ARTAXERCE
TRAGÉDIE

Par MONSIEUR BOYER,
De l’Académie françoise.

A PARIS.
Chez C. Blageart, Court-Neuve du
Palais, au Dauphin.
M.DC.LXXXIII.
AVEC PERMISSION.

Édition critique établie par Cécile Suignard sous la direction de Georges Forestier (2002-2003)

Introduction §

Écrivant en 1683 sa Préface d’Artaxerce, Claude Boyer se présente comme un auteur dont le talent est méconnu par ses contemporains. Il déplore les nombreuses critiques que subit son œuvre et place ses espoirs de reconnaissance dans la postérité :

Cependant il est assez fâcheux de s’exposer à ces Censeurs impertinens, et d’atendre que la Postérité nous en fasse justice apres notre mort (…)1

S’il a fallu attendre plus de trois siècles pour voir les voeux de notre auteur se réaliser, il semble bien que les travaux actuels de recherche menés en littérature du XVIIe s’engagent enfin sur la voie d’une réhabilitation. Citons notamment les éditions récentes de certaines des pièces de Claude Boyer enfouies dans l’oubli, mais qui avaient connu en leur temps un franc succès et qui sont maintenant à nouveau à la disposition du grand public : Les amours de Jupiter et de Sémélé, tragédie, (1666), réimprimé en 1985, ainsi que deux éditions critiques, Oropaste ou le faux Tonaxare parue 1990 et Tyridate, tragédie [suivi de] Le fils supposé (1649), parue en 19982. En effet, si la carrière de Claude Boyer fut assombrie et entachée pour les siècles suivants par les jugements négatifs d’ennemis de taille comme Racine et Boileau, le public de l’époque, lui, n’était pas si catégorique, et même plutôt favorable à un auteur qui, sans avoir le génie d’un Corneille ou d’un Racine n’était pas pour autant dépourvu de talent. C’est donc forts de cette opinion, que nous nous proposons ici de redécouvrir l’une de ses tragédies oubliée, Artaxerce, qui comme nous le verrons n’est pas sans qualités.

Présentation de l’auteur §

Biographie générale de Claude Boyer (1618-1698) §

L’ascension de Boyer dans la vie culturelle parisienne §

Claude Boyer naît à Albi en 1618. Peu d’informations nous sont restées concernant ses origines sociales, sa parenté, mais nous savons qu’il fait ses études au collège jésuite de sa ville natale. Il se dote ainsi d’une solide culture en rhétorique et en littérature grecque et latine. Il possède donc les trois acquis fondamentaux selon Alain Viala : « une formation linguistique par la pratique du latin et de la traduction ; l’habitude des exercices d’éloquence, du jeu des figures et des citations ; enfin la familiarité avec l’histoire religieuse et antique3 ». On ignore en quelle année se manifeste sa vocation littéraire, mais la pédagogie jésuite qui encourageait les pièces de théâtre montées entre élèves, a certainement contribué à éveiller chez le jeune homme un goût pour l’art dramatique. A la fin de ses études, il obtient un baccalauréat de théologie et le titre d’abbé.

En 1645, alors âgé de 27 ans, il monte à Paris en compagnie de son ami Michel Leclerc. Il a déjà écrit une première tragédie, La Porcie Romaine. Paris est alors le centre de la vie culturelle du Royaume. La ville rassemble en son sein la Cour, les salons renommés, les éditeurs cotés, et se présente donc comme le lieu incontournable pour qui se destine à une carrière d’écrivain. Sur la recommandation de l’évêque d’Albi, Monseigneur Douillon de Ludes, Boyer se voit ouvrir les portes du prestigieux Hôtel de Rambouillet4. L’abbé Genest, successeur de Boyer à l’Académie française, nous le rappelle dans son discours de réception :

Dans ses jeunes années, il trouva l’appui d’une noble famille, dont le nom nous sera toujours cher, qui sembla l’adopter, parce que tous les gens d’esprit paroissent naturellement en être5.

L’année suivante, sa Porcie Romaine, jouée à l’Hôtel de Bourgogne, « enleva tout Paris », toujours selon l’abbé Genest. Boyer dédie cette première oeuvre à la Marquise de Rambouillet et, avant de lui adresser un sonnet, il en appelle à son bon jugement dans cette épître :

(…) il n’y a que vous, MADAME, en ce Royaume, qui se puisse vanter d’avoir avec son païs et son sexe une naissance et une vertu pareilles aux siennes ; c’est de vous seule, qu’elle [La Porcie Romaine] veut sçavoir, si en quittant le langage de Rome, elle en a perdu les sentiments ; (…) c’est seulement par l’accueil que vous lui ferez qu’elle veut juger d’elle-mesme6.

On voit donc comment le jeune auteur parvient habilement à entrer dans le cénacle. Fréquentant aussi les salons de Mme de Deshoulières7, de Mme de Bouillon, de Mme de Tallemant8, il gagne l’amitié de beaux esprits du temps comme Balzac, Melle de Scudéry, Pellisson, et surtout Chapelain qui écrit un éloge de sa pièce et dont il devient peu à peu le protégé. Cette intégration à la vie mondaine parisienne, qui se révèle rapide chez notre auteur, constitue une étape obligée pour réussir une carrière littéraire à l’époque.

Cependant, la Fronde9 marque une interruption en 1649 dans sa carrière et Boyer se tait pendant onze ans. Il s’agit d’une période de sa vie qui nous est mal connue mais son silence correspond au moment où tragédies et tragi-comédies sont délaissées par le public au profit de la comédie, forme jugée moins usée et plus divertissante. Selon Antoine Adam,  « il n’est pas exagéré de dire que vers 1652 la tragédie est morte », et il explique ce déclin par l’échec de la Fronde10.

Après ces temps troublés et le triomphe de Timocrate de Thomas Corneille en 1656, qui marque la renaissance de la tragédie classique selon Antoine Adam11, Boyer revient au théâtre avec sa Clothilde en 1659. Puis, il enchaîne les pièces et tente de protéger ses œuvres en les dédiant à des personnages hauts placés : Clothilde (1659) est dédiée à Fouquet, Frédéric (1659) au duc de Guise, La mort de Démétrius (1660) au chancelier Séguier, Oropaste ou le faux Tonaxare (1662) au duc d’Epernon, Policrite (1662) au comte Martel de Claire. Ces pièces, contrairement à ce qu’il en dit dans ses préfaces ne connaissent qu’un succès relatif, mais la presse semble pourtant lui être favorable12. Toutefois, comme le souligne Antoine Adam, il convient de ne pas oublier que ce siècle voit se développer le mercantilisme et que les gazettes font souvent des comptes rendus des pièces chaleureux ou bienveillants en fonction de leurs intérêts propres13. Or, Boyer vise plus haut que les applaudissements de la foule et il aspire à être reconnu parmi les connaisseurs, comme le souligne Jules Rolland :

Ce ne sont pas toujours les applaudissements de la foule qu’un auteur recherche, il veut aussi gagner les suffrages des esprits éclairés, des connaisseurs, des poètes, des littérateurs14.

En 1662, Chapelain, plus haute autorité littéraire des deux premiers tiers du XVIIe siècle, compose un mémoire sur les gens de lettres de son temps destiné à servir de base l’année suivante à Colbert pour établir la liste des gratifications royales. Il écrit alors au sujet de Boyer :

BOYER.– Est un poète de théâtre qui ne cède qu’au seul Corneille de cette profession, sans que les défauts qu’on remarque dans le dessein de ses pièces rabattent son prix, car les autres n’étant pas plus réguliers que lui en cette partie, cela ne lui fait point de tort à leur égard. Il pense fortement dans le détail et s’exprime de même. Ses vers ne se sentent pas du vice de son pays quoiqu’il ne travaille guère en prose15.

Ainsi, l’année suivante Boyer se voit gratifié d’une somme de huit cent livres. Son nom apparaît ensuite chaque année sur la liste sauf en 1667, mais il dût réapparaître par la suite comme en témoigne la dédicace à Colbert de sa tragédie du Jeune Marius (1670) :

(…) et je me suis dis sans cesse, qu’ayant été choisi pour estre un des sujets de gratifications du Roy, je devois soustenir, ou plûtost justifier un choix si honorable16.

Corneille est lui aussi élogieux à l’égard de notre auteur. Dans une lettre datée d’avril 1662, s’inquiétant du devenir du Théâtre du Marais, il cite seulement trois noms d’auteurs susceptibles de lui venir en aide par la caution de leurs pièces : Boyer, Quinault et lui-même :

Ainsi si ses M[essieu] rs [Boyer et Quinault] ne les secourent ainsi que moi il n’y a pas d’apparence que le Marais se rétablisse, et quand la machine qui est aux abois sera tout à fait défunte, je trouve que ce théâtre ne sera pas en trop bonne posture 17.

De notre auteur, on loue le « feu » comme en témoignent, La pompe funèbre de Scarron qui déclarait déjà en 1659 : « M. Boyer a l’esprit tout plein de feu  », ou encore Chappuzeau en 1664 qui écrit qu’il « est tout de feu dans ses vers18 ». En 1666, sa pièce Les Amours de Jupiter et de Sémélé, connaît un vif succès. Il dédie l’œuvre à Louis XIV qui assiste à une représentation au Théâtre du Marais19. Ainsi dans l’épître au Roi, il écrit :

Puis-je laisser à la Postérité une idée plus avantageuse de la bonne fortune de ma Piece que celle d’avoir amusé agréablement le plus grand Roy du monde, d’avoir suspendu trois heures de suite ces glorieux soins et cette Royale inquiétude qu’il donne à la conduite de la première Monarchie de la terre20… ?

Boyer avec cette œuvre s’essaie à un genre nouveau, la tragédie à machines. Ce genre se développe en effet à partir des années 1655 et il permet la renaissance du Théâtre du Marais qui se spécialise pendant environ vingt ans dans ce type de pièces préfigurant l’opéra21. Christian Delmas souligne le succès de Boyer dans cette nouvelle voie :

Boyer qui avait modestement tâté du genre à l’époque des balbutiements, est ainsi l’auteur original d’une remarquable tragédie des Amours de Jupiter et de Sémélé, reprise en 1666-1667, et 1667-1668, puis d’une Feste de Vénus en 166922.

Lancaster quant à lui, le qualifie même de : « leader parmi les auteurs de pièces à machines23 ».

Enfin, l’année 1667 voit le couronnement de la carrière de Boyer puisqu’il est élu à l’Académie française.

La disgrâce progressive de l’abbé Boyer : une renommée qui s’effrite sous les attaques §

Cependant, à partir du début des années 70, la carrière de Boyer semble changer de face. D’une part, son protecteur Chapelain voit son propre crédit baisser, mais c’est surtout la montée d’un rival belliqueux, Jean Racine, qui triomphe avec Andromaque en 1667, qui met en péril le succès de notre auteur. Comme le remarque Lancaster, il semble qu’à l’ascension de Racine corresponde le déclin de Boyer24 qui certes, n’avait pas son génie, mais était tout de même fort apprécié du public auparavant. Leur concurrence débute dès 1665, lorsque la troupe de Molière annonce la création d’une nouvelle pièce de Racine, Alexandre Le Grand, pièce qui est reprise tout de suite après par l’Hôtel de Bourgogne où elle connaît un fort succès. Face à cet événement, on réédite Porus ou la générosité d’Alexandre25, pièce de Boyer vieille de plus de vingt ans, mais qui présente un même héros26. Ensuite, cabales et épigrammes multiples émanant du clan racinien ne vont cesser de se multiplier tout au long de la carrière de notre auteur qui, pour son malheur, a comme genre de prédilection le même genre que celui du grand maître Racine, la tragédie.

Les attaques proviennent de Racine, mais également de ses amis. En tant que protégé de Chapelain, Boyer devient une des cibles privilégiées de Boileau, déjà auteur de Le Chapelain décoiffé (1665). Dans son Art Poétique (1674), ce dernier n’hésite pas à dénigrer totalement notre auteur qu’il qualifie de « froid écrivain [qui] ne sait rien qu’ennuyer27 ». Furetière est lui aussi très virulent et son inimitié se transforme en véritable haine après le vote de son exclusion de l’Académie française en 1686, après la querelle portant sur les dictionnaires28. Il rebaptise notre auteur « Laboyer » dans les Couches de l’Académie, et cet extrait de son Recueil de Factums contre l’Académie Française témoigne de sa méchanceté son égard :

Il [Boyer] n’a pas été assez heureux pour faire dormir personne à ses sermons, car il n’a point trouver de lieux pour prêcher. La nécessité l’a donc réduit à prêcher sur les Théâtres des Marais et de l’hôtel de Bourgogne ; mais il leur a porté malheur29.

Dernier sursaut d’une carrière mouvementée : la tragédie sacrée §

Cependant, en cette fin du règne de Louis XIV, le contexte culturel change peu à peu. Le Roi, vieillissant, voit s’estomper son goût pour les grandes fêtes et il se tourne désormais vers le recueillement et vers davantage d’austérité, sous l’influence notamment de Mme de Maintenon. Cette dernière, sur les conseils du Père de La Chaise, confesseur du Roi, fait appel à notre auteur et lui commande une Jephté, pièce destinée à être jouée par les pensionnaires de Saint Cyr, deux ans après le succès de l’Esther (1689) de Racine qui attestait d’un engouement nouveau du public pour les tragédies sacrées. Notre auteur accepte la commande et avoue même apprécier de s’essayer à un genre nouveau. Ainsi, dans sa Préface, il déclare:

Mais l’attrait le plus engageant ce fut de voir combien ce travail convenoit à mon âge et à la situation où je me trouvois ; je ne pouvois m’imaginer rien de plus heureux que de me faire une occupation qui pouvoit rendre ma muse toute Chretienne (…)30.

Jephté, est donc représentée en 1692 à Saint Cyr, devant le Roi et connaît un grand succès. Boyer semble content de lui malgré les cabales qui ne désemparent pas et il se consacre donc en fin de carrière à ce genre nouveau qui allie la poésie sacrée et la musique, par la présence des choeurs, musique qui est réalisée par Moreau31. Boyer crée une seconde tragédie sacrée, cette fois à la Comédie française, Judith, représentée en 1695, qui connaît un succès énorme à la scène comme en librairie32, avant de tomber brutalement, Boyer étant encore une fois victime de la cabale racinienne33. Après Judith, notre auteur renonce cette fois, définitivement au théâtre mais il ne dit pas adieu à la poésie. Il mène une fin de vie dans la méditation, il écrit un ouvrage en prose, Caractères des prédicateurs, des prétendants aux dignités ecclésiastiques, de l’ame délicate, de l’amour profane, et de l’amour saint, et il fait encore quelques lectures à l’Académie. Il meurt le 22 juillet 1698 à Paris.

Boyer connut donc une carrière en dents de scie. Il fut de son vivant un dramaturge reconnu par une partie de l’opinion publique, comptant dans le monde littéraire et estimé du grand Corneille et de Chapelain. Toutefois, son ascension rapide dans les lieux mondains parisiens, ses succès de dramaturge dans des genres variés : tragédies, tragi-comédies, tragédies à machines, pastorales…, furent freinés par les attaques incessantes d’ennemis de taille tels que Racine, Boileau, Furetière… En cela, la situation de Boyer en 1683, date de la parution d’Artaxerce, tragédie par Monsieur Boyer, de l’Académie Françoise avec sa critique, est bien révélatrice du grand malheur de notre auteur, pris tout au long de sa carrière au sein d’une lutte de clans, qui contribuera à le faire tomber et même à ternir son image pour la postérité.

Situation de Boyer en 168334. §

La Querelle des Anciens et des Modernes : position de Boyer §

Pour comprendre la situation de Claude Boyer en 1683, date de la parution d’Artaxerce, il nous faut revenir sur la Querelle des Anciens et des Modernes qui anime alors la vie intellectuelle. Cette querelle débute vers les années 1670 et divise le monde des Lettres en deux camps adverses. D’un côté, les Anciens, ou encore « les gens de Versailles », c’est-à-dire, Boileau, Racine et leurs admirateurs, et de l’autre, les Modernes, ou encore « les beaux esprits de Paris », c’est-à-dire, ceux qui se réunissent autour du Mercure Galant35, chez Mme de Deshoulières, et dans les salons où se prolonge la tradition précieuse et qui sont souvent des académiciens.

En bon émule de Corneille, notre auteur, lui, se place résolument du côté des Modernes qui ne songent pas à nier les mérites des auteurs grecs et latins, mais qui soutiennent que l’histoire de l’humanité témoigne d’un progrès et qu’il ne faut pas sous-estimer les mérites des auteurs plus récents. Ainsi, dans notre préface, il dénonce ironiquement l’attitude de soumission excessive du clan des Anciens aux modèles antiques :

Tout chargez, et tout fiers de leurs dépoüilles, ils méprisent ce qui ne porte pas leur caractere, et veulent assujetir le goust de tout le monde, à leur goust particulier. (l.55-57) 

A l’inverse, lui, n’hésite pas à faire l’éloge du siècle présent et de ses contemporains :

Ne doivent-ils [les admirateurs des Anciens] pas avoüer que la Tragédie et la Comédie modernes sont montées au plus haut point, et que les Autheurs François riches de leurs propre fonds, ont surpassé les Anciens sans les imiter, comme si la premiere gloire des belles Lettres, qui est celle du Théatre, estoit reservée au siecle du plus grand de tous les Roys ? (l.60-63)

Déjà en 1678, dans l’Avis au Lecteur du Comte d’Essex, Boyer exposait ce même point de vue en reconnaisssant les emprunts qu’il avait fait à un auteur récent comme La Calprenède36 :

J’ay crû que puisque nos meilleurs Autheurs se picquent d’emprunter les sentimens et les vers des Anciens qui nous ont devancé de plusieurs siècles, que nous pouvions aussi emprunter quelque chose de ceux qui ne sont plus et qui nous ont précédé de quelques années (…)37

Boyer au cœur de rivalités personnelles §

Par cette prise de position ferme en faveur du clan des Modernes, Boyer se trouve donc en butte avec le clan racinien et doit faire face à des rivalités plus personnelles38. Il se plaint souvent dans ses préfaces d’être la victime de cabales destinées à faire systématiquement tomber ses pièces. Dans la dédicace à Colbert du Jeune Marius (1670), il écrit :

Quoique la fortune et la cabale se meslent aujourd’huy de faire le bon et le mauvais destin des ouvrages de théâtre, celuy que je vous ay consacré n’a pas succombé sous leur injustice39.

De même, plus tard, dans la préface d’Artaxerce, se refusant à répondre à ses détracteurs et même à les nommer, il déclare :

J’aime mieux épargner par un modeste silence, ceux qui m’ont fait du mal, et faire grace à ceux qui ne m’ont pas fait justice ; peut-estre l’honnesteté de mon procedé les fera repentir de l’injustice qu’ils m’ont faite (l. 112-115).

La dénonciation reste allusive, sous forme de simple avertissement au lecteur :

Je les prie sur tout de ne se laisser point prévenir par ces Messieurs qui se font Chefs de Party, et moins encore par ceux qui les suivent aveuglement, et qui présument d’avoir le mesme droit de decider souverainement, parce qu’ils ont eu quelque commerce de débauche et de plaisir avec eux (l. 252-256).

Toutefois, la dénonciation du clan racinien est tout à fait transparente pour un lecteur de l’époque notamment dans le madrigal final (l. 259-268), qui nous donne, selon Jules Rolland, une idée de la « tyrannie exercée par Racine contre les auteurs inférieurs ». En effet, Racine avait fondé l’ordre du Mouton blanc, un cabaret littéraire où l’on décidait de la chute ou du succès des ouvrages. Jules Rolland commente le madrigal ainsi :

Dans la préface d’Artaxerce, Boyer fait allusion à ces réunions, un peu bien bachiques, d’où l’on sortait souvent dans un état douteux, c’est-à-dire entre deux vins. Il reproduit une épigramme que lui a envoyée l’auteur du Festin des Dieux et qui flagelle vigoureusement certains de ces prétendus beaux esprits, plus capables de déguster un verre de vin que d’apprécier le mérite des pièces40.

Face à ces attaques, quelle stratégie notre auteur adopte-t-il ?

La stratégie de Boyer §

Boyer en vient à utiliser le pseudonyme de Mr. Pader d’Assezan, pour faire paraître certaines de ses pièces. Il nous dévoile ce stratagème dans la préface d’Artaxerce :

Agamemnon ayant suivy Le Comte d’Essex, et voulant dérober à une persécution si déclarée, je cache mon nom, et laisse afficher et annoncer celui de Mr. d’Assezan. Jamais pièce de théâtre n’a eu un succès plus avantageux41 (l. 97-99).

Mais, si Boyer se pose souvent en victime contrainte de cacher son nom, il n’en conserve pas moins un certain orgueil. Sa fausse modestie transparaît notamment lorsque, dans la préface d’Artaxerce, citant une épigramme de Martial (l. 41-44), il se compare indirectement à celui-ci en faisant siennes les paroles du poète latin dont nous proposons ci-dessous une traduction :

[…] Tu lisais encore Ennius, Rome, du vivant de Virgile, et l’aède lydien42 a dû subir les railleries de son époque. Ce ne fut pas souvent que Ménandre se vit applaudir par l’assistance et couronner, et Corinne était seule à connaître Ovide son ami […]43.

A travers les vers de Martial, il se compare donc aux plus grands auteurs grecs et latins méconnus de leur vivant et célébrés par la suite comme des modèles. Martial évoque en effet les grands représentants des différents genres poétiques : Ennius, Virgile et Homère pour la poésie épique, Ménandre, pour la poésie comique et enfin Ovide, pour la poésie élégiaque. Par cette citation Boyer espère être reconnu par la postérité.

Cependant, face à l’abondance et à la virulence des attaques contre lesquelles notre auteur résiste, on peut s’interroger sur leur bien fondé et aussi sur leurs conséquences pour la postérité de Boyer.

Répercussion des attaques subies sur la postérité de Boyer §

Nous avons vu que Boileau dans son Art Poétique, affiche clairement son mépris pour notre auteur. Or cet ouvrage se présentant pour les siècles suivants comme l’unique criterium du bon goût classique, il est certain qu’il a contribué à faire tomber Boyer dans l’oubli. Ainsi, au XVIIIe siècle les Frères Parfaict, même s’ils reconnaissent la méchanceté de Boileau et de Racine envers leurs rivaux, ne réhabilitent pas pour autant notre auteur :

On ne sait qui des deux doit le plus surprendre, ou l’aveuglement de M. Boyer sur les défauts de ses ouvrages, ou l’acharnement ridicule de M.M. Racine et Boileau contre cet auteur. Cette persécution si peu convenable à de si grands hommes n’avançait que de quelques jours la chute des poèmes de leur adversaire (…)44.

Leur condamnation de Boyer reste sans appel, pour eux, « sa poésie est dure, chevillée, pleine d’expressions froides ou basses », « son dialogue n’exprime rien de ce qu’il doit dire, et c’est un perpétuel galimathias… »

Les siècles suivants ont continué à transmettre cette image d’un piètre rimeur, d’un auteur fade et austère, image que l’on tend aujourd’hui seulement à remettre en cause par les nouveaux travaux de recherches qui sont menés. En effet, si Racine s’est acharné à ce point sur notre auteur ne serait-ce pas parce qu’il risquait de nuire à sa gloire personnelle ? L’œuvre de Boyer ne serait donc pas sans certaines qualités…. Et c’est l’hypothèse que commence à émettre un critique comme Lancaster qui ose même formuler des jugements très positifs sur certaines pièces de Boyer comme Oropaste ou le faux Tonaxare, Agamemnon, ou encore Les Amours de Jupiter et de Sémélé. Quant à Artaxerce il déclare que la pièce «  n’est pas sans mérite45 ». On peut donc considérer qu’un travail de redécouverte de cette œuvre méconnue reste à entreprendre, large travail étant donné l’ampleur de la production de Boyer46. Dans cette perspective, intéressons-nous maintenant à l’étude d’ Artaxerce, tragédie de Boyer tombée dans l’oubli.

Présentation de la pièce §

Réception et fortune d’Artaxerce §

Fortune de la pièce : les différentes représentations §

Dans les années 1680, le genre de la tragédie perd de sa vitalité, phénomène en partie dû à la volonté de Louis XIV de privilégier l’unité en créant le Théâtre de la Comédie française47 comme seul théâtre. Ce monopole freine les innovations et la vie théâtrale s’appauvrit.

Artaxerce, tragédie en cinq actes, en vers, par Boyer, est jouée au Théâtre français pour la première fois le 22 novembre 1682 et ne donne lieu qu’à cinq représentations48. La pièce rassemble de larges recettes lors de sa première représentation à Paris, puis elle est jouée les 25, 27, 30 novembre et 2 décembre avec des recettes plus basses mais qui restent satisfaisantes. Notre auteur insiste dans sa Préface sur l’accueil chaleureux reçu :

Le jugement des Personnes fort éclairées, et dont le nom est respecté de l’envie mesme, les applaudissemens que cette Piece reçeut dans les premieres Représentations, me répondoient d’un succés infaillible (l. 8-10)

La dernière représentation a lieu à Versailles le 6 décembre, et la pièce ne sera jamais jouée de nouveau. Selon Lancaster, ces faits appuient donc l’affirmation de Boyer selon qui c’est l’influence des critiques de Versailles qui a ruiné sa pièce49. En effet, Boyer souligne dans sa Préface : « Une chûte si prompte, et si surprenante, peut-[elle] estre naturelle ? » (l.10). La pièce tombe donc rapidement et selon Boyer, la raison de son infortune résiderait dans le fait qu’il a hasardé son nom50 :

(…) je prens quelque confiance de ce dernier succés, et croy pouvoir hazarder mon nom en faisant paroistre Artaxerce. Il n’en fallut pas davantage pour lui attirer tout ce qui a contribué à le faire tomber. (l. 105-107)

Il semble d’ailleurs qu’il ne soit pas le seul à le penser puisque déjà, Le Mercure Galant daté de juin 1673, émettait la même hypothèse pour expliquer l’échec de Démarate :

(…) il faudrait que Monsieur Boyer, pour faire réussir ses ouvrages prît le nom d’un de ses auteurs heureux en faveur desquels on est si préoccupé qu’on ne croit pas qu’ils puissent mal faire.

Enfin, selon Jules Rolland, le parterre s’est souvent montré injuste envers Boyer et lui aurait reproché le stratagème du pseudonyme quand, deux ans après le succès d’Agamemnon, Boyer présente Artaxerce cette fois sous son nom :

Aussitôt le parterre de siffler à outrance et de pari pris, comme s’il avait voulu se venger de s’être laissé mystifier par un homme d’esprit51.

Ainsi, l’échec d’Artaxerce ne serait pas dû à la valeur intrinsèque de la pièce mais plutôt aux préjugés négatifs d’une partie de l’opinion contre toute nouvelle création de notre auteur. Voyons à présent quels sont les reproches que formulés par les contemporains de Boyer.

La réception de la pièce : les reproches formulés §

Si la pièce connaît un certain succès auprès du public parisien et d’une partie de l’opinion, les critiques se déchaînent à Versailles. Toutefois, contrairement à ce que met en avant notre auteur, il ne s’agit pas simplement d’accusations visant sa personne, mais de reproches qui portent sur des éléments de poétique comme la construction de l’intrigue, la constitution des caractères, la conception du tragique. Concernant son action, Boyer déplore que l’acte II, mal compris à Versailles en raison des préjugés, ait nuit à l’éclat de l’acte III tant applaudi à Paris :

La prévention fut telle, que des Personnes équitables et bien intentionnées, en furent ébloüies, et ne trouverent plus dans le troisiéme Acte qu’on leur avoit tant vanté, ce qui avoit merité dans Paris une approbation universelle. (l.188-190)

Concernant les personnages, on dénonce la faiblesse du personnage du Roy, mais Boyer se justifie en s’appuyant sur Plutarque. On critique l’ingratitude de Darius envers son père à l’Acte III, et on condamne son changement de sentiment trop brutal à l’Acte IV, mais Boyer s’en défend en insistant sur les causes extérieures qui le poussent à agir de cette façon. Le personnage de Nitocris est critiqué comme étant un épisode inutile qui n’apporte rien à l’action principale. Ici encore, Boyer réplique, mettant en avant l’intérêt du personnage pour l’action puisque c’est Nitocris qui encourage son père à vouloir s’emparer du trône, mais aussi la beauté, le rôle ornemental de cet épisode. Enfin, on reproche plus généralement à la pièce de n’être pas assez touchante ce qui donne lieu à l’exposition par notre auteur de sa conception du tragique des passions52 :

(…) c’est de là que je tire une Réponse invincible, contre ceux qui ont dit que ma Piece n’estoit pas assez touchante (...) ne voit-on pas dans ma Piece de grands interests et de puissans mouvemens que font naistre les passions les plus violentes, l’amour, la haine, la jalousie, l’orgueïl, l’ambition ? (l. 234-239)

On voit donc que la préface d’Artaxerce qui est une réponse aux critiques formulées par les contemporains de Boyer satisfait bien au titre complet de l’œuvre, Artaxerce, tragédie avec sa critique. Boyer se livre en fait ici à une sorte d’autocritique de son œuvre, cherchant avant tout à se justifier, mais aussi à réfléchir sur son travail poétique et sur sa propre conception du tragique.

Les jugements des siècles suivants restent fortement influencés par les critiques de Boileau et du clan racinien53. Ainsi, les Frères Parfaict déclarent :

Cependant après deux années d’attente, il fit paraître Artaxerce, qui a les défauts de ses précédents Ouvrages. Le sujet en est puéril, les personnages ignoblement peints, la versification pitoyable54.

Ils critiquent le sujet comme étant indigne d’une tragédie notamment par l’amour du Roy pour une jeune femme sans naissance qu’ils n’hésitent pas à qualifier de « mince grisette », de « coquette assez méprisable, qui les joue tous deux », et ils condamnent ce roi qui veut abandonner son trône pour se livrer, selon eux, à une folle passion.

Toutefois, le jugement plus récent de Lancaster est plus favorable à Artaxerce. Pour lui, cette tragédie en accord avec les règles classiques dans sa construction de l’intrigue, des personnages, ce tragique soucieux des bienséances, aurait dû séduire le public du XVIIe siècle et tout particulièrement la Cour. Or, c’est là que la pièce a échoué ! Ainsi, Lancaster en déduit que l’incident d’Artaxerce révèle l’importance de Racine et sa méchanceté envers ses rivaux55. Suivant cette opinion, nous verrons dans quelle mesure cette pièce au succès compromis par la cabale racinienne mérite qu’on la redécouvre pour la juger à sa juste valeur.

Résumé de la pièce §

Après la mort de Cyrus au cours de sa tentative d’attentat contre son frère le roi Artaxerce, Aspasie, jeune femme originaire d’Ionie qui avait été forcée de suivre Cyrus, est traitée avec beaucoup d’honneurs par Le Roy et gagne son amour ainsi que celui de son fils Darius, qu’elle aime en retour. Tiribaze, favori du Roy, aspire quant à lui à marier sa fille Nitocris au futur prince héritier pour se consoler du refus du Roy de lui donner en mariage la princesse Amestris. Nitocris aime Ariarathe, autre fils d’Artaxerce, mais elle est prête à sacrifier cet amour pour satisfaire les ambitions de son père. Le jour du choix de l’héritier au trône est arrivé. Artaxerce hésite entre son fils aîné, Darius, combattant remarquable, et Ariarathe, qui aime Nitocris et qu’il sait avoir le soutien de Tiribaze. Mais, Tiribaze décide finalement de jeter son dévolu sur Darius dont l’âge, les exploits, la popularité, en font un meilleur parti pour sa fille. Il obtient le consentement de celle-ci et lui commande d’enrôler Aspasie en leur faveur car il sait l’influence de celle-ci sur Le Roy (Acte I).

Quand Nitocris entretient Aspasie, elle l’informe de son mariage très probable avec Darius. La détresse d’Aspasie qui hésite entre son devoir envers son souverain et son amour pour Darius, la pousse à conseiller à Artaxerce de ne choisir aucun successeur pour le moment. Mais, Le Roy hanté par le remords causé par le meurtre de son frère Cyrus, aimerait quitter le trône et vivre en paix avec Aspasie. Mais, même s’il ne le fait pas, il pense devoir nommer un successeur pour mettre fin à la rivalité entre ses fils. Il dit à Tiribaze qu’il approuve le mariage de Darius avec sa fille et il choisit ce prince comme successeur (Acte II).

Darius cependant se refuse à épouser Nitocris et souhaite la céder à son frère Ariarathe car il sait leur amour mutuel. Comme c’est la coutume en Perse que le prince qui a été nommé successeur de l’Empire puisse obtenir du roi la faveur qu’il désire, Darius demande à son père de lui donner Aspasie en mariage. Artaxerce est bouleversé mais il accepte de laisser le choix à Aspasie et lui donne jusqu’à la fin du jour pour formuler sa réponse. Darius et Aspasie, une fois seuls, s’avouent réciproquement leur amour (Acte III).

Darius supplie son père et il le menace de se suicider s’il ne peut épouser Aspasie mais il ne parvient qu’à attiser la colère d’Artaxerce. Aspasie presse Darius de céder et de l’offrir au Roy car c’est leur devoir. Darius hésite et apprend de Tiribaze que Le Roy projette d’enlever Aspasie et de l’épouser le jour suivant. Il menace Tiribaze qui espère voir Le Roy et son fils se détruirent l’un l’autre, afin d’obtenir pour lui seul tout le pouvoir. Nitocris de son côté encourage vivement son père à s’emparer du trône (Acte IV).

Quand Darius tente d’enlever Aspasie afin d’empêcher le mariage de son père avec celle-ci, il blesse son frère, mais face à son père il cède, si bien qu’on l’arrête. Tiribaze, stimulé par sa fille, cherche à persuader Le Roy de condamner à mort son fils coupable d’une tentative de parricide, et il le menace de quitter la Cour s’il ne le fait pas. Artaxerce déclare à Darius qu’il lui laisse la vie sauve s’il accepte d’épouser Nitocris. Mais comme Darius se refuse à vivre sans Aspasie, il est condamné à mort. Aspasie accepte alors d’épouser Artaxerce et demande que Darius ait la vie sauve. Le Roy accepte non seulement d’épargner Darius mais, pour supplanter Aspasie en matière de générosité, il l’autorise à épouser son fils. Tiribaze pendant ce temps, poignarde Darius, puis il est tué par Oronte, après avoir avoué qu’il était responsable du conflit fatal entre Le Roy et son fils. Le dernier vœu de Darius avant de mourir, est qu’Aspasie épouse son père et on peut penser que c’est ce qui va se passer... (Acte V)

Le traitement des sources §

Au XVIIe siècle, toute œuvre littéraire peut être définie comme un travail de réécriture à partir de modèles anciens ou plus récents56. Ainsi, pour bien saisir l’entreprise de redramatisation à laquelle s’est livré notre auteur pour élaborer sa pièce Artaxerce, il nous faut dans un premier temps réfléchir sur ses sources et voir ce qu’il en a retenu. Puis, analysant les modifications et inventions auxquelles il s’est livré, nous pourrons apprécier comment il a construit son intrigue autour d’un sujet ancien pour présenter une pièce neuve et adaptée au public de son temps.

Les sources antiques : l’historien Plutarque §

Dans la Préface de sa pièce, Boyer, sans citer ouvertement ses sources se réfère à Plutarque à travers le récit de trois anecdotes extraites de la Vie d’Artaxerxès57. Il s’agit des épisodes de l’artisan et de la coupe d’or de mille darigues, du Lacédémonien insolent, et enfin de la tentative d’assassinat du roi par son frère Cyrus dans le temple, épisodes qui lui permettent d’insister sur la douceur et la générosité d’Artaxerce envers ses sujets :

(…) cette liberalité magnifique, qui luy fit donner une Coupe d’or de mille darigues, qui estoient des pieces d’or, à un Artisan qui ne trouvant point autre chose en son chemin pour offrir à son Roy, courut à la Riviere y puiser de l’eau dans ses deux mains, et alla la luy présenter ; cette modération admirable, qui luy fit écouter sans emportement, les paroles insolentes d’un Lacedémonien, nommé Euclidas ; cette clémence royale, qui pardonna à Cyrus son Frere, lors qu’il fut surpris voulant l’assassiner, dans le temps qu’il fut sacré par les Prestres dans le Temple de Minerve (l. 135-141)

Plutarque soulignait en effet ces traits de caractère qui contrastent avec la réputation habituelle de cruauté des souverains perses58. Ainsi, on note une volonté affichée de notre auteur de faire une œuvre historique, ce qui permet selon Corneille, de donner plus de dignité à une tragédie59. Mais que retient Boyer de la trame de Plutarque ?

Chez le moraliste grec, Darios, fils aîné du roi Artaxerxès est nommé par celui-ci comme successeur au trône pour mettre fin à la rivalité qui l’oppose à son frère Ochos et ramener ainsi la paix dans le royaume. Selon la loi perse, l’héritier peut exiger une faveur de son roi60 et Darios demande la main d’Aspasie, concubine de son père. Cette demande éveille la colère et la jalousie du roi qui aime Aspasie et il s’en remet au libre choix de celle-ci61. Aspasie préférant Darius, Artaxerxès se voit contraint de la céder par respect des lois. Par la suite, alléguant l’origine grecque de la jeune femme, il la reprend pour qu’elle serve comme prêtresse la déesse Diane et vive chastement tout le reste de sa vie. Tiribaze, conseiller du roi animé d’un désir de vengeance depuis qu’il s’est vu refuser son mariage avec la princesse Amestris, se rapproche de Darios62. Il lui souffle que son frère menace la couronne et que son statut d’héritier n’est pas assuré. Darios qui craint de perdre sa place et ressent de la jalousie par rapport à Aspasie qu’on lui a ôtée, se laisse aller à conspirer contre son père. Mais la tentative de parricide échoue, il est arrêté puis condamné à mort63, tandis que Tiribaze est tué par un javelot.

À la lecture de ce résumé on voit que Boyer retient essentiellement de Plutarque la rivalité du roi et de son fils pour une même femme, Aspasie, et l’élément clé de la loi perse fondée sur la faveur que le roi doit accorder à son successeur. Toutefois, notre auteur pour satisfaire aux bienséances recule le choix d’Aspasie à l’acte IV. Le Roy lui accorde en effet un délai pour se prononcer afin d’éviter l’outrage aux bienséances que constituait chez Plutarque l’aveu immédiat d’Aspasie de sa préférence pour Darius. Boyer garde aussi la tentative de parricide manquée de Darius et sa mort finale ainsi que celle de Tiribaze, traître assoiffé de pouvoir et de vengeance. Cependant, il opère de larges modifications concernant le dénouement car il introduit l’acte de générosité d’Artaxerce qui gracie son fils, alors que chez Plutarque, Darius meurt condamné à mort. Artaxerce apparaît comme beaucoup moins violent chez Boyer ; quant à Darius, il est en quelque sorte « blanchi » car il est tué par le traître Tiribaze dont notre auteur en revanche « noircit » les traits. En effet, dans notre pièce, Darius ne s’est pas compromis avec Tiribaze comme chez Plutarque, il ne voulait qu’enlever sa bien aimée et il se trouve poussé au parricide par les circonstances mais il ne peut commettre un tel acte, tandis que Tiribaze, lui, n’hésite pas à tuer le jeune prince64. Boyer veut aussi rationaliser son intrigue et occulte toute référence à la déesse Diane. Mais, il garde le thème de l’enlèvement d’Aspasie, enlèvement qui reste à l’état de projet. Enfin, il affadit complètement la rivalité des deux frères pour le pouvoir, créant le personnage d’Ariarathe qui reste hors scène. Boyer a donc modifié très librement la trame de l’historien et devant ce peu de fidélité aux sources historiques65, on peut penser qu’il a utilisé des œuvres plus récentes pour étoffer son sujet.

