Claude Boyer
Chez AUGUSTIN COURBE, dans la petite
Salle du Palais, à la Palme.
M. D C. X L V I.
AVEC PRIVILEGE DU ROY.
Édition critique établie par Marie Roux sous la direction de Georges Forestier (1997)
Introduction §
La Porcie Romaine dramatise un épisode de l’histoire romaine très important sur le plan historique puisqu’il concrétisa l’avènement du « siècle d’Auguste ». Cet épisode est celui de la bataille de Philippes qui eut lieu en 42 avant Jésus-Christ et qui opposa les Triumvirs Antoine, Octave et Lépide aux Républicains, assassins de César, Brutus et Cassius.
En dépit de l’importance du contexte historique, Boyer n’en a pas fait le sujet principal de sa pièce. En effet, il a mis en scène Porcie, la femme de Brutus comme témoin privilégié des événements de l’histoire Romaine. Porcie est un personnage historique puisqu’elle ne se contente pas d’être la femme de Brutus, fils adoptif du grand César. Elle est aussi la fille de Caton d’Utique, ardent défenseur de la tradition politique Romaine et homme de confiance de Pompée. La pièce met surtout en valeur Porcie, héroïne dont la grande volonté est le trait dominant. La force de ses sentiments et de ses actions, aussi bien que la façon dont elle se suicide passent difficilement comme étant la conduite d’une personne ordinaire. Cette période de l’histoire Romaine a été très exploitée par les écrivains bien avant le dix-septième siècle. En effet, à la suite des écrivains romains, les hommes de la Renaissance ont traité maintes fois ce thème : Rome, jusqu’alors invincible, fut ruinée par les guerres et les proscriptions des Triumvirs (Du Bellay, Les Antiquités 13, 24). Les auteurs de tragédies trouvaient dans ces guerres civiles matière à des débats sur des lieux communs : clémence ou rigueur ; république ou tyrannie, mais également une attitude face à la mort. Les héros romains sont des hommes qui sont prêt à sauver leur patrie au péril de leur vie. Leur désir de gloire est plus fort que la peur de la mort.
L’époque se prête également à l’évocation de ce passage de l’histoire Romaine. Au milieu du XVIIe siècle, Richelieu et Louis XIII s’opposent aux complots des grands aristocrates, jusque dans la famille royale1. La pièce paraît après la mort de Richelieu (1642) et sous la régence de Mazarin qui gouverne dans le même esprit, mais cette atmosphère est toujours présente.
En mettant en scène cet affrontement dont l’issue est capitale pour le destin de Rome, Boyer a voulu en faire une tragédie politique. Le sujet de la pièce est conforme à la définition de la tragédie politique que donne Corneille dans le Discours du poème dramatique2 : la dignité de la tragédie demande « quelque grand intérêt d’Etat, ou quelque passion plus noble et plus mâle que l’amour, telles que sont l’ambition ou la vengeance ». La pièce de Boyer illustre les deux termes de l’alternative énoncée par Corneille. D’une part, elle met en jeu « l’intérêt d’Etat » puisque Brutus se bat pour instaurer la République et pour mettre fin aux proscriptions et aux souffrances que les Triumvirs font endurer au peuple. Brutus et Porcie font même passer cet « intérêt d’Etat » avant leur propre vie. Cette notion de patriotisme, omniprésente dans la pièce, étoffe la dimension politique de cette tragédie. D’autre part, La Porcie Romaine est aussi l’illustration du second terme de l’alternative énoncée plus haut, c’est-à-dire « quelque passion plus noble et plus mâle que l’amour, telles que sont l’ambition et la vengeance ».
L’idée de vengeance est sous-jacente à cette pièce. En effet, le père de Porcie, Caton d’Utique3 s’est suicidé pour échapper à César. La passion de Porcie et son acharnement sont également motivés par son désir de vengeance. L’héroïne n’occulte pas cette motivation et la dit très clairement : « Vous m’esloignez des lieux, où j’atens ma vengeance ? » (I, 4).
La motivation de Brutus est d’ordre politique puisqu’il craint pour l’avenir de Rome, mais aussi d’ordre sentimental puisqu’il aime sa femme et veut venger la mort de son beau-père. Cette situation rappelle celle de Cinna de Corneille. Cinna conspire contre Auguste non seulement parce qu’il hait la tyrannie et est animé par des sentiments républicains, mais aussi et surtout parce qu’il aime Emilie, elle-même désirant se venger d’Auguste parce qu’il a tué son père.
Dans les deux cas, l’amour est dépassé par l’intérêt d’État. Malgré les craintes de son épouse, Brutus part tout de même à la guerre dans l’intérêt de Rome et Porcie exprime très clairement ce sentiment lorsqu’elle dit : « Si je l’aime beaucoup, c’est un peu moins que Rome. » (II, 2). Chez Boyer, l’issue ne dépend pas des événements politiques, mais bien du caractère des personnages. Les péripéties qui étoffent l’action et la rendent plus intéressante reposent sur les faits et gestes des personnages qui sont historiques pour la plupart. Le fait que Brutus aille au combat repose sur la décision de Porcie, de même que sa défaite découle de la mort de Cassius, causée à son tour par l’erreur de jugement de son affranchi.
Destin de la tragédie §
La Porcie Romaine est reconnue comme la première œuvre de l’abbé Claude Boyer, en dépit de l’avis des Frères Parfaict qui la placent après La Soeur Généreuse. Lorsqu’il arriva à Paris, Boyer avait déjà écrit cette tragédie sur laquelle il pensait bâtir sa fortune littéraire. Ses premières démarches dans la capitale, eurent pour but de se faire admettre à l’Hôtel de Rambouillet, le plus prestigieux des salons parisiens. Il fut accepté dans le cénacle. En remerciement, il dédicaça cette pièce à la Marquise de Rambouillet et y ajouta un sonnet plein de reconnaissance et d’admiration. La Porcie Romaine fut représentée4 à l’Hôtel de Bourgogne, le théâtre de la troupe royale, en 1646 dans d’excellentes conditions.
Nous ignorons combien de temps elle resta à l’affiche, mais le théâtre ferma ses portes le 17 avril 1647 afin de permettre la restauration de la salle, et la dernière pièce représentée fut Héraclius de Corneille. Si l’on en croit l’abbé Genest, successeur de Boyer à l’Académie Française, la pièce « enleva tout Paris ». Cet accueil chaleureux conforte les espoirs de Boyer qui comptait asseoir sur cette pièce sa réputation de tragédien, comme il l’exprime dans sa dédicace à Madame de Rambouillet :
Me flatant par avance du succès de mon essay, je m’eslève à de plus grands desseins.
Comment peut-on expliquer le succès de cette première pièce de Boyer ? On peut penser que le sort de cette tragédie a été favorisé par sa parenté avec les œuvres de Corneille. Cette influence est notable dans les œuvres de Boyer au moins jusqu’en 1672. La pièce de Boyer porte cette marque, ne serait-ce qu’à travers le personnage de Porcie. La Porcie Romaine fut présentée à une époque où Corneille jouissait d’une grande popularité. Cette ressemblance pourrait expliquer en partie son succès. De plus, Boyer s’est attaché à respecter scrupuleusement les règles classiques, notamment celles de bienséance et de vraisemblance. L’authenticité et la simplicité de l’intrigue peuvent avoir également séduit le public.
La Porcie Romaine inaugure la carrière de Claude Boyer qui fut une des plus longues5 du siècle. Après ces bons débuts, Chapelain le décrivit comme n’étant surpassé en tant que dramaturge que par le seul Corneille et il obtint une place à l’Académie Française en 1667.Ses dernières années furent assombries par les épigrammes et les attaques dont le criblèrent ses contemporains, principalement Racine, Boileau et Furetière qui portèrent ombrage à ses œuvres. Ainsi, Boileau n’hésite pas à écrire quelques mots à l’intention de Boyer dans son Art Poétique (IV, v. 33-38) :
Qui dit froid écrivain dit détestable auteurBoyer est à Pinchêne égal pour le lecteur ;On ne lit guère plus Rampale et Mesnardière,Que Magnon, du Souhait, Corbin et la Morlière.Un fou du moins fait rire et peu nous égayer ;Mais un froid écrivain ne sait rien qu’ennuyer.
Il fallait affaiblir tous ceux qui auraient pu être des obstacles au règne de Racine, et Boyer était justement le plus titré après les frères Corneille. Au moment de la querelle des Anciens et des Modernes6, il prit le parti des Modernes, ce qui le rendit plus impopulaire auprès de Boileau et de Racine qui se rangeaient parmi les « doctes ».
Ce n’est pas le lieu ici de présenter en détail la vie et la production dramatique de Claude Boyer – né à Albi en 1618 et mort à Paris en 1698. Cependant, nous nous efforcerons de situer Boyer à l’époque de la création de La Porcie Romaine et de comprendre pourquoi, après de bons débuts, ses œuvres eurent moins de succès. Claude Boyer arriva à Paris avec le titre d’abbé et le grade de bachelier en théologie. Nous ignorons s’il a prêché dans la capitale, mais cette situation inspira quelques lignes à Furetière7 dans son Deuxième Factum. Ce dernier était un ennemi de Boyer. Il remarque malicieusement que Boyer « n’a pas été assez heureux pour faire dormir personne à ses sermons, car il n’a point trouvé de lieu pour prêcher. La nécessité l’a donc réduit à prêcher sur les théâtres du Marais et de L’Hôtel de Bourgogne, mais il leur a porté malheur. »
Le succès de La Porcie Romaine lui a ouvert la porte des salons littéraires et notamment celle de l’Hôtel de Rambouillet, sanctuaire du goût où il fut admis à côtoyer Chapelain ou Voiture. En 1645, l’Hôtel de Rambouillet était à l’apogée de son influence. De plus, Boyer avait aussi pour protecteur la famille Tallemant : famille de haute robe et de finance.
Dans une lettre à l’abbé Genest, Boileau fait allusion à cet épisode de la vie de Boyer :
Dans ses tendres années, il (Boyer) trouva l’appui d’une noble famille, dont le nom nous sera toujours cher, qui sembla l’adopter parce que tous les gens d’esprit paraissaient naturellement en être...
Boyer reçut l’estime de tous les beaux esprits de ce temps. Chapelain8, grand dispensateur de lauriers poétiques lui fit un accueil des plus chaleureux. Lorsqu’il composa en 1662 une liste d’écrivains, devant servir à l’établissement par Colbert des gratifications royales, il ne manqua pas d’y mentionner Boyer en des termes élogieux :
Boyer est un poète de théâtre qui ne cède qu’au seul Corneille de cette profession, sans que les défauts qu’on remarque dans le dessein de ses pièces rabattent son prix, car les autres n’étant pas plus réguliers que lui en cette partie, cela ne lui fait point de tort à leur égard. Il pense fortement dans le détail et s’exprime de même. Ses vers ne se sentent pas du vice de son pays9 quoiqu’il ne travaille guère en prose.
Boyer reçut 800 livres, la même somme que Racine qui, rappelons le, n’avait encore publié aucune de ses œuvres dramatiques. Cependant, l’avenir n’était pas du côté de Chapelain et Boyer eut tort de ne pas le comprendre. La reconnaissance le liait à tous ceux qui avaient fréquenté l’Hôtel de Rambouillet, disparu depuis la Fronde. Boyer fut signalé comme le protégé de Chapelain et de tous les autres Alcôvistes10 dont le crédit commençait à baisser.
