & l’Amant sont trop fort joints ensemble.
Par pitié pour ma gloire allez donc l’avertir
Qu’à le voir un moment je ne puis consentir.
575 Mais à moins d’estre prompt* vous perdez vostre peine :
Il m’a fait prévenir, & je croy qu’on l’ameine :
Albin, son Confident vient de sortir d’icy.
Je vous l’apprens.

PISON.

Madame, il me l’a dit aussi.
C’est un homme discret, mais à quoy qu’il s’engage*,
580 Vostre gloire est d’un prix qu’il est bon qu’on ménage.
Je n’ay pû sans douleur, malgré tous vos dédains,
Voir un si grand dépost* en de si foibles mains.
Servez-vous de moy seul ; je vous sers avec joye :
Et je rends grace au Ciel qui m’en offre une voye*.
585 A fuïr Germanicus vostre vertu consent ;
Vous voulez qu’il l’apprenne, & vostre ordre est pressant :
J’obeis sans replique ; & de peur qu’on l’ameine...

AGRIPINE.

N’a-t-il point demandé si je le perds sans peine117 ?

PISON.

L’ame toute agitée, & le coeur plein d’ennuy*,
590 Il s’est enquis* à moy, si vous songiez à luy ?
Si l’Epoux qu’on vous donne a pour vous tant de charmes* ?
Et si vous le perdez sans verser quelques larmes118 ?

AGRIPINE.

Qu’avez-vous dit ?

PISON.

[p. 26]
J’ay dit qu’il vous eût esté doux
De n’aimer que luy seul, comme il n’aime que vous :
595 Que son rare* merite* est gravé dans vostre Ame ;
Et qu’un Prince absolu vous arrache à sa flâme*.

AGRIPINE.

Et qu’a-t-il répondu ?

PISON.

Ses soûpirs à l’instant...
Mais, Madame, il viendra si vous m’arrétez tant.
Ne vous exposez point à ce peril extréme :
600 Les momens durent peu quand on voit ce qu’on aime.
Si Drusus avec luy vous surprend sans témoins...

AGRIPINE.

Ah ! Pison, je m’égare*, & l’on s’égare* à moins.
Allez luy dire... O Ciel ! le voicy.

PISON.

Je vous laisse.

AGRIPINE.

Demeurez. Vous present j’auray moins de foiblesse.
605 Si mon coeur se hazarde à rien faire de bas119,
Ayez soin de ma gloire, & ne le souffrez* pas.
Je promets, puisqu’en vain vous m’aimez l’un & l’autre,
De traiter son Amour comme j’ay fait le vostre :
Et m’aimant, sans espoir, il vous doit estre doux
610 Qu’un Heros, comme luy, soit traité comme vous.         610
[p. 27]

SCENE IV. §

GERMANICUS, AGRIPINE, PISON, ALBIN, FLAVIE.

AGRIPINE.

Enfin, Prince, vostre ame a lieu d’estre contente :
Vos illustres exploits ont rempli nostre attente :
Si l’on doit d’un grand coeur attendre un grand effet,
On attendoit de vous ce que vous avez fait.
615 Moy, qui pour vous, Seigneur, n’ay rien craint de funeste,
Apprenant vos Combats, je devinois le reste ;
Et souvent de ma joye étallant tout l’excez,
En voyant mon visage on lisoit vos succez.

GERMANICUS.

Si de l’Elbe & du Rhin l’audace est confonduë*,
620 C’est à vous, plus qu’à moy, que la gloire en est dûë.
Je dois moins les exploits que j’ay faits en tous lieux
A l’effort de mon bras, qu’au pouvoir de vos yeux.
L’impatient desir de revoir tant de charmes*
Animant* ma valeur*, favorisoit mes Armes120 :
625 Plus de121 mes Ennemis succomboient sous mes coups,
Plus je faisois de pas qui m’approchoient de vous :
Dans l’espoir de m’y rendre, & d’avoir cette joye,
Sur des corps expirans je frayois une voye* ;
Et trouvois moins de gloire à les priver du jour*
630 Immolez* à l’Etat, qu’immolez* à l’Amour.
Je vous aime, & vous vois, mon bonheur est extréme...

AGRIPINE.

[p. 28]
Adieu, Prince.

GERMANICUS.

Me fuir !

AGRIPINE.

Vous m’aimez ?

GERMANICUS.

Je vous aime.
Aucun autre sujet* ne m’ameine en ce lieu :
Vous aimer fait ma joye : Et vous, Madame ?

AGRIPINE.

Adieu.
635 Je crains trop un combat dont l’issuë est douteuse,
Seigneur.

GERMANICUS.

Et vostre fuite, est-elle122 point honteuse ?
Aprés trois ans d’absence il m’eût esté bien doux
De pouvoir plus long-temps demeurer prés de vous.
Je m’estois assuré d’une ardeur* mutuelle :
640 Je croyois, comme vous, vostre flâme* immortelle ;
Et que vostre beauté, qu’on enleve à ma foy*,
Charmeroit tout le monde, & ne seroit qu’à moy.
Cependant...

AGRIPINE.

Ah ! Seigneur, laissez-moy l’innocence :
Epargnez à ma gloire un soupçon qui l’offence :
645 A mon coeur tout à vous n’imputez rien de bas ;
Et si l’on vous trahit, ne m’en accusez pas.
Vous m’aimez, je vous fuis, & je le dois sans doute123 :
Mais vous ne sçavez pas quelle peine il m’en coûte :
Vostre amour défiant* en veut estre éclaircy*.
à Flavie.
650 Empeschez que Drusus ne nous surprenne icy.
Vous me connoissez, Prince, ou devez me connoistre :
Quoy que sente mon coeur, mon devoir est le maistre. [p. 29]
Quand par l’ordre d’un Pere il falut vous aimer,
J’obeïs avec joye, & me laissay charmer :
655 Aujourd’huy qu’à mes voeux* on impose silence,
J’obeïs avec peine, & me fais violence ;
Et loin d’estre insensible à de si rudes coups,
Je m’arrache* à moy-même en m’arrachant à vous.
En faveur de l’amour tout mon coeur se declare :
660 A remplir mon devoir tout mon sang se prepare ;
Et ces deux opposez sont d’illustres Tirans,
Qui demandent de moy des efforts differents*.
Si j’écoute mon sang*, que le feu deshonore,
Mon devoir m’est trop cher pour vous aimer encore :
665 Si j’entends de l’amour les conseils absolus,
Je vous ay trop aimé, pour ne vous aimer plus :
Ma vertu qui chancelle, en cet état réduite,
Pour cacher sa foiblesse a recours à la fuite ;
Et de peur que l’amour n’ébranlât le devoir,
670 N’ose s’accoûtumer au plaisir de vous voir.

GERMANICUS.

Et que sera, Madame, à ma douleur mortelle
L’inutile secours* d’une pitié cruelle ?
Ces regrets si touchans ont pour moy peu d’appas ;
Rendez-moy vostre amour, & ne me plaignez pas.
675 Me vouloir tant de bien, & ne m’en pouvoir faire,
C’est me faire un honneur qui m’est peu necessaire.
Mon Rival moins aimé vous épouse demain ;
Quand j’aurois vostre coeur, il aura vostre main ;
Devenu par l’Hymen* la moitié de vous-même
680 Vous ferez juste assez pour l’aimer, s’il vous aime ;
De ce qui peut vous plaire il fera ses plaisirs ;
Il vous rendra des soins* ; préviendra vos desirs ;
Vostre ame accoutumée à souffrir* ses caresses,
Luy rendra soins* pour soins* ; tendresses pour tendresses ;
685 Et de tout son dépit* vostre coeur de retour124, [p. 30]
Vous ferez par vertu ce qu’on fait par amour.
Dans les bras d’un Epoux, possesseur de vos charmes*,
Qui de tant de plaisirs joüira sans allarmes*,
D’un soupir favorable honnorer ma douleur,
690 C’est plaindre mon destin, sans le rendre meilleur.
Si vous jettez les yeux sur mon affreux supplice,
Peut-estre avoûrez-vous qu’on me fait injustice,
Et me souhaiterez, comme à qui125 fait mes maux*,
Un Epouse adorable, & des plaisirs égaux :
695 Mais à vostre vertu quelqu’effort qu’il en coûte,
Ces plaisirs souhaitez, valent-ils ceux qu’il goûte ?
Et de vostre pitié le secours* apparent,
Rend-il mon sort moins rude, & mon malheur moins grand ?

AGRIPINE.

Je vois avec douleur celle d’un si grand homme ;
700 Mais que puis-je ?

PISON.

Drusus va revenir de Rome.
De peur de vous trahir, je vous le dit tout haut.

AGRIPINE à Pison.

Croyez-vous qu’il revienne ?

PISON.

On l’attend.

AGRIPINE.

Quoy ! si tost !

GERMANICUS.

Pour calmer un transport*, qui me seroit funeste,
Vostre bonté, Madame, aura du temps de reste.
705 Sauvez-moy de moy-même, & sans plus m’allarmer*...

AGRIPINE.

Je vous l’ay déja dit, que puis-je, enfin ?

GERMANICUS.

M’aimer.

AGRIPINE.

[p. 31]
Vous aimer ! Ah, Seigneur, qu’osez-vous me prescrire* ?
Songez-y : des malheurs vous souhaitez le pire.
Vous garder ma tendresse, & l’oser mettre au jour,
710 C’est blesser ma vertu, sans flatter* vostre amour :
Car, enfin, quoy qu’aimé par l’aveu126 de mon Pere,
A l’Epoux que j’auray je me dois toute entiere ;
Et ne presumez pas qu’en un sort si cruel,
Il échape à ma gloire un desir criminel.
715 Par amour l’un pour l’autre, amortissons* nos flâmes* ;
Arrachons de nos coeurs ce qui trouble nos ames ;
Ne nous souvenons plus de ces tendres discours,
Que nos yeux éloquens se faisoient tous les jours :
Effaçons avec soin de nostre Ame obsedée*,
720 Tout ce qui de nos feux* peut retracer l’idée ;
Et si l’heur* de m’aimer fait vos plus doux souhaits,
Veüillez m’aimer assez pour ne m’aimer jamais.
Plus je suis avec vous, plus j’ay l’ame attendrie :
Ne me revoyez plus ; c’est moy qui vous en prie :
725 Accordez cette grace* à mes voeux* empressez* :
Des maux* que je vous fais, c’est me punir assez.
Remenez-moy127, Pison. Adieu, Prince.

GERMANICUS.

Ah ! Madame !
A travers vos discours je penetre en vostre ame :
Au Fils de l’Empereur vostre coeur fait la cour ;
730 Et vostre ambition va trahir mon amour128.
Mon Rival prés du Trône, où j’ay droit de prétendre,
Fait que jusques à moy vous craignez de descendre.
Je ne murmure* point, quel que soit vostre arrest* :
Mon amour qui vous plût, à present vous déplaist.
735 Hé bien, Madame, allez, perdez-en la memoire* ;
A l’appas qu’on vous offre immolez* vostre gloire :
Ne vous souvenez plus que l’amour que je plains,
Estant né de vos yeux, va mourir par vos mains. [p. 32]
Je sçay bien que mon coeur, est indigne du vostre ;
740 Mais, enfin, son rebut* sera bon à quelque autre :
Et puisque de l’amour vous passez au mépris,
J’auray soin de me rendre à qui vous m’avez pris.
La Princesse Emilie, indulgente à mon crime,
Apprenant mon remords, me rendra son estime :
745 Obligé pour vous plaire de luy manquer de foy*,        745
Vous me coûtiez assez pour devoir estre à moy.
Vos appas* seducteurs corrompirent* mon zele ;
Pour me donner à vous, je fus ingrat pour elle ;
Et d’un prix assez grand c’est payer vos attraits*,
750 Quand il en coûte un crime à qui n’en fit jamais.

AGRIPINE.

Je n’attendois pas, Prince, en un si sort si contraire*,
Un outrage* si grand d’une bouche si chere :
Ce reproche est sensible ; & si vous m’aimiez bien,
A ma juste129 douleur vous n’ajoûteriez rien.
755 Vous me connoissiez mal, si vous avez pû croire
Qu’à l’éclat* d’un haut rang j’immolasse* ma gloire :
Si le sort qui m’outrage* eût voulu m’estre doux,
Ma plus sensible joye eût esté d’estre à vous.
Le bonheur qui m’échappe, est un bonheur insigne*,
760 Dont il faut que le Ciel ne me juge pas digne.
La Princesse Emilie, exorable* à vos soins*,
Aura plus de merite, & vous coûtera moins.
A des fers* qu’il fuyoit, remenez un rebelle :
Loin de faire des voeux contre130 vous, ou contre elle,
765 Je souhaite ardemment, vous ayant enflâmé,
Qu’elle vous aime antant que je vous eusse aimé.
Et pour derniere marque & d’amour, & d’estime,
Si mes foibles appas* vous coûterent un crime,
Pour mettre en seureté vos sublimes vertus,
770 Desormais, par respect, je ne vous verray plus.
à Pison.
Remenez-moy.
[p. 33]

SCENE V. §

FLAVIE, AGRIPINE, GERMANICUS, PISON, ALBIN.

FLAVIE.

Madame...

AGRIPINE.

Ah ! que viens-tu m’apprendre ?

FLAVIE.

Que le Fils de Cesar dans ce lieu se va rendre.
Il arrive de Rome, & s’avance à grands pas.