Les sources récentes §

Les frères Parfaict dénoncent les emprunts faits aux pièces de Boisrobert et de Magnon par Boyer pour écrire sa tragédie66.Or une telle accusation, si l’on conçoit toute œuvre du XVIIe siècle comme un travail d’imitation, n’a pas lieu d’être ; mais elle a le mérite de nous mettre sur la voie d’autres sources plus récentes qu’aurait utilisées Boyer. Quels éléments a-t-il retirés de ces pièces antérieures, pour construire une œuvre qui lui soit propre ?

Le Couronnement de Darie de Boisrobert (1642)67 §

Résumons brièvement la pièce de Boisrobert. Elle débute le jour du couronnement de Darie nommé héritier de l’Empire perse par son père le roi Artaxerce. Darie accepte d’être couronné mais demande comme faveur, selon l’usage de la loi perse, qu’Aspasie enlevée par le roi qui l’aime aussi, lui soit rendue. Le roi se refuse à disposer de la volonté de celle-ci. On l’interroge, et elle choisit le prince. Le roi cède aux lois mais reporte toute sa colère jalouse sur Aspasie qui l’a outragé en lui préférant un autre. Il envoie Ariaspe, frère jaloux de Darie pour la récupérer mais celui-ci le menace de son fer. Alors le roi donne lui-même l’ordre d’emmener de force la jeune femme pour la donner à la déesse Diane.Tiribaze tente en vain de convaincre Darie de commettre un parricide. Devant le refus de celui-ci, il décide d’agir quand même en faisant croire aux autres conjurés qu’il suit les ordres de Darie. Darie de son coté parvient à s’entretenir en cachette avec Aspasie et projette de l’enlever. Le complot de Tiribaze est découvert et le roi croyant que Darie en fait partie donne l’ordre qu’on le tue. Darie mourant dénonce Tiribaze qui avoue ses crimes et est condamné à des supplices horribles par le roi désespéré de s’être mépris sur son fils. Heureusement Darie n’était que blessé, le roi lui cède Aspasie et partage son pouvoir avec lui, la pièce s’achève sur les projets de mariage.

On voit tout de suite que cette tragi-comédie présente une intrigue complexe que Boyer tend à simplifier. Il retient du personnage de Darie, héros éponyme de la pièce de Boisrobert, l’image du valeureux combattant qui fait naître l’amour d’Aspasie, et aussi sa volonté d’user de la prière pour convaincre son père de lui rendre Aspasie68.Concernant le personnage de Tiribaze, il garde l’idée d’accès au pouvoir grâce à un mariage, mais si chez Boisrobert il s’agit du propre mariage de Tiribaze avec la princesse Amestris, Boyer supprime ce personnage et, inventant Nitocris, fille de Tiribaze, il reporte le projet sur celle-ci et son mariage avec le prince. Il conserve aussi l’idée d’une confusion dans les accusations portées sur Darie qu’on accuse de parricide alors que son but n’est au départ que l’enlèvement de sa maîtresse. Mais, Boyer écrit sa pièce quarante années plus tard, époque où le goût du public a changé et où les doctes sont beaucoup plus soucieux du respect des règles classiques de bienséance et de vraisemblance, ce qui donne lieu à deux œuvres radicalement différentes sur un même sujet69.

L’Artaxerxe de Jean Magnon (1645)70 §

Attachons-nous à présent à l’œuvre de Magnon. Chez Magnon, Artaxerxe, roi de Perse, choisit comme successeur Darius, son fils aîné qui, conformément à la loi perse, demande une faveur à son roi, la main d’ Aspasie. Il la demande d’abord pour son frère en compensation de la perte du trône mais, le roi qui aime Aspasie refuse. Darius la demande ensuite pour lui-même et cette fois Artaxerxe est obligé de la céder conformément aux lois et au choix d’Aspasie elle-même. Tiribaze encourage le roi à ne pas se soumettre aux lois prétextant le danger d’une alliance avec une étrangère pour l’Etat. Sur ordre du roi, Ochus enlève donc Aspasie. Cependant, il finit par la céder à nouveau à Darius dans un acte de générosité. La princesse Amestris encourage son père à faire de même afin de donner un bel exemple de générosité à la postérité. Mais Darius accusé à tort de projet de parricide par le traître Tiribaze, est arrêté sur ordre du roi et condamné à mort. Cependant, le prince découvre la trahison de Tiribaze qui finalement meurt suite à une intervention des dieux en avouant ses forfaits, mort dont Tissapherne nous fait le récit. Artaxerxe se repent d’avoir jugé son fils sur des apparences trompeuses et, s’en remettant à la volonté du ciel, il lui cède Aspasie.

On voit que Boyer s’inspire beaucoup de Magnon pour créer sa pièce. Du personnage du roi, il retient le désespoir de celui-ci face à sa condition de souverain et son désir de retraite loin des troubles qui menacent son trône et sa volonté de faire preuve d’une certaine clémence envers son fils, en tant que rival qui perd la femme aimée71. Le rapport entre les deux frères présente des similitudes. Darius demande à son père une faveur pour son frère pour compenser la perte du trône. Toutefois, chez Magnon, il demande pour son frère Aspasie, alors que c’est la femme que lui-même aime ! La demande est donc peu vraisemblable, même si elle est formulée dans l’assurance d’un refus du roi. Boyer, lui, éliminant la rivalité sur le plan amoureux des deux frères et créant le personnage de Nitocris, rend l’acte de Darius plus vraisemblable car il demande qu’on cède Nitocris à Ariarathe afin de ne pas avoir à l’épouser. Il clarifie donc la situation en distinguant la rivalité des deux frères qui porte sur le pouvoir et la rivalité du père et du fils qui porte sur l’amour72. Concernant le personnage d’Aspasie c’est sans doute chez Magnon que Boyer puise la nouvelle signification qu’il donne à son statut d’étrangère. Le fait qu’elle soit grecque constitue une menace pour le bien de l’Etat. Il est contraire aux lois que le prince l’épouse selon Tiribaze chez Magnon, et l’argument est repris implicitement par Oronte et Tiribaze chez Boyer73. Cet argument permet d’occulter toute référence à la déesse Diane qui chez Plutarque et Boisrobert justifiait l’enlèvement d’Aspasie pour en faire une prêtresse grecque. Le rôle de Tissapherne qui fait le récit final de la mort de Tiribaze a été remplacé par Oronte, le confident de Darius qui a ce même rôle de messager avec une dimension supplémentaire puisqu’il a participé à l’action, c’est lui qui tue Tiribaze pour venger son maître. Chez Magnon, la mort du traître reste inexpliquée, on parle d’ « une intervention du ciel ». Le récit permet le respect des bienséances qui proscrivent toute violence sur scène. Enfin, l’idée de l’acte généreux porteur d’exemple pour la postérité évoqué par Amestris pour encourager son père à céder Aspasie à Darius se concrétise dans la pièce de Boyer74.

Ainsi, bien que quarante années séparent les deux pièces, c’est bien l’œuvre de Magnon, qui relevant du même genre que notre pièce en constitue une des sources essentielles. Mais, les sources d’Artaxerce ne se limitent pas à ces deux pièces et puisent aussi consciemment ou non chez des contemporains de Boyer. Quelles autres influences peut-on percevoir dans cette œuvre ?

Le Darius de Thomas Corneille (1659)75 ? §

La trame de cette pièce est très différente des autres que nous avons étudiées auparavant, puisqu’il ne s’agit pas du même Darius et que la pièce est avant tout basée sur la question de l’identité. Toutefois on peut penser, comme le propose Lancaster qui s’appuie sur la thèse de Goldstein, que Boyer a puisé certains éléments chez Thomas Corneille comme la popularité du prince ou encore le projet de mariage d’un enfant du roi avec un enfant de Tiribaze76. Peut-être Boyer y a-t-il aussi puisé un thème important et récurrent, celui de la nécessité pour un souverain de savoir reconnaître et récompenser ceux qui ont bien servi son Etat afin d’éviter qu’ils ne se révoltent en les taxant d’ingrattitude. Cette préoccupation anime en effet le roi Ochus qui accorde une faveur à Codoman le valeureux combattant dans la pièce de Thomas Corneille. Chez Boyer, Artaxerce lui aussi, est soucieux de contenter Tiribaze77. Mais, comme le souligne Lancaster, la plupart de ces éléments sont présents dans nombre de pièces du XVIIe siècle. Ils répondent, en fait, aux attentes d’un public particulier de l’époque et ainsi d’autres auteurs y satisfont.

Artaxerce : un exemple type de tragédie de la seconde moitié du XVIIe ? §

Lancaster, souligne que dans les années 1680 à 1689, période de création de notre pièce, le genre tragique continue d’exister, suivant les règles classiques entérinées par Racine78. Mais, si Boyer vise bien sûr ici à répondre aux attentes d’un public admiratif du modèle racinien, il ne fait pas pour autant particulièrement du Racine. En fait, sa tragédie par les éléments-types qu’elle présente s’inscrit dans la lignée des tragédies de cette fin de siècle. A l’image des autres auteurs de cette période qui ne cherchent pas l’innovation sans doute par crainte de la critique selon Lancaster79, Boyer redramatise un sujet ancien tiré de l’histoire grecque et déjà traité plusieurs fois par d’autres dramaturges. Soucieux des bienséances, il élimine le pittoresque de son sujet pour ne pas choquer, tout comme Pierre Corneille qui, s’inspirant de Plutarque pour écrire Suréna, Général des Parthes (1674), supprime toute évocation du luxe et de la sensualité orientale. Notons le choix d’une thématique fréquente à l’époque, celle du souverain généreux80, avec ici l’acte de clémence qui rappelle notamment la pièce Cinna de Pierre Corneille (1642)81 et l’Alexandre Le Grand de Racine (1665)82.

Boyer s’applique en fait à combiner entre eux plusieurs schèmes tragiques83 tout à fait traditionnels. Il met au premier plan le thème de la rivalité entre un père et son fils, schème issu de l’Antiquité. Pensons en effet à la tentative d’assassinat de Créon par son fils Hémon dans la légende d’Antigone. On retrouve ce schème dans Nicomède (1651) de Pierre Corneille, avec la haine réciproque que se vouent Prusias et son fils Nicomède, puis chez Racine dans Mithridate (1673), avec le projet du roi Mithridate de marier son fils Pharnace avec une autre femme pour l’éloigner de Monime qu’ils aiment tous les deux84, et aussi dans La mort d’Achille (1674) de Thomas Corneille. Boyer combine ce schème à un autre schème traditionnel qu’il développe toutefois beaucoup moins, celui des frères ennemis, tiré aussi de l’Antiquité. Songeons en effet à la rivalité des fils d’Œdipe, Etéocle et Polynice. On retrouve dans La Thébaïde (1664) de Racine cette lutte des deux frères pour le pouvoir que l’auteur justifie en faisant d’Etéocle et de Polynice des jumeaux ; Boyer lui, se sert du cadre perse pour poser ce problème de la succession85. Enfin, la dramatisation de la relation meurtrière d’un père avec son enfant à laquelle se livre Boyer est elle aussi issue de la tradition. On pense à l’Antigone de Sophocle où Créon gracie Antigone, mais trop tard, car elle est déjà morte. De la même façon, dans notre pièce, la mort de Darius ne peut être évitée. A l’inverse, dans Mithridate (1673), puis dans Iphigénie (1674) de Racine, cette même dramatisation s’achève sur un coup de théâtre in extremis qui assure la survie de l’enfant.

Enfin, Boyer choisit de traiter un sujet simple, où prédomine l’amour86. On peut voir dans ce choix l’influence des tragédies galantes qui se développent dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, mais aussi plus particulièrement l’empreinte, fréquente chez les auteurs de cette fin de siècle, du modèle racinien, car Boyer évoque un certain type d’amour, celui qui n’est jamais satisfait. On pense au personnage d’Aspasie, source de rivalité entre un père et son fils, et au motif de la chaîne amoureuse puisque Le Roy aime Aspasie qui aime Darius, motif qui a fait le succès d’Andromaque (1667), mais qui remonte en fait à la tradition de la pastorale87. Le motif du roi amoureux d’une belle étrangère rappelle Bérénice (1670) de Racine, avec Titus qui se voit déchiré entre son devoir vis-à-vis des lois et son amour pour Bérénice. Aspasie par certains traits fait aussi penser à Junie dans Britannicus (1669), notamment lorsqu’elle éveille l’amour du roi, séduit par cette femme en pleurs88.

Ainsi notre étude des sources nous révèle que notre auteur s’inscrit bien dans la tradition littéraire de l’imitation. Il fait preuve d’une grande liberté avec la source historique de son sujet tiré de Plutarque et s’inspire aussi d’œuvres dramaturgiques d’auteurs plus récents, Magnon essentiellement. De plus, il doit de tenir compte du public et de ses attentes mouvantes ce qui explique la volonté de présenter à la fois des éléments-types du genre de la tragédie, tirés de la tradition et dignes d’émouvoir, mais aussi des éléments plus récents comme le traitement d’un type d’amour particulier, traitement qui révèle l’influence exercée dans une certaine mesure, par le grand modèle en cette fin de siècle, Racine. Cependant, la pièce de Boyer apparaît comme originale car on observe de multiples changements et innovations par rapport à ces diverses sources. Ces modifications impliquent une transformation de la structure interne de l’action, action que nous proposons d’analyser à présent de manière plus approfondie.

Analyse de l’action §

Structure de l’action §

Si l’on se réfère à la définition de Georges Forestier, « le sujet de la tragédie à crise est le dénouement lui-même, paradoxalement envisagé comme le point de départ de l’action tragique : un point de départ situé à la fin, impliquant que l’action soit construite à rebours »89. Cette construction de type narratif nécessite une cohérence interne entre les différentes étapes de l’action, chacune d’elles doit sembler découler de la précédente selon un principe de causalité et nous mener ainsi au dénouement, véritable sujet de la pièce, de manière inexorable. Nous proposons donc ici de nous livrer au cheminement inverse : partant du dénouement, nous questionnerons chaque étape afin de dégager les maillons de la chaîne en remontant vers le début de la pièce.

La structure d’Artaxerce : une construction à rebours §

Si on considère que le sujet d’une tragédie est son dénouement, alors le sujet d’Artaxerce serait la mort de Darius (V, 7). En effet, bien qu’Artaxerce donne son nom à la pièce et que son acte final de générosité soit fortement mis en valeur, ce geste ne constitue pas encore le dénouement de la pièce mais il en est plutôt la dernière péripétie90. L’acte de clémence du Roy qui gracie son fils et lui cède Aspasie (V, 6) s’avère inutile car il survient trop tardivement et ne parvient à empêcher le dénouement déjà en marche, la mort de Darius. Mais, comment notre intrigue est-elle construite pour rendre cette mort de Darius inévitable, pour conduire Artaxerce à effectuer ce geste de générosité seulement à ce moment précis de l’action, c’est-à-dire finalement lorsqu’il est déjà trop tard puisqu’il ne parvient pas à empêcher la mort du jeune prince ? Interrogeons-nous sur les liens régissant les étapes de l’action91.

Tout d’abord, qu’est-ce qui conduit Artaxerce à gracier Darius et à lui céder Aspasie ? C’est l’intervention d’Aspasie qui promet d’épouser le Roy, et même de l’aimer, s’il gracie Darius. Le Roy, touché par la générosité de la jeune femme, veut en quelque sorte rivaliser en vertu avec elle et se donner lui même comme un exemple de générosité pour la postérité. C’est pourquoi il gracie son fils et lui cède Aspasie. Mais pourquoi Aspasie se décide-t-elle enfin à épouser Le Roy ? Il faut pour cela que Darius soit condamné à mort. Elle est alors prête à tous les sacrifices pour sauver son amant. Mais pourquoi Darius est-il condamné à mort ? Darius a failli commettre un parricide, mais surtout, il se refuse à accepter la condition du Roy, épouser Nitocris, pour être gracié. Pourquoi Le Roy veut-il absolument que Darius épouse Nitocris ? D’une part, parce qu’ainsi, il peut garder Aspasie pour lui, et d’autre part, pour apaiser la colère de Tiribaze en lui donnant une preuve de reconnaissance pour les services rendus à la couronne. Pourquoi Tiribaze est-il en colère ? L’ingratitude du Roy à son égard, l’affront subi par le refus de Darius d’épouser Nitocris, sont les causes de la colère de Tiribaze prêt désormais à tout pour obtenir le pouvoir. Pourquoi Darius se refuse-t-il à épouser Nitocris ? Parce qu’il aime Aspasie. Pourquoi a-t-il failli commettre un parricide ? Darius au cours de sa tentative d’enlèvement d’Aspasie a été trahi par Tiribaze et s’est retrouvé involontairement en armes face à son père. Pourquoi a-t-il tenté d’enlever Aspasie ? Parce que Artaxerce ne voulait pas la lui céder en dépit de la loi perse. Enfin, pourquoi Artaxerce ne veut pas céder Aspasie ? Parce qu’il aime Aspasie lui aussi…

On voit donc comment la rivalité du père et du fils pour une même femme est à la source de cette pièce. Tout s’enchaîne de manière logique à partir du refus du Roy de donner Aspasie à Darius. Dans les maillons de cette chaîne, s’intercalent les actions des personnages secondaires, Tiribaze et Nitocris, qui influencent l’action principale92.

Analyse de chacune des étapes de l’action §

Selon Aristote et les théoriciens classiques, toute action pour être crédible et complète doit avoir un commencement, un milieu, et une fin93. Dans Artaxerce, on peut en effet procéder au découpage suivant : Artaxerce se décide à choisir Darius comme successeur, voilà le commencement, Darius demande comme faveur la main d’Aspasie que son père jaloux lui refuse et le prince renonce alors de peu à commettre un parricide, voilà le milieu, Artaxerce pardonne à Darius et lui cède Aspasie mais trop tard car Darius meurt, voilà la fin. Au niveau dramaturgique, on peut étudier le déroulement de la pièce en suivant ce découpage. On désignera alors ces étapes successives par les termes : d’« exposition »,  de « nœud » et de « dénouement ».

Etude de l’exposition §

L’exposition, selon Bénédicte Louvat peut se définir ainsi :

Premier moment de la tragédie, l’exposition, commence avec la première scène et couvre, au plus, la totalité du premier acte. Elle ne nécessite souvent qu’une à trois scènes, qui servent à présenter les personnages principaux (sans qu’ils soient nécessairement tous présents sur scène) et l’action principale autant que l’action secondaire94.

Ce premier moment de la pièce a donc un rôle essentiellement informatif. Toutefois, afin d’éveiller l’intérêt du spectateur, il doit aussi lancer le mouvement et donc savoir conjuguer information et action. Comment se présente l’exposition dans Artaxerce ?

On peut considérer que la scène 1 de l’acte I constitue presque à elle seule l’exposition car elle concentre la majeure partie des informations concernant les intrigues principale et secondaire, et elle évoque tous les personnages95. Toutefois, afin de ne pas trop accabler le spectateur dès le début, quelques données supplémentaires sont encore disséminées dans la suite de l’acte I, parallèlement au déroulement de l’action qui est déjà lancée. On peut parler ici d’« exposition discontinue96 » car deux personnages, Aspasie et le Roy, bien qu’évoqués auparavant, n’apparaissent qu’à l’acte II. Comme le souligne Jacques Scherer, ces entrées amènent un « renouveau » de l’exposition. Ici, l’entrée d’Aspasie (II, 1) apporte une donnée nouvelle et fondamentale pour l’intrigue principale en révélant que le Roy est amoureux d’elle. On voit ainsi se dessiner la rivalité future du père et du fils qui n’était pas mentionnée dans l’acte I. De plus, elle ajoute au portrait d’Artaxerce un trait de caractère essentiel, à savoir sa grande générosité, ce qui annonce le dénouement de façon cachée. Ainsi, si l’exposition concernant les personnages et l’intrigue secondaire est complète à l’acte I, concernant l’intrigue principale, il nous manque certains éléments que nous révèle Aspasie à l’acte II.

Analysons à présent cette première scène de l’acte I. Elle correspond à la forme canonique de la scène d’exposition, puisqu’il s’agit du dialogue de Darius avec son confident, Oronte. C’est la scène « la plus fréquente », celle qui  « permet de faire passer commodément l’intrigue au confident par le héros »97. Toutefois, se pose dans ce type de scène le problème de l’artificialité des propos échangés car bien souvent les personnages ne font que se répéter des événements qu’ils connaissent déjà dans le seul but d’en informer le spectateur. Or, on note dans notre scène la volonté de rendre le dialogue le plus vraisemblable possible. En effet, l’échange d’informations est justifié par l’absence de Darius qui était au combat, la guerre contre les Grecs étant tout juste terminée. La scène présente donc des moments de surprise, chaque personnage réagit aux révélations de son interlocuteur, ce qui donne un ton plus naturel au dialogue. Darius avoue à Oronte son amour pour Aspasie et son projet de l’épouser ce qui provoque l’exclamation de surprise d’Oronte : « O Dieux. Aspasie ! » (v. 40). Le confident apprend de son côté à son maître que Le Roy projette de le marier à Nitocris, la fille de son favori, ce qui provoque désormais la surprise de celui-ci qui s’exclame : « Le Roy m’imposeroit cet étrange Hymenée ! » (v. 67). Cette vivacité permet d’éviter l’ennui du spectateur et d’entraîner son adhésion. Toutefois, cette scène remplit également son rôle informatif. Le contexte nous est donné dès la première tirade de Darius, il s’agit d’un jour illustre, celui du choix du successeur au trône :

Voicy ce jour pompeux si longtemps souhaité,
Où pour rendre à l’Etat plus de tranquillité,
Mon Pere va nommer l’Heritier de l’Empire (v. 5-8)

La pièce s’inscrit donc dans « un moment exemplaire98 ». L’action se déroule dans un cadre perse, la ville de « Babilone » est nommée, et le décor est planté aux moyen d’allusions aux lois spécifiques du royaume perse à savoir l’absence de loi reposant sur le principe de la primogéniture99 et la loi sur la faveur à accorder par le souverain à son successeur100. Les faits antérieurs sont également évoqués : la victoire récente de la Perse sur les Grecs et les exploits de Darius qui lui valent une grande popularité, mais aussi des faits plus anciens comme la disgrâce d’Arsame. Si l’ensemble des personnages : le Roy, Aspasie, Tiribaze, Nitocris, sont évoqués, Darius, par sa présence, apparaît comme le personnage central de cette première scène et les principaux traits de son caractère nous sont présentés101. L’intrigue principale est partiellement posée puisque on apprend seulement l’amour de Darius et sa volonté, une fois nommé héritier, d’user de la loi perse pour obtenir Aspasie comme faveur du Roy, mais le rôle du Roy dans l’intrigue reste flou… L’intrigue secondaire quant à elle, est entière puisqu’on apprend l’ambition de Tiribaze et sa volonté d’obtenir le sceptre pour sa fille Nitocris en lui faisant épouser l’héritier au trône. Enfin, cette scène remplit son double rôle puisqu’elle sait aussi éveiller la curiosité du spectateur en suggérant des problèmes sous jacents qui indiquent que tout ne sera peut-être pas si facile…On pense aux craintes d’Oronte concernant un projet de mariage de Nitocris et de Darius par le Roy, projet qui irait à l’encontre des projets de son fils, la froideur récente et inexpliquée d’Aspasie à l’égard de Darius qui préfigure peut-être la présence d’un obstacle à venir à leur amour…Enfin, on peut voir en l’exemple d’Arsame qui meurt après s’être vu refusé Aspasie, une sorte de préfiguration cachée du dénouement et de la destinée funeste de Darius :

ORONTE
Avez-vous oublié la disgrace d’Arsame ?
Aspasie autrefois refusée à sa flâme…
DARIUS.
Ce malheureux Amant dans nos derniers Combats
Blessé mortellement, et tombant dans mes bras ;
Darius, me dit-il, reçois avec ma vie
Ces soûpirs que je donne à laimable Aspasie. (v. 51-55)

A la fin de cette scène l’action est prête à être lancée et Darius commence à s’entretenir avec Tiribaze pour gagner son soutien auprès du Roy.

Ainsi, la scène 1 contenant l’essentiel de l’exposition, la suite de l’acte repose sur un mélange d’exposition et d’action. La présentation des personnages secondaires, Tiribaze et Nitocris, est approfondie car ils paraissent sur scène. Tiribaze évoque son passé, son rôle de favori et la part qu’il prend dans le choix du successeur du Roy, Nitocris se révèle être aussi ambitieuse que son père. Les portraits d’Aspasie et du Roy sont aussi complétés par les discours de Tiribaze et de Nitocris notamment l’influence exercée par Aspasie, en dépit de son statut d’étrangère, sur les choix du Roy, indécis et lassé du trône102. L’acte I développe essentiellement l’intrigue secondaire, il nous montre les deux ambitieux choisissant Darius comme époux pour Nitocris et projetant de gagner les faveurs d’Aspasie en crédit auprès du Roy, pour mener à bien leur projet. Concernant l’intrigue principale, le spectateur reste dans l’expectative quant à la véritable nature des liens qui unissent Aspasie et le Roy.

Ainsi, cette exposition, si on se réfère à Jacques Scherer, pour qui une exposition satisfaisante « doit être entière, courte, claire, intéressante et vraisemblable103 », remplit en grande partie ces conditions. En effet, disséminant les informations tout au long de l’acte I, elle parvient à rester claire. Elle est courte car on peut considérer que la scène 1 suffit pour l’essentiel à informer le spectateur. Toutefois, nous avons vu qu’elle présente une forme discontinue puisque certains éléments de l’intrigue principale n’apparaissent qu’à la scène 1 de l’acte II avec l’entrée d’Aspasie et cela dans un souci de raviver l’intérêt du spectateur. Elle se veut intéressante et très vivante puisque alliant constamment informations et action, elle présente un ton naturel qui la rend vraisemblable. Cela posé, passons maintenant à l’étape suivante, le nœud.

Étude du nœud §

Le nœud constitue la partie centrale de l’intrigue, la durée qui s’écoule entre l’exposition et le dénouement. Il concentre donc l’essentiel de l’action, il est ce qui sera « dénoué » à la fin de la pièce. Bénédicte Louvat définit ainsi le noeud :

Il met un ou plusieurs personnages aux prises avec un péril ou un obstacle et montre le conflit entre des volontés. Il comporte en son centre ou sa fin un coup de théâtre (une péripétie) qui a pour conséquence de modifier l’action des personnages104.

Claude Boyer déclare dans sa Préface que c’est dans le troisième acte de sa pièce que « le nœud du sujet se forme et brille davantage ». L’acte III contient en effet le moment clé du couronnement de Darius et de la demande d’Aspasie comme faveur (III, 3). C’est là que tout se noue car l’obstacle nécessaire du père qui s’oppose aux désirs personnels de son fils, se met en place : Artaxerce aime lui aussi Aspasie. On peut considérer qu’une fois que le nœud a été préparé par les actes I et II, il éclate à l’acte III, et se poursuit jusqu’au dénouement c’est-à-dire jusqu’à l’acte de générosité d’Artaxerce au milieu de la scène 6 de l’acte V (v. 1590) qui constitue donc la dernière péripétie du nœud.

Nous avons vu que l’intrigue de la pièce a été posée dès l’exposition : une action principale, la rivalité entre Darius et le Roy pour Aspasie, et un épisode ou action secondaire, celui de l’ambition de Tiribaze de régner à travers sa fille Nitocris en lui faisant épouser l’héritier. Les liens entre action principale et épisode se resserrent à l’acte III car Darius refuse d’épouser Nitocris et demande à la place la main d’Aspasie. Il entre ainsi en conflit avec Tiribaze et Nitocris qui vont vouloir se venger de cet affront, et avec son père en se posant comme un rival. La mort finale de Darius semble donc inévitable et, si son père le gracie, il ne réchappe pas à la condamnation du traître Tiribaze qui le tue. Tout au long de la pièce, action principale et épisode vont désormais être en interdépendance et s’influencer l’un, l’autre. En effet, c’est suite à l’affront du refus de Nitocris que Tiribaze et sa fille décide de monter le père et le fils l’un contre l’autre. Tiribaze encourage Darius à enlever Aspasie tout en avertissant Artaxerce. Il fait ensuite pression sur Le Roy pour qu’il condamne Darius pour son attentat. Mais Le Roy propose à Darius de le gracier à la condition qu’il épouse Nitocris. Encore une fois, l’épisode vient « embarrasser105 », l’action principale. Le nouveau refus d’épouser Nitocris amène la condamnation de Darius par Le Roy puis l’intervention généreuse d’Aspasie qui provoque l’acte de générosité d’Artaxerce qui gracie Darius. Mais, en parallèle se poursuit l’épisode, Tiribaze, lui, n’admet pas la faiblesse du Roy pour son fils et il le tue. Cette action secondaire exerce donc son influence sur l’action principale et cela jusqu’au dénouement qu’elle parvient à modifier. L’épisode de Tiribaze et de Nitocris s’inscrit donc bien dans une relation d’interdépendance avec l’action principale et répond ainsi à la définition qu’en donne Georges Forestier :

(…) l’épisode, action secondaire et généralement inventée, qui doit si bien se combiner avec l’action principale que l’un et l’autre ne fasse qu’une intrigue et assurent l’enchaînement des causes et des effets106.

Intéressons-nous à présent aux obstacles qui constituent le nœud. On trouve ici l’obstacle dit, selon Jacques Scherer, de « type primitif », celui où « la volonté du héros se heurte à celle d’une autre personne ou à un état de fait contre lequel il ne peut rien »107. La situation la plus classique est celle que nous avons ici, à savoir, la figure de l’autorité représentée par le père-roi, Artaxerce, qui s’oppose au mariage du héros, Darius. La raison est ici qu’il est lui-même amoureux de la jeune fille108, ce qui entraîne la révolte du héros contre un père tout puissant contre lequel il ne peut rien. On remarque aussi d’autres obstacles extérieurs de moindre importance, présents sous forme cette fois d’idées, et qui s’opposent également au mariage du héros : le fait qu’Aspasie soit une étrangère et qu’elle ne soit pas de sang royal.

Mais on peut considérer que pour les personnages de Darius et d’Aspasie, cet obstacle du père d’ « extérieur » devient « intérieur » selon la définition qu’en donne Jacques Scherer :

Un obstacle n’est intérieur que si l’on veut bien qu’il le soit, il suffit que le héros en admette la légitimité et accepte de s’y soumettre ou de lutter contre lui, au lieu de se dérober en donnant à ses désirs un autre objectif, ou en le fuyant109.

En effet, Aspasie, elle, admet la légitimité de l’obstacle qui devient donc intérieur pour elle. Elle accepte de s’y soumettre ce qui la conduit à s’offrir généreusement au Roy (V, 6, v. 1462-1469). Mais faisant cela, elle devient elle même un obstacle intérieur pour Darius car en tant qu’amant il se heurte à la volonté de sa maîtresse de suivre son devoir. Darius, pour sa part, décide de lutter contre son père : il va le supplier, le menace de se suicider s’il n’obtient pas Aspasie (IV, 4, v. 968-977), tente d’enlever celle-ci mais, il finit par se soumettre car il ne peut se résoudre à l’unique solution qui lui reste, à savoir le parricide. Les scènes où les deux amants sont tous les deux seuls sont assez révélatrices de leur divergence d’attitudes face à un obstacle intériorisé notamment par l’usage final de la stichomythie (III, 6, v. 904-905 et IV, 6, v. 1120). Face à ces obstacles, on constate que finalement, peu de décisions sont prises par les personnages principaux eux-mêmes et ce sont plutôt les péripéties qui permettent de faire avancer l’action110.

Les péripéties sont aussi appelées « coup de théâtre » ou « changement de fortune ». Ce sont, comme les obstacles, des éléments constitutifs du nœud. Il convient toutefois de distinguer « la péripétie111 » selon Aristote, qui est unique dans la pièce et amène le dénouement par un renversement de fortune et donc le plus souvent en tragédie, par le passage du bonheur au malheur, et les « péripéties » envisagées comme ressorts de l’action au XVIIe, qui peuvent être nombreuses et qui sont souvent concentrées dans l’acte V. Les péripéties se définissent comme des événements imprévus, créateurs de surprise et qui naissent d’événements extérieurs, il ne peut s’agir de simples changements de volonté du héros112. De plus, ces changements de fortune doivent être réversibles. Ces règles posées, quelles péripéties peut-on dénombrer dans Artaxerce ?

En tant qu’événements qui font basculer l’action, les péripéties se concentrent dans l’acte III de notre pièce, au moment de la naissance du noeud, c’est-à-dire ce moment de bouleversement, où les relations entre les personnages changent pour devenir conflictuelles. On peut considérer alors trois péripéties successives : le refus de Darius d’épouser Nitocris (III, 2), la demande d’Aspasie comme faveur par Darius (III, 4), l’aveu du Roy de son amour pour Aspasie (III, 5). Ces événements inattendus, créateurs de surprise, sont mis en valeur par les exclamations des personnages qui les ressentent comme des péripéties pour eux113. L’acte V, voit aussi les péripéties s’accumuler à l’approche du dénouement et annoncent un nouveau renversement de situation. C’est tout d’abord la tentative de parricide de Darius114, puis son refus d’épouser Nitocris pour être gracié qui amène sa condamnation à mort, puis l’acte de générosité d’Aspasie qui s’offre au Roy pour sauver Darius, et enfin, la dernière péripétie du nœud, l’acte de générosité d’Artaxerce. Si l’on s’en tient à la définition d’Aristote de la « péripétie », alors le geste d’Artaxerce constitue la véritable et unique péripétie de la pièce puisqu’elle fait basculer la situation. Artaxerce gracie Darius et on passe à nouveau du malheur au bonheur mais pour peu de temps, comme nous allons le voir dans notre étude du dénouement.

Le dénouement §

Toute dernière partie de la tragédie, le dénouement marque le moment où littéralement on « dénoue » les fils des intrigues. Alors, s’opère le basculement de l’action et le passage le plus souvent en tragédie, du bonheur au malheur115. On distingue l’« action simple » de l’« action complexe116 », cette dernière présentant un coup de théâtre qui provoque le renversement final. Dans notre pièce, l’action se présente donc comme « complexe » puisque le coup de théâtre de l’acte de générosité d’Artaxerce crée un effet de surprise et permet le passage du malheur au bonheur117. Toutefois, il ne s’agit que d’un coup de théâtre inutile118 et la grâce de Darius arrive trop tard car on nous annonce bientôt sa mort. La tragédie s’achève donc sur un nouveau passage du bonheur au malheur à la tonalité funeste.

En fait, on peut considérer que dans Artaxerce, le dénouement est constitué par la mort de Darius malgré le coup de théâtre inutile car trop tardif de la clémence. La pièce ne se termine pas sur le moment heureux de l’acte de générosité du Roy car quasi simultanément nous sont annoncées deux événements, les morts de Darius tué par Tiribaze, et de Tiribaze lui-même, tué par Oronte prompt à venger son maître. Il semble donc que l’action secondaire rejaillisse sur l’action principale, c’est le traître Tiribaze qui, même s’il meurt, a le dernier mot. Il parvient à contrer la grâce royale et à conduire Darius à la mort. En effet, c’est parce que Tiribaze se refuse à voir Darius gracié, qu’il le tue de son propre chef. Une fois ce dénouement délimité, voyons si celui-ci répond à ce qu’on attend habituellement d’un dénouement de tragédie.

Selon Jacques Scherer, le dénouement dans la dramaturgie classique doit être : « nécessaire, complet, et rapide119 ». Un dénouement « nécessaire » signifie qui bannit toute intervention du hasard, le dénouement doit avoir été soigneusement préparé et cela dès l’exposition, puis tout au long de la pièce. On a vu en effet que l’acte II insistait au travers du portrait élogieux que nous fait Aspasie du Roy sur sa générosité (II, 1, v. 350-370) et tout au long de la pièce nous avons constater son déchirement pour juger son fils et sa volonté de se montrer indulgent (monologues IV, 2 et IV, 5)120. Parallèlement nous avons assisté à la montée de la colère de Tiribaze, à son désir de tuer Darius pour se venger des affronts subis. Il expose d’ailleurs clairement ses intentions : « Rien ne peut nous vanger que le sang de son Fils » (V, 3, v.1391). Le dénouement est complet puisque le sort de chacune des personnages est réglé : Darius et Tiribaze meurent, Nitocris tombe seulement évanouie mais de toute façon elle n’est plus rien sans son père. Restent sur scène Aspasie et le Roy dont le sort est incertain. Il revient au spectateur de poursuivre la pièce et de tenter de deviner s’ils vont suivre les dernières volontés de Darius : « Puissiez-vous l’un à l’autre estre unis à jamais, / Et puissiez-vous tous deux vivre et régner en paix » (V, 7), et donc se marier. Quant à l’identité du futur successeur au trône nous restons dans l’expectative. Ainsi, le dénouement est complet pour l’essentiel puisque les deux intrigues sont résolues, mais une part reste seulement suggérée. P. Lamy souligne cette habileté des poètes qui laissent une place à l’imagination du lecteur :

Aussi les poètes habiles préviennent leurs lecteurs, et pour les laisser avec quelque appetit, ils ne concluent pas entièrement leur pièce : ils mettent seulement les choses en tel état que le lecteur devine facilement le reste121.

Enfin, le dénouement est rapide, puisqu’il est concentré à la fin de la pièce sur une scène (V, scène dernière). Ce dénouement est donc soucieux de répondre aux attentes du spectateur, et aussi de respecter les bienséances puisqu’une partie reste invisible. En effet, la violence étant proscrite de la scène on assiste au récit d’Oronte concernant les morts successives de Tiribaze (V, 7, v. 1543-1561) et de Darius (V, 7, v. 1563-1577), procédé fréquent en tragédie. Sa forme est également très classique car il rassemble sur la scène l’ensemble des personnages restants comme pour se soutenir et atténuer la tristesse de cette fin. On note en effet la tonalité funeste qui correspond bien à ce que l’on attend habituellement d’une fin de tragédie, les personnages allant se réfugier auprès des dieux : « Allons, Madame, allons fléchir les Immortels, / Et porter nos regrets au pied de leurs Autels » (V, 7 v. 1584-1585).