La Porcie Romaine avait montré aux amateurs de théâtre que Boyer emboîtait le pas aux illustres maîtres de la tragédie. Le début de la carrière triomphale de Racine, avec Andromaque en 1667, a porté ombrage à son succès. Racine appartenait aux détracteurs de Boyer, sous l’impulsion de Boileau. Racine attaqua Boyer, car il avait composé Jephté pour le théâtre de Saint-Cyr à la prière de Madame de Maintenon, et qu’on préféra faire jouer cette pièce plutôt qu’Athalie.
Cette pièce inspira à Racine une de ses plus jolies épigrammes :
A sa Judith, Boyer, par aventure,Etait assis près d’un riche Caissier ;Bien aise était ; car le bon FinancierS’attendrissait et pleurait sans mesure.Bon gré vous sais, lui dit le vieux RimeurLe beau vous touche et ne seriez d’humeurA vous saisir pour une baliverne. »Lors le Richard en larmoyant lui dit :Je pleure hélas ! De ce pauvre HoloferneSi méchamment mis à mort par Judith.
Indépendamment de cela, Boyer était convaincu que l’insuccès de ses œuvres était dû au parti-pris hostile du public, influencé par les pamphlets et autres épigrammes qui l’attaquaient. Il faillit le prouver en 1680, lorsque sa tragédie Agamemnon, présentée comme l’œuvre d’un certain Pader D’Assezan fut applaudie par les spectateurs alors que la pièce suivante, signée de Boyer, fut sifflée.
Boileau décrivit Boyer comme un auteur froid, au style plat et obscur. Les critiques du XVIIIe siècle n’ont fait que suivre cette opinion. Les premiers historiens de la littérature, les frères Parfaict11, formulent une critique semblable au sujet de La Porcie Romaine : « le sujet est noyé dans un déluge de vers ampoulés, qui par conséquent ne disent rien en beaucoup de mots. » (VII, p. 11), ou encore, « sa poésie est pleine d’expressions froides et jamais nulle images. » (XII p. 183). Ces critiques ne sont pas objectives puisqu’elles reprennent les remarques formulées par Boileau, qui était un ennemi de Boyer.
Au XXe siècle, seul H.C. Lancaster12 a contribué à la réhabilitation de Boyer. Selon lui, il existe effectivement un abîme entre les écrivains comme Boyer, Quinault ou Rotrou, qui du reste sont au dessus de la plupart des autres, et des maîtres comme Corneille ou Racine. Cependant, ces hommes jouent un rôle très important car ils reflètent les goûts et les modes de vie de leur temps plus précisément que les grands auteurs. Leurs oeuvres sont beaucoup moins travaillées que celles des grands auteurs, les personnages qu’ils mettent en scène sont plus ordinaires.
De toute évidence, Boyer doit plus son immortalité aux épigrammes écrites par ses détracteurs qu’à son titre d’académicien. Mais, son œuvre est très variée et touche à toutes les formes du théâtre : opéra, pastorale, tragi-comédie.
Seules quatre de ses œuvres ont été rééditées depuis le XVIIIe siècle : la tragédie dite « à machines » intitulée Les Amours de Jupiter et de Sémélé (1666) en 198513, Oropaste, ou le faux Tonaxare (1662) en 199014 et Tyridate suivi de Le Fils supposé en 199815.
Traitement des sources §
L’épisode de l’histoire Romaine mis en scène par Boyer était connu de tous, il nourrissait les débats d’ordre politique, voire moral et servait de référence pour l’évocation et l’analyse des événements contemporains : la personnalité des Républicains, leurs motivations et leurs buts constituaient de véritables modèles – positifs ou négatifs. Boyer a surtout mis l’accent sur le personnage de Porcie. Il n’est pas le premier dramaturge à la mettre en scène. Garnier en 156816 et Guérin de Bouscal en 1635 s’y étaient déjà intéressés. Cependant, dans la pièce de Garnier, Brutus n’apparaît à aucun moment et dans celle de Guérin de Bouscal, Porcie n’a pas un rôle aussi important. Les sources de cette pièce sont de deux natures : historiques essentiellement, mais aussi dramatiques.
Les sources historiques §
Porcie est un personnage historique avant d’être une héroïne de tragédie. Elle est liée à l’histoire Romaine par sa famille et par son mariage. Boyer s’est servi des récits des historiens grecs et romains pour déterminer le caractère de son héroïne et pour situer sa pièce dans un contexte. La Vie de Brutus de Plutarque est indéniablement l’une de ses sources. L’historien grec raconte en détails l’affrontement qui eut lieu à Philippes entre Brutus et Octave. Tous les personnages de La Porcie Romaine y figurent. L’influence de Plutarque est perceptible dès le début de la pièce. Brutus reçoit la visite d’une ombre (I, 1) dont il ne parvient pas à déterminer l’identité. Pour Plutarque, un fantôme pénétra chez Brutus, peu de temps avant le début de la bataille de Philippes (Vie de Brutus XXXVI, 7). En mentionnant cet épisode, Boyer restitue le goût de l’historien pour les manifestations surnaturelles. Les mauvais présages, mis en évidence par Plutarque, jouent un rôle considérable dans La Porcie Romaine. D’après les sources, beaucoup de mauvais présages concernaient Cassius à la veille de la bataille de Philippes : un licteur lui présenta la couronne à l’envers, beaucoup d’oiseaux de proie apparaissaient chaque jour dans son camp. Plutarque écrit que Cassius n’était pas pressé de livrer bataille à cause de tous ces mauvais présages (Vie de Brutus XXXIX, 3-7).
Boyer reprend toutes ces informations dans sa pièce. À la scène 3 de l’acte I, Cassius insiste sur tous ces mauvais présages et essaie de dissuader Brutus de livrer bataille aussi vite :
Lassons sa cruauté par nostre patience ;Que sa longue fureur cède à nostre constance ;Et respectant la main qui nous a menacez, (I, 3 v. 105-107)
Boyer a utilisé l’œuvre de Plutarque pour établir le contexte historique de sa tragédie. Mais, Plutarque est un historien et un moraliste. La forme de son récit n’est pas compatible telle quelle avec les exigences du théâtre classique. Le travail de Boyer a été de modeler l’histoire pour la faire entrer dans le cadre de la tragédie. Dans le cas de Porcie, le travail de création a consisté à étoffer son personnage, tout en restant fidèle aux sources. Chez Plutarque, Porcie apparaît peu. De surcroît, elle ne figure pas dans le récit de la bataille de Philippes. Les personnages n’y font même pas allusion. Boyer a dû trouver un compromis entre son désir de faire intervenir le personnage de Porcie et celui de mettre en scène la bataille de Philippes, tout en respectant l’unité de lieu.
Pour cela, il eut l’idée de placer Porcie aux abords du champ de bataille et de faire de sa tente le lieu de l’action au cours de laquelle s’affrontent les Républicains et les Triumvirs. Cette situation est une pure invention des dramaturges. En effet, d’après les sources, Porcie suivit son mari jusqu’à Vélia, au bord de la mer, après l’assassinat de César et de là, elle devait retourner à Rome (Vie de Brutus XXIII, 1-2). Ce déplacement du lieu de l’action dans la tente de Porcie entraîne des situations incongrues: à la scène 1 de l’acte V, on comprend mal pourquoi Octave et sa suite viennent débattre du sort de Brutus dans la tente de Porcie.
D’autre part, Boyer a déplacé la bataille de Philippes à Pharsale. On peut s’interroger sur le motif de ce changement. En effet, la bataille de Pharsale, à laquelle Brutus participa eut lieu en 49 avant J.-C. et opposa Pompée à César. Elle marque la défaite de Pompée et son exil. Cette entorse à l’histoire peut s’expliquer par le désir de Boyer de suivre les règles dictées par le théâtre du XVIIe siècle et de créer des situations dramatiques. Toutefois, l’explication la plus probable serait le lapsus. En effet, les circonstances des deux batailles très proches. Dans les deux cas, ceux qui veulent préserver l’intégrité de Rome s’opposent aux tyrans qui veulent l’asservir. Tout comme l’a fait Plutarque, Boyer a concentré les deux batailles de Philippes en une seule. En réalité, il y eut deux batailles de Philippes : Antoine a triomphé de Cassius, puis vingt jours plus tard Octave a battu Brutus. Boyer reste fidèle à sa source, Plutarque, qui avait déjà opéré une synthèse et avait placé chacun des chefs Républicains sur un front différent.
Boyer a également modifié les circonstances du quiproquo qui a causé le suicide de Cassius. À l’origine, il y a un quiproquo historique. Plutarque17 raconte que Cassius s’est suicidé à la suite d’une méprise : encerclé par des troupes et pensant que c’était des ennemis, il envoya un messager, Titinius pour s’en assurer. Il ignorait que les troupes qu’il voyait étaient celles de Brutus venant lui prêter main forte. Lorsque les soldats de Brutus reconnurent Titinius, ils poussèrent des cris de joie et l’embrassèrent. Cassius, qui observait la scène de loin, crut que son messager était tombé aux mains des ennemis. Il se suicida pour ne pas être fait prisonnier.
Boyer a utilisé le quiproquo, mais en a modifié les circonstances et a fait en sorte qu’il ait des répercussions directes sur Cassius, mais aussi sur Porcie. Dans La Porcie Romaine, l’affranchi de Cassius, Philippe est victime d’une méprise. Il croit voir Brutus mort sur le champ de bataille et va tout de suite l’annoncer à son maître. Cette fausse nouvelle cause la mort de Cassius, qui se suicide parce qu’il refuse de survivre à son ami. Boyer a ici transformé l’histoire pour maintenir la cohérence de la tragédie et y ajouter une nouvelle péripétie. En effet, le quiproquo entraîne le suicide de Cassius, mais il provoque également un coup de théâtre. Brutus, que l’on croyait mort, revient sain et sauf à l’acte IV. L’annonce de sa mort a engendré le suicide de Cassius, mais son retour soulage Porcie, qui elle aussi était prête à se suicider. Le coup de théâtre redonne un élan à l’histoire et fait progresser l’action.
Au sujet des circonstances de la mort de Brutus, Boyer n’a que légèrement modifié les faits historiques. Dans La Porcie Romaine, Brutus est poursuivi par les soldats d’Octave pour être mis aux fers. Pour leur échapper, il a retourné son épée contre lui. Il est mort sans subir l’humiliation de la captivité, tant souhaitée par Octave. En réalité, c’est un de ses amis, Straton qui l’a tué sur sa demande. Plutarque le met en scène dans l’épilogue de la Vie de Brutus : « Voici, César, l’homme quia rendu à mon Brutus le suprême service » dit Messala, un ami de Brutus en présentant Straton à Octave.
Ernst Göhlert18, qui étudia la vie et la production dramatique de Boyer, pense qu’il trouva matière pour La Porcie Romaine dans La Pharsale de Lucain. Cette référence pourrait expliquer l’amalgame fait par Boyer entre la bataille de Pharsale et celle de Philippes. En effet, Lucain est coupable de la même erreur en confondant Philippes et Pharsale. Boyer aurait très bien pu faire le même lapsus que lui. Par ailleurs, certains points de cette tragédie sont proches de l’oeuvre de Lucain. Ce dernier insiste sur l’importance des présages au livre I de La Pharsale. On peut noter que les paroles de Cassius à la scène 3 de l’acte I reflètent presque mot pour mot les termes employés par Lucain.