AGRIPINE.

Sortez donc vite, Prince, & ne me perdez pas131.
775 Si Drusus... Ah ! Pison, il y va de ma gloire,
Vous cherchez à me plaire, & je cherche à le croire :
Pour conduire en secret ce Prince en d’autres lieux,
C’est sur vous seul, enfin, que je jette les yeux.

PISON.

Sur moy ! Madame ?

AGRIPINE à Germanicus.

Et vous, dans ce moment funeste,
780 Seigneur, si du passé le souvenir vous reste,
Par bonté, par justice, ou du moins par pitié,
De son Appartement acceptez la moitié.
à Pison.
Pour l’en faire sortir avec pleine asseurance132,
D’un moment favorable attendez la presence.
785 Si Drusus l’apperçoit, l’apparence me perd133 ;
Cependant tout mon crime est de l’avoir souffert.
Comme au meilleur Amy que j’ay eu de ma vie,
C’est mon honneur, Pison, qu’icy je vous confie : [p. 34]
Et si j’ose avec vous m’expliquer à mon tour,
790 Vous n’étes pas le seul que maltraite l’Amour.

Fin du second Acte.

[p. 35]

ACTE III. §

SCENE PREMIERE. §

FLAVIE, PISON.

FLAVIE.

Dans vostre Appartement le Prince va se rendre ;
J’ay devancé ses pas pour venir vous l’apprendre.
Du secret qu’on luy cache il semble estre éclaircy* ;
Quelqu’un peut avoir veu Germanicus icy.
795 Agripine du moins obstinée à le croire,
A vos soins* obligeans recommande sa gloire.
Si le bien de luy plaire a pour vous des appas*,
Dans un si grand peril ne l’abandonnez pas.
Quoy qu’au Fils de Cesar elle soit si fidelle,
800 L’apparence d’un crime est un crime pour elle ;
Et si l’on voit icy son Rival triomphant134,
Tout condamne Agripine, & rien ne la deffend.

PISON.

Assez loin de ce lieu je viens de le conduire :
Pour la mettre en repos*, retournez l’en instruire.
805 Je l’aurois esté voir, pour luy donner avis135
Que le chemin de Rome est celuy qu’il a pris.
Seur de mettre un obstacle à l’Hymen* qu’il redoute,
Je n’ay pû le contraindre à prendre une autre route.
Dût-il rendre à jamais ses jours* infortunez*... [p. 36]

FLAVIE.

810 La Princesse sçaura ce que vous m’apprenez,
Seigneur ; & de ce pas je m’en vais tout luy dire.
Le Prince qui paroît, fait que je me retire.
Adieu. Souvenez-vous que l’on voit aujourd’huy
Une fille d’Auguste136 implorer vostre appuy.

SCENE II. §

DRUSUS, PISON.

DRUSUS.

815 Si j’en crois un grand bruit* qui se vient de répandre,
Mon Rival est dans Rome, ou du moins s’y va rendre.
Prés du Mont Apennin137 Ruffus138 l’a rencontré :
L’Empereur par luy-même en vient d’estre assuré.

PISON.

Vostre Rival, Seigneur ! Germanicus ?

DRUSUS.

Luy-même.
820 Rome de son retour montre une joye extrême :
Et déja le Senat qui se veut assembler,
Des suprêmes Honneurs croit le devoir combler.
D’139un Consul seulement son audace est blâmée ;
Il soûtient qu’à sa flâme* il immole* une Armée ;
825 Que c’est insulter Rome, & braver sa grandeur ;
Et qu’à sa discipline elle doit sa splendeur :
Qu’un sçavant* General promet, jure, & s’oblige
De la faire observer, s’il voit qu’on la neglige ;
Et que pour une faute, utile à son Païs,
830 Manlius140 autrefois sacrifia son Fils.
Mais le Peuple charmé, loin de vouloir l’entendre, [p. 37]
Pour servir mon Rival, s’offre à tout entreprendre :
Son zele impetueux, dont j’ay veu les effets,
Luy prodigue des noms qu’Auguste n’eut jamais.
835 On s’assemble par tout, & par tout on le nomme
Le plus grand des Cesars ; l’Esperance de Rome ;
L’inébranlable Appuy* de l’Empire Romain ;
Et pour dire encor plus, l’Honneur du genre humain.

PISON.

Ce bruit* qui vous allarme* est-il sceu d’Agripine ?

DRUSUS.

840 Ce bruit* m’allarme* moins qu’on ne se l’imagine.
Plût au Ciel... Vous m’aimez, & vous estes discret :
Un secret sceu de vous, n’en est pas moins secret :
Rome sçait que pour moy vostre zele est extrême :
Agripine cent fois me l’a dit elle-même.
845 Que je l’épouse ou non, je suis bien informé
Qu’il ne tient pas à vous que je n’en sois aimé.
Quand je vous ay surpris luy parlant de ma flâme*,
Il sembloit que ses yeux en causoient dans vostre ame :
Pour luy mieux exprimer ce que sentoit mon coeur,
850 Vostre zele obligeant empruntoit mon ardeur* :
Vous me l’aviez promis, & je vous le confesse ;
Mais vous m’avez trop bien tenu vostre promesse.

PISON.

Moy, Seigneur ?

DRUSUS.

Oüy, Pison, je dois trop à vos soins :
Je vivrois plus heureux si je vous devois moins.
855 Car enfin, c’est en vain que l’Empereur s’obstine
A vouloir que mon coeur soit le prix* d’Agripine :
J’admire ses appas*, j’adore ses vertus ;
Je croy l’avoir aimée, & je ne l’aime plus :
Voila le grand secret que j’avois à vous dire.
860 Les attraits* de Livie ont sur moy trop d’empire*. [p. 38]
Mon coeur, qui dans ses fers* a trop long-temps vécu,
Par ses premiers vainqueurs, est de nouveau vaincu.
J’apprehendois Livie, & je l’ay tantost* veuë ;
En voulant me parler son ame s’est émeuë ;
865 Preste à me reprocher mon crime, & sa bonté,
Un retour de tendresse a trahy sa fierté.
Quoy que l’emportement* pour son sexe ait de charmes*,
Son amour à ses yeux n’a permis que des larmes ;
Et son tendre couroux*, sa paisible douleur,
870 Contre mon injustice ont revolté mon coeur.
Je ne vous diray point, d’un objet qui sçait plaire,
Quel effet une larme est capable de faire :
Si vous avez aimé, Pison, vous sçavez bien
Qu’aux pleurs d’une Maistresse on ne refuse rien :
875 De ces pleurs tout-puissans le charme imperceptible,
Dans le coeur le plus dur trouve un endroit sensible ;
Et je me voudrois mal si des yeux pleins d’appas*
Répandoient une larme, & ne me touchoient pas.

PISON.

Ce retour vers Livie a droit de me surprendre :
880 Vous luy devez le coeur que vous luy voulez rendre ;
Mais aprés tout, Seigneur, à vous parler sans fard141,
Y songer à present, est y songer trop tard.
Autant que je l’ay pû, j’ay condamné l’envie*
Qui vous fit pour une autre abandonner Livie :
885 Vous passiez sous ses loix* des momens assez doux :
Elle n’aimoit, Seigneur, & n’aime encor que vous.
Un amour si confiant pour un Amant rebelle,
Vous préte un digne exemple à demeurer fidele :
Tout parle en sa faveur ; mais enfin...

DRUSUS.

[p. 39]
Ah ! Pison,
890 Elle vient ; vos conseils ne sont plus de saison142.
Laissez-nous seuls.

SCENE III. §

LIVIE, DRUSUS.

LIVIE.

Seigneur, vous auriez quelque peine
A vous imaginer le sujet* qui m’ameine.
Je ne viens point icy par d’indignes soupirs
Mandier143 le retour de vos ardens desirs :
895 Je laisse en leur amour à d’obscures* Princesses
La honte de descendre à de telles bassesses ;
Et le Fils de Cesar seroit trop acheté*,
S’il rentroit dans mes fers* par une lâcheté.
Soeur de Germanicus , Veuve d’un Fils d’Auguste,
900 La fierté que je montre est peut-estre assez juste.
Toute juste qu’elle est, je confesse pourtant,
Que pour vous autrefois je n’en avois pas tant :
Pour ne pas estre ingrate à l’amour le plus tendre
Que pour une Princesse un Heros puisse prendre,
905 (Car il faut l’avouër, estimé de chacun,
Il sembloit qu’à l’Etat vous en promettiez un ;)
Je vous aimay, Seigneur. Si j’osois vous le taire
Vous pourriez m’accuser de n’estre pas sincere ;
Et pour vous faire voir à quel point je la suis,
910 Je sens que je vous hais autant que je le puis.
Le trouble où je vous vois me découvre* sans peine
Que ma veuë en ce lieu vous allarme* & vous gêne.
Vous craignez qu’Agripine adresse icy ses pas : [p. 40]
R’assurez-vous, Seigneur, je n’y tarderay pas.
915 Je cherchois à vous perdre, & m’estois applaudie    
D’avoir tant de témoins de vostre perfidie :
Ces Billets d’un Ingrat, dont le coeur m’estois cher :
D’autant plus criminels qu’ils ont l’art* de toucher ;
Ces Ecrits dangereux, dont j’ay fait mes delices,
920 Qui pour charmer mes sens ont esté vos complices :
Ces imposteurs, enfin, qui m’ont osé trahir ;
Si je les faisois voir, vous feroient trop haïr.
Je vous les rends. Mon coeur est assez magnanime
Pour se faire un plaisir de cacher vostre crime :
925 Et sans faire éclater un indigne courroux*,
Je vous laisse le soin de me vanger de vous.
Le destin des Ingrats d’ordinaire est funeste.
Et si de ma bonté la memoire* vous reste,
Et que vous l’opposiez à vostre trahison,
930 Il suffira de vous pour m’en faire raison.
Tenez, Prince.

DRUSUS.

Madame, au nom de ce que j’aime...
En croirez-vous mon coeur, s’il dit que c’est vous-même ?

LIVIE.

Moy ! Seigneur ?

DRUSUS.

Vous pouvez, pour hâter mon trépas*,
Avoir la cruauté de ne me croire pas.
935 Vous aimer, vous le dire, aprés mon inconstance*,
C’est vous faire, sans doute, une nouvelle offence ;
Mais dussay-je estre en bute144 à tout vostre courroux*,
Il n’est rien de si vray que je n’aime que vous.
Au nom des Dieux, témoins de cet amour extrême,
940 Et pour dire encor plus, au nom de ce que j’aime ; [p. 41]
Pour ne pas m’exposer à des maux* infinis,
Oubliez le forfait* qui nous a desunis.
Je sçay qu’en vous quittant je vous fis un outrage*
Que pardonne avec peine un genereux* courage :
945 A vos rares* bontez* mon coeur accoûtumé
Goûtoit tranquillement la douceur d’estre aimé :
Je vivois dans vos fers*, & fus m’offrir à d’autres,
Plus pesans mille fois que ne le sont les autres,
L’Empereur le voulut, & pouvoit tout oser.
950 Je ne le cite point pour me faire excuser.
Si j’avois eu pour vous cet amour pur & tendre,
Que depuis mes remords vos appas* m’ont fait prendre,
Les Dieux, joints à Cesar, qui m’a donné le jour*,
Me l’auroient arraché145 plûtost que mon amour.
955 Mon retour dans vos fers* rend leur gloire plus grande.
Pour n’en plus échapper je vous les redemande.
Daignez rendre le calme à mes sens agitez :
J’ay repris mon amour, reprenez vos bontez* :
Ne desesperez point un coeur qui vous adore :
960 S’il eut l’heur* de vous plaire il vous doit plaire encore :
Epris de vos vertus, charmé de vos attraits*,
Il est plus amoureux qu’il ne le fut jamais.
J’en atteste des Dieux146 la majesté suprême ;
J’en atteste...

LIVIE.

Autrefois vous en usiez de même.
965 Vos perfides sermens, tant de fois redoublez,
Par vostre ingratitude ont esté violez.
Non, non, le repentir où vostre ame est forcée,
Ne rend pas son éclat* à ma gloire offencée :
Dans le rang où je suis, & du sang* dont je sors147,
970 Ce seroit me trahir qu’accepter un remors.
Epargnez-moy, Seigneur, la honte qu’il imprime* ;
ll n’est point de remords qui ne precede un crime : [p. 42]
Et qui m’a fait l’affront de m’arracher sa foy*,
N’a plus rien à m’offrir qui soit digne de moy.
975 Vous m’avez outragée*, & ce m’est une joye
Que d’un juste remords vostre coeur soit la proye.
Je voudrois que le Ciel, pour combler mes souhaits,
Vous forçât à m’aimer autant que je vous hais.
Au moins à vostre tour vous verriez par vous-même
980 Combien touche un mépris qui part de ce qu’on aime :
Quoy que dans cet état la raison puisse offrir,
C’est de tous les tourmens le plus dur à souffrir*.
Vous sentiriez, pour peu que148 vous soyez sensible,
Ce qu’a de plus affreux le sort le plus terrible :
985 Pour vous tiranniser tout prendroit mon party ;
Et vous ne sentiriez que ce que j’ay senty.

DRUSUS.