L’étude de l’action d’Artaxerce nous a donc montré combien cette pièce est conforme aux règles et au goût classique de l’époque. Construite sur le mode de la marche à rebours, elle nous présente son dénouement comme imprévisible et pourtant inexorable. Chaque moment de l’action : exposition, nœud, dénouement, tente de répondre aux attentes du public et de susciter son intérêt. Le rythme de la pièce contribue également à maintenir le spectateur en haleine comme nous allons le voir à présent.

Rythme de l’action §

Notre pièce correspond dans sa forme aux critères du goût classique définis par l’Abbé d’Aubignac122 qui préconise des œuvres d’environ mille cinq cent vers, contenant en moyenne trois cent vers par acte. Les actes, au nombre de cinq, doivent chacun comprendre de trois à sept ou huit scènes123. On note que le rythme s’accélère tout au long de notre pièce visant à produire un effet de crescendo, plaçant ainsi le sommet d’émotion, le climax, à la toute fin de la pièce, lors du dénouement124. Le nombre de scènes par acte va croissant ce qui traduit des entrées et sorties de personnages plus nombreuses, le nombre de vers échangés par acte augmente aussi, les échanges sont donc plus vifs, les scènes plus courtes125. Ainsi, présentant une forme très classique, notre pièce est également d’une grande vivacité, car la tension monte d’une manière constante et régulière à travers un rythme qui s’accélère. Après ces quelques remarques sur le rythme général de notre pièce, étudions plus précisément la valeur rythmique des actes mais aussi des entractes, et enfin, des scènes qui la constituent.

La valeur rythmique des actes §

Définition §

Si l’on se réfère à la définition de Jacques Scherer, l’acte « n’est pas une division arbitraire de la pièce », il a « son unité et son individualité », « il tend à former un ensemble organique126 ». Chacun des actes s’organise autour d’un noyau dur constitué par une à deux grandes scènes. Ces moments de forte tension où le rythme s’accélère, sont préparés et mis en valeur au sein de l’acte pour accroître l’intérêt du spectateur. De plus, si l’acte compte plusieurs grandes scènes, elles s’enchaînent d’une façon particulière qu’il convient d’étudier. En effet, selon Jacques Scherer :

Le plus souvent les actes classiques n’ont qu’une grande scène ; quand ils en ont deux, celles-ci « s’entreproduisent », si l’on veut, mais en un sens assez spécial : la seconde pourrait bien résulter de la première (…)127.

Comment sont donc réparties les grandes scènes dans chacun de nos actes ?

Répartition des grandes scènes de chacun des actes §

Concernant les actes I et II qui sont des actes essentiellement d’exposition et qui lancent l’action, il n’y a pas vraiment de scène majeure qui se dégage. De même, l’acte IV où le nœud se resserre ne comporte pas de scène qui supplante les autres par son importance. Mais, pour l’acte III où le nœud éclate, on peut dire qu’on a trois grandes scènes (les scènes 2, 3, 4). La scène la plus importante est la scène 3, mise en valeur par sa position centrale dans l’acte et dans la pièce. C’est ce grand moment de tension où Darius demande comme faveur la main d’Aspasie et essuie un refus de la part du Roy. Cette scène a été préparée par la scène 2, autre grand moment de tension où Darius a refusé la main de Nitocris. Enfin, de cette scène 3 découle une autre scène importante, la scène 4 dans laquelle Le Roy avoue publiquement son amour pour Aspasie et lui laisse le choix. On peut ici dire les scènes 2, 3 et 4 « s’entreproduisent », au sens ou l’entend Scherer, c’est-à-dire que la scène 4 résulte de la scène 3 qui résulte de la scène 2. Ensuite, c’est à l’acte V que nous pouvons dégager deux scènes importantes, cette fois non pas centrales mais ramassées à la fin de l’acte et donc de la pièce puisqu’il s’agit des deux dernières scènes (V, 6 et 7). Tandis qu’Artaxerce décide de gracier son fils (V, 6), Tiribaze en colère assassine Darius et est tué lui-même (V, 7). On peut donc considérer que notre pièce connaît deux grands moments d’accélération du rythme en fonction de cette étude de la répartition des grandes scènes : le cœur de l’acte III et donc de la pièce, et la fin de la pièce sont les deux climax. Toutefois hors de ces grands moments, il est d’autres scènes qui ont une forte valeur dynamique, ce sont les dernières scènes de chaque acte.

Les dernières scènes de chaque acte : quelle valeur dynamique ? §

La valeur dynamique des dernières scènes de chaque acte est primordiale car celles-ci sont suivies d’un moment de pause, l’entracte. Il faut donc éveiller la curiosité du spectateur, le mettre dans l’expectative pour qu’il ait envie de savoir ce qui va se passer. Dans Artaxerce, les fins des actes I, II, et III sont marquées par des prises de décisions : Nitocris suite au choix de son père de lui donner Darius comme époux, décide d’aller voir Aspasie pour gagner sa faveur et que celle-ci influence le Roy pour ce choix ( fin acte I), le Roy sur les conseils de Tiribaze, décide de couronner Darius et de lui donner Nitocris pour épouse (fin acte II), Darius décide d’aller supplier le Roy pour qu’il lui cède Aspasie (fin acte III). Toutefois, chaque prise de décision engendre en fait de nouveaux conflits et le point final n’est qu’apparent comme le souligne Jacques Scherer : « Le spectateur loin de considérer que le problème est réglé, ne peut que se demander quel sera le prochain problème128 ». La fin de l’acte IV (scène 9), présente une forme différente, il s’agit plutôt d’une « scène d’explication » selon la définition qu’en donne Jacques Scherer :

La scène d’explication ou de commentaire sur des événements dont le spectateur a été témoin mais dont il n’a pas pu comprendre la véritable portée parce qu’une donnée lui manquait129.

En effet, Tiribaze dévoile ici son plan de vengeance à Nitocris, mais aussi au spectateur : il compte monter le fils et le père l’un contre l’autre :

TIRIBAZE
Ton courage me rend une entiere assurance.
Vangeons-nous promptement, perdons nos Ennemis,
Faisons armer le Roy contre son propre Fils ;
Mais envoyons au Fils des Amis infidelles,
Qui feignant de servir ses fureurs criminelles,
Par un zele trompeur, loin de le secourir,
Aideront seulement à le faire périr. (IV, 9)

Ces révélations apportent pour le spectateur un éclairage nouveau sur la scène précédente. On comprend pourquoi Tiribaze a encouragé Darius à contrer son père en lui révélant le projet d’enlèvement d’Aspasie de ce dernier (IV, 8). Il conduit implicitement Darius à se révolter et à agir tout en projetant de le trahir en informant parallèlement Artaxerce. Cette forme de fin d’acte n’est donc pas tournée uniquement sur l’avenir, elle explique aussi le passé. Le spectateur qui est mis dans le secret, est satisfait et en même temps curieux et inquiet de l’avenir car il se demande si le personnage va parvenir à ses fins130. Ces dernières scènes des actes sont suivies d’entractes, intéressons-nous à présent à ces moments de pause. Peut-on dégager un rôle rythmique des entractes ?

Les entractes : quel rôle rythmique ? §

L’entracte correspond à l’intervalle entre deux actes, rien ne se passe sur scène et pourtant ce moment ne constitue pas un vide dans la pièce. En effet, certains événements ont souvent alors lieu hors scène et ils nous sont révélés à l’acte suivant. Il s’agit souvent d’actions violentes que proscrivent les bienséances, d’actions qui rompraient la règle de l’unité de lieu, ou encore d’actions ayant trop peu d’intérêt pour être représentées. Il faut justifier ce moment de pause et le « vrai entracte » doit donc véritablement instaurer une rupture entre les deux actes, c’est pourquoi remarque Jacques Scherer, « le même acteur qui ferme un acte ne doit pas ouvrir celui qui suit, à moins qu’on sache qu’il a agi ailleurs dans l’intervalle ou à moins que ses interlocuteurs n’aient changé au cours de l’acte131 ». On peut dire que dans Artaxerce nous n’avons que des « vrais entractes » puisqu’on a toujours au moins le changement d’un des personnages. Toutefois, la plupart du temps on observe une continuité événementielle, il semble que rien ne se soit passé pendant l’intervalle de deux actes132. A l’exception de l’entracte située entre les actes IV et V, où prennent place des actions violentes, proscrites de la scène par les bienséances et de plus, difficiles à mettre en scène. Il s’agit de la tentative d’enlèvement d’Aspasie par Darius, du moment où il est poursuivi et blesse Ariarathe pour enfin se rendre une fois face à face avec son père. Ces événements nous sont racontés dans l’acte suivant au moyen des récits successifs de Tiribaze (V, 2, v. 1252-1266), puis du Roy (V, 3, v. 1322-1337). Cette abondance soudaine d’événements entre deux actes traduit une accélération du rythme et la montée de la tension dramatique à l’approche du dénouement. Mais si les entractes permettent d’instaurer une rupture entre les actes, les scènes, elles, se doivent d’être liées pour préserver l’illusion théâtrale. Ainsi, penchons-nous à présent sur cette liaison des scènes entre elles, puis tentons de dégager différents types de scènes en fonction de leur valeur rythmique.

Les Scènes : liaison et valeur rythmique §

La liaison des scènes §

Pour les doctes, il convient en effet d’éviter à tout prix que le théâtre reste vide car cela conduirait le spectateur à se rappeler qu’il est au théâtre133. Il faut donc assurer la continuité d’une scène à l’autre et justifier toute entrée ou sortie de personnages. Selon Bénédicte Louvat, « quoique les théoriciens du théâtre ne s’accordent pas tous sur la définition des types de liaisons des scènes, on peut affirmer avec Corneille, qu’elles ressortissent à trois catégories distinctes : la présence, la vue, et le bruit134 ». Quels types de liaisons rencontrons-nous dans Artaxerce ?

Dans Artaxerce, la liaison de présence est respectée à chaque changement de scène. Elle constitue le type le plus fréquent à partir de 1650 et D’Aubignac la définit ainsi :

La liaison de présence est quand en la scène suivante, il reste sur le théâtre quelques acteurs de la précédente135.

On note le souci également constant tout au long de la pièce de justifier chaque entrée ou sortie de personnage. Ce souci se manifeste par l’emploi fréquent de notations visuelles pour souligner une arrivée136, par des notations auditives quoique plus rares, car moins vraisemblables137. On note aussi l’usage de courtes scènes de transition contenant une seule tirade prononcée par le personnage sortant138. Enfin, si le personnage arrive de façon inattendue, la surprise que provoque cette entrée non préparée est soulignée dans le dialogue139. En fait, on ne constate qu’une seule tentative d’entorse à la règle de la liaison de présence. Il s’agit d’une tentative de « liaison de vue » que l’on peut, selon Bénédicte Louvat définir ainsi :

(…) lorsque la sortie des personnages est justifiée, et dans ce cas clairement formulé, parce qu’ils voient arriver un autre personnage ou un groupe de personnages140.

Il s’agit du moment où Aspasie tente de fuir à la vue du Roy mais que celui-ci la rattrape, on n’a donc pas une liaison de vue mais encore une fois une liaison de présence, puisqu’elle reste finalement sur scène :

ASPASIE.
[…] Mais le Roy vient icy.Que luy diray-je ? Helas !
Mon amour… mon dépit…Evitons sa présence.
SCENE IV.
LE ROY.
Me fuyez-vous ? A qui puis-je avec assurance
Confier mieux qu’à vous les troubles de mon coeur
Chargé du nouveau soin de faire un Successeur ? (II, sc. 3-4).

Remarquons toutefois que la liaison de présence récurrente dans notre pièce s’autorise quelques entorses par rapport à sa stricte définition. En effet, alors qu’elle ne doit présenter qu’une seule entrée ou sortie de personnage à la fois comme le souligne Jacques Scherer141, bien souvent on assiste dans notre pièce à l’entrée d’un personnage, suivie de la sortie simultanée d’un autre. Cette série d’allées et venues contribue à accélérer le rythme de la pièce et à rendre les enchaînements plus naturels. On peut considérer qu’on a alors une « liaison de présence », puisqu’un des interlocuteurs de la scène précédente reste en place, et « une liaison de vue », puisqu’un personnage sort à la vue de celui qui entre, afin de le laisser seul avec son interlocuteur. On observe ce phénomène aux moments où la tension monte : à l’acte I qui doit être vivant pour lancer l’action, à l’acte V où tout s’accélère car le dénouement est proche et aussi lors de chaque fin d’acte142. A l’inverse, le rythme est plus lent à l’intérieur des actes quand on a seulement l’ajout ou le retrait d’une personne à la fois. A présent, voyons quels différents types de scènes on peut dégager en fonction de leur valeur rythmique.

Les types de scènes : du plus rapide au moins rapide §

Le rythme des scènes est très varié. Nous avons des scènes plutôt statiques, au rythme assez lent comme les scènes maître-confident qui ouvrent souvent les actes, les monologues placés souvent avant ou après des moments de forte tension car ils permettent un retour au calme et à la réflexion après l’action, et surtout un approfondissement des conséquences psychologiques d’un nouvel événement sur le personnage143. D’autres scènes marquent une continuité du rythme, ce sont les courtes scènes de transition qui permettent l’enchaînement des événements de l’action144. Enfin certaines scènes, les scènes majeures, voient leur rythme interne s’accélérer au fur à mesure que la tension monte. L’usage de la stichomythie qui crée une rupture dans le flux continu de l’alexandrin marque qu’il s’agit de moments de tension ou d’émotion. On rencontre cet échange de vers à vers lors des scènes d’aveu, lors des scènes du dénouement car elles sont riches en effets de surprise, et aussi lors des scènes de confrontations afin de faire éclater l’opposition entre deux personnages. On pense à la confrontation entre Darius et Tiribaze :

DARIUS.
Que cherchez-vous icy ?
TIRIBAZE.
J’y cherchois Aspasie.
C’est par ordre du Roy.
DARIUS.
Quelle est donc son envie ?
TIRIBAZE.
J’ignore son dessein.
DARIUS.
Ignorez-vous le mien ?
TIRIBAZE.
J’exécute son ordre, et n’examine rien. (IV, 8, v. 1130-1133)145

Cette étude de l’action d’ Artaxerce, puis plus particulièrement du rythme de cette pièce, nous révèle donc une œuvre qui, loin de s’enfermer dans les règles, sait tirer parti de sa forme très classique. En effet, elle se révèle être une pièce vivante, soucieuse de naturel pour maintenir le spectateur en haleine. Mais, si nous avons vu que la modification des sources entraînait la modification de la structure de l’action, elle entraîne alors aussi la modification des personnages puisque selon la définition de Saint Evremond, il faut faire « entrer les Caractères dans les sujets146 ». Nous nous proposons donc maintenant d’analyser les caractères dans Artaxerce : Comment entrent-ils dans le sujet de la pièce ?

Étude des caractères §

Dans cette partie, nous nous proposons d’étudier comment les « Caractères entre [nt] dans les sujets147 » selon la formule de Saint Evremond. Pour ce faire, on s’attachera tout d’abord à étudier l’ensemble des personnages comme système. On tentera de dégager une hiérarchie des personnages et de déterminer les liens qui les unissent. Puis, dans un deuxième temps, on s’attachera à l’analyse de chacun des caractères en brossant leur portrait rapide, afin de voir comment l’auteur les a construits pour les mettre au service de son action et satisfaire en même temps le goût du public de l’époque.

Le système des personnages §

Hiérarchie des personnages §

Artaxerce comporte neuf personnages. Pour établir une hiérarchie, on peut comparer leur importance respective en étudiant pour chacun d’entre eux à la fois leur temps de présence sur scène et leur volume de parole148. De cette analyse, se dégagent trois personnages principaux, Artaxerce, Darius et Aspasie, deux personnages secondaires, Tiribaze et Nitocris, et quatre personnages annexes, les trois confidents Oronte, Barsine, Cléonne, et le capitaine des gardes Mindate, auxquels s’ajoute la Suite.

Le personnage le plus présent est le Roy (15 sc. / 32 sc.), il est aussi celui qui parle le plus (383, 5 v. / 1585 v.). Personnage éponyme, il est bien le héros de notre pièce. Toutefois, on note que son fils Darius est quasiment autant présent (14 sc.), avec cependant un volume de parole moins élevé (315, 5 v.). Lui aussi est mis en valeur puisqu’il ouvre la pièce. Cet équilibre est au service du sujet de la pièce, à savoir, la rivalité du père et du fils. Nous avons vu l’importance des deux personnages au moment du dénouement constitué à la fois de l’acte de générosité d’Artaxerce et de la mort de Darius. On peut donc parler d’une pièce à « héros multiples149 », selon la définition de Jacques Scherer, car l’importance de Darius est très proche de celle de son père. Aspasie vient ensuite en ce qui concerne le temps de parole (295, 5 v.). On note donc un certain équilibre entre nos trois personnages principaux, chacun prononçant environ trois cent vers sur les mille six cent que compte la pièce. Toutefois, Aspasie bien qu’au cœur de la rivalité du père et du fils, n’occupe que dix scènes, c’est le plus petit rôle des trois principaux. Elle n’apparaît qu’à l’acte II, mais dans une position privilégiée puisqu’elle ouvre l’acte ce qui permet « d’augmenter son rayonnement » en créant un effet d’attente chez le spectateur selon Jacques Scherer. Le Roy, lui aussi, n’entre en scène qu’à l’acte II, tandis que Darius mis en valeur pendant tout l’acte I, est absent de l’acte II. Nos trois personnages principaux ne sont donc pas présents dans tous les actes. C’est l’acte III, moment où tout se noue qui les réunit (III, 5) et ensuite ils apparaissent dans tous les actes, l’action étant bien lancée.

Le personnage de Tiribaze, quoique secondaire, se remarque par sa forte présence (11sc. / 32), et son volume de parole élevé (271, 5 v.). Il est donc davantage sur scène qu’Aspasie et n’est pas loin de son volume de paroles. Comme le souligne Jacques Scherer, « à l’époque classique, c’est à ses ennemis que le héros rare cède sa place », et il semble bien qu’ici Aspasie s’efface devant Tiribaze. De plus, Tiribaze occupe la scène 1 de l’acte III, place privilégiée qui ouvre l’acte et qui est habituellement réservée aux héros. Sa fille Nitocris quant à elle ouvre l’acte V, est présente sur neuf scènes, soit quasiment autant qu’Aspasie. Toutefois, son temps de parole est bien moindre que celui des autres personnages (188, 75 v.). Mais on voit ici que les ennemis tout autant que les héros sont mis en valeur dans notre pièce. Tiribaze et sa fille sont présents dans tous les actes et occupent à eux deux quatorze scènes de la pièce, soit autant de scènes que Darius !

Enfin, on distingue des personnages annexes qui n’apparaissent que très ponctuellement et parlent peu, ce sont les confidents. Parmi eux, notons la suprématie d’Oronte qui occupe seulement deux scènes mais les scènes qui ouvrent et ferment la pièce, et dont le volume de parole est très élevé par rapport aux autres confidents (90, 5 v.). Viennent ensuite les confidentes Barsine et Cleonne, et le capitaine des gardes Mindate, personnages qui n’aparaissent que très peu et ne prononcent pas plus d’une quinzaine de vers chacun. Enfin, la Suite du Roy, muette, mais présente dans les moments clés que sont le couronnement de Darius (III, 4) et la scène finale.

Les relations entre les personnages §

Parmi nos personnages, on peut dégager différents groupes selon les liens ou les types de relations, conflictuelles ou alliées, qui les unissent. On distingue divers couples maître-confident qui apparaissent d’une manière générale aux premières scènes des actes150. Ainsi à chaque personnages principal ou secondaire correspond un confident : pour Darius, il s’agit d’Oronte, pour Aspasie, de Barsine, pour Nitocris de Cleonne. Notons toutefois que Tiribaze n’a pas un confident attitré dans la liste des acteurs. Il agit seul, tout en faisant part à sa fille de ses projets. Quant au Roy, on peut considérer qu’il a plusieurs confidents : son favori Tiribaze joue ce rôle lorsqu’il lui avoue son amour pour Aspasie (II, 5), mais aussi Aspasie, dont il a fait sa conseillère (II, 4) et enfin Mindate, lorsqu’il lui fait part de ses inquiétudes concernant l’opinion du peuple (IV, 1).On distingue des liens parent-enfant avec Artaxerce et Darius, Tiribaze et Nitocris. Pour chacun, se pose le problème de l’enfant à marier et les pères apparaissent tous deux soucieux du bonheur de leur progéniture. Tiribaze prend le parti de marier sa fille à Darius qui selon lui, lui « fera plus d’honneur151 », Artaxerce exprime son amour pour son fils et son déchirement de ne pouvoir satisfaire les désirs de mariage de celui-ci152. Enfin, on note la présence de couples d’amoureux qu’il s’agisse d’amour partagé comme Darius et Aspasie ou Nitocris et Ariarathe, ou d’amour non partagé, comme le Roy et Aspasie.

Attachons nous maintenant aux couples de personnages qui s’opposent. Aspasie et Nitocris forment un couple féminin antithétique puisque à la sagesse d’Aspasie s’opposent l’orgueil et l’ambition de Nitocris153. Darius, en conflit avec différentes personnes se trouve au cœur de différents couples. Il s’oppose à son père dans un conflit d’ordre amoureux, à son frère Ariarathe, puis à Tiribaze dans des conflits d’ordre politique. Enfin, on peut considérer que nous avons deux clans qui s’affrontent. Au trio constitué par Le Roy, Darius, Aspasie, c’est-à-dire la famille royale, les puissants, s’oppose le duo Tiribaze, Nitocris, c’est-à-dire le clan des usurpateurs, avides de pouvoir.

Enfin, on remarque dans cette pièce la primauté des relations triangulaires, propices aux conflits. Certains personnages sont comme « tiraillés » par deux autres qui les influencent dans des sens opposés. C’est le cas d’Aspasie, partagée entre son amour pour Darius et son devoir envers son roi. C’est le cas de Darius partagé entre son amour pour Aspasie et son respect pour son père. Mais le personnage le plus « tiraillé » est certainement le Roy. Il subit les influences contraires de ses deux conseillers, Tiribaze et Aspasie ; il est partagé entre son amour de père pour Darius et sa passion amoureuse pour Aspasie. Ce déchirement semble donc bien être le propre de nos personnages principaux154. Passons maintenant à l’analyse de chacun des caractères de la pièce en commençant par les plus importants.

Étude de chacun des caractères §

Les personnages principaux §

LE ROY. §

Artaxerce, personnage éponyme, bien qu’il soit toujours appelé Le Roy dans la pièce, est le plus présent et constitue à n’en pas douter l’un des héros si l’on se réfère à ce que nous en dit Jacques Scherer :

Il n’y a point de définition précise du héros. Mais le spectateur ni le lecteur ne s’y trompent : ils savent bien que les héros sont ceux qui les intéressent, qui font battre leur cœur ou qui séduisent leur esprit155.

En tant que roi et père, il est la figure même de l’autorité dans la pièce. Le roi est un personnage traditionnel du genre de la tragédie qui satisfait au goût de la « pompe » des contemporains de Louis XIV. De plus, c’est un moyen pour Boyer d’adresser un compliment à son roi comme il l’avoue lui-même dans sa Préface, et de tenter de gagner ainsi sa protection :

J’avoüe que j’ay flaté Artaxerce, et qu’ayant dessein, en faisant son Portrait, de faire celuy de Loüis le Grand, qui est seul semblable à luy-mesme, il falloit pour le faire ressembler à son Original, donner au Héros de ma Piece une sorte de grandeur qui appartenoit à un Héros plus achevé (…)156.

On note la volonté de Boyer de retenir du personnage de Plutarque un trait essentiel, la générosité. Rappelons ici le portrait élogieux qu’Aspasie nous fait du souverain :

Libéral, tout le monde est plein de ses bienfaits,
Et n’offre à ses regards que des cœurs satisfaits ;
Juste et clément ensemble, adoré quoy qu’il fasse,
Ou quand sa main punit, ou quand sa main fait grace ;
Donnant tout, faisant tout, pour le bonheur d’autruy,
Sans chercher, ny garder que la gloire pour luy. (II, 1, v. 350-370)

On pense bien sûr aussi à l’acte de générosité du dénouement où il gracie son fils qui a failli commettre un parricide et lui cède Aspasie157. Il s’agit de mettre en valeur la figure du roi généreux qui sait faire preuve de clémence, vertu royale par excellence selon Georges Forestier, car « elle transgresse les lois ordinaires de la Justice » et « est présentée par toute la tradition morale depuis l’Antiquité comme la manifestation la plus évidente de ce qui est, depuis Aristote, l’idéal moral le plus élevé, la magnanimité158 ». En accomplissant cet acte, Artaxerce acquiert une nouvelle dimension, il devient un exemple pour la postérité. Il provoque l’admiration du spectateur et en cela, on peut le rapprocher des héros cornéliens. Mais, la dimension humaine du personnage est également mise en valeur. Il apparaît comme lassé du pouvoir (II, 4, v.537-538) et des malheurs subis (II, 4, v. 490-499), il aspire à la retraite. Il nous apparaît en tant que père, aimant son fils et soucieux de son bonheur, mais aussi en tant qu’amant. Cette figure du roi amoureux, esclave de sa flamme est mise en valeur dans la scène d’aveu (III, 5) et dans le monologue (IV, 2)159. Ainsi, ce personnage se révèle complexe car il nous présente de multiples facettes. Il est à la fois roi, fils, père, amant comme il le souligne lui-même :

Quelque nom que je prenne, ou de Fils, ou de Frere,
Ou de Pere ou d’Amant, Ciel ! quelle est ma misere !
Fils, je voy dans ma Mere un cœur trop inhumain ;
Frere, je fais périr un Frere de ma main ;
Pere, je voy qu’un Fils veut m’oster ce que j’aime ;
Amant…Ah c’est icy mon desespoir extréme. (IV, 5, v. 1054-1059)

Une fois, ce portrait complexe dégagé, on peut s’interroger sur la construction de ce personnage. Si l’on se réfère à Bénédicte Louvat, « quatre critères président depuis Aristote, à la constitution des personnages : la qualité, la convenance, la ressemblance et la constance160 ». Comment se définissent ces critères, et notre personnage du Roy y répond-il ?

Le premier critère, la « qualité » demande que l’auteur s’astreigne à « peindre des caractères purs et entiers qui suscitent par leur traitement même une forme d’admiration ». Or, nous avons vu que notre personnage se caractérise par son souci constant de faire le bien de ses sujets et que son acte de générosité final soulevait l’admiration du spectateur. On peut donc affirmer qu’il satisfait ce critère. Passons au second critère, la « convenance ». Appelé aussi critère de bienséance, ce critère demande que « chaque personnage ait le caractère et parle le langage qui convienne à son âge, son sexe et sa condition ». Artaxerce se doit d’agir en roi, c’est-à-dire conformément à l’image que le public de l’époque se fait du comportement d’un roi. Un roi ne doit pas se laisser aller à des soucis d’ordre personnel, il doit savoir commander à ses sentiments. Pour cette raison, Artaxerce un moment égaré par son amour pour Aspasie, reprend finalement conscience de ses devoirs et cède celle-ci à son fils. S’il est un moment tenté de quitter le trône (II, 4, v.556-557), conscient de son rôle à jouer auprès de son peuple, il abandonne bien vite ce projet. Par cette notion de contrat qui le lie à son peuple, consistant en des droits et devoirs respectifs, il se distingue bien du tyran. On peut cependant lui imputer une faute, à savoir sa faiblesse envers son favori Tiribaze qui le conduit à vouloir condamner son fils ce qui soulève par la même occasion un thème fréquent à l’époque, celui des mauvais conseillers qui gravitent autour du roi. Artaxerce se rend compte de cette faiblesse qui est indigne d’un roi, lors du dénouement : « Est-ce à luy que j’avois confié ma puissance ? » (V, 7, v. 1561). Toutefois on peut considérer comme Boyer dans sa Préface que cette faute ne contrarie pas la « convenance » du personnage et l’imputer justement à l’ethos de ce roi qui est fondamentalement généreux161. Enfin, on note la volonté de Boyer de construire un personnage qui ne choque pas les bienséances. Il élimine toute la lascivité du personnage qui chez Plutarque avait de multiples concubines et il insiste même sur le fait qu’il n’a commencé d’aimer Aspasie qu’une fois la reine morte (II, 5, v. 582-583). Il coupe ainsi court à toute accusation de polygamie, acte banni de la scène française. Le personnage nous est présenté comme hanté par le remords du meurtre de son frère (II, 4, v. 500-513), alors que chez Plutarque, il tue Mithridate pour s’attribuer tout le mérite de cette mort162 ! Le personnage répond également au critère de « ressemblance » qu’on peut définir, toujours selon Bénédicte Louvat, conmme « la fidélité aux textes sources ». Le dramaturge « doit respecter les caractères autant que les actions qui forment le sujet ». Ici, même si le trait de la générosité est volontairement forcé par Boyer, ce trait était présent chez Plutarque qui soulignait combien ce roi se distinguait de la cruauté habituelle des souverains perses par sa bonté163. Enfin, le dernier critère est celui de la constance du caractère qui « ne doit pas être modifié tout au long de la pièce », et rester toujours tel qu’il a été introduit. Ici, se pose le problème de l’accès de colère d’Artaxerce contre son fils lorsqu’il décide à le condamner à mort, emportement qui contrarie l’image du roi généreux et doux (V, 4, v. 140-144). Toutefois, on peut considérer comme Boyer dans sa Préface164 que la passion amoureuse permet une rupture temporaire de la constance du caractère. En effet, le Roy s’emporte quand son rival lui dit qu’il aime Aspasie plus que la vie.

On voit ainsi comment Boyer s’attache à créer un personnage conforme aux « bienséances » en choisissant comme trait de caractère essentiel la générosité du personnage, le rendant ainsi conforme à l’image que le public se fait d’un roi à l’époque. Toutefois, dans un souci de « ressemblance », il laisse son personnage céder à la colère, mais cette rupture de la « constance » du caractère est justifiée par sa passion amoureuse, elle reste éphémère et notre Roy révèle sa « qualité » dans son acte final de générosité.

DARIUS. §

Nous avons vu qu’il est l’autre grand héros de notre pièce. Darius est un jeune homme valeureux qui s’est illustré lors de la bataille contre les Grecs qui a eu lieu récemment, comme le souligne Oronte :

Le Roy doit couronner vostre âge et vos exploits,
Mesme il semble, Seigneur, qu’en attendant son choix,
Vous fustes par avance au milieu de l’Armée
Nommé par la Victoire et par la Renommée. (I, 1, v. 17-24)

C’est lui le prince héritier, « Moy l’Héritier du Trône » (I, 1, v.83), et il fait preuve d’une grande noblesse, se refusant à toute forme de corruption pour accéder au pouvoir : « Mais s’il falloit rougir pour un Trône à gagner, / J’aimerois mieux cent fois obeïr que régner » (I, 2, v. 160-161). Il apparaît comme très respectueux envers son père ce qui explique son incapacité à commettre le parricide comme le souligne le récit du Roy (V, 3, v. 1333-1337)165. Par ces qualités, il correspond au type du héros classique qui, selon Scherer, est « jeune », « beau », et qui « doit briller par son courage et sa noblesse166 ». Mais, Darius, c’est aussi et avant tout, l’amant. Il avoue son amour pour Aspasie à Oronte (I, 1, v. 39-40) et cet amour dépasse chez lui toute ambition politique. S’il accepte de s’entretenir avec Tiribaze ce n’est que dans l’espoir d’obtenir Aspasie du Roy par son aide et non par ambition du trône :

L’ambition n’est rien, j’écoute une autre voix.
Le Trône ne vaut pas ce qu’on souffre de blâme
A prier un Sujet qu’on déteste dans l’ame ;
Mais l’amour qui nous rend plus foibles, plus soûmis,
Descend jusqu’à prier nos plus grands Ennemis (…) (I, 1, v. 101-105)

Toutefois, se pose pour ce personnage le problème de l’entorse au critère de la « constance » car il cède à la colère contre son père et tente d’enlever Aspasie contre la volonté de celui-ci. Mais, comme le souligne Boyer dans sa Préface167, on peut considérer que faisant cet acte violent, il cède à l’emportement caractéristique de la jeunesse et suit son ethos de jeune homme. En effet, selon Aristote dans sa Rhétorique :

Les jeunes gens sont par caractère enclins aux désirs et portés à faire ce qu’ils désirent. Entre les désirs corporels, ils sont surtout asservis à ceux de l’amour et impuissants à les maîtriser (…) Ils sont changeants et propres au dégoût (…) Ils sont bouillants, emportés, enclins à suivre leur impulsion. Ils sont dominés par leur ardeur ; leur ambition ne leur permet pas de supporter le dédain, et ils s’indignent, s’ils croient subir une injustice168.

De plus, il agit sous l’influence de causes extérieures. Il souffre une injustice car il apprend que son père projette d’enlever Aspasie en secret pour l’épouser, et il est trahi dans sa tentative d’enlèvement par des amis infidèles. Ainsi, la rupture de la « constance » du personnage n’est que temporaire et se justifie à la fois par son ethos de jeune homme, par des causes extérieures, et par sa passion à laquelle il cède temporairement. Darius par ce moment d’égarement qui le conduit à presque attenter sur son père représente l’image du héros imparfait. Il commet une faute et répond en cela à la définition du héros tragique selon Aristote dans sa Poétique :

Un homme qui  sans être incomparablement vertueux et juste, se retrouve dans le malheur non à cause de ses vices ou de sa méchanceté mais à cause de quelque erreur169.

Racine reprend lui aussi cette définition du héros imparfait et en cela, Darius peut-être comparé à un personnage comme Britannicus, qui faute lui aussi par excès de jeunesse170.

ASPASIE. §

Aspasie se caractérise tout au long de notre pièce par sa sagesse et sa modération, elle est la « modeste Aspasie » (I, 1, v. 65). Elle se distingue par sa beauté dont Darius souligne les charmes, « Tout plein de la beauté dont j’adore les charmes » (I, 1, v. 44), tout comme le Roy : « Et sa pitié donnant plus de force à ses charmes, / Me rendit trop sensible à de si belles larmes » (II, 5, v. 586-587). Jeune femme étrangère, « Du Païs d’Ionie en ces Lieux amenée » (II, 1, v. 326)171 et sans naissance, elle a gagné les faveurs du Roy et de la reine et acquis ainsi le statut de princesse : « D’autant plus qu’elle obtint de l’amitié du Roy, / Que j’aurois dans sa Cour les plus augustes marques / Qui distinguent icy les Filles des Monarques » (II, 1, v. 333-335). Toujours auprès du Roy, elle est pour lui une sorte de conseillère : « Toute Fille qu’elle est, le Roy souvent l’appelle /Aux secrets de l’Empire, aux soins de sa grandeur, » (I, 4, v. 247-248). Par son sens du devoir, on peut rapprocher Aspasie du type même de l’héroïne cornélienne. En effet, satisfaisant à son ethos de jeune femme, elle est très soumise et soucieuse de respecter son roi. Elle ressent des remords de ne pouvoir l’aimer : « Oüy, c’est une fureur, une rage obstinée, / D’apprendre son amour, et de ne l’aimer pas » (III, 6, v. 867-870) et veut se punir de l’outrager en lui préférant Darius. Ainsi, après un certain déchirement car elle aime sincèrement Darius : « Oüy, Seigneur, je vous aime, et ce cœur qui soûpire, / Se voyant malgré luy forcé de vous le dire, /En devroit à vos yeux expirer de douleur » ( III, 6, v. 850-852), elle se décide dans un premier temps à avouer son amour au Roy pour qu’il l’en punisse (IV, 6), puis elle se résout même à l’épouser :« Me voila toute preste à vous donner la main » (V, 6, v. 1469).Ce sacrifice de soi provoque notre admiration et ainsi on peut qualifier Aspasie de personnage cornélien car son ethos parvient à soumettre son pathos172.

Les personnages secondaires §

TIRIBAZE §

Tiribaze est le favori du Roy, il exerce une grande influence sur son maître et se désigne lui même comme « l’Arbitre de son choix » (I, 4, v.213) pour décider du successeur au trône. Il est le type même de l’ambitieux, avide de pouvoir. S’étant vu refuser la main de la princesse Amestris en dépit des services rendus à la couronne : « Le Roy me refusa la Princesse Amestris » (I, 4, v.200)173, il entretient son ressentiment contre le Roy et compte désormais régner à travers sa fille en lui faisant épouser le prince héritier : « Que ton front couronné console mes vieux ans, / Et que je regne en toy pour régner plus longtemps » (I, 4, v.208-209). En effet, avide de reconnaissance, il rappelle le rôle qu’il a joué lors de l’attentat de Cyrus, frère du Roy. Il avait alors sauvé la vie du Roy et par la même occasion le royaume :

On sçait par quels conseils je sauvay cet Empire,
Quand vostre Oncle Cyrus vint attaquer le Roy ;
On sçait quels coups pour luy je détournay sur moy,
Et qu’aux plus grands périls ma vie abandonnée,
Par mon sang prodigué marqua cette journée. (I, 2, v. 131-135)

Le nouvel affront subi par le refus de Darius qui préfère Aspasie à Nitocris (III, 2), explique son accès violent de colère, il est désormais près à tout pour se venger de l’ingratitude dont fait preuve la famille royale à son égard et pour s’emparer du pouvoir. Ainsi, il laisse entrevoir au spectateur son plan de vengeance, monter le père et le fils l’un contre l’autre pour les perdre tous deux : « Vangeons-nous promptement, perdons nos Ennemis, / Faisons armer le Roy contre son propre Fils » (IV, 9, v. 1228-1229). En ce sens, il apparaît comme un traître, un personnage à double face qui s’entretient successivement avec le fils (IV, 8) et le père (V, 3), pour alimenter leur conflit174. Toutefois, cette passion du pouvoir le conduit à sa perte, tué par Oronte, il meurt en avouant ses crimes. Mais, fidèle à son image de scélérat, méprisant toute morale, après avoir outragé le Roy, il blasphème les dieux : « A ces mots, vers le Ciel ayant levé les yeux, / Il blasphéme en mourant, et déteste les Dieux » (V, 7, v. 1560-1561).

NITOCRIS §

Nitocris, personnage inventé de toutes pièces par Boyer, est la fille unique de Tiribaze. Ambitieuse comme son père, elle le soutient dans ses projets et apparaît comme une sorte de reflet de celui-ci. Ainsi, à la mort de Tiribaze, elle tombe évanouie car elle n’est plus rien sans lui175. On peut ainsi s’interroger : quelle est l’utilité d’un tel personnage ? En fait, la création de Nitocris permet un dédoublement du personnage du scélérat. Au trio de la famille royale constitué par le Roy, Darius et Aspasie, s’oppose le duo constitué par Tiribaze et Nitocris. Il s’opère donc un rééquilibrage des forces de chacun des clans. Nitocris, ambitieuse comme son père l’encourage et provoque même le passage à l’acte de celui-ci en combattant ses hésitations176 :

NITOCRIS.
Ah ! c’est trop de prudence, où regne tant de haine ;
Quand l’honneur parle, il faut prendre pour trahison
Les timides conseils que donne la raison.
Ou périssons tous deux, ou vangeons nostre offence
TIRIBAZE.
Ton courage me rend une entiere assurance (…) (IV, 9).