Tout comme Brutus, Pompée fut victime d’une vision. Il reçut la visite de sa femme, Julie, morte quelques années auparavant qui lui donne rendez-vous sur le champ de bataille (III, 10). De la même façon, l’ombre de César ou de Caton rend visite à Brutus peu de temps avant la bataille de Philippes. D’après Lancaster19, Boyer aurait placé la bataille à Pharsale plutôt qu’à Philippes où elle a réellement eut lieu, afin que Porcie puisse prononcer le discours de Lucain sur les cadavres pourrissants. Lorsqu’elle évoque la bataille, Porcie adopte le même ton très réaliste :
Ces restes malheureux d’une effroyable armée,Rome dedans ces lieux à demy consommée,Ce tas de corps pourris, ces ossemens épars,Que nos derniers combats sèment de toutes pars ; (II, 4 v. 577-580)
Cette description n’est pas sans rappeler celle de Lucain : « Il regarde les cadavres amoncelés en tas aussi hauts... » (VII, v. 790).
Boyer a pu faire appel à d’autres sources pour certains détails. Ainsi, il peut avoir lu Appien20 qui met davantage l’accent sur les présages que Plutarque. Cependant, les principales sources historiques restent Plutarque et Lucain.
Parallèlement, il convient de relever les modifications faites par Boyer au sujet des personnages. La plupart sont historiques : Porcie, Brutus, Cassius et Octave figurent dans le récit de Plutarque. Boyer n’a pas eu à créer de nouveau personnages pour construire une nouvelle intrigue susceptible d’étoffer la pièce. Les seules entorses à l’histoire sont les changements d’appellations et l’ajout de personnages indispensables à la tragédie du XVIIe siècle. Boyer a modifié le nom de l’affranchi de Cassius. Dans La Porcie Romaine, il s’appelle Philippe.
D’après les sources, l’affranchi de Pompée s’appelait Philippe. Ceci peut n’être qu’une coïncidence ou bien l’effet d’un réel désir de rapprocher Pompée des Républicains et justifier le rapprochement Pharsale, Philippes. Chez Plutarque, l’affranchi de Cassius répond au nom de Pindare. C’est ce même Pindare qui aurait donné la mort à Cassius sur sa demande. Boyer a mis en scène Julie, confidente de Porcie, et Maxime, gentilhomme de Brutus, dont les sources ne parlent pas. Le confident est un élément essentiel du théâtre du XVIIe siècle. Il permet au héros ou à l’héroïne de parler seul sur scène pour résumer les événements sans que cela paraisse invraisemblable.
Reste les circonstances de la mort de impliquée. Presque tous les auteurs qui s’y sont intéressés soulignent le courage dont elle a fait preuve en avalant des charbons ardents. Elle n’est pas morte sur le champ de bataille où l’a placée Boyer.
Plutarque raconte que, voulant se tuer et en étant empêchée par tous ses amis qui la surveillaient et ne la quittaient pas des yeux, elle prit des charbons ardents et les avala. Cependant, il donne une autre version, suggérée par Nicolas le Philosophe, qu’il expose dans l’épilogue de la Vie de Brutus. Porcie aurait décidé de quitter la vie à cause d’une grave maladie, mais l’historien grec émet des réserves sur son authenticité.
Les sources dramatiques §
Deux pièces sur le même sujet précèdent La Porcie Romaine et il n’est pas impossible que Boyer s’en soit inspiré. La Porcie de Garnier, datant de 1568, ne met pas en scène Brutus et concentre son attention sur le personnage féminin. L’histoire de Porcie, qui apprenant la mort de son mari Brutus décide de se suicider, n’avait jamais été portée au théâtre avant cette pièce. Cette tragédie est imprégnée de mythologie et fait intervenir un personnage surnaturel : la Furie Mégère21. Garnier prête à Porcie des opinions qui ne sont pas du tout dans l’optique de Boyer. Dans un entretien avec sa nourrice, elle déplore l’assassinat de César, car, au lieu d’un souverain, Rome est dominée par trois tyrans :
Or je te plains, César ! César, je plains ta mort !Et confesse à présent que l’on t’a fait grand tort.Tu devois encor vivre, et devoir encor estreDe ce chétif empire et le prince et le maistre (II, 2 v. 545-548).
Cette opinion paraît surprenante dans la bouche de l’héroïne, mais elle correspond à la thèse que Garnier soutenait à la même époque dans son Hymne à la monarchie. D’après Lancaster, l’idée du débat sur la clémence qui ponctue l’oeuvre aurait été inspirée par Garnier.
La seconde pièce sur le même sujet est La Mort de Brute et de Porcie de Guérin de Bouscal qui date de 1635. Pour Lancaster, Guérin de Bouscal peut avoir suggéré à Boyer la présence de Porcie dans le camp de son mari. Mais Boyer n’essaie pas, comme l’a fait Guérin de Bouscal de discuter les questions politiques ou de différencier les croyances philosophiques de Brutus et de Cassius. La Mort de Brute et de Porcie est remplie de longs discours, surtout des harangues des chefs à leurs soldats et des lamentations de Porcie. Brutus ouvre le premier acte en discourant sur les avantages de la République, alors qu’Antoine ouvre le second avec un discours sur la supériorité de l’Absolutisme.
La Porcie de Boyer est capturée et humiliée par Octave, ce qui n’apparaît pas chez les autres auteurs. La mort de Porcie est annoncée et décrite dans la pièce de Guérin de Bouscal comme dans celle de Boyer et dans les deux cas cela cause un choc à Octave. Dans les deux cas, Octave promet la clémence pour ceux qui sont en son pouvoir.
Dans toutes les pièces, Porcie est présentée comme une femme très fière, ébranlée seulement par la crainte menaçante de la guerre. Boyer écrit à une époque où Corneille connaît un grand succès avec ses pièces qu’il n’a pas pu ignorer. Ainsi, le fait qu’il ait montré, à la fin de la pièce, Octave accordant sa grâce vient probablement de Cinna22, dont l’autre titre est La Clémence d’Auguste.
Il est important de constater que Boyer s’est beaucoup inspiré de ses prédécesseurs pour écrire sa tragédie, ce qui fait dire à Lancaster que La Porcie Romaine souffre de trop d’imitations. Contrairement à d’autres tragédies dont la chronologie, les circonstances et les personnages sont retravaillés, Boyer a fait peu de modifications par rapport aux sources. Il s’est contenté de changer la vision de la bataille de Philippes en focalisant son attention sur Porcie et d’adapter ces circonstances historiques aux exigences des règles du théâtre du XVIIe siècle.
Composition : structure et personnages §
Une tragédie régulière §
La Porcie Romaine obéit sans peine aux fameuses règles du théâtre classique. La crise se déroule sur le champ de bataille et plus précisément dans la tente de Porcie, installée non loin de là. C’est en ces lieux que s’affrontent Brutus, Cassius et Octave. Dans le cas précis, le désir d’observer l’unité de lieu peut mettre en péril la vraisemblance. En effet, la situation ne paraît pas naturelle puisqu’il n’y a aucune raison à la présence de Porcie sur le champ de bataille.
La pièce se déroule sur une douzaine d’heures. Pour respecter l’unité de temps, Boyer aurait fait commencer sa pièce au milieu de la nuit avec la vision de Brutus (I, 1). Cette hypothèse est confirmée par les paroles de Brutus à la fin de l’acte I. Il donne rendez-vous à Cassius pour effectuer les premières manœuvres :
Adieu nous nous verrons à la pointe du jour (I, 4 v. 312).
De fait, la « principale action » se résume à l’affrontement entre les Républicains Brutus et Cassius et le Triumvir Octave. La bataille en elle-même n’est engagée qu’au second acte. À la fin de la scène 2 de l’acte II, Brutus fait ses adieux à Porcie pour partir au combat. Dans les scènes précédentes, il est question de cet affrontement, mais il n’a pas encore commencé. Il est évoqué pour la première fois par Brutus dès la première scène :
Si j’ay pris pour vostre ombre, une ombre faible et lâcheQui pour ternir mon nom d’une honteuse tâcheS’efforce à retarder des desseins si glorieux,Que pour la liberté m’inspirèrent les Dieux (I, 1 v. 16-20).
Le récit de la bataille n’est fait qu’à l’acte III, par Philippe.
La liaison des scènes, qui est l’équivalent des transitions dans la continuité du discours, résulte d’un usage plus que d’une règle. Cependant, Boyer respecte cet usage qui implique une continuité de l’action. En cas de sortie d’un personnage à la vue d’un arrivant indésirable, la scène ne doit pas être vide au cours d’un acte. Dans cette pièce, on rencontre une forme atypique de liaison, « la liaison de recherche ». Lorsqu’un personnage annonce son intention d’en rencontrer un autre, la scène suivante se transporte auprès de celui-ci, devant qui il se présente.
Ainsi, à la scène 3 de l’acte I, Brutus exprime son désir de se rendre auprès de Porcie : « Allons treuver Porcie et pressons ce moment » (v. 167). La scène 4 débute par le dialogue entre Brutus et Porcie. Ce procédé est une formule de transition par juxtaposition de « tableaux ». Pour cette raison, il demande une mise en scène particulière. On peut imaginer que la scène 3 se déroule près du champ de bataille, aux abords de la tente de Porcie, dans laquelle ils pénètrent à la scène 4. Une telle mise en scène demande un aménagement particulier de la scène traditionnelle en compartiments pour rendre cette liaison vraisemblable. Toutes les autres liaisons de la pièce sont des liaisons de présence systématique ou de vue.
Pour ce qui est de la vraisemblance, Boyer se conforme dans l’ensemble aux exigences du théâtre classique. Le dénouement de la tragédie est tout à fait vraisemblable. Brutus et Cassius sont prêts à mourir pour sauver Rome. Croyant son ami disparu, Cassius se suicide parce qu’il sait que sans Brutus il n’y a pas de victoire possible sur les Triumvirs. Brutus se suicide par souci de gloire et d’honneur. Dès le début de la pièce, Brutus annonce qu’il mourra plutôt que de subir une défaite et le joug des Triumvirs :
Ou victimes de Rome, ou ses libérateurs.Vivans dans la franchise ou mourant avec elle (I, 2 v. 36-37).
La fin de Porcie n’est pas non plus une surprise, puisque dès le début de la pièce, elle annonce qu’elle veut suivre son mari dans la mort, si jamais il lui arrivait malheur :
Que si le Ciel injuste a juré vostre mort,Je vivray cependant ignorant vostre sort ;Et quand je l’auray sçeu, je ne puis que vous suivre,Moy qui ne devois pas un moment vous survivre (I, 4 v. 211-214).
La vraisemblance du dénouement est ménagée par la progression de l’action : il est annoncé et on le sent de plus en plus inéluctable.
Boyer respecte également les bienséances externes. Ainsi, il ne porte pas sur scène les suicides de Cassius, Brutus et Porcie, mais il les fait raconter. Cependant, il ne se contente pas de faire raconter la vision de Brutus, il la met plus ou moins en scène. Brutus interpelle quelqu’un qu’il est seul à voir. Il appelle Maxime, mais ce dernier n’a rien vu. Boyer va ici moins loin que Guérin de Bouscal qui, dans La Mort de Brute et de Porcie fait parler l’ombre (I, 4 v. 158).