Hé bien, Madame, hé bien, si pour vous satisfaire149
Le retour de mes feux* vous estoit necessaire,
S’il faut vous adorer pour mieux sentir vos coups ;
990 Ne perdez point de temps, Madame, vangez-vous.
A d’éternels mépris abandonnez un traistre :
J’ay pour vous un amour qui ne sçauroit plus croistre ;
Et pour bien éprouver toutes vos cruautez
Me voila dans l’état où vous me souhaitez.
995 Je ne m’oppose point à cette juste envie :
A qui vit sous vos loix* c’est un bien* que la vie :
Tandis que vous m’aimiez j’en avois quelque soin ;
Si vous ne m’aimez plus, je n’en ay plus besoin :
Je vous l’offre avec joye, & la perdray sans peine,
1000 Si je fais en mourant expirer vostre haine ;
Et qu’aprés mon trépas* vostre couroux* éteint,
Laisse à mon triste sort la douceur d’estre plaint. [p. 43]
A vostre amour trahy je dois ce sacrifice.
Mon coeur qui fit le crime aura soin du supplice ;
1005 Et mon dernier soûpir, offert à vos appas*,
Justifiera...

LIVIE.

Seigneur, ne m’attendrissez pas.
Si je m’estois renduë* à vos fausses tendresses
Vous me seriez garend de toutes mes foiblesses.
Contentez-vous du trouble où vous me reduisez :
1010 Je vous haïray trop si vous me seduisez*.
Cessez de m’étaller le remords qui vous gesne* :
Vous me faites douter du succez de ma haine ;
Et preste à me vanger de vostre trahison
Vous corrompez*, ingrat, jusques à ma raison :
1015 Elle, mon coeur, & vous, tout cherche à me surprendre.
Reprenez vos Ecrits, si vous les voulez prendre,
Seigneur ; je risque trop à demeurer icy.

DRUSUS.

Hé bien, je les reprens, vous le voulez ainsi.
Mais s’il vous reste encor quelque ombre de tendresse,
1020 Souffrez* que de nouveau mon coeur vous les adresse ;
Et que tant de sermens une fois violez,
Pour ne l’estre jamais vous soient renouvellez.
Laissez-moy vous redire
Il lit un des Billets que Livie luy a rendus.
Adorable Livie,
Quand je songe aux honneurs qui me sont destinez,
1025 Je crois avoir perdu les momens de ma vie
Que je ne vous ay pas donnez.
Gloire, Plaisirs, Grandeurs, sans vous tout m’importune ;
Je borne* à vous aimer, mon plaisir, ma fortune ; [p. 44]
J’en fais mon suprême bon-heur :
1030 Que toujours à mes voeux* vostre bonté réponde,
Et je renoncerois à l’Empire* du Monde,
Pour l’Empire* de vostre coeur.
Laissez-moy vous redire
Il en lit encore un autre.
Il est vray, ma Princesse,
Cesar me sollicite* à reprendre ma foy* ;
1035 Il veut que j’aime ailleurs ; mais en vain il m’en presse* ;
L’Amour, plus absolu, m’impose une autre loy.
Si je m’oublie* assez pour vous estre infidele,
Puissent les Dieux vangeurs prendre vostre querelle150,
Et me faire l’objet de leur juste couroux* :
1040 Il n’est point de tourment qui me semble assez rude
Pour punir mon ingratitude,
Si je puis soûpirer pour une autre que vous.
Genereuse Livie, en ce moment funeste
Ne me condamnez pas à relire le reste :
1045 Ces Billets si cheris, tant qu’a duré ma foy*,
Sont autant de témoins qui parlent contre moy :
Plus ils marquent d’amour, plus j’ay l’ame confuse.
Je sçay que pour mon crime il n’est guere d’excuse ;
Et quand il en seroit, si j’en osois donner,
1050 Vous auriez moins de gloire à me le pardonner.
Tandis que151 vostre haine est encor suspenduë,
Je laisse à vos bontez* toute leur étenduë ;
Et ne veux point, Madame, essayer par mes soins
D’estre plus innocent, & de vous devoir moins.
1055 Je ne suis pas le seul dont on blâme l’audace,
Ny le premier coupable à qui l’on a fait grace :
Ne vous obstinez point à me la refuser ; [p. 45]
J’ay le coeur assez grand pour n’en pas mal user* :
Et le crime fatal, que j’osois me permettre,
1060 M’a coûté trop de maux* pour en jamais commettre.
Rendez-moy vostre coeur, & calmez le couroux*...

LIVIE.

Quand je vous le rendrois, ingrat, qu’en feriez-vous ?
Vous épousez demain la Princesse Agripine :
On l’arrache à mon frere, & on vous la destine :
1065 Pour son interest* seul, je sçay tout sur ce point.

DRUSUS.

Non, Madame, demain je ne l’épouse point.
J’ay tantost* veu Cesar. Agripine qu’il gesne*,
A l’hymen* que je fuis ne consent qu’avec peine :
Elle attend le Heros qui la sceut enflâmer ;
1070 Et demande du temps pour apprendre à m’aimer.
Cesar, qui doit l’Empire à son Ayeul Auguste,
N’a pû luy refuser une grace* si juste :
Le jour de nostre hymen* est remis à son choix ;
Et mon supplice, enfin, est differé d’un mois.
1075 Pour m’arracher, Madame, à cet hymen* funeste,
Rendez-moy vostre coeur, & je répons du reste.
Avant qu’un mois s’écoule, & qu’il soit expiré,
L’Empereur est mon Pere, & je l’attendriray.
Chaque jour à ses pieds j’iray verser des larmes ;
1080 Chaque jour à ses yeux j’iray vanter vos charmes* ;
Sensible à mon amour il en sera l’appuy* :
Et vostre seul merite* obtiendra tout de luy.
Que si tant de douleur ne peut vous satisfaire,
Au moins en m’oubliant songez à vostre frere :
1085 Il adore Agripine, & la veut adorer ;
L’arracher à ses feux* c’est le desesperer ;
De son sort, & du mien je vous rends la maistresse.

LIVIE.

Seigneur, par trop d’endroits vous tentez ma foiblesse.
C’est aprés vostre crime un nouvel attentat, [p. 46]
1090 Que d’appeler mon frere au secours d’un Ingrat.
Je me deffendray mal pour peu qu’il vous appuye :
Et de peur de me rendre il est temps que je fuye.
Ma haine en sa faveur auroit peine à durer.

DRUSUS.

Si je le rends heureux, qu’ay-je lieu d’esperer ?
1095 Deviendrez-vous sensible à l’ardeur* qui m’anime* ?
En faveur de ce frere oublierez-vous mon crime ?
Vous contenterez-vous des maux* que j’ay soufferts ?
Me sera-t-il permis de rentrer dans vos fers* ?

LIVIE.

Rendez mon frere heureux, si vous le pouvez faire ;
1100 Une belle action n’attend point de salaire :
Et s’il vous en faut un...

DRUSUS.

Hé bien, Madame ?

LIVIE.

Adieu.
La Princesse Agripine arrive dans ce lieu.
Servez Germanicus, l’occasion est belle.

SCENE IV. §

AGRIPINE, DRUSUS, FLAVIE.

AGRIPINE.

Seigneur, je vous apporte une grande nouvelle.
1105 Je perds Germanicus, & le perds à regret ;
Je vous honore trop pour en faire un secret.
Je l’aimois tendrement. N’en prenez point d’allarmes* :
Puisqu’il faut pour jamais oublier tant de charmes*, [p. 47]
Pour m’en faire un devoir je suis preste demain
1110 En presence des Dieux de vous donner la main152.

DRUSUS.

O Ciel !

AGRIPINE.

D’aucun soupçon n’ayez l’ame blessée
Si je n’ay pas d’abord cette ardeur* empressée*,
Ces desirs violens, & ces transports* si doux,
Qui deviennent permis en faveur d’un Epoux.
1115 Vostre bonté, Seigneur, à qui tout est possible,
Avec un peu de temps me rendra plus sensible.
Jusques-là, s’il se peut, souffrez* que chaque jour
Un austere devoir vous tienne lieu d’amour.
Je n’abuseray point d’une bonté si rare* :
1120 Et par la complaisance où mon coeur se prepare,
Vous aurez de la peine à vous appercevoir,
Si j’agis par amour, ou si c’est par devoir.

DRUSUS.

Non, c’est trop vous gesner* : L’Empereur pour vous plaire,
Consent que pour un mois nostre Hymen* se differe.
1125 Je l’ay veu par vostre ordre, & sans estre en couroux*
Il m’a promis...

AGRIPINE.

Seigneur, je l’ay veu depuis vous.
Je viens de le quitter. Et pour ne vous rien taire,
L’effort qu’en ma faveur vous avez daigné faire,
Ce que sur vos desirs vous avez de pouvoir,
1130 Suffit pour m’enseigner à faire mon devoir.
Je suis preste à demain pour le grand Hymenée*
Qui doit à vostre sort unir ma destinée :
Je l’ay dit à Cesar, & viens vous assurer
Qu’il n’est plus à mon choix de pouvoir differer :
1135 Demain aux yeux de Rome il faut qu’il s’accomplisse.
Et quoy que cet Hymen* me doive estre un supplice, [p. 48]
J’imposeray silence à ma juste douleur :
Mes yeux ne diront rien du trouble de mon coeur :
En vous donnant ma foy* j’oubliray que j’immole*
1140 Un Heros presque égal aux Dieux du Capitole153 :
J’oubliray que ma main estoit deuë à ses soins* ;
Et si je ne vous aime, on le croira du moins.
Pour prix* d’un tel effort, & d’un tel sacrifice,
Du reste de ce jour souffrez* que je joüisse ;
1145 Et que si prés, Seigneur, de vivre sous vos loix*,
Je sois en liberté pour la derniere fois.

DRUSUS.

Madame, j’obeïs. Ce que je viens d’entendre
Me surprend d’autant plus que je n’osois l’attendre.
Vostre bonté m’accable, & je jure à vos yeux...
1150 Quand j’auray veu Cesar je m’expliqueray mieux.

SCENE V. §

AGRIPINE, FLAVIE.

AGRIPINE.

Hé bien, Flavie, hé bien, seras-tu satisfaite ?
Trouves-tu maintenant ma victoire imparfaite ?
Ay-je assez bien rempli mon severe devoir ?
A mes sens interdits* reste-t-il quelque espoir ?

FLAVIE.

1155 Madame, je comprends quel chagrin vous devore
Si pour Germanicus vous soûpirez encore :
Mais vouloir que Drusus vous épouse demain ;
Avec tranquilité luy donner vostre main ;
Vous ranger sous ses loix* avant qu’on vous en presse* ; [p. 49]
1160 Prevenir ses soupçons ; menager sa tendresse ;
Dérober tout espoir au grand Germanicus ;
Tout cela dit assez que vous ne l’aimez plus.

AGRIPINE.

Attends, attends, Flavie, à tenir ce langage,
Que le sort infléxible ait épuisé sa rage ;
1165 Et qu’aux yeux du Senat, comme je l’ay promis,
D’un Tyran odieux154 j’aye épousé le fils.
Dés-qu’il aura ma main, dût ce fils de Tibere
Se montrer envers moy plus cruel que son pere,
J’oubliray le Heros dont mon coeur est charmé ;
1170 Et je le haïray de l’avoir trop aimé.
Jusques-là, je veux bien t’avoüer ma foiblesse,
Il a tous mes desirs, & toute ma tendresse :
Dans le coeur qu’on luy vole il a fait des progrés
Qu’on ne détruira point tant qu’il en sera prés.
1175 Avant qu’à le revoir je sois accoûtumée
Je veux que mon Hymen* le renvoye à l’armée.
L’amour que j’ay pour luy me deviendroit fatal,
Si je ne me hâtois d’épouser son Rival.
Depuis que je l’ay veu, la douleur qui l’accable
1180 M’a causé pour Drusus une haine implacable ;
Et si durant un mois je le vois tous les jours,
Mon amour & ma haine augmenteront toûjours.
Je ne veux point aimer quand l’amour est un crime ;
Je ne veux point haïr ce qu’il faut que j’estime ;
1185 Et puisque malgré moy l’on m’enchaîne à Drusus,
Il est de mon devoir de fuïr Germanicus.
Pour sauver ma vertu dans ce desordre extrême,
Je fais ce que je puis, je m’immole* moy-même :
Je me perds. Mais, Flavie, un coeur comme le mien,
1190 Quand la gloire a parlé, ne consulte* plus rien.

Fin du troisième Acte.

[p. 50]

ACTE IV. §

SCENE PREMIERE. §

AGRIPINE, PISON.

PISON.

Madame, pardonnez à mon impatience ;
J’ay besoin en secret d’un moment d’audience* :
Ce que je dois vous dire est assez délicat
Pour éviter la foule, & pour craindre l’éclat*.
1195 Mes jours* sont en danger, & ce mot doit suffire,
Si quelqu’autre que vous sçait ce que je vais vous dire :
Mais dussay-je mourir, tout me semblera doux
Quand j’auray signalé l’amour que j’ay pour vous.
Je mourray sans regret si l’objet que j’adore...

AGRIPINE.