De plus, le personnage présente un autre intêret en raison de son aspect qui n’est pas conventionnel. Boyer élimine toute dimension amoureuse chez la jeune femme comme il le souligne dans sa Préface :

D’autres trouvent étrange que j’introduise sur la Scene une Fille sans amour ; mais ne voit-on pas que j’affecte de luy donner cette dureté, pour ne pas tomber dans ce caractere d’Amante vindicative, si rebatu sur la Scene Françoise (l. 230-233).

En effet, Nitocris semble n’éprouver aucun mal à sacrifier son amour pour Ariarathe au profit de son ambition et d’un mariage avec Darius qui la conduirait au trône (I, 5). Nitocris joue ainsi un rôle ornemental, présentant un personnage féminin assez nouveau, justement par son absence de féminité.

Les personnages annexes §

ORONTE §

Oronte est le fidèle confident de Darius, il l’appelle « mon Maître » avec respect (V, 7, v. 1527). Ce personnage a plus de relief que les autres confidents bien qu’il ne soit présent que dans deux scènes. Dans le dialogue avec son maître (I, 1), il parle beaucoup (44 vers sur les 107 que compte la scène), il manifeste ses émotions. Tout d’abord sa surprise, lorsque Darius lui confie son amour pour Aspasie (v. 40) mais aussi, ses inquiétudes par rapport à l’avenir de cet amour pour une étrangère : « Etrangere, et d’un sang trop indigne de vous… » (v. 41), amour qui risque de contrarier les projets de mariage du Roy pour son fils. Ainsi, semblable à un gouverneur, il se permet de donner des conseils à Darius et n’hésite pas à se servir de nombreux impératifs à la fin de leur entretien : « Vous devez ménager, implorer la faveur / D’un Ministre insolent jaloux de sa grandeur » (v. 80-81), « Régnez par sa faveur, et bravez son couroux. / Ne perdez point de temps (…) / Forcez vostre fierté pour conserver vos droits » (v. 97-100). D’autre part, Oronte prend une part active à l’action puisque c’est lui qui intervient dans le dénouement et qui tue Tiribaze pour venger son maître : « (…) Frape le Prince ; et moy des mains de l’Assassin / Arrachant le Poignard, je luy perce le sein » (V, 7, v. 1540-1541). On peut donc considérer que, sans son intervention, la fin de la pièce aurait été différente et c’est ce que souligne le Roy : « Ton zele un peu trop prompt l’enleve à ma justice » (V, 7, v. 1542). En cela, on peut dire qu’il illustre cette nouvelle dimension qu’acquiert le confident à la fin du siècle, on ne peut le retirer de l’action sans changer la pièce177. En plus d’être acteur dans le dénouement, il joue donc aussi le rôle d’informateur puisque c’est lui qui en rapporte les derniers retournements. Son rôle évolue en effet vers la figure du traditionnel du messager puisqu’il nous fait le récit des morts successives de Tiribaze et de Darius, récit qui permet de satisfaire aux bienséances qui proscrivent toute violence sur scène178. On note l’éloquence dont il fait preuve dans son récit afin de susciter l’émotion du spectateur dans cette scène finale179.

BARSINE et CLEONNE §

Barsine est la confidente d’Aspasie et Cleonne celle de Nitocris. Rarement présentes, elles parlent peu et représentent plutôt des faire-valoir de leur maîtresses dans des scènes qu’on pourrait qualifier de « faux monologues » selon la définition qu’en donne Jacques Scherer, c’est-à-dire ces « monologues déguisés en dialogues », des « monologues devant le confident180 ». En effet, au début de la pièce, elles écoutent les données de l’exposition mais sans véritablement prendre par à la conversation. Barsine manifeste sa surprise lorsqu’Aspasie lui avoue son amour pour Darius : « O Dieux ! » (II, 1, v. 372), Cleonne exprime ses craintes concernant les projets de Nitocris de façon prémonitoire : « Peut-estre… » (I, 5, v. 299), mais elles sont bien vite interrompues par leur maîtresse qui ne les écoutent pas vraiment. Elles restent même parfois silencieuses durant toute une scène, jouant seulement les rôles d’accompagnatrices de leur maîtresse à l’image de la suite du Roy (II, 2).

MINDATE §

Capitaine des gardes, Mindate apparaît lui aussi très peu mais, par sa fonction, il représente en quelque sorte la « vox populi », il tient le Roy au courant de l’opinion du peuple perse concernant les intrigues autour de la couronne181. Ainsi, il informe le Roy :

Le Peuple est discret, Seigneur, mais quelquefois
Le Ciel [le] fait parler pour avertir les Roys (IV, 1, v. 916-917)

Et plus loin :

MINDATE.
Vous oseray-je dire
Qu’on craint pour vostre gloire autant que pour l’Empire ? 
Qu’estant Rival d’un Fils, on croit que vos amours
Peuvent des-honorer le reste de vos jours ?
Les uns font éclater une audace indiscrete ;
Les autres font parler une douleur muete.
On murmure en tous lieux, et les plus emportez
Semblent pour Darius à demy revoltez (…) (IV, 1, v. 918-925).
SUITE §

Reste la Suite qui ne parle pas mais qui est présente dans les moments solennels comme le couronnement de Darius (III, 4) et la scène dernière qui rassemble traditionnellement l’ensemble des personnages restants sur scène. La Suite permet de donner plus de dignité à ces scènes, de rappeler que dans la tragédie évoluent les puissants de ce monde.

Les personnages absents de la scène mais évoqués dans le discours §

Plusieurs personnages ayant un lien avec des événements passés sont évoqués dans la pièce. On pense au frère du Roy, Cyrus, qu’évoque Tiribaze : « Quand vostre Oncle Cyrus vint attaquer le Roy » (I, 2, v. 132), et qui revient comme une image obsédante chez le Roy qui nous fait part d’un présage qu’il a reçu (II, 4, v. 500-513). D’autres figures apparaissent ponctuellement : Arsame mort au combat, la mère du Roy, l’épouse du Roy dont Aspasie souligne la bonté (II, 4, v. 498-499), la princesse Amestris refusée à Tiribaze (I, 2, v. 200-201). Ces personnages servent essentiellement à situer l’action dans le temps et à rappeler les crises qui ont précédé. Distinguons toutefois le frère de Darius, Ariarathe qui appartient au temps présent, et dont les actions simultanées à notre intrigue sont évoquées mais sans qu’il n’apparaisse jamais sur scène. Il apparaît comme terne et effacé. Evincé du trône, il préfère l’exil (IV, 1, v. 640-644).

Enfin, on peut s’interroger sur la place accordée aux dieux dans notre tragédie. Ils sont surtout évoqués par Aspasie et le Roy. Le Roy rapporte le présage qu’il a vu en sacrifiant aux dieux : « C’estoit peu. Ce matin sacrifiant aux Dieux, / Un presage étonnant s’est offert à mes yeux (II, 4, v. 500-501). Aspasie quant à elle, craint des malheurs à venir suite à de mauvais présages ressentis : « Les Destins ont parlé. Que ne puis-je vous dire / Les maux que je prévois pour vous et pour l’Empire ! » (II, 4, v. 562-563). Ainsi, à la fin de la pièce le Roy considère l’accumulation de leurs malheurs comme l’accomplissement de la volonté des dieux qui réalisent les présages évoqués durant la pièce : « Vos présages, grands Dieux, / Sont enfin éclaircis. Quel Monstre furieux… (V, 7, v. 1528-1529). Enfin, Tiribaze lui même en mourrant s’en prend aux dieux : « Il blasphéme en mourant, et déteste les Dieux » (V, 7, v.1561). Si les dieux, éléments caractéristiques de toute tragédie, sont donc présents en arrière-plan et semblent prendre part à l’action, notons tout de même qu’ils se font très discrets dans un souci de rationalisation de l’intrigue.

De cette étude des personnages, on constate que Boyer utilise les types qu’on trouve traditionnellement dans la tragédie qui met en scène le monde des puissants. Boyer nous apparaît comme soucieux de faire entrer ses caractères dans son sujet. Pour cela, il privilégie plutôt tel ou tel trait qu’il tire des sources et qu’il met au service de son action. S’il vise également à satisfaire aux critères de l’époque sur la constitution des caractères, il accorde aussi une place privilégiée aux passions. Ainsi, il montre que leur emprise sur les personnages peut entrer momentanément en conflit avec la constance de leur caractère. C’est donc cette place accordée aux passions dans Artaxerce que nous nous proposons d’étudier à présent.

Artaxerce : une tragédie des passions §

Au cours de notre étude des caractères, nous avons observé que ceux-ci étaient entraînés par leur passions, leur pathos allant parfois jusqu’à subvertir leur ethos et provoquant leur perte. Ainsi, on peut s’interroger sur le traitement qui est réservé aux passions dans notre pièce, et comment celles-ci renouvellent la notion même de « tragique ». En quoi peut-on qualifier Artaxerce de « tragédie des passions » ?

Définition de la notion de « tragique » §

Si l’on se reporte au Dictionnaire de Furetière, « tragique » se définit traditionnellement au XVIIe, comme ce « qui appartient à la tragédie, [ce] qui est funeste, sanglant182 ». Cependant, lors de la parution de sa tragédie Bérénice, Racine a remis en cause cette définition :

Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une Tragédie ; il suffit que l’Action en soit grande, que les Acteurs en soient héroïques, que les Passions y soient excitées, que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la Tragédie183.

Ainsi, répudiant le préjugé qui veut qu’il y ait toujours du sang et des morts dans une tragédie, il en vient à redéfinir la notion de « tragique » comme ce qui doit susciter des émotions chez le spectateur autrement dit, ce que nous appellerions nous, lecteurs modernes, « le pathétique ». Ainsi, selon Georges Forestier :

Pour Racine, le tragique de la tragédie consiste donc dans l’excitation des émotions propres à la tragédie : pitié et frayeur comme nous disons aujourd’hui en traduisant Aristote (…)184.

On peut à présent se demander quelle est la position de Boyer écrivant Artaxerce, quelle conception notre auteur a du « tragique ». Dans sa Préface, il tente de définir ce qu’il entend par « tragique » de la manière suivante :

Je sçay bien qu’elle [sa pièce] n’a pas ce Tragique qui est dans les horreurs d’Œdipe, et dans les fureurs de Cassandre ; mais ne voit-on pas dans ma Piece de grands interests et de puissans mouvemens que font naistre les passions les plus violentes, l’amour, la haine, la jalousie, l’orgueïl, l’ambition ? (l. 235-239)

Boyer se révèle donc ici très proche de Racine, il défend sa tragédie en mettant en avant l’importance des passions qui y sont représentées, passions qui, par les « puissants mouvements » qu’elles entraînent, font naître crainte et pitié chez le spectateur. Il prend l’exemple du personnage touchant d’Aspasie qui éveille la pitié185 du spectateur :

Quelle misere est plus illustre et plus touchante que celle d’Aspasie, qui estant prevenuë d’une estime infinie pour Artaxerce, penetrée de ses bien-faits, enchaînée par sa reconnoissance, se sent entraîner vers Darius par un panchant invincible, et qui cependant s’arrache à son amour pour se donner toute entiere à son devoir ? (l. 244-248)

Puis, l’exemple de Tiribaze dont l’ambition dévastatrice suscite la crainte186 du spectateur :

Quelle ambition, quelle haine, quelle vengeance est plus emportée que celle de Tiribaze, et de sa Fille, qui se croyoient deshonorez par le refus de Darius ? (l. 248-249)

Il s’agit donc bien pour Boyer de toucher le spectateur en lui montrant des passions violentes afin d’exacerber ses sentiments de crainte et de pitié. Mais ce dérèglement reste réglé et il se refuse aux flots de sang et de violence en se distinguant des modèles que sont les tragédies d’Œdipe ou du sacrifice d’Iphigénie par Agamemnon187. Nous avons vu en effet son souci du respect des bienséances tout au long de sa pièce188. On peut noter l’absence de toute dimension métaphysique dans ce tragique. Si les dieux sont évoqués nous avons vu que ceux-ci n’ont qu’un rôle esthétique et restent en arrière plan, Boyer étant soucieux de rationaliser son sujet189. Le conflit est intérieur aux personnages, au cœur de leur ethos qui doit lutter contre un pathos qui le submerge. Mais, selon Georges Forestier, cette difficulté des personnages à résister à leur passion n’est pas tragique en soi, c’est un fait de la nature humaine :

Ce n’est donc pas un enjeu tragique : c’est un élément fondateur qui permet de justifier la création de personnages en proie à ces passions humaines, dont la manifestation et les effets sont suceptibles de produire chez le spectateur les émotions les plus fortes en quoi réside le tragique190.

Ainsi, quelles passions sont représentées, quel est leur rôle sur l’action, et comment parviennent–t-elles à créer le sentiment du « tragique » chez le spectateur ?

Un tragique des passions §

Les passions dans Artaxerce §

On peut se rapporter à Aristote pour tenter de définir le phénomène des passions. Selon lui, si tous les affects dont l’homme est touché et qui modifient son esprit sont appelés passions, deux passions seulement sont spécifiques à la tragédie, la crainte et la pitié que celle-ci doit susciter chez le spectateur191. Mais sur la scène théâtrale, les tragédies du XVIIe tendent à représenter des personnages emportés par des passions de toutes sortes. On peut dégager selon Georges Forestier une liste de l’ensemble des « principales passions tragiques à cause desquelles les grands de ce monde peuvent mourir aux yeux des spectateurs », à savoir : « la vaine gloire (l’orgueil), l’ambition, l’amour, la jalousie, la haine » auxquelles on peut ajouter « la vengeance192 ». Cette liste rappelle la tirade de Tiribaze à la fin de l’acte IV de notre pièce, soit juste avant le dénouement, à ce moment précis où les passions sont exacerbées :

Tout est icy pour nous, trouble, confusion,
Vengeance, jalousie, amour, ambition. (IV, 9, v. 1236-1237)

Il ne manque que l’ « orgueil » et la « haine » pour que la liste soit complète mais nous savons que si Tiribaze ne les mentionne pas, elles sont bien présentes dans la pièce et que ce personnage est justement sous leur emprise.

De plus, on peut distinguer pour chaque caractère de la pièce, la passion à laquelle il se soumet ou contre laquelle il tente de lutter. Si on observe les trois personnages principaux, on voit que c’est l’amour qui exerce son emprise sur eux. Le Roy avoue à Tiribaze son amour pour Aspasie, amour qui pour lui, se révèle supérieur à tout, et qui le conduit même à souhaiter de quitter le trône pour s’adonner en paix à sa passion. Il apparaît donc comme véritablement soumis à cette passion, il déclare : « (…) Et ma foiblesse est telle, / Que mon cœur ne respire, et ne vit que pour elle » (II, 5, v. 577-579). Darius pour sa part ne souhaite le trône que pour demander Aspasie, il est lui aussi sous l’emprise de l’amour : « Mais si d’un feu caché j’avois l’ame enflâmée (…) » (I, 1, v. 35) et exprime sa soumission de façon sentencieuse : « Mais l’amour qui nous rend plus foibles, plus soûmis, / Descend jusqu’à prier nos plus grands Ennemis » (I, 1, v. 104-105). Quant à Aspasie, elle confie à Barsine sa lutte vaine pour oublier Darius : « J’ay fait tous mes efforts, et suis preste à tout faire, / Pour m’arracher au Prince, et me rendre à son Pere. / (…) Mais l’amour disposant de moy, malgré moyméme… » (II, 1, v. 374-378). Les deux personnages secondaires, Tiribaze et Nitocris, sont quant à eux sous l’emprise de l’orgueil, de l’ambition, une ambition qui évolue même en passions de vengeance et de haine suite au nouvel affront lié au refus de Nitocris. Tiribaze se vante de cette ambition qui gouverne ses actes : « Et mon ambition ne pouvant plus monter, / N’aura plus rien à craindre, et rien à souhaiter » (I, 4, v. 256-257). Nitocris utilise des formules sentencieuses pour justifier sa soumission à la passion d’orgueil qui la pousse à sacrifier son amour pour Ariarathe au profit de l’héritier Darius : « L’orgueil fait tout, Cleonne, et pour dire encor plus, / La vanité souvent fait toutes nos vertus. / L’Amour n’est pas un Dieu tel qu’on l’a voulu faire; / L’Amour périt bientost, sa flâme est passagere ; / Le dépit, la raison, l’âge, éteint les ardeurs, / Mais la gloire jamais ne meurt dans les grands cœurs » (I, 5, v. 272-277). On voit donc bien comment Artaxerce met en scène l’ensemble des passions qu’aiment à représenter les tragédies du XVIIe. En ce sens, on peut la définir comme tragédie des passions, mais quel rôle jouent ces passions sur l’action ?

Le rôle des passions : motiver, entraver l’action §

Pour bien saisir le rôle joué par les passions sur l’action de notre pièce, il convient d’analyser leur influence sur les caractères puisque ceux sont eux qui agissent. Pour cela, il est intéressant d’étudier les monologues des personnages du Roy (IV, 2 et V, 5) et de Darius (IV, 7) qui nous dévoilent l’intérieur de ces personnages193. Rappelons en effet la définition que nous donne Jacques Scherer du monologue :

Tirade prononcée par un personnage seul ou qui se croit seul, ou bien par un personnage écouté par d’autres, mais qui ne craint pas d’être entendu194.

Scherer nous indique aussi que la fonction essentielle du monologue est d’ordre psychologique, « il s’agit de dire les élans du cœur, de permettre l’expression d’un sentiment ». L’étude des monologues du Roy et de Darius nous permet donc de mesurer quelle influence exerce la passion amoureuse sur leurs prises de décision ou leur non prises de décision. Comment l’amour motive-t-il ou entrave-t-il leurs actions ? Le premier monologue du Roy (IV, 2) nous présente son déchirement entre sa position de père et d’amant. Il ne parvient pas à prendre de décision concernant Aspasie : la céder ou non, à Darius ? Par la suite, c’est entre son rôle de juge et de père qu’il ne parvient pas à trancher : condamner ou non, son fils pour tentative de parricide ? (V, 5) Là encore, aucune décision n’est prise et la passion semble entraver toute action. Le Roy est partagé entre sa passion amoureuse pour Aspasie, ses devoirs de souverain et son amour de père. On assiste donc à deux véritables dilemmes tragiques, ces deux monologues du Roy pourraient se résumer en une interrogation du personnage : que faire ? De là, l’incertitude du spectateur, sa pitié face au déchirement du personnage et sa crainte sur le sort réservé à Darius. Dans un monologue à tonalité élégiaque, Darius (IV, 7) éveille la pitié du spectateur en dévoilant sa souffrance intérieure de fils qui se heurte à l’autorité paternelle, et d’amant confronté à un être aimé, Aspasie, qui veut sacrifier leur amour au devoir en se livrant au Roy. Aucune issue ne semble possible, reste comme dernier recours la mort, mais aucune décision claire n’est prise, la lamentation reste donc stérile. On note le fonctionnement rhétorique de ces monologues qui, pour exprimer le désordre de la passion conservent une forte structure logique. Comme le souligne Georges Forestier : « (…) c’est par l’ordre que l’on donne l’apparence du désordre195 ». On remarque également leur aspect poétique, notamment par le recours fréquent au procédé de l’invocation à des sentiments personnifiés. Cet emploi d’allégories donne non seulement plus de mouvement à la scène, mais permet aussi l’extériorisation des sentiments des personnages ce qui permet au spectateur une meilleure perception du fond de leur être196. Toutefois, ces monologues nous révèlent que la passion entrave ici toute action des personnages, elle conduit au dilemme tragique. Une passion pousse le personnage à agir, mais son sens du devoir entrave toute action. Il faut donc une intervention extérieure pour que les personnages sortent de l’impasse et que la passion au lieu d’entraver l’action en devienne le moteur. Pour Darius, c’est l’annonce du projet d’enlèvement d’Aspasie par son père et les encouragements de Tiribaze qui le pousse à tenter d’enlever lui même la jeune femme en suivant sa passion. Pour Le Roy, c’est l’acte de générosité d’Aspasie qui le conduit à décider de gracier Darius.

Le rôle joué par la passion est différent chez les personnages secondaires. Pour eux, pas de dilemme tragique, la passion est d’emblée et exclusivement motrice de leurs actions. En cela, ils présentent une psychologie beaucoup moins complexe. Tiribaze et Nitocris, types même des scélérats, sont seulement animés par l’orgueil, l’ambition et la vengeance. Pour cette raison, ils ne monologuent pas, mais s’encouragent mutuellement. Ainsi, à la fin de l’acte IV, élaborant leur plan pour anéantir la famille royale, ils marquent leurs prises de décisions à l’aide d’impératifs multiples : « Vangeons-nous promptement, perdons nos Ennemis, / Faisons armer le Roy contre son propre Fils ; / Mais envoyons au Fils des Amis infidelles, (…) » (v. 1229-1236), à l’aide de sentences : « Quand l’honneur parle, il faut prendre pour trahison / Les timides conseils que donne la raison » (v. 1224-1225), de recours à des allégories : « Noble ardeur de régner que je voulois suspendre, / Parle, parle à mon cœur, tu peux te faire entendre » (v. 1203-1206). L’action motivée ici par la passion suscite la crainte du spectateur sur la suite des événements.

Le tragique des passions §

Dans cette pièce, les passions, qu’elles entravent ou motivent les actions des personnages conduisent inexorablement à leur perte. En ce sens, on peut parler pour Artaxerce, d’un tragique des passions. Comme le souligne Georges Forestier : « ce n’est plus le malheur en soi qui est le fondement du pathétique, mais la marche vers le malheur, une marche rythmée par le choc des passions – ou par le conflit du devoir et de la passion197 ». Tous les personnages de notre pièce, victimes de leur passion, sont en marche vers le malheur et conduits à leur perte par leurs passions (V, 7). Tiribaze meurt des excès de son ambition qui le conduisent à l’assassinat du jeune prince durant lequel il se perd lui-même. Darius et Le Roy sont victimes de leur obstination amoureuse, aveuglés par leur rivalité, ils sont rattrapés par l’ambition de Tiribaze et de sa fille dont ils ne se sont pas assez méfiés. Darius est tué et Artaxerce réduit au désespoir de n’avoir pu empêcher la mort de son fils. On note toutefois dans cette tragédie des passions, l’importance de l’amour. Quelle place Boyer réserve-t-il à la passion amoureuse et quelle conception en propose-t-il ?

La passion amoureuse §

L’importance de l’amour dans Artaxerce §

L’amour est la passion qui occupe la plus grande place dans la pièce. Nous avons vu que nos trois personnages principaux sont soumis à son emprise. Les scènes d’aveux sont d’ailleurs nombreuses dans la pièce. Aux actes I et II on assiste en quelque sorte à un concert d’aveux : Darius avoue son amour à Oronte, Aspasie à Barsine et Le Roy à Tiribaze. A l’acte III, on assiste à une sorte de récapitulatif des aveux de chacun : Darius avoue son amour publiquement, puis c’est au tour du Roy, et enfin Aspasie avoue son amour à Darius. Enfin, on note, reculé à l’acte IV, un dernier aveu, celui d’Aspasie au Roy. On a donc véritablement un phénomène d’écho qui se met en place d’un acte à l’autre, c’est à qui avouera le plus tôt son amour. On note que ces aveux se font en trois temps : au confident, à l’être aimé, publiquement198. Aspasie avoue ainsi son amour pour Darius à sa confidente Barsine, puis à l’être aimé Darius, puis de manière publique, au Roy. Cet ordre n’est pas respecté pour Le Roy et Darius mais on observe tout de même trois temps. Le Roy avoue son amour à Aspasie, puis à Tiribaze, puis devant tous. Darius avoue son amour à Aspasie, à son confident Oronte, puis publiquement, au Roy. L’amour est donc bien au premier plan, mais peut-on pour autant parler de « pathétique tendre199 » ? Artaxerce est-elle une tragédie galante ?

Une conception de l’amour qui emprunte à différents modèles §

Dans Artaxerce, si l’on observe l’omniprésence de l’amour, cette passion n’asservit pas pour autant les autres passions. Bien au contraire, nous avons vu que l’amour est victime d’autres passions comme l’ambition, la haine, la vengeance à travers le personnage de l’amant Darius qui meurt des emportements violents de l’ambitieux Tiribaze. On ne peut donc qualifier la pièce de tragédie galante, puisque bien que l’amour soit très présent, ce n’est pas à proprement parler « une religion de l’amour200 » qui est mise en scène ici.

En fait, la conception de l’amour que nous propose Boyer dans Artaxerce emprunte également aux deux grands modèles de son siècle que sont Corneille et Racine. On reconnaît pour une part une conception cornélienne de l’amour avec des traces de l’idéal chevaleresque dans le personnage de Darius qui tente d’enlever sa bien aimée. Darius semblable à un Rodrigue souffre d’un conflit entre devoir et passion. Il se doit de respecter son père et de se soumettre à sa volonté, comme Rodrigue par respect pour son père se doit de le venger, mais l’un comme l’autre sont déchirés par leur passion amoureuse. Aspasie, quant à elle rappelle les héroïnes cornéliennes par son sens du devoir. La sagesse est en effet inscrite dans l’ethos de son personnage, elle est la « modeste Aspasie201 ». Elle se soumet donc à son roi et, même si elle souffre, son ethos parvient à vaincre son pathos. Or, comme le souligne Georges Forestier, c’est ce qui distingue les héros de Corneille de ceux de Racine :

Chez Corneille, ce qui domine dans l’articulation conflictuelle de l’ethos et du pathos, c’est – sauf pour Chimène – la victoire de l’ethos, le pathos ne paraissant n’avoir fait que traverser temporairement l’ethos : de là chez les critiques l’oubli du conflit au profit de la victoire, de là l’admiration pour la seule réponse héroïque202.

Toutefois, on retrouve aussi les marques d’une conception racinienne de la passion amoureuse. L’amour présenté ici est un amour qui n’est jamais satisfait comme nous l’avons vu par le motif de la chaîne amoureuse203. De plus, Boyer envisage la passion amoureuse comme ce qui permet une rupture temporaire de la constance du personnage, la passion amène la faute et conduit le personnage à sa perte204. Comme le souligne Georges Forestier,  Racine invente une nouvelle voie « celle d’une forme supérieure de tragédie galante, fondée sur l’engrenage tragique de la passion amoureuse ». Dans notre pièce, Artaxerce, semblable à un Mithridate aveuglé par la passion205, écoute par faiblesse les conseils de Tiribaze et condamne son fils à mort dans un accès de colère. Darius quant à lui, aveuglé par sa passion pour Aspasie et influencé par des circonstances extérieures se trouve à deux doigts de commettre un parricide. Ces personnages apparaissent donc comme habités par leur pathos et même s’ils se reprennent, Darius demandant pardon, et Artaxerce graciant son fils, il est déjà trop tard…Ils sont en ce sens semblables aux personnages de Racine, comme le souligne Georges Forestier :

Racine (…) prend ses personnages au moment où ils sont déjà habités par le pathos, face auquel l’ethos, joue, en somme, le rôle du retour du refoulé : ce qui le place du côté du « touchant »206.

Artaxerce, met donc en scène diverses passions et nous présente une conception du tragique comme le sentiment qui naît chez le spectateur à la vue des effets dévastateurs sur les personnages que provoquent les passions. En ce sens, on peut bien parler de tragédie des passions pour Artaxerce. Une tragédie des passions qui a la particularité de mettre en avant l’amour sans pour autant y assujettir toute son action car elle emprunte aux différents modèles du temps que sont non seulement la tragédie galante, mais surtout, les modèles cornélien et racinien.

Conclusion §

Pour conclure, on peut dire qu’étudier Artaxerce nous conduit à nous étonner de l’échec d’une telle pièce. En effet, écrivant sa tragédie, Claude Boyer se veut en tous points conforme au goût de son époque. Il choisit un sujet à crise, digne d’émouvoir, mais l’adapte soigneusement aux exigences des bienséances du temps. Construisant son action comme une marche à rebours, il nous présente une pièce dont le dénouement apparaît ainsi inexorable. Il crée également des personnages de façon à ce qu’ils s’inscrivent dans son sujet tout en restant conformes aux critères de constitution des caractères à l’époque. De plus, Boyer emprunte à différents modèles contemporains en vogue : la tragédie galante dont le grand maître est Quinault, et les modèles des tragédies cornélienne et racinienne. On peut dire qu’il se livre à une sorte de synthèse de ces modèles pour nous proposer une tragédie des passions qui met en valeur l’amour. Il propose donc une œuvre riche, digne de plaire à son public. Comment alors expliquer l’échec ?

Bien sûr, on peut concéder à notre auteur qu’il a été injustement la cible des cabales du clan racinien tout au long de sa carrière mettant celle-ci sans cesse en péril. Mais, pour tenter d’expliquer son échec, on peut aussi avancer l’idée qu’il a eu du mal à se dégager des modèles en vogue à son époque et à trouver une voie qui lui soit propre. Notre pièce reflète bien ce mélange de diverses tendances, mais on peine à dégager une originalité hors de ces modèles. Boyer ne serait donc pas parvenu à se créer une singularité parmi ses contemporains, à sortir de la simple copie pour faire une œuvre d’imitation véritable c’est-à-dire, l’imitation au sens de création personnelle à partir de modèles préexistants. On peut conclure en citant Georges Forestier qui souligne cette faiblesse chez Boyer :

(…) un Claude Boyer, a su quelquefois, dans ses meilleurs moments, jouer de manière éblouissante sur le rapport entre ethos et pathos. Mais Boyer, malgré tout son talent, n’a jamais su s’engager sur une voie propre, se mettant à l’écoute tour à tour de la tragédie cornélienne, de la tragédie galante, et pour finir, de la tragédie racinienne207.

C’est peut-être là ce qui fait toute la différence entre un bon auteur comme Claude Boyer qui mérite d’être redécouvert, et des génies tels qu’un Corneille ou Racine que trois siècles n’ont pu oublier.

Le texte de la présente édition §

Il n’existe qu’une seule édition d’Artaxerce, imprimée en 1683, à Paris, par C. Blageart [Bibliothèque Arsenal : Rf.5650].En voici la description :

12ff. non chiffrés : [1-1 bl-20-1 bl-1] -69p. ; in-12.

(I) : ARTAXERCE, / TRAGEDIE. / PAR MONSIEUR BOYER, / de l’Académie Françoise. / AVEC SA CRITIQUE. / (Vignette) / A PARIS. / Chez C.Blageart, Court-neuve du / Palais, au Dauphin. / M.DC.LXXXIII. / AEC PERMISSION.

(II) : verso blanc.

(III-XXII) : PREFACE.

(XXIII) : recto blanc.

(XXIV) : ACTEURS.

69 pages : le texte de la pièce, précédé d’un rappel du titre en haut de la première page (en dessous d’un bandeau gravé sur bois).

Trois autres exemplaires de la même édition sont aussi disponibles :

  • – Un second exemplaire à l’Arsenal : il se trouve dans Le Théâtre de Boyer, soit 6 recueils (2 in-4°, 4 in-12), ne constituant pas une édition, et un 7° volume in-8, Paris 1648 et 1713. Le 5° volume contient 4 pièces de Boyer : Artaxerce, Agamemnon, Jephté, Judith. [8° B.L. 12922 5° vol. in-12].
  • – Un exemplaire à la BNF : [B.N. : Yf 8439 = support imprimé micro formé P95/10007].
  • – Un exemplaire à la Bibliothèque Mazarine : [42142], format in-12. Artaxerce est la première oeuvre d’un recueil factice appartenant à un particulier. On trouve à la suite plusieurs comédies de Mr Dancourt, ayant chacune leur pagination, éditeur et date de publication propres.

Établissement du texte §

Pour l’établissement du texte, nous nous sommes livrés à quelques rectifications d’usage qui nous ont parues indispensables pour une parfaite compréhension du texte :

  • – Nous avons supprimé le tilde qui était employé pour indiquer la nasalisation d’une voyelle, et avons décomposé ces voyelles nasales en voyelle + consonne ;
  • – Nous avons décomposé la ligature & en et ;
  • - Nous avons remplacé tous les ς par des s.
  • – La distinction entre i et u voyelles, de j et v consonnes, est généralement bien respectée dans notre pièce car elle date de la fin du XVIIe, aussi nous avons signalé les rares rectifications effectuées (voir liste ci-dessous).
  • – Nous avons aussi corrigé certains accents au rôle diacritique pour distinguer à préposition et a auxilliaire.
  • – Nous avons par ailleurs conservé la ponctuation primitive, sauf lorsque, dans de très rares cas, elle paraissait fautive (voir liste ci-dessous). La ponctuation de l’époque, et en tout premier lieu celle des textes de théâtre, était une ponctuation orale qui obéissait à des exigences de rythme et non de syntaxe. Nous avons donc conservé toutes les majuscules même celles présentes au cours d’une phrase car elles sont présentes au début des mots qui doivent être accentués, lors de la déclamation du texte ( par exemple, le premier mot du second hémistiche d’un vers).Les noms communs renvoyant au pouvoir royal par synecdoque (Sceptre, Diadème, Couronne, Trône), les noms définissant les qualités des personnages (le Prince, le Favory, le Tyran, le Roy), ou leurs liens de parenté (le Père, la Fille, le Fils), et aussi les allégories (Amour, Nature), sont écrits avec des majuscules.

Cette tragédie est entièrement écrite en alexandrins. Notons toutefois que deux vers présentent une faiblesse métrique. Le vers 917 ne présente que 11 syllabes, mais nous avons pu le corriger par l’ajout d’un monosyllabe dont l’emplacement était signalé par un blanc sur l’édition d’origine ; le second, le vers 593 qui présente 13 syllabes a été corrigé par le retrait d’un monosyllabe (nous renvoyons aux notes de bas de page correspondantes).

Une astérisque à la fin du mot renvoie le lecteur au glossaire situé en fin de notre édition, pour une définition de ce mot en usage au XVIIe, dont l’acception actuelle différerait. Certains mots étaient présents sous deux orthographes différentes, nous les avons conservées : suffrage/sufrage ; courroux / couroux ; soufrir / souffrir ; offence /ofence ; obéïr / obeïr ; orgueïl / orgueil

Nous avons mentionné en gras les deux uniques notes de l’auteur dans sa Préface pour les distinguer des nôtres.

Liste des rectifications §

Nous donnons ici la liste des erreurs et coquilles qui ont été corrigées dans le texte que nous proposons. Pour ce travail, nous avons aussi confronté les quatre exemplaires existants de notre édition qui se sont révélés identiques tant par la présentation (bandeaux, lettrines, pagination…), que par le texte présenté. Cependant, notre exemplaire comportait par endroits des lettres effacées ou des tâches gênant la lecture, que nous avons pu corriger à l’aide de ces autres exemplaires.

Préface

ligne1 (lettres en marge effacées)  Piece / po / l.22 c / l.49 exan iner / l.198 cette / l.216 une / laquelle / l.232 rebatusur / l.239 idoltâre /

L’indication en note de l’auteur du chiffre du livre de Martial d’où est tirée l’épigramme 10 était illisible, mais nos recherches nous ont révélé qu’il s’agissait d’un extrait du livre 5.

Acte I

v.67 cette / v.186 vous-mesuue /

Acte II

v.362 qnoy / v.593 Et c’est /

Acte III

v.690 sur tout / v.702 vous céder / v.752 a / v.862 gloi e /

Acte IV

v.986 deuant / v.1011 auez / vers 1125 offrir. / v.1126 â /

Acte V

v.1340 partd’un / v.1384 voit / v. 1463 cruelle. / v.1470 cet / v.1545 rang / v.1565 yoir.

Liste des abréviations utilisées en note de bas de page et dans le glossaire §

– ACADÉMIE FRANÇAISE, Dictionnaire, Paris, J.-B. Coignard, 1694 (2 vol.) : (Acad.94).
– FURETIÈRE, Antoine, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et les arts, La Haye et Rotterdam, Arnout et Reiner Leers ; réed. Paris, SNL-Le Robert, 1978 (3vol.) : (Furet.)
– RICHELET, P., Dictionnaire françois contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue françoise… avec les termes les plus connus des arts et des sciences, Genève, J.-H. Widerhold, 1680 (2 vol.). : (Rich.).
– CAYROU, Gaston, Le Français classique. Lexique de la langue du XVIIe siècle, Paris, Didier, 1923 : (Cay.).
– HAASE, A., Syntaxe française du XVIIe siècle, Paris, Delagrave, 1935 : (Ha.).
– SANCIER-CHÂTEAU, Anne, Introduction à la langue française du XVIIe siècle, Paris, Nathan, 1993, (2 vol.) : (Sancier).

ARTAXERCE
TRAGÉDIE.
AVEC SA CRITIQUE. §

Préface §

/ [IV] / Il ne suffit pas toûjours aux Pieces de Théatre d’estre bonnes, pour estre heureuses* ; beaucoup de choses, comme les Acteurs, la saison, le goût du siecle, la disposition des Spéctateurs, contribuënt à faire valoir, ou à faire tomber cette sorte d’Ouvrages ; ainsi chaque Autheur est en droit de justifier le sien, quand il se croit en état de le pouvoir faire. Jusqu’icy j’ay negligé ce secours, que je devois peut-estre à la justification de quelqu’un208 de mes Ouvrages, quand ils n’ont pas réüssy. Je n’estois pas assez convaincu de leur mérite, pour me plaindre publiquement de leur malheur. Mais à l’égard d’Artaxerce, le moyen de se taire209 ? Le jugement des Personnes fort éclairées, et dont le nom est respecté de l’envie* mesme, les applaudissemens que cette Piece reçeut dans les premieres Représentations, me répondoient d’un succés infaillible.Un chûte si prompte, et si surprenante, / [V] / peut-elle estre naturelle ? Et ne doit-on pas l’imputer à quelque cause extraordinaire ? Toutefois me laissant aller à ma coûtume, et à mon inclination, satisfait du témoignage de beaucoup d’honnestes* Gens, et de l’indignation du Public, qui n’a pû dissimuler une injustice si manifeste, je mettois Artaxerce au nombre des Ouvrages malheureux, et je fusse demeuré dans un profond silence, si ceux qui se croyent intéressez dans la réputation de mon Ouvrage pour l’honneur de leur jugement, ne m’eussent retiré de l’assoupissement où j’estois. Je ne dis pas cecy par cette fausse modestie, qu’affectent ordinairement les Autheurs qui veulent déguiser la demangeaison qu’ils ont de se faire imprimer. Pour justifier mes intentions, il suffit qu’on sçache que je n’ignore pas ce déchaînement de critique qui regne aujourd’huy, qui fait trembler tous ceux qui se meslent d’écrire, et qui sans-doute est un des plus grands malheurs qu’on puisse reprocher à notre siecle. Ce seroit une temérité inexcusable, de se livrer volontairement à cette fureur* contagieuse qui a infecté la Cour et la Ville. Ne sçais-je pas ce qui est arrivé à un de mes Amis, qui ayant donné au public un Ouvrage210 plein / [VI] / d’esprit et d’invention, l’a veu déchirer impitoyablement dans toutes ses parties, jusques-là qu’on a pas épargné un des plus beaux Vers qu’on ait jamais fait à la loüange du Roy ?