Boyer écrit en 1645, période où le triomphe des règles classiques est certain. Mairet les a remises au goût du jour avec sa Sophonisbe en 1634, puis les théoriciens se sont efforcés de les imposer (Chapelain, protecteur de Boyer et surtout l’abbé d’Aubignac). L’auteur de La Porcie Romaine met un point d’honneur à les respecter.
Structure et personnages §
La Porcie Romaine n’est pas une longue tragédie : 1590 vers, c’est-à-dire moins que la moyenne qui est d’environ 1700 vers. À titre de comparaison, les tragédies de Corneille font en général 1800 vers.
Les actes comptent approximativement le même nombre de vers. L’acte IV en compte un peu plus. On peut expliquer ceci par le fait que c’est à ce moment qu’intervient l’élément de surprise de la pièce, le coup de théâtre apporté par le retour de Brutus. Maxime apparaît pour apprendre à Porcie que Brutus n’est pas mort. De plus, dans ce même acte, Cassius découragé et ignorant de ce sort favorable a demandé à ses hommes de le tuer. À ce moment précis interviennent un coup de théâtre et un quiproquo qui expliquent pourquoi cet acte est sensiblement plus long.
Tous les personnages sont présentés dans l’acte d’exposition, qu’est l’acte I, à l’exception d’Octave, qui est pourtant au centre des préoccupations. Brutus prononce son nom dès la scène 3, pourtant il n’apparaît qu’à l’acte V. On peut expliquer ceci par le désir de Boyer de ménager l’intérêt dramatique. Jusqu’à l’acte V, on ne sait pas ce qui se passe dans l’autre camp. On ignore les intentions d’Octave : veut-il tuer Brutus, le faire prisonnier, lui accorder sa clémence ? Le spectateur n’est mis en présence que d’un seul des deux protagonistes de l’action principale, jusqu’à l’acte V.
L’acte I souligne la perte de confiance progressive de Brutus au fur et à mesure que l’heure de la bataille approche. Il a dû affronter beaucoup de réticences : celles de Cassius et de Maxime, ses plus proches conseillers. De plus, ils ne bénéficient pas de l’approbation des dieux, ce qui ne fait qu’accentuer le doute. Tous ces obstacles donnent l’occasion à Brutus de prouver que son patriotisme et son désir de délivrer Rome du joug des Triumvirs sont plus forts que les coups du sort. À la fin de l’acte I, Porcie fait son apparition. Brutus la presse de s’éloigner car il craint pour sa sécurité. Elle refuse avec fierté de le quitter et suit sa propre voie.
À l’acte II, on obtient un complément d’information sur les personnages principaux. On assiste à une inversion des rôles entre Brutus et Cassius. Brutus, qui était si pressé d’engager le combat est saisi d’un mouvement de recul. À cause de la présence de Porcie, il est prêt à renoncer à la bataille. Cassius, qui à l’acte I le poussait à reporter la bataille à cause des mauvais présages, l’exhorte à présent.
L’action principale débute à la scène 2 de l’acte II. À ce moment, l’affrontement entre Brutus et Octave devient concret, c’est un fil comportant un début et une fin qui court tout au long de l’œuvre. À l’issu de ces deux actes, Brutus apparaît comme un personnage déchiré entre deux tendances contradictoires. Son amour pour Rome et son désir le poussent à combattre aveuglément : à l’acte I, ni les réticences de Cassius, ni les mauvais présages n’auraient pu le freiner. Il était déterminé à combattre au péril de sa vie pourvu qu’il sauvât Rome de l’emprise des tyrans.
Cependant, un tel engagement met en danger la vie de sa femme. L’amour qu’il porte à Porcie n’est pas compatible avec son ambition. Cette brusque prise de conscience s’effectue à la scène 3 de l’acte I. Brutus est très déterminé au début de la scène, son discours est d’une violence rare et il réfute tous les arguments que Cassius lui oppose. Au vers 42, Cassius mentionne le nom de Porcie car il sait que seul ce sujet peut l’ébranler :
Brute se souvient t-il qu’il hazarde Porcie?
Cet argument est le dernier recours qu’utilise Cassius pour lui faire prendre conscience de la situation. Ce vers est le pivot de la scène. Après ces paroles, le discours de Brutus change radicalement. Il devient beaucoup moins sûr de lui et utilise des métaphores galantes (comme celle du cœur de l’homme prisonnier ou dominé par l’aimée). La scène 3 est le reflet de ce déchirement et de ce retournement de situation. Cependant, dans la scène suivante, Brutus semble avoir trouvé une échappatoire, qui consisterait à éloigner Porcie du champ de bataille pour préserver sa sécurité. Devant le refus de cette dernière de quitter les lieux, Brutus est inquiet, mais il part tout de même au combat.
Il est important de noter que tout au long de la pièce, la situation amoureuse n’est pas évolutive. Contrairement à ce qui se passe dans beaucoup d’autres tragédies contemporaines, il n’y a pas ici d’intrigue amoureuse venant étayer l’action principale. Brutus et Porcie sont un couple historique, ils ne relâchent pas leur attachement l’un pour l’autre, malgré toutes les épreuves qu’ils endurent. Ce lien est tellement étroit qu’il les mène jusqu’à la mort.
La particularité de cette pièce est que son centre d’intérêt est focalisé sur une seule des deux parties qui s’opposent. Octave, le second protagoniste de l’action principale n’apparaît qu’au dernier acte. Il est mentionné tout au long de la pièce par tous les personnages, mais il n’a la parole qu’au cinquième acte. Boyer est donc délibérément partial puisqu’il ne donne pas à Octave l’occasion de se justifier. De plus, Brutus et Octave ne sont jamais mis face à face. Les actes font alterner des points de vue opposés sans même confronter les personnages qui les expriment.
Le choix de Boyer de ne porter son attention que sur l’une des parties a des conséquences sur la fonction des personnages qu’il met en scène. La plupart de ces personnages sont des adjuvants. Julie et Maxime sont des confidents et en tant que tels, leur mission est d’écouter et de conseiller leurs maîtres. Cassius est l’ami de Brutus et il se bat pour la même cause que lui. Le personnage de Cassius reflète les lacunes de Boyer pour la description des caractères. Ce personnage est tout entier dévoué à Brutus et meurt pour lui. Boyer aurait pu le nuancer et le rendre plus subversif. Il aurait pu se servir de la brouille qui eut lieu entre Brutus et Cassius avant l’assassinat de César. D’après Plutarque23, Cassius jalousait Brutus car il avait obtenu la magistrature de préteur urbain, qui était très convoitée. Cassius aurait eu des raisons de vouloir satisfaire son ambition personnelle aux dépens de Brutus. Cassius est le seul personnage qui aurait pu être un opposant, moins évident qu’Octave. En effet, Octave est le seul opposant déclaré. Il est présenté dès le début comme l’ennemi et le reste jusqu’à l’avant-dernière scène. L’action principale de la pièce repose entièrement sur cette opposition. Néanmoins, dans la dernière scène, Octave est attendri par le destin de Brutus et de Porcie. La nouvelle de la mort de Porcie a un effet de surprise sur lui et il exprime seulement des mots de regret et de reproche envers lui-même. Octave n’est plus, dans cette scène l’opposant qu’il était au début de la pièce et accorde sa clémence à Maxime, à défaut d’avoir pu sauver Porcie.
Ce revirement de situation souligne le tragique de la pièce : Brutus et Porcie auraient pu être sauvés si Octave s’était montré clément plus tôt. Malgré cela, Octave reste un opposant puisqu’il représente la tyrannie face à la liberté Républicaine. Le statut d’Octave engendre la mort des héros. Brutus se suicide parce qu’il ne veut pas être humilié : la défaite est déshonorante chez les Romains et le suicide est glorieux. L’atroce suicide de Porcie est une des conséquences de la fonction d’opposant d’Octave. Il refuse de laisser Porcie se suicider pour rejoindre son mari.
Enfin le personnage de Philippe peut être considéré comme un « opposant involontaire ». Philippe est victime d’une méprise : il croit voir Brutus mort. Cassius est d’abord sceptique, puis finit par le croire et Porcie ne met pas en doute sa parole. La révélation de Philippe est très lourde de conséquences : elle conduit au suicide de Cassius, qui entraîne la défaite de Brutus et son suicide, lui même de celui de Porcie.
Philippe n’est pas un opposant puisqu’il n’avait pas prémédité cette révélation. De plus, conscient des terribles conséquences de son manque d’attention, il met fin à ses jours comme l’a fait son maître.
Dynamique de la pièce §
La Porcie Romaine est organisée, comme toutes les tragédies classiques, autour d’une action principale. On peut se demander comment et par quels moyens l’action principale aboutit à un dénouement. Comment, en partant de l’affrontement entre Brutus et Octave, on arrive au suicide de Cassius, de Brutus et de Porcie. Brutus se bat contre Octave parce qu’il veut sauver Rome de la tyrannie exercée par les Triumvirs et parce qu’il veut venger la mort de Caton, son oncle et beau-père, mort par la faute de César. Cette action est fournie par l’histoire. À la scène 1 de l’acte III, surgit une modification. Boyer se sert d’un quiproquo historique dont l’effet dure jusqu’à la scène 5 avec l’arrivée de Maxime. À la scène 5, on assiste à un coup de théâtre : Brutus est en fait vivant et on apprend que Philippe a été victime d’une méprise :
Mais sans s’estre blessé !Philippe voit sa chûte, et sans en voir la suite,Vers le camp de Cassie, il se sauve à la fuite (III, 5 v. 900-902).
Les conséquences malheureuses de ce quiproquo sont intervenues avant le coup de théâtre : ce qui fait naître le tragique. À partir de ce quiproquo, on assiste à une « réaction en chaîne », où chaque péripétie va dépendre de la précédente. Le quiproquo influe sur l’action principale et le personnage de Brutus fait le lien entre les deux. Il est au centre du quiproquo, il provoque le coup de théâtre et il participe à l’action principale : non seulement Brutus n’est pas mort, mais il revient victorieux :
Allons, allons Julie au devant du vainqueur (IV, 3 v. 1079).
L’élément de surprise provoqué par le coup de théâtre permet de donner à la pièce une certaine dynamique. Les retournements de situations permettent aux personnages de s’évader tout en restant dans le même lieu pour ne pas contrevenir aux règles classiques.
Caractère des personnages §
Porcie, une héroïne cornélienne §
La pièce de Boyer met surtout en valeur Porcie, une héroïne qui appartient clairement aux types de personnages de Corneille. Corneille ne parlait pas de Héros, mais de « premier acteur », c’est-à-dire celui qui occupe le plus longtemps la scène et autour de qui l’action principale est construite. Porcie n’est pas au centre de l’action principale, mais c’est à travers ses yeux que nous la percevons. Tout comme Emilie dans Cinna ou Cornélie dans La Mort de Pompée24.
Porcie fait preuve d’une puissante volonté. Elle reste fidèle à son mari à l’heure du danger, désireuse de partager avec lui le châtiment, autant par amour que par sens de ses responsabilités. Dès le début de la pièce, Brutus, qui craint pour sa sécurité, la presse de s’éloigner un temps du champ de bataille. Il veut lui épargner la vue du sang et en cas de défaite la préserver des outrages des vainqueurs. Elle refuse avec fierté et s’indigne de cette requête :
Quoy ! Vous me renvoyez ; Brute bannit sa femme ? (I, 4 v. 189)
N’est-elle pas la fille de Caton d’Utique qui « sut se soustraire au destin qui fit succomber Rome » (v. 258) ? Brutus cède à ses nobles accents non sans inquiétude et demande à Maxime de la protéger. Là encore, elle parvient à exercer sa volonté. Elle convainc Maxime qu’il serait plus utile auprès de Brutus et réussit à le faire partir :
Va cours, volle au combat pour te justifier (II, 3 v. 508).