1200 Temeraire Pison, qu’allez-vous dire encore ?
Ma coupable indulgence entretient* vostre erreur :
Mais si vous n’étouffez cette insolente ardeur* ;
Si jamais vous osez par vostre indigne hommage*
Faire au sang* des Cesars un si cruel outrage* ;
1205 Si vous deshonorez le peu que j’ay d’appas* ;
Si vous vous oubliez, je ne m’oubliray* pas,
Etouffez cette ardeur* dont155 ma gloire murmure*.
Vous ne pouvez m’aimer sans me faire une injure.
Car pour oser pretendre à vous voir mon époux, [p. 51]
1210 Le Ciel met trop d’espace entre Agripine & vous.
Rentrez donc en vous-même156, & voyez qui vous estes.
Drusus ne sçaura point l’affront que vous luy faites :
Quelque pitié qu’excite* un si foible Rival,
Il trahiroit son rang à vous en vouloir mal157.
1215 Je luy veut épargner cette indigne vengeance.
Mais par vostre respect* meritez mon silence.
A de moindres objets accoûtumez vos voeux* ;
Et ne me forcez point à plus que je ne veux.
Aprés un tel avis je suis preste d’apprendre
1220 Ce que .vous témoignez me vouloir faire entendre ;
Seure qu’à vostre orgueil, que je viens d’abaisser,
Il n’échappera rien qui me puisse offencer.

PISON.

Malgré ce fier mépris, je ne perds pas l’envie
De vous estre fidele au dépens de ma vie.
1225 Quoyque sous vostre empire* un coeur puisse endurer,
A toutes vos rigueurs* j’ay sçû me preparer.
Mon sort, que vos bontez* pouvoient rendre moins rude,
Est d’avoir plus d’amour que vous d’ingratitude ;
Et vous condamnerez vostre injuste courroux*,
1230 Quand vous aurez appris ce que je fais pour vous.
Quoyque Germanicus soit la gloire de Rome,
Et que le monde entier n’ait pas un plus grand homme ;
Quoyque de sa défaite il ait vangé Varus ;
Assujety le Rhin ; soumis Arminius158 ;
1235 Quoy qu’il ait des vertus dignes qu’on le revere* ;
Le bruit* de ses exploits est suspect à Tibere :
Et pour le Consulat il me fait designer,
Si je veux cette nuit l’aller assassiner.

AGRIPINE.

[p. 52]
L’assassiner, Pison !

PISON.

Je l’ay promis, Madame.

AGRIPINE.

1240 Tu l’as promis ! Sçais-tu que c’est m’arracher l’ame ?
Pourras-tu sans remords te noircir à ce point ?

PISON.

Madame, au nom des Dieux ne vous emportez point.
C’est me perdre.

AGRIPINE.

Est-ce à tort, cruel, que je m’emporte ?
Que je te perde, ou non, malheureux, que m’importe ?
1245 Si tu perds un Heros qu’adore l’Univers,
Ce qui peut y rester vaut-il ce que tu perds ?
Pour transmettre à ta race* une gloire infinie,
Le premier des Cesars épousa Calphurnie159 :
La vertu des Pisons qu’on te voit dédaigner,
1250 Eut le bien* de luy plaire, & l’honneur de regner :
Et pour le Consulat qu’on te vient de promettre160,
Le plus noir des forfaits* t’est facile à commettre !
Et tu vas acquerir, par un crime odieux,
Ce que par leurs vertus ont acquis tes Ayeux.

PISON.

1255 Ce que j’ay fait pour vous, vous permet-il de croire,
Que je trahisse ensemble, & ma flâme*, & ma gloire ?
Et qu’osant violer les droits les plus sacrez
J’immole* insolemment ce que vous adorez ?
Ne vous allarmez* point. Quoy qu’on m’ait fait promettre,
1260 Ce forfait* par un autre auroit pû se commettre :
Et tandis que Cesar s’en remet à mes soins
Un plus méchant que moy n’entreprend rien au moins. [p. 53]
Si mon zele apparent n’eût abusé* Tibere,
Peut-estre pour ce crime eût-il choisi mon frere :
1265 J’ay honte de le dire, ennemy des vertus ;
Pour complaire à Plancine161 il hait Germanicus.
Appuyé de Tibere il le perdra sans doute,
Si de la Germanie il ne reprend la route.
Pour le chasser de Rome, employez aujourd’huy
1270 Le pouvoir absolu que vous avez sur luy.
Depuis l’ordre cruel que Cesar m’a fait prendre
J’ay vû Germanicus, mais sans luy rien apprendre :
Je me suis contenté de luy faire sçavoir
Qu’avec empressement vous cherchez à le voir.
1275 L’Empereur qui luy parle, & qui sçait l’art* de feindre,
Par de fausses bontez* veut l’empêcher de craindre ;
Et pour mieux déguiser ce qu’il a resolu,
Pour demain avec luy vostre hymen* est conclu.
Quelque espoir162 qui le flatte* ordonnez qu’il s’absente :
1280 C’est un appas mortel que Cesar luy presente :
Cette fatale nuit finiroit son destin163 ;
Et Rome sous Tibere a plus d’un assassin.
Voila ce qu’en secret je voulois vous apprendre.
Germanicus, Madame, en ce lieu se va rendre :
1285 C’est à vous, qui l’aimez, à faire un digne effort
Pour dérober ce Prince à son malheureux sort.
Ce que je vous demande, en faveur de mon zele,
Est de m’aider vous-même à vous estre fidele ;
Et de taire un secret qui pourroit me ravir
1290 L’honneur que je reçois quand je puis vous servir.

AGRIPINE.

Pardonnez, cher Pison, si l’horreur d’un tel crime
Vous a pour un moment dérobé mon estime :
Dans les premiers transports* d’un si juste courroux*,
J’aurois fait même injure à tout autre que vous.
1295 Drusus d’un si grand crime est sans doute complice, [p. 54]
Pison ?

PISON.

L’en soupçonner, c’est luy faire injustice.
Pour son propre interest le sensible Drusus
Voudroit vous voir unie avec Germanicus.
De l’état de son ame il m’a fait confidence ;
1300 Et je sçay... Mais adieu, Germanicus s’avance :
Parlez-luy, le temps presse ; & sans faire aucun bruit*,
Empêchez que dans Rome il ne passe la nuit.

SCENE II. §

GERMANICUS, AGRIPINE.

GERMANICUS.

Je ne sçay de quel oeil vous verrez un coupable,
Dont l’amour violent rend le crime excusable :
1305 J’ay tantost*, je l’avouë, avec un peu d’aigreur*
D’un injuste reproche accablé vostre coeur :
Vous en avez pleuré : je l’ay veu : mais, Madame,
La douleur de vous perdre interdit* bien une ame ;
Et dans un tel malheur un modeste courroux*,
1310 Auroit mal exprimé ce que je sens pour vous.
Quand on aime ardemment & qu’on perd ce qu’on aime,
On se fait un plaisir de se perdre soy-même ;
Et si par vostre hymen* on m’eût desesperé,
A de plus grands efforts je m’estois preparé.
1315 Mais Cesar, que j’ay veu, loin de m’estre contraire* ;
M’a reçu comme un fils attendu de son pere : [p. 55]
J’ay quitté son armée, & ce crime est de ceux
Dont en un General l’exemple est dangereux :
Cependant sa tendresse excusant mon audace,
1320 Il ne m’en a parlé que pour me faire grace* ;
Et dans le Capitole il consent que demain
Vous me combliez de gloire en me donnant la main.
Que vois-je ? me trompay-je ? ou, pleurez-vous encore,
Ma Princesse ?

AGRIPINE.

Seigneur, si je ne vous adore,
1325 Si vous n’estes vous seul l’objet de tout mon soin*,
Me punissent les Dieux que j’en prends à témoin.
Vous avez crû tantost* ma confiance affoiblie :
Cet outrage* est cruel, mais, Seigneur, je l’oublie ;
C’est un crime forcé dont mon coeur vous absout :
1330 L’amour qu’on desespere est capable de tout.
O Ciel ! qui tant de fois a pris soin de sa gloire,
Permets que ce Heros m’aime assez pour me croire :
Sauve l’appuy* de Rome ; & mets dans mes discours
Un charme assez puissant pour conserver ses jours*.
1335 Je vous aime, Seigneur, nul Romain ne l’ignore ;
Je l’ay dit en tous lieux, & veux le dire encore :
Cesar, Drusus, Livie, & Pison sçavent tous
Si j’ay d’ambition que164 celle d’estre à vous.
Mon coeur qui de vos voeux* s’est attiré l’hommage*,
1340 Voudroit même pouvoir vous aimer davantage ;
Et si quelque douleur rend mes sens agitez,
C’est d’avoir moins d’amour que vous n’en meritez.
Vous allez en douter : le malheur qui m’accable,
M’ôte jusqu’au plaisir de me rendre croyable ;
1345 Et d’infidelité vous m’allez soupçonner,
Quand je vous auray dit qu’il faut m’abandonner,

GERMANICUS.

[p. 56]
Moy, Madame ?

AGRIPINE.

Seigneur, je souffre* par avance,
Tout ce qu’a de cruel cette fatale absence :
Je prévoy tous les maux* qui me vont accabler ;
1350 Et je ne puis enfin les prevoir sans trembler.
Ma fortune* demain ne sera plus douteuse ;
J’épouseray Drusus ; je seray malheureuse ;
Mais n’importe, partez, pour ne plus me revoir :
Laissez en me quittant l’amour au desespoir :
1355 Je vous l’ordonne même avec un coeur tranquile :
Il y va de vos jours*, tout doit m’estre facile ;
Et pour tromper le sort qu’il vous faut redouter,
Je n’examine point ce qu’il doit m’en coûter.

GERMANICUS.

Et qui peut mettre obstacle au succez de ma flâme* ?
1360 Excepté vos rigueurs*, qu’ay-je à craindre, Madame ?
Que pourra de Drusus l’inutile courroux* ?
Les bontez* de Cesar me répondent de vous.
Vous le verrez demain, pour consacrer ma gloire,
D’un triomphe superbe honorer ma victoire :
1365 Je m’y suis opposé, mais sans rien obtenir ;
Et je viens de sa part vous en entretenir.
Demain Cesar, & moy...

AGRIPINE.

Point de demain, de grace.
D’un peril trop certain cette nuit vous menace.
Seigneur, il faut sur l’heure abandonner ce lieu :
1370 Dût m’en coûter la vie en vous disant adieu.
Il m’est trop important que vostre gloire éclate*
Pour voir d’un oeil jaloux l’honneur dont on vous flatte* ;
Avoir mis sous le joug* tant de fiers Ennemis ;
Les Ubiens défaits* ; Les Bataves165 soûmis ;
1375 Et les peuples fameux de ces Plaines fecondes, [p. 57]
Que l’Elbe, & le Danube arrosent de leurs ondes* ;
Les avoir tous, Seigneur, attaquez, & vaincus,
C’est ce qu’on attendoit du grand Germanicus.
Aprés de tels exploits le triomphe est bien juste ;
1380 Mais nous ne sommes plus sous le regne d’Auguste :
Satisfait des lauriers166 moissonnez par son bras,
Ceux qu’un autre cueilloit ne le chagrinoient pas.
Mais depuis que des Dieux il augmente le nombre167,
Rome de sa splendeur ne conserve que l’ombre ;
1385 Et sous un Empereur qui ternit son éclat*,
S’estre acquis tant de gloire est un crime d’Etat.
Partez, vous dis-je.

GERMANICUS.

Hé quoy, voulez-vous que je croye
Que l’espoir de me perdre est ce qui fait sa joye ?
Et que de mon retour il feint* d’estre charmé,
1390 Pour m’ôter tout sujet* de paroistre allarmé ?
Quoy qu’on vous en ait dit, jugez mieux de Tibere168 :
Adopté pour son fils, il me tient lieu de pere :
Des volontez d’Auguste il se fait une loy ;
Et Drusus pour sa gloire, est moins son fils que moy.
1395 De quelque oeil qu’il le voye, en cette conjoncture,
Drusus n’est qu’un present que luy fit la nature :
Un fruit qu’il attendoit du conjugal lien*169 ;
Et dont pour s’agrandir* il ne pretendoit rien :
Mais, suivant ce qu’Auguste eut le soin de prescrire*,
1400 Le don qu’il fit de moy fut suivy de l’Empire170 ;
Et pour tout dire enfin, l’Univers est le prix*,
Des bontez* qu’eût Cesar de m’accepter pour fils.
Il est vray que ce Prince, au moins en ma presence,
Entre Drusus, & moy met de la difference :
1405 De mes foibles exploits il parle avec chaleur ;
Approuve ma conduite ; éleve ma valeur* ;
En un mot, je crois estre estimé de Tibere [p. 58]
Comme l’étoit d’Auguste Agrippa171 vostre pere :
Il m’aime, il m’en assure avec sincerité ;
1410 Et je serois ingrat si j’en avois douté.
Plût au Ciel que vous-même eussiez vû ses caresses,
Et ce qu’un si grand Prince a montré de tendresses !
Vous en seriez touchée, & loin de le haïr...

AGRIPINE.