Le Modelle des Roys, et l’Image des Dieux,

Quel Vers eut jamais eu211 un plus beau sens, et a donné une plus glorieuse idée du plus grand des Roys ? Quelle expression peut estre plus noble et plus heureuse*, et peut faire tant d’honneur à nostre Héros et à nostre Langue ? J’ose défier les Poëtes Grecs et Latins, de nous fournir dans tout ce qu’ils ont fait de plus beau pour leurs plus fameux Héros, une loüange plus exquise et plus relevée, et qui ait à mesme temps212 tant de justesse*, et tant de grandeur. Cependant on a voulu tourner en ridicule un Eloge si juste* et si magnifique, et l’on a demandé si ce Modele estoit de bois, ou de pierre, et si cette Image estoit de plastre ou de cire. Une si méchante plaisanterie ne mérite pas une réponse sérieuse, et je diray seulement à l’Autheur de ce beau Vers, qui a esté si indignement critiqué, ce qu’il m’a dit luy-mesme en pareille occasion, mais avec moins de justice, et ce qu’on peut dire à tous les bons / [VII] / Autheurs qui ne sont pas toûjours heureux*, que dans les plus beaux siecles, il y a eu toûjours des ces prétendus Connoisseurs qui ont fait la guerre au mérite, et qui entraînoient quelquefois le commun du Peuple avec eux.

Ennius est lectus salvo tibi, Roma, Marone,
Et sua riserunt saecula Maeoniden.
Rara coronato plausere Theatra Menandro ;

Norat Nasonem sola Corinna suum. 213214

Cependant il est assez fâcheux de s’exposer à ces Censeurs impertinens, et d’atendre que la Postérité nous en fasse justice apres nostre mort; mais il faut bien obeïr à mes Amis, qui veulent que puis qu’Artaxerce n’a pas eu assez de temps pour se faire voir sur le Théatre215, et qu’il a esté comme enlevé aux yeux du Public avec trop de précipitation, je le luy rende en le faisant imprimer, et donne ainsi le loisir à tout le monde de l’examiner, et d’asseoir sur la lecture un jugement solide, et assuré. On veut mesme qu’en le justifiant sur les défauts qu’on luy reproche, je luy donne dequoy soûtenir* le grand jour où il va paroistre.

Pour satisfaire exactement à ce qu’on exige de moy, il faudroit remonter à la naissance des premiers désordres du Théatre216, / [VIII] / qu’on ne peut imputer qu’à certains Esprits, qui par une ambitieuse déférence, se sont rendus serviles imitateurs des Anciens, pour devenir à leur tour les modeles de nostre siecle. Tout chargez, et tout fiers de leurs dépoüilles, ils méprisent ce qui ne porte pas leur caractere, et veulent assujetir le goust de tout le monde, à leur goust particulier.

Je sçay ce que nous devons aux Anciens ; et peut-estre que ceux qui ont suivy le chemin qu’ils nous ont tracé, ont suivy le plus sûr et le plus commode ; mais ce chemin n’est pas le seul, et le plus glorieux. Ne doivent-ils pas avoüer que la Tragédie et la Comédie modernes217 sont montées au plus haut point, et que les Autheurs François riches de leur propre fonds, ont surpassé les Anciens sans les imiter, comme si la premiere gloire des belles Lettres, qui est celle du Théatre, estoit reservée au siecle du plus grand de tous les Roys ? Si nos Censeurs ne veulent pas convenir de cette verité, pourquoy empoisonner le Public de l’erreur dont ils sont prévenus* ? C’est de cette source qu’on a veu couler, et se répandre un dangereux venin, un esprit d’orgueïl, d’envie*, de critique, et de cabale. Leur autorité, et leur / [IX] /exemple, ont entraîné beaucoup d’honnestes* Gens. Tout le monde veut monter sur le Tribunal, et usurper comme eux le droit de juger souverainement ; on se fait un goust à leur mode ; on ne va plus à la Comédie218 que pour chercher avec eux les endroits où l’on peut trouver à redire. Comme on ne peut pas nier qu’ils n’ayent de l’esprit et du sçavoir, les demy-sçavans, et la multitude ignorante, et méme quelques Sçavans, se laissent ébloüir à de grands noms qui composent et qui protegent cette secte. L’on ne sçait que trop tous les ressorts, et toutes les machines qu’ils ont remuées, pour se faire une puissance si formidable219 à tous ceux qui ne sont pas de leur party. Je me renferme aux choses qui me regardent, et me contente de faire voir en passant avec quelle fureur* on s’est acharné sur tous les Ouvrages qui portent mon nom.

Avant que cette tempeste s’élevast, plusieurs de mes Pieces avoient réüssy sur tous les Théatres de Paris220 ; et ensuite m’estant attaché au Théatre221 le plus foible, et le plus abandonné des autres Autheurs, mes Ouvrages le firent subsister plusieurs années, et mes Pieces y firent assez de bruit pour y attirer le Roy, et toute la Cour. Sa Majesté en /[X] / honora une de sa présence, de son approbation, et de sa libéralité*222. A quoy veut-on que j’impute le mauvais ou le foible succés des Ouvrages que j’ay fait joüer depuis sur un Théatre plus fort, et plus heureux*,223 lors mesme que par les sentimens des Juges équitables, ils estoient beaucoup meilleurs que ceux qui les avoient précedez ? Que j’aurois icy de choses à dire, si je voulois approfondir cette matiere, et reveler tout ce qui s’est passé à la honte de nostre siecle ! Comme ceux dont je veux parler font honneur aux belles Lettres par leur esprit, peut estre ont-ils mérité de ceux-là mesme qu’ils ont offencé par leur conduite, qu’on les laisse joüir de leur réputation. Je ne veux point qu’on me reproche d’avoir soüillé ma Prose, ou mes Vers, par des satires ou par des veritez scandaleuses. Je n’ay besoin pour justifier une partie de ce que je dis, que d’une simple exposition de ce qui est arrivé à mes dernieres Pieces ; sçavoir, le Comte d’Essex, Agamemnon, et Artaxerce. Le premier ayant eu le bonheur de plaire à tous ceux qui le virent sans prévention*, et mon nom ayant paru pour distinguer cet Ouvrage d’un autre qui portoit le mesme titre, et qui venoit de paroistre avec succés, / [XI] / sous le nom de Mr de Corneille le jeune224, on suscita d’abord des Censeurs de profession, qui ne trouvant point à mordre sur la Piece, attacherent leur critique à certaines circonstances de la Scene, et à des choses qui regardoient les Acteurs, et par quelques plaisanteries qu’il débitoient tout haut, jetterent sur la Piece un ridicule qui osta au reste des Spéctateurs l’attention et l’estime qu’on luy devoit. Agamemnon ayant suivy le Comte d’Essex, et voulant le dérober à une persécution si déclarée, je cache mon nom, et laisse afficher et annoncer celuy de Mr d’Assezan225. Jamais Piece de Théatre n’a eu un succés plus avantageux. Les Assemblées furent si nombreuses, et le Théatre si remply, qu’on vit beaucoup de Personnes de la premiere qualité prendre des places dans le Parterre. Quel succés a esté honnoré d’une circonstance aussy singuliere, et si glorieuse ? Qu’arrive-t-il226 apres cette réüssite extraordinaire ? On soûtint, on voulut faire des parys considérables, que je n’avois aucune part à cet Ouvrage ; on aima mieux en donner toute la gloire à un nouveau venu. Le temps et la verité ayant confondu* l’imposture, et l’envie*, je prens quelque confiance de ce dernier suc-/ [XII] /-cés, et croy pouvoir hazarder mon nom en faisant paroistre Artaxerce. Il n’en falut pas davantage pour luy attirer tout ce qui a contribué à le faire tomber. J’avoüray de bonne foy que ma Piece n’est pas sans défauts, et qu’il y a eu certains contretemps, et un desordre dans les Représentations, qui se peuvent imputer à mon Etoile227 ; mais qu’a-t-on fait pour reparer ou combatre ce malheur ? Si la Fortune n’est pas toûjours de mes amies, faloit-il s’entendre avec elle, et me traiter avec la derniere rigueur ?

Je n’ay garde de fatiguer le Public par un détail indigne de son attention. J’aime mieux épargner par un modeste* silence, ceux qui m’ont fait du mal, et faire grace à ceux qui ne m’ont pas fait justice ; peut-estre l’honnesteté* de mon procedé les fera repentir de l’injustice qu’ils m’ont faite.

Pour le faire voir clairement, et satisfaire à ce qu’on attend de moy, examinons les défauts qu’on attribüe à cet Ouvrage228 ; quelques-uns ont condamné le Sujet, et ne m’ont donné d’autre raison de leur critique, que leur goust particulier. Je pourrois me dispenser de répondre à ceux qui jugent par une regle extrémement fausse. Je n’ay qu’un mot à leur / [XIII] / dire pour justifier mon choix ; sçavoir, que le troisiéme Acte de ma Piece, où le noeud du Sujet se forme et brille davantage, a esté universellement applaudy ; et cela devroit suffire pour donner à toute la Piece un succés avantageux, puis qu’on a veu un grand nombre de Pieces de Théatre réüssir par la beauté de deux ou trois Scenes229. Ceux qui ont attaché leur critique aux caracteres des Personnages, disent qu’Artaxerce, qui est mon Héros, ne répond pas par sa conduite, et par ses sentimens, à cette grande idée que je donne de son caractere dans le Portrait que j’en ay fait. J’avoüe que j’ay flaté Artaxerce, et qu’ayant dessein, en faisant son Portrait, de faire celuy de Loüis le Grand230, qui est seul semblable à luy-mesme, il falloit pour le faire ressembler à son Original, donner au Héros de ma Piece une sorte de grandeur qui appartenoit à un Héros plus achevé ; mais comme cette raison ne suffit pas pour tout le monde, il est aisé de faire voir que ce Portrait d’Artaxerce, quoy qu’un peu flaté, ne laisse pas de luy ressembler231, et que tout ce qu’il fait dans ma Piece, ne dément* pas le caractere que je luy ay donné. Artaxerce peut-estre n’estoit pas un Héros du premier ordre ; cependant il avoit / [XIV] / une valeur fort distinguée, et une grandeur de courage* qui se répandoit dans toutes ses actions, et qui est la source naturelle de toutes les vertus héroïques.

C’est de là que luy venoit cette liberalité* magnifique, qui luy fit donner une Coupe d’or de mille darigues, qui estoient des pieces d’or, à un Artisan qui ne trouvant point autre chose en son chemin pour offrir à son Roy, courut à la Riviere y puiser de l’eau dans ses deux mains, et alla la luy présenter ; cette modération admirable232, qui luy fit écouter sans emportement, les paroles insolentes d’un Lacedémonien, nommé Euclidas ; cette clémence royale, qui pardonna à Cyrus son Frere, lors qu’il fut surpris voulant l’assassiner, dans le temps qu’il fut sacré par les Prestres dans le Temple de Minerve. C’est de ce mesme principe que venoit encore sa bonté envers ses Parens, et sa douceur envers ses Sujets233 ; Vertus rares et singulieres pour un Roy de Perse, dont les Roys ordinairement affectoient une majesté inaccessible234, et une sevérité odieuse. Ce sont ces Vertus où235 je me suis attaché, et dont j’ay formé les principaux traits du caractere d’ Artaxerce, parce qu’elles ont plus d’éclat, et plus de ra-/ [XV] /-port avec tout ce qui se passe dans la principale Action236 de mon Sujet. C’est pour cela qu’on a tort de condamner dans ce Roy, bon, genéreux, plein d’humanité, et de tendresse, ces dégousts qu’il fait voir pour la Couronne, qui estoit la veritable cause de tous les désordres de sa Maison, des cruautez* de Parisatis sa Mere, de l’attentat et de la révolte de Cyrus son Frere, qu’il fut obligé de tuer de sa propre main en bataille rangée ; des divisions de ses Enfans, qui par une jalousie ambitieuse, disputoient entre eux avant la mort de leur Pere la Succession de l’Empire. C’est par là qu’il est aisé de répondre à ceux qui m’ont reproché d’avoir donné à un Roy que je peins avec tant de grandeur, un peu trop de facilité237 pour son Favory Tiribaze qui abusoit de sa faveur, et de l’ascendant qu’il avoit sur luy, et dont luy-mesme connoissoit l’orgueïl, et l’insolence. Cette inclination genéreuse qu’il avoit à faire du bien, et à oublier le mal qu’on luy faisoit, justifie sa conduite ; il aima mieux se faire soupçonner d’avoir un peu de foiblesse, que de manquer à238 sa reconnoissance ; il croit devoir moins à luy-mesme, qu’à un Homme qui estoit le premier appuy de son Trône, et qui avoit sou-/ [XVI] /-vent prodigué sa vie pour conserver celle de son Maistre. Je puis répondre la mesme chose à ceux qui accusent un Roy amoureux d’avoir trop de modération pour un Fils son Rival, et qui veulent qu’un grand Roy se serve de son autorité, et non pas de sa raison, pour combatre son Fils. Je sçay bien que dans une pareille rencontre, j’ay donné plus de fierté à Agamemnon, et qu’il traite Oreste son Fils avec plus de hauteur ; mais je soûtiens qu’Artaxerce est plus honneste* Homme qu’Agamemnon, et que la retenuë, et l’humanité dans une occasion si délicate d’amour et de jalousie, font plus d’honneur à Artaxerce, et sont les plus beaux traits du caractere héroïque. Rien n’est si grand, et si glorieux pour un Roy, que de se retenir et de resister à la tentation d’une puissance absoluë, quand elle est irritée* par le bonheur impréveu d’un Rival plus aimé que luy. Ce n’est pas qu’ Artaxerce ne fasse voir par quelque éclat de colere, et par quelque trait de foiblesse, qu’il est Homme et sensible ; mais vous voyez aussi-tost sa bonté et son courage* venir au secours de sa gloire. J’avouëray que lors que se laissant seduire par les conseils de Tiribaze, il se résout de ravir239 Aspasie à son Fils, il semble démentir* sa modération ; / [XVII] / mais ne sçait-on pas qu’il est du caractere d’un Amant*, quelque sage qu’il soit, de s’emporter quelquefois pour les interests de son amour, et que c’est une de ces foiblesses excusables qu’on pardonne aux plus grands Héros. Il suffit qu’apres de grands combats qu’il rend contre sa passion, il cede à cette genereuse* bonté, qui est comme sa vertu dominante qui triomphe de son amour, et donne Aspasie à son Fils.

Mais la Critique ne s’est pas arrestée aux objections qui peuvent avoir quelque fondement, et quelque vray-semblance ; elle a supposé ce qui n’estoit pas. Voyant qu’Artaxerce montroit dans le second Acte quelque legere tentation de quiter la Couronne, quoy qu’il prenne une rêsolution toute contraire ; ils disent qu’il la cede à son Fils au mesme temps qu’il le choisist pour son Successeur. Par cette suposition artificieuse*, il leur est aisé de faire voir qu’Artaxerce soûtient* mal le caractere d’un grand Roy. C’est par là qu’on le peut accuser de trop de foiblesse, et Darius son Fils d’une dureté ingrate et condamnable, lors qu’en recevant la Couronne de son Pere, il ose luy disputer la possession d’Aspasie, qui devoit estre la consolation de / [XVIII] / sa retraite, et le prix de l’Empire qu’il cedoit à son Fils. Ceux qui eurent soin de décrier ma Piece quand elle fut joüée à Versailles, ne manquerent point de répandre cette erreur. La prévention* fut telle, que des Personnes équitables et bien intentionnées, en furent ébloüies, et ne trouverent plus dans le troisiéme Acte qu’on leur avoit tant vanté, ce qui avoit merité dans Paris une approbation universelle ; et c’est icy qu’il faut déplorer le destin de ceux qui travaillent pour le Théatre. Ils n’ont pas seulement à redouter les Censeurs indiscrets*, chicaneurs et malins240 ; mais encore les Critiques imposteurs et de mauvaise foy.

Passons aux objections qu’on a faites contre le caractere de Darius. On prétend qu’il se dément* dans le quatriéme Acte, lors que ce Prince qui paroist si respectueux envers son Pere, et qui ne veut pas se servir de cette Loy si ancienne et si sacrée dans la Perse, qui vouloit que celuy qui estoit nommé Successeur à la Couronne, pût demander la faveur qu’il souhaitoit, passe tout d’un coup à cet emportement241 qui va jusques à vouloir enlever Aspasie à son Pere ; mais ceux qui me font cette objection, igno-/ [XIX] /-rent-ils cette regle de Théatre, que cette sorte de changement et d’inégalité dans les Personnes qu’on représente sur la Scene, n’est vicieuse242 qu’alors qu’elle se fait sans aucun évenement, et sans aucune cause exterieure, et qu’un Personnage change de sentiment et de caractere par son propre mouvement ?243 Icy Darius quoy que jeune, ardent, impétueux, et qui veut mourir, s’il est obligé de ceder sa Maîtresse*, ne s’emporte contre son Pere, qu’alors qu’il voit que ce Pere, qui malgré sa passion et son ressentiment, fait voir tant de tendresse pour son Fils, prend tout d’un coup la résolution de luy oster Aspasie, et luy fait porter cette nouvelle par Tiribaze mesme, qui luy avoit donné un conseil si violent. L’emportement et l’exemple du Pere ébranlent le respect du Fils, et d’autant plus que Tiribaze luy envoye des Amis infidelles, qui par un faux zele, et par des conseils concertez, irritent* la jalousie de Darius. Le retour de ce Prince et son repentir, qui le font trembler de respect à la veuë de son Pere, quand il veut enlever sa Maîtresse*, et qui luy font tomber les armes des mains, fait bien voir qu’il garde pour luy dans le fond de son coeur un respect qui ne se dément* / [XX] / que par la violence de son Pere, par la force de sa passion, et par l’inspiration de ses faux Amis.

Pour finir cette Preface, qui peut-estre n’est déja que trop longue, je n’ay qu’à répondre à l’objection qu’on m’a faite touchant le Personnage de Nitocris. Les uns disent que c’est un Episode244 inutile, sans lequel245 l’action de ma Piece auroit son execution entiere, et que j’en devois faire un Personnage müet, comme de celuy d’Ariarathe, Frere de Darius ; mais peut-on traiter d’inutile le Personnage de Nitocris, qui estant Fille unique de Tiribaze, oblige la tendresse de son Pere à appliquer tous ses soins à la couronner par le Mariage d’un des Fils d’Artaxerce ? N’est-ce pas elle, qui plus fiere et plus vindicative mesme que son Pere, voyant ses espérances trompées, soûtient* son ressentiment, et combat les irrésolutions d’un Pere qui brûle de vanger par la perte de Darius, et par celle d’Artaxerce, les affrons qu’il a reçeus de l’un et de l’autre, mais qui craint de faire périr sa Fille par une entreprise si dangeureuse ? D’ailleurs, ne sçait-on pas qu’il y a des Episodes qui n’estant pas d’une necessité absoluë, font des beautez considérables dans une Pie-/ [XXI] /-ce, et cela suffit pourveu que ce ne soit pas un ornement étranger, et trop ambitieux. N’est-ce pas un grand plaisir au Spectateur de voir confondre* la vanité et la confiance de Nitocris qui se croit aimée de Darius, et qui se flate de se voir un jour sur le Trône par le Mariage de ce Prince ? N’est-ce pas aussi un ornement bien naturel dans mon Ouvrage, d’y voir cette opposition de la sagesse d’Aspasie qui sacrifie sa passion à son devoir, et de l’orgueïl de Nitocris ? D’autres trouvent étrange que j’introduise sur la Scene une Fille246 sans amour ; mais ne voit-on pas que j’affecte de luy donner cette dureté, pour ne pas tomber dans ce caractere d’Amante* vindicative247, si rebatu sur la Scene Françoise.

Voila ce que j’avois à dire pour la justification d’Artaxerce ; et c’est de là que je tire une Réponse invincible, contre ceux qui ont dit que ma Piece n’estoit pas assez touchante. Je sçay bien qu’elle n’a pas ce Tragique qui est dans les horreurs d’Œdipe248, et dans les fureurs* de Cassandre249 ; mais ne voit-on pas dans ma Piece de grands interests et de puissans mouvemens que font naistre les passions les plus violentes, l’amour, la haine, la jalousie, l’orgueïl, l’ambition ? N’y voit-on pas un Pere/ [XXII] / Rival d’un Fils250 qu’il idolâtre, et qui voyant ce Fils criminel, se sent déchirer par l’extréme desir qu’il a de le sauver, et par l’obligation qu’il a de l’immoler à la rigueur des Loix ? On y voit un Prince qui n’aime pas moins son Pere qu’il en est aimé, qui ne peut luy ceder, ny luy refuser Aspasie ; qui se voit malheureux par la jalousie d’un Pere qui est son Roy, et qui le choisit pour son Successeur, et par la résistance d’une Maîtresse* dont il est aimé. Quelle misere est plus illustre et plus touchante que celle d’Aspasie, qui estant prevenuë* d’une estime infinie pour Artaxerce, penetrée de ses bien-faits, enchaînée par sa reconnoissance, se sent entraîner vers Darius par un panchant invincible, et qui cependant s’arrache à son amour pour se donner toute entiere à son devoir ? Quelle ambition, quelle haine, quelle vengeance est plus emportée que celle de Tiribaze, et de sa Fille, qui se croyoient deshonorez par le refus de Darius ? Ay-je mal répondu à la grandeur de mon Sujet par la foiblesse des Vers, par le défaut des expressions, par la fausseté des sentimens ?

C’est dequoy pourront juger ceux qui liront ma Piece avec attention. Je les prie / [XXIII] / sur tout de ne se laisser point prévenir par ces Messieurs qui se font Chefs de Party251, et moins encore par ceux qui les suivent aveuglement, et qui présument d’avoir le mesme droit de decider souverainement, parce qu’ils ont eu quelque commerce252 de débauche et de plaisir avec eux.

L’Autheur du Festin des Dieux253 vient de m’envoyer sur ce sujet un Madrigal254, qui pourra délasser ceux qui prendront la peine de lire ma Preface.

Cet insolent orgueïl de décider en Maistre,
5 De la droite raison choque toute les Loix :
Avec un bel esprit on peut boire cent fois,
Et n’avoir pas l’honneur de l’estre.
C’est beaucoup que de boire avec ces grands Docteurs,
Qui se font les Tirans du reste des Autheurs ;
10 Mais se connoistre en Comédie255,
Est un don qui dépend d’un naturel heureux*,
Et non pas une maladie
Qui se gagne à boire apres eux256

ACTEURS. §

  • ARTAXERCE, Roy de Perse257.
  • DARIUS, Fils d’Artaxerce.
  • ASPASIE.
  • TIRIBAZE, Favory d’Artaxerce.
  • NITOCRIS, Fille de Tiribaze.
  • ORONTE, Confident de Darius.
  • BARSINE, Confidente d’Aspasie.
  • CLEONNE, Confidente de Nitocris.
  • MINDATE, Capitaine des Gardes d’Artaxerce.
  • SUITE.
La Scene est à Babilonne, dans le Palais d’Artaxerce.

ACTE PREMIER §

Artaxerce, [1; A]
TRAGEDIE.

SCENE PREMIERE. §

DARIUS, ORONTE.

DARIUS.

La Perse enfin triomphe ; et des Grecs ennemis,
Ce qui restoit à vaincre, est défait*, ou soûmis.
Aux Victoires du Roy j’ajoûte une Victoire,
Et je me flate encor258 d’une nouvelle gloire.
5 Voicy ce jour pompeux259 si longtemps souhaité,
Où pour rendre à l’Etat plus de tranquillité,
Mon Pere va nommer l’Heritier de l’Empire260.
En attendant ce choix, Babilone soûpire*,
Trop lasse d’essuyer les complots diférens [p. 2]
10 De ceux qu’un mesme sang a fait mes Concurrens.
Artaxerce à ses Fils équitable et fidelle,
Leur voulant pour la gloire inspirer plus de zele,
Sans distinguer l’Aîné du reste de son sang261,
Veut que le seul mérite hérite de son rang.
15 Je n’en murmure* point ; le Roy doit son sufrage*
Plutost à la vertu*, qu’à la faveur de l’âge.

ORONTE.

Oüy, Seigneur. Mais je voy262 qu’entre ses Fils jaloux
Le Roy ne distinguant qu’Ariarathe et vous,
Seuls dignes de l’honneur de cette concurrence,
20 Il vous est bien aisé d’emporter la balance.
Le Roy doit couronner vostre âge et vos exploits,
Mesme il semble, Seigneur, qu’en attendant son choix,
Vous fustes par avance au milieu de l’Armée
Nommé par la Victoire et par la Renommée.
25 Tout se tait devant vous, ou tout parle pour vous.
Vous n’avez qu’à gagner un Favory jaloux
Qui veut faire passer le Sceptre en sa Famille.
Il prétend l’obtenir pour l’Epoux de sa fille.
C’est de tous les Mortels le plus impérieux,
30 Il est vindicatif, ardent, ambitieux.263
On l’a vû quelquefois plein d’une indigne audace
Pres du Roy hautement à nos yeux prendre place,
Et porter en public, en dépit de nos Loix,
Les mesmes ornemens qui distinguent nos Roys.

DARIUS.

35 Mais si d’un feu caché j’avois l’ame enflâmée…

ORONTE.

Quel amour !

DARIUS.

En partant pour commander l’Armée,
Je brûlois en secret et cet embrazement [p. 3]
Qu’irritoient* mon silence et mon éloignement,
Semble encor s’augmenter, revoyant ce que j’aime.
40 J’aime Aspasie.

ORONTE.

O Dieux. Aspasie !

DARIUS.

Elle-mesme264.

ORONTE.

Etrangere, et d’un sang trop indigne de vous265

DARIUS.

Il n’est rien de si grand, de si beau parmy nous ;
Et mon amour est tel, qu’au milieu des allarmes,
Tout plein de la beauté dont j’adore les charmes*266,
45 L’ardeur de la revoir, qui croissoit tous les jours,
Donnoit à mes exploits un plus rapide cours,
Et m’inspiroit sans cesse une force nouvelle,
Pour hâter mon triomphe, et me raprocher d’elle.

ORONTE.

Mais quel est vostre espoir ? Vous sçavez que le Roy
50 Est maistre souverain de vous, de vostre foy.
Avez-vous oublié la disgrace d’Arsame ?
Aspasie autrefois refusée à sa flâme*267

DARIUS.

Ce malheureux Amant*dans nos derniers Combats
Blessé mortellement, et tombant dans mes bras ;
Darius268, me dit-il, reçois avec ma vie
55 Ces soûpirs* que je donne à laimable Aspasie.
Transporté* de douleur, par un dernier effort,
Je presse ma victoire, et je vange sa mort269.
Je reviens, et tout plein de mon impatience,
Je revois Aspasie, et je romps le silence.
60 Cet aveu la troubla, mais dans cet entretien
Mon trouble estoit trop grand pour bien juger du sien.
Mais depuis quelques jours une froideur mortelle… [p. 4]

ORONTE.

Elle craint vostre amour. Si trop d’ardeur pour elle
Contre le choix du Roy revoltoit vostre cœur270,
65 La modeste* Aspasie en mourroit de douleur.
On croit qu’à Nitocris vostre foy destinée…

DARIUS.

Le Roy m’imposeroit cet étrange Hymenée271 !
Tiribaze est d’un sang noble, mais odieux,
Fier, vaillant ; mais sans foy, sans justice, sans Dieux.
70 Nitocris est sa Fille ; et si le Roy qui m’aime,
Gagné par Tiribaze, et s’oubliant luy-mesme,
A promis un Hymen si peu digne de moy,
Je sçay bien le moyen de dégager sa foy.

ORONTE.

Qu’osez-vous espérer, et que m’osez-vous dire ?

DARIUS.

75 Ne va-t-on pas nommer l’Heritier de l’Empire ?
Ignores-tu nos Loix ? Le Roy doit accorder
Ce que son Successeur luy voudra demander.272

ORONTE.

Mais, Seigneur, songez-vous que vous avez un Frere
Amant* de Nitocris, et chéry de son Pere ?
80 Vous devez ménager, implorer la faveur
D’un Ministre insolent jaloux de sa grandeur.

DARIUS.

Faudra-t-il m’abaisser jusqu’à prier un Traître,
Moy l’Héritier du Trône, et le Fils de son Maître ?
Oüy, noble orgueil* du sang, il faut malgré tes Loix,
85 Il faut fléchir, mais c’est pour la dernière fois.
Allons pour Tiribaze affecter tant de zèle.

ORONTE.

Mais aimant Nitocris, présumant tout pour elle,
S’il presse vostre Hymen, vous devez l’accorder.

DARIUS.

[p. 5]
Il a trop de fierté pour me le demander ;
90 Pour sa Fille et pour luy, mes soins, ma complaisance,
Luy donnent plus d’orgueil, et plus de confiance.

ORONTE.

Je sçay que de sa Fille aveugle Adorateur,
Il croit que son mérite a touché vostre cœur.
Cependant il suspend le choix de vostre Pere,
95 Incertain jusqu’icy sur le choix qu’il doit faire,
Toûjours prest à trahir ou vostre Frere, ou vous.
Régnez par sa faveur, et bravez son couroux.
Ne perdez point de temps ; dans ce moment peut-estre
Le Perfide travaille à vous donner un Maître.
100 Forcez vostre fierté pour conserver vos droits.

DARIUS.

L’ambition n’est rien, j’écoute une autre voix.
Le Trône ne vaut pas ce qu’on souffre* de blâme
A prier un Sujet qu’on déteste dans l’ame ;
Mais l’amour qui nous rend plus foibles, plus soûmis,
105 Descend jusqu’à prier nos plus grands Ennemis.
Je le voy. Laisse-nous.

SCENE II. §

DARIUS, TIRIBAZE.

DARIUS.

Que venez-vous m’aprendre ?
Ce grand choix que le Roy fait si longtemps attendre,
Le va-t-il faire enfin pour le commun bonheur ?

TIRIBAZE.

[p. 6]
Il brûle de le faire, et malgré tant d’ardeur,
110 Il plaint Ariarathe, et son inquiétude
Entre deux Fils si chers fait son incertitude.
Ajoûtez à ce triste et cruel* embarras,
Le trouble que la Reyne a fait par son trépas.
Joignez aux déplaisirs d’un Epoux et d’un Pere,
115 Le sanglant souvenir de la mort de son Frere273.
Depuis l’instant fatal qu’en nos derniers Combats
Il fit tomber Cyrus sous l’effort de son bras,
Troublé par cette mort, dont l’image l’étonne*,
Il est presque tenté de quitter la Couronne.
120 Ainsi le voyant plein de remords, de douleur,
Oseray-je presser le choix d’un Successeur ?

DARIUS.

Son triomphe rend-il sa valeur criminelle ?
Se fait-il un forfait de la mort d’un Rebelle ?
Le Roy rend par ce coup la paix à ses Etats ;
125 Et s’il veut s’épargner de nouveaux embarras,
Le choix d’un Successeur n’est pas moins necessaire.
Si vous aviez voulu… mais vous aimez mon Frere,
Et ne pouvant sur luy tourner le choix du Roy,
Vous voulez empescher qu’il ne tombe sur moy.

TIRIBAZE.

130 Puis que vous m’y forcez, je veux bien vous le dire,
On sçait par quels conseils je sauvay cet Empire,
Quand vostre Oncle Cyrus vint attaquer le Roy ;
On sçait quels coups pour luy je détournay sur moy,
Et qu’aux plus grands périls ma vie abandonnée,
135 Par mon sang prodigué marqua cette journée274.    
Quand le Roy veut nommer un Sucesseur, je croy
Que sauvé par mon bras, il peut songer à moy.
Je pourrois me flater de l’espoir qu’il me donne.
Qui m’a sauvé la vie, a part à la Couronne.
140 Voilà ce qu’il m’a dit, Seigneur, plus d’une fois ; [p. 7]
Mais je laisse le Trône au seul sang de nos Roys ;
Et l’exemple éclatant de cette déference,
Aux plus ambitieux doit imposer silence.
Je fais plus. Quand je voy plus d’un Frere jaloux
145 Combatre fiérement* de275 l’Empire avec vous,
J’obtiens enfin du Roy, Seigneur, qu’entre vos Freres,
Qui déchirent l’Etat en des partis contraires,
Ariarathe seul vous dispute ce choix.
Ayant devant le Roy balancé tous vos droits,
150 Quoy que toûjours pour vous un doux panchant l’entraîne,
Ainsi que sa raison, sa tendresse incertaine,
Semble276 entre ses deux Fils n’oser rien décider,
Et me livrer un choix qu’il n’ose hazarder.

DARIUS.

Si de vostre destin vous devenez le maître,
155 Au moins faites un Roy qui soit digne de l’estre.
N’attendez rien de bas d’un cœur comme le mien,
Un autre pour régner ne ménageroit rien.
Nul ne sçait mieux que moy ce que vaut un Empire.
Je ne suis point ingrat, cela vous doit suffire ;
160 Mais s’il falloit rougir pour un Trône à gagner,
J’aimerois mieux cent fois obeïr que régner.

TIRIBAZE.

J’aime ce noble orgueil*, ce généreux* langage.
Vous estes né trop grand pour manquer de courage* ;
Des Princes comme vous ne sont jamais ingrats,
165 Mais de grands intérests que vous n’ignorez pas…
Seigneur, n’en parlons plus, je n’ay plus rien à dire ;
C’est à vous de m’entendre, il s’agit de l’Empire.

DARIUS.

Je veux vous le devoir, d’autant plus que je voy
Que vous aimez ma gloire, et me traitez en Roy.
170 Moins vous me demandez et plus je doy vous rendre ; [p. 8]
Qui donne ainsi le trône, a droit de tout prétendre ;
Et mon zele agissant sur l’exemple du Roy,
Vous répond apres luy de ce que je vous doy.
Mais voicy Nitocris.

SCENE III. §

DARIUS, TIRIBAZE, NITOCRIS.

DARIUS.

Que ne puis-je, Madame,
175 Expliquer à vos yeux les transports* de mon ame !
Vostre Pere m’appreste un sort si glorieux…
Mais je vois un grand trouble éclater dans vos yeux,277
L’espoir qu’il m’a donné pourroit-il vous déplaire ?
Laissez agir pour moy les soins de vostre Pere.
180 Pour n’estre pas ingrat, je n’épargneray rien,
Et je mettray son sort aussi haut que le mien.

SCENE IV. §

TIRIBAZE, NITOCRIS.

NITOCRIS.

Quel succés attend-il, Seigneur, de vostre zele ?
A son Frere, à vous-mesme, estes-vous infidelle ?
Vous sçavez quelle part je prens à ce grand choix,
185 Où deux Princes Rivaux demandent vostre voix.
Mais ce qui plus278 me gesne279, est de voir que vous-mesme [p. 9]
Vous renoncez pour eux à la grandeur supréme.
Quel est vostre dessein ?

TIRIBAZE.

Il suffira pour nous
Qu’il nomme un de ses Fils qui sera ton Epoux.

NITOCRIS.

190 Il suffira pour nous ! Quel langage est le vostre ?
Vous avez pour régner plus de droit que tout autre.
Ne songez qu’à vous seul. Le pouvoir souverain
Est presque tout entier, Seigneur, dans vostre main.
Du suffrage* du Roy n’estes-vous pas le maître ?

TIRIBAZE.

195 Ma fille, à cet orgueil* que tu me fais paroître,
Je reconnois mon sang, et j’aime à voir en toy
Une Fille si fiere, et si digne de moy.
J’ay du courage assez pour prétendre à l’Empire ;
Mais enfin quelque orgueil* que ma faveur m’inspire,
200 Le Roy me refusa la Princesse Amestris280.
Quoy que de grands honneurs effacent ce mépris,
Le Roy souffrira-t-il* qu’une audace insensée
Jusqu’aux droits de son sang éleve ma pensée ?
Le Roy me promet tout, mais la commune voix
205 Eleve Darius au Trône de nos Roys.
Des Perses inconstants n’irritons* pas la haine,
Assurons à mon sang la grandeur souveraine ;
Que ton front couronné console mes vieux ans,
Et que je regne en toy pour régner plus longtemps.
210 Le Roy pour Darius fortement s’intéresse*,
Mais j’ay sçeu pour son Frere exciter sa tendresse,
Et parlant pour tous deux, j’ay suspendu sa voix,
Pour devenir enfin l’Arbitre de son choix.
Non, qu’à le faire seul mon orgueil* se dispense281, [p. 10]
215 Mais comme il semble enfin m’en donner la puissance,
Je remets dans tes mains un droit si glorieux.
Choisis sans plus tarder avec tes propres yeux.
Il faut prendre party, sans te laisser surprendre*
Aux dangereux conseils de l’Amour foible et tendre.
220 Le jeune Ariarathe a pour toy plus d’ardeur,282
Mais Darius fait voir par tout plus de grandeur.
Il semble qu’en naissant, et prévenant* son Frere,
Il prit du sang des Roys l’auguste caractere,
Et que s’estant saisy des vertus de son rang,
225 N’en a laissé que l’ombre aux restes de son sang.
Il revient triomphant, et fier de sa victoire,
Il montre moins d’amour, occupé de sa gloire.
L’amour d’Ariarathe est digne de pitié ;
Mais doit-on écouter l’amour et l’amitié,
230 Quand un grand intérest veut qu’on les sacrifie ?
La Fortune nous rit283, elle nous justifie.

NITOCRIS.

Vos leçons, vostre exemple, et vos fiers sentimens,
M’ont appris à braver l’Amour et les Amans.
Vous m’avez inspiré ces pensers284 héroïques285,
235 Et cette dureté des vertus politiques286.
Si la seule grandeur a pour vous des appas,
J’ay mesmes yeux287 que vous, je marche sur vos pas.
Commandez, choisissez, je suis toute à mon Pere,
Et s’il faut faire un choix, c’est à vous à le faire.288

TIRIBAZE.

240 Ministre ambitieux, je devrois te donner    
Un Roy foible, et qui fust facile à gouverner.
Je deviendrois plus grand, plus fort par sa foiblesse ;
Mais cette Politique est dure à ma tendresse ;
Je t’aime ; Darius te fera plus d’honneur.
245 Va-t-en voir Aspasie, et fais avec chaleur    
Agir pour Darius son crédit et son zele. [p. 11]
Toute Fille289 qu’elle est, le Roy souvent l’appelle
Aux secrets de l’Empire, aux soins de sa grandeur,
Et semble entr’elle et moy balancer sa faveur.
250 J’en murmure* en secret, mais craignant sa puissance,
Nous devons avec elle agir d’intelligence.
Sur le choix qu’on attend je doy presser le Roy.
Fier de son amitié qui redouble pour moy,
Je pourray faire entrer le Sceptre en ma Famille.
255 Celuy qu’il va nommer va couronner ma Fille,
Et mon ambition ne pouvant plus monter,
N’aura plus rien à craindre, et rien à souhaiter.