Cette force de caractère se manifeste jusqu’à la fin de la pièce. À l’acte V, Octave arrive dans la tente de Porcie à la recherche de Brutus. Porcie est emmenée, mais elle demande à Octave de la laisser se suicider. Octave rejette sa requête en répondant cruellement : « Allez vomir ailleurs le poison qu’il vous reste. » (V, 2 v. 1438). Il met Porcie sous surveillance pour ne pas qu’elle mette fin à ses jours et pour pouvoir ainsi l’humilier. Elle déjoue pourtant l’attention des gardes. Elle se suicide, de manière atroce certes, mais rien n’a pu l’empêcher d’arriver à ses fins. Porcie fait preuve d’un courage à toute épreuve et les péripéties de l’action nous apprennent à découvrir peu à peu sa force de volonté.
De plus, c’est une grande dame Romaine, chez qui le sentiment du devoir prime tout. Héritière d’une grande cause à laquelle furent liées les destinées de Rome, elle lui reste obstinément fidèle. Son père, Caton d’Utique s’était déjà battu pour la République et s’est suicidé pour échapper au tyran César. Elle est envahie de grands sentiments patriotiques et pour cela, elle est comparée au jeune Horace, par C. Brody Carnelson25, dans son amour ardent pour Rome. Bien que son grand amour pour Brutus soit né de la reconnaissance de ce qu’il y avait de bon en lui, elle admet que son amour pour Rome est plus grand :
Si je l’aime beaucoup, c’est un peu moins que Rome (II, 2 v. 418).
Elle a la passion de la justice : Octave, qui a pris le pouvoir illégalement doit disparaître. De plus, elle est imprégnée d’un sentiment de vengeance auquel elle ne veut pas renoncer. Octave est le descendant de César, le même César qui est responsable de la mort de son père. Le désir de venger la mort de Caton est une des raisons pour lesquelles elle veut rester près du champ de bataille. Elle veut voir mourir de ses propres yeux le tyran. Lorsque Brutus la presse de s’éloigner, elle revendique ce sentiment pour rester auprès de lui :
Vous m’esloignez des lieux où j’atens ma vengeance ? (II, 4 v. 194)
Elle est prête à agir pour venger sa famille. Pour des raisons matérielles elle ne peut être l’exécutrice de cette vengeance car une femme ne peut prendre les armes. Cependant, elle envisage la mort d’Octave, moins comme un acte de vengeance que comme un acte de justice. Octave tient les Romains asservis. Porcie, tout comme Brutus a soif de justice et de liberté. Elle voit comme une imposture la consécration d’un prince aux mains rouges du sang de ses concitoyens. Même s’il est fait allusion aux trois tyrans, Antoine et Lépide n’apparaissent pas. Octave représente le seul ennemi des Républicains.
Porcie est très attachée à l’honneur et la respecte en toute circonstance. Son constat d’impuissance à l’acte V l’incline à adopter une dignité stoïque. Elle est humiliée par Octave, mais continue à mettre en avant l’honneur de son sang, pour qu’il la traite comme une femme digne de son rang : « Et par tes traitemens fais justice à mon rang. » (V, 2 v. 1324). À aucun moment elle ne supplie Octave de la laisser se suicider. Les demandes plaintives ne sont pas conformes à son rang. Elle devient même agressive et tient un discours qui n’est pas celui d’une captive face à celui qui a un pouvoir sur elle :
Mais quel droit, tyran, faut-il que j’en dépende ? (V, 2 v. 1353)
Enfin, ce qui fait de Porcie une héroïne particulière, c’est son exaltation. Devoir et passion coexistent en elle. Devoir et passion vont dans le même sens puisque son mari, Brutus se bat pour une cause qui lui est aussi chère à elle. Elle est partagée entre sa joie de voir ses convictions défendues et la crainte de perdre celui qu’elle aime. L’amour qu’elle éprouve pour Brutus ne cesse d’être affirmé tout au long de la pièce. Cependant, le quiproquo qui fait croire à la mort de Brutus lui fait adopter un discours beaucoup plus passionné :
Désordre de mon Ame, invincibles frayeurs (II, 4 v. 788)
L’héroïne de Boyer paraît beaucoup plus proche des héroïnes de Corneille que de celles de Garnier. Les héros Romains de Garnier se complaisent dans des attitudes qui favorisent une rhétorique rigide et des sentences définitives. La Porcie de Garnier est beaucoup plus radicale dans ses jugements et affiche volontiers son pessimisme :
La Nourrice Avez-vous doncques peur qu’il ne surmonte pas ?Porcie Leur pouvoir est plus grand (II, 1)
La Porcie de Garnier est beaucoup moins exaltée, elle n’est pas aussi dévouée à sa cause que ne l’est celle de Boyer. Elle est repliée sur elle-même. Le cadre ne favorise donc pas le progrès de l’action ni l’évolution psychologique. La Porcie de Boyer est beaucoup plus dynamique (à l’image des personnages cornéliens). Elle participe à l’action, elle est impliquée dans la bataille au point d’aller se tenir informée de la situation des combats :
Allons pour contenter le soin qui me travaille,Descouvrir s’il se peut l’état de la bataille (II, 4 v. 625-626)
Porcie, la première héroïne de Boyer est donc un personnage décrit à la manière de Corneille. Elle est le précurseur des femmes de grande volonté des pièces ultérieures de Boyer. Mais, elle domine la tragédie si complètement que les autres personnages sont dans son ombre et perdent beaucoup de leur importance en tant qu’individus.
Les autres personnages §
Maxime et Julie ne sont pas de simples confidents, ils participent autant que le permet leur modeste condition, aux déterminations de leurs maîtres. À la scène 4 de l’acte II, Julie exhorte sa maîtresse à reprendre courage et à ne pas se laisser aller au désespoir :
Vous vous emportez trop à d’inutiles plaintes (II, 4 v. 573)
Maxime a un rôle important tout au long de la pièce. Il conseille Brutus et lui donne son propre avis sur les circonstances qui précèdent le combat :
Ne bravez pas la foudre alors que les Dieux tonnent :Qui vous peut soutenir, lorsqu’ils vous abandonnent ? (I, 2 v. 45-46)
C’est un homme de confiance et Brutus en est conscient puisqu’il le charge de la protection de Porcie. Lorsque Porcie lui demande de la quitter pour aller rejoindre Brutus, il hésite, mais part tout de même :
Maxime Mais que dira t-il ?Porcie Que Maxime est fidèle (II, 3 v. 529)
Maxime est aussi le messager qui vient annoncer à Porcie que Brutus est vivant et qui lui explique l’origine du quiproquo :
Quel charme injurieux vous cache sa victoire ?Ces indignes frayeurs me rendent tout confus (III, 5 v. 838-839)
Maxime plaide la cause de Porcie et implore Octave de se montrer clément et de laisser Porcie se suicider :
Cependant, que Porcie esclave et malheureuseCherche en vain pour sa gloire une mort généreuse.Souffrez donc qu’elle meure, ou vive sans rougir,Octave c’est ainsi qu’un grand coeur doit agir (V, 4 v. 1473-1475).
Maxime est le seul bénéficiaire de la clémence d’Octave. Il est plus qu’un confident, mais n’a pas le même statut que Cassius, qui est l’ami intime.
Pour élaborer le personnage de Cassius, Boyer a gommé toutes les imperfections de son caractère que Plutarque soulignait dans la Vie de Brutus (VIII, 5). Plutarque décrit Cassius comme un homme passionné, « fougueux, emporté, entraîné souvent par l’appât du gain hors des voies de la justice ». De plus, « on ne doutait point que s’il faisait la guerre, courrait de pays en pays et affrontait le danger c’était plutôt pour s’assurer à lui-même un pouvoir que pour donner à ses concitoyens la liberté. » (XXIX, 5). Boyer n’a pas du tout tenu compte de ces indications dans la description du caractère de Cassius. Il est l’ami fidèle de Brutus, qui le conseille et lui fait confiance. Au début de la pièce, Brutus veut convaincre Cassius d’engager la bataille. Cassius hésite car les dieux ne sont pas favorables, mais il abandonne vite ses craintes et se range du côté de son ami il l’exhorte même au combat lorsqu’il perd courage :
Oüy, Brute, il faut combattre (II, 1 v. 313)
Cassius est aussi patriote que Brutus et a la même haine du tyran. La fidèle amitié qui le lie à Brutus le conduit même à la mort. Lorsqu’il apprend par son affranchi que Brutus est mort, il sort pour mourir :
Fais que pour l’imiter je succombe aujourd’huyPar mon propre courage, et par la main d’autrui (III, 2 v. 703-704)
Cassius est la principale victime du quiproquo, mais en se suicidant, il prouve sa fidélité à Brutus : il était prêt à le suivre jusqu’au bout.
Octave est présenté dès le début comme l’un des tyrans qui asservissent Rome. Son caractère n’est décelable qu’au cinquième acte puisque c’est à cet instant qu’il prend la parole. Dans les quatre premières scènes, Octave est très dur. Il n’a qu’une seule idée en tête qui est de capturer Brutus et Porcie et de les humilier pour leur montrer qu’il est le vainqueur. Il refuse à Porcie le suicide et lorsque Maxime le supplie de se montrer clément envers elle, il accepte à condition que Brutus implore « soubmis aux pieds de son vainqueur. » (V, 4 v. 1507). Il humilie Porcie pour mettre en valeur sa victoire et sa gloire personnelle :
Mais plustost qu’elle vive en faveur de ma gloire,Jouyssons pleinement du fruit de ma victoire (V, 3 v. 1441-1442).
Parce qu’il fait preuve d’une extraordinaire dureté dans les premières scènes, le radoucissement final d’Octave est surprenant. Il est visiblement surpris et touché par la mort de Porcie. À la fin de la pièce, il éprouve une certaine culpabilité et opère sa propre remise en question.
Il promet la clémence pour tous ceux qui sont en son pouvoir. C’est comme si la mort de Porcie avait provoqué chez lui une prise de conscience subite. Ses dernières paroles expriment le désir d’expier ses fautes et d’essayer d’effacer les rigueurs passées pour trouver la paix intérieure :
Que je hay ma fortune et ce superbe rangQui pour un peu de gloire a cousté tant de sang (V, 5 v. 1589-1590).
Conformément aux sources, Brutus représente la dignitas virilis Romaine. Il est le défenseur d’une vertu presque sans failles. Le caractère de Brutus, patriote courageux et implacable éveille l’intérêt. Il avoue sa haine de la tyrannie et exalte ses sentiments Républicains. Il est prêt à tout pour faire triompher la démocratie, il est prêt à braver les dieux et les mises en garde de ses amis.