Ah ! Seigneur, qu’un Heros est facile à trahir !
1415 Et que lorsqu’on possede une vertu sublime,
On se livre aisément aux embûches* du crime !
En faveur de Cesar soyez moins prevenu*,
Seigneur ; depuis qu’il regne il vous est inconnu.
Je vous l’ay déja dit, Rome changea de face,
1420 Aussi-tost que d’Auguste il occupa la place,
Et que son artifice*, aprés de vains refus,
Herita de son rang, & non de ses vertus.
Ne vous proposez point l’exemple de mon pere172 ;
Auguste estoit son maistre, & le vostre est Tibere :
1425 L’un, malgré les perils dont il fut menacé,
N’a jamais fait de crime où l’on ne l’ait forcé ;
Et qu’on retranche un an de son illustre vie,
J’abandonne le reste à la plus noire envie*.
Tant que du monde entier il fut seul possesseur,
1430 Ses secrets ennemis admiroient sa douceur :
Et quand des plus méchans il resolut la perte,
Loin d’affecter la fraude173, il leur fit guerre ouverte.
L’autre, dont l’Univers aujourd’huy prend la loy,
En montant sur le Trône en a banny la foy* :
1435 A sa Cour, où l’usage a permis les adresses,
On endort ce qu’on hait par de fausses caresses ;
A des maux* que l’on cause on feint* de prendre part ;
Et ce que l’on veut perdre, on le perd avec art*.
Seigneur, si vous m’aimez, faites le moy paroistre ;
1440 Usez* bien des momens dont vous estes le maître ; [p. 59]
De vos fiers ennemis, trompez l’indigne espoir ;
On en veut à vos jours* ; la foudre est preste à choir* ;
A l’abry des lauriers laissez passer l’orage.
Il ne m’est pas permis d’en dire davantage :
1445 Je vous en dis assez pour vous chasser d’icy.
Que perdez-vous en moy pour balancer ainsi ?
Seigneur.

GERMANICUS.

Ce que je perds ! l’ignorez-vous, Madame ?
Si le fils de Cesar vous arrache à ma flâme* ;
S’il faut qu’à cet affront le Ciel m’ait reservé ;
1450 Je perds ce que le Monde a de plus achevé*.
Je perds, si la fortune* à ce point m’est cruelle,
Des plus hautes vertus le plus digne modele ;
Et pour dire encor plus, je perds, enfin, je perds
Ce que du sang* d’Auguste il reste à l’Univers.
1455 Non, Madame, mon coeur plein de vostre merite*,
Condamne vostre amour, s’il veut que je vous quitte :
Mon trépas* est douteux*, & ne le sera plus
Si je vous abandonne au pouvoir de Drusus.
Rome, quoyqu’on m’appreste, est mon plus seur azile* :
1460 Tout autre en vous quittant me seroit inutile :
Mes jours*, que vos bontez ont soin de menager,
Eloigné de vos yeux, sont-ils hors de danger ?
Mais c’est trop se livrer à de vaines allarmes* ;
Rassurez vostre esprit, & retenez vos larmes ;
1465 Drusus, que mon bonheur a dû rendre jaloux,
Cherche par cette ruse à m’éloigner de vous :
Je ne sçay que luy seul qui m’ose estre contraire* ;
Et pour craindre le fils, je suis trop cher au pere.
Mon coeur reconnoissant ne peut trop l’avoüer,
1470 Des bontez* de Cesar j’ay lieu de me loüer :
Il vous rend à mes feux*, & je ne puis sans crime,
Soupçonner d’artifice* un coeur si magnanime. [p. 60]

AGRIPINE.

Seigneur, à quelle honte allez-vous m’exposer ?
Il va m’en coûter un174 pour vous desabuser.
1475 D’un amy genereux* je vais trahir le zele :
Pour vous prouver ma foy*, je vais estre infidele :
Mais quelque soit le crime où je dois recourir
C’en seroit un plus grand de vous laisser perir.
Dissipez vostre erreur, & connoissez* Tibere :
1480 Ce Maître si chery qui vous tient lieu de pere,
Qui semble à vostre gloire appliquer tous ses soins,
Et qui, s’il vous aimoit, vous caresseroit moins ;
Ce Tyran, car, Seigneur, quoy qu’il ait vostre estime,
Pour ce Prince cruel ce titre est legitime :
1485 Et s’il ne l’avoit pas il faudroit luy donner,
Puisqu’il veut cette nuit vous faire assassiner.

GERMANICUS.

Me faire assassiner ! Luy, Madame ? On vous trompe.
Cesar...

AGRIPINE.

Hé bien, cruel, souffrez* qu’il vous corrompe* :
Où la mort vous attend precipitez vos pas :
1490 Croyez qui vous veut perdre, & ne me croyez pas.
Je me flattois* pourtant de cette triste gloire,
Que loin d’avoir, Seigneur, tant de peine à me croire,
Un Heros tel que vous, assuré de ma foy*,
Ne balanceroit pas entre Tibere & moy.
1495 Seigneur, quoyque pour moy vous soyiez tout de flâme*,
Souffrez* que de Drusus je devienne la femme :
Laissez-moy le punir d’avoir troublé vos feux*.
Il me rend malheureuse, & sera malheureux.
Non que de ma vertu je ne sois assurée :
1500 Mais ma vie, & sa joye auront peu de durée ;
Et quoyque je luy doive en qualité d’époux, [p. 61]
Je mourray de regret de n’estre pas à vous.
Voila de ma tendresse une preuve assez ample.
Pour signaler la vostre imitez mon exemple :
1505 D’un coeur né pour la gloire175 effacez tous mes traits ;
Et ne m’accablez point d’inutiles regrets.
Aprés m’avoir aimé, devenir insensible,
Si c’est pour un Heros un effort si penible ;
Si vous en fremissez176 ; quel seroit vostre effroy,
1510 Si vous aviez le coeur aussi tendre que moy ?

GERMANICUS.

Et que m’importe, helas ! quand tout me desespere,
Qui m’arrache le jour* de vous, ou de Tibere ?
Si j’échape à sa haine, expirer de douleur,
Vous perdre, enfin, Madame, est-ce un moindre malheur ?
1515 Ne craignez pourtant rien de mon amour extrême :
L’ordre que je reçois m’est une loy suprême :
J’ay peur, si je restois plus long-temps en ces lieux,
Que mon sort envers vous ne fût contagieux.
Pour ne pas à l’orage exposer vostre teste,
1520 Je vay par mon exil écarter la tempeste ;
Et laisser au Rival que vous me preferez
Les appas* dangereux que j’ay trop adorez.
Si vous m’aimez encor, j’en attends une preuve :
Vous avez assez mis ma confiance à l’épreuve,
1525 Madame ; à ma douleur n’offrez aucun secours* ;
Il suffit de mes maux* pour terminer mes jours* :
Ne pleurez point : mon coeur prest à quitter vos charmes*,
Ne peut s’accoûtumer à voir couler vos larmes :
Je ne partiray point si vous en soupirez ;
1530 Promettez-moy...

AGRIPINE.

[p. 62]
Seigneur, vous me desesperez.
Dans l’état déplorable où mon ame est réduite,
Je crains vostre presence, & je crains vostre fuite.
Cher Prince, que je perds, & que j’aime toûjours,
Pour la gloire de Rome ayez soin de vos jours* :
1535 Et quel que soit l’azile*, où vous alliez vous rendre,
Contraignez vostre amour à venir me l’apprendre.
De peur d’estre écoûté ne m’opposez plus rien.
Je vous rends vostre coeur, & vous laisse le mien :
Je ne puis vous l’ôter, quelque effort que je fasse.
1540 Venez, qu’en vous quittant, Prince, je vous embrasse ;
Et que dans ce moment tous mes sens interdits*...
Partez, je ne sçay plus, Seigneur, ce que je dis.

Fin du quatriéme Acte.

[p. 63]

ACTE V. §

SCENE PREMIERE. §

AGRIPINE, FLAVIAN.

AGRIPINE.

Vient-elle ? l’as-tu vûë ? & puis-je me promettre
Qu’au dangereux Pison elle ait rendu ma lettre ?
1545 Si du trouble où je suis il peut estre averty,
S’il peut... Germanicus ne sera point party.
Quoyque d’une imposture* il ne soit point capable,
Un peu de défiance* eût esté pardonnable.
Mon coeur en le quittant ne se possedoit pas177 :
1550 Quelque Romain fidele auroit suivy ses pas :
Dés hier j’aurois appris s’il s’éloigna178 de Rome ;
Et ne douterois plus du sort d’un si grand homme.
Juste Ciel, à sa perte aurois-tu consenty !
Ton soin*... Non, ce Heros ne sera point party.
1555 Quand il me le promit il me trompoit sans doute :
Je l’ay quitté, je sçay quels efforts il m’en coûte ;
Et s’il est vray qu’il m’aime autant qu’il est aimé,
Un départ si cruel l’auroit plus allarmé.
à Flavian.
Tu ne m’as point appris si tu voyois Flavie :
1560 Pour hâter son retour que ne l’as-tu suivie ?
Je sçaurois maintenant ce que je veux sçavoir :
Je n’aurois plus de crainte, ou n’aurois plus d’espoir ;
Et tout autre destin me semblerois moins rude, [p. 64]
Que l’affreuse rigueur de mon incertitude.
1565 De contenter mes voeux* Flavie a peu de soin* :
Elle n’ignore pas quelle nuit j’ay passée ;
Elle a sçû quels objets occupoient ma pensée.
J’ay cru voir sur un Char Drusus victorieux :
Un spectre encor sanglant s’est offert à mes yeux,
1570 “Si j’osay vous aimer, il m’en coûte la vie,             1570
M’a-t-il dit ; j’en ay fait confiance à Flavie ;
Et si Germanicus voyoit encor le jour,
Elle seroit... Flavie est enfin de retour.

SCENE II. §

AGRIPINE, FLAVIE, FLAVIAN.

AGRIPINE.

Helas ! Flavie, helas ! que tu m’as mise en peine !
1575 Des malheurs que je crains viens me rendre certaine.
Dis-moy ce qu’on a fait, & ce que l’on resout*.
Pison vient-il ? enfin éclaircy* moy de tout.
Desespere mon coeur, ou le rends plus tranquille.
Parle.

FLAVIE.

J’ay fait à Rome un voyage inutile,
1580 Madame, & tous mes soins* ont esté superflus.
On ne m’a rien appris du grand Germanicus.
Pour remplir mon devoir, & pour vous satisfaire,
Je n’ay rien oublié de ce que j’ay pû faire179 :
Mais que pouvoit mon zele en cette occasion ?
1585 Rome n’est que desordre, & que confusion.
On y trouve par tout des espions infames, [p. 65]
Dont l’art* abominable est de sonder les ames ;
Et d’arracher des coeurs par un subtil détour*,
Ce qu’on sent pour Tibere, ou de haine, ou d’amour.
1590 Ces méchans en faveur180, par de lâches maximes
D’un aussi méchant qu’eux applaudissent les crimes ;
Servent sa tirannie ; & croiroient aujourd’huy
Ne pas faire leur cour s’ils valloient mieux que luy.
Que vous diray-je ? on tremble, & loin qu’on se hazarde181
1595 A vouloir...

AGRIPINE.

Parle-moy de ce qui me regarde.
Parle-moy du Heros pour qui j’eus tant d’amour,
Flavie ; & laisse-là l’Empereur & la Cour.
Du secours* de Pison que dois-je me promettre ?
L’as-tu vû ? viendra-t-il ? a-t-il reçû ma Lettre ?
1600 S’il sçavoit ma douleur il seroit arrivé.

FLAVIE.

Je l’ay cherché, Madame, & ne l’ay point trouvé,
Je m’en suis informée avec un soin extrême ;
J’ay vû tous ses amis, j’ay vû son pere même182,
On ne sçait à la Cour ce qu’il est devenu.
1605 On croyoit qu’en ce lieu vous l’auriez retenu.
Drusus en est luy-même en des peines cruelles.
Il ne peut quoy qu’il fasse en avoir des nouvelles.
Pour le pompeux Hymen* qu’on celebre aujourd’huy,
On m’a dit que ce Prince avoit besoin de luy.
1610 En quelque lieu qu’il soit aucun n’en peut rien dire183.
On ignore...

AGRIPINE.

Il suffit, souffre* que je respire.
Ce que je desirois, Flavie, est arrivé :
Mes souhaits sont remplis : mon Amant est sauvé. [p. 66]
Ciel, qui m’as écoûtée, & qui loin de l’orage
1615 As mis en seureté ton plus parfait ouvrage,
Aux depens de ma vie acheve ton bonheur :
Ainsi que de ses yeux bannis* moy de son coeur.
Helas ! si sa tendresse est égale à la mienne,
Suivy de son amour, que crois-tu qu’il devienne ?
1620 Par les maux* que je sens je comprens ses douleurs.
Il en mourra. Qu’il vive, & qu’il s’engage* ailleurs.
Que d’un184 plus digne objet son ame possedée
De mes foibles appas* luy dérobe l’idée :
Voila quels sont mes voeux : & pour estre exaucez
1625 Dieux ! à qui je les faits ils me coûtent assez.
Tout grand qu’est mon malheur, il n’est pas sans remede,
Flavie ; un peu de joye à ma douleur succede :
Tu n’as point vû Pison ; mon coeur est r’assuré :
Avec Germanicus Pison s’est retiré.
1630 Soit qu’il ait redouté la fureur de Tibere,
Soit que son zele ardent* n’ait songé à me plaire ;
De ce Prince sans doute il a suivy les pas.

FLAVIE.

Je voudrois qu’il fût vray, mais je ne le crois pas.
Si j’ose m’expliquer, mon erreur est extrême,
1635 Ou bien Germanicus n’est point party luy-même.
Le soupçonner de fuir, c’estoit luy faire tort,
Madame, il vous adore, & ne craint point la mort.
S’il vous eût obéïe, il eût trahi sa flâme*.

AGRIPINE.

Ne me déguise rien. L’as-tu vû ?

FLAVIE.