SCENE V. §

NITOCRIS, CLEONNE.

NITOCRIS.

Il faut abandonner le Prince Ariarathe,
Cleonne…

CLEONNE.

Quelque espoir dont Darius vous flate,
260 Le tendre Ariarathe a pour vous tant d’ardeur…

NITOCRIS.

C’est l’ordre de mon Pere, et celuy de mon cœur ;
Car enfin pour t’ouvrir le fond de ma pensée,
Penses-tu que j’écoute une flâme* insensée ?
Penses-tu que trop foible, et sensible à mon tour,
265 Je trouve plus d’appas, où je voy plus d’amour ?
Où je voy plus d’amour, je voy plus de foiblesse ;
Je distingue le rang, et non pas la tendresse ;
C’est au lieu le plus haut et le plus glorieux, [B ; 12]
C’est là, sans balancer, que j’arreste mes yeux ;
270 Et s’il faut plus avant penétrer dans nos ames,
Sçais-tu bien ce qui fait nos desirs et nos flâmes* ?
L’orgueil* fait tout, Cleonne, et pour dire encor plus,
La vanité souvent fait toutes nos vertus.
L’Amour n’est pas un Dieu tel qu’on l’a voulu faire;
275 L’Amour périt bientost290, sa flâme* est passagere ;
Le dépit, la raison, l’âge, éteint291 les ardeurs,
Mais la gloire jamais ne meurt dans les grands cœurs.

CLEONNE.

Il est des cœurs, Madame, à l’amour si fidelles,
Qu’il y rend quand il veut ses flâmes* immortelles.

NITOCRIS.

280 Croy292 ce que tu voudras, je ne te dy plus rien ;
Mais enfin les grands cœurs sont faits comme le mien.
Ainsi pour Darius, lors que je m’intéresse*,
Darius ne doit point ce choix à ma tendresse ;
J’envisage toûjours sa prochaine grandeur,
285 Et le plus pres du Trône, est plus pres de mon cœur.

CLEONNE.

Mais, Madame, apres tout, s’il faut que je m’explique,
Vous accomodez-vous d’un Amant* politique,
Qui n’en veut qu’à l’Empire, en soûpirant* pour vous ?

NITOCRIS.

Dois-je le moins aimer, s’il agit comme nous ?
290 J’aime en luy cette ardeur qui court au Diadéme ;
Il fait tout pour la gloire, et j’en use293 de mesme.

CLEONNE.

Mais enfin Darius, de l’air dont je le voy,
Vous rendre quelques soins*

NITOCRIS.

[p. 13]
Hé qui peut mieux que moy
Au Trône qui l’attend avec luy prendre place ?
295 La faveur de mon Pere, et l’éclat de ma Race,
Tout son espoir qu’il prend de notre seul appuy,
Justice, honneur, devoir, tout me répond de luy,
Et peut-estre l’Amour m’en répondra luy-mesme.

CLEONNE.

Peut-estre…

NITOCRIS.

Mais pourquoy ne veux-tu pas qu’il m’aime ?
300 Je sçay qu’avec l’orgueil* d’un cœur ambitieux
Je prens peu soin de plaire, et de charmer* les yeux ;
Que n’ayant rien dans l’âme et de foible et de tendre,
On donne peu d’amour, quand on n’en sçauroit prendre ;
Mais aussi quelquefois la fierté, les froideurs,
305 Valent bien tous ces soins* complaisans et flateurs.
Ce chemin pour charmer*, est le moins ordinaire ;
Mais on peut plaire enfin, en négligeant de plaire.
Quoy qu’il en soit, je voy le Prince à mes genoux.
Pour s’assurer du Trône, il a besoin de nous,
310 Et sans examiner s’il aime, ou s’il sçait feindre,
Mon Pere m’en répond, je n’ay plus rien à craindre.
Allons voir Aspasie, et ne contestons plus,
Implorons son pouvoir, et servons Darius.
Tu murmures* en vain, orgueil* fier et rebelle,
315 Il faut sans balancer te contraindre aupres d’elle.
Ne crains rien, de quelque air que nous puissions agir,
Tout ce qui fait régner, ne fait jamais rougir294.

Fin du Premier Acte.

[p. 14]

ACTE II §

SCENE PREMIERE. §

ASPASIE, BARSINE.

BARSINE.

Quel que soit le sujet de vostre inquiétude,
Vous ne pouvez sans honte, et sans ingratitude,
320 Vous plaindre ny du Sort, ny du Roy, ny des Dieux ;
Ils vous font un destin si beau, si glorieux…

ASPASIE.

Ma fortune est sans-doute illustre, et non commune ;
Mais je sens des malheurs plus grands que ma fortune.
Je ne me plaindrois pas, si parmy tant de biens
325 Les Dieux avoient mêlé d’autres maux que les miens.295
Du Païs d’Ionie en ces Lieux amenée,
Au superbe* Cyrus malgré moy destinée,
Je vis par son trépas finir mes déplaisirs; 296
Et mon bonheur alloit plus loin que mes desirs,
330 S’il n’eust esté troublé par la mort de la Reyne.
Tu sçais bien que pour moy sa faveur fut si pleine,
Que le fier Tiribaze en conçeut quelque effroy, [p. 15]
D’autant plus qu’elle obtint de l’amitié du Roy,
Que j’aurois dans sa Cour les plus augustes marques
335 Qui distinguent icy les Filles des Monarques.
Quels honneurs ! Qui jamais a passé comme moy
Par un vol si rapide, au rang où je me voy ?
Cependant le diray-je, et le pourra-tu croire ?
Des chagrins si cruels* empoisonnent ma gloire,
340 Que je préfererois, pour me les épargner,
La honte de servir, à l’honneur de régner.297

BARSINE.

Depuis deux jours, Madame, affectant la retraite,
Pour combatre, ou nourrir quelque douleur secrete,
Je voy couler vos pleurs. Le298 verray-je toûjours,
345 Sans pouvoir à vos maux offrir quelque secours ?

ASPASIE.

Ces pleurs coulent encor, ces témoins trop fidelles
Du trouble que je sens, et des peines cruelles*
Que je souffre* en voulant contraindre ma douleur.
Apprens, et cache bien le secret de mon cœur.
350 Tu connois Artaxerce, et ce nom adorable299
Présente à ton esprit le Roy le plus aimable
Que la Perse ait reçeu de la main de nos Dieux,
Toûjours auguste et grand, toûjours victorieux,
Et qui pouvant gagner l’Empire de la Terre,
355 Sacrifie à la Paix la gloire de la Guerre.
Ardent à se vanger de ses fiers* Ennemis ;
Prompt à leur pardonner, si-tost qu’il sont soûmis ;
Maître de la Victoire, et vainqueur de luy-mesme,
Plus Roy par ses vertus, que par son Diadéme ;
360 Libéral*, tout le monde est plein de ses bienfaits,
Et n’offre à ses regards que des cœurs satisfaits ;
Juste et clément ensemble, adoré quoy qu’il fasse,
Ou quand sa main punit, ou quand sa main fait grace ;
Donnant tout, faisant tout, pour le bonheur d’autruy, [p. 16]
365 Sans chercher, ny garder que la gloire pour luy.
Ce Roy, si grand, si craint dans la Paix, dans les armes300,
Et tel que je le peins avecque301 tous ses charmes*,
Semble m’offrir sa main, et me faire entrevoir
D’un honneur que je crains le surprenant espoir.
370 Incertaine, et tremblante, et n’osant m’en défendre302

BARSINE.

Est-ce un si grand malheur ?

ASPASIE.

Acheve de m’entendre,
J’aime le Prince.

BARSINE.

O Dieux !

ASPASIE.

Sa bouche à son retour,
Avant l’aveu du Roy, m’expliqua son amour.
J’ay fait tous mes efforts, et 303 suis preste à tout faire,
375 Pour m’arracher au Prince, et me rendre à son Pere.
Quoy que l’amour du Roy s’explique foiblement,
Mon respect à luy seul m’attache uniquement ;
Mais l’amour disposant de moy, malgré moyméme…

BARSINE.

Vous aimez Darius ?

ASPASIE.

Oüy, Barsine, je l’aime ;
380 De ses fers*, quoy qu’il soient, il faut se dégager ;
Mais tu connois mon cœur, est-il fait pour changer ?
Reconnoissance, honneur, devoir, obeïssance,
Cent raisons à la fois condamnent ma constance ;
Mais cette Loy d’amour, qui rompt toutes les Loix,
385 Me fait toûjours aimer ce que j’aime une fois.
Quelle est cette fureurs* ? Faut-il parce que j’aime,
Renoncer à la gloire, et m’oublier moy-mesme ?

BARSINE.

[p. 17]
Quel est vostre dessein ? Artaxerce aujourd’huy    
Choisit un de ses Fils pour régner apres luy.
390 S’il nomme Darius par une Loy supréme,
Il304 peut vous demander au Roy malgré vous-mesme.

ASPASIE.

Il peut me demander, m’obtenir malgré moy ?
Quel trouble ! quel desordre ! avertissons le Roy.
Mais c’est perdre le Prince, et luy ravir l’Empire,
395 Ou plutost, et j’entends que mon cœur en soûpire*,
C’est perdre mon amour.Que de cruels* combats !
Pren pitié de mon cœur, ne m’abandonne pas.
Trahiray-je le Roy ? Trahiray-je ma flâme* ?

BARSINE.

Nitocris…305

ASPASIE.

Nitocris ? Elle me hait dans l’ame,
400 Et ce que j’ay de part à la faveur du Roy,
Met quelque jalousie entre son Pere et moy.

SCENE II. §

ASPASIE, NITOCRIS, BARSINE,
CLEONNE.

NITOCRIS.

Vous me voyez, Madame, étonnée* et306 timide*,
Dans l’attente d’un choix dont ce grand jour décide ;
Entre deux Fils Rivaux Artaxerce flotant,
405 N’attend que vostre avis sur un choix important.
Un si grand intérest également307 nous touche ;
La Perse, l’Univers, vous parlent par ma bouche,
Puis qu’enfin l’Univers prend part à ce grand choix [p. 18]
Qui donne un Successeur au plus grand de ses Roys.

ASPASIE.

410 Ariarathe ayant l’appuy de vostre Pere,
Mon crédit pres du Roy vous est peu necessaire.
Je ne me flate point ; si quelquefois le Roy
Veut bien pour me parler descendre jusqu’à moy,
Il croit que le conseil d’une jeune Etrangere
415 Est moins intéressé, plus libre, et plus sincere,
Et la Fortune veut qu’en prenant mes avis,
Il ne se repent point de les avoir suivis.

NITOCRIS.

Vous ne dites pas tout, et vostre modestie
En dérobe à nos yeux la meilleure partie.
420 C’est ainsi, quand on a dessein de refuser,
Qu’un injuste refus tâche à se déguiser.308
Pour vaincre vos froideurs, sçachez ce qui se passe ;
Ne vous abusez plus, tout a changé de face.
Le Prince Ariarathe avoit dans ce grand jour,
425 Avec les droits du sang, les droits de son amour ;
Et l’espoir d’un tel Gendre amoureux et sincere,
Avoit en sa faveur intéressé* mon Pere ;
Mais d’un plus doux espoir touché plus fortement,
Mon Pere a tout d’un coup changé de sentiment.
430 Il est pour Darius.

ASPASIE.

Luy contre Ariarathe ?
Et vous, Madame ?

NITOCRIS.

Et moy ? Je suis injuste, ingrate ;
Mais c’est au choix d’un Pere à régler mes desirs.
Je devore en secret mes cruels* déplaisirs ;
Je plains Ariarathe, et mon cœur qui soûpire*,
435 Fait ce grand sacrifice au bonheur de l’Empire.

ASPASIE.

[p. 19]
Nous vous devons, Madame, apres ce digne éclat,
De grands remercîmens au nom de tout l’Etat.
S’il faut à cet effort laisser tout son mérite,
Par quel prix envers vous faudra-t-il qu’on s’acquite ?
440 Le Trône est le seul bien qui peut payer* un jour
Cet effort de vertu* plus grand que vostre amour.
Aussi, si j’ose enfin dire ce que j’en pense,
Cet effort tant vanté n’est pas sans espérance,
Et Darius touché de ce zele éclatant,
445 Vous destine sans-doute au Trône qui l’attend.

NITOCRIS.

Peut-estre ; mais enfin craignant tout de son Frere,
Il brigue avec ardeur le secours de mon Pere.

ASPASIE.

Il a vû vostre Pere ?

NITOCRIS.

Et ce Prince a fait voir,
Que sur mon Pere seul fondant tout son espoir,
450 Pour mériter nos soins, il me gardoit dans l’ame…
Mais j’en pourroit trop dire…

ASPASIE.

Il vous aime, Madame.

NITOCRIS.

Je connoy peu l’Amour ; mais vous sçavez, je croy,
A bien examiner ce qui l’attache à moy,
Que nulle autre à son cœur ne sauroit mieux prétendre.
455 C’est à vous d’achever ce que j’en puis attendre ;
Sur ce choix important qu’on résout aujourd’huy,
Vous estes équitable, et vous serez pour luy.

ASPASIE.

Darius voudroit-il me devoir quelque chose ?

NITOCRIS.

De tout son sort sur vous Darius se repose. [p. 20]

ASPASIE.

460 Si pour vous, si pour luy mes vœux sont écoutez…

NITOCRIS.

Il sçait vostre pouvoir, il sçaura vos bontez ;
Et moy qui puis sur luy prendre quelque puissance,
Je puis vous assurer de sa reconnoissance,
Et qu’il aime à tenir du rang où je vous voy,
465 Le rang qu’il doit un jour partager avec moy.

SCENE III. §

ASPASIE, BARSINE.

ASPASIE.

Darius me trahit ; Nitocris est aimée.

BARSINE.

D’un si prompt changement estes-vous allarmée ?
Je vous voy condamner, et craindre ses ardeurs.

ASPASIE.

Voila ce qu’on produit mes ingrates froideurs ;
470 J’ay demandé cent fois aux Dieux son inconstance,
L’Infidelle a changé sans trop de violence.
En gagnant Tiribaze, il veut se faire Roy ;
Content de Nitocris, il veut régner sans moy.
Allons parler pour luy. Si Darius me quitte,
475 Oublions son amour, et non pas son mérite.
Pour le faire régner, secondons Nitocris ;
Qu’il change en sa faveur, qu’un Trône en soit le prix.
Que dis-je ? tout mon cœur en frémit, en soûpire*.
Ma Rivale avec luy partageroit l’Empire ?
480 Mais quel est cet indigne et lâche desespoir ? [p. 21]
Le Roy m’aime, il m’écoute, et je sçay mon pouvoir.
Si le Roy veut nommer Darius à l’Empire,
Eloignons-le du Trône où Nitocris aspire.
Non, ma Rivale, non, tu ne régneras pas.
485 Mais le Roy vient icy. Que luy diray-je ? Helas !
Mon amour… mon dépit…Evitons sa présence309.

SCENE IV. §

LE ROY, ASPASIE.

LE ROY.

Me fuyez-vous ? A qui puis-je avec assurance
Confier mieux qu’à vous les troubles de mon coeur
Chargé du nouveau soin* de faire un Successeur ?
490 Au milieu de la Paix que je donne à la Terre,
Mes Fils font sur ce choix une nouvelle Guerre.
La jalouse fureur*, l’orgueil, la trahison,
Troublent de temps en temps la paix de ma Maison.
J’ay cent fois éprouvé les fureurs* d’une Mere,
495 Essuyé l’attentat, la revolte d’un Frere ;
Et mon dernier exploit, par un sort inhumain,
Du trépas de ce Frere ensanglanta ma main.
Pour comble de misere, une Epouse fidelle
A rendu par sa mort ma douleur immortelle310.
500 C’estoit peu. Ce matin sacrifiant aux Dieux,
Un presage étonnant* s’est offert à mes yeux.
Voyez quelle terreur m’a saisy dans le Temple.
Par un prodige étrange, en ces Lieux sans exemple,
La Victime frappée, apres le coup mortel, [p. 22]
505 Se releve, s’élance, et fuyant de l’Autel,
Court, remplit ses saints Lieux d’une voix gémissante,
Et laissant apres elle311 une trace sanglante,
Tombe, en mourrant, aux pieds du Sacrificateur,
Le fait pâlir de crainte, et frissonner d’horreur.
510 Je venois pres de vous raffermir mon courage ;
Mais le cœur penétré d’un si cruel* présage,
Une froide sueur a glacé tout mon corps.
Je n’ay point fait de crime, et312 je sens des remords313.

ASPASIE.

Quel que soit ce présage, il n’a rien qui m’étonne*,
515 Tant que je vous verray maître de la Couronne.
Vivez, régnez, Seigneur, sans déclarer vos vœux.
Le choix d’un Successeur seroit trop hazardeux.
Fier des titres du Trône, il peut tout entreprendre.
Tiribaze qui veut l’obtenir pour son Gendre,
520 Pourroit l’instruire un jour à ne rien épargner.
Ostez ce grand prétexte à l’ardeur de régner,
Et qu’aucun ne prétende à cette préference
Que par de longs respects, et par sa patience.
Songez que nous parler de faire un Successeur,
525 Nommer un Héritier, ce discours nous fait peur.
Epargnez-nous l’horreur d’un si cruel* langage,
Qui de vostre destin offre une triste image,
Et nous menace enfin d’en voir finir le cours.
Dure, dure à jamais vostre régne, et vos jours.

LE ROY.

530 En vain vous me flatez ; les Destins en colere
Me forcent d’expier le meurtre de mon Frere,
Et la voix de son sang s’éleve contre moy.
Ce coup, quoy qu’innocent, soüille la main d’un Roy.
Et me rend importun, odieux à moy-mesme,
535 Me donne des dégoûts pour la grandeur supréme,
Source de tous les maux que je souffre* aujourd’huy. [p. 23]
Que ne puis-je, lassé de vivre pour autruy,
Ne vivre que pour moy, loin du Trône et du monde !314
Et pour passer mes jours dans une paix profonde,
540 Que ne puis-je à vous seule attacher mon bonheur,
En vous seule chercher, plaisirs, gloire, grandeur,
Et choisir, pour remplir ma gloire et mon attente,
Un Roy digne du Trône, et qui me représente !

ASPASIE.

J’avoûray qu’on vous voit dans ce rang glorieux
545 Accablé de malheurs qui font rougir les Dieux.
On vous a vû gémir des fureurs* d’une Mere,
Punir de vostre main les attentats d’un Frere.
On voit icy vos Fils l’un à l’autre opposez,
Tous les liens du sang cruellement* brisez ;
550 Le trépas de la Reyne, et cent cruels* présages,
Capables d’ébranler les plus fermes Courages ;
Mais dût le nom de Roy, qui fait tant de Jaloux,
Attirer tous les traits315 qu’on voit tomber sur vous,
Les soins qu’attend de vous un Peuple qui vous aime,
555 Vous attachent au Trône en dépit de vous-mesme316.

LE ROY.

Ah ! je ne sçay que trop les loix de mon devoir,
Et s’il me permettoit de céder mon pouvoir,
Oubliray-je qu’il faut couronner ce que j’aime ?
Il suffit qu’en gardant la puissance supréme,
560 Je nomme un Successeur sage, vaillant, heureux*

ASPASIE.

Ne précipitez point un choix si dangereux.
Les Destins ont parlé. Que ne puis-je vous dire
Les maux que je prévois pour vous et pour l’Empire !
Tiribaze qui vient, seconde vos desseins,
565 Et moy je vais pleurer les malheurs que je crains.
[p. C ; 24]

SCENE V. §

LE ROY, TIRIBAZE.

TIRIBAZE.

Tout le Peuple demande avec impatience
Un choix que vous tenez si longtemps en balance.
L’entretien d’Aspasie a-t-il enfin calmé
Les injustes* terreurs qui vous ont allarmé ?

LE ROY.

570 Non, et par trop de zele, ou par trop de prudence,
Elle blâme mon choix, et mon impatience ;
Et moy toûjours pressé d’un remords eternel,
Qui d’un meurtre innocent fait un coup criminel,
Je me fais des terreurs sur la mort de mon Frere,
575 Dont toute ma vertu* ne sçauroit me défaire*.
Mais c’est peu de sentir une indigne frayeur,
Un trouble encor plus grand embarasse mon cœur.
J’aime Aspasie.

TIRIBAZE.

O Ciel !

LE ROY.

Et ma foiblesse est telle,
Que mon cœur ne respire, et ne vit que pour elle.
580 La Reyne l’honoroit d’une tendre amitié,
Et si de son vivant cette auguste Moitié
Eut toute mon estime, et toute ma tendresse,
Aspasie avec moy pleurant cette Princesse,
Me faisant aupres d’elle oublier mon malheur,
585 Plus que je ne voulois, consola ma douleur,
Et sa pitié donnant plus de force à ses charmes*, [p. 25]
Me rendit trop sensible à de si belles larmes.317
Honteux de soûpirer* dans l’état où je suis,
Las du Trône, accablé de troubles et d’ennuis,318
590 Je murmure* en secret contre ce rang supréme319,
Mais j’écoute la gloire, et la Beauté que j’aime :
Je luy dois ma Couronne aussi-bien que mon cœur.
C’est assez de choisir un digne Successeur, 320
De voir ainsi mes Fils vivre sans jalousie,
595 Et sans craindre les Fils qui naîtront d’Aspasie.

TIRIBAZE.

C’est ainsi qu’Aspasie obtient plus en ces Lieux,
Que le sang le plus noble, et le plus glorieux.
La Perse a des Beautez, dont la haute naissance…

LE ROY.

Va, ne sois point jaloux de cette préference.
600 S’il est vray ce qu’on dit que Darius mon Fils
Rend souvent des devoirs, des soins* à Nitocris…

TIRIBAZE.

Peut-estre donnant trop aux sentimens d’un Pere,
Je me laisse flater d’un espoir teméraire.

LE ROY.321

Non, non, il faut unir ton sang avec mon sang.
605 Allons nommer enfin l’Héritier de mon rang.
Que mon Conseil s’assemble, et quand toute la Terre
Voit finir par mes soins les troubles de la Guerre,
Qu’un Successeur nommé comble tous nos souhaits,
Et rende à ma Maison une profonde Paix.

Fin du Second Acte.

[p. 26]

ACTE III. §

SCENE PREMIERE. §

TIRIBAZE, NITOCRIS.

TIRIBAZE.

610 C’en est fait, Darius emporte l’avantage.
C’est luy sur qui le Roy fait tomber son sufrage*,
Et je voy ma faveur confondre* aux yeux de tous,
Tous ceux que trop d’envie* animoit contre nous.
Nous triomphons, et mesme en dépit d’Aspasie,
615 Qui contraire à nos vœux, soit haine, ou jalousie,
Ou qui servant le Roy par zele, ou par amour…
Mais ce sont des secrets que tu sçauras un jour.
Ne songeons aujourd’huy qu’à ce grand Hymenée,
Où par l’aveu du Roy je te voy destinée.
620 Tu vas voir Darius son digne Successeur,
Te demander au Roy pour supréme faveur.
On publie322 en tous Lieux cet Hymen que j’espere,
J’ay répandu ce bruit, ce n’est plus un mystere.
Sur un si doux espoir que j’ay reçeu d’honneurs ! [p. 27]
625 Quelle foule d’Amis, et d’Ennemis flateurs !
On les voit se presser, voler à mon passage,
Affecter de montrer leur joye et leur visage,
Et nous faire sentir par avance à tous deux,
Par leurs empressemems, le succés de nos vœux.

NITOCRIS.

630 Je viens de voir, Seigneur, avec quelle allégresse
Pres du Prince, à grands flots, tout le monde se presse.
Quel éclat ! quel triomphe ! On voit de toutes parts
Tout le Peuple sur luy confondre* ses regards.
Moy-mesme en attirant les yeux de l’Assemblée,
635 De respects et d’honneurs on m’a vûe accablée.

TIRIBAZE.

Que fait Ariarathe ?

NITOCRIS.

Au desespoir réduit,
Il eust mêlé quelque ombre à l’espoir qui me luit323,
Si l’excés de ma joye, ainsi que de la vostre,
M’eust pû laisser sentir les déplaisirs d’un autre.
640 Ce Prince infortuné, plein d’un juste* courroux,
Se plaint ouvertement d’Artaxerce et de vous,
Et suivant son humeur sauvage et solitaire,
Luy-mesme s’imposant un éxil volontaire,
D’un objet importun a délivré nos yeux.
645 Mais, Seigneur, Darius triomphant, glorieux,
Témoigne pour me voir si peu d’impatience…

TIRIBAZE.

Peut-il si-tost au Peuple arracher sa présence ?
Mais le voicy qui vient, avant que324 voir le Roy,
T’offrir l’espoir du Trône, aussi-bien que sa foy.
[p. 28]

SCENE II. §

DARIUS, TIRIBAZE, NITOCRIS325.

DARIUS.

650 Je me dérobe enfin à la foule empressée,
Que j’ay pour vous rejoindre à peine326 traversée.
Je brûlois de remplir le soin* le plus pressant,
Le plus tendre devoir d’un cœur reconnoissant.
Je vous l’ay déjà dit, et vous le dis encore,
655 De quelque illustre rang que le Roy vous honore,
Je vous mettray si haut, et si proche de moy,
Que l’Etat doutera qui de nous sera Roy.327
Mais comme il court un bruit qu’on commence de croire328,
Que Rival de mon Frere, et jaloux de sa gloire,
660 J’aspire au mesme Objet* dont son cœur est charmé*,
Je viens détruire un bruit dont je suis allarmé.
à Tiribaze.
Mon Frere, et Nitocris, qui sont nez l’un pour l’autre,
Et si dignes d’unir mon sang avec le vostre,
Doivent avoir leur part à l’heur329 de ce grand jour;
665 Vous m’avez couronné, couronnez leur amour.
à Nit.
On croit que je vous doy demander à mon Pere,
Mais puis-je sans pitié vous oster à mon Frere ?
Que diroit tout l’Etat, s’il rencontroit en moy
Un Tyran inhumain, quand il attend un Roy ?330
670 Non, non, par un effort digne du Diadéme,
Je vous cede, et vous perds pour un autre moyméme,
Et pour le prix d’un rang qui m’est si glorieux, [p. 29]
Je laisse à Nitocris, ce qu’elle aime le mieux.

TIRIBAZE.

Quel coup de foudre331 ! O Ciel !

NITOCRIS à Darius.

Ce grand effort m’étonne*,
675 Seigneur, et c’est bien plus que m’offrir la Couronne.
Aussi vous jugez bien que de pareils bienfaits,
Dans un sensible cœur ne s’effacent jamais.

DARIUS.

Artaxerce m’attend332, et ma reconnoissance
Ne sçauroit témoigner assez d’impatience.

NITOCRIS à part.

680 M’aviez-vous réservée à cet affront ? Grands Dieux :
Le Roy vient. Dérobons notre trouble à ses yeux.

SCENE III. §

LE ROY, DARIUS, TIRIBAZE.

TIRIBAZE au Roy.333

Le Prince est satisfait, et vous allez apprendre
Quel est le fruit des soins que je viens de luy rendre.
[p. 30]

SCENE IV. §

LE ROY, DARIUS, SUITE.

DARIUS.

Puis-je assez dignement répondre à vos bontez ?

LE ROY.

685 Vous avez obtenu ce que vous méritez.
Vous régnerez un jour, et sur cette espérance,
Pour vous mieux préparer à la Toute-Puissance,
Commencez d’en user en Prince genéreux.
N’insultez point au sort334 d’un Frere malheureux.
690 Surtout335 en Tiribaze, en cet Amy fidelle,
Mon Fils, reconnoissez la grandeur de son zele.
Apres cela, parlez, demandez hardiment,
C’est une Loix qu’en Perse on garde exactement,
Que quiconque est nommé Successeur de l’Empire,
695 Puisse obtenir du Roy la faveur qu’il desire.

DARIUS.

Avant que m’expliquer, pour répondre à vos vœux,
Vous pouvez consoler un Prince malheureux.
Pour payer* Tiribaze, apres ce grand service,
Pour contenter mon Frere, et luy rendre justice,
700 Donnez-luy Nitocris, rendez ses vœux contens,
Autant que je le suis du Trône que j’attens.

LE ROY.

Vous, céder336 Nitocris ? C’est trop de complaisance,
Son Pere estant l’appuy de la Toute-Puissance.
Sa Fille doit régner, le Sceptre est à ce prix.

DARIUS.

705 Mon Frere perdra-t-il le Trône, et Nitocris ?

LE ROY.

[p. 31]
Reposez-vous sur moy du sort de vostre Frere,
J’ay le pouvoir d’un Roy, j’auray le soin d’un Pere.

DARIUS.

Si vous l’aimez, il faut laisser à son amour
Un bien cent fois plus cher que le Trône et le jour.
710 Pour moy, de tous les biens que possede l’Asie,
Pour suprême faveur, je ne veux qu’Aspasie.

LE ROY.

Aspasie ?

DARIUS.

Oüy, Seigneur.

LE ROY.

O sort trop rigoureux !337

DARIUS.

Que me dit ce grand trouble, et ce silence affreux* ?

LE ROY.

Frere cruel*, ton sang me demandoit justice,
715 C’est icy que tu vois commencer mon suplice.

DARIUS.

Demander Aspasie, est-ce un crime si noir ?

LE ROY.

Amour du sang, dois-tu contraindre mon pouvoir ?
Que l’on cherche Aspasie. Il faut que devant elle
Vous appreniez quelle est cette Loy si cruelle*,
720 Qui vous rend assez fier pour braver mon courroux,
Et demander un bien qui ne peut estre à vous.

DARIUS.

Seigneur, j’aime Aspasie, et l’exemple d’Arsame
Me faisant redouter mesme sort pour ma flâme*,
Je n’osois comme luy hazarder mes soûpirs*,
725 Et mon respect encor suspendroit mes desirs ;
Mais sçachant que flaté d’un espoir teméraire,
Tiribaze en faveur d’une Fille trop chere,
Avoit legérement engagé vostre foy, [p. 32]
J’ay crû, pour affranchir la parole d’un Roy,
730 Qu’il falloit aujourd’huy, par une Loy supréme,
Au lieu de Nitocris, demander ce que j’aime.
Cent raisons, cent devoirs, l’honneur du sang des Roys,
Demandent Aspasie, et m’imposent ce choix,
Et je n’aimay le Trône où vostre voix m’appelle,
735 Que pour la mériter, et pour m’assurer d’elle338.

LE ROY.

L’Hymen de Nitocris, vous croyant son Amant*,
Fut promis, je l’avouë, assez legérement.
Aspasie est aimable, et la Reyne elle-mesme
Estima sa vertu* digne du Diadéme.
740 Mais enfin Nitocris se flate aux yeux de tous,
De voir en vous un jour couronner son Epoux.
Elle a dû l’espérer, et puis qu’il faut tout dire,
Mon Fils, mon Successeur, l’Héritier de l’Empire,
Est-il injuste, ingrat, avec un si grand nom,
745 Et prétend-il régner par une trahison ?

DARIUS.

De quelle trahison me croyez-vous capable ?
Pour rendre Tiribaze à mes vœux favorable,
J’ay promis, j’ay juré de ne ménager rien,
Et de luy faire un sort aussi grand que le mien.
750 Pour sa Fille, doit-on me traiter d’infidelle ?
Me suis-je offert, Seigneur, et déclaré pour elle ?
N’ay-je pas beaucoup plus à me plaindre de luy ?
Je me suis vû contraint de briguer son appuy.
Le superbe* a voulu par un indigne hommage,
755 A vostre propre Fils vendre vostre suffrage* ;
Et le Pere, et la Fille, ont-il pû concevoir
Sur des respects forcez, un ridicule espoir ?
Dédaigné par ma Sœur, l’aveugle a-t-il pû croire [p. 33]
Que je le vangerois aux dépends de ma gloire ?
760 J’ay puny son orgueil par la confondre*,
Sans vouloir estre ingrat à son ambition.
Je tiendray ma parole, et loin de m’en dédire,
Il aura plus de part que moy-mesme à l’Empire.

LE ROY.

Je connoy Tiribaze, et son zele pour moy,
765 Ses exploits, ses travaux, tout ce que je luy doy,
Ne m’a point ébloüy jusqu’à le méconnoitre ;
Il est fier, et se croit aussi grand que son Maistre.
Mais enfin je luy dois et ma vie, et mon rang,
Sauvez par sa valeur, conservez339 par son sang.
770 Si nous trompons tous deux l’appuy de ma Couronne,
J’en verray rejallir l’affront sur ma personne340.
Un Roy, pour Spéctateurs, a cent Peuples divers,
Il a cent Roys jaloux, il a tout l’Univers.
Mais dust ma gloire en prendre un peu de jalousie,
775 Mettons nos diférens au pouvoir d’Aspasie.

DARIUS.

Quels diférens, Seigneur ? Mon sort dépend de vous.
Regardez seulement sans haine, et sans courroux,
Un Amant* malheureux, dont le choix légitime…
[p. 34]

SCENE V. §

LE ROY, DARIUS, ASPASIE.

DARIUS continuë.

Elle vient ? Ay-je tort ? Seigneur, voila mon crime.

LE ROY.

780 Princesse, (car enfin c’est un nom que je doy
A ce rang glorieux que vous tenez de moy, )
Vous voyez Darius assuré de mon Trône ;
Vous l’apprenez du bruit dont toute Babilone,
Dont mes Peuples charmez* font retentir les airs,
785 Et dont la Renommée instruira l’Univers.
Darius revestu d’une gloire si grande,
Me peut tout demander, et c’est vous qu’il demande.

ASPASIE.

Moy, Seigneur ?

LE ROY.

Le croyant Amant* de Nitocris,
Son changement m’étonne*, et son choix m’a surpris ;
790 Et puis qu’il ne fait plus un secret de sa flâme*,
La mienne ne doit plus se cacher dans mon ame.
Brûlant d’un mesme feu dont il se sent brûler…

DARIUS.

Dieux, qu’entends-je ?

LE ROY.

Ecoutez, et me laissez parler.
Mon Fils, j’aime Aspasie, et l’ardeur de son zele
795 Doit faire tout pour moy, quand j’ay tout fait pour elle.
D’autres Roys employroient la force et la rigueur, [p. 35]
Chacun sous mon Empire est maître de son cœur.
Usez-en comme moy. Fier d’une Loy supréme,
Ne croyez pas par là m’arracher ce que j’aime ;
800 Vous pouvez éxiger ce qui dépend de moy,
Mais je ne puis donner ny son cœur, ny sa foy.
à Aspasie.
Un Tyran peut aller jusqu’à la violence.
Je suis Roy. Mon devoir sçait régler ma puissance,
Et les cœurs n’estant point sous l’Empire d’autruy,
805 Le vostre ne dépend ny de moy, ny de luy.
Disposez-en, Madame, et de quelque avantage
Dont se puissent flater des Amans de son âge,
Décidez avec luy du sort de mon amour,
J’attens vostre réponse avant la fin du jour.341

SCENE VI. §

DARIUS, ASPASIE.

DARIUS.

810 Qui de nous le premier doit rompre le silence ?
Si je parle, par où faut-il que je commence ?
Et de quel œil enfin dois-je vous regarder ?

ASPASIE.

Vous m’aimez donc, Seigneur, et m’osez demander ?

DARIUS.

Pouvant tout demander, par l’aveu du Roy mesme,
815 Pouvois-je342 demander au Roy que343 ce que j’aime ?
Hé ! que seroit sans vous tout le reste pour moy ?
Pouvois-je deviner, Madame, qu’un grand Roy,
Qui donne encor des pleurs au trépas de la Reyne,
Voudroit s’embarrasser d’une nouvelle chaîne344 ?
820 Pourquoy me laissiez-vous ignorer ce malheur345 ? [p. D ;36]

ASPASIE.

Répondre à vostre flâme* avec tant de froideur,
Refuser d’écouter Darius qui soûpire*,
Ne m’entendiez-vous pas ? n’estoit-ce pas vous dire
Qu’un pouvoir souverain s’opposoit à vos vœux ?
825 J’allois vous découvrir ce secret dangereux ;
Mais Nitocris osant se vanter d’estre aimée,
Et mon ame par là cessant d’estre allarmée,
Je crûs que mon devoir n’estoit plus en danger.

DARIUS.

Quelle estoit vostre erreur ? Helas ! puis-je changer,
830 Quand l’amour de mon Pere est un mal que j’ignore,
Si mesme en l’aprenant mon cœur vous aime encore ?
Puis que c’est mon destin de vous aimer toûjours,
Hélas ! que deviendront ces fatales amours ?
Quel affreux* avenir ! que de maux ! que de larmes !

ASPASIE.

835 Faut-il tant d’embarras pour ces malheureux charmes* ?
Tournez vers Nitocris vos soûpirs*, et vos vœux ;
Ne songez qu’à régner, et vous serez heureux.
Ne comblez pas d’horreurs cette illustre journée,
Immolez une ardeur justement* condamnée,
840 A l’espoir de régner, au respect d’un grand Roy,
Aux tendresses d’un Pere, à vostre gloire, à moy.

DARIUS.

Quoy, par tant de raisons vous me pressez vous-méme
D’étouffer mon amour, de céder ce que j’aime ?
Pardonnez à l’erreur de mes yeux trop charmez*,
845 J’ay tort de vous oster à ce que vous aimez.

ASPASIE.

Que vous estes cruel*346 ! Ce soupçon qui m’offence
Me contraint malgré moy de347 rompre le silence.
Mais loin de vous flater de cet aveu, tremblez [p. 37]
Des maux qu’il vous faut craindre, et dont vous m’accablez.
850 Oüy, Seigneur, je vous aime, et ce cœur qui soûpire*,
Se voyant malgré luy forcé de vous le dire,
En devroit à vos yeux expirer de douleur.
Mais au moins vous sçavez, quand j’appris vostre ardeur,
Par quels puissans efforts je voulus m’en défendre.
855 Mesme je vous diray qu’avant que de l’apprendre,
A vos seules vertus s’estant laissé charmer,
Mon cœur n’épargna rien pour s’empescher d’aimer.
La guerre heureusement* m’ostant vostre présence,
Et ma flâme* estant foible encor dans sa naissance,
860 Elle alloit expirer ; je ne vous voyois pas.
Vous revenez paré des plus brillans appas,
Qu’ajoûte à la Vertu* la plus charmante gloire ;348
Vous menez avec vous l’Amour, et la Victoire ;
Je n’ay pû résister, mon feu s’est rallumé ;
865 Vous voila satisfait, et vous estes aimé349.    

DARIUS.

Est-ce un crime si grand, que de m’aimer, Princesse ?

ASPASIE.