Pouvons-nous différer aux yeux de l’UniversD’attaquer les Tyrans, qui le tiennent aux fers ? (I, 3 v. 115-116)
Il est prêt à tout sacrifier pour le salut de Rome, sauf Porcie. Il réfute tous les arguments que lui oppose Cassius, excepté celui ci :
Je me sens rougir en faveur de Porcie (II, 3 v. 154)
Auprès de sa femme, il peut tout à fait changer d’attitude et se transformer en galant qui s’adresse à son aimée en utilisant des métaphores. Mais Brutus reste le modèle du patriote, qui a le sens de l’honneur et qui préfère mourir plutôt que d’assumer une défaite et l’humiliation qui en résulte. On ressent parfois chez Brutus des vestiges de son éducation stoïcienne en particulier dans son attitude face à la mort. C’est un homme qui sait aller au bout de ses engagements, même s’il doit y trouver la mort. Dans cette pièce, Brutus n’a pas toute sa grandeur historique parce que son personnage est éclipsé par celui de sa femme.
Une tragédie politique §
La tragédie est à la fois le récit d’une action et une méditation sur ce récit, ou du moins une organisation du récit brut. Cette volonté de raconter des histoires en action conduit à préférer l’imagination comme procédé de mise en forme du récit. Selon Hardy, l’imagination reste inséparable des sujets reçus de l’Antiquité. La tragédie a pour objectif de privilégier l’histoire, ce qui exclut les intrigues inventées par plaisir.
Boyer a privilégié l’histoire Romaine. La bataille qui oppose Brutus à Octave étant illustre, il lui était difficile de prendre d’excessives libertés avec l’histoire. Les personnages mis en scène par Boyer sont hors du commun par leur rang : Brutus et Cassius sont de grands chefs militaires qui ont fait leurs preuves lors de batailles précédentes ; Octave est un descendant du Grand César, chef militaire devenu empereur et Porcie est issue d’une illustre lignée. Son père Caton d’Utique était un conseiller de Pompée, arrière-petit-fils de Caton le Censeur et ardent défenseur de la politique Romaine. Le sujet choisi par Boyer met en scène des personnages conformes aux exigences des sujets tragiques.
De plus, Corneille insiste sur la dignité de l’action tragique : « sa dignité demande quelque grand intérêt d’État, quelque passion plus noble et plus mâle que l’amour, telles que sont l’ambition ou la vengeance, et veut donner à craindre des malheurs plus grands que la perte d’une maîtresse26 ». L’intérêt d’état réside ici dans le désir de Brutus d’instaurer la République et de chasser les tyrans de Rome. Brutus voit dans cette dictature un danger pour Rome. L’intérêt d’État existe bel et bien dans la pièce de Boyer, qui peut ainsi porter le nom de tragédie. Les affaires d’Etat y tiennent une place capitale : le salut de Rome est en jeu.
À l’aventure historique – histoire qui est infléchie en fonction des nécessités dramatiques – s’entrelace une dimension politique. Cette tragédie, comme beaucoup d’autres de la même époque a quelque rapport avec l’actualité politique : les conspirations contre Richelieu et Mazarin ont redonné au problème politique de la conspiration et au conspirateurs Romains leur actualité. La tragédie de Boyer n’est pas une réflexion sur la politique, contrairement à celle de Guérin de Bouscal. La Mort de Brute et de Porcie met en scène les théories politiques, prononcées et expliquées par les chefs des différentes factions. La pièce de Boyer met en scène l’affrontement de deux idéologies politiques, mais les protagonistes ne tiennent pas de longs discours sur les avantages de chaque régime.
Lorsque la pièce commence, la situation repose déjà sur un acte politique. Pourquoi Brutus se prépare t-il à affronter Octave à Philippes ? Parce qu’il est l’auteur d’un meurtre et qu’Octave veut venger César, victime de cet assassinat. Le « tu quoque mi fili » de César à Brutus repris par Scudéry dans La Mort de César (IV, 8 v. 962), unit régicide (assimilé dans le contexte au tyrannicide) et parricide au sens moral.
Le Brutus qui ouvre la pièce de Boyer est déjà l’artisan d’un acte politique. Pour Brutus, les raisons pour lesquelles il a tué César sont les mêmes que celles pour lesquelles il affronte Octave : il veut bannir la tyrannie. Un idéal politique est proposé c’est celui de Brutus : la République. Brutus est présenté comme le sauveur de Rome :
Taschons par nostre exemple à guérir les Romains (I, 3 v. 92)
Ce point de vue est de toute évidence une entorse au pouvoir monarchique « héréditaire ». Ces entorses ne peuvent que provoquer les troubles politiques. Dans chaque partie, on peut trouver une raison d’État.
Du côté de Brutus, elle serait de préserver Rome de la Tyrannie et de conserver les libertés individuelles des citoyens. Du côté d’Octave, ce pourrait être le maintien du pouvoir monarchique, quasi héréditaire, comme le veut la loi Salique. Octave est le fils de la nièce de César : c’est donc un de ses descendants, même si ce dernier a pris le pouvoir illégalement, Octave doit en hériter.
Il s’agit donc de savoir quelle est la meilleure forme de gouvernement : démocratie ou pouvoir personnel ? Cette tragédie expose et fait s’affronter ces deux conceptions politiques. La révolte des conjurés avait été dirigée contre la forme de pouvoir exécrable qu’est la dictature. L’engagement d’Octave a pour but de faire respecter le pouvoir établi, même si celui-ci est fondé sur l’usurpation. Toutefois, la monarchie établie satisfait beaucoup plus les souverains que leurs sujets. Les Triumvirs font régner la terreur auprès du peuple en multipliant les proscriptions.
À l’issue de la pièce et après la mort de Brutus et de Porcie, on entrevoit une possibilité de dénouer la situation politique. Dans la dernière scène, Octave est pris de remords, alors qu’il est arrivé à ses fins : il est victorieux et ses ennemis sont morts. Il accorde sa clémence à Maxime à défaut d’avoir pu l’accorder à Porcie. Cette leçon de clémence a une résonance politique : il faut faire aimer et respecter le pouvoir monarchique. Octave a évolué tout au long de la pièce et son comportement final est à la mesure de ce que doivent être les rapports entre l’Etat et les citoyens.
Pourtant une parole d’Octave attire l’attention :
Que je hay ma fortune, et ce superbe rang (V, 5 v. 1587)
Octave, qui est le vainqueur ne paraît pas satisfait. La volonté de puissance débouche sur une crise morale, sur le doute. Il prend subitement conscience qu’aucun pouvoir ne se peut construire et se maintenir s’il est fondé sur la force et le mépris des citoyens. La raison d’État ne doit pas faire oublier à ceux qui gouvernent celle de l’humanité.
On peut également mettre l’accent sur les rapports entre la politique et la religion mis en scène dans cette œuvre. Dès la scène 2 du premier acte, Boyer met en jeu ces relations. Brutus veut engager le combat le plus tôt possible. Malheureusement, les dieux ne sont pas favorables à cette entreprise. Maxime incite Brutus à s’en remettre au ciel et à attendre une période plus clémente :
Ne bravez pas la foudre, alors que les Dieux tonnent :Qui vous peut soutenir lorsqu’ils vous abandonnent ? (I, 2 v. 45-46)
Dans la scène suivante, Cassius évoque tous les mauvais présages qui se sont manifestés et essaye à son tour de dissuader Brutus de livrer bataille. Mais, Brutus ne prête pas attention aux prédictions divines et décide d’aller tout de même au combat :
Amy, ne croyons point à ces présages vains ;Taschons par nostre exemple à guérir les RomainsD’une religion par qui Rome invincible,A des lasches frayeurs se trouve si sensible (I, 3 v. 91-94).
Ces paroles sont la parfaite illustration des rapports entre la politique et la religion. Pour Brutus, la religion gêne la politique parce qu’elle freine les hommes. Le monde politique ne se gouverne pas en fonction de la volonté des dieux. Dans ce cas précis, c’est le moment pour Brutus de livrer bataille. Boyer a donné à son Cassius, un caractère plus religieux qu’il ne l’est vraiment. D’après les sources, Cassius était un épicurien qui faisait peu de cas de la religion. Scudéry reprend la personnalité originelle de Cassius lorsqu’il lui fait dire dans La Mort de César, dans des circonstances similaires :
Oracle, sacrifice, augure, vol d’oiseaux,Dieux du ciel, de l’enfer, de la terre et des eaux,Invention humaine, aussi belle que feinte,Vous ne me donnez point de sentiments de crainte (II, 4 v. 461-464)
La raison d’État gouverne tout et amène à un certain fatalisme. Brutus va se battre, avec la conviction que, quoiqu’il arrive, il aura la conscience de s’être battu pour le salut de Rome. La motivation de la raison d’État amène le héros à passer outre la religion et les croyances diverses. La dimension politique est donc très présente dans l’œuvre de Boyer et surpasse la dimension religieuse. Elle n’est pas clairement exprimée, mais la dimension historique permet de décrypter l’actualité.
Une conception particulière de l’amour §
La particularité de la tragédie de Boyer réside dans la place occupée par l’amour. Dans la plupart des tragédies du XVIIe siècle, les auteurs ont créé de toute pièce des personnages pour développer, en marge de l’action principale, une intrigue amoureuse. Ainsi, Corneille a créé le personnage d’Emilie dans Cinna. La seule donnée historique était la conspiration de Cinna contre Auguste. Pour étoffer l’action « vraie », il était nécessaire d’inventer des épisodes. Le personnage d’Emilie est l’objet de l’amour de Cinna, mais elle est aussi à l’origine de la conspiration puisqu’elle ne veut se donner qu’à ce prix. L’amour que Cinna porte à Emilie permet de donner une cohérence à l’histoire.
Dans La Porcie Romaine, Boyer n’a pas eu besoin de créer un personnage féminin et de construire une intrigue amoureuse autour de lui. Le personnage de Porcie, femme de Brutus est un personnage historique. Il n’y a pas de naissance de l’amour, puisque dès le début et bien avant, Porcie est attachée à son mari et le soutient en toutes circonstances. Ainsi, Plutarque raconte que Porcie, voyant son mari préoccupé par la préparation de l’assassinat de César, ne voulut pas le questionner avant de s’être infligé à elle-même une épreuve. Elle prit des ciseaux, s’entailla profondément la cuisse et fut saisie de violentes douleurs. Elle montra à son mari qu’elle était capable de supporter avec lui un souci qui exige la confiance.Brutus, stupéfait, pria les dieux de lui accorder le succès de son entreprise pour se montrer le digne époux de impliquée (Vie de Brutus XIV). Le soutien de sa femme est un moteur pour Brutus.
Il n’y a pas d’intrigue amoureuse, mais l’amour est en parfaite harmonie avec l’action principale, qui consiste à se battre contre Octave. Pour cette raison, Porcie veut être la plus proche possible des combats, pour pouvoir à tout moment soutenir son mari. L’amour ne se façonne pas au fur et à mesure de l’histoire, il est présent dès le début. Pour cette raison, cette tragédie est originale. Dans la plupart des tragédies, l’action principale et l’intrigue amoureuse progressent côte à côte tout au long de l’histoire.
Dans celle de Boyer, l’action principale progresse et arrive à un dénouement ; alors que l’amour est répétitif. Il est présent tout au long de la pièce, il s’intensifie à cause des épreuves traversées, mais à aucun moment il n’est remis en question. Jusqu’à la fin, il est question du sentiment amoureux puisqu’il est une des causes du suicide de Porcie :
Cruels, mon Brute, est mort, et je lui dois survivre !Vos malignes pitiez m’empeschent de le suivre (V, 2 v. 1313-1314).