Non, Madame.
1640 Mais Albin est à Rome, & je l’ay rencontré.
Aussi-tost qu’à mes yeux le hazard l’a montré,
De l’ordre que j’avois je me suis souvenuë.
Il s’en est peu falu qu’il ne m’ait méconnuë185 :
A la fin l’ame émeuë, & le coeur interdit*,
1645 J’iray voir la Princesse, est tout ce qu’il m’a dit. [p. 67]
J’ay vû dans ses regards un desordre funeste ;
Et je doute... Je crains de vous dire le reste.

AGRIPINE.

Parle, je te l’ordonne, ou cesse de me voir.
Je crains plus de malheur, que je n’en puis sçavoir.
1650 Ne me dérobe pas la douceur de me plaindre.
C’est croître ma douleur que la vouloir contraindre.
Finis l’incertitude où flottent mes esprits.
Germanicus est mort ?

FLAVIE.

Je n’en ay rien appris,
Madame. Mais enfin s’il faut parler sans feindre*,
1655 Pour un Prince si cher vous avez lieu de craindre.
On a fait en tumulte assembler le Senat :
On parle sourdement de quelque assassinat.

AGRIPINE.

Ah, Dieux !

FLAVIE.

On ne dit point, tant on craint sa colere,
A quelle illustre vie en a voulu Tibere ;
1660 Car à chaque forfait* dont il s’ose flétrir*,
Ce que Rome a de grand est ce qu’il fait perir.
Jamais sous un Tiran les coupables ne tremblent ;
Ils ne s’attaquent point à ceux qui les186 ressemblent ;
Mais prés d’un Empereur sous le vice abbatu187,
1665 C’est un crime à punir qu’avoir trop de vertu.
Si pour Germanicus Rome craint quelque chose,
Ce qu’il a de merite* en est la seule cause.
Jusqu’icy cependant on ignore son sort.

AGRIPINE.

On l’ignore ! Dis tout. Germanicus est mort.
1670 C’est me nier en vain ce qu’il faut que je sçache :
Jamais de ses pareils le trépas* ne se cache188 :
L’Univers, dont leur bras fut toûjours le soûtien*,
Pour douter de leur sort les observe trop bien : [p. 68]
Par tout où les conduit l’ardeur* qui les seconde*,
1675 Ils attachent sur eux les yeux de tout le monde ;
Et bien-tost dans ce lieu le Senat desolé
M’apprendra par ses pleurs, si l’on s’est immolé*
Un Heros qui n’aguere* idolâtré dans Rome,
Entre les Dieux & luy ne voyoit aucun homme.
1680 Me l’apprendra ! que dis-je ? en doutay-je ? non, non,
Les crimes de Tibere ont fait tout son renom.
Depuis qu’à ses desirs les destins sont propices,
Il ne s’est signalé que par des injustices.
Le lâche aura dans l’ombre, au gré de ses souhaits,
1685 Par le plus noir de tous couronné ses forfaits*.
Il aura... Quel soupçon dans mon coeur vient de naître ?
Seroit-il vray, grands Dieux ! que Pison fût un traître ?
Luy de qui tant de fois le zele peu commun...
Il m’aime, il l’a fait voir ; n’importe c’en est un.
1690 Pour vanger son amour que sa rage surmonte,
Il a fait ce grand crime, & se cache de honte :
Aux fureurs d’un Tiran son desespoir s’est joint.
Je ne m’étonne plus s’il ne se montre point :
Il me craint. Va méchant ta crainte est inutile :
1695 A qui veut l’imiter Cesar offre un azile* ;
Et tu peux hautement* pretendre au Consulat,
Aprés l’heureux succez d’un si noir attentat.
Flavie, as-tu compris la grandeur de ma peine ?

FLAVIE.

Albin de vostre sort va vous rendre certaine,
1700 Il vient.
[p. 69]

SCENE III. §

AGRIPINE, ALBIN, FLAVIE, FLAVIAN.

AGRIPINE.

Hé bien, Albin, ce que j’aimois est mort ?
Germanicus...

ALBIN.

Pison a terminé son sort189,
Madame.

AGRIPINE.

Le perfide ! Et tu ne peux me dire
En quel endroit fatal l’assassin se retire ?
J’irois, malgré Cesar qui se fait son appuy*,
1705 Exprimer dans son sang l’horreur que j’ay pour luy.
Aprés tous ses exploits quel opprobre* pour Rome
De voir sous de tels coups expirer un tel homme !
Ce trépas* vû des Dieux ayant dû les toucher,
Que ne le vangent-ils, s’ils n’ont pû l’empécher ?
1710 Albin, pour m’accabler satisfaits mon envie :
Comment Germanicus a-t’il perdu la vie ?
Le Perfide Pison osa-t’il l’attaquer ?
De peur de m’attendrir tu n’oses t’expliquer.
Parle ; je sçay sa mort, je puis sçavoir le reste.

ALBIN.

1715 Me preservent les Dieux d’un employ* si funeste !
Donnez moins de creance* à des rapports confus.
Germanicus respire, & Pison ne vit plus.

AGRIPINE.

Et Pison ne vit plus !

ALBIN.

[p. 70]
Non, Madame.

AGRIPINE.

Qu’entens-je ?

ALBIN.

Germanicus le pleure, & peut-estre le vange.
1720 Pison en le servant a fini son destin190.
Je ne puis sans fremir en nommer l’assassin.
Pour jetter dans vostre ame une horreur legitime,
Je vais vous étaller la noirceur de son crime ;
Et de Pison mourant vous tracer un portrait,
1725 Qui vous fasse oublier l’affront qu’il vous a fait.
191Quoyque Germanicus crût sa mort asseurée,
Et qu’en le caressant l’Empereur l’eût jurée ;
Ne pouvant l’éviter s’il quittoit vos appas*,
Il la voyoit venir, & ne la fuyoit pas.
1730 Si de quelque douleur son ame estoit frapée,
C’estoit du seul regret de vous avoir trompée ;
Et de s’estre attiré de si tendres adieux
Sans avoir eu dessein* d’abandonner ces lieux :
Mais ce Prince, sensible à vos justes allarmes*,
1735 Vouloit en vous trompant vous épargner des larmes ;
Et par le feint* départ que son coeur projettoit,
Calmer l’inquietude192 où son sort vous jettoit.
En sortant d’avec vous il fut revoir Tibere ;
Qui profanant toûjours le sacré nom de pere,
1740 D’abord qu’il193 l’apperçoit luy presente la main :
Et pour hâter l’effet de son lâche dessein*
Dans un Appartement où la richesse abonde,
Marqué dans le Palais pour l’Heritier du monde,
Le conduit avec pompe*, & veut que son aspect*
1745 Aux premiers de sa Cour imprime* du respect.
Il le quitte : & soudain à force d’artifices*
Contre un fils si fameux anime* ses complices.
De crainte d’éclairer* le plus noir des forfaits*
On diroit que le jour disparoît tout exprés* :
1750 Il fait place à la nuit, qu’une main criminelle [p. 71]
Au premier des humains alloit rendre éternelle,
Si Pison, toûjours prest à faire son devoir,
De la part de Drusus ne l’estoit venu voir,
Pour luy dire en secret que Cesar par envie*
1755 Armoit des assassins pour attaquer sa vie :
Et pour tout rendre aisé dans l’horreur de la nuit,
Qu’il devoit le mander* sans escorte, & sans bruit*.
De peur d’estre accusé d’avoir trahy Tibere,
Il se retire ensuite, & défend qu’on l’éclaire*.
1760 A peine est-il sorty qu’un grand bruit nous surprend :
Sans en estre effrayé Germanicus l’entend :
Sensible à ma priere, avant que de paroître
Il me permet de voir quel sujet* le fait naître ;
Et Pison, dont le sang crioit vengeance aux Dieux,
1765 Est le premier objet qui m’a frapé les yeux.

AGRIPINE.

Que je le plains, Albin, & que son sort me touche !

ALBIN.

Je me suis à l’instant approché de sa bouche.
Son coeur prest d’expirer luttoit contre la mort :
Cependant à ma voix il m’a connu*194 d’abord.
1770 Si pour Germanicus ta passion est forte,
De son Appartement empêche qu’il ne sorte,
M’a-t’il dit. C’est à luy qu’en vouloit l’assassin
Qui par un crime horrible a finy mon destin.
De la main de mon frere... A ce mot il soûpire ;
1775 Et durant quelque temps demeure sans rien dire.
A la fin, quoyque foible, il éleve sa voix ;
Et faisant un effort pour la derniere fois :
Mon frere, poursuit-il, à la gloire insensible,
A pour Germanicus une haine invincible :
1780 Et m’ayant vû sortir de son Appartement,
Aprés m’avoir dans l’ombre atteint mortellement,
Reconnois, m’a-t’il dit, la main qui t’assassine :
C’est celle de Pison195 ; du mari de Plancine ; [p. 72]
Et si dans ce moment je ne t’eusse attaqué,
1785 Mon frere te cherchoit qui ne t’eût pas manqué.
De Cesar, qui te hait, devenu le complice,
Je luy fais avec joye un si grand sacrifice.
Meurs. A ces mots le lâche, assisté de Rufus,
Croyant au lieu de moy perdre Germanicus,
1790 Me releve de terre ; & de l’indigne épée
Que d’un sang* plus illustre il vouloit voir trempée,
Resolu* d’assouvir sa coupable fureur,
Me perce en tant d’endroits, sans toucher à mon coeur,
Qu’il semble que le sort en souffrant* ma ruine*,
1795 Ait voulu respecter l’image d’Agripine196 ;
Et me donner le temps d’implorer sa bonté,
Pour avoir le pardon de ma temerité.
Apprens luy, cher Albin, qu’il m’eût esté facile
De prolonger le cours d’une vie inutile,
1800 Et de me garentir d’un si funeste sort ;
Si l’aveu de mes feux* n’eût merité la mort.
De ses justes mépris me voyant la victime,
Un trépas* immortel éternisoit mon crime :
Ne pouvant de ma flâme* interrompre le cours
1805 Je mourois à toute heure197, & l’adorois toûjours.
Puisqu’à Germanicus j’ay conservé la vie,
D’un bonheur assez grand ma disgrace* est suivie :
Ils sont nez l’un pour l’autre, & mes sinceres voeux*...
Adieu. Le juste Ciel puisse les rendre heureux.
1810 Ce souhait achevé d’un soûpir tout de flâme*,
Il prepare avec joye un passage à son ame ;
Et seur qu’en vous servant il va perdre le jour*,
Prend les traits de la mort pour des traits de l’amour.

AGRIPINE.

Cher Pison, qui m’aimois d’une amitié si pure,
1815 Pardonne à mon orgueil ce qu’il t’a fait d’injure ;
Et pour prix* de tes soins* dignes d’un autre sort [p. 73]
Daigne accepter les pleurs que je donne à ta mort.

SCENE DERNIERE. §

GERMANICUS, AGRIPINE, DRUSUS, LIVIE, ALBIN, FLAVIAN, FLAVIE.

AGRIPINE.

Ou venez-vous, Seigneur, & quelle est vostre envie ?
L’infortuné Pison vient de perdre la vie :
1820 Des desseins* de Cesar sa mort vous éclaircit*.
Fuyez, Seigneur.

GERMANICUS.

Albin m’en a fait le recit,
Madame, & le Senat par un ordre équitable,
Pour vanger ce trépas* fait chercher le coupable.
Cesar qui de ce crime a lieu d’estre surpris...

AGRIPINE.

1825 Cesar, Seigneur ! Albin vous a-t-il tout appris ?
Vous a-t’il dit ? ... Cesar est surpris de ce crime !
Que je vous plains, Seigneur, d’estre si magnanime.
Tout ce que dit Cesar vous doit estre suspect.
à Drusus.
Prince, il est vostre Pere, & je perds le respect* :
1830 Mais de sa cruauté vous avez connoissance.

DRUSUS.

Epargnez-le, Madame, au moins en ma presence ;
Et si quelque forfait* vous le rend odieux198,
Souffrez* que mon devoir en détourne mes yeux.
L’assassin de Pison, puisqu’il s’est fait connoître,
1835 A l’aspect des tourmens se dédira* peut-estre :
Suspendez jusques-là vostre ressentiment ; [p. 74]
Et des mains de Cesar recevez vostre Amant199.
Pour vous faire paroître une bonté de Pere
Il me rend ma Princesse, & vous donne à mon frere :
1840 Pour vous en assurer il nous envoye icy.

AGRIPINE.

Il nous veut perdre tous, puisqu’il en use* ainsi.
Je le connois, Seigneur, ses bontez* sont à craindre.

LIVIE.

Ne craignez rien ; Cesar s’est expliqué sans feindre*.
Nous sortons du Palais, où le peuple irrité
1845 Redemandoit mon frere, & s’estoit revolté :
Il alloit s’échaper à quelque violence,
S’il ne l’eût appaisé par sa seule presence.
Cesar, qui de ce trouble a craint l’évenement*,
S’est resolu sans peine à ce grand changement :
1850 Et ce qu’a fait Drusus en faveur de mon frere,
A reparé sa faute, & calmé ma colere.

GERMANICUS à Agripine.

Je n’ay plus, ma Princesse, à combattre que vous.
Cesar s’est declaré ; j’ay vaincu son couroux* :
Vous seule à mon bonheur pouvez estre contraire* ;
1855 Vous seule...

AGRIPINE.

Non, Seigneur, j’ay le coeur trop sincere :
Je vous aime : ce mot vous répond de ma foy* ;
Et je me dois à vous si l’on me rend à moy.
Mais l’Empereur...