Oüy, c’est une honteuse et coupable foiblesse,
De trahir tous les soins*, tous les bienfaits du Roy ;
Oüy, c’est un crime affreux* de disposer de moy,
870 Quand le Roy doit luy seul régler ma destinée ;
Oüy, c’est une fureur*, une rage obstinée,
D’apprendre son amour, et de ne l’aimer pas ;
Oüy, c’est le plus cruel* de tous les attentats,
De trahir lâchement sa plus douce espérance.
875 Aussi de mes remords la juste* violence
Me tourmente sans cesse, et me rend à mes yeux
Horrible, et digne encor des noms plus350 odieux351.

DARIUS.

[p. 38]
Mais le Roy vous laissant disposer de vous-mesme…

ASPASIE.

Mais est-ce à moy, Seigneur, à donner ce qu’il aime ?

DARIUS.

880 S’il faut vous obtenir du Roy, non pas de vous,
Allons, Madame, allons embrasser ses genoux.
Je connois Artaxerce, un Roy si grand, si tendre,
D’une juste pitié ne sçauroit se défendre.
Allons luy présenter deux cœurs si bien unis,
885 La beauté toute en pleurs, et les douleurs d’un Fils ;
Allons tous deux, allons par ce pressant langage,
Par des pleurs tous352 puissans, ammolir son courage*.
Il est Pere, et Monarque, il est Hêros vainqueur.
Moy par l’amour du sang attendrissant son cœur,
890 Et vous de ces grands noms réveillant la mémoire,
Nous en obtiendrons tout en faveur de sa gloire.

ASPASIE.

Craignez plutost d’aigrir un Roy fier et jaloux.
Quel spéctacle pour luy ! quel sujet de courroux,
De voir contre sa flâme* unir toutes nos armes,
895 Nos soins* les plus ardens, nos prieres, nos larmes !

DARIUS.

Mais le Roy vous attend. Vous devez aujourd’huy
Vous déclarer enfin pour son Fils, ou pour luy.

ASPASIE.

Que me demandez-vous ? quelle est vostre espérance ?
Ah ! ne m’obligez pas de rompre le silence,
900 Et n’espérez jamais de m’obtenir de moy.

DARIUS.

Mais si mes pleurs353 pouvoient vous obtenir du Roy,
Ne me défendez pas dans un sort si funeste,
Ce secours innocent, et le seul qui me reste…354

ASPASIE.

[p. 39]
Adieu, Seigneur355.

DARIUS.

Madame…

ASPASIE.

Ah, que vous me pressez !

DARIUS.

905 Vous ne me dites rien.

ASPASIE.

Hé n’est-ce pas assez ?

Fin du Troisiéme Acte.

[p. 40]

ACTE IV §

SCENE PREMIERE. §

LE ROY, MINDATE.

LE ROY.

Quoy, Mindate, Aspasie est encor en balance
Sur un choix que j’attens avec impatience.
C’estoit peu de rougir de mes feux ; faut-il voir
Ce que sans quelque horreur je ne puis concevoir ?
910 Mon amour abusé. Quoy, l’ingrate Aspasie
Me rendroit le mépris, la fable356 de l’Asie ?
Ne me déguise rien ; et le Peuple, et la Cour,
Tout parle, tout est plein du bruit de mon amour.
Fay-moy bien concevoir le reproche et le blâme
915 Que va porter sur moy la honte de ma flâme*.357

MINDATE.

Le Peuple est discret, Seigneur, mais quelquefois
Le Ciel [le]358 fait parler pour avertir les Roys.

LE ROY.

[p. 41]
Mais je veux tout sçavoir.

MINDATE.

Vous oseray-je dire
Qu’on craint pour vostre gloire autant que pour l’Empire ?
920 Qu’estant Rival d’un Fils, on croit que vos amours
Peuvent des-honorer le reste de vos jours ?
Les uns font éclater une audace indiscrete* ;
Les autres font parler une douleur muete.
On murmure* en tous lieux, et les plus emportez
925 Semblent pour Darius à demy revoltez.
Ariarathe instruit de tout ce qui se passe,
Revient le cœur enflé d’une nouvelle audace,
Et voyant ce grand trouble entre son Frere et vous,
Croit pouvoir tout promettre à son orgueil jaloux.

LE ROY.

930 Laisse-moy, cher Mindate, en ce desordre extréme,
Seul icy sans témoins, m’interroger moy-mesme.
Qu’on cherche Tiribaze.

SCENE II. §

LE ROY seul.359

Artaxerce, tu vois
Quels bruits soüillent en toy la Majesté des Roys.
Tous les vœux des Persans se changent en murmures,
935 Et les cris de triomphes, en plaintes, en injures.
Voy le profond abyme où l’amour t’a jetté.
La gloire de ton nom est-elle en sûreté ?
Par quel aveuglement te crois-tu préferable [p. 42]
A ce jeune Rival, à ce Fils trop aimable ?360
940 Successeur de l’Empire, un nom si glorieux,
Cette splendeur nouvelle attire tous les yeux.
La Princesse doit tout à l’espoir qui me flate.
J’attens qu’elle s’explique ; elle se taist, l’ingrate.
Que la reconnoissance est un foible devoir,
945 Quand l’amour sur un cœur a pris trop de pouvoir ;
Elle aime Darius ; n’aimons plus ; mais nous sommes
Esclaves de l’amour, comme les autres Hommes.361
O honte de mes jours, ne puis-je t’arracher,
Lâche amour, en faveur d’un fils qui m’est si cher ?
950 Artaxerce n’est-il foible que quand il aime ?
Il a vaincu cent fois, il s’est vaincu luy-mesme.
Dans les plus grands succés, dans ma plus forte ardeur,
J’ay vaincu ma fortune, et dompté ma valeur ;
J’ay vaincu la colère, étouffé la vengeance ;
955 J’ay vaincu la douleur, l’orgueil, l’impatience.
Contre quels Ennemis ay-je en vain combatu ?
Le seul amour est-il plus fort que ma vertu* ?
Mais que veut cet amour ? veut-il malgré moyméme,
Si mon Fils est aimé, luy ravir ce qu’il aime ?362

SCENE III. §

LE ROY, MINDATE.

MINDATE.

960 Seigneur, le Prince est là, qui demande à vous voir.

LE ROY.

Est-il seul ?

MINDATE

[p. 43]
Oüy, Seigneur, et plein de desespoir,
J’ay vû sur son visage une douleur mortelle.

LE ROY.

Quand j’attens Aspasie, il vient triste, et sans elle.
Qu’il entre. Quel transport* s’éleve dans mon cœur ?
965 Quel mêlange confus de joye et de douleur ?
Je voy qu’à mon Rival Aspasie est contraire ;
Mais s’il est malheureux, je suis toûjours son Pere.

SCENE IV. §

LE ROY, DARIUS.

DARIUS.

Vous voyez à vos pieds un Amant* malheureux,
Qui se livre au pouvoir d’un Rival genéreux*.
970 La Princesse se taist, et mon amour extréme
Ne sçauroit l’obtenir, Seigneur, que de vous-mesme.
Elle sçait vostre amour, et connoist son devoir,
Elle est à vous enfin, et je n’ay plus d’espoir.
Avant que tant d’amour fust entré dans mon ame,
975 Hélas ! que n’ay-je pû découvrir vostre flâme* !
Que n’a-t-elle paru plutost363 pour mon secours !
Ou que n’eut-elle soin de se cacher toûjours !

LE ROY.

Mon Fils, en quelque temps que mon amour paroisse,
Manque-t-il de vertu* pour vaincre sa foiblesse ?
980 Je viens de vous nommer au Pouvoir souverain,
Mon Sceptre doit passer un jour dans vostre main ;
Je ne veux qu’Aspasie. Un Prince qui soûpire*,
Vous demande-t-il trop pour le prix d’un Empire ?

DARIUS.

[p. 44]
Connoissez364 vostre Fils. Il n’est pas sans vertu* ;
985 Ne me reprochez point d’avoir mal combatu.
J’ay mis devant mes yeux tout ce qu’aime et révere
Le Sujet dans son Maistre, et le Fils dans son Pere.
Bien plus ; je me suis dit que vous faites pour moi
Plus qu’on n’obtint jamais et d’un Pere, et d’un Roy.
990 S’il faut combatre encor, je combatray sans cesse ;
Mais, Seigneur, je connoy ma flâme*, et ma foiblesse,
Je rendray dans mon cœur mille cruels* combats,
Je combatray toûjours, et je ne vaincray pas.

LE ROY.

C’est donc moy qui doy vaincre, et céder Aspasie ;
995 C’est donc moy qui doy vaincre aux dépens de ma vie.
Jusqu’icy je croyois avoir assez vaincu,
Et pour vivre en repos, avoir assez vécu.
Pour vous mieux assurer un Sceptre heréditaire,
Il en coûte à mon Bras le trépas de mon Frere.
1000 Cet Empire si beau que je gardois pour vous,
Cette immense grandeur qui fait tant de Jaloux,
N’enferme-t-elle rien dans sa vaste étenduë
Où vostre ambition arreste vostre vûë ?
Voudrez-vous, soûtenu* d’une cruelle* Loy,
1005 M’arracher le seul bien que je gardois pour moy ?

DARIUS.

Moy, je voudrois, Seigneur, en Amant* teméraire,
Arracher Aspasie à mon Maistre, à mon Pere !
La Loy m’avoit permis de vous la demander,
Et si ce cœur ingrat ne peut vous la céder365,
1010 Au moins je puis mourir, et cela doit suffire.

LE ROY.

Ah ! mon Fils, n’avez-vous autre chose à me dire ?

DARIUS.

[p. 45]
Non, Seigneur, un cœur foible, un cœur comme le mien,
Plein de trouble et d’effroy, n’est capable de rien.
Le vostre qui peut tout, se rend-il quand il aime ?
1015 Trouve-t-il tant de peine à se vaincre luy-mesme ?

LE ROY.

N’ay-je pas sçeu me vaincre, et n’ay-je pas soûmis
Toutes mes passions, comme mes Ennemis ?
N’aimay-je pas toûjours une gloire si belle ?
Quand commencerez-vous à travailler pour elle ?
1020 Pour elle j’ay tout fait, et je n’ay pas besoin
De me tyranniser pour la pousser plus loin.
Les Dieux à mon amour ont attaché ma vie.

DARIUS.

Hé bien, vivez, aimez, possedez Aspasie.

LE ROY.

Si tu366 veux que je vive, arreste, et me fais voir367
1025 Plus d’amour pour la vie, et moins de desespoir.

DARIUS.

J’y feray mes efforts ; mais perdant Aspasie,
Mon respect ne vous peut répondre de ma vie.

LE ROY.

Nature, Amour, cessez de déchirer mon cœur.368

SCENE V. §

LE ROY, ASPASIE, [DARIUS]369.

ASPASIE.

Seigneur, j’entre sans ordre, excusez ma douleur.
1030 Je ne puis plus soufrir* le suplice trop rude,
Et l’état violent de mon inquiétude ;
Vostre long entretien m’a mise au desespoir, [p. 46]
Je crains tout de sa flâme*, et de vostre pouvoir.
Vos bontez me laissoient disposer de moy-mesme,
1035 Mais de tous les cótez le péril est extrême ;
Et comme enfin ce choix ne sauroit réüssir,
Pour vous déterminer, il faut vous éclaircir.
J’auray moins à rougir d’un aveu teméraire,
Que je n’aurois de peine et de honte à me taire.
1040 Seigneur, j’aime le Prince.

LE ROY.

O Ciel !

ASPASIE.

Ecoutez-moy.
S’il m’a donné pour luy l’amour que je vous doy,
Son triomphe, Seigneur, n’est dû qu’à ma foiblesse,
Je la condamne, et veux la condamner sans cesse.
Ce que je sens pour vous, vous est plus glorieux,
1045 Je vous rends dans mon cœur plus qu’on ne rend aux Dieux.
Aussy je vous doy plus. S’ils m’ont donné la vie,
Quels bienfaits par vos mains ! quels honneurs l’ont suivie !
Je ne doy qu’à vous seul, rang, gloire, liberté.
Je ne tenois des Dieux qu’un cœur qu’ils m’ont osté,
1050 Puis que c’est me l’oster, que de l’avoir fait naître
Capable d’un amour dont il n’est pas le maître.
Voila le triste état de ce cœur malheureux.

LE ROY.

Et de tous mes malheurs voicy le comble affreux*.
Quelque nom que je prenne, ou de Fils, ou de Frere,
1055 Ou de Pere ou d’Amant*, Ciel ! quelle est ma misere !
Fils, je voy dans ma Mere un cœur trop inhumain ;
Frere, je fais périr un Frere de ma main ;
Pere, je voy qu’un Fils veut m’oster ce que j’aime ; [p. 47]
Amant*…Ah c’est icy mon desespoir extréme.
1060 J’apprens que vous l’aimez, et je l’apprens de vous.
Ah ! ma lâche douleur, fay place à mon couroux.
Ingrats, songez-vous bien avec quelle furie*
Vous traversez tous deux le repos de ma vie370.
à Darius.
Je t’ay donné le jour, et mes plus tendres soins*.
à Aspasie.
1065 Qui vous donna son cœur, ne vous donna pas moins.
Ce que j’ay fait pour vous, me répondoit du vostre ;
Cependant vostre cœur est au pouvoir d’un autre.
Vous pouviez le donner, et je vous l’ay permis ;
Mais de vostre devoir je m’estois tout promis.
1070 C’en est trop. Mais que fay-je ? Apres tant d’injustice,
Je ne puis vous punir d’un plus cruel* suplice,
Sans me des-honorer par de honteux transports*,
Qu’en laissant ma vengeance à vos propres remords.
Et toy qui te prévaus du pouvoir de tes larmes,
1075 Que ne prens-tu, cruel*, contre moy d’autres armes ?
Rival aimé, ce nom ne rend-il pas mon Fils
Le plus grand, le plus craint de tous mes Ennemis ?

DARIUS.

Oüy, Seigneur, et ma mort n’est que trop légitime.

LE ROY.

Oüy sans-doute, et c’est trop faire grace à ton crime.
1080 Songe enfin que je regne, et que ce lâche cœur
Se lasse de parler toûjours en ta faveur.
[E ; 48]

SCENE VI. §

DARIUS, ASPASIE.

ASPASIE.

Voila comme vos pleurs ont sçeu toucher son ame.

DARIUS.

Sans vous, mes pleurs alloient triompher de sa flâme,
Luy déclarer l’amour que vous avez pour moy,
1085 Sans respecter les noms ny d’Amant*, ny de Roy.
Qu’avez-vous fait ?

ASPASIE.

J’ay fait ce que je devois faire ;
Je n’ay que trop rougy d’aimer, et de me taire.
Mon silence est coupable autant que mon amour,
Et puis qu’il faut enfin parler en ce grand jour,
1090 Dois-je abuser le Roy par un lâche artifice* ?
J’ay déclaré ma flâme*, afin qu’il m’en punisse.
Il faut, puis que mon cœur ne veut pas m’obeïr,
Qu’un Roy qui m’aime trop, commence à me haïr.
Que si ce cœur ingrat, dont la honte est certaine,
1095 Du Roy le plus aimable a mérité la haine,
Doy-je pas à jamais me cacher à vos yeux ?
Ne suis-je pas l’horreur des Hommes et des Dieux ?
Ah ! plutost étouffons cette odieuse flâme*,
Brisons des fers* honteux.

DARIUS.

Le pourrez-vous, Madame ?

ASPASIE.

1100 Seigneur, ne mettez pas ma gloire au desespoir,
Aidez ce foible cœur à faire son devoir.

DARIUS.

[p. 49]
A faire son devoir ? Est-ce un devoir, Princesse,
Est-ce un devoir pour vous de trahir ma tendresse,
Quand de tous mes devoirs, c’est le premier de tous,
1105 De vous aimer sans cesse, et de n’aimer que vous ?

ASPASIE.

Je vous quitte, Seigneur, vos pleurs ont trop de charmes* ;
J’ay le Roy, vous, ma gloire, à sauver de vos larmes.
Le Roy, que Tiribaze obsede nuit et jour,
Aigry par ses conseils, plein de trouble et d’amour,
1110 Peut se porter enfin à quelque violence.
L’orgueil de Nitocris, sa haine, sa vengeance,
Tout presse Tiribaze, et j’en tremble d’effroy.
Allez, de vostre main, allez m’offrir au Roy,
Et d’un air si constant, que le Roy puisse croire,
1115 Qu’il laisse en sûreté vostre vie, et sa gloire.
Mais helas ! je vous presse, en de semblables coups,
D’avoir plus de courage, et j’en ay moins que vous.
Vostre douleur m’accable, et je sens ma constance
Ne pouvoir plus tenir contre vostre présence.

DARIUS.

1120 De grace, écoutez-moy.

ASPASIE.

Je n’écoute plus rien.
Faites vostre devoir, ou je feray le mien.
[p. 50]

SCENE VII. §

DARIUS seul.371

Est-ce par ce discours, dont la rigueur me tuë,
Qu’on me rend la raison que j’ay presque perduë ?
Moy-mesme je voulois vous céder, et mourir,
1125 Mais par vostre ordre aller moy-meme vous offrir ?372
Voulez-vous imposer ce suplice à ma flâme* ?
Voulez-vous jusque-là tyranniser mon ame ?
Pere, Maîtresse*, ô noms et si chers et si doux,
Voulez-vous revolter ma douleur contre vous ?

SCENE VIII. §

DARIUS, TIRIBAZE.

DARIUS.

1130 Que cherchez-vous icy ?

TIRIBAZE.

J’y cherchois Aspasie.
C’est par ordre du Roy.

DARIUS.

Quelle est donc son envie* ?

TIRIBAZE.

J’ignore son dessein.

DARIUS.

Ignorez-vous le mien ?

TIRIBAZE.

J’exécute son ordre, et n’examine rien.373

DARIUS.

[p. 51]
Cet ordre, quel qu’il soit, couvre quelque injustice,
1135 Et vostre haine en est la cause, ou le complice.
Vos perfides conseils empoisonnent le Roy.

TIRIBAZE.

Est-ce à vous, Prince ingrat, à vous plaindre de moy ?
Apres l’affront sanglant dont vous soüillez ma gloire,
Croyez tout, j’y consens, je vous laisse tout croire.
1140 Quand je vous fais régner, est-ce trop de vouloir
Que Nitocris ait part au souverain Pouvoir ?
Je ne m’expliquay point, mais vous deviez m’entendre ;
L’Etat, le Roy, mon rang, mon nom, vous doit apprendre
Qu’un sang comme le mien vaut bien celuy des Roys.
1145 Vostre Frere n’a pas vostre âge, vos exploits ;
Mais vostre Frere est juste, et son sang joint au nôtre,
Sçaura vanger ma gloire aux dépens de la vôtre.
Il aura ce qu’il aime, et pour vous faire voir
Quel sera mon triomphe, et vostre desespoir,
1150 Apprenez que du Roy l’ardente jalousie
Veut contre son Rival s’assurer d’Aspasie,
Qu’il veut vous l’enlever, et l’épouser demain,
Et croyez que j’ay mis ces fureurs* dans son sein.

DARIUS.

Il l’épouse demain, et tu374 me l’oses dire ?
1155 Toy, perfide, la honte et l’horreur de l’Empire,
Tu me traites d’ingrat ? Qu’attendois-tu de moy ?
Devois-je couronner un sang sorty de toy ?
Ne comptes-tu pour rien ma longue patience,
Qui te laisse joüir d’une injuste* puissance,
1160 Et flatant ton orgueil, a fait humilier
Un Prince comme moy jusques375 à te prier ?
Quand je me flate encor des bontez de mon Pere, [p. 52]
Tu viens me menacer de toute sa colere ;
Et le meilleur des Roys, devient par ta fureur*,
1165 Le tyran d’Apasie, et mon Persécuteur.
Tu sçais qu’elle est à moy, quand je brûle pour elle.
Sçache que si tu romps une chaîne si belle,
Sçache que si le Roy par tes cruels* avis
Acheve d’accabler sa Maîtresse* et son Fils
1170 De ce que je luy doy je ne puis plus répondre,
Ma raison, mon devoir, commence à se confondre*,
Et je puis, pour agir et pour elle, et pour moy,
Devenir plus méchant, et plus cruel* que toy.
J’y périray ; mais croy que ta perte est certaine376,
1175 Que les bontez du Roy vont plus loin que sa haine,
Et qu’il m’estime assez pour trembler, pour mourir,
Ou me vanger du coup qui me fera périr.

SCENE IX. §

TIRIBAZE, NITOCRIS.

TIRIBAZE.

Va pousser jusqu’au bout ton audace rebelle.

NITOCRIS.

Qu’avez-vous résolu contre un Prince infidelle ?
1180 Il respire, et je meurs de honte et de douleur.
De quels sanglants projets, de quel foudre vangeur377
Avez-vous contre un Traître armé vostre colere ?
Remettez-vous sa perte aux fureurs* de son Pere ?
Je suis Fille, Seigneur ; mais l’orgueil* de mon sang,
1185 Nourry par vos leçons, enflé par vostre rang,
Ne me laissera point survivre à cet outrage. [p. 53]
Plus nostre Sexe est foible, et plus il a de rage378 ;
Ou la mort d’un Ingrat, ou mon propre trépas.
Mais je vous parle en vain, vous ne m’écoutez pas.

TIRIBAZE.

1190 Non, ma Fille, et je songe à la plus courte voye
Qui mene ma vengeance au comble de sa joye.
Darius va périr ; transporté*, furieux*,
Sur le point d’oublier la Nature, et les Dieux,
En faveur de sa flâme*, il va tout entreprendre.
1195 Aux tendresses du sang s’il se laisse surprendre*,
Jeune, Amant*, obsédé par des Amis flateurs,
Qui sçauront irriter* ses jalouses fureurs*,
Il n’épargnera rien pour avoir ce qu’il aime.
C’est par là que je puis me vanger du Roy mesme ;
1200 Je l’abhorre dans l’ame, et l’affront de son fils
Rend présent à mes yeux le refus d’Amestris.
Vangeons-nous de tous deux.

NITOCRIS.

Quel dessein est le vostre ?

TIRIBAZE.

De les perdre tous deux, d’immoler l’un par l’autre ;
De régner. Ma fureur*, le temps, l’occasion,
1205 Tout rallume le feu de mon ambition.
Noble ardeur de régner que je voulois suspendre,
Parle, parle à mon cœur, tu peux te faire entendre
Ma Fille, je voulois couronner ton Epoux ;
Mais Darius indigne et du Trône, et de nous ;
1210 Ariarathe encor moins digne que son Frere,
Doit ainsi que le Roy faire place à ton Pere.

NITOCRIS.

Que ne vous doy-je point pour un espoir si doux !
La vie est un bienfait que j’ay reçeu de vous ;
Mais quel que soit ce bien que je doy reconnoître, [p. 54]
1215 C’est plus de me vanger, que de m’avoir fait naître.

TIRIBAZE.

Quand ces beaux sentimens m’attendrissent pour toy,
Plus j’aime à te vanger, plus je sens malgré moy,
Que d’un si grand projet le péril m’épouvante.
Rien ne peut rassurer la Nature tremblante.

NITOCRIS.

1220 Quoy, vous tremblez, Seigneur, quand vous envisagez
Le Trône où vous courez ? l’affront que vous vangez ?

TIRIBAZE.

Quand je voy les périls où ma fureur* t’entraîne…

NITOCRIS.

Ah ! c’est trop de prudence, où regne tant de haine ;
Quand l’honneur parle, il faut prendre pour trahison
1225 Les timides* conseils que donne la raison.
Ou périssons tous deux, ou vangeons nostre offence.

TIRIBAZE.

Ton courage me rend une entiere assurance.
Vangeons-nous promptement, perdons nos Ennemis,
Faisons armer le Roy contre son propre Fils ;
1230 Mais envoyons au Fils des Amis infidelles,
Qui feignant de servir ses fureurs* criminelles,
Par un zele trompeur, loin de le secourir,
Aideront seulement à le faire périr.
Toy, cependant379 soûtien* l’espoir d’Ariarathe ;
1235 Mais il est temps d’agir. Tout nous sert, tout nous flate,
Tout est icy pour nous, trouble, confusion*,
Vengeance, jalousie, amour, ambition.

Fin du Quatriéme Acte.

[p. 55]

ACTE V §

SCENE PREMIERE. §

NITOCRIS, CLEONNE.

CLEONNE.

Quelle est cette allégresse au milieu des allarmes ?
Vous entendez par tout un bruit de voix et d’armes ;
1240 On voit par tout du sang, des Mourans, et des Morts.

NITOCRIS.

C’est ce spéctacle affreux* qui fait tous mes transports*.
Je triomphe, Cleonne, en ce desordre extréme ;
Darius m’a vangée en se perdant luy-mesme.
Sur le point d’enlever l’Objet* qui l’a charmé*,
1245 Par un avis secret Artaxerce allarmé,
Vient d’armer contre luy toute sa jalousie.
Ce combat, où tous deux disputoient Aspasie,
Par des coups mutuels sans-doute ensanglanté…
[p. 56]

SCENE II. §

NITOCRIS, TIRIBAZE.

TIRIBAZE.

Le sort trompe l’espoir dont je m’estois flaté.

NITOCRIS.

1250 Dieux !

TIRIBAZE.

Mais j’espere encor.

NITOCRIS.

Ma vengeance est perduë.
Qu’un coup de foudre, ô Ciel ! ou me vange, ou me tuë.

TIRIBAZE.

Darius agité d’un combat violent,
Sur les devoirs du sang, incertain, chancelant,
Pressé par des Flatteurs qui l’obsedent sans cesse,
1255 Voyant le Roy tout prest d’épouser la Princesse,
Il la veut enlever. Le Roy, par mes avis,
Apprend, et veut punir l’attentat de son Fils.
Accompagné des Siens, dans un étroit passage,
Il marque tous ses pas par un affreux* carnage ;
1260 Il suit le Ravisseur. Je seconde le Roy ;
Ariarathe armé pour son Pere, et pour toy,
Par un trait imprévû dont sa main est frapée,
Voit son sang se répandre, et tomber son Epée.
Cependant Darius malgré tout son couroux,
1265 Tremble en voyant son Pere, et tombe à ses genoux.
On l’arreste, et voila ta premiere Victime…

NITOCRIS.

Il va donc recevoir la peine de son crime.
C’est assez, achevez, et pressez son trépas. [p. 57]

TIRIBAZE.

Sçais-tu quel est du Roy la peine et l’embarras ?
1270 Ce Pere aimant son Fils jusqu’à l’idolâtrie,
Cherche quelque prétexte à luy sauver la vie ;
Mais ne pouvant souffrir* un crime plein d’horreur,
Autant que sa tendresse écoutant sa fureur*,
Pere trop indulgent, et Juge inéxorable,
1275 Il souffre* en ce combat un tourment qui l’accable.
Mais à quelque party qu’il se laisse emporter,
Ta gloire en cet état n’a rien à redouter ;
Par le sang de son Fils, ou par son hymenée,
Tu te verras bientost vangée, ou couronnée.

NITOCRIS.

1280 Me pouvez-vous parler d’un Hymen odieux ?
La Couronne à ce prix est horrible à mes yeux.
Je déteste à jamais Darius, et son Frere.
Darius me préfere une indigne Etrangere380 ;
Et son Frere blessé, malheureux, outragé,
1285 A vû couler son sang, et ne s’est point vangé.
Le Lâche ose encor vivre, et me laisser en bute
A tout ce qu’a d’affreux* l’opprobre de ma chûte.
Apres tant de mépris, d’affronts, et de refus,
Ne songez qu’à régner, et meure Darius.

TIRIBAZE.

1290 Nul ne sent comme moy cette soif de l’Empire,
Et toute autre grandeur ne sçauroit me suffire ;
Mais sur le point de perdre et le Pere, et le Fils,
Je manque ce grand coup, le Sort nous a trahis.
Avec quelque succés suis-je sûr de combatre,
1295 Pour la perte d’un Fils que son Pere idolâtre ?

NITOCRIS.

Manquez-vous de raisons pour presser son couroux,
Contre un Fils dont le crime horrible aux yeux de tous,
Le laisse sans secours, sans Amis, sans défense ? [p. 58]
Vous parlant seul au Roy, dans ce commun silence,
1300 Vous avez pour l’armer contre un Fils criminel,
L’horreur de l’attentat, un opprobre eternel ;
Vous avez contre luy l’amour, la jalousie,
La haine d’un Rival trop aimé d’Aspasie,
Un exemple à donner, des Loix à maintenir,
1305 Un affront à vanger, un grand crime à punir.

TIRIBAZE.

Oüy, ma Fille, et c’est toy dont la noble assurance
Rassure ma tendresse, et soûtient* ma vengeance.
Sans toy, toûjours pour toy tremblant, foible, étonné*
Le Roy vient. Laisse-nous.

SCENE III. §

LE ROY, TIRIBAZE.

LE ROY.

Ah, Prince infortuné !
1310 Mon Fils, ce Fils si cher, a perdu l’innocence.

TIRIBAZE.

Seigneur.

LE ROY.

Tu peux enfin joüir de ta vengeance ;
Tes conseils, Tiribaze, ou plutost mon amour,
Coûtent à Darius et l’honneur, et le jour ;
Car enfin, il faut bien contenter ma justice.

TIRIBAZE.

1315 Je sçay ce que vous coûte un si grand sacrifice.
Quand il faut condamner, et perdre un Fils si cher, [p. 59]
C’est un Arrest qu’un Pere a peine à s’arracher.
J’ay tâché d’excuser cet effroyable crime ;
Mais je ne voy qu’un gouffre où ma raison s’abîme,
1320 Quand je voy Darius en Rival furieux*
S’abandonner au crime, ensanglanter ces Lieux,
Attenter sur381 son Pere.

LE ROY.

Epargne un Fils coupable,
Et laisse-moy le voir d’un œil plus favorable.
Je sçay que mes Amis à mes pieds renversez,
1325 Qu’Ariarathe mesme au nombre des Blessez,
Et presque tout son sang sortant de sa blessure,
Doit contre Darius revolter la Nature382.
Mais tu n’ignores pas que dés qu’il m’a pû voir,
En luy l’amour du sang a bien fait son devoir.
1330 Sa rage devenant incertaine et timide*,
Acheve enfin, luy dis-je, acheve, Parricide383.
A ces mots plus troublé, par un effroy soudain,
Les armes à mes pieds luy tombant de la main ;
Que faisois-je, dit-il ? mon aveugle colere
1335 A presque, justes Dieux ! assassiné mon Pere.
Là ramassant le Fer*, par un soudain transport*,
Son desespoir sans moy m’eust vangé par sa mort.

TIRIBAZE.

A ce faux repentir vous laissez-vous surprendre* ?
Ce remords dont son cœur ne sauroit se défendre,
1340 Est-ce un respect qui part d’un cœur tendre et soûmis ?
Je n’irriteray point un Pere contre un Fils ;
Mais je doy l’avertir qu’un Prince veritable,
Sur les devoirs du rang doit estre inéxorable;
Que la seule justice, et la vigueur des Loix,
1345 Est l’ame de l’Empire, et la gloire des Roys.
Darius n’eust jamais attenté sur son Pere, [F ; 60]
Si vous aviez puny les attentats d’un Frere384.
Contre un crime si noir, contre tant de fureur*,
Et le Peuple, et la Cour, ont conçeu tant d’horreur,
1350 Que nul n’ose parler, ny prendre sa défense.
Cependant ce forfait qui les force au silence,
Ce crime qui feroit frémir vos Ennemis,
Est conçeu dans le sein de vostre propre Fils ?

LE ROY.

Non, cela ne se peut. Mon Fils n’est point perfide;
1355 Il est Amant* jaloux, et non pas parricide.

TIRIBAZE.

J’ay tort de vous presser. Je me retire. O Dieux,
A cet aveugle Pere enfin ouvrez les yeux.

LE ROY.

Arreste. Helas, veux-tu dans ce desordre extréme,
Dans ce trouble cruel*, me laisser à moy-mesme ?
1360 Je n’écoute que trop ma flâme*, et mon devoir.
Laisse parler le sang, laisse-luy quelque espoir.
Pour d’autres Criminels quelquefois favorable,
Pour un Fils si chéry, serois-je impitoyable385 ?
J’entens les Loix gémir, et l’Amour murmurer* ;
1365 Mais voy le cœur d’un Pere, et l’entens soûpirer*.
Voy-tu pas que ce Fils charmé* de la Princesse,
Est né comme son Pere avec trop de foiblesse,
Qu’il a mon cœur, mon sang, et mesmes yeux que moy,
Que ses emportemens ont l’exemple d’un Roy ?
1370 N’as-tu pas vû ce Fils dans sa plus forte rage,
Te le diray-je encor, en voyant mon visage,
En frémir de respect, et son ardent couroux,
Tremblant et desarmé, tomber à mes genoux ?
On va me l’amener.

TIRIBAZE.

[p. 61]
Hé bien, qu’avec ses larmes,
1375 Il vienne de vos mains faire tomber les armes.
Souffrez*, pour m’épargner ce spéctacle odieux,
Qu’un éxil eternel m’éloigne de vos yeux.
Agréez ma retraite, aussi-bien386 ma disgrace
M’a rendu pour jamais indigne de ma place.
1380 Mon nom des-honoré par de cruels* refus ;
L’injure d’Amestris, celle de Darius,
Tout me fait détester et mon rang, et ma vie.
Quel sujet de triomphe à la haine, à l’envie*,
De voir de tant d’affronts qu’on fait tomber sur nous,
1385 La honte en rejallir sur le Trône, et sur vous.
Voicy ce Fils, à qui son Pere sacrifie
L’espoir de son amour, le repos de sa vie,
La gloire de son rang, la majesté des Loix,
Le salut de l’Etat, la sûreté des Roys.

LE ROY.

1390 Va, va, je ne suis point si foible que l’on pense,
Je sçauray contenter ma gloire, ta vengeance,
La Nature, l’Amour, Darius, Nitocris.

TIRIBAZE en s’en allant, tout bas.

Rien ne peut nous vanger que le sang de son Fils.
[p. 62]

SCENE IV. §

LE ROY, DARIUS.

LE ROY.

Approchez.

DARIUS.

Fils rebelle, et Rival teméraire,
1395 Puis-je encor soûtenir* les regards de mon Pere ?

LE ROY.

Je veux tout oublier, mon Fils, embrassez-moy.

DARIUS.

Moy qu’on croit l’assassin et d’un Pere, et d’un Roy ?

LE ROY.

Ah, ne vous faites point à mes yeux si coupable.
Vostre crime, mon Fils, est presque inexcusable ;
1400 Je voy quel sang nous coûte un si cruel* effort.
L’Etat, les Loix, l’honneur, tout presse vostre mort.
Il me reste un moyen pour vous sauver la vie.
J’offensay Tiribaze, et sa Fille est trahie.
Un double affront le met au dernier desespoir.
1405 Je luy doy tout, mes jours, ma gloire, mon pouvoir.
Il faut par vostre hymen reparer son offence,
Ou hazarder pour vous ma gloire, et ma puissance.
Je l’ay placé si haut, qu’au rang où je le voy,
Sa haine peut donner des terreurs à son Roy.
1410 Mais je crains beaucoup moins son desespoir extréme,
Que la necessité de perdre un Fils que j’aime.
Il faut pour vous sauver, épouser Nitocris,
Je n’ay que ce prétexte à conserver mon Fils.

DARIUS

[p. 63]
Que jusque-là, Seigneur, le sang des Roys s’abaisse.
1415 Sauvez-vous par ma mort d’une indigne foiblesse.
La blessure d’un Frere, et par un de mes coups,
A fait couler vos pleurs, et son sang, devant vous.
A mon Pere, à mon Roy, j’ay donné des allarmes ;
J’ay vû presque sur vous la pointe de mes armes.
1420 Si ce n’est pas assez pour me priver du jour,
Ne dois-je pas aussi mon sang à mon amour ?
J’ay voulu, j’ay manqué d’enlever Aspasie ;
Coupable, ou malheureux, je doy perdre la vie.
Au nom de vostre amour, au nom de tout l’Etat,
1425 Par grace, ou par justice, immolez un Ingrat.
Me refuserez-vous une mort souhaitée ?
Pour ne pas l’obtenir, l’ay-je trop meritée ?
Seigneur, à vos genoux vostre Fils attaché,
S’il n’obtient son trépas, n’en peut estre arraché.
1430 Je sçay bien qu’en perdant l’honneur de ma naissance,
En perdant vostre estime avec mon innocence,
La vie est un suplice, et le plus grand de tous ;
Mais elle deviendroit un suplice pour vous.
L’hymen de Nitocris me rendroit-il ma gloire ?

LE ROY.

1435 Ah, n’examinons point tout ce qu’il en faut croire,
Je le veux ; C’est assez, l’hymen de Nitocris
Peut seul justifier la grace de mon Fils.

DARIUS.

La vie est-elle un bien avec tant d’infamie ?
La vie est-elle un bien à qui perd Aspasie ?387

LE ROY.

1440 Et voila d’où te vient cette ardeur de périr.
Sans elle, on aime mieux mourir que m’obeïr.
Il faut donc contenter ta rage, et ma justice.
Qu’on l’oste de mes yeux, et que l’Ingrat périsse.
[p. 64]

SCENE V. §

LE ROY seul.388

Qu’il meure ? Que ce mot est horrible à mon cœur !389
1445 Mais tout se taist, et rien ne parle en sa faveur.
Ma Cour qui l’adoroit, s’étonne*, et se retire.
Laisserez-vous périr l’Heritier de l’Empire,
Vous Amis, vous Soldats, vous Peuples qui l’aimez ?
Vous de tous ses périls si souvent allarmez,
1450 L’abandonnerez-vous à ma juste* colere ?
Si vous le confiez aux tendresses d’un Pere,
Ce Pere est son Rival, et son Juge, et son Roy.
Sur ces horribles noms qu’attendez-vous de moy ?
Helas ! on n’attend rien. Mais pour ce Fils que j’aime,
1455 Tout l’Empire est muet ; Aspasie elle-mesme
L’Amour mesme se taît. Le crime de mon Fils
A-t-il glacé d’horreur, Sujets, Maîtresse*, Amis ?
Non, non, je voy déja sa fidelle Aspasie.
Mais l’Ingrate ne vient qu’aigrir ma jalousie,
1460 Et voulant à mon Fils prêter tout son appuy,
Elle vient seulement m’irriter contre luy.390
[p. 65]

SCENE VI. §

LE ROY, ASPASIE.

ASPASIE.

Vous le voyez, Seigneur, à mon devoir fidelle,
Et mesme à Darius peut-estre trop cruelle*,
J’ay poussé son amour au dernier desespoir,
1465 Et je viens achever de faire mon devoir.
Si cet horrible jour, si cet affreux* carnage,
Tant de sang, tant de Morts trouvez sur mon passage,
Ne vous obligent point à changer de dessein ;
Me voila toute preste à vous donner la main.

LE ROY.