Si le sentiment amoureux est au cœur de la pièce, il n’a pas toujours le même statut. L’amour est tout d’abord soumis à la raison d’État. Dans l’esprit du dramaturge et dans celui des héros, l’amour ne doit se contenter que du second rang. Il doit laisser la place à la raison d’État, à la défense de l’honneur. Brutus et Porcie ont tous deux cette conception à l’esprit. Bien qu’il risque la vie de sa femme en la laissant rester aux abords du champ de bataille, Brutus part tout de même au combat parce qu’il doit défendre une cause.
De même, lorsque Brutus revient auprès de Porcie qui le croyait mort, ses premiers mots ne traduisent pas les sentiments qu’il éprouve pour sa femme. Porcie est enthousiaste à l’idée de revoir son mari qu’elle a cru perdre et communique sa joie à Julie :
O ! Transports, ah Seigneur ! (IV, 3 v. 1080)
Dans le comportement de Brutus, la honte de la défaite prime sur la joie de revoir sa femme :
Madame, où courrez-vous, fuyez un misérable (IV, 4 v. 1081).
Cependant, Brutus est peiné par sa défaite, mais plus encore parce qu’il n’a pas pu venger l’honneur de sa femme. Le comportement de Porcie reflète également la primauté du salut de Rome sur le sentiment
Il est vray, j’aime Brute avec toute l’ardeur,Qu’un amour constant exige d’un grand coeur :Mais avec quelque ardeur dont j’aime un si grand homme,Si je l’aime beaucoup, c’est un peu moins que Rome (II, 2v. 415-418).
L’honneur ne triomphe pas de l’amour, elle le contraint à se dépasser, à renoncer à ses aspirations immédiates. Après le retour de Brutus, Porcie ne pense plus à son bonheur, mais aux fières idées de Patrie et de Liberté :
Grands Dieux, la liberté que Rome vous demande,Est-elle à vostre avis une faveur si grande ? (IV, 2 v. 1029-1030)
On est en droit de penser que si Brutus avait trouvé la mort en triomphant d’Octave, Porcie ne se serait pas suicidée. Elle aurait porté un deuil douloureux, certes, mais elle serait la veuve d’un héros qui a donné sa vie pour la sauvegarde de la patrie. Cette pièce met donc bien en scène un amour soumis à l’honneur et à la raison d’Etat. Néanmoins, l’amour ressort meurtri de sa confrontation avec l’honneur, mais elle le rend plus noble et plus pur. Les nouvelles de la victoire d’Octave confirment, à l’acte IV, les inquiétudes de Brutus. Il suggère à Porcie de mourir tous les deux, courageusement, à leur manière et ainsi éviter de passer sous le joug des vainqueurs. Porcie est d’accord et elle s’indigne lorsque Brutus propose finalement de mourir seul :
Quoy, pour un vain effort m’abandonnerez-vous ? (IV, 5 v. 1264)
Cette conception de l’amour domine la plus grande partie de la pièce. Pourtant, son expression revêt parfois une forme qui la rapproche de celle de l’amour galant Brutus veut à tout prix engager le combat, mais Cassius lui rappelle qu’il risque la vie de Porcie. À ces mots, Brutus se lamente en des termes dignes d’un amoureux français du XVIIe siècle. Il utilise la métaphore du combat pour évoquer l’amour que lui porte sa femme. Il exprime la souffrance de l’amant, malade d’amour qui ne peut se résigner à mettre en danger l’être aimé. La métaphore guerrière de l’amour est un cliché : « combâtu » (V, 3 v. 144) ; « mortelles atteintes » (v. 145) ; « fort ennemy » (v. 146) ; « empire » (v. 147) ; « pouvoir » (v. 149)
Brutus se présente comme un esclave de l’amour de Porcie. Cette métaphore figure la flèche de Cupidon qui touche le coeur de celui qui est amoureux.Ce discours est en totale opposition avec les propos tenus précédemment par Brutus. Au seul nom de Porcie, il devient tout à coup vulnérable, lui qui était prêt à braver les dieux pour livrer bataille. Dans la tirade qui suit, il avoue être vaincu par l’amour qu’il éprouve :
Oüy je me rends CassieJe me rends sans rougir en faveur de Porcie (I, 3 v. 153-154).
Ce moment d’égarement n’est que de courte durée, puisque bien vite des notions de gloire et d’honneur reprennent le dessus. Ce type de discours revient lorsqu’il apprend le refus de Porcie de s’éloigner du champ de bataille. Il se présente à nouveau comme une victime.
Usez mieux du pouvoir que vous avez sur moy.Pourray-je résister à de si puissans charmes ? (I, 4 v. 220-221)
Brutus apparaît comme soumis à l’être aimé, son cœur est tout entier sous l’emprise de Porcie. Il finit par céder à la volonté de sa femme de demeurer près du champ de bataille. Cette image de Brutus, dominé tout entier par son amour pour sa femme, cédant à sa grande volonté est en totale adéquation avec celle du héros, assassin de César, qui part à la guerre pour sauver Rome. À la vue de ces propos, on peut conclure que la tragédie de Boyer n’est pas totalement exempte de préciosité dans sa conception de l’amour. La présence de l’amour nous permet de voir en Brutus autre chose que ce patriote courageux et implacable. C’est ici que les paroles de Corneille, pour qui l’amour est une passion « chargée de faiblesse » prennent tout leur sens. Cette expression plutôt galante de l’amour n’est pas incompatible avec les notions de gloire et d’honneur. En effet, l’honneur est fondé sur l’estime de soi-même et l’amour sur celle que l’on éprouve pour l’être aimé.
Enfin, cette tragédie met également en scène un amour passionné. « Passionné » n’est pas à interpréter dans son sens négatif, mais plutôt dans le sens de « qui va jusqu’au bout ». Porcie suit Brutus jusque dans la mort et cela, même contre la volonté de son entourage. Pour elle, la mort est envisagée comme un adoucissement, un soulagement. Vivre sans l’être aimé est une souffrance bien plus grande que celle de mourir en avalant des charbons ardents. Dans une épigramme, Martial résume cette attitude en faisant dire à Porcie (Ex Martialis XCIX-Epig.Lib.I) :
Ne savez-vous pas que la mort ne peut être refusée ?Je pensais que mon père, par sa mort vous l’avait appris.
Pour la femme amoureuse qu’est Porcie, la dernière gloire reste la mort. Elle souhaite la mort au nom de l’amour, avec le secret espoir de l’union des âmes après la mort. Dans la dernière scène, Porcie est submergée par le désespoir. Ses gestes sont violents : « jetter » (v. 1550) ; « tombe » (v. 1556) et traduisent son trouble. La scène décrite par Valère est à l’apogée du pathétique : Brutus et Porcie ne semblent faire qu’un. Porcie s’étend sur le corps de son mari comme si elle voulait partager son être. D’ailleurs, ce rapprochement entre ces deux être est souligné par les paroles de Porcie où elle exprime son désir de mourir exactement comme son mari : « Sa main du même fer allait trancher ses jours (v. 1552). »
Jusqu’à l’extrême fin, Porcie reste fidèle à Brutus. La fin de la scène offre une vision apocalyptique de la situation : Porcie a tout perdu. La cause politique qu’elle défendait a été tenue en échec par Octave et son mari qu’elle chérissait est mort. Cette conception de l’amour est une conception destructrice, comme le sont les passions. Porcie en vient à nier son être propre pour suivre son mari dans la mort. Cette conception de l’amour se manifeste surtout à travers le personnage de Porcie. Il est intéressant de constater que la plus grande partie de la pièce est dominée par la vision du sentiment amoureux comme soumis à la raison d’État.
Cependant, on peut observer quelques variantes chez chacun des personnages. L’expression du sentiment amoureux peut prendre une forme plus galante dans la bouche de Brutus, alors qu’elle peut devenir beaucoup plus passionnée dans celle de Porcie.
Le but de Boyer en écrivant cette pièce a été de montrer le cheminement de Brutus et de Porcie, étape par étape, jusqu’à leur mort. Cette volonté de montrer le parcours de deux personnages, liés l’un à l’autre passe inévitablement par une mise en scène de l’évolution du sentiment amoureux.
Tragique et surnaturel §
La mission de la tragédie est d’instruire par le biais du divertissement, ce qui la porte à présenter une authentique réflexion sur la condition humaine. Sa justification majeure, que le dénouement soit ou non tragique est la confrontation de l’homme à ce qui le dépasse.
L’époque de la fin du XVIe siècle jusqu’au milieu du XVIIe, éprouve l’ambiguïté renforcée par l’instabilité politique, de la position de l’homme entre nature et surnature. Garnier fait intervenir la Furie Mégère dans sa pièce intitulée Porcie, datant de 1568. Ces divinités infernales sont très fréquentes dans le théâtre tragique du XVIIe siècle.
Le premier acte de cette pièce est rempli par le monologue de ce personnage mythique. Boyer utilise également un personnage surnaturel comme entrée en matière de La Porcie Romaine. Dès la première scène, Brutus est confronté à une ombre dont il ne peut déterminer l’identité : est-ce le fantôme de Caton qui lui veut du bien ou celui de César qui vient se venger ? Il s’évanouit et avec lui une part de sa confiance. En mentionnant ce phénomène, Boyer reste fidèle à Plutarque et restitue le goût de l’historien grec pour le surnaturel. Cependant, cet engouement pour le surnaturel n’est-il pas incompatible avec les règles classiques de vraisemblance et de bienséance ?
Une situation est vraisemblable si elle paraît vraie au public qui lui est confronté. Elle doit sembler d’autant plus vraie que le théâtre se veut être une imitation de la vie réelle. Or, il est impensable que la présence d’un fantôme paraisse vraie à un public sain d’esprit. Pour ce genre de situation les théoriciens ont trouvé une échappatoire pour ne pas contrevenir aux règles tout en préservant la notion de merveilleux. Le merveilleux, le surnaturel trouveraient leur vraisemblance dans leur rapport avec l’action principale. Corneille explique ce procédé dans son Discours sur la tragédie : il faut faire en sorte que l’on puisse « supposer que cela se soit pu faire, il s’est pu faire comme le poète le décrit ». L’utilisation du merveilleux ou du surnaturel ne doit pas être « gratuite » pour être vraisemblable : elle doit avoir un effet notable sur le corps de la pièce et contribuer au noeud des intrigues. Dans La Porcie Romaine, la visite du fantôme décide Brutus à livrer bataille plus tôt que prévu. Il sait que les dieux sont en colère, mais il est déterminé :
Décidons promptement cette vieille querelle (I, 1 v. 38).
La présence de ce fantôme est donc « vraisemblable » pour les théoriciens car elle a une incidence sur l’action principale. De plus, elle est mentionnée par les sources, ce qui contribue à la légitimer.
On peut également penser que l’intervention du surnaturel dans les pièces de théâtre peut gêner la bienséance. La règle impose de ne pas mettre en scène des faits ou des personnages qui pourraient choquer les spectateurs. Or, les phénomènes surnaturels peuvent toucher la sensibilité de certaines personnes. Dans la pièce de Boyer, l’ombre ne parle pas (contrairement aux sources), mais Guérin de Bouscal met en scène un génie dans La Mort de Brute et de Porcie, dans les mêmes circonstances et lui donne la parole :
C’est ton mauvais génie.Qui te vient advertir que dans fort peu de tempsTu le pourras revoir parmy les combattants (I, 4 v. 158-160).