GERMANICUS.

Madame, il est au Capitole ;
C’est dans ce lieu si saint qu’il veut tenir parole :
1860 Le Senat l’accompagne ; & voicy le grand jour
Qu’avec impatience attendoit nostre amour.
Puisqu’à nous rendre heureux la fortune* conspire*,
Ne donnons pas au sort le temps de la dédire* : [p. 75]
Allons au Capitole où Cesar nous attend ;
1865 Et craignons les retours de son esprit flottant*.
Vous, cependant, Albin, qui m’estes si fidele,
Au pere de Pison allez offrir mon zele ;
Parlez luy de son fils, & faites un effort,
Pour marquer la douleur que me cause sa mort.

FIN.

Extrait du Privilege du Roy. §

Par Lettres Patentes du Roy, données à Paris le deuxiéme jour de Decembre 1690, Signé BOUCHER ; Il est permis au Sieur BOURSAULT, de faire imprimer par tel Libraire ou Imprimeur qu’il voudra choisir, une Piece de sa composition intitulée Germanicus, Tragedie, pendant le temps & espace de huit années, à compter du jour qu’elle sera achevée d’imprimer :    Avec    défenses à tous Libraires, Imprimeurs & autres, d’imprimer, faire imprimer, vendre ni debiter ladite Tragedie sous quelque pretexte que ce soit, même d’impression étrangere sans le consentement dudit Exposant ou de ses ayant cause, à peine de confiscation des exemplaires contrefaits, de trois mille livres d’amende, & de tous dépens, dommages & interests, ainsi qu’il est plus au long porté par lesdites Lettres.

Registré sur le Livre de la Communauté des Libraires & Imprimeurs de Paris, le 27 Mars 1691.

Signé, AUBOUYN.

Et ledit sieur Boursault a cedé au sieur J.Guignard le droit qu’il a au present Privilege, suivant l’accord fait entr’eux.

Achevé d’imprimer le 14 Novembre 1693.

Lexique §

(F) : FURETIERE, Antoine, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et les arts, La Haye, Pierre Husson et al., 1728.
(R) : RICHELET, Pierre, Dictionnaire françois contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue françoise..., Genève, J.-H., Widerhold, 1680.
(S) : SANCIER-CHATEAU, Anne, Introduction à la langue française du XVIIème siècle, Paris, Nathan, 1993.
Abuser
Tromper, seduire (F).
V. 258
Acheter
Marque les peines, les difficultez qui coutent à obtenir quelque chose (F).
V. 897
Achevé
Parfait, acompli (F).
V. 46, 1450
(s’) Aggrandir
Rendre plus grand en honneurs, en dignitez, en credit, en fortune ; élever dans le monde à un état plus considérable (F).
V. 1398
Aigreur
Amertume, et déplaisir (R).
V. 1305
Aigrir
Irriter ; rendre chagrin, fâcheux ; augmenter (F).
V. 125
Alarme
Toutes sortes de frayeur, ou d’apprehensions bien, ou mal fondées (F).
Alarmer
Inquieter, effrayer (F).
V. 89, 502, 705, 839, 840, 912, 1259
Amortir
Affoiblir ; rendre moins vif, et moins ardent (F).
V. 715
Animer
Rendre plus vif, échaufer, donner de la force, du feu, de la vigueur/encourager (R).
Appas
Se dit particulièrement de la beauté, et des attraits des femmes (F).
Appuy
Protecteur, soutien, deffenseur (F).
Ardeur
Passion (...) chaleur, emportement, fougue (...) attachement, passion amoureuse (F).
Ardent
Violent, vif, passionné, vehement (F).
V. 183, 1631
(s’) Arracher
Tirer avec violence ; faire sortir ; detacher de l’esprit ou du coeur ; deraciner ; chasser (F).
V. 658
Arrest
Resolution, que nous avons prise touchant une chose (F).
V. 733
Art
Methode, regle,ou science de bien faire les choses (F).
Artifice
Fraude, deguisement, ruse, mauvaise finesse (F).
Aspect
Vuë, presence, regard (F).
V. 1744
Astre
Se dit figurément en Morale, d’une personne extraordinaire en merite, ou en beauté (F).
V. 330
Attraits
Se dit poëtiquement de la beauté, des appas, et des charmes des femmes (F).
V. 298, 749, 860, 961
Audience
Attention qu’on prête à quelque discours (F).
V. 1192
Azile
Se dit de tous les lieux de retraite, où l’on est en sûreté (F).
Bannir
Chasser, éloigner ; se deffaire (F).
V. 363, 366, 1617
Bien
Signifie aussi, bonheur ; hazard (F).

V. 487, 996, 1250

Bontés
Faveurs (F).
Borner
Fixer (...) ; limiter (F).
V. 1028
Briguer
Se dit simplement des souhaits, ou des voyes legitiles à obtenir quelque chose (F).
V. 70
Bruit
Éclat (R).
Nouvelle (R).
V. 815, 839, 840
Captiver
Assujettir ; domter (F).
V. 295, 467
Charmes
La beauté, les appas, les agrémens des femmes (F).
Enchantement ; sortilege (F).
V. 1334
Choir
Tomber (F).
V. 1442
Commettre
Confier quelque chose à la prudence, ou à la fidelité de quelcun (F).
V. 222
Confondre
Troubler, mettre en desordre (R).
V. 343, 619
Connoistre
Apercevoir, voir, distinguer quelque chose par le moïen de la vüe (R).
V. 1769
Voir, juger, considerer, faire des reflexions sur soi ou sur quelque autre chose (R).
V. 261, 531
Savoir vraiment qui on est, et qui sont les autres. Savoir le faible et le fort des gens (R).
V. 200, 1479
Conseil
Signifie quelquefois, resolution (F).
V. 450
Conspirer
Concourir à un même but (F).
V. 1862
Constant
Ferme ; inebranlable ; courageux ; intrepide/fidelle ; perseverant en amour (F).
V. 569
Consulter
Deliberer avec soi-même, quand on est irresolu, incertain, quel parti on doit choisir (F).
V. 1190
Contraire
Ennemi ; opposé ; d’un autre parti (F).
V. 7, 259, 535, 751, 1315, 1467, 1854
Corrompre
Gâter, dépraver (R).
V. 345, 747, 1014
Seduire, suborner, gagner (F).

V. 1488

Courroux
Mouvement impétueux de colère (F).
Créance
Confiance (F).
V. 1716
Crédit
Puissance ; pouvoir ; creance (F).
V. 113
Débris
Restes ; ruines. Se dit figurément (F).
V. 458
(se) Découvrir
Un homme se découvre trop, lorsqu’il se declare trop ; qu’il ne cache pas assez ses affaires, ses sentiments (F).
V. 911
(se) Dédire
Retracter sa parole et en manquer (F).
Défaire
Mettre en deroute des gens de guerre ; les obliger à fuir ; les tailler en pieces (F).
V. 1374
Défiance
Mouvement de l’ame qui apprehende un mal ; soupçon ; crainte d’être trompé ; doute de soi-même, ou des autres (F).
V. 1548
Défiant
Craintif ; soupçonneux ; qui n’ose se fier à la fidélité de personne (F).
V. 649
(se) Défier
N’être pas assuré (F).
V. 80
Dégager
S’affranchir ; rompre les liens ; se remettre en liberté ; se deffaire d’une passion (F).
V. 545
Degré
Terme de genealogie, il se dit de la distance de la tige commune entre parens, pour marquer la proximité, ou l’éloignement des parentez ou alliances (F).
V. 14
Dépit
Fâcherie mêlée de colere ; chagrin ; deplaisir court, et passager (F).
V. 685
Dépost
Ce qu’on a mis et confié entre les mains de quelcun/se dit figurément des pensées et des secrets (F).
V. 582
Dessein
Resolution ; vüe ; projet ; entreprise ; intention (F).
Détour
Adresse ; subtilité ; pretexte ; finesse ; biais ; procedé peu sincere (F).
V. 1588
Différent
Contraire en quelque point (F).
V. 662
Disgrâce
Malheur ; accident ; revers ; infortune (F).
V. 419
Disputer à
Entrer en concurrence pour emporter, ou conserver quelque chose (F).
V. 218
Descendre
Être né, ou issu d’un père commun par une suite de generations, tirer son origine (F).
V. 60
Douteux
Incertain, sur quoi on ne doit point s’assurer (R).
V. 371, 1457
Eclater
Faire paroître avec du bruit et de l’éclat ; découvrir, apprendre, faire connoître au public (F).
V. 21, 557, 1371
Eclat
Pompe ; splendeur ; gloire ; lustre ; brillant (F).
Eclairer
Instruire, illuminer, rendre plus clairvoyant (F).
Eclaircir
Debrouiller ; rendre plus clair et plus intelligible ; s’instruire (F).
(s’) Egarer
Devenir un peu fou (R).
V. 602
Elever
Aggrandir ; mettre dans une place élevée ; accroître la fortune (F).
V. 45
Embûche
Embuscade ; entreprise secrette ; piege qu’on rend à quelqu’un ; conspiration qu’on fait contre lui (F).
V. 1416
Empire
Commandement ; domination ; pouvoir qu’on a sur quelque chose ; l’autorité qu’on exerce sur soi-même, ou sur les autres (F).
Employ
Le travail, l’occupation qu’on donne à quelqu’un, ou qu’on prend soi-même ; commission ; charge ; dignité (F).
V. 172, 1715
Employer
S’occuper soi-même, ou occuper les autres (F).
V. 203
Emportement
Transport ; fougue ; mouvement violent, déréglé de l’ame qui la fait sortir hors des bornes de la raison. On se sert souvent de ce mot pour exprimer un amour aveugle et outré... (F).
V. 867
Empressé
Qui est ardent, remuant, actif, diligent (F).
V. 725, 1112
Enchaisner
Captiver ; lier ; joindre ; attacher (F).
V. 539
(s’) Engager
On dit engager son coeur, pour, dire, donner son amour, aimer (F).
V. 1621
Ennuy
Chagrin, tristesse, souci, déplaisir. En amour ennuy signifie tendre (F).
V. 589
Ennuyer
Fatiguer l’esprit. Faire, ou souffrir quelque chose avec chagrin, ou déplaisir (F).
V. 146
(s’) Enquérir
S’informer, demander une chose qu’on ne sçait pas, faire une recherche (F).
V. 590
(s’) Entretenir
Faire durer, faire continuer, faire subsister dans un certain état (F).
V. 87, 1201
Envie
Déplaisir qu’on a de voir ses égaux jouir de quelques avantages considérables (R).
V. 47, 883, 1428, 1754
Evénement
Issuë, succès bon ou mauvais de quelque chose (F).
V. 1848
Exciter
Inciter, allumer, encourager, animer (F).
V. 1213
Exhaler
Soulager (F).
V. 29
Exiler
Bannir, envoyer en retraite (F).
V. 476
Exorable
Qui se laisse vaincre et persuader par les raisons, les prières, et de la compassion (F).
V. 761
Exprès
(adjectif) Précis, en termes si formels qu’il ne laisse aucun lieu de doute.
V. 105
(adverbe) Expressément ; à dessein (F).
V. 194, 1749
Feindre
Se servir d’une fausse apparence, pour tromper, contrefaire, faire semblant, dissimuler.
Imaginer, inventer des choses fausses, controuver (F).
V. 1843
Feint
Deguisé, contrefait, apparent, dissimulé (F).
V. 1737
Fers
Toute sorte d’esclavage, et se dit particulièrement en matière d’amour (F).
V. 77, 447, 538, 763, 861, 898, 947, 955, 1098
Feux
Se dit figurément de la vivacité de l’esprit, de l’ardeur des passions (F).
Flâme
On dit figurément la flamme de l’amour (F).
Flater
Deguiser une verité qui seroit desagréable (...). Flater sa douleur, c’est-à-dire l’adoucir par quelques reflexions consolantes. Flater son amour, c’est-à-dire, se repaître d’esperances (F).
Flateur
Celui, ou celle qui flate (...). Se dit des écrits, des compliments, des manieres... (F).
V. 87, 144
Flétrir
Deshonorer, diffamer (F).
V. 1660
Flottant
Incertain, vacillant (F).
V. 1865
Forfait
Se dit des crimes en general (F).
Fortune
Le bonheur ou le malheur, ce qui arrive par hasard ; qui est fortuit et imprévu ; qui n’a point de cause certaine et connue (F).
Foy
Fidélité, assurance, promesse, serment... (F).
Confiance.
V. 1434
Genereux
Brave, vaillant, courageux (F).
V. 944, 1475
Gesner
Tourmenter le corps ou l’esprit (F).
Grace
Plaisir, faveur (R).
V. 725
Hautement
Clairement, manifestement, autentiquement (F).
V. 1696
Heur
Bonheur ; bonne fortune ; rencontre avantageuse (F).
V. 91, 151, 393, 721, 960
Histoires
C’est une narration continuée de choses vraies, grandes et publiques (...) pour l’instruction des particuliers et des Princes, pour le bien de la société civile (R).
V. 175
Hommage
Soumission, respect, obeissance, civilitez (F).
Hymen, hymenée
Signifie poëtiquement le mariage (F).
Immoler
Sacrifier, hazarder, livrer, abandonner, assouvir une passion (F).
Imposture
Calomnie, tromperie, mensonge, hypocrisie (F).
V. 1547
Imprimer
Se dit des sentiments, des images qui font impression dans l’esprit, dans le coeur, dans la memoire (F).
V. 971, 1745
Inconstance
Legereté, instabilité ; manque de fermeté, de durée, de resolution (F).
V. 935
Infortune
Malheur, desastre, perte causée par quelque accident fortuit ; disgrace, misere (F).
V. 423, 809
Insigne
Signalé, remarquable, qui se fait distinguer de ses semblables (F).
V. 759
Interdire
Troubler, étonner, embarasser, deconcerter, en sorte qu’on ne sçache ce qu’on dit, ni ce qu’on fait (F).
Interdit
Troublé, déconcerté, embarrassé (F).
V. 491
Interest
Ce qui concerne une personne.
V. 1065
Joug
Se dit figurément des choses qui assujettissent, qui contraignent ou qui imposent une espèce de servitude (F).
V. 1373
Jour
Se dit figurément de la vie (F).
Liens
Se dit figurément des engagemens, des attachemens, des liaisons. Le lien conjugal, c’est le mariage (F).
V. 382, 482, 545, 1393
Loisir
Un certain espace de temps suffisant pour faire quelque chose (F).
V. 135, 324
Lois
Se dit aussi en parlant des devoirs, des obligations, d’une soumission volontaire. Un amant vit sous les lois de sa maîtresse (F).
V. 73, 434, 493, 568, 885, 996, 1145, 1159
Lustre
Éclat, brillant, splendeur, relief (F).
V. 519
Mander
Convoquer, enjoindre de venir à soi (F).
Mander quelqu’un, c’est lui donner avis ou ordre qu’il ait à venir, le charger de faire quelque affaire (F).
V. 78, 171, 1757
Maux
Troubles, agitations, que l’amour cause (F).
Memoire
Souvenir actuel (F).
V. 735, 928
Merite
Assemblage de plusieurs vertus ou bonnes qualitez en quelque personne (F).
Murmurer
Gronder, se plaindre (F).
V. 733, 1207
Naguère
Il y a peu, il n’y a pas long-temps, depuis peu (F).
V. 1678
Obscur
Qui n’est point connu ; qui n’a point d’éclat ; qui n’a point de reputation (F).
V. 895
Obséder
Assieger, importuner quelqu’un par son assiduité, ses demandes (F).
V. 719
Onde
Ce mot est plus de la poësie, que de la prose. Il signifie eau (R).
V. 1376
Opprobre
Honte qui est attachée à une vilaine action ; injure ; affront ; ignominie (F).
V. 1706
(s’) Oublier
S’égarer, se laisser transporter (F).
V. 1, 477, 1037, 1206
Outrage
Injure atroce ; offense ; affront sensible et cruel (F).
Outrager
Offenser cruellement, faire outrage (F).
V. 320, 757
Pancher
Incliner ; se porter (F).
V. 453, 456
Pente
Inclination (F).
V. 127
Pompe
Somptuosité ; appareil ; depense magnifique qu’on fait pour rendre quelque action plus recommandable, plus solennelle, & plus éclatante (F).
V. 3, 1744
Prescrire
Ordonner precisément à quelqu’un ce qu’il doit faire (F).
V. 707, 1399
Presser
Contraindre, obliger, solliciter, pousser, exciter avec chaleur (R).
Prévaloir
Tirer avantage, se servir d’une chose à son avantage (R).
V. 15
Prévenu
Être prévenu, c’est avoir de la prévention, ou de la préoccupation (R).
V. 345, 1417
Prix
Recompense à disputer, & à juger à celui qui aura l’avantage à quelque exercice, à quelque dispute (F).
Prompt
Prêt à faire quelque chose sans tarder, qui l’execute sur le champ (F).
V. 575
(se) Promettre
Croire, espérer (R).
V. 220, 359, 564, 570
(se) Proposer
Avoir dessein, former le dessein de faire quelque chose (F).
V. 159
Race
Lignée, lignage, extraction ; tous ceux qui viennent d’une même famille ; generation continuée de pere en fils (...) Se dit aussi des anciennes familles illustres (F).
V. 1247
Rare
Se dit de ce qui est précieux, et excellent ou des personnes extraordinaires en sçavoir, en vertu, en merite (F).
V. 197, 288, 595, 945, 1119
Rebut
Rebuffade, action de mépris, et de dédain (F).
V. 740
Rendre
Ceder, acquiescer ; se livrer, se laisser vaincre (F).
V. 1007
Renommer
Nommer avec éloge, rendre celebre, mettre en reputation, bonne ou mauvaise (F).
V. 523
Repos
Quiétude et tranquilité d’esprit, état paisible ; sans trouble, sans crainte et sans soin (F).
V. 548, 804
Résoudre
Faire prendre résolution à quelqu’un (R).
Respect
Deference, honneur, soumission ; consideration, égard (F).
V. 1, 478, 518, 1829
Reverer
Honorer ; respecter, venerer quelque personne ou quelque chose (F).
V. 1235
Révoquer
Se dedire, changer de sentiment (F).
V. 511
Rigueurs
On dit les rigueurs d’une maîtresse ; pour dire, sa severité, sa vertu ; le refus qu’elle fait de son coeur, de ses faveurs (F).
Ruine
Métaphoriquement, destruction de la faveur, de l’honneur, et de toute la personne (S).
V. 1794
Sang
Se dit aussi de la parenté, de l’extraction ; de la race ; de la communion du sang par la naissance (F).
Sçavant
Qui est bien instruit, bien informé de quelque chose, ou de quelque affaire (F).
V. 827
Seconder
Aider, favoriser, servir quelqu’un dans un travail, dans une affaire (F).
V. 1674
Secours
Aide, charité qu’on fait à quelqu’un ; protection, assistance qu’on lui donne dans ses besoins (F).
Seduire
Corrompre ; abuser quelqu’un ; le tromper ; lui persuader de faire le mal, ou lui mettre dans l’esprit quelque mauvaise doctrine (F).
V. 315, 472, 1010
Sejour
Lieu considéré par rapport à l’habitation, à la demeure qu’on peut y faire (F).
V. 249, 425
Soins
Attachement particulier qu’on a pour une maîtresse ; des services qu’on lui rend pour lui plaire (F).
Solliciter
Inciter, exciter, induire à faire quelque chose, travailler avec empressement à faire reüssir une affaire ; demander avec instance (F).
V. 1034
Soutien
Appui, defense, protection (F).
V. 1672
Souffrir
Ne se pas opposer à une chose, y consentir tacitement, la tolerer (F).
Suite
Gens qui accompagnent un Prince (R).
V. 69
Sujet
Cause, occasion, matière, lieu ; raison, motif, fondement (F).
Tantôt
Il y a un instant (S).
Transports
Se dit figurément des passions pour en marquer l’excès, la violence, la vivacité (F).
Trépas
Mort ; passage d’une vie à l’autre (F).
Triompher
Entrer en triomphe solennellement, ou en vainqueur dans quelque ville (F).
V. 167
User
Mettre à profit, menager, employer, se servir (F).
Valeur
Hardiesse ; bravoure ; courage ; ardeur belliqueuse ; qualité guerriere (F).
V. 44, 441, 624, 1406
Voeux
Hommage, soins amoureux (F).
Voye
Moyen, manière dont on se sert pour arriver à quelque fin.
V. 584, 628