1470 Vous voyez ma surprise. A cette offre391, Madame,
De nouveaux mouvemens s’élevent dans mon ame.
Vous, me parler d’hymen ! Dans un si grand besoin
La pitié de nos maux peut-elle aller si loin ?
Vous m’offrez vostre main, moins pour me satisfaire,
1475 Que pour sauver mon Fils, et fléchir ma colere.
Mais sans examiner ce qui vous donne à moy,
Je ne puis trop payer* l’effort que je vous doy.
Qu’on ramene mon Fils. Que de joye ! Ah, Madame,
Si j’avois quelque part aux transports* de vostre ame…
1480 Mais la vûë et les pleurs d’un si fidelle Amant*,
Vous vont faire bientost changer de sentiment.

ASPASIE.

Ne croyez pas, Seigneur, qu’un si grand sacrifice
Soit foiblesse, remords, inconstance, artifice*.
C’est de vostre vertu* le charme* tout-puissant ;
1485 C’est l’effort genéreux* d’un cœur reconnoissant ;
C’est un pressant devoir qui régne dans mon ame. [p. 66]
J’avoûray qu’en secret une sincére flâme*
Fait des vœux, s’intéresse*, et parle fortement
Pour un Prince coupable, aimé trop tendrement ;
1490 Que sa vie en péril me donne des allarmes ;
Que je ne puis cacher, ny déguiser mes larmes ;
Que s’il mouroit, peut-estre apres un tel malheur,
Avec un monde entier je mourrois de douleur ;
Mais de quelques regrets que sa mort fust suivie,
1495 Si je vis, c’est pour vous que j’aimeray la vie.
Que si vostre bonté, malgré vostre couroux,
Laisse ce Fils au Trône, à l’Univers, à vous,
Je sens pour reconnoître un coup si favorable,
Que du plus grand effort je deviendray capable.
1500 Quelque feu qu’en mon cœur ce Prince ait allumé,
Je l’éteindray, Seigneur, et vous serez aimé.
L’espoir de son pardon rend mon cœur si sensible,
Qu’il m’entraîne vers vous par un charme* invincible,
Et quitte envers le Prince, en luy sauvant le jour,
1505 Je pourray vous donner, Seigneur, tout mon amour.

LE ROY.

Quoy ! vous pourriez m’aimer, genéreuse* Princesse,
Et voulant conserver mon Fils à sa tendresse,
Je verrois vostre cœur s’arracher aujourd’huy
A ce parfait amour que vous avez pour luy ?392
1510 Soleil393, Astre sacré, verras-tu dans la Perse
Une gloire effacer la gloire d’Artaxerce ?
Non, s’il faut disputer une gloire entre nous,
J’éteindray mon amour, je vaincray comme vous.

ASPASIE.

Quel triomphe suivroit cette grande victoire ?

LE ROY.

1515 Quand je vous doy, Madame, et mon Fils, et ma gloire,
Il ne sera pas dit qu’en genérosité* [p. 67]
Un Mortel, quel qu’il soit, m’ait jamais surmonté394.
Que le fier Tiribaze en murmure*, il faut faire
Grace entiere à mon Fils, il faut vous satisfaire.

ASPASIE.

1520 Ah, Seigneur, c’est assez de sauver vostre Fils,
N’irritons* pas l’orgueil de nos fiers* Ennemis.

LE ROY.

Je sçauray consoler Nitocris, et son Pere ;
Elle perd Darius, je luy rendray son Frere.
Qu’on les fasse venir, que tous deux satisfaits…
1525 Quel tumulte, quel bruit remplit tout ce Palais ?395

SCENE DERNIERE. §

LE ROY, ASPASIE, ORONTE, SUITE.

LE ROY continuë.

Qu’est-ce, Oronte ? parlez. Mais que vois-je paraître ?
Quel desordre ? quel sang ?

ORONTE.

C’est le sang de mon Maître.

LE ROY.

De mon Fils ?

ASPASIE.

Juste Ciel !

LE ROY.

Vos présages, grands Dieux,
Sont enfin éclaircis. Quel Monstre396 furieux*

ORONTE.

1530 On ramenoit le Prince assuré de sa grace.
Tiribaze surpris, plein de trouble et d’audace,
Balançant quelque temps, l’approche, et nous fait voir [p. 68]
Par un regard terrible, un affreux* desespoir.
Arreste397, luy dit-il, par sa lâche inconstance,
1535 Le Roy te faisant grace, a trahy ma vengeance.
Puis tirant un Poignard ; Prince ingrat, et sans foy,
Meurs, et me vange ainsi de ton Pere, et de toy.
Je m’élance sur luy pour arrester sa rage ;
Mais son Fer* malgré moy s’estant fait un passage,
1540 Frape le Prince ; et moy des mains de l’Assassin
Arrachant le Poignard, je luy perce le sein.

LE ROY.

Ton zele un peu trop prompt l’enleve à ma justice.398

ORONTE.

Ecoutez ce qui reste399, et voyez son suplice.
La mort de Darius répanduë en ces Lieux,
1545 Nitocris de son sang venant saouler ses yeux,
Voit son Pere mourant. Quel spéctacle pour elle !
Penétrez aussitost d’une douleur mortelle,
Se regardant l’un l’autre, et se parlant tous deux,
Par de profonds sanglots, et des cris douloureux,
1550 Elle succombe enfin, et tombe évanoüye.
Luy, qui perd tout son sang, et qui la croit sans vie,
Pressé par ses remords, ma Fille meurt, je meurs,
Dit-il au Prince, et c’est le fruit de nos fureurs*.
T’ayant fait conseiller d’enlever Aspasie,
1555 J’en avertis le Roy, j’armay sa jalousie ;
Mais voyant sa foiblesse excuser l’attentat,
J’ay poussé ma douleur jusqu’à l’assassinat ;
Je voulois sur ton Pere achever mon ouvrage ;
Mais les Dieux par ma mort ont prévenu* ma rage.
1560 A ces mots, vers le Ciel ayant levé les yeux,
Il blasphéme en mourant, et déteste400 les Dieux.

LE ROY.

Est-ce à luy que j’avois confié ma puissance ?

ORONTE.

[p. 69]
Darius qui mouroit, malgré nostre assistance,
Frapé de ce discours, tournant les yeux vers nous,
1565 Vous cherche, croit vous voir, et s’adressant à vous ;
Vous vivez, et je meurs, le Ciel est équitable.
Vous estes innocent, je suis le seul coupable.
Mon trépas, grace au Ciel, fait justice à tous deux.
Mindate m’assuroit qu’en Rival genéreux*,
1570 Vous cédiez Aspasie avec trop d’injustice ;
Le Ciel n’a pas voulu que je vous la ravisse.
Puissiez-vous l’un à l’autre estre unis à jamais,
Et puissiez-vous tous deux vivre et régner en paix.
Puis s’adressant à moy ; Va dire à ma Princesse…
1575 A ce mot il succombe401, et cede à sa foiblesse ;
Son cœur qui veut parler, ne fait que soûpirer,
Et par ce vain effort acheve d’expirer.

ASPASIE.

Moy, de tant de malheurs la cause infortunée,
Seigneur, à vivre encor m’auriez-vous condamnée ?
1580 Eteignez dans mon sang ces malheureux appas.

LE ROY.

Consolez ma douleur, et ne l’augmentez pas ;
Calmez ce desespoir apres ce coup funeste ;
Vivez, ne m’ostez pas le seul bien qui me reste.
Allons, Madame, allons fléchir les Immortels,
1585 Et porter nos regrets au pied de leurs Autels.

FIN.

Permis d’imprimer. Fait ce 13. Janvier 1683. DE LA REYNIE402.

Glossaire §

Nous donnons ici la définition des mots lorsque celle-ci diffère du sens actuel.Toutefois, certains termes qui n’apparaissent qu’une fois ont été expliqués dans les notes de bas de page, ceci dans un souci de clarté et de lisibilité. L’orthographe des mots est celle donnée par les différents dictionnaires consultés, et nous indiquons quand celle-ci diffère dans notre texte. Nous mentionnons les numéros de lignes renvoyant à la Préface de l’auteur, et les numéros de vers renvoyant à la pièce elle- même.

Affreux, euse
Un seul sens, très fort, au XVIIe, « Qui est horrible, qui fait peur, qui donne de l’effroy » (Furet.).
Amant, ante
Sens plus large qu’en français moderne, « adj. Celuy qui aime d’une passion violente et amoureuse » (Furet.).
Artifice
« F.m. Signifie aussi Fraude, déguisement, mauvaise finesse » (Furet.)
Artificieux, euse
Dans le sens de « rusé, trompeur ».
Charme, charmes
« F.m. Se dit figurément de ce qui nous plaist extraordinairement, qui nous ravit en admiration » (Furet.). Donc, en matière d’amour, attraits envoûtants, de même pour le verbe charmer (proche d’envoûter).
Charmer v. 301, 306, 660, 784, 844, 1244, 1366
Confondre
«  Se dit aussi de ceux qu’on surprend en quelque action honteuse qui les fait rougir » (Furet.) confusion, qui en ce sens signifie « honte ».
Confusion v. 760
« C’est un composé de fondre, qui ne se dit point au propre mais au figuré. Il signifie, Mesler deux ou plusieurs choses ensemble » (Furet.), et confusion (vers 1236), qui en ce sens signifie « embrouillement, desordre qui se trouve dans une famille, un Estat » (Furet.).
V. 633, 1171
Cruel, elle
« Adj. Inhumain, impitoyable, qui aime le sang, qui prend plaisir à faire du mal aux autres » (Acad. 94). Donc le sens est très fort au XVIIe avec l’idée de sang issue de cruor, oris en latin, c’est-à-dire « sang rouge, sang qui coule » (Dictionnaire Latin Français de F. Gaffiot), et cruauté (ligne 149), dans le sens de « inclination à voir respandre le sang », et cruellement.
V. 511, 549, 550, 714, 1359
« Qui n’a point de bonté, qui est dur, qui ne fait aucune grace » (Rich.).
« Il signifie aussi fâcheux, douloureux, insupportable » (Acad. 94).
Courage
« Signifie quelque fois Ardeur, affection » (Furet.). On trouve au XVIIe le sens de « cœur » pour courage qui est son dérivé. Coeur et courage sont encore interchangeables en français classique.
Deffaire
« V.act. Mettre en desroute des gens de guerre, les obliger à fuir, les tailler en pieces » (Furet.).
V. 2 défait
« Signifie aussi quitter, abandonner (…) L’esprit a du mal à se deffaire des opinions dont il est bien préoccupé » (Furet.).
V. 575 défaire
Démentir
« V.act. Signifie encore, Manquer de perseverance dans le bien, ou dans le mal… » (Furet.).
Envie
« Subst.fem. Chagrin qu’on a de voir les bonnes qualitez ou la prosperité de quelqu’un » (Furet.).
« Signifie aussi la passion, le desir qu’on a d’avoir ou de faire quelque chose » (Furet.).
V. 1131
Estonner
« V. act. Causer à l’ame de l’émotion, soit par surprise, soit par admiration, soit par crainte.Vient du latin attonare » (Furet.). Le mot issu de la même famille que tonnerre, a donc un sens très fort au XVIIe, celui d’ébranlement.
Étonner v. 118, 402, 514, 674, 789, 1308, 1446
Voir aussi étonnant (vers 501).
Fer
« F.m. Fer se dit aussi quelque fois absolument d’une espée et des armes » (Furet).
« On appelle absolument les fers, les chaisnes, carcans et menottes qui servent à tenir les prisonniers et les esclaves (…) En ce sens, il signifie Esclavage, et se dit particulierement en matiere d’amour » (Furet.), emploi pluriel pour ce sens.
V. 380, 1099
Fier, ere
« Signifie aussi, Cruel, tyran. C’est un fier ennemi, pour dire, un ennemi dangereux » (Furet.)
V. 356, 1521
Fiérement (vers 145).
Flamme
« Subst.fem. On dit figurément la flamme de l’amour » (Furet.). Le mot possède donc le sens de ardeur amoureuse, il appartient au vocabulaire galant.
Flâme dans notre pièce : v. 51, 263, 271, 275, 279, 398, 723, 790, 821, 859, 894, 915, 975, 991, 1033, 1091, 1098, 1126, 1194, 1360, 1487
Fureur
« F.f. Emportement violent causé par un déréglement d’esprit et de la raison » (Furet.). Ici, signifie donc délire, folie.
« Se dit aussi en Morale de la colere lorsqu’elle est violente et démesurée, et qu’elle jette les hommes dans quelques excés » (Furet.)
Furieux (vers 1192, 1320, 1529).
« Se dit aussi de toutes les passions qui nous font agir avec de grands emportements (…) Il y a des amours qui vont jusqu’à la fureur » (Furet.)
Furie mis dans le sens de « fureur » : v. 1062
Genereux, euse
« Adj. Qui a l’ame grande et noble et qui prefere l’honneur à tout autre interest » (Furet.)
(Rq : les accents sont mis de façon assez aléatoire dans notre pièce. On trouve : genereux l. 175 /genéreux v. 969 /généreux v. 162.)
Genérosité (vers 1516).
Heureux, euse
« Signifie aussi, Chanceux, à qui le hasard est favorable » (Furet.).
Heureusement (vers 858).
« Se dit aussi de ce qui a des qualitez excellentes en son genre » (Furet.).
Honneste
« Adj.m. et f. Celuy qui merite de l’estime, de la loüange, à cause qu’il est raisonnable, selon les bonnes mœurs. On le dit premierement de l’homme de bien, du galant homme, qui a pris l’air du monde, qui sçait vivre » (Furet.)
Honnesteté : préface.
Indiscret, ete
« Celuy qui agit par passion, sans considérer ce qu’il dit ni ce qu’il fait » (Furet.), donc agir sans retenue.
L. 192, vers 922
Interesser
« Se dit aussi en Morale de l’émotion des passions. Un bon orateur doit Interesser les Juges, les Emouvoir à colere, à la compassion. » (Furet).
Intéresser v. 210, 282, 427, 1488
Irriter
« V. act. Se dit figurément en choses morales et signifie exciter, rendre plus vif et plus fort. » (Furet).
Juste
« Qui est en équilibre et convenable à la chose à laquelle il est en relation » (Furet.), sens d’exact
Justesse
Exactitude.
« Signifie aussi qui est selon les loix et l’équité naturelle » (Furet.), donc juste peut aussi s’employer dans le sens de justifié, fondé, légitime, et justement. On trouve aussi son contraire, injuste, dans le sens de injustifié, d’illégitime.
Liberalité
« Subst. fem. Vertu morale qui tient le milieu entre la prodigalité et l’avarice ; vertu de celuy qui sçait donner quand il faut, et sans interest. » (Furet). La libéralité a donc un sens bien précis au XVIIe, elle suppose une attitude mesurée et réfléchie.
(Rq : Les accents sont mis de façon assez aléatoire dans notre pièce : liberalité l. 135 / libéralité l. 80).
Liberal (vers 360).
Maistresse
« Subst.fem. On le dit particulierement d’un fille qu’on recherche en mariage » (Furet.). Le mot désigne plus généralement celle qui est aimée.
Maîtresse dans notre pièce : préface et v. 1128, 1169, 1457
Modeste
« Adj. masc. et fem. Qui a de la modération, de la sagesse, de la pudeur » (Furet.)
Préface et v. 65
Murmurer
« Parler sourdement, ou incertainement, se plaindre tout bas et avec timidité » (Furet.).
V. 15, 250, 314, 590, 924, 1364, 1518
Objet
Le mot appartient au registre de la galanterie. « Se dit poétiquement des belles personnes qui donnent de l’amour. C’est un bel Objet, un Objet charmant » (Furet.).
V. 660, 1244
Orgueil
« La grandeur inspire un noble orgueil qui empêche de faire des bassesses » (Furet.), le mot désigne ici l’orgueil lié à la noblesse de sang, et a donc un sens positif différent de notre sens moderne.
(Rq : Le mot est présent dans notre pièce sous deux orthographes différentes : orgueïl, dans la Préface) / orgueil, dans la pièce proprement dite.)
V. 84, 162, 195, 199, 214, 272, 300, 314, 1184
Paier
« Acquitter une dette, un devoir » (Furet.).
Payer, vers 440, 698, 1477
Prevenir
« Être le premier à faire la même chose » (Furet.).
V. 222
« Signifie aussi, Remedier aux maux qu’on a preveus, les empêcher, s’en garantir » (Furet.).
V. 1559
« Signifie aussi, Préoccuper l’esprit, luy donner les premières impressions » (Furet.)
(Rq : les accents sont mis de façon assez aléatoire dans notre pièce, prévenir ligne 65 / prevenir ligne 245).
Prévention : préface, dans le sens de préoccupation d’esprit, préjugé.
Soin
Dans le vocabulaire galant, désigne les hommages que l’on rend à la femme aimée.
V. 293, 305, 601, 868, 895, 1064
« Se dit aussi des soucis, des inquietudes qui émeuvent, qui troublent l’ame » (Furet.). Donc ici, soin pour souci.
V. 489, 652
Souffrir
« V. act. Se dit aussi en Morale, des afflictions de l’esprit, des émotions de l’ame par les passions » (Furet.).
V. 102, 348, 536, 1275
« Signifie aussi ne pas opposer à une chose, y consentir tacitement » (Furet.). Donc ici, sens de tolérer, supporter.
(Rq : Le mot est présent sous deux orthographes différentes dans notre texte : souffrir v. 102/ soufrir v. 1030.)
Souspirer
« V. neutre et act. Pousser son haleine, sa respiration avec violence, quand on est esmeu de douleur, d’affliction, ou de quelque autre passion qui opresse le cœur » (Furet.).
V. 8, 395, 434, 478 soûpirer
«  Signifie aussi, aspirer, pretendre à quelque chose (…) Les amants souspirent pour le cœur de leurs maîtresses » (Furet.)
V. 288, 588, 822, 850, 982, 1365
Soûpirer soûpirs (vers 55, 724, 836).
Soustenir
« En termes de Guerre, signifie, Resister, s’opposer à la violence d’un ennemi » (Furet.).
Soûtenir, préface et v. 1395
« Signifie aussi, Fournir aux despenses necessaires pour entretenir, faire durer quelque chose (…) Cet homme a toûjours bien soustenu son caractere » (Furet.).
Soûtenir, préface et v. 1004, 1234, 1307
Sufrage
« F.m. Voix qu’on donne dans les délibérations et en matiere d’élection qu’on fait de certaines personnes (…) Donner son sufrage à quelqu’un » (Rich.).
(Rq : le mot est présent dans notre pièce sous deux orthographes différentes : sufrage vers 15/ suffrage vers 194).
V. 15, 194, 611, 755
Superbe
« Vain, orgueilleux, qui a de la présomption, une trop bonne opinion de luy-même » (Furet.).
V. 327, 754
Surprendre
« Signifie aussi, Tromper quelqu’un, lui faire faire une chose trop à la haste, ou en luy exposant faux » (Furet.), se laisser surprendre pour se laisser prendre.
Timide
« Adj. masc. et fem. Faible, peureux, qui craint tout » (Furet.)
Transport
« F.m. Se dit figurément en choses morales, du trouble ou de l’agitation de l’ame par la violence des passions » (Furet.)
Transporté, ée (pour le vers 56 dans un sens plus physique, médical, et vers 1192).
Vertu
Employé au singulier signifie la force morale, la grandeur d’ame.
V. 16, 441, 575, 739, 862, 957, 979, 984, 1484

Annexe I : Panorama de la production théâtrale de Boyer403 §

La carrière de Boyer est l’une des plus longues de son siècle : vingt-trois pièces en cinquante ans de carrière, de La Porcie Romaine (1645), à Judith (1695).Ainsi, comme le souligne Lancaster, Boyer auteur de second plan débute peu de temps après que Corneille soit considéré comme le maître de la tragédie classique et il achève sa carrière quand Corneille est déjà mort et que Racine a cessé d’écrire404. Toute sa carrière est donc encadrée par les deux grands maîtres du théâtre français du XVIIe siècle.

Les œuvres de théâtre publiées §

(Les œuvres sont classées selon l’ordre de leur publication, non de leur représentation.)

La Porcie Romaine, tragédie, Paris, A.Courbé, 1646, in-4°.
La Sœur généreuse, tragi-comédie, Paris, A.Courbé, 1647, in-4°.
Porus ou la Générosité d’Alexandre, tragédie, Paris, T. Quinet, 1648, in-4°.
Aristodème, tragi-comédie, Paris, T. Quinet, 1648, in-4°.
Tyridate, tragédie, Paris, T.Quinet, 1649, in-4°.
Ulysse dans l’isle de Circé, ou Euriloche foudroyé, tragi-comédie représentée sur le Théâtre des machines du Marais, Paris, T. Quinet, 1649, in-4°.
Clothilde, tragédie, Paris, C.de Sercy, 1659, in-12.
Frédéric, tragi-comédie, Paris, C.de Sercy, 1660, in-12.
La mort de Démétrius, ou le rétablissement d’Alexandre, roi d’Epire, tragédie, imprimée à Rouen et vendue à Paris chez A.Courbé et C. de Sercy, 1661, in-12.
Policrite, tragi-comédie, Paris, C.de Sercy, 1662, in-12.
Oropaste ou le faux Tonaxare, tragédie, Paris, C. de Sercy, 1663, in-12.
Le Grand Alexandre, ou Porus, roy des Indes, tragédie, Paris, La Compagnie des Libraires du Palais, 1666, in-12. [Nouveau titre donné à sa tragédie de 1648, pour concurrencer l’Alexandre de Racine].
Les Amours de Jupiter et de Sémélé, tragédie [à machines], Paris, T. Jolly, 1666, in-12.
La Feste de Vénus, comédie [pastorale], Paris, G. Quinet, 1669, in-12.
Le Jeune Marius, tragédie, Paris, G. Quinet, 1670, in-12.
Policrate, comédie héroïque, Paris, C. Barbin, 1672, in-12.
Le Fils supposé, tragédie, Paris, P. Le Monnier, 1672, in-12.
Lisimène, ou la jeune bergère, pastorale, Paris, P. Le Monnier, 1672, in-12.
Le Comte d’Essex, tragédie, Paris, C. Osmont, 1678, in-12.
Agamemnon, tragédie, (publiée sous le nom de Pader d’Asssezan), Paris, T. Girard, 1680, in-12.
Artaxerce, tragédie, Paris, C. Blageart, 1683, in-12.
Antigone, tragédie, (publiée sous le nom de Mr d’Assezan), Paris, G. Cavelier, 1687, in-12.
Jephté, tragédie, Paris, Veuve J.-B. Coignard, 1692, in-4°.
Judith, tragédie, Paris, M. Brunet, 1695, in-12.
Méduse, tragédie en musique représentée par l’Académie royale de Musique, Paris, C.Ballard, 1697, in-4°.

Les oeuvres de théâtre non publiées §

Tigrane, tragédie représentée à l’Hôtel de Bourgogne, le 31 décembre 1660.

Atalante, tragédie représentée à l’Hôtel de Bourgogne en 1671.

Démarate, tragédie représentée à l’Hôtel de Bourgogne en décembre 1673.

Oreste, tragédie représentée à Fontainebleau, en présence du Roi, en 1681.

Enfin, les Oeuvres de M. l’abbé Boyer parurent en 1685, ouvrage qui marque un aboutissement et, d’une certaine manière aussi, la consécration de notre auteur.

Boyer s’essaie également à des genres autres que l’art dramatique. Il publie un roman, La Comtesse de Candale, en 1672, et sa poésie paraît dans divers recueils, le Recueil de Furetière en 1687, les Recueils de l’Académie française en 1689, 1691, 1693, 1697, enfin toutes sortes d’ouvrages divers se référant à l’actualité de l’époque comme la Harangue faite à la Reine d’Espagne, au nom de l’Académie françoise par M.B.(1679), le Compliment fait à Mgr le Chancelier, au nom de l’Académie françoise (1685), etc.

Annexe II : Témoignages sur la réception des pièces de Claude Boyer par ses contemporains §

Extraits de La Muze historique de Loret §

La Muze historique de Loret était une gazette de l’époque qui se faisait l’écho de la vie et des divertissements de la Cour405. Les jugements de Loret se présentent sous la forme de récits rimés comme ceux de Robinet (voir ci-dessous), faits au jour le jour, sur l’impression du moment. Ces quelques extraits peuvent donc nous donner une idée de la réception des différentes pièces de Boyer par le public de l’époque.

La Muze historique, datée du 24 mai 1659, rend compte de la représentation de la Clothilde, tragédie, de C. Boyer, à Berny, lors d’une fête que M. Le Comte de Lyonne donna au Roi, le 18 mai 1659 :

(…) La Clothilde représentèrent,
Que les auditeurs admirèrent,
Pièce digne d’un grand loyer,
Dont est auteur le sieur Boyer,
Qui, dit-on, d’une force extrême,
A réussi dans ce poëme,
Bref, qui fut lors en vérité,
A merveille représenté (…).

La Muze historique, rend compte de la représentation de La Mort de Démétrius, jouée pour la première fois à l’Hôtel de Bourgogne, le 20 février 1660 :

(…) Avant de finir ce discours,
Je dirai que depuis quelques jours,
Dans l’Hôtel de Bourgogne on joue
Un sujet que la troupe avoue
Un des plus forts et mieux traités,
Qu’on ait vus depuis dix étés.
Boyer, habile personnage,
Est l’auteur de ce grand ouvrage,
Intitulé Démétrius,
Et qui tient le supérius
Entre plusieurs pièces nouvelles
Si l’on en croit bien des cervelles.

La Muze historique, datée du 15 novembre 1659, rend compte de la représentation de Frédéric, tragi-comédie, de C. Boyer, donnée au théâtre de l’Hôtel de Bourgogne le 14 novembre 1659 :

Les grands comédiens du Roy,
Hier en assez bel arroy,
Jouèrent eux et leur séquelle,
Une pièce fraîche et nouvelle,
Tout à fait au gré du public,
Sous le titre de Frédéric.
Je ne l’ai pas encore vue,
Mais pourtant je la crois pourvue
D’esprit, d’agréments et d’appas,
Car son auteur ne manque pas
De toutes les belles lumières
Qu’il faut pour de telles matières.

Témoignage de Robinet §

Nous présentons ci-dessous une lettre en vers de Robinet datée du 16 janvier 1666406, qui atteste de la présence du Roi dans l’assistance lors de la représentation de la tragédie de C. Boyer, Les Amours de Jupiter et de Sémélé, pièce qui fut jouée au commencement de janvier 1666, au Théâtre du Marais et qui connu un grand succès.

Sa Majesté, le même jour,
Presqu’avec toute la cour,
Fut voir sans mouiller la semelle
Comment Jupiter et Semele
Se font l’amour sur nouveaux frais
Dans les machines du Marais.
Ce sont, ce dit-on, des merveilles
Pour les yeux et pour les oreilles.
Pour les oreilles, je le crois,
Ainsi qu’un article de foi
Car Boyer qui sur le théâtre
Fait du bruit presque autant que quatre,
De ce poëme a fait les vers,
Et Molière407 a fait les concerts.

Annexe III : Épigrammes à l’encontre de Boyer §

Ces différentes épigrammes rédigées à l’encontre de notre auteur rendent bien compte de l’esprit de cabale régnant à l’époque et dont a souffert l’ensemble de la carrière de Boyer.

Extrait de l’Art Poétique de Boileau §

Qui dit froid écrivain dit détestable auteur.
Boyer est à Pinchêne égal pour le lecteur ;
On ne lit guère plus Rampale et Mesnadière,
Que Magnon, du Souhait, Corbin, et La Morlière.
Un fou du moins fait rire, et peut nous égayer ;
Mais un froid écrivain ne sait rien qu’ennuyer408.

Épigramme de Furetière §

Quand les pièces représentées
De Boyer sont peu fréquentées
Chagrin qu’il est d’y voir peu d’assistants,
Voici comme il tourne la chose :
Vendredi, la pluie en est cause,
Et dimanche, c’est le beau temps409.

Épigrammes de Racine §

Sur la Judith de Boyer.
A sa Judith, Boyer par aventure,
Etait assis près d’un riche Caissier.
Bien aise était ; car le bon Financier
S’attendrissait, et pleurait sans mesure.
Bon gré vous sais, lui dit le vieux Rimeur ;
Le beau vous touche, et ne seriez d’humeur
A vous saisir pour une Baliverne.
Lors le Richard en larmoyant, lui dit,
Je pleure, hélas ! de ce pauvre Holopherne,
Si méchamment mis à mort par Judith410.
[Sur l’Aspar de M. de Fontenelle]
Ces jours passés chez un vieil histrion,
Un chroniqueur mettait en question,
Quand à Paris commença la méthode
De ces sifflets qui sont tant à la mode ;
Ce fut, dit l’un, aux pièces de Boyer,
Gens pour Pradon voulurent parier.
Non, dit l’Acteur, voici toute l’histoire,
Que par degrés je vous vais débrouiller ;
Boyer apprit au parterre à bâiller.
Quant à Pradon, si j’ai bonne mémoire,
Pommes sur lui volèrent largement,
Or quand sifflets prirent commencement,
C’est, j’y jouais, j’en suis témoin fidèle,
C’est à l’Aspar du Sieur de Fontenelle411.

Annexe IV : Tableau des apparitions des personnages en scène. §


Acte I Acte II Acte III
PERSONNAGES. Sc. 1 Sc. 2 Sc. 3 Sc. 4 Sc. 5 Sc. 1 Sc. 2 Sc. 3 Sc. 4 Sc. 5 Sc. 1 Sc. 2 Sc. 3 Sc. 4 Sc. 5 Sc. 6
LE ROY. 47 34, 75 0 45, 75 29
DARIUS. 63 25 7, 5 26 0 49, 25 1, 5 39, 75
ASPASIE. 70 23 19 33 0, 5 56, 5
TIRIBAZE. 43 0 56, 5 9, 25 23, 5 0, 5 2
NITOCRIS. 0 19, 5 52 42 16, 5 5, 5
ORONTE. 44
BARSINE. 14 0 2
CLEONNE. 9 0
MINDATE.
SUITE.

Nous signalons en gras la première entrée en scène de chaque personnage et nous indiquons pour chaque apparition le nombre de vers prononcés.


Acte IV Acte V Total de scène (sur 32) Total de vers (sur 1585)
PERSONNAGES. Sc. 1 Sc. 2 Sc. 3 Sc. 4 Sc. 5 Sc. 6 Sc. 7 Sc. 8 Sc. 9 Sc. 1 Sc. 2 Sc. 3 Sc. 4 Sc. 5 Sc. 6 Sc. 7
LE ROY. 13 27, 5 5, 25 29 28, 25 42, 25 24, 25 18 29 10, 5 15 385, 5
DARIUS. 32 1 8, 5 8 28, 5 25, 75 14 315, 5
ASPASIE. 23, 75 31, 5 35 3, 25 10 295, 5
TIRIBAZE. 19, 5 38, 5 36, 75 47, 25 11 271, 75
NITOCRIS. 21, 5 8 23, 75 9 188, 75
ORONTE. 46, 5 2 90, 5
BARSINE. 3 16
CLEONNE. 3 3 12
MINDATE. 2 16, 25
SUITE. 0 2 0

Bibliographie sommaire §

Œuvres de référence §

Œuvres §

– BOISROBERT, Le Couronnement de Darie, tragi-comédie, 1642, Paris, chez Toussaint Quinet, Bibliothèque de l’Arsenal, [Rf : 5527].
– BOYER, Claude, Le jeune Marius, tragédie, 1670, Bibliothèque de l’Arsenal, [Rf : 5644].
–  BOYER, Claude, Le Comte d’Essex, 1678, [Rf : 5648= microforme R 116630].
– BOYER, Claude, Tyridate, tragédie [suivi de] Le fils supposé (1649), édition critique par L. Sergent, Genève, Droz, 1998.
–  BOYER, Claude, Oropaste ou le faux Tonaxare, tragédie (1663), édition critique par C. Delmas et G. Forestier, Genève, Droz, 1990.
– BOYER, Claude, Les amours de Jupiter et de Sémélé, tragédie, (1666), réimprimé dans [C.Delmas éd.], Recueil de tragédies à machines sous Louis XIV, Toulouse, Centre de recherches « Idées, thèmes et formes 1580-1660 », 1985.
– BOYER, Claude, La Porcie Romaine, tragédie, (1646), Bibliothèque de l’Arsenal, [Rf : 5626].
– BOYER, Claude, Porus ou la générosité d’Alexandre, tragédie, 1648, Bibliothèque de l’Arsenal : [Rf.5627].
– BOYER, Claude, Jephté, tragédie, 1692, Bibliothèque de l’Arsenal : [Rf.5651].
– CORNEILLE, Pierre, Œuvres Complètes, éd. G. Couton, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1987.
– CORNEILLE, Thomas, Darius, tragédie, 1659, bibliothèque de l’Arsenal, [Rf : 2699].
– MAGNON, Jean, Artaxerxe, tragédie, Paris, chez Cardin Besogne, 1645, Bibliothèque de l’Arsenal, [Rf : 6479].
– MARTIAL, Epigrammes, tome I ( livres I-VII ), texte établi et traduit par H.J.Izaac, troisième édition, Paris, 1969, Collection des Universités de France publiée sous le patronage de l’Association Guillaume Budé, Société Edition « Les Belles Lettres ».
– PLUTARQUE, La vie des hommes illustres, édition établie et annotée par Gérard Walter, traduction de J.Amyot, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade, 1951.
–  RACINE, Jean, Œuvres complètes vol. I (Théâtre Poésie), édition de Georges Forestier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999.
–  SHAKESPEARE, William, Le Roi Lear, traduction de J.-M. Déprats et édition de G. Venet, Paris, Gallimard, coll. Folio théâtre, 1993.

Ouvrages de poétique §

– ARISTOTE, La Poétique, éd. M. Magnien, Paris, Le Livre de Poche classique, 1990.
– ARISTOTE, Rhétorique, éd. M. Dufour, Paris, Les Belles Lettres, 1967 [1re éd., 1938] (2 vol.)
– AUBIGNAC, François Hédelin (abbé d’), La Pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris, Champion, 2001.
– BOILEAU, Art Poétique, éd. J.P. Collinet, Paris, Galllimard, coll. “Poésies”, 1985.

Ouvrages sur le contexte littéraire §

– BOILEAU, abbé, La Réponse de l’abbé Boileau au discours de réception de l’abbé Genest, successeur de Boyer à l’Académie française, Paris, Coignard, 1698.
– CHAPELAIN, Opuscules critiques, éd. A. Hunter, Paris, Droz, 1936.
– FURETIÈRE, Recueil des Factums d’Antoine Furetière, éd. Charles Asselineau, Paris, Poulet-Malassis et de Boise, 1859, (2 vol.), in-16, d’après l’édition de 1694.
– HISTOIRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE, tome II.
– LORET, La Muze historique ou Recueil des lettres en vers contenant les nouvelles du temps, écrites a son altesse Mademoizelle de Longueville, depuis Duchesse de Nemours (1650-1665), Bibliothèque de l’Arsenal [8° N.F.81754].
– LES CONTINUATEURS DE LORET, Lettres en vers de La Gravette de Mayolas, Robinet, Boursault, Perdou de Subligny, Laurent et autres (1665-1689), Paris, 1881, édition Damascène Morgand et Charles Fatout, tome I (années 65-66), Bibliothèque Arsenal, [Rj :786]
– PARFAICT, Frères, Histoire du théâtre français des origines jusqu’à présent, tome XII.

Études §

Approches générales §

– FORESTIER, Georges, Introduction à l’analyse des textes classiques, Paris, Nathan (coll. 128), 1993.
–  [De JOMARON, Jacqueline, éd.] Le Théâtre en France, Encyclopédies d’aujourd’hui, La Pochothèque, A. Colin, 1992.
– LARTHOMAS, Pierre, Le Langage dramatique, Paris, Colin, 1972.
– UBERSFELD, Anne, Lire le théâtre, Paris, Éditions Sociales, 1977.
– UBERSFELD, Anne, Lire le théâtre II, Paris, Belin, 1996.

Ouvrages sur le théâtre au XVIIe siècle §

– ADAM, Antoine, Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, Domat, 1948-1952 (5 vol.) ; rééd. Del Luca, 1962 ; rééd Albin Michel, 1996.
– BRAY, René, La Formation de la doctrine classique en France, A. G. Nizet, Paris, 1966.
– BÉNICHOU, Paul, Morales du Grand Siècle, Gallimard, 1948.
– CIORANESCU, Alexandre, Bibliographie de la littérature française du XVIIe siècle, Éditions du CNRS, 1965-1966 (3 vol.).
– DOTOLI, Giovanni, Temps de préfaces, Klincksieck, 1997.
– JOANNIDÈS, Comédie française de 1680 à 1900. Dictionnaire général des pièces et des auteurs, éd. Burt Franklin, New York, 1901, réed. 1971.
– LANCASTER, Henry Carrington, A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, Baltimore, the Johns Hopkins Press, 1929-1942 (5 part. en 9 vol.).
– SCHERER, Colette et Jacques, Le Théâtre classique, Paris, PUF, coll. « Que-sais-je ? », 1993.
– SCHERER, Jacques, La Dramaturgie classique en France, Nizet, s.d. [1950].
– VIALA, Alain, Naissance de l’écrivain, Minuit, 1985.

Ouvrages sur le genre de la tragédie §

– LOUVAT, Bénédicte, Poétique de la tragédie, SEDES, 1998.
– DELMAS, Christian, La Tragédie de l’âge classique (1533-1770), Seuil, 1994.
– FORESTIER, Georges, Passions tragiques et règles classiques. Essai sur la tragédie française, Paris, PUF, coll. « Perspectives littéraires », 2003.
– MOREL, Jacques, La Tragédie, Armand Colin, 1964.

Ouvrages sur Claude Boyer §

– ROLLAND, Jules, « Claude Boyer de l’académie française et les coteries littéraires du Grand Siècle », Histoire littéraire de la ville d’Albi, Toulouse, 1879, Ch. X.

Instruments de travail §

– ACADÉMIE FRANÇAISE, Dictionnaire, Paris, J.-B., Coignard, 1694 (2 vol.).
– FURETIÈRE, Antoine, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et les arts, La Haye et Rotterdam, Arnout et Reiner Leers ; rééd. Paris, SNL-Le Robert, 1978 (3 vol.).
– RICHELET, Pierre, Dictionnaire françois contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue françoise… avec les termes les plus connus des arts et des sciences, Genève, J.-H.Widerhold, 1680 (2vol.).

***

– AQUIEN, Michèle, La Versification, coll. « Que sais-je ? », Paris, PUF, 1990.
– BUFFARD-MORET, Brigitte, Introduction à la stylistique, Paris, Nathan, (coll. 128), 2000.
– CATACH, Nina, La Ponctuation, coll. « Que sais-je ? », Paris, PUF, 1994.
– CAYROU, Gaston, Le Français classique. Lexique de la langue du XVIIe siècle, Paris, Didier, 1923.
– GAFFIOT, F., Dictionnaire Latin Français, Paris, Hachette, 1934.
– HAASE, A., Syntaxe française du XVIIe siècle, Paris, Delagrave, 1935.
– SANCIER-CHÂTEAU, Anne, Introduction à la langue française du XVIIe siècle, Paris, Nathan, 1993 (2 vol.).