Dans une certaine mesure, on peut attribuer le terme de « phénomènes surnaturels » aux présages. Les présages résultent de croyances, en cela ils n’existent pas réellement, ils ne sont pas concrets. Les présages sont un héritage de l’Antiquité et Boyer a très bien restitué cette couleur dans sa pièce. Les auteurs du XVIIe siècle considéraient la Providence comme une cause seconde de l’histoire humaine. Certains rationalistes dénoncent les superstitions populaires et les dieux païens. Mais la plupart des auteurs les intègrent à leurs oeuvres. Boyer insiste sur l’importance des présages à travers le personnage de Cassius. Ce dernier déconseille à Brutus de livrer bataille parce que les dieux sont en colère. La colère des dieux se manifeste par de mauvais présages : un sacrificateur qui laisse échapper sa victime, des oiseaux de proie qui ne volent pas dans le bon sens ou encore un autel touché par la foudre sont autant de mauvais présages. Ces croyances son directement issues de la religion antique et prennent une importance capitale dans la vie des Romains. Ainsi, Tite-Live27 raconte que c’est par un acte religieux que Romulus et Rémus déterminèrent celui qui gouvernerait Rome. Rémus vit tout d’abord six oiseaux venir vers lui, il interpréta ceci comme un présage en sa faveur. Puis, Romulus vit venir douze oiseaux. L’un revendiqua la royauté au nom de la primauté et l’autre au nom du nombre. Comme ils ne purent pas se départager, ils s’entre-tuèrent. Cet exemple montre à quel point les présages étaient importants dans la civilisation Romaine.
Comme tout Romain, Cassius est fidèle aux dieux et il est impensable pour lui de transgresser leur volonté. La manifestation d’un présage est un oracle et seuls les prophètes pouvaient les interpréter. Ces manifestations surnaturelles étaient primordiales lorsqu’il s’agissait de prendre une décision politique, de construire une ville28 ou de livrer une bataille. Les présages évoqués par Cassius ne transgressent pas la règle de la vraisemblance puisqu’ils servent l’action principale. Ils auraient pu empêcher Brutus de se battre. Cependant, le patriotisme et le courage de Brutus sont plus forts que les superstitions. Il ne compte que sur lui-même :
Le seul Brute à ce coup sera le dieu de Brute ;Et sans régler mon sort sur leur sanglans avis. (I, 2 v. 50-51)
Il engage Cassius à l’imiter et à négliger tous ces présages :
Amy ne croyons point à ces présages vains (I, 3 v. 91)
Les présages évoqués par Boyer bénéficient de la caution de l’histoire. Toutes ces manifestations, qui effraient Cassius étaient redoutées par Pompée dans La Pharsale et mentionnées par Plutarque dans la Vie de Brutus.
Les présages relèvent du sort, du hasard et de choses qui dépassent l’homme. Brutus a voulu braver les dieux, le sort s’est retourné contre lui et a engendré l’issue tragique de la pièce. On peut comprendre ce dénouement tragique comme une leçon de morale religieuse : il ne faut pas braver le hasard et les désirs des dieux parce que tôt ou tard cela se retourne contre nous.
Le texte de la présente édition §
Il n’existe qu’une seule édition de La Porcie Romaine, exécutée en 1646 par le libraire Augustin Courbé. [B.N : Yf 515 et 680 = Microfilm n°1554 (8)]
En voici la description : - 99 p. ; in-4°
(I) : LA / PORCIE / ROMAINE. / TRAGEDIE. / (Vignette) / A PARIS, /Chez AUGUSTIN COURBE’, dans la petite / Salle du palais, à la Palme./ M. DC. XLVI / AVEC PRIVILEGE DU ROY.
(II) : verso blanc.
(III-V) : A MADAME MADAME LA MARQUISE DE RAMBOUILLET (épître dédicatoire imprimée en lettres capitales.)
(VI) : Sonnet dédié à MADAME LA MARQUISE de Rambouillet.
(VII) : EXTRAICT DU PRIVILEGE DU ROY (avec l’achevé d’imprimer en date du 1er août 1646) / Fautes survenuës à l’impression. (7 corrections)
(VIII) : ACTEURS
- 99 pages : le texte de la pièce, précédé d’un rappel du titre en haut de la première page (en dessous d’un bandeau gravé sur bois).
Pour l’établissement du texte, nous avons suivi la leçon de cette unique édition, en nous livrant aux rectifications d’usage, qui nous ont parues indispensables pour une parfaite compréhension du texte.
- – Nous avons distingué i et u voyelles de j et v consonnes, conformément à la règle adoptée par certains dès le milieu du XVIIe siècle (notamment par Corneille en 1660).
- – Nous avons décomposé la ligature & en et ;
- – Nous avons décomposé les voyelles nasales surmontées d’un tilde en voyelle + consonne
Liste des corrections §
V. 78 muete : / v. 95 foible / v. 112 pary / v. 149 foiblesse ? / v. 194 esloignez / v. 220 Usés / v. 294 qui de plus grand / v. 297 amitié. v. 305 qu’elle / v. 308 que tu sois / v. 313 tout est-il prest / v. 320 vents / v. 363 quelque autre / v. 388 désirs / v. 391 effees / v. 406 courage / v. 429 pas / v. 438 des soupirs / v. 439 demeure icy / v. 451 combats / v. 534 obeïssance ? / v. 541 avec / v. 568 trouble / v. 581 civiles. / v. 624 flateur / v. 662 justifient donc / v. 668 Romain. / v. 670 espérance / v. 687 vigueur. / v. 705 enuie / v. 735 est succombé / v. 856 avec que / v. 942 un / v. 1035 souffrirez / v. 1057 apredre /
V. 1059 des faveurs / v. 1091 rigueur : / v. 1094 un / v. 1106 jusques à vous / v. 1107 jusqu’à tous / v. 1132 qu’à fait / v. 1219 grads / v. 1253 Maxime. / v. 1369 infortunez / v. 1436 ta femme / v. 1550 ma foiblesse
LA PORCIE ROMAINE. TRAGEDIE. §
A MADAME LA MARQUISE DE RAMBOUILLET §
MADAME,
C’est une dame romaine, qui vient vous rendre ses devoirs. Si beaucoup de françois et de ceux qui se piquent de connoistre les personnes de son païs, ne l’ont extrèmement flatée, elle conserve encore assés de l’air de ce qu’elle fut autrefois pour n’avoir pas besoin de vous dire son nom en vous abordant. Mais comme il n’y a que vous, MADAME, en ce Royaume, qui se puisse vanter d’avoir avec son païs et son sexe, une naissance pareilles aux siennes ; c’est de vous seule, qu’elle veut savoir, si en quittant le langage de Rome, elle en a perdu les sentiments. Et sans tirer aucun avantage de tout ce qu’on dit en sa faveur, c’est seulement par l’accueil que vous lui ferez, qu’elle veut juger d’elle-mesme. Elle espère de vostre bonté que vous souffrirez son entretien, et
pour peu que vous la trouviez semblable à la fille du grand Caton, et à la veuve de Brutus, elle vous estime trop généreuse pour ne s’asseurer pas
que vous lui donnerez vostre protection : et c’est MADAME, l’espérance de ce glorieux avantage, qui l’a fait venir chez vous. Dans l’obligation qu’elle a de se laisser voir à toute la France estrangère comme elle est, considérable seulement par la grandeur de ses disgraces, sans une faveur comme la vostre, il n’est point de mauvaise rencontre qu’elle ne deût apréhender. Mais si vous vous déclarez pour elle, le respect qu’on a pour tout ce que vous avoüez, la rendre aussi vénérable dans les lieux de vostre séjour, qu’elle le fut autrefois dans ceux de vostre naissance, et n’estant plus estrangère, où vous estes si considérée, j’espère, MADAME, qu’elle aura assez de bonheur pour avoir l’entrée de plus curieux cabinets, et pour n’y perdre pas l’estime, qu’elle attend de vostre approbation. Aussi me flatant par avance du succez de mon essay, je m’eslève à des plus grands desseins, qui pourront mieux soustenir la dignité de vostre Nom, et vous faire agréer la hardiesse que je prens de me dire,
MADAME
Vostre trés-humble, et trés
obéïssant serviteur.
BOYER
LA PORCIE ROMAINE29 TRAGEDIE
[ACTEURS] §
- [BRUTE]
- [MAXIME]
- [CASSIE]
- [PORCIE]
- [JULIE]
- [PHILIPE]
- [OCTAVE]
- [VALERE]
- [TITE]
ACTE PREMIER §
SCENE PREMIERE §
BRUTE
SCENE SECONDE §
MAXIME
Seigneur,BRUTE
MAXIME
BRUTE
SCENE TROISIESME §
CASSIE
BRUTE
CASSIE
BRUTE
CASSIE
BRUTE
CASSIE
BRUTE
SCENE QUATRIESME §
BRUTE à PORCIE
PORCIE
BRUTE en l’interrompant
PORCIE
BRUTE
PORCIE
BRUTE
PORCIE
BRUTE
Fin du premier Acte
ACTE DEUXIESME §
SCENE PREMIERE §
BRUTE
CASSIE
BRUTE
CASSIE
BRUTE
CASSIE
BRUTE
SCENE DEUXIESME §
BRUTE à PORCIE
PORCIE
BRUTE
PORCIE
BRUTE
SCENE TROISIESME §
PORCIE
MAXIME
PORCIE
MAXIME
PORCIE
SCENE QUATRIESME §
PORCIE
JULIE
PORCIE
JULIE
PORCIE
Fin du deuxième acte
ACTE TROISIESME §
SCENE PREMIERE §
CASSIE
SCENE DEUXIESME §
JULIE
CASSIE
JULIE
CASSIE
PHILIPE
CASSIE
PHILIPE
CASSIE
JULIE
CASSIE
SCENE TROISIESME §
CASSIE
SCENE QUATRIESME §
PORCIE
JULIE
PORCIE
JULIE
SCENE CINQUIESME §
MAXIME
PORCIE.
MAXIME.
PORCIE
MAXIME.
PORCIE.
MAXIME
PORCIE.
MAXIME
PORCIE
MAXIME
PORCIE
Fin du troisième acte
ACTE QUATRIESME §
SCENE PREMIERE §
PHILIPE
PORCIE.
PHILIPE.
PORCIE.
PHILIPE
SCENE DEUXIESME §
PORCIE
SCENE TROISIESME §
PORCIE
JULIE
Madame.JULIE
PORCIE
JULIE
PORCIE
SCENE QUATRIESME §
BRUTE
PORCIE
BRUTE
PORCIE
BRUTE.
PORCIE
BRUTE
PORCIE
BRUTE
PORCIE
BRUTE
SCENE CINQUIESME §
MAXIME
BRUTE
PORCIE
SCENE SIXIESME §
PORCIE
Fin du quatrième acte.
ACTE CINQUIESME §
SCENE PREMIERE. §
OCTAVE
VALERE
OCTAVE
SCENE DEUXIESME §
PORCIE
Ah ! Laissez-moy mourirOCTAVE
PORCIE
OCTAVE
PORCIE
OCTAVE
PORCIE
OCTAVE
PORCIE
OCTAVE.
SCENE TROISIESME §
OCTAVE continuë
SCENE QUATRIESME §
TITE
Seigneur, voicy Maxime,MAXIME
OCTAVE
MAXIME
OCTAVE
MAXIME
OCTAVE
SCENE DERNIERE §
OCTAVE
VALERE
OCTAVE.
VALERE
OCTAVE
Fin du cinquiesme et dernier Acte.