Bibliographie §

Les sources §

Corpus §

BOURSAULT, Edme, Germanicus, Paris, Jean Guignard, 1694.
BOURSAULT, Edme, Pièces de théâtre de Monsieur Boursault, Paris, Jean Guignard, 1694.
BOURSAULT, Edme, Pièces de théâtre de Monsieur Boursault, Paris, Jean et Michel Guignard, 1701.
BOURSAULT, Edme, Germanicus, Paris, Jean Guignard, 1720.
BOURSAULT, Edme, Oeuvres de Monsieur Boursault contenant les pièces de théâtre, Amsterdam, Duvillard et Changuion, 1721.
BOURSAULT, Edme, Théâtre de feu Monsieur Boursault, Paris, Vve de P. Ribou, 1725.
BOURSAULT, Edme, E. Boursault : Théâtre choisi, Paris, Laplace, Sanchez et Cie, 1883.

Autres œuvres §

ARNAULT, Antoine-Vincent, Germanicus, Paris, Chaumerot jeune, 1817.
ARNAULT, Antoine-Vincent, Germanicus, Paris, J.-N. Barber, 1820.
BOILEAU-DESPREAUX, Nicolas, Satires et épîtres, Paris, Larousse, 1934.
BOSSUET, Jacques Bénigne, Maximes et réflexions sur la comédie, Paris, J. Anisson, 1694.
BOURSAULT, Edme, Lettres nouvelles de Monsieur Boursault accompagnée de fables, contes, épigrammes..., Paris, veuve de T. Girard, 1697.
COLONIA, Dominique de (S. J., Le P.), Germanicus, Lyon, J. Guerrier, 1697-1698.
CROSNIER, Germanicus, Leyde, Félix Lopez.
LA FAYETTE, Comtesse de, Romans, Paris, Hachette, 1958.
MOLIÈRE, Jean-Baptiste Poquelin de, Oeuvres complètes, Paris, Gallimard (coll. La Pléiade), 1971.
RACINE, Jean, Oeuvres complètes, Paris, Seuil, 1962.
SUETONE, La Vie des douze Cesars, Paris, Gallimard, 1975.
TACITE, Les Annales, Paris, Garnier Flammarion, 1965.
TACITE, La Germanie, Paris, éd. de E.-P. Dubois, Guchan, 1994.

Ouvrages historiques et critiques §

Instruments de travail §

FURETIERE, Antoine, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et les arts, La Haye, Pierre Husson et al., 1728.
MORERI, Louis, Le Grand dictionnaire historique ou mythologique..., Paris, E.-F. Drouet, 1759.
RICHELET, Pierre, Dictionnaire françois contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue françoise... avec les termes les plus connus des arts et des sciences, Genève, J.- H. Widerhold, 1680.
SANCIER-CHATEAU, Anne, Introduction à la langue française du XVIIème siècle, Paris, Nathan, 1993.
SPILLEBOUT, Gabriel, Grammaire de la langue française du XVIIème siècle, Paris, Picard, 1985.
CIORANESCU, Alexandre, Bibliographie de la littérature française du XVIIème siècle, Paris, Centre national de recherche scientifique, 1965-1966.
KLAPP, A., Bibliographie d’histoire littéraire française, Frankfurt am Main, U. Klostermann.
RANCOEUR, René, Bibliographie.

Approches générales du théâtre et de la littérature du XVIIe siècle §

ADAM, Antoine, Histoire de la littérature française du XVIIème siècle, Paris, Albin Michel, 1996.
ARISTOTE, La Poétique, Paris, Le Livre de Poche, 2000.
BENICHOU, Paul, Morales du grand siècle, Paris, Gallimard, 1948.
DELMAS, Christian, La Tragédie de l’âge classique, Paris, Seuil, 1994.
FORESTIER, Georges, Introduction à l’analyse des textes classiques, Paris, Nathan (coll. 128), 1993.
LA MESNARDIERE, Jules de, La Poétique, Paris, A. de Sommaville, 1639.
SCHERER, Jacques, La Dramaturgie classique en France, Nizet, 1997.
TRUCHET, Jacques, La Tragédie classique, Paris, Armand Colin, 1964.
UBERSFELD, Anne, Lire le théâtre, Paris, Editions sociales, 1977.
UBERSFELD, Anne, Lire le théâtre II, Paris, Belin, 1996.

Études sur Boursault, et sur Germanicus §

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BERTRAND, Didier, « Grammaire et théâtre ou l’exemple de Boursault », Défense de la langue française, juil-sept. 1995.
BRUN, Pierre, « Un journaliste : Edme Boursault », dans Autour du XVIIème siècle : les libertins, Grenoble, H. Falque et F. Perrin, 1901.
BUCHARD, G., « Edme Boursault », dans Recueil des publications de la société havraise, 1932.
CHAPPUZEAU, Samuel, Le Théâtre françois, Lyon, M. Mayer, 1674.
CLARKE, Jan, The Guénégaud Theatre in Paris : 1673-1680, E. Mellen, 1998, t. I.
CONLON, Prélude au siècle des lumières, Genève, Droz, 1670.
DEIERKAUF-HOLSBOER, Sophie Wilma, Le Théâtre du Marais, Paris, Nizet, 1954-1958.
DUBECH, Lucien, Histoire générale illustrée du théâtre, Paris, Grezlang, 1931-1935.
FOURNEL, Victor, Les Contemporains de Molière : théâtre de l’hôtel de Bourgogne, Paris, 1863-1865, t. 1.
FOURNEL, Victor, Le Théâtre au XVIIème siècle, Paris, Lecène, Oudin et Cie, 1892.
GRAWE, Ludwig, Edme Boursaults Leben und Werke, Lingen, Druck von J. L. V. Vel de Velmann, 1887.
HOFFMANN, Alfred, Edme Boursault : nach seinem Leben und in seinen Werken, Metz, Lothringen Druckanstalt, 1902.
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JAL, A., Dictionnaire critique de biographie et d’histoire, Paris, H. Plon, 1872.
JULLY, Ludovic, Etude sur Boursault, Troyes, Dufour-Bouquot, 1865.
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MAUPOINT, Bibliothèque des théâtres, L.-F. Prault, 1733.
MOUHY, Charles de Fieux chevalier de, Tablettes dramatiques contenant l’abrégé du théâtre françois, Paris, S. Jorry, 1752.
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